« Vénus Hottentote », « Femme qui rit », femmes voilées, visages modifiés et autres masques de la féminité Par Isabelle Alfonsi Texte non-publié, été 2012 (refusé par la publication qui l’avait commandé)
En 1929 la psychanalyste anglaise Joan Riviere faisait paraître dans le Journal of Psychoanalysis un court texte intitulé « Womanliness as a Masquerade »1. À travers l’étude de plusieurs cas de patientes se présentant aux hommes dans une relation de compétition, Riviere s’engage dans une définition, périlleuse, de la féminité. Si la différence homme/femme y apparaît relativement figée et essentialiste, le texte aborde néanmoins une question fondamentale du féminisme. Les femmes qu’elle étudie, ont, selon elle, la volonté d’accomplir des tâches considérées en 1929 comme masculines : parler en public, écrire, faire montre d’un savoir technique. Malgré leur réussite dans ces tâches, elles ne cessent de chercher l’approbation d’hommes autour d’elles, et essaient de les séduire dans ces situations « masculines » qui les rendent anxieuses. Ainsi, en voulant être l’égale des hommes, elles surenchérissent de féminité, comme si elles se repentaient immédiatement de tenter de prendre leur place. « Je souhaiterais montrer que les femmes qui aspirent à la masculinité peuvent se parer du masque de la féminité pour éviter toute anxiété et une punition en retour de la part des hommes »2 La pensée que développe « Womanliness as a Masquerade » autour du masque est ainsi précurseur de textes plus fameux de la pensée féministe qui posent la féminité non comme innée mais comme acquise : « on ne naît pas femme, on le devient » du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir (1949)3, et son extension plus contemporaine qui permettra le développement du post-féminisme dans les années 1980 « les lesbiennes ne sont pas des femmes » de Monique Wittig4. Le lecteur peut à présent se demander comment je définis la féminité, ou bien quelle est la limite que je trace entre la féminité réelle et sa “ mascarade ”. Ma suggestion en fait est qu’une telle différence, radicale ou superficielle, n’existe pas. Il s’agit de la même chose. 5 L’apport essentiel de l’article de Riviere, et qui nourrit encore aujourd’hui les débats autour et au sein du féminisme, c’est cette possibilité de considérer que la féminité, loin d’être une donnée essentielle et coextensive à la nature des femmes est une « stratégie » adoptée pour rendre leurs relations aux hommes plus aisées6. Une forme d’allégeance à une attente masculine (« assurer sa propre sécurité en se parant du masque de l’innocence et de la naïveté »)7. Ainsi, pour reprendre les propos de Monique Wittig, ardente défenseuse de la cause féministe lesbienne, si le caractère féminin est un masque, une identité que l’on choisit d’arborer, les lesbiennes, choisissant des identités alternatives à une féminité hétérosexuelle, ne sont pas des femmes. Dans une société où l’hétérosexualité fonctionne comme un pouvoir normatif qui modèle nos rapports sociaux, on 1
Ce texte est paru en France en 1964 sous le titre « La féminité en tant que mascarade » dans La « I shall attempt to show that women who wish for masculinity may put on a mask of womanliness to avert anxiety and the retribution feared from men » Ibid., p. 303. 3 Paris, Gallimard, 1949. 4 Monique Wittig, La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p.61 (première publication dans Question féministes n°7, février 1980). 5 « The reader may now ask how I define womanliness or where I draw the line between genuine womanliness and its 'masquerade'. My suggestion is not, however, that there is such difference; whether radical or superficial, they are the same thing. » Ibid., p. 306. 6 Le texte de Riviere et notamment sa réception par Jacques Lacan et Luce Irigaray ont une place fondamentale parmi les références citées par Judith Butler dans son livre fondateur du post-féminisme, Gender Trouble (Londres, Routledge, 1990, ré-édition de 1999, pp. 55-73) 7 « make sure of safety by masquerading as guiltless and innocent » Ibid., p. 306. 2
