SOMMAIRE
Préface d’Olivier Poivre d’Arvor 7 Introduction d’Anne-Marie Autissier et Emmanuel Laurentin 10
1. DU LIVRE AUX LIVRES 12 Entretien de Marguerite Duras avec José Pivin, 19 mars 1967 26
2. RADIO DU THÉÂTRE ET DE LA FICTION 30 Entretien de Peter Brook avec Olivier Germain-Thomas, 26 octobre 1992 48
3. AVEC OU SANS MUSIQUE ? 52 4. SCIENCE ET CULTURE 66 Entretien d’Henri Laborit avec Charly Dupuis, 15 juin 1982 80
5. MODULER UNE GRILLE : PROPOS DE DIRECTEURS 84 6. SUIVRE OU DÉCRYPTER L'ACTUALITÉ 94 Entretien de François Mauriac avec Pierre Lhoste, 1er janvier 1969 108 Entretion de Federico Fellini avec Édith Lansac et Jean Chouquet, 3 décembre 1969 110
7. RADIO DES INTELLECTUELS OU MÉDIA DE SPÉCIALISTES ? 112 Débat entre Raymond Aron, Emmanuel Leroy-Ladurie, Claude Lévi-Strauss et Fernand Braudel, animé par Denis Richet, 25 janvier 1971 126
8. LAÏCITÉ ET PRÉSENCE DES RELIGIONS 130 9. CRÉATION ET PAROLES DE CRÉATEURS 142 Hugo Pratt peint Corto, 6 décembre 1985 156
10. RADIO DU PATRIMOINE RADIOPHONIQUE 160 11. AUDITEURS : DES CHASSEURS DE SON AUX FORUMS INTERNET 170 12. SORTIR DES STUDIOS 180 13. DE L’INTERNATIONAL AU MONDIAL : LE MONDE À PORTÉE DE MICRO 196 Entretien d’Angela Davis avec Jean Montalbetti, 16 mai 1975 210
14. UNE RADIO FRANÇAISE À L’ÉCOUTE DES FRANCOPHONES 214 15. CRÉATION ET DOCUMENTAIRE RADIOPHONIQUES 224 16. LES RÈGLES DE L'ART 238 Florilège d’émissions 244 Suggestions bibliographiques 255 Crédits photographiques 255 Remerciements 256
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Et ça ne fait que commencer Olivier Poivre d’Arvor
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rance Culture doit tant, depuis sa création, à l’univers du livre qu’elle pouvait bien, pour raconter ses cinquante premières années, en consacrer un à sa propre aventure. Celle d’une sorte de théâtre phonique de la connaissance dont les spectateurs ne cessent de croître en nombre, en fidélité comme en exigence, et que son audience et son influence dans la société ont transformé en un objet unique, non seulement en France mais dans le monde. Il faut rendre au service public, et donc à Radio France, ce qui lui appartient : cette chaîne n’a existé que par la volonté d’hommes et de femmes, animés par la même passion de la transmission et soucieux de nommer leur désir. Après avoir consulté les auditeurs au cours de l’année 1963, ils choisirent donc « France-Culture », dont le tiret disait alors le lien inaliénable entre la nation et les choses de l’esprit. Ceux qui, tout au long de ces cinquante ans, ont imaginé qu’ils pouvaient placer la culture sous tutelle en ont été pour leurs frais. L’utilité sociale, qui justifie largement le service public radiophonique, et particulièrement sur notre chaîne, n’est pas réductible à l’idée d’une radio d’État. Trop indépendants sont les artisans de cette station – producteurs, journalistes, créateurs, intellectuels et responsables administratifs – pour s’égarer sur une telle voie. Trop exigeants sont nos auditeurs, qui se disputent la palme du sens critique avec celles et ceux qui, chaque jour, font le miracle de cette radio vraiment pas comme les autres.
