Velasquez

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L’homme du roi Le maître du Siècle d’or Les secrets de l’infante

VELÁZQUEZ

Le Grand d’Espagne


Editorial

© BLANDINE TOP.

par Michel De Jaeghere

Alors, apparut Velázquez. Au terme de longs siècles d’occupation étrangère, l’Espagne avait reconquis sa liberté par le fer. Elle avait fait son unité politique par le mariage de ses souverains, son unité spirituelle au forceps de l’Inquisition. Ses vaisseaux avaient dominé les mers lointaines, tandis que ses conquistadores lui assujettissaient un nouveau continent. Elle avait imposé sa domination au concert des nations européennes et arrêté le Turc à Lépante (1571). Comme le souligne cependant Elie Faure, elle n’avait encore ni architecture, ni littérature, ni beaux-arts qui lui soient véritablement propres : ses romanceros tenaient du balbutiement ; Charles Quint avait fait décorer ses palais par Titien ; Philippe II avait fait venir d’Italie les artistes chargés d’embellir l’Escurial. Occupée à son expansion, à ses conquêtes, elle ne s’était pas donné les moyens de son rayonnement. Soudain, elle doit marquer le pas. La Réforme met en péril sa domination sur les Pays-Bas. L’Invincible Armada est dispersée par la tempête (1588). L’unité du royaume est elle-même remise en question par une succession de soulèvements. C’est alors qu’apparaît un art proprement espagnol : en ces premières décennies du XVIIe siècle, Lope de Vega, Tirso de Molina, Cervantès, Calderón font surgir dans les lettres leur miraculeuse floraison. Comme si, au moment même où ses bandes de soldats aux « yeux brillants sous les casques » devaient renoncer à parcourir victorieusement l’Europe, leur chapelet au poing, ce peuple avait senti la nécessité de « chercher la flamme obscure » qui avait « gouverné [sa] croissance, et la faire éclater au jour » (Velázquez, Equateurs, 2015). Cervantès avait perdu un bras à Lépante ; Lope de Vega avait réchappé par miracle du naufrage des galions envoyés à la conquête de l’Angleterre ; Calderón fut blessé en participant, comme soldat, à la guerre menée par Philippe IV aux insurgés catalans. Ils donneraient à l’automne de la puissance espagnole la splendeur d’un printemps. Le Habsbourg au regard mélancolique qui régnait à Madrid avait été, à ses débuts, surnommé le « Roi-Planète », en considération de l’étendue des terres soumises à son gouvernement. Il dut mener une guerre de dix ans pour arracher la Catalogne à l’occupation française et perdit le Portugal au profit des Bragance tandis que ses armées échouaient devant le Grand Condé à Rocroi, dans les Ardennes. Au terme de la succession de catastrophes qui ponctuèrent son règne, Philippe IV aurait pourtant plus contribué à la gloire de son pays qu’aucun de ses prédécesseurs, peut-être : en donnant à la peinture espagnole un éclat jamais vu par la protection accordée, tout au long de sa carrière, à Diego Velázquez. En dépit du mythe romantique, le génie ne naît pas dans le désert. Celui de Velázquez se nourrit des leçons reçues dans le sage atelier et le cercle lettré de son futur beau-père, de la fréquentation des chefs-d’œuvre italiens et flamands réunis dans les collections royales, de la méditation des maîtres admirés au cours de ses deux escapades italiennes. Ses tableaux appliquent à la perfection les règles de composition définies par Alberti à la Renaissance ; ses

