Flanders (i) Magazine #31 - edition française

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EN

FRANÇAIS

4. WIM VANDEKEYBUS

6. JAN BULTHEEL

24 - HOUR PARTY PEOPLE

Sur les routes de la Croatie, un chauffeur de bus s'ouvre à beaucoup plus que le public d'un festival électro. A l'instar du réalisateur et scénariste Raf Reyntjens et de son équipe, pour lesquels Paradise Trips fut un voyage dans tous les sens du terme. .1

Deux mondes s’entrechoquent dans Paradise Trips, premier long métrage de Raf Reyntjens, réalisateur renommé de publicité et clip vidéos : celui d’un chauffeur de bus conservateur et borné, de près de soixante ans, Mario Dockers (Gene Bervoets), et celui du fils qu’il a abandonné, Jim (Jeroen Perceval), qui vit toujours comme un postadolescent alors qu’il dépassé la trentaine. Ce qui les réunit, c’est le fils de Jim, Sunny – ce petit-fils dont Mario ignorait tout – et un festival de musique électronique dans les montagnes croates. Mario conduit le bus des ravers en route pour les montagnes du Velébit – et ce faisant se voit emmené bien loin de son petit confort habituel. Reyntjens a entamé le dévelop­ pement de Paradise Trips il y a près de six ans, juste après avoir signé le court métrage de guerre Tunnelrat (2008). Y figurait un Matthias Schoenaerts encore largement méconnu, qui était aussi apparu dans un court métrage précédent du réalisateur, A Message From Outer Space (2004), co-dirigé avec Roel Mondelaers. Reyntjens est arrivé tardivement au cinéma. Au lycée, il avait choisi comme orientation le sport, principalement

8. JEROEN PERCEVAL

PAR ian Mundell PHOTO Bart dewaele

parce que cela n’impliquait pas « de suivre des cours ennuyeux ». « Après mes études, je ne savais pas quoi faire de ma vie. » Deux choses vont y remédier : la découverte de Vol au-dessus d’un nid de coucou et un conseiller en orientation professionnelle qui lui fait remarquer que le cinéma pourrait être un boulot amusant. « Lorsque l’on m’a confirmé que c’était vraiment envisageable, j’ai su immédiatement que c’est ce que je voulais faire. » Reyntjens a suivi les cours du RITS, école des arts de la scène à Bruxelles, dont il est sorti diplômé en 1999. Durant les cinq années suivantes, il a réalisé des clips vidéo et des publicités, parfois seul, parfois avec le co-réalisateur flamand Roel Mondelaers (« On se faisait appeler Raf & Roel »). Comme Michaël R. Roskam (« Bullhead », « The Drop »), il fut aussi membre de « Claxon United », un collectif d’aspirants jeunes réalisateurs, qui échafaudaient des plans de carrière et s’échangeaient leur scénarios. Depuis, tous ont réalisé des longs métrages. Paradise Trips fut développé au sein de Binger Film Lab, une résidence d’artistes destinée à des professionnels du cinéma patentés. interview


Photos : Paradise Trips

« J’ai écrit une première version en 2006 mais elle n’était pas encore suffisamment aboutie » se souvient Reyntjens. « Je voulais en faire trop : il y avait trop de personnages et trop d’idées folles. Je ne parvenais pas à synthétiser cela sous une forme qui me permettrait de convaincre quelqu’un de me suivre. J’ai donc décidé de réaliser un autre court métrage – Tunnelrat. Ensuite, j’ai retravaillé le scénario, je l’ai envoyé à Binger et ils ont retenu mon projet. » RETOUR À L’ÉCOLE « Ce fut ma véritable école de cinéma » assure-t-il. « J’ai beaucoup appris au RITS, mais à Binger, j’étais totalement investi : il n’y avait que le cinéma et rien d’autre. Vous êtes entourés de conseillers spécialisés, aussi bien des représentants du cinéma d’auteur européen que des maîtres du scénario à l’américaine. C’était extraordinaire. Mais j’ai eu besoin d’un peu de temps pour assimiler tout cela. Après Binger, il m’a encore fallu un an pour parachever mon scénario afin qu’il soit prêt pour sa interview

