Sarah Bernhardt nadar 1820-1910
v. 1864
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l’époque où est prise cette photographie, Nadar (Gaspard Félix Tournachon, dit) confie la plupart des travaux de son atelier à des associés qui utilisent son nom et sa marque pour attirer des clients désireux de voir leurs portraits-cartes plutôt ordinaires signés par un photographe de renom. Lui a d’autres centres d’intérêt, tels l’aérostation, la photographie aérienne et le journalisme. Il ne travaille à l’atelier que moyennant des honoraires substantiels. La jeune actrice Sarah Bernhardt, encore inconnue, retient probablement son attention. Son extraordinaire notoriété en fit plus tard l’une des premières stars des médias. Cette photographie semble avoir été peu diffusée à l’époque. On la connaît par des tirages modernes d’après le négatif original réalisés au grand format qu’utilisait Nadar dans les années 1850 et dans le style qui fait de lui l’un des rares photographes de son temps à réussir commercialement et en tant qu’artiste. P. D. B.
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Positif moderne d’après un négatif verre au collodion humide original • 22 x 16 cm Paris, Bibliothèque nationale de France
106 ‒ la photographie commerciale et l’art ‒ 1856-1899
1 le visage Contrairement aux autres photographes, Nadar s’intéresse à l’éclairage directionnel. La forte lumière de côté souligne la ligne nette de la mâchoire, la peau lisse et le long cou. Les yeux, un peu dans l’ombre par contraste, ont un éclat propre.
4 les mains Les élégantes mains aux ongles allongés sont dans la zone la plus nette de l’image. À l’époque on apprécie beaucoup les belles mains, signe de distinction. Nadar met souvent en avant les mains de ses modèles, révélatrices de leur personnalité.
2 le décolleté Un V tracé par les valeurs claires attire le regard vers le décolleté, nimbé de douceur par la mise au point, les ombres et les matières. La précision des détails révèle la sensualité du drapé du bras. Les plis sont disposés de façon à suggérer les galbes du corps.
5 la composition Le triangle formé par les yeux, les mains et le drapé attire le regard. Les parties plus floues vers les bords – le drapé devant et les cheveux derrière – donnent du relief à l’ensemble de la composition. Le tissu clair évoque le drapé des statues classiques en marbre.
3 la colonne et le rideau Nadar utilise ici l’inévitable colonne et le rideau, accessoires standards du portrait-carte de visite, mais il les subvertit et fait de l’actrice une figure classique drapée. Le tissu ne ruisselle pas sur un côté de la composition, mais recouvre le corps de Sarah Bernhardt, incitant le spectateur à spéculer sur sa nudité. Le sujet est plus qu’une actrice débutante en costume ou une jeune femme parée, c’est une beauté intemporelle.
le photographe 1820-1853
Gaspard-Félix Tournachon naît à Paris. D’abord journaliste, il devient caricaturiste pour le Charivari et d’autres journaux satiriques. Il prend le nom de Nadar. 1854-1859
Nadar ouvre un atelier de portrait à Paris et photographie écrivains, artistes et intellectuels. Il est l’un des premiers à utiliser la lumière artificielle, en 1858, dans sa série sur les égouts et prend les premières photos aériennes en ballon. 1860-1910
Les nécessités économiques le forcent à adopter le format du portrait-carte de visite. Précurseur du reportage photographique, il fait en 1868 une série de photos du savant Eugène Chevreul.