clairs-obscurs, ses jeux de lumière et de ténèbres ont assimilé les techniques des caravagesques ; ses couleurs doivent leur vibration, leurs miroitements de gris et de rose, de vert, d’orange et d’or, à la leçon de Titien et de Véronèse. Mais ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir conjugué cette appropriation, cet héritage, avec la recherche d’une vérité qui sublime tous les savoir-faire. De les avoir mariés avec le spectacle de la rue sévillane, les saveurs d’une ville où l’odeur des épices se conjugue au parfum entêtant du jasmin, et où s’entrecroisaient alors soldats et marins à la recherche d’un embarquement, pícaros en quête d’un mauvais coup et pénitents de la semaine sainte enveloppant de volutes d’encens, de fleurs et de prières les statues de leurs saints. Ce qui rend sa peinture unique et lui fait surplomber le siècle va pourtant encore au-delà de ce mariage réussi de la vie, du métier et de la tradition. Porte du Nouveau Monde, la nouvelle Babylone avait offert à ses jeunes années un décor plein de couleurs et de lumière. Elle lui avait fourni les personnages de ses bodegones : piliers de tavernes, porteurs d’eau, musiciens ambulants. La faveur de Philippe IV, qui avait fait de lui son peintre officiel avant même que son talent ait été reconnu par ses pairs, lui donna l’occasion d’exceller dans le portrait de cour, comme dans la peinture d’histoire. L’école de l’Italie l’ouvrit à l’histoire sainte et à la mythologie. Ce qu’il ne doit qu’à lui, c’est d’avoir transfiguré ces disciplines pour atteindre à une réalité supérieure. Ses scènes de rues répudient la théâtralité du Caravage, aussi bien que la tentation du pittoresque. Elles magnifient, par leur sobriété et par leur retenue, l’éminente dignité des pauvres. Ses portraits de cour dénotent par leur franchise. Ils laissent entrevoir la fatigue, le vieillissement, les déceptions. Réalisé après une unique séance de pose, son Innocent X révèle sans précautions le caractère tortueux et l’âpreté du pape (« Troppo vero ! » aurait protesté le modèle). Ses nains et ses bouffons échappent à leur condition de bêtes curieuses pour proclamer, dans leur difformité, leur humanité singulière. Son Christ à la mèche associe la beauté d’un dieu grec à la déréliction du supplicié pour exalter la double nature du Rédempteur. Sa Reddition de Breda s’affranchit des conventions qui régissent la représentation des victoires : elle célèbre la noblesse du vaincu en même temps que la magnanimité du vainqueur. Velázquez ne s’est pas placé par hasard, ou par vaine prétention, au centre de ses Ménines. En associant dans un énigmatique épisode de la vie de cour tous les genres où il avait fait voir son excellence – le portrait, le tableau d’histoire, la scène de genre, et jusqu’au portrait royal esquissé sur le miroir du fond –, en s’y représentant dans l’exercice de son métier de peintre, il manifestait ce qui avait fait la force de son génie créateur : d’avoir su prendre appui sur la contrainte de la commande pour exprimer la souveraineté de sa vision du monde et percer quelques-uns des mystères de la condition humaine au cœur même du ballet des grandeurs d’établissement.


Trois musiciens, par Velázquez, 1616-1617 (Berlin, Staatliche Museen, Gemäldegalerie).

© IMAGE BPK/RMN-GP.

À TABLE ! Lointainement inspiré des scènes de genre apparues à la fin du XVIe siècle dans les Flandres et en Italie, et au XVIIe siècle en Espagne, le bodegón, composition regroupant des personnages du peuple, de la nourriture, des boissons et de la vaisselle de table, est symptomatique d’une nouvelle approche sensible du réel. Le premier sens de bodegón, selon Sebastián de Covarrubias dans Tesoro de la lengua castellana o espanola, est l’« antichambre basse d’une cave à vin où ceux qui ne disposent pas de cuisine dans leur logement peuvent trouver de quoi manger et boire ». Ces toiles picaresques étaient souvent chargées d’une dimension moralisante. Ici, l’on peut voir une mise en garde contre les séductions des sens et de la boisson. Velázquez porta ce genre « réaliste » à la perfection.



LA VIE DEVANT SOI Ci-dessus : la radiographie de la mappemonde et de la main gauche du personnage révèle une modification de la toile à la fin des années 1630. Sous la possible influence d’une toile de Rubens, Démocrite, appelé aussi « le philosophe qui rit », aurait été à l’origine, un buveur tenant son verre à la main. Page de droite : toute une série de portraits équestres des souverains fut exécutée pour les murs du salon des Royaumes du palais du Buen Retiro, véritable lieu mythique du rayonnement de la splendeur de la monarchie espagnole. Ici, les traits du petit prince sont accentués par des touches de lumière, qui subliment les contours du visage angélique incarnant l’avenir de la dynastie. Ci-dessus : Démocrite, par Velázquez, vers 1627, modifié vers 1638 (Rouen, musée des Beaux-Arts). Page de droite : Portrait de l’infant Baltasar Carlos sur son poney, par Velázquez, 1634-1635 (Madrid, Museo Nacional del Prado).


