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De l’image d’architecture
Florent Revel
Janvier 2016
Directrice d’étude : Alexandra Pignol École
Nationale
Supérieure
d’Architecture
de
Strasbourg
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De l’image d’architecture
Considérations sur la représentation du projet d’architecture et les récits qu’elle construit autour d’un à-venir à partager
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table des matières
remerciements introduction
I. l’image, une articulation de la perception du réel
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construire une image des choses
1. une mise à distance
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maitriser en représentant tenir lieu par ressemblance une codification du réel, socle pour l’échange
2. un médiateur dans la pratique du projet
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l’arret sur image d’un processus en cours une abstraction comme extrait du projet une première altération de l’idée face au réel
3. une représentation du projet
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l’image utile, un usage projectif la construction d’une vue future provoquer une attente, un désir face à une perspective d’avenir
4. la fabrication d’une pré-existence
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l’image d’architecture veut être actuelle l’apparition d’un impératif de ressemblance détourner le photo-réalisme, la question du style
II. la maîtrise de récits en image 1. la construction d’un signifiant un assemblage de signes le creux dans l’image, source d’ouverture une signification fabriquée à deux
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2. le regard et ses trajets
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la construction du réel par le regard/la projection de soi la publication de l’image : construction du regard trajets du regard, synthèse de compréhension itérative
3. une articulation des récits
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un medium qui articule des manière de s’exprimer entre la légende et l’illustration
III. l’image d’architecture ou l’intervention dans le réel 1. l’image, l’architecture et le récit
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l’autonomie d’un récit articuler lisible, visible et dicible - lire, voir un découpage des visibilités
2. une image en saillie sur les discours
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une prise de parole univoque, l’image-monologue l’apparition d’un conditionnement, une fermeture du champ des possibles le contrôle d’un regard sur l’avenir
3. modifier le réel sans dépasser l’image d’architecture 127 détachés du réel, des ouvertures critiques projets de papiers, des représentations utopiques
conclusion
annexes
137
143
sommaire des annexes bibliographie
147 149
ouvrages web-bibliographie expositions, conférences, colloques, etc. vidéographie émissions radiophoniques
annexes
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l’image, un rapport articulé au réel 11
remerciements
Je remercie Alexandra Pignol, ma directrice d’étude, pour la richesse de nos conversations, la justesse de ses appréciations et les larges horizons de pensée auquels elle m’a ouvert, Mylène, pous ses relectures attentives et critiques, et pour ses annotations, tant sur la forme que sur le fond, et pour sa patience, Claire, ma maman, pour le regard extérieur mais non moins assidu, et l’assurance qu’elle m’a donnée sur le fait de ne pas m’être égaré trop loin.
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introduction
Les images nous entourent, elles façonnent une manière de percevoir ce qui nous environne. Notre perception du monde peut même ainsi se raconter comme une série d’images. Elles sont physiques ou mentales, sur papier, sur écran ou seulement imaginées, mais leur présence, voire leur omniprésence, est certaine. Elles nous permettent de le comprendre, de lui donner sens, et nous donnent ensuite la capacité de le modifier. Ces séries nouent des liens forts, permanents et mouvants, entre soi et le réel. Le travail de l’architecte se situe au milieu de cette interaction entre l’homme, le monde et ses représentations. Il ne produit très concrètement que des séries d’images. S’appuyant sur sa compréhension du réel, sur un partage et une mise en débat collectif de ces préhensions, il image les modifications qu’il projette. Il dessine toujours dans une temporalité prospective. Les questions posées par l’image sont donc centrales dans sa pratique, particulièrement quand elles s’exposent, quand elles sont médiatisées. Si les images ont une place prépondérante dans notre vision individuelle des choses, elles prennent une position plus signifiante encore quand elles sont vues collectivement. Elles deviennent le lieu d’une expression, faisant appel à un imaginaire collectif, à un vocabulaire partagé, qui ne peut que refléter l’état de ce collectif, et la façon dont il se représente à lui-même. C’est autour de ces questionnements que s’est constuit ce mémoire, dans la certitude de la place intrinsèque de l’image
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dans la pratique architecturale et dans le doute de la justesse et de la pertinence de ses usages systématisés.