le portrait photographique ‒ 107
LA PHOTOGRAPHIE D’AVANT-GARDE À PARIS
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ès la fin de la Première Guerre mondiale, Paris reprend sa place dans le monde européen des arts. Le groupe international d’artistes, de photographes, de musiciens, d’écrivains, d’intellectuels, d’acteurs et de modèles qui sont établis à Paris dans les années 1920 et 1930 ouvre la voie à ce qui va sans doute être le plus grand mouvement d’avant-garde de toute l’histoire de l’art. La photographie triomphe comme vecteur exemplaire de l’expression moderne. Le dadaïsme (voir p. 192) fait place au surréalisme (voir p. 232) et les artistes découvrent de nouvelles approches très radicales pour remettre en cause les vieilles notions sclérosées de réalité et de rationalité. Parmi les photographes basés à Paris se trouvent Man Ray (1890-1976) et Florence Henri (1893-1982), venus des États-Unis ; Germaine Krull (1897-1985), Horst P. Horst (1906-1999) et Hans Bellmer (1902-1975), arrivés d’Allemagne ; et les Hongrois Brassaï (1899-1984) et André Kertesz (1894-1985). Ces deux derniers vont devenir célèbres pour leur vision de la vie parisienne de cette époque. Man Ray est une présence importante dans le Paris de l’entre-deux-guerres, aussi bien sur le plan artistique que sur le plan social. À la fois photographe, peintre, cinéaste et sculpteur, Man Ray, arrivé en 1921, est rapidement devenu
une figure incontournable à Montparnasse. Tout ensemble prolifique et techniquement prêt à tout, il utilise solarisations, épreuves sans appareil photo (rayogrammes) et variations du grain pour obtenir des effets qui enrichissent et démultiplient le vocabulaire de la vision photographique. Il est peu de productions artistiques d’avant-garde auxquelles il n’ait contribué de façon importante et il joue un rôle de premier plan dans le passage du dadaïsme au surréalisme. Étroitement lié à d’autres artistes influents comme Marcel Duchamp, Alfred Stieglitz (1864-1946) et Salvador Dali, il photographie les élites intellectuelles et artistiques du moment, d’Ernest Hemingway à James Joyce en passant par Henri Matisse et Gertrude Stein. Lee Miller (1907-1977), Bill Brandt (1904-1983) et Berenice Abbott (1898-1991), un temps ses assistants, vont bientôt devenir des photographes célèbres. Noire et blanche (à gauche), célèbre photographie de Man Ray, reflète le goût de l’avant-garde pour l’art africain : la présentation surprenante juxtapose la blancheur du visage de Kiki de Montparnasse et l’ébène noire d’un masque cérémoniel africain ; même ovale allongé et mêmes yeux clos pour les deux, cependant, dans une sorte de jeu sur la complémentarité indispensable du noir et du blanc dans la photographie. Active à Paris à partir de 1926, mêlée aux écrivains et aux artistes des cercles d’avant-garde dont Eli Lotar (1905-1969), Robert et Sonia Delaunay, André Gide et Jean Cocteau, Germaine Krull est une photographe novatrice et polyvalente dont les travaux couvrent la mode, le portrait, le nu féminin (non sans ironie), les montages d’avant-garde et la photographie de rue. En 1928, au moment de la publication de son portfolio d’imagerie industrielle – Métal –, elle est considérée comme un(e) des photographes les plus important(e)s de Paris, avec Man Ray et Kertesz. Krull réalise plusieurs portraits de son ami Jean Cocteau. Dans celui de 1929 (ci-contre), elle n’hésite pas à cadrer en coupant la tête du modèle pour concentrer l’attention du spectateur sur l’élégance nonchalante de celui-ci et surtout sur ses mains. Pour André Kertesz, Paris est une base idéale : la communauté artistique le soutient et la capitale lui fournit un matériau d’une riche diversité. Les rues de Paris l’attirent avec leurs cirques et leurs attractions, leurs marchés et leurs brocantes. En 1927, la galerie Le Sacre du printemps organise une exposition de ses travaux qui le fait connaître davantage encore. Ses clichés, largement diffusés, asseyent sa réputation. Loin des manipulations en studio, Kertesz privilégie les compositions directes d’après nature. Il appartient par ailleurs à un groupe d’exilés hongrois qu’il retrouve au Café du Dôme : deux d’entre eux, le sculpteur Istvan Beöthy et la danseuse de cabaret Magda Förstner, jouent un rôle non négligeable dans ses photographies (voir p. 228). Brassaï, surnommé l’Œil de Paris par Henry Miller, est l’un des photographes les plus recherchés de la capitale. Après avoir travaillé à Berlin comme journaliste, il est arrivé à Paris en 1924. Il s’achète un appareil au début
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1 Noire et blanche (1926) Man Ray • épreuve argentique 17 x 22,5 cm New York, Museum of Modern Art 2 Jean Cocteau (1929) Germaine Krull • épreuve argentique 22,5 x 16 cm New York, Museum of Modern Art
repères 1920
Littérature, journal créé par André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, publie « Vingt-trois manifestes Dada » pour accueillir le dadaïsme à Paris.