«
L
a radio est une action humaine, autrement dit collective », déclare le général de Gaulle, inaugurant la Maison de la Radio le 14 décembre 1963. La cérémonie est retransmise entre 18 h 55 et 19 h 40 en direct sur France Culture, créée le 8 décembre de la même année. La chaîne n’a pas encore six jours, mais sait déjà dans son commentaire marquer la bonne distance – arm’s length disent nos amis de la BBC – avec le message du chef de l’État. De Gaulle avait pourtant raison. La radio est et restera bien une invention collective. Morse, Edison, Hertz, Tesla, Branly, Marconi et tant d’autres l’ont fait passer d’un siècle à l’autre, puis de cet autre siècle au nôtre, les années 2000. Les pionniers de ce collectif France Culture se nommeront, dans le désordre, Jean Tardieu, Pierre Schaeffer, Pierre de Boisdeffre, Alain Trutat, GeorgesEmmanuel Clancier, Yann Paranthoën et tant d’autres. Et comment ne pas nommer ceux qui m’ont précédé à la direction de la station : Agathe Mella, Yves Jaigu, JeanMarie Borzeix, Patrice Gélinet, Laure Adler, David Kessler, Bruno Patino et tous nos collaborateurs, de Laurence Bloch à Sandrine Treiner ? Comment ne pas saluer le remarquable métier des producteurs et de leurs équipes, des techniciens et des
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FRANCE CULTURE
réalisateurs, la place faite aux créateurs, à leurs langages, à leurs fictions, à leurs documentaires ? Comment ne pas mentionner la contribution radiophonique de grands philosophes, scientifiques et historiens qui animent depuis des années des émissions avec un talent reconnu par des centaines de milliers d’auditeurs ? Comment ne pas souligner la singularité de nos journalistes qui s’appliquent à décrypter le monde autrement, sur d’autres rythmes, tout en surprenant plus d’un auditeur par leur réactivité à l’actualité ?
À
cinquante ans, on n’est plus jeune. À cet âge de la vie, tout individu, tout corps social vivant, toute entreprise collective, donc évidemment tout média, se pose la question de son rapport au temps. France Culture le fait, aujourd’hui, de manière singulière, à travers cette histoire qu’Anne-Marie Autissier et Emmanuel Laurentin nous retracent pour la première fois. Le temps, pris au sens de la durée, conforte, distingue cette chaîne : « sur France Culture, on a du temps », note souvent l’invité, y compris le matin, aux heures de grande surchauffe. On a le temps de parler, de dire, de réfléchir, de répondre, de questionner, d’échanger. L’auditeur aime ce temps-là, ce temps long, de l’approfondissement qu’il ne trouve guère ailleurs, ou du moins à ce degré de culte. Je me plais ainsi à dire un peu partout que nous faisons de la « radio durable ». Deux preuves à l’appui. Tout d’abord, l’envolée sidérante de nos téléchargements, qui nous place aujourd’hui dans le trio de tête des radios françaises, signale non seulement le désir de rattrapage de nos auditeurs qui ne peuvent tout écouter à tout moment, mais aussi le caractère durable de nos programmes. Tout autant que leur valeur symbolique, justifiant qu’on veuille les détenir pour se constituer une sorte de Pléiade radiophonique, une bibliothèque sonore d’exception – ce fameux patrimoine dont les archives, diffusées notamment pendant les nuits, provoquent tant d’émotions chez nos auditeurs. Quelle autre radio enfin pourrait se permettre, avec le succès que France Culture papiers connaît depuis son lancement en 2012, de se transformer en une revue trimestrielle ? Ni plus ni moins que pour donner à lire les textes de la radio, déjà diffusés, et maintenant avant même d’être mis à l’antenne. Cette « radio à lire », qui reconnaît son tribut au texte, est donc bien une radio sacrément durable.