comprend en outre que l’adéquation entre sexe féminin et féminité puisse paraître « naturelle », voire même ancestrale. Le texte de Riviere, nous dit, depuis 1929, que « la femme » n’existe pas, qu’il s’agit d’une construction. Il s’avère donc utile si l’on entend procéder à la déconstruction des propositions de modèles de « féminité » qui nous sont faites aujourd’hui, n’ayant a priori pas pris acte des développements du féminisme susmentionnés. Riviere établit en effet la possibilité de considérer les choses sous l’angle d’un « régime du masque » dans lequel les identités normalisées se réduisent à une série de signes étouffants et aliénants. Je me propose de définir cet outil intellectuel, en regard de deux films sortis en France dernièrement, dans un contexte politique de forte stigmatisation de l’Autre (débats sur l’identité nationale, place des étrangers et des « sans-papiers » dans la société, loi interdisant le port du voile intégral), et, ce faisant, de livrer quelques réflexions sur les figures contemporaines de cet Autre en France. Dans Vénus Noire (2010), Abdellatif Kechiche conte l’histoire de Saartjie Bartman, la fameuse « Vénus Hottentote », d’abord personnage de freak show à Londres puis objet d’étude de Georges Cuvier à Paris, dont les organes génitaux ont été conservés par la France jusqu’à la fin des années 1970 pour être finalement rendus à l’Afrique du Sud afin de recevoir une sépulture décente. Si le film s’attarde sur les conditions de vie pour le moins affreuses de Saartjie Bartman, dans la veine du biopic mélodramatique attendu, il rend surtout son autonomie à la personne réelle et met en avant sa subjectivité. L’identité de « Vénus Hottentote » est présentée comme un véritable rôle de théâtre : on voit Saartjie Bartman « performer » à la fois sur la scène du freak show, dans l’amphithéâtre de Cuvier, et au bordel dans lequel elle finit sa vie à Paris. Se détachent ainsi deux identités : celle assignée de l’extérieur, qui l’exotise et l’aliène, et celle individuelle, sans rien de romanesque, qui lui rend son agence, sa capacité à agir de son propre chef dans le monde. Kechiche introduit son personnage par deux scènes qui placent le spectateur dans la position du récepteur de l’époque : il nous présente la Vénus Hottentote comme sujet d’étude scientifique (il reconstitue l’exposé de Cuvier à propos des organes génitaux de la Vénus décédée en 1815, devant l’Académie de médecine en 1817) et comme bête de foire. Le personnage de Saartjie Bartman est ainsi tout de suite posé comme l’Autre extrême : celui qu’on étudie comme un animal dans un amphithéâtre, avec mise en scène scientifique ultra-rationnelle et celui qu’on montre, également comme un animal, avec fouet et laisse, dans une cage. Les deux « masques » qui vont permettre de « lire » le personnage de Saartjie Bartman comme « Vénus Hottentote » sont ainsi immédiatement indiqués par le metteur en scène. Petit à petit, il entrecoupe la scène du spectacle de foire de plans rapprochés sur le visage de la jeune femme, comme pour suggérer une subjectivité muselée. Lors de la scène du procès en esclavage qui est intenté à Caezar, le « maître » de la Vénus Hottentote, Kechiche nous montre que cette dispute d’hommes blancs semble assez peu en rapport avec la subjectivité de Bartman. À nouveau, il s’agit de montrer les masques grossiers que porte le personnage : celui de bête de foire, de victime de persécutions, et non de comprendre la réalité, probablement moins tranchée, de la vie de la jeune femme. Le témoignage de Saartjie Bartman scandalise le public du tribunal, qui rappelle étrangement le public de la foire (mêmes exclamations, même visages « innocents » qui viennent au spectacle : celui de la justice ou de l’entertainment public, se confondent). Lorsqu’elle déclare qu’elle n’est pas esclave et qu’elle ne fait que jouer un rôle sur scène, celui de la Vénus Hottentote, le public la hue, lui refusant finalement la possibilité de faire partie du même monde qu’eux. Une femme l’apostrophe : « Vous ne jouez pas, vous n’êtes pas une actrice, JE suis actrice. […] Vous êtes comme un animal en cage. » À travers l’identité de la Vénus Hottentote, Kechiche s’attaque à la représentation de la figure de l’Autre, évoquant une figure familière, celle de la femme voilée (les parallèles réguliers dans le film avec le traitement médiatique contemporain des femmes voilées pourrait nous faire penser que la métaphore a été voulue). La figure de la femme voilée semble avoir rempli ces dernières années le rôle d’Autre absolu dans les représentations collectives françaises. Sous le régime du masque, l’identité « femme voilée » permet de renvoyer les individus à leur masque, sans leur accorder la même possibilité d’autonomie qu’aux femmes « occidentales » dites « libérées ». Lorsqu’elles expriment leur opinion, on les déconsidère, comme on déconsidère la parole d’un enfant, ou d’un