1921
Man Ray s’installe à Paris. Ouverture de l’« Exposition Dada Man Ray ». Le catalogue contient des notes de Tristan Tzara et de Jean Arp (entre autres).
1926
Sous le titre « Paris, hôpital du monde », le Matin sort une série d’articles révélant que les artistes étrangers viennent à Paris chercher la santé et l’inspiration.
224 ‒ la photographie et l’art moderne ‒ 1900-1945
1927
Michel Seuphor et Paul Dermée créent les Documents internationaux de l’esprit nouveau. André Kertesz est leur principal photographe.
1928-1940
Fondation de Vu, un des premiers hebdomadaires illustrés de photographies, qui présente souvent des travaux de l’avant-garde parisienne.
1928
Le Premier Salon indépendant de la photographie est organisé au Salon de l’Escalier, dans la galerie du théâtre des Champs-Élysées.
1929
Germaine Krull publie 100 x Paris, livre de photographies dans lequel elle présente la ville dans l’esprit de l’esthétique moderniste.
1931
Julien Lévy ouvre sa galerie de New York avec une exposition de photographies européennes signées André Kertesz, Lee Miller, Brassaï et Maurice Tabard.
1933
Brassaï publie son premier livre, Paris de nuit, une collection d’une soixantaine de clichés nocturnes. L’ouvrage aura un grand retentissement.
1935-1936
L’« Exposition internationale de la photographie contemporaine » se tient à Paris, associant travaux modernes et photographies du xixe siècle.
1937
L’exposition « Photography : 1839-1937 », montée par Beaumont Newhall au MoMA, présente des photographes de l’avant-garde européenne.
1938
En réaction aux accords de Munich, les surréalistes publient un manifeste intitulé « Ni votre guerre, ni votre paix », contre les régimes totalitaires.
la photographie d’avant-garde à paris ‒ 225
Le Baiser de l’Hôtel de Ville robert doisneau 1912-1994
v. 1950
en détail 5 le noir et blanc Le sérieux des gris, des blancs et des noirs confère à la photographie une atmosphère de nostalgie. Les photographes humanistes préféraient le plus souvent le noir et blanc, bien que les films en couleurs fussent déjà connus et employés dans les périodiques depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour les lecteurs des journaux et des magazines, le noir et blanc impliquait le sérieux du reportage : la scène photographiée appartenait bien à la vie réelle.
1 l’hôtel de ville L’Hôtel de Ville du titre (flou à l’arrière-plan) est l’un des monuments de Paris les plus identifiables : il fournit un cadre urbain à ce moment d’intimité saisi au vol. Le couple d’amoureux et les gens alentour sont vus comme les verrait un consommateur assis à la terrasse d’un café. Le spectateur participe à une scène quotidienne et à un emblème universel de l’amour.
2 le couple Les amoureux, âgés d’une vingtaine d’années, sont habillés sport : la chemise ouverte et le grand foulard du jeune homme, le cardigan déboutonné de la jeune femme, l’absence de chapeaux suggèrent une vie décontractée. Le flou autour des jeunes gens renforce l’aspect spontané de leur baiser, oublieux de toute bienséance et peu soucieux de l’agitation affairée de la vie moderne autour d’eux.
Épreuve argentique Paris, agence Gamma-Rapho
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e Baiser de l’Hôtel de Ville, de Robert Doisneau, fait partie d’une série de photographies sur le thème des amoureux à Paris, au printemps, parue dans Life en juin 1950. Cette photographie offre tous les charmes de l’insouciance propre à la jeunesse et tous les attraits du cliché « dérobé » par Doisneau « à la sauvette » (selon la formule de Cartier-Bresson). Il porte la signature évidente du style du photographe, marqué par la « désobéissance » propre à cette juxtaposition insolite de contraires, faite pour étonner le spectateur pris au dépourvu (sans oublier l’aspect provocateur de la scène). Tout se passe comme si les jeunes amoureux ignoraient la présence du photographe. En réalité, on a découvert que Doisneau avait payé deux jeunes acteurs, Françoise Delbart et Jacques Carteaud, pour qu’ils posent. Le cliché a eu tant de succès qu’un procès a même été intenté à Doisneau par trois aigrefins, en 1993, arguant qu’ils n’avaient pas été payés pour leur séance de pose en 1950. Après un long procès qui a défrayé la chronique judiciaire, la justice a tranché en faveur de Doisneau… l’année même de sa mort. M. C.