A
vec un pareil rapport au temps, forte d’une audience qui ne cesse de croître depuis un demi-siècle, France Culture pourrait prendre le risque de se situer dans une sorte d’éternité du monde. Elle pourrait se féliciter d’avoir été à la pointe du mouvement des idées, d’avoir accompagné penseurs, chercheurs en sciences sociales et humaines, ou se suffire d’avoir, par son souci d’ouverture, « décontracté » le débat intellectuel en France ! Bref se reposer sur d’immémoriaux lauriers… C’est loin d’être le cas, même si pour nos auditeurs une bonne émission est souvent une émission qui dure : ainsi Les Lundis de l’Histoire fêteront-ils bientôt leur cinquante ans d’existence… Malgré cette tranquille et insolente assurance, France Culture est étonnamment de son temps. La révolution numérique l’a portée encore plus loin. À côté de l’antenne, son site franceculture.fr développe des contenus prisés par des millions d’internautes, tout comme la récente création d’un web média, France Culture Plus, plus particulièrement dédié au monde étudiant, a permis de collecter et de pro-
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PRÉFACE
duire des programmes aussi universels que particuliers. La petite radio est devenue grande : grande par son classement au titre des téléchargements certes, par son succès dans les réseaux sociaux, mais également par les nouveaux territoires qui s’offrent à elle : ceux du monde entier, dont elle est par ailleurs de plus en plus friande à travers ses émissions et les témoignages qu’elle offre. L’écoute sur le net agrandit considérablement le cercle des élus et nous permettra de lancer prochainement France Culture Monde, un second web média, contributif et destiné au public hors de nos frontières. Démographie à l’appui, particulièrement au Maghreb et en Afrique subsaharienne, ce pari fait sur la langue française et l’espace francophone a de beaux jours devant lui.
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ette radio est donc bien de son temps, même si, visant sans complexe à une forme d’universalité des savoirs tout en célébrant leur diversité, elle aime relier l’actualité à son socle historique, placer les événements dans une perspective, décrypter, tamiser, écumer, confronter. « L’avantage de la radio sur le cinéma, c’est que l’écran est plus grand », disait Orson Welles, ce champion de la radio réalité qui fit croire en 1938 aux auditeurs de CBS que les Martiens débarquaient sur la Terre. Si l’écran est le monde, en effet, le récepteur, l’auditeur est cependant unique pour nous. De familiale qu’elle était aux origines, l’écoute de la radio s’est faite individuelle. France Culture accompagne ainsi, de manière très personnelle, ses amis, avec des rendez-vous, des voix, des promesses tenues et renouvelées. Une sorte de contrat, qui était social dans ses fondements et ses valeurs, mais qui se transforme avec le temps et l’usage en une réalité intime. « L’absence d’un visage qui parle n’est pas une infériorité ; c’est une supériorité ; c’est précisément l’axe de l’intimité, la perspective de l’intimité qui va s’ouvrir », notait Gaston Bachelard, pour qui la radio est « vraiment en possession de rêves éveillés extraordinaires ». Cette parole perceptible par-delà sa source, l’attente qu’elle comble sont probablement les raisons du succès de ce prodigieux et moderne phénomène, à qui ni la télévision, ni le cinéma, ni Internet, n’ont jamais fait peur, car ils ne peuvent prendre sa place dans la société de la création et de la connaissance. Je ne suis pas sûr que Francis Blanche pensait à France Culture quand il lançait : « La télévision est une chose formidable. Quand on ferme les yeux, on croit entendre la radio ! » Il y a du vrai dans cette sagesse : on peut être aveugle et visionnaire. Fermez les yeux ! Écoutez France Culture, vous la reconnaîtrez entre toutes. Un peu comme cette voix si essentielle de Václav Havel qui, tous les dimanches, une demi-heure durant, proposait à la radio de son pays dont il était le Président ses fameux Entretiens de Lany. Dans une émission, il s’attarde sur ce singulier moyen de communiquer : « La radio a sauvé des vies, pendant les guerres, lors de tempêtes. La radio a été brouillée, écoutée clandestinement. C’est bien le signe qu’une voix, à travers les ondes, peut tracer en nous un chemin unique, convoité, et nous conduire là, très loin, où les mots des autres sont comme les reflets de nos vies. » Ces reflets de nos vies, ces voix sans visage, ces récits de nous-mêmes, France Culture se plaît depuis un demi-siècle à les faire entendre. À des auditeurs dont la conscience d’appartenance est très forte. Comme est très fort leur souci toujours affirmé de partage. Car France Culture, c’est pour nous, c’est pour nous tous. Et ça ne fait que commencer.
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DU LIVRE AUX LIVRES
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FRANCE CULTURE
• Adaptation : transformation d’une œuvre (littéraire, théâtrale…) pour la radio.