aliéné. Parmi les nombreux reportages qui ont été commandés sur le sujet par les chaînes de télévision française lors des débats concernant l’interdiction du voile intégral, combien avonsnous entendu de femmes voilées s’exprimer, et combien avons-nous vu de femmes et d’hommes s’exprimer pour la « protection » de ces femmes qu’on n’entendait pas ? Parler de protection, c’est déjà établir une hiérarchie entre le protecteur et le protégé, refuser son autonomie à l’Autre. Dans une intervention de 2011 au IVe congrès international du féminisme islamique, la militante politique franco-algérienne Houria Bouteldja racontait comment, en 2004, dans une manifestation où l’on scandait des slogans de solidarité aux femmes iraniennes, elle avait défilé en criant « Solidarité avec les Françaises ! Solidarité avec les Italiennes !», démontrant ainsi le rapport de supériorité qui était d’emblée présupposé par ce genre de soutien.8 Pendant la scène du procès de Caezar dans le film de Kechiche, quelqu’un s’écrie « on lui souffle les mots », comme s’il était inimaginable que Saartjie Bartman puisse penser par elle-même. Ainsi, les soi-disant défenseurs de la « victime », ne sont pas de son côté : la présenter comme une victime revient déjà à déconsidérer sa parole et l’expression de sa subjectivité. Plusieurs recueils dirigés par la sociologue Christine Delphy, dont Classer, dominer. Qui sont les « autres » ? et Un troussage de domestique 9, soulignent l’unanimité de la classe politique française sur les questions croisant le genre et la race. Si cette unanimité est possible, c’est que la République Française s’est fondée sur un universalisme non-réalisé, faisant passer pour « universel » un sujet bien particulier : l’homme blanc hétérosexuel. Ainsi, le reste de la population (femme, homosexuels, noirs, arabes, etc.) est défini comme Autres au regard de ce standard spécifique. L’illusion d’un universalisme nous conforte dans l’idée que l’égalité des sexes est chez nous une évidence et que la multiplication des femmes voilées ou portant le niqab (d’autant plus « autres » qu’elles sont à la fois femmes et musulmanes) est une atteinte à cette égalité. Le voile, et plus encore, le voile intégral, remet en cause une approche de la féminité que nous croyons universelle. Chez les musulmans, la féminité est traditionnellement cachée, voilée, chez nous, elle est visible, dénudée, comme le démontre notre tradition picturale. Christine Delphy se demande justement si ces conceptions opposées de la féminité ne sont pas les deux faces d’une même réalité : « Ces deux obsessions ne sont que deux formes symétriques de la même négation des femmes : l’une veut que les femmes attisent le désir des hommes tout le temps, tandis que l’autre leur interdit de le provoquer. Mais dans les deux cas, le référent par rapport auquel les femmes doivent penser et agir leur corps reste le désir des hommes. Ce que le foulard dévoile, c’est que le corps des femmes, dans cette ère prétendument libérée, n’est toujours pas un corps à soi, un corps pour soi. »10 Avec l’aide de Riviere, nous pouvons imaginer que le voile de la femme musulmane et le corps rêvé, idéalisé de la femme occidentale sont donc deux masques de la féminité, deux identités plaquées, construites par des cultures. Les deux fonctionnent comme des moyens de reconnaissance de l’identité biologique femme. Le voile permet, dans le monde musulman, de signifier la féminité, tandis qu’en occident, c’est le dévoilement d’un certain nombre de signes de féminité mis en avant qui signifie cette appartenance au groupe des femmes. Le masque permet de reconnaître, d’identifier, et de rassurer chacun sur la bonne marche du monde autour d’une différence homme/femme millénaire. Dans L’Apollonide, Souvenirs de la maison close, film de Bertrand Bonello sorti en 2011, l’identité de prostituée est mise en avant comme un masque qui cache des individualités très affirmées. Bonello oppose tout au long du film le luxe dans lequel évoluent les prostituées dans la maison close, l’atmosphère de libertinage qui y règne, et l’impossibilité de conserver une vie individuelle. Le jour, les prostituées dorment ensemble dans des dortoirs qui ne ressemblent en rien aux 8
« Cʼétait le fait que des Africaines et des Arabo-musulmanes sʼautorisaient à renverser symboliquement un rapport de domination et sʼérigeaient en marraines. En dʼautres termes, avec cette pirouette rhétorique, on leur démontrait quʼelles avaient de fait un statut supérieur au nôtre. » Pour le texte entier : http://www.indigenesrepublique.fr/article.php3?id_article=1140&var_recherche=houria 9 Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les « autres » ?, Paris, La fabrique, 2008 et Un troussage de domestique, Paris, Syllepse, 2011. 10 Christine Delphy, « Race, caste et genre en France », in Classer, dominer, op. cit., p.155-156.