hypothèses L’image est d’abord une construction individuelle de notre raport au réel. Elle peut prendre de multiples formes, certaines concrètes, d’autres bien moins claires à priori, mais s’établit toujours en filtre, comme un écran face à la réalité. De l’imago que décrit Kepler au seizième siècle, ce reflet dans l’oeil d’une réalité extérieure, aux images numériques, calculées et médiatisées de l’ère du visuel, en passant par les images mentales, elles sont toujours dans une position intermédiaire entre soi et la réalité. Si l’image est ainsi capable de nous donner à comprendre le réel, c’est qu’elle s’établit comme signe. Comme une première interprétation, elle est déjà signifiante et donne par procuration un sens au réel. Elle devient ainsi une manière d’en parler, et donc de lui donner des significations collectivement. Ces histoires partagées sur le réel sont soustenues par des images, et sont parfois entièrement contenues dans celles-ci. En tant que support et contenant de ces récits sur le réel, elles permettent de le partager, de le déplacer dans une altérité. Ces choses évoquées sont mises en commun, et forment ce commun dans le même temps. Ces images sont donc à l’origine d’une prolifération de récits sur le monde. Elles génèrent ces histoires à coté du réel, qui sont en capacité de l’influencer. Aussi issues du réel et de leur interprétation, elles entretiennent avec lui des liens compliqués, dans les allers et retours que les significations y font. Ces images, avec les récits qui les accompagnent, transforment le réel. Sa perception modifiée est ce qui nous permet d’y agir ensuite concrètement.
introduction
problématique Devant l’image, l’indifférence n’est pas souvent permise. Elle retranscrit une vision du monde, face à laquelle il faut s’exprimer. Par sa nature et les liens de ressemblance qui la cernent, elle demande une réaction. Saisir les modalités de son influence est un premier pas dans une attitude à tenir. Comment l’individu s’approprie t’il l’image ? Comment comprend t’il le réel à travers elle ? Elle est un point d’accroche du regard, une articulation dans cette relation personnelle que chacun entretient avec le monde. Elle est une des manières existantes pour lui donner du sens. Ainsi, s’approprier une image, la lire, l’interpréter est aussi une construction visuelle qui détermine la compréhension des perceptions du monde qui nous entoure. Approprié, ce monde extérieur se fait notre, il devient un objet à partager, à mettre en commun. Comment l’image devient-elle un objet acquérant une valeur de vérité ? Dans quelles mesures est-elle un système de signes partagés ? Comment entraine t’elle avec elle des récits auxquels nous pouvons prendre part ? Quelle culture visuelle y est mise en jeu ? En tant qu’objet signifiant, en tant que lieu d’une construction d’un sens, la question du rapport entre destinateur et destinataire se fait centrale. Tout singulièrement quand l’image est exposée publiquement, quand elle est supposée être univoque, elle interpelle nos compréhensions communes et le partage de ses significations. Comment ces récits que nous construisons à coté du réel nous permettent ils d’agir ? Comment l’image devient t’elle efficace à transformer le réel ? Elle soutient des histoires, qui sont construites en son sein et autour d’elle, et ce sont ces récits qui vont lui donner son effectivité, sa capacité à nous faire intervenir dans le monde. Elle introduit des décalages à travers ces récits qu’elle emmène ; ruptures qui nous permettent de comprendre le réel de différentes manières, nous enfermant parfois dans des carcans mais nous libérant d’autres fois d’idées précédentes.