mise en production. » Durant ce processus, le scénaristeréalisateur s’est parfois retrouvé plongé dans le monde étrange et fascinant des cultures alternatives. « Au début, vous vous contentez d’observer » note-t-il. « Ensuite vous réalisez qu’il faut vraiment participer si vous voulez les comprendre. Je me sentais comme un policier infiltré, mais je ne sais pas si j’infiltrais ce monde pour en faire un film ou si c’était l’inverse. Quoiqu’il en soit, je suis désormais en symbiose avec les deux univers ! » Comme toute histoire de ce type, certains éléments sont inspirés du parcours du réalisateur, mais pas au point d’être totalement autobiographiques. « C’est assez proche » admet-il « mais je ne mène pas la vie nomade d’un hippie et mon père est plutôt quelqu’un d’ouvert. Mais lorsque j’avais seize ans, j’ai vraiment compris ces gens qui étaient en quête d’un mode de vie alternatif dans la contre-culture. Cela m’a toujours fasciné mais plus du point de vue de l’observation, pour raconter une histoire plutôt que pour en être partie prenante. »

Mais au final, malgré le passé de Reyntjens comme réalisateur de clip – notamment pour le roi belge de la « dance » Stromae et la star française Irma – et en dépit d’un titre au parfum d’underground Paradise Trips, la dimension « rave » de son film n’en est pas le sujet principal. Ce sont les relations humaines qui constituent le coeur de cette oeuvre. « Il s’agit surtout d’un conflit de générations » explique Reyntjens. « L’histoire se concentre sur la relation brisée entre le père et le fils. A cela s’ajoute le parcours du petit-fils, qui a grandi dans ce monde alternatif, mais qui se rebelle contre ses parents. C’est un gamin plutôt matérialiste, qui a juste envie de jouer sur des consoles. Et c’est là que se noue la relation entre le grand-père et l’enfant. » UN RASSEMBLEMENT DE TRIBUS Mais pour que le film fonctionne, ill fallait que son arrière-plan de contre-culture soit crédible.

« Au départ, j’avais envisagé de tourner dans un festival gratuit, dans le sud de l’Espagne, où se réunissaient de véritables tribus des quatre coins de l’Europe. Mais le temps que le scénario soit achevé, ce festival n’existait plus. Nous avons donc imaginé de monter nous-même un festival, à une petite échelle. Mais cela s’est avéré trop cher. Nous nous sommes alors mis en quête d’un événement réel. Nous cherchions une manifestation assez libertaire, avec un public débarquant par ses propres moyens d’un peu partout. » Ils se sont retrouvés en Croatie, à un festival nommé « Lost Theory », dans les montagnes au nord de Zagreb. S’y produisent des groupes comme Peaking Goddess Collective, Transwave et Flooting Grooves (Reyntjens ne mise pas sur l’impact commercial de la musique...). Le hasard a voulu que ce festival soit organisé par un Belge. « Pour tout vous dire », précise le réalisateur, .2


« c’est lui qui nous a contactés parce qu’il avait entendu parler du film. Nous nous sommes rencontrés et le courant est bien passé. Nous avons donc décidé de collaborer. » Le casting des figurants fut la partie amusante. « Nous avons écumé les soirées à la recherche de figurants que nous pourrions mêler aux comédiens. Nous leur avons même offert des petits rôles mais la majorité d’entre eux font surtout de la figuration : ils sont là et le spectateur les aperçoit. » Reyntjens et son équipe sont partis en Croatie pour tourner quelques scènes avant le début du festival « Lost Theory ». Mais ils ont été baignés tout de suite dans l’événement. « Nous avons construit notre décor et soudain 5000 personnes sont apparues avec leur caravane : elles n’avaient pas réalisé que c’était un décor de film ». UN TOURNAGE D’ENFER L’opposition entre le monde « réel » et celui du festival est au coeur même du film. Mais tout ne s’est pas déroulé comme prévu. L’idée – suggérée par le titre – était que tout le monde laisserait la morne Belgique derrière au profit d’une Croatie ensoleillée. Mais la météo de ce mois de juillet 2014 en décida autrement. « Le festival se déroule dans un petit village montagnard où les conditions météorologiques sont des plus extrêmes » rappelle Reyntjens. « En principe, il y fait extrêmement chaud en juillet. Mais nous avons subi trois semaines de pluie, ce qui n’était jamais arrivé en Croatie. Ce fut un tournage d’enfer. Nous avons perdu plusieurs jours, nous avons même dû tourner un jour de plus et échanger l’ordre de plusieurs scènes. Ce fut éprouvant, mais nous avions une équipe remarquable qui s’est avérée capable de beaucoup de flexibilité. » Mais encore une fois, insiste le réalisateur, l’essentiel du film repose sur les personnages. « Le père est .3