© ARTOTHEK/LA COLLECTION. © MUSEO NACIONAL DEL PRADO.



© THE NATIONAL GALLERY, LONDON/AKG.

MIROIR, MIROIR…

Très rare dans la peinture espagnole, ce nu féminin a échappé à la surveillance qu’exerçait l’Inquisition sur ce type d’« images » (portraits, tableaux, sculptures…), tout comme les nudités de Titien et de Rubens, qui appartenaient aux collections royales. Au symbole de la séduction mythologique s’ajoute l’un de ces jeux du regard entre Cupidon, Vénus et son reflet, dont l’artiste eut le secret. Guillaume Kientz s’attarde sur l’importance du miroir dans les toiles de Velázquez : « personne ne distingue ce que l’autre voit, ni les figures du tableau ni le spectateur. Cupidon est absorbé par Vénus dont on aperçoit le reflet du visage. Nous ignorons ce que l’un et l’autre observent, ils ne peuvent avoir accès à ce que nous voyons. (…) l’enjeu est de l’autre côté comme il le sera encore dans Les Ménines dont la face de la “toile dans la toile” demeure à jamais interdite ». (Vélasquez. L’affrontement de la peinture, Editions Cohen&Cohen). La Toilette de Vénus, ou Vénus au miroir, par Velázquez, vers 1647-1651 (Londres, The National Gallery).


9 JOURNÉES DE LA VIE D’UN PEINTRE

6 juin 1599 SAGE COMME UNE IMAGE

Dans l’église de San Pedro à Séville, Juan Rodríguez de Silva et sa jeune épouse portent leur premier-né, Diego, sur les fonts baptismaux.

© PHOTO JOSSE/LEEMAGE. © ALBUM/ORONOZ/AKG.

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e tous les grands artistes de l’âge d’or espagnol, Diego Velázquezestpeut-êtreceluiquiprésenteledossierleplus mince. Il n’a laissé aucun dessin, aucun manuscrit, aucun document personnel. Il révéla très peu de chose sur lui-même. Ce peintre, favori du roi d’Espagne Philippe IV, qui fréquenta la haute aristocratie espagnole, les plus grandes personnalités italiennes et qui se lia d’amitié avec Rubens, n’a pas écrit une ligne de Mémoires, ni rédigé de journal intime, ni tenu de registres de ses multiples activités. Plus étonnant encore, la correspondance de Velázquez, contrairement à celles de Rubens, de Poussin ou de Goya plus tard, a presque entièrement disparu. Seules deux lettres ont été retrouvées au XXe siècle, l’une adressée au cardinal Massimi en 1654, l’autre au peintre Valentin Díaz en 1660, quelques semaines avant de mourir. Nous ne connaîtrons jamais Velázquez aussi bien que nous connaissons Goya ou même Picasso. Qu’a-t-il vraiment aimé ? Quelles furent ses réactions et ses réflexions face aux personnages et aux événements qui composèrent sa vie ? Nous ne le savons pas et ne le saurons jamais. Dans notre XXIe siècle, soumis à l’exhibitionnisme personnel, aveuglé par le culte outrancier de la médiatisation, une telle réserve stupéfie. Rien ne permet jusqu’à aujourd’hui de percer les secrets de l’homme qu’il fut. Cet artiste qui a non seulement peint le meilleur portrait officiel du XVIIe siècle, le rusé et vieux pape Innocent X, mais qui a aussi réalisé la peinture profane la plus mythique dans toute l’histoire de l’art, Les Ménines, a été longtemps ignoré en France. On a peine à croire qu’en 1837, Théophile Gautier se demandait s’il existait une école espagnole, alors que les grands écrivains du Siècle d’or, Cervantès, Lope de Vega ou Góngora étaient universellement connus. Il a fallu attendre la découverte enthousiaste de Manet, recevant au Prado le choc de Velázquez, pour que ce peintre se hisse à l’égal de Titien, Rubens et Rembrandt. Goya le tenait pour son maître absolu et Picasso, fasciné par Les Ménines, réalisa pas moins de cinquante-huit toiles à partir de ce chef-d’œuvre, tandis que le plus grand peintre anglais du XXe siècle, Francis Bacon, obsédé par le portrait d’Innocent X, a refait près de cent fois le visage de ce pape. Adolescent, Velázquez découvrit vite qu’une autre vie était possible grâce à la peinture. Elle lui offrit une magnifique porte de sortie. La grande évasion. Jusqu’à son dernier souffle, il ne cessa de s’en remettre à elle. L’art de Velázquez ne saurait être illusion, mais plutôt cette conscience aiguë qui rappelle