324 ‒ de l’après-guerre à la société permissive ‒ 1946-1976
3 le baiser La photographie de Doisneau met en avant l’image des Français romantiques et « fleur bleue », loin des inhibitions des Américains. Dans l’Amérique des années 1950, cela représentait pour Life une respiration par rapport aux problèmes du maccarthysme et de la Guerre froide. 4 les mains Un triangle de mains définit le couple. La main droite de l’homme tient l’épaule de la femme, dont la main droite est abandonnée ; il a une cigarette dans la main gauche. Son attitude traduit un stéréotype masculin, à la fois protecteur et dominateur.
le photographe 1912-1928
Robert Doisneau naît dans une famille ouvrière à Gentilly, dans la banlieue de Paris, et perd très tôt sa mère. Il quitte l’école communale à treize ans, pour suivre les cours d’arts graphiques à l’école Estienne (École supérieure des arts et industries graphiques). Il obtient en 1929 son diplôme en gravure et lithographie. 1929-1933
Son double diplôme en poche, il commence à travailler comme dessinateur et photographe publicitaire pour l’atelier Ullmann, avant de devenir assistant de l’opérateur André Vigneau, qui l’introduit parmi ses amis avant-gardistes, dont Man Ray (1890-1976) et Jacques Prévert. Son premier reportage photographique est publié en 1932 dans le magazine Excelsior. 1934-1939
En 1934, il épouse Pierrette Chaumaison et commence à travailler la même année comme photographe publicitaire chez Renault, qui licencie cinq ans plus tard pour son manque de ponctualité. Il rencontre, en 1939, Charles Rado, fondateur de l’agence Rapho, et commence à travailler en photographe indépendant, mais il est mobilisé au début de la guerre. 1940-1946
Démobilisé, Doisneau s’engage dans la Résistance et utilise ses talents de photographe à la fabrication de faux papiers. Photographe de l’Occupation puis de la Libération, il intègre l’agence Rapho en 1946. 1947-1960
En 1947, Doisneau remporte le prix Kodak, ce qui lui vaut de nombreuses commandes de Life et de Vogue. En 1952, il se met au Leica, plus facile à porter que son vieux Rolleiflex. Il remporte le prix Niépce en 1956. 1961-1994
Dans les années 1960, Doisneau expérimente photomontage et couleur, mais il finit par revenir à son sujet de prédilection, la banlieue, dans les années 1970. Il mourra en 1994.
la photographie humaniste ‒ 325
Buzz Aldrin sur la Lune neil armstrong né en 1930
1969
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e 20 juillet 1969, Apollo 11 dépose Neil Armstrong et Edwin E. « Buzz » Aldrin sur la Lune. Cet événement est suivi dans le monde entier par plus de 600 millions de téléspectateurs. Avant ces images, on imagine l’espace mais on ne l’a jamais vu. Les images de télévision granuleuses en noir et blanc n’ont pourtant pas la qualité des photos de Neil Armstrong, d’une clarté et d’une définition dans le détail remarquables. On voit ici Buzz Aldrin, même si on aperçoit Armstrong prenant la photo dans la visière de son casque. Une version recadrée de cette photo fit la couverture de Life le 11 août avec comme légende : « Aller-retour vers la Lune ». Ces images sont les plus diffusées et les plus emblématiques de la décennie. Les deux hommes n’ont passé que deux heures et demie sur la surface de la Lune, à prélever des échantillons, à mener des expériences et à prendre des photos. Michael Collins, lui, est resté en orbite dans le module de commande Columbia. Ces hommes remplissaient l’objectif fixé en 1961 par le président Kennedy d’aller sur la Lune avant la fin de la décennie. Il était aussi essentiel de les ramener sains et saufs sur Terre. Et le 24 juillet 1969, la nouvelle qu’ils avaient atterri dans l’océan pacifique fut accueillie avec soulagement. Les trois astronautes furent reçus triomphalement à New York. C. B.