réellement le personnage principal » note-t-il. « Le trame est centré sur ce chauffeur de bus qui s’ouvre petit à petit durant l’histoire et qui finit par accepter son fils tel qu’il est ». Le père est joué par Gene Bervoets, un acteur de cinéma et de télévision reconnu en Belgique. Le fils est interprété par Jeroen Perceval. Tous deux tenaient un rôle important dans Borgman d’Alex van Warmerdam , sélectionné en compétition au Festival de Cannes 2014. Perceval jouait également dans Bullhead. « J’ai adoré travailler avec eux. Gene est l’exact opposé de son personnage » explique Reyntjens. « Jeroen est sans doute un peu plus proche de son rôle, mais comme Gene il signe une composition de haut niveau. Le petit-fils est joué par Cédric Van den Abbelle. Il a douze ans mais interprète un garçon de dix ans. Il n’avait jamais fait de cinéma auparavant, mais a joué dans une pièce de théâtre où il était vraiment excellent. C’est là que nous l’avons découvert. »

RACONTER UNE HISTOIRE EN TRENTE SECONDES Paradoxalement, Reyntjens reconnaît qu’avoir oeuvré sur des publicités fut ce qui l’a le plus aidé dans son travail avec les comédiens sur Paradise Trips. « Avec Raf & Roel, nous avons toujours considéré qu’il était essentiel de pouvoir raconter une histoire en trente secondes. Nous nous demandions toujours si, sans le produit, notre petit film serait suffisamment captivant pour les spectateurs. Avait-il une valeur en soi ? »

Ils ont toujours joui d’une grande liberté, dit-il, mais c’était tout bénéfice pour leurs clients. Et ça l’est pour lui aujourd’hui. « C’est un fait : quand vous être libre de vos choix, le résultat ne peut être que meilleur. Il peut arriver parfois de livrer une pub médiocre, parce que le processus de création fut difficile. Mais au fil des ans, vous apprenez comment dialoguer avec vos interlocuteurs et réussir de meilleurs films. Je crois que mon expérience dans la publicité a contribué à faire de moi le réalisateur que je suis aujourd’hui. » Paradise Trips on flandersimage.com

« Nous avons construit notre décor et soudain 5000 personnes sont apparues et ont garé leurs caravanes. Elle n'avaient pas réalisé que c'était un décor de film. »

Jeroen Perceval dans Paradise Trips

interview


Les gamins aux chevaux

PAR PHOTOs

Alain Lorfèvre Danny Willems

bruxellois, Wim Vandekeybus est à ce point habité par son film, que lorsqu’il en parle, avec passion, il ne remarque même pas qu’une heure est passée et que sa commande n’est toujours par arrivée... Le temps, pour lui, n’est jamais perdu. Il est vécu, pleinement.

Wim Vandekeybus est parti tourner Galloping Mind en Hongrie et en Roumanie. Une parabole moderne aux images innovantes et magistrales, où les enfants et les chevaux sont les héros. « Dans les formations, on nous apprend toujours qu’il faut éviter les films avec beaucoup d’enfants, avec des animaux et avec de l’eau. Dans Galloping Mind, ces trois éléments sont réunis en un seul film. » Le producteur Bart Van Langendonck résume parfaitement les défis relevés pour le nouveau film de Wim Vandekeybus. « Galloping Mind est l’histoire de deux destins volés » explique ce dernier. « Lorsqu’elle réalise que son compagnon est le père de deux jumeaux nouveaux-nés, une infirmière kidnappe une des interview

nourrissons. La soeur grandit en ignorant tout de son frère, qui se retrouve dans un gang de gamins de rue. Douze ans plus tard, sans avoir conscience de leur lien sanguin, les deux se retrouvent irrémédiablement attiré l’un par l’autre. » Danseur, choréographe, photographe et réalisateur, cet artiste pluridisciplinaire sait ce qu’il veut. En un peu plus d’un quart de siècle de carrière, il n’a mené aucune de ses créations à moitié. « Je porte ce film en moi depuis dix ans » nous raconte-t-il. Attablé dans un célèbre café