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l’homme à sa vérité d’homme. Le peintre fait de la peinture un jeu avec la vie, et de la vie un jeu avec la peinture. Diego Velázquez vit dans l’ombre de ses modèles. Il travaille sur la matière même de son siècle, la pâte de ses semblables. Alors, la composition picturale et lui échangent leur substance, leur histoire. Peut-être cet artiste est-il caché quelque part dans le tableau, prisonnier magique de la peinture. Si on ignore la date exacte de sa naissance en 1599, on sait, grâce aux archives paroissiales, qu’il fut baptisé le 6 juin 1599, en l’église de San Pedro, à Séville. Diego est le premier enfant de Juan Rodríguez de Silva, un notaire ecclésiastique. D’origine portugaise, natif de Séville, il a épousé le 28 décembre 1597, une Andalouse, Jerónima Velázquez, dont Diego portera le nom plus tard. La famille réside d’abord dans le quartier de la paroisse de San Pedro puis déménage sur celle de San Vicente, vers la berge du Guadalquivir, près de l’actuel musée des Beaux-Arts. Faute de documents sérieux, on peut imaginer que Diego vécut une enfance paisible. Ses parents, probablement, lui apprirent à lire, à écrire, à compter, et c’est sans doute son père qui lui enseigna la calligraphie, art dont il se servit souvent dans ses toiles. Son enfance se déroule sans nuages, exempte de pleurs et de maladies. Comme l’herbe ne fait aucun bruit pour pousser, le temps pour passer, Diego grandit en silence. Diego est un enfant sage. Sage comme une image. J.-M. T.

LA NOUVELLE ROME

Ci-dessus : Vue du port de Séville, attribuée à Alonso Sánchez Coello, XVIe siècle (Madrid, Museo de América). Séville est, à cette époque, une ville portuaire en plein essor qui profite des échanges avec l’Amérique, et abrite de nombreux artistes. A droite : Autoportrait, par Velázquez, 1640-1650 (Valence, Museo de Bellas Artes).



9 JOURNÉES DE LA VIE D’UN PEINTRE

1631 DES PRINCES ET DES NAINS

De retour à Madrid, Velázquez retrouve sa place privilégiée auprès de Philippe IV. Portraits officiels, sujets religieux : les commandes abondent.

PHOTOS : © MUSEO NACIONAL DEL PRADO.

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e soleil disparut derrière les collines, le ciel devint rouge vif. Diego Velázquez regarda le palais royal qui s’embrasa d’un seul coup. Le peintre se laissa aller à savourer sa réussite. A son retour d’Italie, au début de l’année 1631, il a appris avec satisfaction et soulagement qu’aucun artiste, profitant de son absence, n’avait exécuté de portrait du roi, ni même du prince héritier Baltasar Carlos, né le 17 octobre 1629, peu de temps après son départ. Il est urgent de faire le portrait de l’infant. Aussitôt, il se met au travail dans son atelier, toujours abrité dans le palais de l’Alcázar. Dans une envolée du pinceau, il juxtapose à un fond à peine coloré un foisonnement de bavures savoureuses sur lesquelles il distribue d’infimes éclats scintillants. Vue de près, une telle façon de composer semble un défi au réalisme. Velázquez va réaliser entre 1630 et 1640 une petite série de tableaux d’inspiration religieuse comme Le Christ et l’âme chrétienne, La Tentation de saint Thomas d’Aquin ou encore le célèbre Christ en croix, offert aux religieuses pour les péchés du roi. Mais le succès aidant, les charges de l’atelier s’alourdissent. La demande en portraits de la famille royale, des courtisans de haut rang et des familles aristocratiques, explose. De plus, la monarchie espagnole se lance dans un vaste programme de constructions et d’embellissement de l’Alcázar qui va mobiliser les meilleurs artistes du pays, Velázquez le premier. Le peintre andalou doit très vite s’entourer d’excellents assistants pour faire face à ce flot de commandes. Sa très grande courtoisie, son goût du dialogue et son humanisme lui attirent les meilleurs collaborateurs, parmi lesquels, Juan Bautista Martínez del Mazo qui épouse, en 1633, sa fille Francisca. Cette époque est la plus fertile de sa carrière puisque le tiers environ des cent à cent dix œuvres attribuées à Velázquez date de cette période. Quels que soient les sujets qu’il aborde, mythologiques (Les Fileuses), royaux, aristocratiques (Portrait équestre du comteduc d’Olivares) ou populaires, Velázquez démontre sans grandiloquence, sa vive perception de l’éternel dans l’éphémère. Il n’accorde pas plus d’importance, dans son inspiration, aux victoires du royaume, avec la palissade de lances de La Reddition de Breda, qu’aux nains de la Cour, El Primo et Sebastián de Morra. Dans La Reddition de Breda, le peintre courtisan impose avec éclat sa science prodigieuse de la composition. Mais dans ce tableau historique qui obéit à toutes les lois du genre, il combine l’abstraction de l’anecdote avec un émouvant double