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en détail 4 les croix de repérage Armstrong utilise un appareil spécialement conçu, un Hasselblad motorisé 500EL avec objectif Biogon et filtre polarisant monté sur l’objectif. Une plaque de verre portant des croix de repérage qui s’impriment sur le film pendant l’exposition est en contact avec le film.
1 la visière réfléchissante La visière montre ce que voit Aldrin : une partie du module lunaire Eagle enveloppé de matière réfléchissante, puis Armstrong dans sa combinaison blanche qui prend la photo et les ombres étirées des deux hommes.
2 le drapeau américain On voit bien le drapeau, symbole de la puissance américaine, sur l’épaule d’Aldrin. Dennis Mason se souvient : « Il faisait nuit… c’était magique de savoir que pour la première fois il y avait des hommes dans la Lune qui se levait au-dessus de nos têtes. »
Épreuve en couleurs Time & Life Pictures/Getty Images
394 ‒ de l’après-guerre à la société permissive ‒ 1946-1976
3 les traces de pas Les traces de pas apparaissent vite au sol. Armstrong répondant à Houston dit : « La surface est fine et poudreuse… Je peux la soulever sans peine avec mes orteils. Elle colle au sol et à mes bottes comme une fine couche de charbon de bois. »
le photographe 1930-1955
Neil Armstrong naît dans l’Ohio en 1930. Il obtient son diplôme d’ingénieur en aéronautique à l’université de Southern California en 1949. Après avoir servi comme pilote dans l’aéronavale (1949-1952), il entre au National Advisory Commitee for Aeronautics (NACA). 1956-1969
Durant 17 années, Armstrong est ingénieur, pilote d’essai puis astronaute à la National Aeronautics and Space Administration (NASA), qui a remplacé le NACA. Il devient astronaute en 1962. Il commande la mission Gemini 8 en 1966. Commandant d’Apollo 11, il a l’insigne honneur d’être le premier homme à marcher sur la Lune. de 1970 à nos jours
Il est professeur au département de génie aérospatial de l’université de Cincinnati (1970-1979), puis président de Computing Technologies for Aviation (1982-1992). Il reçoit de nombreuses distinctions et décorations, entre autres, la médaille présidentielle de la liberté (Presidential Medal of Freedom).
les années 1960 ‒ 395
Le Pop Art et l’Art conceptuel
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ans un entretien de 1963 avec le critique Gene Swenson, Andy Warhol (1928-1987) dit que le Pop Art c’est « aimer les choses ». Warhol comme le Pop Art s’emparent de l’imagerie des médias, des biens de consommation et de la culture populaire. C’est le critique Lawrence Alloway, directeur de l’Institute of Contemporary Art de Londres, qui qualifie le travail du Groupe indépendant, y compris celui d’Eduardo Paolozzi et Richard Hamilton (1922-2011), d’« art populaire », qui sera abrégé en Pop Art. Les pop artistes américains et européens se détournent des grandes toiles pleines d’émotion des expressionnistes abstraits tels Jackson Pollock et Barnett Newman et s’inspirent de la vie de tous les jours. Face à la masse de produits bon marché qui inondent le marché dans les années 1960, les pop artistes en Europe, aux États-Unis, au Japon au Brésil ou ailleurs interrogent le rôle des images de ces produits dans la relation qu’entretiennent les gens avec eux. La photographie est donc essentielle à la pratique du Pop Art. Au lieu de prendre eux-mêmes des photos, ces artistes renoncent de l’idée traditionnelle d’originalité et de talent artistique pour s’approprier des images toutes faites (ready-made). La plupart des images formant
