Géraldine Gourbe Une éthique du désir est-elle envisageable dans l’espace virtuel ?

Page 1

Géraldine Gourbe Une éthique du désir est-elle envisageable dans l’espace virtuel ? « Studies of technology swing from utopianism to gloom while in mainstream culture negative modes of representing the technological artefact as potentially threatening 1 monstruous others recycle classical gothic themes .» Rosi Braïdotti « A gene is not a thing, much less a master molecule or a self-contained code. Instead, the term ‘gene’ signifies a mode of durable action where many actors, human and not 2 human meet . » Donna Haraway

Dans le film Tecknolust (2002) de Lynn Hershmann, le personnage principal Rosetta Stone une biogénéticienne, brillante et réservée, invente un programme informatique qui permet le téléchargement de son propre ADN. À partir de cette manipulation inédite, elle procrée à distance trois automates femelles, ellesmêmes auto-reproductibles : Ruby, Marine et Olive. Les trois cyborgs, mi-humaines, mi-numériques, et Rosetta Stone sont jouées indistinctement par la comédienne androgyne Tilda Swinton, à la fois dans un souci d’économie de production mais aussi pour insister sur l’idée, chère à Hershmann, de répétition et variation à partir d’une même entité. Ces trois intelligences artificielles peuvent tels des virus se reproduire entre elles, se décupler, muter. Ce point de départ scénaristique aux connotations anticipatoires positionne d’entrée de jeu la biogénétique et les débats éthiques contemporains qu’elle suscite comme caduques. En effet, la possibilité de manipuler une seule cellule d’un être vivant pour engendrer un être humain apparaît comme archaïque au regard d’une nouvelle expérience scientifique : créer la vie depuis une cellule humaine synthétique. Non seulement l’ADN des cellules humaines est digitalisé mais l’action de reproduction des cellules le devient à son tour. Une révolution cyber-génétique qui rend obsolète la fonctionnalité reproductrice de l’acte sexuel entre un individu mâle et femelle pour la survie d’une espèce : l’humanité. En renversant certains acquis biologiques fondamentaux, cette révolution, cellulaire et fantasmagorique, déstabilise idéalement les rôles sociaux-culturels binaires de genre, de sexe et de sexualité. Ce film de Lynn Hershmann, à la narration décalquée sur les procédés scénaristiques du cinéma hollywoodien, renoue avec les idées féministes de la philosophe nord-américaine Shulamith Firestone, précurseure d’un féminisme cybernétique (Donna Haraway) et s’inscrit dans une généalogie des savoirs à la fois post-structuralistes, la corporéïté comme technique (Michel Foucault) et matérialistes, le corps comme machine (Gilles Deleuze et Félix Guattari). Cet agencement complexe de concepts philosophiques déployé par Lynn Hershmann active ingénieusement une épistémologie féministe et me conduit ainsi à postuler l’hypothèse d’une éthique du désir dans l’espace virtuel. En recourant à différentes formes et usages de soi (Michel Foucault), la performeuse Lynn Hershmann fictionnaliserait de possibles subjectivités à partir des enjeux de la technologie du genre (Teresa de Lauretis) et nous interrogerait avec contemporanéité sur la possible

1

Rosi Braïdotti, Transpositions, Cambridge, Polity, 2006, p.3.

2

Donna Haraway,Modest_Witness@Second_Millennium. FemaleMan_Meets_OncoMouse, Londres et New-York, Routledge, 1997, p.142.

1


résistance du désir comme force structurelle à la fois libidinale et éthique contre les forces socio-politiques de relations de pouvoir (Deleuze, Guattari et Haraway relus par la philosophe Rosi Braïdotti). Dans ce sens, Rosi Braïdotti positionne la force éthique du désir comme mouvement pour et vers une volonté de transformation en réaction à une force de l’habitude qui relèverait moins de l’inertie, un simple type d’affect selon elle, que d’une forme d’addiction légale et sociale. Cette force de l’habitude ou des habitudes seraient générées par des répétitions purement non-créatives qui engendreraient des comportements pouvant être acceptés socialement comme normaux ou naturels. Pour autant la question des modalités de pensée et d’action d’une telle éthique du désir, dont la structure combine éléments 3

érotiques et politiques, demeure .