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portrait. La bienveillance de Spinola envers son vaincu, le prince de Nassau, prend toute sa valeur dans l’allégresse d’une victoire que traduit symboliquement la superbe rangée de lances du fond du tableau. Velázquez, avec El Primo et Sebastián de Morra, montre comment il cerne les mystères les plus secrets de l’être humain. Ce qui frappe dans ces deux œuvres, ce n’est point tant l’humilité de ces modèles que l’ambition qu’ont ceux-ci de devenir de la peinture pure. La méditation entre l’œil et le monde que les tableaux de Velázquez proposent est inépuisable. Ce n’est pas leur lumière qui nous éblouit, mais plutôt leur obscurité visible. Fin janvier 1644, Velázquez fait partie des cinq cents personnes qui accompagnent Philippe IV à Lérida, sur le front de la guerre qui oppose l’Espagne et la France. Les Espagnols repoussent les Français et s’emparent de Lérida. Pour célébrer cette victoire, le roi décide que Velázquez fasse son portrait. En seulement trois séances, le peintre courtisan exécute le portrait le plus riche et le plus parfait qu’il ait réalisé du monarque. En harmonies de roses, de noirs et de tons argentés se développe sous nos yeux un des plus somptueux morceaux de peinture. Le roi en costume de guerre passe ses troupes en revue, tenant de la main gauche un large chapeau orné de plumes et, de la droite, le bâton de commandement. Sur un fond sombre se détache le visage du roi, moins pâle qu’à l’ordinaire. Pour Velázquez, le visage d’un roi et le regard triste d’un nain appartiennent au même royaume. J.-M. T.

PORTRAITS DE COUR

A gauche : Le Bouffon don Sebastián de Morra, par Velázquez, vers 1643-1649 (Madrid, Museo Nacional del Prado). A droite : Portrait équestre du comte-duc d’Olivares, par Velázquez, vers 1636 (Madrid, Museo Nacional del Prado).




LA PROMISE

Détail du Portrait de l’infante Marguerite en bleu, par Velázquez, vers 1659 (Vienne, Kunsthistorisches Museum). Troisième tableau de la petite princesse envoyé à la cour de Vienne, il permet d’y mettre à jour l’image de Marguerite, destinée à épouser le futur empereur Léopold Ier. En bas, à droite : Cheval blanc, par Velázquez, 1634-1638 (Madrid, Palacio Real).

Cavalier seul

ENTRETIEN AVEC GUILLAUME KIENTZ, COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION « VELÁZQUEZ » AU GRAND PALAIS.

PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE SCHMITZ

© WIEN, KUNSTHISTORISCHES MUSEUM. © PATRIMONIO NACIONAL.

Né sur le terreau fécond de la Séville du Siècle d’or, Velázquez surplombe la peinture de son temps par un talent sans égal. Il se libère peu à peu des maîtres pour développer, seul, sa peinture.


© CÉCIL MATHIEU/STUDIO90.

“Velázquez arrive à sa maturité très tôt.”

Conservateur au musée du Louvre en charge des collections de peintures et sculptures espagnoles, portugaises et latinoaméricaines, Guillaume Kientz est aussi professeur à l’Ecole du Louvre.

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L ’exposition que vous avez conçue pour le Grand Palais est la première rétrospective consacrée, en France, à Velázquez. Dans votre livre Velázquez, l’affrontement de la peinture (Ed. Cohen&Cohen), vous affirmez en avant-propos que « l’histoire de “Velázquez peintre” est l’histoire d’une chrysalide ». Comment voit-on dans l’exposition la transformation de cette chrysalide ?