le collage de Hamilton Qu’est-ce qui peut bien rendre nos intérieurs d’aujourd’hui si différents, si séduisants ? (1956) proviennent de magazines américains et soulignent l’ubiquité des biens de consommation et des mass media. La même technique est utilisée dans Intérieur (à gauche) : l’image d’une femme moderne est plantée au milieu d’un collage d’intérieurs de styles différents, allant du lourdement décoratif au modernisme aux plans colorés mais nets. La sérigraphie de Warhol Double Elvis (ci-contre) fait de la superstar du rock une image double reproduite mécaniquement. Andy Warhol emprunte une photo de plateau du western les Rôdeurs de la plaine (Flaming Star ; 1960) et en fait deux sérigraphies à l’encre noire sur fond argenté avec son assistant, dans son atelier justement nommé The Factory (« l’usine »). L’argent évoque le prestige de Hollywood tandis que l’impression irrégulière, un peu passée, donne l’air irréel à Elvis. L’évidence des imperfections et des dérapages dans la reproduction mécanique de la photo poussent le spectateur à regarder plus attentivement cette silhouette familière. L’image double d’Elvis lui rappelle que la conception qu’il a du personnage résulte de la diffusion incessante de son image, tout comme le consommateur se familiarise avec les produits via la répétition d’images publicitaires. L’impression obsédante que crée l’image établit une distance entre l’idée d’Elvis que se fait le spectateur et sa réalité, inaccessible à l’image. De jeunes artistes californiens, comme Ed Ruscha (né en 1937), découvrent le Double Elvis de Warhol en 1963 dans une exposition de la Ferus Gallery, de Los Angeles. Ce type d’exposition contribue largement à la progression du Pop Art dans cette ville. D’autres artistes utilisent la photographie pour représenter les objets de la vie quotidienne. L’Allemand Sigmar Polke (1941-2010) prend des photos noir et blanc banales d’objets ordinaires pour Bamboo Pole Loves Folding Ruler Star (1968-1969). Comptant quinze photographies, ce travail présente un défilé absurde d’objets, cuiller au bout d’une ficelle entre deux verres, pickle planté dans une feuille de papier, tube dressé dans un plat de salade. Bamboo Pole évoque les ready-made de Marcel Duchamp, des objets de consommation ordinaires qu’il dit être des œuvres d’art, ainsi que les photographies surréalistes de Man Ray (1890-1976). Les photos en noir et blanc de Polke, au cadrage étrange et souvent floues révèlent un langage et une pratique artistique radicalement neufs faits d’une indifférence calculée qui rend les photos aussi banales que les objets qu’elles représentent. La banalisation délibérée de la photo rapproche Polke de l’art conceptuel, ensemble non structuré de pratiques artistiques. L’art conceptuel, ainsi nommé car ses artistes privilégient le concept plutôt que l’objet d’art lui-même, apparaît dans les années 1960 en même temps et en réaction au Pop Art, au néo-dadaïsme et à Fluxus. La photo est essentielle à toutes ces pratiques, éphémères pour la plupart et utilisant la photo comme document.
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1 Intérieur (1964) Richard Hamilton • sérigraphie 49 x 64 cm New York, Museum of Modern Art 2 Double Elvis (1963) Andy Warhol encre pour sérigraphie sur peinture polymère synthétique sur toile 211 x 134,5 cm New York, Museum of Modern Art
repères 1956
Dans l’exposition « This is Tomorrow » à la Whitechapel Gallery de Londres, le Groupe indépendant présente des œuvres inspirées de la culture populaire.
1962
Première exposition personnelle d’Andy Warhol à la Ferus Gallery, de Los Angeles, première apparition des boîtes de soupe Campbell.
1962
Warhol crée le Diptyque de Marilyn, peinture sérigraphique fondée sur une photo originale de Gene Kornman (né en 1927).
404 ‒ de l’après-guerre à la société permissive ‒ 1946-1976
1963
Warhol installe son atelier, surnommé la Factory, à Manhattan, 231 East 47th Street.
1966
En décembre, Arts Magazine publie des images de Des logements pour l’Amérique de Dan Graham, accompagnées de textes brefs.
1967
Sol LeWitt invente le terme art conceptuel, dans l’article « Paragraphs on Conceptual Art », paru dans Artforum.
1967
Début de la série de Martha Rosler « Bringing the War Home : House Beautiful ».
1968
Warhol échappe de justesse à la mort quand Valerie Solanas, féministe radicale qu’il a offensée, lui tire dessus.