La fable cinématographique Tecknolust rejoue un des axes structurels du récit gothique et décandentiste Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary Shelly. Rosetta telle le docteur Frankenstein a recrée la vie en dehors de l’espace matriciel biologiquement attribué aux femmes et a projeté dans cette possibilité un espoir de progrès scientifique et civilisationnel. Le geste créateur et la figure monstrueuse sont néanmoins féminisés par la réalisatrice Lynn Hershmann. Qui plus est, la filiation au caractère patriarcal entre le père-créateur et le fils-monstrueux, est rompue dans le film Tecknolust par la complexité des relations qui relient les quatre héroïnes entre elles. Ces quatre figures, la créatrice et ses 4

trois avatars, sont de facto à la fois leur propre mère et leur propre fille . Entre-elles, elles constituent ainsi une micro-communauté à la croisée du sisterhood et du motherhood. Le premier est un principe de résistance et d’empowerment particulièrement répandu au moment du féminisme dit de la première vague et le second, une notion cruciale dans la déconstruction des rôles sociaux de sexe et de genre depuis les années soixante-dix. 5

Shulamith Firestone, dans son ouvrage la Dialectique du sexe publié en 1970 aux Etats-Unis, préconisait déjà l'usage de la technologie dans le contexte de libération des femmes pour déjouer les inégalités socio-culturelles entre les hommes et les femmes qui seraient, selon la philosophe, aggravées par le caractère biologique des corps féminins. Firestone était lectrice de l’essai sociologique de Daniel Bell aux analyses prospectives, Vers la société post6

industrielle (1973) présentant une société de l’an deux milles dominée par des éléments immatériels comme la connaissance et l’information, et des ouvrages

7

du sociologue Alvin Toffler imaginant les

répercussions sociologiques des individus avec le passage des sociétés à l’ère de l’information. Influencée par ces derniers, elles militait ainsi en faveur de la cybernétique, de la contraception, de l'avortement et du soutien étatique à l'éducation des enfants, afin de permettre aux femmes d'échapper aux contraintes liées à la maternité. Dans La Dialectique des Sexes, Shulamith Firestone a transposé le concept des forces de production de

3

Cf. Rosi Braïdotti, Transpositions, On Nomadic Ethics, Cambridge, Polity Press, 2006, p.9. Marie-Hélène Bourcier rappelle que la figure du cyborg est spontanément associée au héros hollywoodien, Terminator, au tempérament des plus testotéroné et, moins curieusement, à un autre film Junior (1995) d’Ivan Reitman où l’acteur principal, Schwarzenegger, incarne un homme enceint et voulant le rester au nom du droit à disposer de son corps. Cf. Marie-Hélène Bourcier, « Préface » in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, traduit par Oristelle Bonis, Paris, Jacqueline Chambon, 2009, p.11. 5 Shulamuth Firestone, La dialectique des sexes, Paris, Stock, 1972. 6 Daniel Bell, Vers la société post-industrielle : essai de prospective sociologique, traduction de Pierre Andler, Paris, Robert Laffont, 1976. 4

2


l’usine en l’appliquant aux organes sexuels, incarnant ainsi les outils de la lutte d’émancipation. Selon Firestone, la famille et le foyer devenaient des modes de production et d’émancipation des femmes dans la mesure où ils étaient le reflet des relations de conflit. Cependant, cette opération de conversion des concepts marxistes vers une pensée féministe a impliqué un certain anhistorisme des rapports sociaux de sexe et de genre. En effet, les femmes constituaient un groupe désigné comme naturel ce qui a eu pour conséquence de légitimer le principe ontologique des sexes. De plus, Firestone ne recontextualisait pas cette division du travail au cœur des forces sociales, où se jouent les règles du capitalisme et de l’économie de marché. La conséquence de cette conception du contrat de mariage comme un contrat originel ne lui avait pas permis de prendre en compte les différences entre les sujets femmes, ni les multiples conceptions de la maternité et de l’éducation. Pour Donna Haraway, cette première pierre à l’édifice d’une théorie socialiste-féministe du corps politique était encore trop influencé par un matérialisme historique : « Pour Firestone, la place des femmes dans le corps politique s’explique par une imperfection inhérente à nos corps mêmes – notre servilité devant les exigences organiques de la reproduction. En ce sens, crucial, elle accepte un matérialisme historique fondé sur la reproduction et perd de vue la possibilité d’une théorie féministe-socialiste du corps politique pour laquelle nos propres corps ne seraient pas l’ennemi ultime. En franchissant ce pas, elle ouvre la voie à la logique de la domination technologique – le contrôle total de 8

corps désormais aliénés dans un futur déterminé par les machines . » La généalogie entre les féministes marxistes Shulamith Firestone et Donna Haraway pourrait s’arrêter sur cette fracture épistémologique où le « genre mais aussi l’organique et le corps féminin, le sexe 9

même » ne seraient pas débiologisés, écrit Haraway. Pourtant, la sociologue Marie-Hélène Bourcier rappelle que l’épais livre de Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, « ‘petit livre rouge’ du postféminisme