Velázquez naît à une époque où son talent est totalement disproportionné par rapport aux peintres contemporains. Entre 1617 et 1630, il regardeautourdelui,s’inspiredel’artdelasculpture polychrome, de la peinture de Pacheco, du genre des natures mortes et de la tradition des bodegones. Son premier style se forme à partir de ces expériences, de la veine littéraire picaresque, de sa curiosité pour le monde des sciences, de la réflexion humaniste et de la théologie dont on débat dans l’atelier de Pacheco. Sa seconde révélation est sa découverte du caravagisme, à Séville sans doute d’abord à travers Ribera et Luis Tristán vers 1620, puis en 1622 lors de son premier voyage en Castille, où il découvre la peinture moderne venue d’Italie, qu’on appelle aujourd’hui la peinture caravagesque. Cette évolution va trouver son terme à Rome, où il se familiarise avec l’art du paysage, et la peinture d’histoire. Les deux esthétiques dominantes y sont alors le caravagisme et le néo-vénétianisme. Dans La Forge de Vulcain et La Tunique de Joseph, Velázquez renvoie dos à dos ces deux esthétiques, celle des caravagesques dont Valentin est l’un des derniers flambeaux, et celle des néo-vénitiens incarnés par Poussin à ses débuts, Cortone et le Guerchin. On n’a pas la preuve qu’il ait pu voir des œuvres du Caravage en Espagne. Ce qui est sûr c’est qu’à Rome, il les voit, et La Forge de Vulcain est, dans sa composition, extrêmement éclairante sur la façondontilsepositionnefaceauCaravage.Mais à la fin de son séjour romain, une fois qu’il a vu, qu’il a regardé dans les yeux ces peintres-là, qu’il s’est confronté à ce qui est, en 1630, le sommet

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de la peinture à Rome et la référence absolue en Europe, il solde tous les comptes, et il avance tout seul. Velázquez est enfin libéré des maîtres. Sa peinture devient son propre point de départ, un monde presque clos, de sorte qu’assez peu d’artistes arrivent à le suivre dans l’univers très exigeant qui est le sien. L’artiste arrive à sa maturité très tôt ; son style change peu. Sa conception, elle, peut évoluer, peut se sophistiquer, Les Fileuses et Les Ménines sont extrêmement subtiles et complexes dans leur organisation, ce qui a poussé à les dater plutôt dans les dernières années de Velázquez mais, stylistiquement, on est dans une continuité linéaire.

Les grands peintres espagnols du XVIIe siècle étaient pour la plupart andalous. Peut-on considérer que Séville était un berceau artistique plus stimulant que Madrid pour Velázquez ?

La Séville natale de Velázquez est une ville très stimulante car elle est riche ; elle a attiré à elle de nombreuses traditions picturales, que ce soit la peinture génoise ou flamande, espagnole avec des maîtres de la Renaissance. Velázquez n’y trouve cependant pas de rivaux en peinture, mais des exemples de peintres, comme Pablo de Céspedes, qui est aussi un religieux érudit, qui a voyagé en Italie, ou Pacheco, que son élève écrase très rapidement par sa technique, mais qui a une vraie ampleur intellectuelle. Très vite, Velázquez est attiré par Madrid : en 1561, la Cour s’y sédentarise, la commande royale prend beaucoup plus d’importance et, à la fin du XVIe siècle, Madrid aura raison de tous les grands centres artistiques, Tolède, la ville du Greco, influencée par les caravagesques, Valence, et Séville. Après Velázquez en 1622, tout le monde ressent le besoin d’aller se ressourceràMadrid.Zurbarányfaitdeuxpassagesavant de s’y installer en 1658, l’année même où Murillo vient également y chercher la nouveauté et l’inspiration qui renouvellera sa manière à Séville.

Les « variations naturalistes » des débuts de Velázquez, les fameux bodegones, scènes de la vie du


menu peuple, comportent-elles un regard social, moralisant ?