UN PROCESSUS ORGANIQUE Wim Vandekeybus est un homme perpétuellement en mouvement. La gestation de Galloping Mind répond à la même logique, inséminée de diverses sources. « Il y a sans doute dans l’histoire des éléments autobiographiques », note l’intéressé. « Je me suis toujours préoccupé dans mes oeuvres des hasards de la destinée et des passions humaines. » Côté autobiographique, les chevaux remontent à l’enfance du metteur en scène. « Mon père était vétérinaire. Il y avait toujours des chevaux autour de la maison. Il en faisait venir de Yougoslavie et nous les domptions. Mon frère et moi, nous faisions partie d’une bande de gamins qui montaient à cheval, comme nous. » Exactement comme les gosses de Galloping Mind... Détail amusant : après avoir envisagé de tourner en Afrique du Sud, c’est finalement en Hongrie et en Roumanie que Wim Vandekeybus a trouvé les décors et les jeunes comédiens de son film – pas si loin de cette ex-Yougoslavie d’où provenaient les chevaux de son enfance. « C’est mon producteur qui m’a suggéré la Hongrie comme

décor. J’ai visité le pays et je suis tombé sous le charme des paysages et des villes. » Il y a une dimension intemporelle qui séduit le réalisateur. La langue aussi. « Ses racines n’ont rien à voir avec les langues latines ou germaniques. Cela supprime tous les repères, ce que j’aime bien. » Comme il tenait aussi absolument à avoir des plans au bord de la mer, le réalisateur a aussi tourné en Roumanie, sur les plages de la Mer Noire. « Cela renforce le caractère universel du film : les lieux sont indéfinis, difficilement identifiables. » Pour Wim Vandekeybus, toute création, qu’il s’agisse d’un film, d’un spectacle ou d’une chorégraphie, doit être un processus « organique, spontané ». Son scénario a d’abord été écrit en images, à partir de photos accumulées durant ses voyages. Un « mood board » comme on en trouve dans le cinéma d’animation, où il s’agit d’abord de traduire les ambiances et les émotions. Ces sensations visuelles, le réalisateur y est très attentif. Il cite déjà quelques images fortes de Galloping Mind, comme celle d’un cheval sortant de la mer ou de chevaux dans une carrière. « Si vous placez des chevaux dans une prairie, ils vont immédiatement brouter l’herbe. C’est une image qui ne surprend pas, qui est familière. Mettez-les dans une carrière, vous obtenez déjà quelque chose de plus intrigant. Même s’il n’en a pas conscience, le cerveau du spectateur réagit à cette étrangeté. » .4


DES CHEVAUX DANS LES RUES Galloping Mind joue de ces apparentes incohérences. Entre eux, les enfants parlent magyar tandis que les adultes, comédiens de diverses origines, pratiquent l’anglais. Voir des enfants à cheval dans un décor de ville moderne est aussi a priori surprenant. « Mais cela existe encore à certains endroits. En Irlande, j’ai vu un marché aux chevaux en pleine ville. Je me souviens aussi avoir vu à Chicago un gang qui organisait des courses de chevaux dans une banlieue. » En Belgique, on conserve l’habitude de voir la police montée... « Peu de gens le savent, mais dans certains codes de loi européens, les chevaux sont considérés comme un moyen de locomotion comme un autre : rien n’interdit de circuler à cheval en pleine ville. » Et puis, le réalisme n’intéresse pas Wim Vandekeybus, qui préfère qualifier Galloping Mind de parabole – sur le destin, l’amour, la jalousie. Pour sélectionner ses quarantecinq jeunes comédiens, Wim Vandekeybus a mené un casting sauvage en Hongrie. Certains, comme Kevin, son comédien principal, proviennent de l’assistance publique. D’autres sont même issus d’une famille d’éleveur de chevaux. Le défi ne faisait pas peur au metteur en scène, qui a l’habitude de travailler avec des enfants. « Je procède toujours de la même manière. Nous faisons des classes d’art dramatique. Je les fais improviser autour d’un thème.