10

», a grandement incité les

féministes « à traduire les acquis et les expériences du féminisme des années 1970 technologiquement

11

»

12

en vue d’un programme féministe commun local et mondial . 13

Donna Haraway rappelle combien sa responsabilité (accountability ) éthique et épistémologique féministe demeure dans la prise en compte et l’activation de cette « technique et une construction de la 14

conscience

» initié par le consciousness raising et relayés par les multiples récits de soi (Judith Butler) ou 15

les Speculative Fictions , narrations littéraires : « Dans l’institution des études féministes, il est essentiel d’engager sa responsabilité vis-à-vis des politiques de l’expérience. Cette prise de responsabilité n’est pas simple ; il n’est pas évident de déterminer les formes qu’elle peut prendre, ni comment il convient de

7

Alvin Toffler, Le choc du future, Paris, Denoël, 1975 et La Troisième vague, Paris, Denoël, 1980. Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p.29. Marie-Hélène Bourcier, « Préface » in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p.7. 10 Ibid., p.13. 11 Ibid. 12 « Ni Rich, ni Reagon, ni Mohanty, ni moi-même ne désavouons l’espoir d’une vaste connexion féministe étendue au monde entier. » Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p.419. 13 « ‘Responsabilité’ traduit ici le terme accountability, que Donna Haraway utilise de préférence à responsability. La nuance entre ces deux mots anglais ne pouvant être rendue en français, en règle générale il faut entendre ‘responsabilité’ au sens littéral : obligation de rendre compte de ses actes, de ses choix…, d’en être ‘comptable’. » note d’Oristelle Bonis, traductrice de Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p.191. 14 Marie-Hélène Bourcier in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p.13. 15 « Ni Rich, ni Reagon, ni Mohanty, ni moi-même ne désavouons l’espoir d’une vaste connexion féministe étendue au monde entier ; située comme je le suis dans le désordre établi des Etats-Unis, je trouve un espoir d’’ailleurs’ dans une appropriation des tropes de la SF. Cette forme d’’ailleurs’ est amenée à l’existence par un mouvement féministe enraciné dans la spécification et l’énonciation, et ni par des ‘identités’ communes, ni par l’hypothèse postulant que le ‘particulier’ est en droit ou en mesure de ‘représenter’ le général. » Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., pp.419-420. 8 9

3


traiter et les luttes sur les différentes formulations de l’expérience, et les positionnements différents au 16

départ de ces formulations . » Le groupe féministe séparatiste des Redstockings

17

a été précurseur de cette technique et construction de la

conscience qui relève de protocoles militants de distribution de la parole en adéquation avec une déconstruction des savoirs dominants. La philosophe matérialiste Shulamith Firestone a longtemps été un membre fondateur et actif de ce groupe. L’expression consciousness raising a été utilisée pour la première fois en novembre 1967 par Kathie Sarachild, lors de la première conférence internationale du Women's Lib, 18

à Chicago, dans une communication intitulée « Radical Feminist Consciousness-Raising » . La terminologie a ensuite été reprise par un groupe new-yorkais de féministes radicales : les Redstockings, littéralement, les bas rouges. Selon Kathie Sarachild et les Redstockings, le consciousness raising représentait par son potentiel d’action une arme féministe. Le potentiel radical et subversif de cette approche reposait dès lors sur la légitimé de rassemblements uniquement constitués de femmes. À partir de cet impératif d’une politique des sans-parts (Jacques Rancière), le consciousness raising 19

désignait un espace délimité et privilégié. Pour inventer cet espace libre

des cercles de femmes

s’organisaient et s’autorisaient, mutuellement, à révéler des expériences-récits de soi jusqu’alors inaudibles. 20