• France Culture est tous les jours « la radio des livres ». Telle est sa vocation, l’une de ses raisons d’être. Les livres y sont cités, analysés, discutés, mais aussi lus et adaptés car le texte à la radio n’est pas seulement objet mais matière radiophonique. (JEAN-MARIE BORZEIX, 1993)
• France Culture, la première radio
à lire
. (SLOGAN DE FRANCE CULTURE PAPIERS, 2011)
• Poésie ininterrompue : deux mots, un manifeste inspiré à Paul Eluard par le titre d’une émission de radio : Musique ininterrompue. Deux mots, un manifeste, que France Culture reprend à Paul Eluard aujourd’hui, pour affirmer la permanence de la poésie dans son programme. […] Le parti pris de Poésie ininterrompue est de donner à entendre aux auditeurs la lecture que les poètes eux-mêmes font de leurs propres textes, ainsi que des œuvres des poètes du passé qui les ont marqués ou des poètes étrangers qu’ils ont traduits : poésie ininterrompue dans l’espace et dans le temps. (PRÉSENTATION DE L’ÉMISSION, 1975)
• J’aime peut-être moins les livres finalement […] que leurs rayons ultraviolets, invisibles, mais qui vous pénètrent complètement au point qu’on peut faire corps avec eux. Ils se glissent en vous et vous vous glissez en eux, exactement comme si vous les aviez écrits. L’interview, dans ce cas, consiste en une espèce de duo où l’auteur et vous en faites entendre la mélodie. (ALAIN VEINSTEIN, 2010)
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n décembre 1963, la chaîne appelée jusqu’alors du nom étrange de RTF-Promotion devient France Culture. Ce baptême des ondes est célébré par une série de prestige consacrée à Marcel Proust. Du côté de chez Swann a cinquante ans et Pierre de Boisdeffre, directeur des programmes de radiodiffusion à la RTF, dans une adresse aux auditeurs, déclare que « ce n’est pas faire un effort excessif que de consacrer une quinzaine entière à Marcel Proust ». Durant cette quinzaine, France Culture s’interroge sur la place de Proust dans la France de l’époque et convoque Roland Barthes, Francis Ponge, LouisRené des Forêts, Gérard Genette, Nathalie Sarraute, Michel Butor et Philippe Sollers. « J’ai appris avec lui l’horreur des rhéteurs mais aussi à lire et donc à écrire », explique quant à elle Marguerite Duras, qui avoue l’avoir lu sur le tard. À la fin des années 1950 déjà, le compositeur Henry Barraud, directeur de l’ancêtre de France Culture qu’est France III, prenait modèle sur les émissions produites par Jean Amrouche à Radio Alger pour commander trente-cinq entretiens de longue durée avec Claudel, Colette, Cocteau, Cendrars ou Reverdy. Il souhaitait traduire en paroles l’univers de mots de ces écrivains et poètes. Mais beaucoup de ces dialogues avaient du mal à rompre l’immobilité du papier : nos écrivains les rédigeaient avant de les prononcer au micro de peur que la parole se libère et ne soit plus maîtrisée. Baptisée dès son origine « radio de la parole », France Culture est donc née de l’écrit, d’un écrit qui se méfie alors de l’actualité et préfère, au bruit des rotatives, le calme des revues au long cours. Toutefois France Culture ne s’intéresse pas seulement à la littérature. Radio de la connaissance, elle fait dès le départ une place importante aux essais et publications savantes. Une de ses références est par exemple L’Heure de culture française, créée en 1947. Ancêtre des Chemins de la connaissance, programmée chaque jour de 8 h à 9 h, elle traite alternativement de tous les domaines du savoir, les sciences comme les civilisations anciennes, les actualités littéraires comme la production artistique. Cette « encyclopédie sonore » doit mettre le savoir au service « d’un public de bonne volonté ».
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1. Le Livre ouverture sur la vie : « La littérature pour la jeunesse végète en raison du mépris, du silence dont on l’entoure. Or, il apparaît comme essentiel de donner le goût de la lecture dès l’enfance : un “enfant-lecteur” est un “lecteur adulte” en puissance. Ce n’est pas à cinquante ans que l’on acquiert le goût de lire ! » écrivent les producteurs en 1972, à l’occasion de la création de l’émission. 2. Invitation à l’enregistrement public de l’émission Un livre… des voix, 4 décembre 1972. 3. Affiche de la Quinzaine de la lecture, 1967. 4. Marguerite Duras et le producteur Roger Pillaudin discutant avec des étudiants lors de la Quinzaine de la lecture, 1969. Photo publiée dans la revue Micro et caméra, no 39, novembre 1970.