intérieurs chamarrés du bordel, leur intimité est partagée. Le monde de la nuit, dominé par les clients, est aussi celui des masques (la scène finale, une soirée masquée, semble indiquer de façon littérale cet état de fait) : les prostituées sont désignées par des surnoms qui sont donnés, sans originalité, en suivant un trait physique ou une de leurs « spécialités » : « la Juive », « la Petite », « Caca », sans que leur prénom ne soit utilisé. Pendant la soirée masquée, un client demande à Madeleine : « et dessous (sous le masque) t’es comment ? », elle répond « comme tu veux ». La maison close apparaît ainsi comme le lieu par excellence d’effacement des individus au profit de masques. Comme Vénus Noire met en avant le rôle de la femme exotisée comme Autre absolue, L’Apollonide se saisit d’une seconde figure stéréotypée : la prostituée du bordel, identité tout aussi construite que celle de l’Hottentote, et également réduite à une série de poncifs, de signes qui font sens sous le régime du masque. Dans Vénus Noire, Kechiche utilise le personnage du journaliste qui vient interviewer « la Vénus » comme l’expression d’un rapport particulier à l’Étranger : colportant des rumeurs sur la vie de Bartman, il lui demande si elle est bien fille de roi et si sa famille a été massacrée par les Blancs. Comme pendant le procès de Caezar, Saartjie Bartman ne semble exister qu’à travers un statut de victime supposée ou d’être extraordinaire, différemment constitué. Là encore l’identité « Vénus Hottentote » fait masque, et empêche le récit de la réalité. « Princesse c’était bien, je ne peux pas écrire que vous êtes une princesse ? » insiste le journaliste. Dans L’Apollonide, la mise en avant du collectif masque les identités individuelles, comme le souligne la réflexion d’un client égaré au bordel un matin : « J'aime profondément les putains. » Cet élan affectif global souligne l’interchangeabilité des individus sous le régime du masque, de même que ce n’est pas Saartjie Bartman qui intéresse le journaliste mais le destin romanesque qu’on lui prête. Cette question du collectif, de l’identité non particularisée, me semble particulièrement intéressante quand il s’agit de démêler ce que l’on entend par « femme » dans le discours contemporain, notamment lorsque l’invocation du fameux « droit des femmes » semble réconcilier les opinions de droite et de gauche : les lignes de partage politique traditionnelles sont en France inapplicables lorsque l’on évoque le genre, et plus encore, ses lignes d’intersection avec la race11. Comme évoqué plus haut, lors des débats suscités par la loi interdisant le voile intégral, un certain nombre de penseurs12, sous couvert de « défendre le droit des femmes », notion dont on comprend donc qu’elle suppose déjà ces femmes dans une position hiérarchique défavorable, se sont arrogés la capacité de dire qui était ou non opprimé, permettant l’assimilation, dans les représentations collectives, de l’oppression de la femme à l’Islam et de sa liberté à une culture dite « occidentale » des Lumières. Dans un récent ouvrage, la journaliste féministe Mona Chollet déconstruit justement, à travers une analyse précise de l’identité unique proposée aux femmes par les magazines de mode, les injonctions occidentales de conformité à un idéal. Elle conclut par ce qui apparaît comme une évidence : « On peut mettre du temps à apprivoiser la féminité ; on peut aussi ne jamais y venir, et ne pas s’en porter plus mal. » 13 Ce qu’elle critique, c’est bien le reflet dans ces magazines, d’une identité féminine unique et collective, qui donne l’illusion de la possibilité d’un choix, mais qui est en réalité pré-déterminée par une idéologie avançant masquée. Comme si la liberté, ça pouvait être de se faire enfiler comme une pute par un mec qui ne veut même pas de toi une fois que t’es rhabillée. 14 L’idéologie du choix, que Mona Chollet dénonce15, est le plus bel instrument d’une pensée néolibérale qui laisse l’individu croire à l’ouverture maximale de l’éventail des possibles. Le magazine 11
A cet égard, le passage de Fadela Amara au gouvernement de François Fillon montre lʼunité des politiques autour dʼune position anti-voile qui re-naturalise la féminité, démarche portée par lʼassociation Ni Putes Ni Soumises, historiquement proche du PS. Sur le rapport de Ni Putes Ni Soumises à la République française, lire Marie-Hélène Bourcier, Sexpolitiques, Queer Zones 2, Paris, La fabrique, 2005, pp. 63-77. 12 Alain Finkielkraut, Elisabeth Badinter, pour ne nommer que les plus présents sur la scène médiatique française. 13 Mona Chollet, Beauté fatale. Les Nouveaux visages dʼune aliénation féminine, Paris, Zones éditions, 2012, p. 200. 14 Virginie Despentes, Apocalypse Bébé, Paris, Grasset, 2010, Le Livre de Poche, p. 157. 15 Mona Chollet, op. cit., p. 162.