Le cercle du consciousness raising, tout comme le cercle permettait ainsi de rendre compte de soi . À partir des situations d’interpellation, les participantes au groupe de consciousness raising rendaient compte d’elles-mêmes aux autres. Judith Butler nomme cette prolongation de l’interpellation la condition rhétorique 21

de la responsabilité . La condition rhétorique de la responsabilité signifie, dans le contexte du consciousness raising, que chacune s’engageait dans une activité réflexive en même temps qu’elle parlait aux autres, tout en construisant une relation aux autres à travers le langage. La question n’était alors pas 22

centrée sur la teneur véridique des propos mais sur la narration , et sur la manière dont celle-ci permettait des formes de conscience

23

(Georg Lukás).

La pratique du consciousness raising a ainsi révélé des expériences singulières qui, tout en 24

s’inscrivant dans une réalité œuvrée par un récit différentialiste de l’égalité ́, s’en écartaient. Un principe

16

Donna Haraway, « Lire Buchi Emecheta : Les enjeux de l’ ‘expérience féminine’ en études féministes » in Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p.191. Je souligne. Nom donné en réaction au colibet « bas-bleus » désignant depuis l’ère victorienne une femme qui perdrait sa féminité en raison de son intérêt pour les lettres et les sciences, lire à ce sujet l’analyse remarquable de l’épistémologue Michelle LeDoeuff dans le Sexe du savoir, Paris, Champs Flammarion, 2000 (1998), pp.21-34. 18 Sous la direction d'Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone, Radical Feminism, New York, Quadrangle, 1973. 17

19

« Free Space », écrivait Pamela Allen, auteure féministe nord-américaine d’un des premiers manifestes pour la pratique du consciousness raising consignant par écrit les grandes orientations de ce dispositif, reprises ensuite par de nombreux groupes féministes composés de femmes mais aussi d’hommes. Cf. Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone, Radical Feminism, op. cit., pp. 271-279.

20

Judith Butler, Récit de soi, traduit par B. Ambroise et V. Aucouturier, Paris, PUF, 2005. Judith Butler a élaboré ce concept dans le cadre précis de la cure psychanalytique et, une fois, que le transfert a lieu. En reprenant, les modalités de prise de parole du consciousness raising, il est étonnant d'observer que les caractéristiques du concept butlerien reprennent point par point les modalités du groupe de parole féministe séparatiste.

21

Judith Butler, Récit de soi, op. cit., p. 51.

22

Ibid.

23

Voir Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, (1923), traduit du hongrois par K. Axelos et J. Bois, coll. « Arguments », Paris, Minuit, 1960. Fredric Jameson présente Georg Lukács comme un proto-féministe et un pionnier de l’épistémologie du point de vue dans « History and Class Consciousness as un "Unfinished Project" », in Sandra Harding, The Feminist Standpoint Theory Reader, New York/Londres, Routledge, 2004, pp. 143-152.

24

Voir Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.

4


méthodologique d’inclusion du point de vue Her/Story s’élaborait pas à pas au cœur d’une His/Story. Ces premières analyses nécessaires à la production d’une pensée éthique féministe ou d’une épistémologie du point de vue qui préfigurait l’élaboration des savoirs situés, conceptualisés dans les années quatre-vingt par l’épistémologue Donna Haraway

25

:

« L’insistance qui s’exprime ici est commodément rendue par le concept de ‘savoirs situés’. Les savoirs situés sont indissociables de la responsabilité. Le fait d’être situé dans un espace intermédiaire insaisissable (Trinh T. Minh-Ha) est une caractéristique que partagent les acteurs dont les mondes se laissent décrire en ramifications de plus en plus fines […]. Les savoirs situés sont toujours des savoirs marqués ; ils apposent de nouvelles marques, de nouvelles orientations sur les grandes cartes qui, inspirées par l’histoire du capitalisme et du colonialisme masculinistes, ont globalisé le corps 26

hétérogène du monde . »

Cette technique féministe de conscience, le consciousness raising, pour laquelle Shulamith Firestone a été très importante, a ensuite été transposée par Donna Haraway dans la pensée 27

cyberféministe . Dès la fin des années soixante, elle a donné lieu dans le champ expérimental de l’art à une forme particulière : le role playing. Lynn Hershman a été une figure importante de cette pratique de déconstruction des subjectivités féminines et de leurs représentations.