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EXTRAITS DE L’ENTRETIEN DE
PETER BROOK AVEC OLIVIER GERMAIN-THOMAS POUR L’ÉMISSION AGORA, DIFFUSÉE LE 26 OCTOBRE 1992.
Olivier Germain-Thomas. Vous n’aimez pas les théories, les abstractions. Une idée revient souvent chez vous, c’est cette lutte contre tout ce qui serait idéologique ou a priori. Vous abordez à chaque fois une œuvre à créer, pièce ou cinéma, en refusant absolument d’avoir des idées préconçues ?
Peter Brook. Il me semble que je dis quelque part une chose dont je suis absolument convaincu : mon vrai intérêt et, d’une certaine manière, ma vraie nature sont ceux d’un
voyageur plutôt que d’un metteur en scène. Un voyage est toujours une exploration. Et c’est ça qui m’intéresse. Donc toute idée, tout ce que vous appelez les a priori, c’est comme faire un package tour, aller dans un pays en regardant tout simplement ce que racontent les guides,
et ne pas découvrir. Il me semble que la démarche intellectuelle du metteur en scène qui décide à l’avance ce qu’il veut faire sortir d’une œuvre est toujours un acte réducteur.
Pour moi aussi c’est une découverte réelle ; j’ai trouvé que mes premières idées étaient beaucoup moins intéressantes que celles qui venaient quand je travaillais plus tard
avec les autres. Vous ne commencez à tourner un film ou à monter une pièce que si vous avez trouvé les comédiens. Vous nous révélez ce que peu de personnes peuvent voir, puisque vous refusez tout témoin dans vos répétitions. Quelle est, en fin de compte, l’extraordinaire part d’improvisation, d’attente, de remise en question avant que vous trouviez la bonne manière d’aborder la pièce ?
On peut dire que les répétitions, ça ressemble à l’archéologie. Ce qui est à la surface n’est pas ce qu’on cherche. On le respecte : c’est à la surface ; puis il y a un processus. Si vous êtes archéologue et que vous arrivez sur un site, vous n’êtes pas contre la présence des pierres et de la terre mais vous vous rendez compte que ça prend des semaines, et peut-être des mois, pour enlever la première couche. Et puis, à la deuxième couche, vous découvrez
quelque chose.
C’est toujours moins bien que ce qu’on découvre. Ça ne veut pas dire qu’il faut aller sans direction, pas plus que dans un voyage. Un bon voyage se prépare ; il ne s’agit pas d’aller n’importe où, d’être parachuté dans un pays sans savoir du tout de quoi il s’agit ou dans quelle direction aller. Il faut avoir une direction mais pas de contraintes. Si on a une idée dont la silhouette est trop forte, on risque de perdre tout ce qui est en dehors de cette silhouette. Or, dans mon expérience,
ce qu’il y a en dehors de la silhouette conçue à l’avance est toujours plus intéressant.
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Mais en découvrant quelque chose après beaucoup de travail, vous vous rendez compte qu’il y a peut-être une couche plus profonde. Et ainsi de suite. C’est ça les répétitions. Un groupe se forme et,
ensemble, on commence à
RADIO DU THÉÂTRE ET DE LA FICTION
Alors l’illusion est de croire que les premières idées sont aussi justes que celles qui viennent ensuite ou qui ont eu le temps de mûrir parce que le processus a aidé la descente jusqu’à ce que, subitement, un autre niveau de compréhension commence à s’établir entre tout le monde.
Je souhaiterais développer un peu ce point de vue parce que, pour moi, c’est très important.
Le premier jour d’une série de répétitions, chacun est sur une onde différente. Et c’est normal ; c’est naturel : comment serait-il possible qu’une douzaine ou une vingtaine de personnes se trouvent dès le premier jour sur une même longueur d’onde
?