féminin, sous couvert de soutenir la femme « libérée » (usant souvent du féminisme ou du droit des femmes de façon très discutable), établit un discours ambivalent. La femme qui décide d’altérer son apparence, en allant jusqu’à user de la chirurgie esthétique, pour mieux se conformer à un canon de beauté, est une femme dite « libérée ». Cependant, il me semble que la « femme libérée », tout comme la « femme voilée », la « Vénus Hottentote » ou la putain du bordel début de siècle, sont des identités fantoches, génériques, qui troublent la réalité, nous empêchant de la considérer dans toute sa complexité. Dans L’Apollonide, le jour est le domaine de la solidarité entre femmes et de l’expression des individualités. Le maquillage, instrument par excellence du masque de la féminité marque ainsi la différence entre les deux domaines : celui des hommes et celui des femmes, celui de la nuit et celui du jour. Ainsi l’accès de Pauline au statut de prostituée et à son masque de « Petite » est marqué par un plan qui juxtapose son arrivée dans le bureau de Madame, jeune fille provinciale et fraîche, à sa présentation dans le salon de la maison close, fardée et offerte au désir masculin. De là à tracer un parallèle avec l’abus de chirurgie esthétique, encouragé, comme Mona Chollet le souligne, par les magazines féminins, il n’y a qu’un pas. La chirurgie esthétique porte en effet cette idée de masque de la féminité à une expression des plus concrètes, lorsque celle-ci se réduit à une série de signes interprétés par la culture contemporaine comme particulièrement féminins : nez fin, lèvres pulpeuses, pommettes saillantes, absence de rides, poitrine gonflée. Au fil du temps, et c’est extrêmement marquant chez des femmes âgées ayant abusé de ces « bienfaits », les visages deviennent génériques, et se lisent, au gré des nouvelles interventions, de plus en plus comme des masques (les expressions faciales deviennent impossibles). Le corps idéalisé, magnifié et rendu prétendument éternel par la chirurgie n’est que le parangon d’une féminité occidentale dont le masque générique est de plus en plus visible. Le corps des femmes modifié par la chirurgie esthétique serait ainsi le lieu où se dessine une relation de pouvoir hommes-femmes — au moins autant que le voile islamique. Le niqab ou le simple foulard mettent à nu les paradoxes d’une conception occidentale de la féminité qui nous apparaît finalement, non pas universelle comme nous le souhaiterions, mais extrêmement locale. La féminité arborée sur un mode occidental est aussi un signe, un masque, un voile idéologique, elle n’est pas une donnée essentielle de la femme, elle est également alien16. Il semble que c’est cela finalement qui gêne et remet en cause « les fondamentaux » de l’assurance française de la prédominance de sa culture. Par extension, c’est aussi ce qui a autorisé les débats nauséabonds autour de ce qui doit constituer notre « identité culturelle ». L’on comprend ainsi que l’entreprise de définition statique d’une identité culturelle, fondée sur des masques (« la femme libérée », « la séduction à la française »), ne peut qu’aboutir à une impasse. Qui a intérêt à faire régner le régime du masque ? Peut-on alors légitimement se demander. A priori, le groupe dominant, qui a besoin, pour affirmer sa domination, de cantonner l’Autre à des rôles définis. C’est ce que Christine Delphy s’emploie à démontrer dans les premières pages de son recueil Classer, dominer, remontant aux origines de la pensée rationnelle. Citant Descartes et Lévinas (« L’autre par excellence, c’est le féminin, un arrière-monde qui prolonge le monde »17), elle remarque : « quand un groupe en appelle un autre “Autre”, il est déjà trop tard, il a déjà accaparé l’humanité véritable et accomplie comme sa caractéristique propre et exclusive »18. Cette division homme/femme ou cette relégation d’une partie de l’humanité dans le groupe des Autres s’est traduite, dans notre culture, par « l’oubli » d’un pan entier de la réalité, ce qui nous a permis de construire une illusion confortable, celle de la République universelle où l’égalité entre individus est acquise. Comme l’indique Wendy Brown, c’est le propre de nos sociétés qu’elle nomme « néo-libérales », de considérer que toutes les avancées sociales, à l’image de la démocratie victorieuse et de la