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Au début, cela n’a rien à voir avec le film. Puis on travaille sur des thématiques en rapport avec l’histoire. Et enfin sur des scènes précises. » Un tournage pareil, ça créée forcément des liens. Wim Vandekeybus espère qu’il pourra emmener ses jeunes comédiens avec lui, si son film devait être sélectionné dans des festivals internationaux. Le réalisateur, qui termine le montage de son film alors que nous le rencontrons, ne tarit pas d’éloge sur ses techniciens hongrois. « Ils ont un niveau très élevé, très international. » Il a notamment été ravi de la collaboration avec le directeur de la photo Gábor Szabó. « C’est une pointure. Il a 63 ans et a formé pratiquement tous les directeurs de la photo hongrois. Il a conservé un esprit très vivace, très juvénile. Il cherche à innover en permanence. » Pour Galloping Mind, Szabó et Vandekyebus ont notamment eu recours à la caméra RED Dragon. Ce petit joyau technologique dernier cri,

Photos : Galloping Mind

très compact, filme en 6K. La RED a été couplée pour certaines scènes à une autre innovation, le stabilisateur gyroscopique à trois axes MōVI. « On peut suivre un mouvement complexe, sans perdre de stabilité. On peut même se passer la caméra, d’un cadreur à l’autre, par exemple au-dessus d’un mur ou d’une barrière. Grâce au MōVI, j’ai pu filmer assis sur un cheval au galop ou en courant derrière eux. On peut aussi descendre au raz du sol avec la caméra. » Le son jouera un rôle important dans Galloping Mind. Le père des jumeaux est un animateur radio. Ce sont ses interventions qui rythment le récit. « J’adore les films comme Conversations nocturnes (1988) d’Oliver Stone. J’avais d’ailleurs déjà monté un spectacle pour la scène, Sonic Boom, qui avait aussi pour contexte

une station de radio. » Ce média résume assez bien la philosophie de Wim Vandekeybus, qui prépare énormément ses projets en amont pour mieux retrouver l’impression de spontanéité lors du passage à l’acte. « Le truc, c’est de parvenir à se ménager un espace de flexibilité à l’intérieur de la contrainte. J’avais tellement préparé Galloping Mind que, finalement, je disposais de nombreuses alternatives au gré des aléas de tournage. » Le point final étant le montage, une étape qui ravit l’homme de scène qu’est Wim Vandekeybus : « On revoit les images, on revit le tournage et on voit finalement le film que l’on a fantasmé si longtemps prendre forme ». A l’image du titre, l’esprit du réalisateur continue de galoper, loin devant, sachant précisément où le mène sa course. Galloping Mind on flandersimage.com interview


UN NOUVEAU DESSEIN POUR L'ANIMATION

PAR Alain Lorfèvre PHOTO bart dewaele

Un film d’animation sur la Première Guerre mondiale, qui fait un usage révolutionnaire de la motion capture : c’est le défi relevé par Jan Bultheel pour Cafard.

La Première Guerre mondiale a débuté en Belgique. Et c’est de là qu’arrivera sur les grands écrans le film le plus original et le plus novateur en rapport avec le conflit. Au qualificatif de « révolutionnaire », le réalisateur Jan Bultheel applaudit en riant. D’abord parce qu’une partie de Cafard a pour toile de fond la révolution russe interview

d’octobre 1917. Ensuite parce que ce film d’animation pour adultes a expérimenté avec succès un nouveau mode de production, qui lui a permis d’être entièrement réalisé en quelque dix-huit mois par six chefs de poste et six animateurs seulement, pour un budget remarquablement bas : 2,9 millions euros.