Nous sommes aujourd’hui habitués à une société empathique mais, au Siècle d’or, l’optique est différente. Tirer la conclusion d’un regard social posé sur ces gens comporte à mon sens un risque d’anachronisme. L’existence même de ces tableaux montre la prise de conscience de cette population qui, avant la génération de Velázquez, n’était pas un sujet. Il y a un substrat nordique, mais dans le contexte de l’Espagne, c’est une nouveauté. Ces tableaux n’étaient cependant pas destinés aux pauvres, et ne donnent que les apparences d’une réalité, totalement artificielle. C’est le leurre du réalisme. Cette population n’est plus oubliée, mais elle n’est pas pour autant valorisée : on peut y trouver une mise en garde, qui passe souvent par la moquerie, sur les plaisirs de la chair qui mènent aux sentiers de la perdition.

Dans les années de formation, la « découverte du caravagisme » est distinguée, au sein de l’exposition, des variations naturalistes, alors que l’on associe d’habitude le Caravage au naturalisme…

C’est une des hypothèses de l’exposition que de montrer que Velázquez n’a pas besoin d’avoir vu des œuvres du Caravage à Séville pour réaliser ses bodegones. Ils s’inscrivent dans une tradition qui existe à Séville, passe

par la gravure, la peinture flamande, par une tradition luministe espagnole, par des exemples comme Sánchez Cotán qui sont antérieurs au moment même où le Caravage peignait ces tableaux. Les ingrédients sont les mêmes pour Velázquez que ceux qu’avait le Caravage à sa disposition. Mes recherches personnelles m’ont amené à penser que le caravagisme n’est pas le père du naturalisme, mais la cristallisation d’un phénomène européen qui trouve son expression de manière à la fois différente et ressemblante dans plusieurs endroits d’Europe. Il naît d’une multitude de facteurs : de la revalorisation de la pensée d’Aristote avec l’émerveillement devant le monde, des progrès de la science et notamment de l’optique (à partir du moment où l’on regarde la nature avec une loupe, avec un instrument, on ne la voit plus de la même manière), des prescriptions du concile de Trente, qui appellent un retour au réel, à la vraisemblance, pour que le fidèle puisse s’identifier à ce Dieu incarné. La section dédiée au caravagisme commence à partir de 1620, alors que les tableaux dits « caravagesques » de Velázquez sont déjà peints. Paradoxalement, Velázquez tire des caravagesques plus d’élégance. Il adoucit son naturalisme violentetfrontal,presquetrivial,parlecaravagisme qu’il découvre à Tolède, celui de Maíno ou de Cavarozzi, qui l’introduisent à un caravagisme élégant, presque précieux, poétique, cristallin, mélodique. Ce n’est pas le Caravage violent qu’il

LES HUMBLES

© DEAGOSTINI/LEEMAGE. © RMN-GRAND PALAIS/DROITS RÉSERVÉS.

LE GRAND D’ESPAGNE

En haut : La Mulata, par Velázquez, 16171618 (Chicago, The Art Institute of Chicago). Après Lisbonne, Séville était la ville européenne qui concentrait le plus grand nombre d’esclaves. Velázquez, lui-même, eut à son service un mulâtre, Juan de Pareja, avec qui il entreprit son second voyage à Rome. Ci-dessus : Saint Thomas, par Velázquez, 16191620 (Orléans, musée des Beaux-Arts).

hors-sérien

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L’homme du roi PAR BARTOLOMÉ BENNASSAR

Dès leur rencontre en 1623, une relation d’admiration et de confiance se tisse entre le jeune Philippe IV et son aîné de six ans, Diego Velázquez. L’artiste sévillan restera, jusqu’à sa mort, le peintre personnel du roi.

© MUSEO NACIONAL DEL PRADO. © THE NATIONAL GALLERY, LONDON/AKG.

A gauche : Philippe IV à cheval, par Velázquez, vers 1635 (Madrid, Museo Nacional del Prado). Ci-dessous : détail de Philippe IV d’Espagne en brun et argent, par Velázquez, 1631-1632 (Londres, The National Gallery).



La petite infante de Castille PAR ISABELLE SCHMITZ

PHOTOS : © MUSEO NACIONAL DEL PRADO, DIST. RMN-GP/IMAGE DU PRADO.

Arrêt sur image de la vie de cour, Les Ménines sont le tableau le plus énigmatique de Velázquez. Son testament pictural, sa révérence virtuose. A gauche : Les Ménines, par Velázquez, 1656 (Madrid, Museo Nacional del Prado). Ci-dessous : détail de la palette du peintre dans Les Ménines.


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