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Ce sont les femmes portant le voile intégral que Delphy va jusquʼà définir ironiquement comme « Alien ». Cf. Christine Delphy, « Race, caste et genre en France », art. cit., p. 155. 17 Emmanuel Levinas, De lʼexistence à lʼexistant, Paris, La Fontaine, 1947, cité dans Christine Delphy, op. cit., p. 17. 18 Christine Delphy, op. cit., p. 22.
« fin de l’Histoire » proclamée à la fin des années 1990, sont « toujours déjà achevées »19. Cette idéologie informe nos vies à tous les niveaux, confondant citoyen et agent économique, masque de la féminité et individu de sexe féminin. Dans une société présentée comme idéale à tous les égards depuis la chute du bloc communiste et la fin de son idéologie rivale, tout nous paraît « pour le mieux dans le meilleur des mondes », comme au Candide de Voltaire. Ainsi, il nous est difficile de penser que la démocratie n’est pas forcément un modèle de gouvernement que nous pouvons appliquer et faire appliquer partout, pour le « bien » de tous, et que le bonheur ne peut être un programme. Wendy Brown et Christine Delphy se rejoignent dans l’idée que la démocratie comme l’universalisme sont des idéaux que nous devons appeler de nos vœux, mais que nous ne faisons que vivre dans l’illusion de leur réalisation. Arriver à déconstruire les identités qui sont proposées par les constructions collectives, c’est avancer vers l’universalisme réel. Le libéralisme, face économique de l’universalisme républicain tel que nous le connaissons, n’a pour l’instant qu’instauré une inégalité réelle sous couvert d’une mise-en-scène de « protection » de l’Autre. Il semble qu’il ne s’agisse ni plus ni moins que la continuation par d’autres moyens d’une entreprise coloniale. Les productions récentes de Bonello et Kechiche nous invitent, avec bonheur, à entrevoir que cette déconstruction est possible. Dénoncer les idéologies à l’œuvre dans la construction de la féminité nous permet d’entrevoir la possibilité de vivre librement, comme individus complets, et non dans une version de nous-mêmes réduite à nos identités sexuelles et aux masques qui y sont liés. La chirurgie esthétique n’est pas seulement l’instrument d’une oppression néo-libérale, notamment dans les libertés qu’elle permet de prendre avec l’assignation biologique à un sexe, tout comme les témoignages de nombreuses femmes voilées ont montré que les rapports entre l’Islam et le féminisme pouvaient être extrêmement productifs20. Il s’agit, pour reprendre les mots de Marie-Hélène Bourcier, de « devenir sujets de nos propres discours »21.
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Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néo-libéralisme et néo-conservatisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007, p. 40. 20 Lire à ce sujet Les Filles voilées parlent, Paris, La fabrique, 2008. La parution, au moment où jʼapporte les dernières corrections à ce texte, de Féminismes islamiques, sous la direction de Zahra Ali (Paris, La Fabrique, 2012) donne à voir la fécondité des approches post-coloniales rassemblées sous le terme de « féminisme islamique. » Lʼouvrage se donne pour but de « montrer comment se pensent, sʼarticulent et se développent une réflexion et un engagement autour de la question de lʼégalité des sexes à lʼintérieur du cadre religieux musulman et dans des contextes où lʼislam est un référent majeur » (op. cit., p. 15) 21 Marie-Hélène Bourcier, op. cit., p. 269.