Non. Les ondes sont différentes. Alors, pour cette raison, tout échange d’idées est, d’une certaine manière, un dialogue de sourds. Chacun a sa propre idée et est sourd à l’idée de l’autre. Le processus de travail – improvisation, exercices, discussion, vivre ensemble –,
c’est comme accorder les instruments au sein d’un orchestre. Jusqu’au moment, qui arrive subitement, où l’on se rend compte qu’on commence à comprendre, à vibrer ensemble. Il y a alors un changement qualitatif : tout à coup, la nature des images qui montent à la surface, venant de cette source plus riche et plus large – cette source que nous avons tous en commun –, prend une autre
valeur. creuser.
Ça veut dire qu’à un moment donné, malgré votre grande intuition, vous pourriez ne pas trouver les personnes qu’il faut pour créer cette harmonie générale ?
Oui, ça arrive. C’est pour cela qu’il y a déjà longtemps, au milieu des années 1960, j’ai commencé à sentir le besoin de créer des groupes. Tout simplement parce que je sentais cette difficulté : travailler avec des groupes réunis uniquement pour l’occasion était un risque trop grand et on ne pouvait pas aller suffisamment loin. En 1968, ici à Paris, on a fait la première expérience d’un groupe international. En 1970, on a créé le Centre international de recherche théâtrale puis de création théâtrale. Et jusqu’à aujourd’hui c’est un groupe quasi permanent. Il n’est pas permanent parce que je crois qu’il est très malsain que les mêmes gens travaillent toujours tout le temps ensemble.
Ça aussi
c’est une réduction
de l’univers. Mais c’est un groupe qui a quand même une longue continuité. Il offre cette merveilleuse possibilité d’entamer un travail avec des gens qui, ayant traversé nombre d’expériences communes et vécu des choses ensemble, partagent beaucoup de bases.
Nous sommes aux Bouffes du Nord. Vous avez découvert ce lieu presque comme un chemin initiatique en passant par un petit bout de couloir sans même savoir exactement où était la porte d’entrée ?
C’est vrai. Pendant trois ans, à partir de 1970, la base de notre recherche était de jouer, de jouer énormément, mais jamais dans les théâtres, jamais pour un public théâtral, jamais devant la presse et la critique professionnelle. Ce qui nous a donné une grande liberté de recherche. On a aussi beaucoup voyagé en Afrique, en Iran, aux États-Unis.
On a beaucoup joué autour de Paris mais toujours en commando, dans des endroits très inattendus. Tout cela nous a considérablement appris sur tous les aspects du théâtre et, surtout, sur ce que c’est qu’un bon espace. Après trois ans, j’ai senti que la période de recherche pure était terminée. Parce qu’on avait l’obligation de rendre quelque chose à ceux qui font vivre le théâtre, le public normal, la profession.
…/…
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AVEC OU SANS MUSIQUE?
• Couleur sonore : expression qualifiant les choix esthétiques et musicaux du réalisateur.
• Générique à blanc :
le générique prononcé par le producteur ou le journaliste n’est accompagné ni de musique ni de bruitage.
• Le
grand mystère sonore
, qui nous entoure, la radio est capable de l’exploiter, de l’utiliser, de le canaliser, de l’exalter. C’est un monde nouveau que la radio nous permet de conquérir. (PHILIPPE SOUPAULT, 1941)
musique
•
Avignon, c’était un festival de théâtre ; il était amputé de . Amputé de théâtre musical, en réalité. C’était une idée de Vilar de penser – il a eu historiquement raison – qu’à travers les siècles le théâtre et la musique se sont trouvés séparés d’une manière tout à fait arbitraire. […] Il voulait reconstituer cette alliance organique entre la musique et le théâtre, donc le théâtre musical – aussi bien le ballet que les petits opéras. (GUY ERISMANN, 2006)
• Un Pays d’ici, c’est trois cents à quatre cents disques à écouter pour cinq disques que j’apporte avec moi dans le studio. (JEAN COUTURIER, 1996)
• Si la musique est destinée avant tout à être écoutée pour elle-même, son caractère culturel, historique, sociologique et économique doit retenir aussi notre attention : c’est pourquoi les différentes émissions font leur part aux phases de ce développement qui précèdent ou accompagnent l’élaboration de ce qu’il est convenu d’appeler . (NOTE NON SIGNÉE, 1975)
« l’objet musical fini »
FRANCE CULTURE