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approche et méthodologie La définition du sujet est à l’image de l’attitude qui a guidé ce travail. Il est issu d’un souhait de travailler sur l’architecture comme produit collectif et cause des conditions d’existence de celui-ci. L’image a été un prisme, un angle d’approche. Elle a fourni un critère de lecture dans les ouvrages traitant d’architecture. Les écrits qui cernaient sa nature ou son usage étaient lus avec une attente, celle de comprendre à chaque fois différemment comment se nouaient des relations au sein de nos société et comment la pratique du projet s’y insérait. Ce lien entre esthétique et politique est au centre de la pensée de l’objet technique que développe Bernard Stiegler. Ses ouvrages sont des lectures anciennes, et ont orienté ce travail. En se recoupant avec les écrits de Jacques Rancière et de ses commentateurs (Adnen Jdey ou Christian Ruby), ils m’ont permis de cerner les liens qui se forment entre nos perceptions et leurs formes d’un coté, et de l’autre les interactions que nous entretenons, les partages que nous mettons en place, c’est-à-dire les processus autour duquel se forme la chose commune. Les essais de Guy Debord ou de Rem Koolhaas forment aussi des points de départ de ce travail, ils sont des lectures antérieures, qui chacune dans leur domaine posent aussi ces questions sous d’autres formes. C’est dans ces allers-retour autour de l’image d’architecture que se noue le sujet de ce mémoire. Il faut y voir des interrogations sur la façon de percevoir ensemble et différemment des visuels uniques, et plus particulièrement sur l’influence que cela peut avoir, individuellement et collectivement. De méthode, il faudrait plutôt retenir une errance, de livres en articles, de citations en bibliographies. Les lectures n’ont pas été systématiquement linéaires, mais les ouvrages cités en bibliographie ou en notes de bas de page formaient les ponts pour passer d’un auteur à un autre. A ceux-ci s’ajoutaient
introduction
des titres issus des discussions avec ma directrice d’étude qui permettaient une ouverture des horizons, de laquelle découlait la possibilité de faire le lien entre plusieurs lectures précédentes. Chaque semestre a été l’occasion de mettre par écrit des débuts de problématique ou de plan, mais qui se sont largement transformés à chaque nouvelle lecture ou chaque phase de travail. Ces lectures étaient motivées par un souhait de faire le lien entre des essais théoriques et les pratiques qu’ils influencent. Sur la nature des image ou leurs usages, sur la pratique du projet d’architecture et sur les liens entretenus par ces domaines avec la question du lien social, de la manière de faire du commun, il y a interaction entre des écrits et des usages. C’est là que se trouve le liant de ce travail. Il a effectivement été accompagné par une analyse d’images, de regroupement et de recoupement selon des critères qui ouvraient des possibilités de comparaison. Les images présentées en exemple sont issues de ce travail.
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l’image, une articulation de la perception du rÊel
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l’image, une articulation de la perception du réel
construire une image des choses L’image, dans sa forme et son usage, dans ce qu’elle montre et ce qu’elle met en arrière, ceux qu’elle rend visibles et ceux qu’elle oublie, est une représentation du monde, toujours décalée de celui-ci. Elle ne peut qu’en donner une version différente, biaisé par rapport à n’importe quelle autre perception, directe ou indirecte. Elle implique intrinsèquement l’expression d’une première compréhension des choses. Elle est une des origines de notre interaction avec le monde, de notre capacité à le saisir et à y agir. Construire une image, c’est donner une visibilité à certains éléments du réel, mais aussi - et peut être surtout c’est cacher tout le reste. C’est mettre en correspondance des absences et des présences, en relation des choses concrètes et d’autres abstraites. C’est un moyen de lier une idée au réel, de lui donner consistance. L’architecte use les images, il les épuise et les enrichit simultanément, retournant des idées, des représentations donc le projet qui soutient ce travail. L’image acquiert ce rôle d’une interface entre soi et le réel d’abord, puis entre soi et autrui. Elle porte aussi notre capacité de modifier le monde en l’ayant mis à distance. Ce monde maîtrisé devient la place d’une action.