Initié par Tondo Films, la société que Jan Bultheel a fondé avec Arielle Sleutel, Cafard suit le périple d’André Mordant, champion de boxe belge. Alors qu’il est à Buenos Aires pour les championnats du monde, André apprend que sa fille a été violée par des soldats allemands lors de l’invasion du pays. Revenant dans le réduit de l’Yser où s’est réfugiée ce qu’il reste de l’armée belge, André, ivre de vengeance, s’engage dans le bataillon des Auto-Canons-Mitrailleuses (ACM), la toute première unité blindée de l’histoire. Mais ces véhicules trop lourds s’embourbent dans les plaines de l’Yser, qui viennent d’être inondées pour retenir l’avance allemande. Inutile sur le front Ouest, la division ACM est alors envoyée par la Belgique auprès de son allié russe. Un périple dont ses quelque 350 volontaires ne reviendront que quatre ans plus tard, après avoir traversé la moitié du globe... « J’ai découvert cette histoire incroyable, mais authentique, dans le livre « Reizigers door de Groote Oorlog (Les voyages de la Grande Guerre) » d’August Thiry et Dirk Van Cleemput », rappelle Jan Bultheel. « Elle résume bien l’absurdité de cette guerre : cette unité d’élite, avant-gardiste pour l’époque, n’a pratiquement servi à rien d’un point de vue militaire. Mais ses volontaires ont été les témoins d’événements tragiques qui ont changé le monde d’après-guerre. Ces jeunes gars se sont retrouvés livrés à eux-mêmes en pleine

révolution et guerre civile russe, obligés de fuir par l’Est, à travers l’Asie, la Mongolie et la Chine. Quand ils sont finalement revenus en Belgique, bien après l’armistice, on s’est bien gardé de faire la publicité de ce fiasco. » L’APPORT DE LA MOCAP Réalisateur expérimenté de publicité et de courts métrages, Jan Bultheel a vu dans cet épisode la toile de fond idéale à une grande fiction épique et dramatique. « L’idée, à travers l’histoire de Jean Mordant, est de mettre en parallèle la fin d’un monde et la fin des idéaux d’un homme encore pétri des valeurs du XIXe siècle. » Plutôt que de puiser dans une imagerie passéiste, le réalisateur flamand recourt au contraire à une technologie de pointe du cinéma du XXIe siècle, dont il fait une utilisation radicalement neuve : la motion capture. « J’ai réalisé pour la compagnie théâtrale MaisonDahlBonnema deux courts métrages d’animation utilisant la rotoscopie. Ils m’ont ensuite demandé un troisième film, où ils souhaitaient pouvoir interagir avec des personnages virtuels. C’était trop compliqué à réaliser en rotoscopie. » Cherchant une solution technique, Jan Bultheel a découvert qu’un costume de motion capture était disponible à l’école de Digital Arts & Entertainment, à Courtrai. « Nous avons pu tourner avec cette combinaison trois jours de captation en mocap. Et au terme de six mois

MOTION-CAPTURE STUDIO - ©Mark Devos

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« Ce que nous avons réalisé pour Cafard n’a absolument rien à voir avec un film d’animation classique » Photos : Cafard

de production, nous avions un montage d’une heure et demie. » Le réalisateur avait non seulement trouvé la technique idéale pour son ambitieux Cafard, mais aussi expérimenté un workflow de production avec son jeune stagiaire et assistant 3D, Peter Paul Milkain. « Ce que nous avons réalisé pour Cafard n’a absolument rien à voir avec un film d’animation classique, souligne Jan Bultheel. D’abord, nous n’utilisons pas de story-board. Comme dans un film avec des acteurs, nous travaillons uniquement à partir du scénario. » Toutes les scènes de Cafard ont été tournées en trois semaines au studio Solidanim, à Angoulême, notamment avec l’acteur Wim Willaert, qui joue André Mordant. « Comme pour un film live, nous préparions les scènes avec les comédiens. Mais ceux-ci ne sont pas encombré par l’emplacement des caméras : il n’y en a pas en mocap. Ils sont plus libre de leurs mouvements. De plus, il n’y pas de répétition « mécanique » pour tester les mouvements de caméra. Enfin, nous enregistrons les voix directement, quand les comédiens sont dans le feu de l’action. Ce type de tournage offre plus de spontanéité que dans un film live ou un film d’animation » note encore Jan Bultheel, qui y voit un gain en terme d’émotions. .7

Le réalisateur y gagne aussi en créativité : « Une fois la mocap réalisée, on obtient à l’écran un premier rendu très brut des avatars des comédiens, ce que j’appelle les « poupées Barbies » explique-t-il en riant. » On y ajoute les éléments de décors sous une forme très sommaire. » A partir de là, le réalisateur dispose sa caméra virtuelle, en exploitant au mieux l’interprétation de ses comédiens invisibles. Ce résultat, premier montage du film, est baptisé offline edit. C’est un peu l’équivalent de l’animatique pour un film d’animation classique, mais une animatique plus précise et proche du résultat définitif. C’est seulement alors que commence la troisième étape : la finalisation de la modélisation des personnages et des décors (ou compositing), la colorisation, la texturisation et l’éclairage.