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uand France Culture naît de la réforme de la Radiodiffusion française, elle hérite du programme qui l’a précédée, fondé sur la volonté à la fois de promouvoir les artistes vivants et de faire redécouvrir le répertoire musical négligé par les autorités d’Occupation. Dans les années 1950, la chaîne culturelle qui ne portait pas encore ce nom a ainsi commandé à un auteur comme Paul Claudel et à des compositeurs comme Claude Arrieu, Marius Constant et André Jolivet des opéras radiophoniques et a promu de jeunes compositeurs comme Pierre Boulez ou Olivier Messiaen. Mais en 1963 France Culture hésite sur sa véritable identité : malgré l’existence, depuis quelques années, d’un canal spécifique consacré à la musique – le Programme IV –, France Culture doit exister alors comme « chaîne de la parole » au côté d’une « chaîne de la musique », tout en conservant chaque semaine dans sa grille plus de vingt-huit heures d’émissions musicales. Extraits de concerts de piano entrecoupés de chroniques éducatives le matin, concerts le midi, quintette luxembourgeois l’après-midi : même l’auditeur attentif de 1964 a un peu de mal à comprendre ce qui distingue son programme de celui de France Musique. Avant que cette chaîne ne devienne ce qu’elle est aujourd’hui, elle fut donc aussi une radio du chant et des orchestres, avec le souci de s’ouvrir au nouveau répertoire et aux nouvelles musiques.
F
rance Culture s’intéresse en effet à tous les genres, à condition qu’ils se nourrissent les uns les autres et ne soient pas enfermés dans un ghetto. Le grand directeur de la radio d’après-guerre que fut Henry Barraud, lui-même compositeur, ne voulait en aucun cas séparer la musique de son temps de la tradition plus ancienne. À l’origine, outre la musique classique, France Culture défend la musique expérimentale, celle que le fondateur du Studio d’essai, père de la musique concrète et d’un certain type de création radiophonique, Pierre Schaeffer, pratiquait lui-même. Elle accueille volontiers ses créations et celles de Pierre Henry, de Yannis Xenakis ou, dans le registre vocal, celles de Maurice Ohana. Le Groupe de recherche musicale (GRM), issu de cette mouvance, propose des génériques pour la chaîne et coproduit l’émission Multipistes dans les années 1980.
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AVEC OU SANS MUSIQUE ?
1. Invitation pour le concert «Poèmes électroniques » d’André Almuro, Théâtre 102, 22 juin 1972. 2. Affiche pour les enregistrements publics de l’émission Libre parcours au théâtre du Ranelagh, avrilmai-juin 1976.
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FLORILÈGE D’ÉMISSIONS Cette sélection ne pourrait être exhaustive. Les auteurs ont retenu quelques dizaines d’émissions dont il leur a semblé qu’elles avaient marqué une évolution dans l’histoire de France Culture.
FLORILÈGE D’ÉMISSIONS
1947 1971
L’HEURE DE CULTURE FRANÇAISE
Programmée du lundi au samedi, de 8 h à 9 h, L’Heure de culture française est un héritage de l’après-guerre, car l’émission est considérée comme faisant partie du cahier des charges de la RDF. Elle traite des civilisations anciennes, des variétés littéraires, des actualités scientifiques et intellectuelles, avec des invités délivrant des « causeries » de dix minutes. Dès 1957, le Secrétariat général des conseils et comités de programmes souhaite la rendre moins scolaire et plus attrayante. Elle cède sa place aux Chemins de la connaissance créés par Claude Mettra.
1957 1968
L’ANALYSE SPECTRALE DE L’OCCIDENT
Inventée par le directeur de France III, Henry Barraud, et vaste panorama des « valeurs de la civilisation occidentale », L’Analyse spectrale de l’Occident propose des débats, des dialogues, des lectures de textes illustrées de musiques traditionnelles, des concerts symphoniques inspirés du thème central, l’extrait d’une œuvre dramatique… L’émission invite à une traversée de douze heures, l’après-midi du samedi, sous la responsabilité d’une équipe de producteurs : Pierre Sipriot, Stanislas Fumet, François Le Lionnais, René Louis et Fred Golbeck. Qualifiée de « gigantesque édifice culturel sonore » (Combat, 4 janvier 1957), elle est rediffusée par extraits, le samedi soir suivant. Malgré des réserves, elle suscite à ses débuts l’enthousiasme d’auditeurs et de critiques. La durée de l’émission sera néanmoins divisée par deux en 1962.