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l’image, un rapport articulé au réel 23
1 . une mise à distance
maîtriser en représentant Chacun a pu observer à quel point une forme visible, en particulier une sculpture, et d’autant plus un édifice, sont plus facile à appréhender en photo qu’en réalité.1 - W. Benjamin -
La représentation est une interprétation du réel, une traduction qui modifie les modalités de son expression et de son apparence. Multipliant les facettes sous lesquelles il nous apparaît, il prend ainsi une épaisseur de laquelle nous pouvons déduire des sens. Prenant des formes différentes pour représenter une unique réalité, elle en articule des aspects qui ne peuvent être que complémentaires. Issus d’une source unique, ils se recoupent, s’enrichissent l’un l’autre. La représentation du réel devient une manière d’y accéder. Elle pose des limites à notre perception, d’une manière systématique et indépendante du réel auquel elle fait référence. Elle commence lors de la construction d’un cadre, prend sens lorsqu’elle le met en place entre l’œil et le réel visé. La réalité se trouve contrainte, découpée. Il est ainsi possible d’en faire le tour, d’en saisir les contours. C’est une abstraction, au sens originel du terme. L’image représentative extrait une partie du monde, 1
Benjamin Walter, Petite histoire de la photographie, Éditions Allia, Paris, 1931, p.49
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elle réduit au simple des choses compliquées. A propos des «grandes œuvres» artistiques, Benjamin nous dit qu’«on ne peut plus envisager ces œuvres comme des productions individuelles: ce sont des créations collectives, si puissantes que, pour les assimiler, on ne peut faire autrement que de les rapetisser. En fin de compte, les méthodes de reproduction mécanique sont des techniques de réduction qui confèrent à l’homme un certain degrés de maîtrise sur les œuvres qui, sans cela, deviendraient inutilisables.»2 Les techniques de représentation sont un moyen pour rendre les choses plus petites, plus simples, maîtrisables. L’esprit fait très facilement le tour d’une image, ce plan au périmètre fini, synthétisant tout un monde. L’image représentative est sous-tendue par la construction d’un artifice : un système de référentiel, en forte dépendance à notre perception visuelle de la réalité, qui met à distance cette dernière. Dans le lien au réel, le regard n’est plus en confrontation directe avec celui-ci. Un écran s’interpose. Les phénomènes ne sont plus perçus directement, mais par un intermédiaire. «En transférant l’expérience corporelle de l’observation vers un système et un référentiel externes, nous nous affranchissons de cette ‘‘mise à l’épreuve’’ du regard par l’interaction avec le milieu.»3 Le réel ne sort pas indemne de son passage au travers du cadre. Il devient certes compréhensible, il peut être tenu, mais il est surtout le sujet d’une première interprétation. A travers les modalités de sa représentation, le réel devient le support d’une fiction. C’est précisément ce qui permet ensuite de le penser, obligeant chacun à se positionner face à une interprétation. La distance entre le réel et sa représentation contient cette fiction, elle ne peut être nulle, mais peut se dilater de diverses manières. Ainsi, «le réel doit être fictionné pour être
2 Ibidem, p.50 3 Coulais Jean-François, Images virtuelles et horizon du regard, Visibilités calculées dans l’histoire des représentations, Éditions Métispress, Genève, 2015, p.30
l’image, une articulation de la perception du réel
pensé.»4 C’est effectivement le pas qui lui permet de devenir une matière à transformer, un objet accessible au travail de l’homme, qui en le pensant, le modifie déjà. En insérant une fiction, la représentation, une mise à distance par la pensée d’un objet, rend ce dernier accessible à la parole. La main suivra.5 Ce qui est accessible à la perception visuelle devient abordable à la pensée par la représentation. «La contrainte représentative [...] c’est d’abord une dépendance du visible par rapport à la parole.»6 La représentation n’est pas uniquement cantonnée au cadre physique de l’image. Sa centralité est évidente dans le cas des images graphiques, mais les autres familles d’images que définit Mitchell - images mentales, optiques, perceptuelles, verbales -7 sont tout autant concernées par la notion de représentation. Faisant appel sans différence à la ressemblance ou la dissemblance, c’est toujours en fonction de référents dans le réel que ces images font sens. Les images continues du cinéma, en mouvement, reproduisent une certaine idée de notre perception des choses, qui s’établit aussi dans une temporalité. L’écran s’interpose ainsi exemplairement entre soi et le monde, d’une manière plus forte encore que dans le cas de l’image fixe. «Ce qui caractérise le cinéma n’est pas seulement la manière dont l’homme se présente à l’appareil de prise de vues, c’est aussi la façon dont il se représente, grâce à cet appareil, le monde qui l’entoure.»8 La représentation serait un écran, rendant accessible un monde en lui donnant sens. Ce dernier sera dans le même temps nécessairement déformé dans ce processus.