Bien avant les concepts de performativité du genre de Judith Butler ou de technologie du genre de Teresa de Lauretis, la pratique artistique, plutôt nord-américaine, du jeu de rôle a déconstruit en actes le postulat socio-culturel et démontré l’opérativité conceptuelle du genre ou des rapports sociaux de sexe tels que la philosophe Simone de Beauvoir et l’anthropologue nord-américaine Margaret Mead

28

les avait

théorisés dès la fin des années quarante. Lynn Hershmann a poussé les limites de cette déconstruction socio-culturelle des sexes et des genres dans l’espace de la représentation, en incarnant dans sa vie quotidienne son personnage Roberta Breitmore dotée de comptes bancaire réels, entourée d’amis sollicités 29

par petites annonces publiées dans le champ de la presse, et située dans un appartement meublé .

25

« Envisager le féminisme et non simplement les sciences comme une technologie (avec ses récits, ses discours, ses représentations), c’est également appliquer la leçon des "savoir situés" (l’un des textes majeurs de l’épistémologie féministe et culturaliste) et de ce que Sandra Harding a appelé "la réflexivité critique". Les objets et les sujets du savoir doivent être rigoureusement critiqués. » Marie-Hélène Bourcier, « Préface : Cyborg plutôt que déesse : comment Donna Haraway a révolutionné la science et le féminisme » in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p. 14.

26

Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit.,p.194. Je souligne. Marie-Hélène Bourcier, « Préface » in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, la réinvention de la nature, Paris : Jacqueline Chambon, 2009, p.13. cf. Marie-Hélène Bourcier, « Spéculum des autres trous » in Queer Zones. Politiques des identités sexuelles et des savoirs, Paris, Amsterdam, 2007, pp. ? 28 Margaret Mead, L’un et l’autre sexe, Paris, Denoël, 1966 (1948). 29 « Roberta saw a psychiatrist, used a specific language, had unique handwriting, and secured credit cards, a checking account, and a diver’s license. She maintained a small apartment, had her own clothing, and participated in the culture and trends of her time, like Weight Watcher and EST (Erhard Seminars Training). Surveillance photographs, artifacts, and discarded ephemera captured Roberta’s experience and later provided credible proof that she existed. Roberta was ‘born’ into reality when she arrived in San Francisco on a Greyhound bus and checked into the Dante Hotel. She carried in cash her entire life savings of $1,800. After arriving in San Francisco, Roberta placed and ad for a roomate in a local newspaper, People who answered her ad became unwitting participants in her adventures and thereby a part of her fiction, just as Roberta became a part of their reality. […]. In her third year of life, Roberta’s adventures became so complex and negative thet she multiplied herself. […]. Through this process, Roberta and her multiples revealed what it was like for a single woman to forage for herself in the San Francisco Bay Area during those 27

5


Contrairement aux artistes nord-américaines comme Eleonore Antin, Martha Rosler, Adrian Piper, Lorraine O’Grady ou Cindy Sherman qui à la même époque travaillaient sur cette technologie du genre dans les cultures visuelles, Hershmann a expérimenté sa persona dans la durée et dans le temps, exerçant ainsi une acuité sensorielle et intellectuelle nichée à l’interstice de la vie réelle et virtuelle. Ce travail fondateur dans sa pratique d’artiste a anticipé, selon elle, les problématiques des identités virtuelles qui peuvent être fictionnées à l’infini sur le web.02. La création de nos pseudonymes sur le net est devenue une pratique tellement commune que le nombre d’héroïnes fictives qui peuplent notre actualité est croissant. L’histoire de la lesbienne iranienne à la tête de la Révolution verte dont les propos ont été relayés dans de nombreux quotidiens et cités par des journalistes sérieux qui finalement s’est avérée être un homme canadien hétérosexuel, est ce sur point exemplaire. Des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui, Lynn Hershman a poursuivi, cette recherche à la croisée du cyborg féminin et de la machine désirante, à mi-chemin donc entre la philosophie matérialiste deleuzienne-guattarienne et la pensée harawaienne. Selon la philosophe Rosi Braïdotti, Haraway partage une profonde affinité et une sensibilité théorique avec Deleuze et Guattari puisqu’elle « décrit elle-même la représentation hybride du cyborg comme une figuration politique de la subjectivité contemporaine, véritable mélange de fiction et de stratégie politique, de mythologie et d’expérience vécue. Comme toutes les figurations, ou personae conceptuelles, elle nous permet de penser autrement les structures de la 30