1966 1999
LES MATINÉES DE FRANCE CULTURE
Le principe des Matinées, voulues par Pierre de Boisdeffre, directeur de la Radiodiffusion, est de donner, à partir de 9 h, un rendez-vous régulier aux auditeurs, tout en variant les thèmes : le lundi, l’histoire avec Pierre Sipriot ; le mardi, la musique, confiée à Claude Samuel ; le mercredi, les lettres, sous la houlette de Roger Vrigny ; le jeudi, les arts et les spectacles, avec Claire Jordan ; le vendredi, les sciences, confiées à Georges Charbonnier ; le samedi, une ouverture au monde contemporain avec Jean de Beer et Francis Crémieux. À partir de 1969, la musique est associée à toutes les Matinées. L’innovation majeure est de confier toute une tranche horaire à un producteur, créant ainsi des coopérations au-delà d’une seule émission.
1966 …
LES LUNDIS DE L’HISTOIRE
L’instauration des Matinées en 1966 met l’histoire à l’antenne. De 9 h à 10 h 45, Les Lundis de l’histoire sont confiés à Pierre Sipriot qui, en 1968, rejoint la direction de l’ORTF. Jacques Le Goff lui succède, avec bientôt Denis Richet et François Furet. De retour en 1969, Pierre Sipriot quitte l’émission en 1990. En cette même année, les historiennes Michelle Perrot et Arlette Farge rejoignent l’émission et Roger Chartier s’y installe. Si elle a varié dans sa composition et migré vers le lundi aprèsmidi, elle a gardé le même objectif : inviter un historien français ou étranger et transmettre l’intérêt de ses recherches à un public élargi. Roger Chartier, Michelle Perrot et Philippe Levillain veillent aujourd’hui sur ses destinées, en compagnie de Jacques Le Goff. Récompensée en 1985 par le prestigieux prix DiderotUniversalis, la plus ancienne émission de France Culture a soufflé, en 2011, ses 45 bougies.
1966 1987
LE MONDE CONTEMPORAIN
« Façon frères ennemis », selon les mots d’un auditeur, le gaulliste Jean de Beer et le communiste Francis Crémieux – l’un des rares journalistes « rouges » présents sur les ondes, notait L’Humanité du 29 août 2012 – animent la Matinée du samedi. À travers des débats, Le Monde contemporain a pour objectif d’aborder tous les aspects de la culture contemporaine. D’emblée, l’émission est considérée comme « la meilleure surprise » de la nouvelle grille. Les deux compères enchaînent les missions internationales et la carrière du Monde contemporain dure vingt ans. Plus que du vieillissement de ses protagonistes, elle souffre de la fin d’un équilibre conflictuel hérité de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide.
1967 …
ÉMISSIONS SUR L’ÉDUCATION
Longtemps chaîne d’accueil de la radio scolaire et universitaire, France Culture a traité le thème éducatif tout en cherchant à se démarquer de cette image ancienne. De 1967 à 1985, Claire Jordan et Monica Bertin-Mourot produisent L’École des parents et des éducateurs. Mais il faut attendre 1984, avec Pascal Bouchard (Répétez dit le maître), pour que le thème soit abordé comme un sujet majeur. De 1988 à 1997, Espace éducation, confiée à divers producteurs, explore les questions d’éducation ainsi que le rôle de la famille et du monde associatif. Productrices du Métier de prof, Michelle Chouchan et Sylvie Andreu participent à Une semaine pour l’école, opération spéciale de la chaîne en mars-avril 1996. Une façon d’installer la conscience et le traitement radiophonique d’une question à la fois urgente et déniée : le vécu des enseignants, un regard critique sur les multiples réformes de l’Éducation nationale, les enjeux, les solutions… Cette intimité avec les interrogations des « profs » est toujours vivante sur la chaîne, comme en témoigne Rue des écoles créée par Nicolas Demorand, émission hebdomadaire un temps abandonnée, puis reprise par Louise Tourret.
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