UNE NOUVELLE VISION DU CINEMA D’ANIMATION Ce qui est fascinant, c’est que grâce à la motion capture et autres techniques numériques mises en oeuvre, Cafard a été réalisé par une très petite équipe. Le contrôle artistique en est renforcé. Jan Bultheel a pu travailler directement sur les couleurs et les textures, chose pratiquement impossible dans un film d’animation « classique ». L’esthétique globale est ce que le réalisateur qualifie de low-poly : « Je ne voulais pas tomber dans cette quête du réalisme ou des textures trop élaborées que l’on voit dans tous les films d’animation en images de synthèse aujourd’hui. » Les choix du réalisateur, qui est aussi peintre à ses heures, se sont portés sur des couleurs plus expressionnistes que figuratives. » Chaque scène dispose d’une dominante chromatique qui reflète les émotions des

personnages. » La palette de couleurs ou les camaïeux, soignés, traduisent l’affection du réalisateur pour la peinture à l’huile moderne et ses aplats denses et uniformes. Jan Bultheel a aussi apporté sa « patte » personnelle sur les personnages et les décors. « Lors de la texturisation, on « déplie » en quelque sorte l’enveloppe qui habille la poupée 3D. On peut alors appliquer la texture sur cette surface 2D ». Le réalisateur a souligné certains aspects des personnages par des petits traits très stylisés. Le résultat rappelle le graphisme des auteurs de bande dessinée José Muñoz ou Comès. « Nous avons eu la chance de trouver une équipe créative ouverte à une approche neuve du cinéma d’animation » se réjouit Jan Bultheel. La post-production de Cafard sera achevée en mars 2015. De quoi placer le film idéalement à la veille des grands festivals internationaux. Ce film, décidément pas comme les autres, sera accompagné d’une adaptation en bande dessinée, mais aussi d’une application web originale : le faux carnet de route d’un des compagnons d’André Mordant, qui permettra de découvrir l’envers du décor de cette production qui pourrait ouvrir de nouvelles perspectives au cinéma d’animation européen.

interview


La fin de l'innocence PAR

Alain Lorfèvre

PHOTO

Danny Willems

Le comédien Jeroen Perceval passe derrière la caméra avec August, où un petit garçon est confronté à la face sombre de l'existence. Des débuts maîtrisés et prometteurs, dignes de ses amis Michaël R. Roskam et Felix van Groeningen. Visage connu du grand et du petit écran ainsi que de la scène, en Belgique, le comédien Jeroen Perceval s’est fait remarquer par le public international par son rôle de composition en ex-ami d’enfance de Matthias Schoenaerts, dans Bullhead (Rundskop, 2011) de Michaël R. Roskam, et son interprétation du très sanguin Richard dans Borgman (2013) d’Alex van Warmerdam, sélectionné en compétition au Festival de Cannes. Passant derrière la caméra avec un premier court métrage, August, Jeroen Perceval explore à son tour - et avec brio - la part trouble de la nature humaine. Mais en prenant pour protagonistes, originalité audacieuse et troublante pour le spectateur, des enfants. « Réaliser est un vieux rêve » précise l’impétrant. « Ce que je préfère, c’est raconter des histoires. J’ai grandi là-dedans » rappelle ce fils du dramaturge et metteur en scène Luk Perceval. « Jusqu’à présent, je me suis exprimé à travers les pièces de théâtre que j’ai écrites et ma musique, mais aussi bien évidemment grâce aux rôles que j’ai interprétés. Pour moi, faire du cinéma, c’est plus comme faire de la musique, c’est un moyen interview