subjectivité et son rapport au processus du devenir-minoritaire du sujet . » Les machines désirantes de Deleuze-Guattari comme le modèle du cyborg de Donna Haraway ne sont ni 31

physiques, ni mécaniques ni uniquement textuelles rappelle Rosi Braïdotti . Ces dernières, métaphores littéraires mais aussi préfigurations conceptuelles des identités virtuelles telles que Lynn Hershmann les décline sous nos yeux dans Tecknolust par exemple, invalident le mythe du récit oedipien pris dans sa référence à l’autorité inaliénable du Père. Ces figures ou personae renvoient le héros grec à une simple image narrative inopérante, c’est-à-dire reconduisent à sa source la structure analytique d’Œdipe : la fiction. Loin d’un système de figures et de structures linguistiques et symboliques, sous-entendues chez Deleuze et Guattari régulatrices et punitives d’un inconscient régulateur, les penseurs matérialistes substituent au désir comme manque (conception lacanienne) le désir comme champ des possibles d’un devenir-autre. Un devenir-autre que Rosi Braïdotti renomme au nom d’une prise en compte des récentes théories cyberféministes : une éthique radicale de la 32

transformation . Cette dernière nous intime de prendre en compte dans sa dimension éthique les nouvelles formes de vie cellulaire (brebis et souris clonées, parasites, placent etc.), ou en ce qui nous concerne ici dans le film de Lynn Hershmann des formes de vie numérisée, afin de déconstruire plus en amont mais aussi de façon plus pérenne le sujet homogène cartésien : « Prenons la brebis Dolly, par exemple, et les temporalités perverses et contradictoire qui la structurent. […]. Divorcée de la reproduction, elle n’est fille d’aucun membre individuel de son ancienne espèce. A la fois orpheline et mère d’elle-même, copie faite en l’absence de tout original, elle pousse la logique du simulacre tumultuous years of societal change.» Lynn Hershmann, The Art and Films of Lynn Hershman Lesson, Berkley et Los Angeles, University of California Press, 2005, pp.25-26 30 Rosi Braïdotti, La philosophie là où on ne l’attend pas, Paris, Larousse, 2009, p.193. 31 « Haraway donne, dans sa redéfinition du matérialisme – dans le sens de ‘matière-réalisme’-, un exemple significatif de l’affinité souvent paradoxale mais toujours créative qui s’est établie entre l’humain et ses autres animaux ou technologiques. Cette redéfinition la rapproche de la nomadologie philosophique et propose une nouvelle conception de l’épistémologie critique après le poststructuralisme. » Rosi Braïdoti, « Vers une philosophie post-humaine » in La Philosophie…là où on ne l’attend pas, op. cit., p.192. 32 Rosi Braïdoti, Transposition, op. cit.

6


postmoderne jusqu’à sa perversion ultime : Dolly, c’est la conception immaculée en version biogénétique du troisième millénaire. […]. Parce qu’elle exprime la complexité, cet autre qui n’est plus animal mais pas encore machine, est ce qu’il y a de plus philosophique aujourd’hui. »

33

Ces formes de vie complexes qu’elles soient existantes dans la vie scientifique ou inventées comme des préfigurations du futur, démultiplient les subjectivités comme agency politique et nous ré-interrogent avec contemporanéité sur la possible résistance du désir comme force structurelle à la fois libidinale et éthique telle que Deleuze et Guattari l’énoncent contre les forces socio-politiques de relations de pouvoir. À la question initiale : une éthique féministe est-elle envisageable dans l’espace virtuel, je répondrai qu’elle est déjà opérante depuis le début du féminisme si l’on prend pour cadre d’analyse le travail artistique de Lynn Hershman articulée sur une histoire de la conscience telle que Donna Haraway l’entend. Les représentations artistiques peuvent non pas tant changer le cours des choses qu’anticiper et simuler des situations à venir pour nous aider à élaborer notre pensée nous rappelle la spinoziste Rosi Braïdotti : « Penser c’est l’activité qui vise à inventer de nouvelles images de ce que penser veut dire. »

33 34

34

Rosi Braïdoti, « Vers une philosophie post-humaine » in La Philosophie…là où on ne l’attend pas, op. cit., p.166. Ibid., p.190

7


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.