1968
Robert Smithson publie un essai faisant l’éloge des premiers land artistes, « A Sedimentation of the Mind : Earth Projects », dans Artforum.
1970
Première exposition consacrée à l’art conceptuel, « Conceptual Art and Conceptual Aspects » ouvre au New York Cultural Center.
1972
1972
Smithson transforme une friche industrielle en land art avec Spiral Jetty, longue jetée en spirale qui avance dans le Grand Lac salé (Utah).
Pour la première fois, on vend plus de téléviseurs couleur aux États-Unis que de postes en noir et banc.
le pop art et l’art conceptuel ‒ 405
Kate Moss, sous-exposition corinne day 1965-2010
1993
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udes, sans compromis et particulièrement british, les photographies de mode de Corinne Day étaient totalement à contre-courant de l’esthétique glamour des grands magazines du début des années 1990 ; elles ont contribué à l’élaboration du style grunge. Day ne cherchait pas à vendre un idéal ouvertement sexuel ou sophistiqué de la beauté féminine ; son travail était plutôt enraciné dans la réalité, modelé par une approche de la vie libre et sans crainte. Cette image de Kate Moss dans la fringance de ses dix-neuf ans, prise dans son propre appartement, s’intègre à une série publicitaire parue dans Vogue pour des sous-vêtements, en 1993 : elle valut à Day une avalanche de critiques l’accusant de promouvoir l’anorexie, l’usage de la drogue et même la pédophilie. Les premières photographies de Moss prises par Day pour une prestation intitulée « The Third Summer of Love », dans The Face (juillet 1990), avaient contribué à lancer la carrière de la jeune mannequin, encore peu connue, et les deux femmes étaient devenues de proches amies et collaboratrices. En 1993, au moment de la photographie de Vogue, Day comprit : « Cela ne plaisait plus à [Kate], elle avait cessé d’être ma meilleure amie, elle était devenue un mannequin. » Affectionnant des modèles jeunes et non conventionnels, souvent aux allures d’androgyne, le style intime et documentaire de Day allait exercer une grande influence sur la photographie de mode dans le monde entier. S. B.
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en détail 1 le regard vide Les grands yeux noisette de Kate Moss ressortent dans la photographie. Leur expression est ambiguë : détendue, provocante, vulnérable, mélancolique ? Day a pris ce cliché un jour que Moss avait pleuré à la suite d’une dispute amoureuse.
2 la petite croix d’or Au centre de l’image, la fine croix est le seul accessoire que porte le modèle, dont la posture rappelle un peu la forme. Le petit bijou était sans doute peu visible sur la page du magazine, mais il apporte un élément d’innocence dans cette image de sexualité adolescente.
Épreuve chromogène 24 x 30,5 cm Londres, Victoria and Albert Museum
492 ‒ du post-modernisme à la mondialisation ‒ de 1977 à nos jours
3 les sous-vêtements Le prétexte du cliché était une publicité pour des sousvêtements, accompagnée d’un texte parfaitement indigent, mais cela n’a aucune importance. Le prétexte est secondaire par rapport à l’atmosphère de l’image et à la personnalité du modèle.
4 l’intérieur Les petites ampoules colorées, sommairement fixées au mur avec du ruban adhésif, encadrent la silhouette du mannequin. On aperçoit un morceau de meuble bleu en bas, à gauche. Day photographiait souvent les modèles chez elles.
la photographe 1965-1980
Née à Londres, Corinne Day quitte l’école à seize ans. Elle commence à dix-huit ans une carrière de mannequin. 1981-1989
Sa carrière la conduit au Japon, où elle rencontre Mark Szaszy, qui lui apprend la photographie. Elle commence par photographier ses confrères pendant les pauses. 1990-1995
Day commence à recevoir des commandes pour The Face et travaille aussi pour d’autres magazines. Son approche photographique marque les débuts du style grunge. 1996-2000
Une tumeur au cerveau est diagnostiquée en 1996. En 2000 sort son premier livre, Diary. Une exposition sous le même intitulé est organisée à la Photographer’s Gallery de Londres. 2001-2010
Day continue à travailler sur de grandes commandes pour les magazines. Elle épouse Mark Szaszy en 2007. Elle meurt chez elle le 27 août 2010.