August - ©Maarten Van Den Abeele

d’expression très direct. » Cette approche directe se ressent dans ce portrait d’un petit garçon de huit ans, August, dont les jeux d’été vont être perturbé par la malice brutale de deux adolescents. « Cette histoire trotte dans ma tête depuis un bout de temps. Elle n’a rien d’autobiographique en particulier et je n’ai pas encore d’enfants mais je voulais raconter quelque chose que nous avons tous vécu, certains plus tôt, certains plus tard. En effet, tout le monde se retrouve au moins une fois dans sa vie face à de vrais salopards. C’est cette confrontation forcée avec le côté le plus sombre de l’existence qui m’intéressait. » A HAUTEUR D’ENFANT Par opposition, August s’ouvre sur un univers lumineux : jeux de plein air dans une forêt quasiment idyllique. Un parti pris qui faillit subir les aléas typiques d’un tournage. « Je voulais aussi énormément de lumière car tout est vu à travers les yeux de l’enfant. Malheureusement on a eu la semaine la plus sombre du mois d’août... » Le réalisateur a su toutefois composer avec la météo, au point qu’une averse typique des étés belges offre au récit un parfait

contre-point visuel. Jeroen Perceval a réussi à trouver un dispositif original pour conter son récit du point de vue des enfants, avec un cadre décentré, qui exclut le plus souvent toute perception trop précise des rares adultes que l’on croise. « C’est également pour coller au plus près au monde des enfants. Les adultes ne m’intéressaient pas et c’est pourquoi j’ai décidé de ne pas les mettre dans l’image. La seule chose qui importait, c’était August et la manière dont lui perçoit le monde. » Compte tenu de la violence sous-jacente de son sujet, le réalisateur-comédien a veillé à préserver ses jeunes comédiens. « Si on analyse les images, les enfants n’ont rien dû faire d’explicite, tout est suggéré. Je n’ai jamais abordé le sujet lui-même en détails avec les enfants. J’en suis resté à des aspects très techniques, on a filmé petit bout par petit bout. Certaines actions n’avaient pas une signification particulière pour eux, elles ne la prennent qu’au montage. » S’il est novice sous la casquette du réalisateur, Jeroen Perceval n’est évidemment pas un débutant. Il a même été à très bonne école, comme il le reconnait lui-même. « Il est évident que j’ai emprunté des choses à Michaël R. Roskam, Alex van Warmerdam et Felix van Groeningen (réalisateur de Alabama Monroe, qui a dirigé Perceval dans Des jours sans amours, en 2007). Mais je ne pourrais pas dire quoi exactement. Réaliser c’est selon moi quelque chose de très personnel. C’est une relation entre un réalisateur et ses acteurs.

Une méthode qui fonctionne bien avec l’un, peut ne pas marcher avec l’autre. » En l’occurrence, le comédien a puisé dans sa propre expérience pour diriger ses interprètes. « Je sais comment j’aime qu’on me parle en tant qu’acteur et j’ai donc essayé de traiter mes acteurs comme j’aimerais qu’on me dirige moi. » Mais il a aussi découvert la nature de son nouveau rôle... « En cours de route, je me suis rendu compte à plusieurs reprises que j’étais en train de faire exactement la même chose que certains réalisateurs avec les lesquels j’ai travaillé. Je me suis souvent surpris à me dire « tiens, là je comprends ce qu’un tel ou un tel faisait quand il me demandait ça ou ça ». » ENVIE DE LONG MÉTRAGE Cette première expérience de réalisation ne devrait pas en rester là. « J’ai vraiment envie de faire un long métrage » avoue-t-il. « J’ai une idée précise en tête et je suis occupé à écrire mais ça doit encore un peu murir avant que je puisse en parler. » Dans l’immédiat, ce sont deux autres projets personnels qui l’occupent : la sortie de Liebling, film collectif d’après une de ses pièces de théâtre et l’adaptation à l’écran d’une autre de ses pièces, Les Ardennes, qu’il a coécrit avec le réalisateur Robin Pront. Le film est produit par Savage Films (Bullhead) et Michaël R. Roskam en assure la production exécutive et l’on retrouve parmi les acteurs Jan Bijvoet, qu’il a battu comme plâtre dans Borgman, et Veerle Baetens, premier rôle d’Alabama Monroe. .8


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