4 Rancière Jacques, Le partage du sensible, La Fabrique Éditions, Paris, 2000, p.61 5 Après la rupture entre l’oeil et la main que décrit Benjamin dans la pratique de la pratique de la photographie, le retour de la main ne peut se faire qu’avec cette mise en fiction du réel par l’image. 6 Rancière Jacques, Le destin des images, La Fabrique Éditions, Paris, 2003, p.129 7 Mitchell William John Thomas, Iconologie. Image, texte, idéologie, trad. Boidy Maxime et Roth Stéphane, Éditions Les Prairies Ordinaires, Paris, 2009, p.46 8 Benjamin Walter, op. cit., p.41
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tenir lieu par ressemblance Une image ne peut être vue comme telle sans un artifice paradoxal de la conscience, une aptitude à voir un objet comme à la fois «présent» et «absent».9 - W.J.T. Mitchell -
La représentation est une manière d’articuler une absence dans une présence. Elle amène au temps présent une chose qui n’y est pas. Elle rend perceptible ce qui ne l’était pas du fait de son absence, dans le temps ou dans l’espace dans lequel on se situe. Il ne s’agit pas là d’évoquer un ailleurs, de décrire un moment autre ou de faire une métonymie. «La représentation n’est pas une simple évocation, mais une substitution symbolique où le visible est la manifestation de l’invisible».10 Elle se substitue ainsi à un ailleurs, lui donnant une place dans un temps où il n’est pas. Ce ne sont pas seulement des éléments visuels qui prennent place ainsi. Dans ce cadre de la représentation, l’environnement qui entoure la réalité effectivement représentée vient en entier avec celle ci. Ce qui est rendu visible emmène avec lui tout ce qui l’entoure. L’invisible trouve un moment de présence. La photographie est une reproduction mécanique de notre perception visuelle, elle donne au papier la visibilité d’une absence. Ayant éloigné la main de l’homme, elle prétend avoir pris une indépendance et être en mesure de restituer un réel absent. «En dépit de toute l’habileté artistique du photographe et toute la rigueur avec laquelle le modèle maintient sa pose, l’observateur, en contemplant une telle image, se sent irrésistiblement conduit [...] à trouver le lieu invisible où, dans l’instant de cette minute depuis longtemps écoulée, l’avenir se niche encore aujourd’hui, et avec tant d’éloquence que nous pouvons, rétrospectivement, le dévoiler.»11 9 Mitchell William John Thomas, op. cit., p.56 10 Coulais Jean-François, op. cit., p.27 11 Benjamin Walter, op. cit., pp.16-17
l’image, une articulation de la perception du réel
La photographie est le système de représentation qui postule de la manière la plus vindicative sa neutralité. Ayant mis la main à distance, laissant place à la machine, elle revendique cette analogie avec la perception visuelle. Une photographie amène avec elle tout ce qui l’entourait, construction que nous remettons en ordre avec chaque souvenir, lors de chaque évocation. Elle nous emmène dans ce réel, qu’en partie dévoilé, mais suffisamment clair pour qu’il ne puisse arriver que dans sa totalité. C’est une manifestation qui permet à une réalité d’être tenue par substitution. Étymologiquement, c’est «avoir à sa disposition, proche de soi»12 ce réel dans les faits absent. L’image est cet objet qui fait office de substitut. Elle focalise sur elle l’attention qu’une réalité dans toutes ses dimensions peut tenir, et s’affiche comme équivalente. Elle permet ainsi à ce réel de se tenir proche de l’observateur par sa ressemblance à celui ci. La ressemblance est ici l’analogie entre une image et une réalité dont la perception visuelle partage des traits communs. Cette relation est recoupée par Jacques Rancière dans sa définition de l’altérité des images. «Il y a la relation simple qui produit la ressemblance d’un original : non point nécessairement sa copie fidèle, mais ce qui suffit à en tenir lieu.»13 L’image est un référent à un ailleurs, elle en tient lieu. Elle est suffisante pour valoir cet ailleurs, le remplacer. Par sa présence, elle devient équivalente à une réalité qui lui est extérieure. Dépassant cette relation, l’image peut se substituer directement à la réalité14, et l’analogie s’apparenter à une similitude, à cette exactitude où seul le support de l’image nous permet de la discerner. Rancière parle ici d’archi-ressemblance, d’une ressemblance qui prend le pas et mène ce qui l’entoure. 