la mode et le style ‒ 493
New Brighton, Angleterre martin parr né en 1952
1985
navigateur Épreuve chromogène New York, Agence Magnum Photos
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n 1982, l’Anglais Martin Parr commence à prendre des photographies en couleurs avec un appareil moyen format. Il braque son objectif sur New Brighton, station balnéaire défraîchie du Merseyside. Ses images sont publiées en 1986 dans l’ouvrage la Dernière Station, tournant dans l’histoire de la photographie documentaire britannique qui la fait entrer officiellement dans le domaine des beaux-arts. Parr utilise un flash même par des journées d’été ensoleillées et il opte pour un objectif grand angle et un champ profond. Les images qui résultent de ces choix sont caractérisées par des couleurs vives et ont quelque chose d’outrancier. Parr présente avec un réalisme criard des familles qui jouent, mangent ou prennent le soleil au milieu de détritus. Son utilisation de la couleur fait débat, car elle était jusque-là réservée à la photographie éditoriale ou de mode. Certains voient dans ses images de New Brighton une satire glaciale et grotesque qui ridiculise la classe ouvrière. Ce qui peut apparaître à première vue comme du snobisme et du mépris peut se lire comme un intérêt sincère et affectueux pour ces gens et pour la façon dont ils exposent sur la scène publique un mode de vie sans prétentions. Parr fait ici montre d’une grande franchise dans sa représentation et dans son exploration des possibilités qu’offre la photographie. G. H.
le photographe 1952-1973
1988-2003
1974-1985
2004-2007
Martin Parr naît à Epsom (Surrey). Il étudie la peinture à Manchester Polytechnic et passe un été comme photographe pour un camp de vacances Butlin à Filey (Yorkshire du nord). Il commence à s’intéresser aux cartes postales photographiques de John Hynde (1916-1998). Parr réside à Hebden Bridge (Yorkshire de l’ouest). Son travail se fait plus narratif et son commentaire social mordant se fait plus visible. En 1982, il s’installe à Wallasey (Merseyside), et débute la photographie en couleurs. 1986-1987
En 1986, il publie la Dernière Station et expose à la Serpentine Gallery (Londres). 1 la poubelle qui déborde est l’élément saillant de la composition. Elle met en relief le côté miteux de la station balnéaire de New Brighton, mais la photo de Parr, qui montre des gens qui prennent du bon temps, n’en reste pas moins éclatante et pleine de vitalité.
454 ‒ du post-modernisme à la mondialisation ‒ de 1977 à nos jours
2 la femme au bras tendu à droite montre du doigt quelque chose hors du cadre. Cet élément illustre l’intérêt de Parr pour les récits sans liens. Son image rappelle les dioramas du xixe siècle et leurs mises en scène qui incitent à se demander ce qui va se passer.
3 poisson frit et frites Pour Parr, déguster un fish and chips à l’extérieur est un passetemps de la classe ouvrière du nord de l’Angleterre. Photographier les gens qui en mangent et les détritus qu’ils laissent permet d’évoquer son enfance et de signifier l’avidité et le peu d’importance que ces gens accordent au raffinement.
Parr rejoint l’agence Magnum Photo en 1988 et en devient membre à part entière en 1994. Il publie sa monographie, Martin Parr, en 2002, année où une rétrospective de son œuvre est organisée à la Barbican Art Gallery (Londres). L’exposition parcourt l’Europe cinq années. En 2004, Parr est nommé professeur de photographie à l’université du Pays de Galles et il participe comme directeur artistique au festival Rencontres de la Photographie d’Arles. En 2006, il reçoit le prix Erich Salomon. de 2008 à nos jours
Au Haus der Kunst (Munich) s’ouvre « Le Monde de Parr », exposition qui parcourra l’Europe deux ans. 4 la couleur rouge Parr a un emploi extrême de la couleur dans la Dernière Station. La couleur rouge apparaît souvent et c’est ici la couleur du poteau au premier plan et du banc. Une impression de chaleur se dégage des images, comme si Parr utilisait le rouge comme métaphore de la peau rougie des visiteurs à New Brighton.
l’art documentaire ‒ 455