12 Définition de ‘‘tenir’’ d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Étymologie», www.cnrtl.fr/etymologie/tenir 13 Rancière Jacques, Le destin des images, op. cit., p.14 14 C’est-à-dire qu’elle peut en tenir lieu de manière totale, par exemple lorsque travaillant sur une réalité donnée, on réduit celle-ci à ses représentations, et que c’est uniquement sur ces dernières que se focalise des actions.
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«L’archi-ressemblance, c’est la ressemblance originaire, la ressemblance qui ne donne pas la réplique d’une réalité, mais témoigne immédiatement de l’ailleurs d’où elle provient.»15 La représentation, particulièrement dans les images d’architecture, tend à cette archi-ressemblance, cette situation de fait, où l’image tient place pour le tout. S’apparentant paradoxalement plus à une présentation qu’à une représentation, l’image d’architecture feint la ressemblance, pour tenir lieu, donner à voir, plus précisément à saisir un projet. Elle se rattache à la perception visuelle pour permettre d’en faire le contour et d’emmener, comme le ferait une photographie, un monde avec elle. C’est la nature de la pré-existence qui change ici du tout au tout. D’une substance dans le réel, on passe à une construction virtuelle. La représentation devient celle d’un objet qui n’existe que par elle. La construction d’une ressemblance est aussi au cœur du travail d’André Donadio, particulièrement sur sa série Paysages augmentés16 (fig. 1, 2, 3 et 4). La série qu’il produit est le résultat d’une modification de clichés de basse définition qu’il a ramené d’un voyage en Amérique du Sud. A partir de ces petites photographies, il les étend en les copiant fragment par fragment. Il en agrandit le cadre. Il construit à partir de ces morceaux de souvenirs, des supports de mémoire plus larges, évoquant ce dont il se souvient, dépassant ce que l’image représentait initialement. «Je suis parti d’une image brute, une photo de paysage pour, peu à peu, ‘‘construire’’ de l’espace.»17 Il détache ces photographies de leur référentiel dans la réalité dans le même temps qu’il les y attache de manière plus forte encore, à travers la visibilité qu’il donne à ces souvenirs, à ce qu’il a retenu de ces situations. «Ces images portent en elles des fictions qui transforment 15 Rancière Jacques, Le destin des images, op. cit., p.17 16 Donadio Andres, Paysages augmentés, série de photographies et titre de sa contribution à l’ouvrage collectif : Renard Caroline (sous la direction de), Images numériques ?, Presses Universitaires de Provence, Aix en Provence 2014, p.130 17 Ibidem, p. 130
fig. 1 l’image comme articulation de la perception du rÊel
fig. 2
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fig. 3
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fig. 4
l’image, une articulation de la perception du réel
la réalité du moment de la prise de vue en une ‘‘réalité mixte’’.»18 Cette mixité est introduite par son interprétation. Celle ci se réfère à une subjectivité, une compréhension singulière et individuelle de la situation. Les clichés qu’il utilise comme base de travail sont au contraire des témoins objectifs de situations passées. La ressemblance qu’il construit se réfère autant à celle de la photo qu’il modifie et étend qu’à une image mentale qu’il s’était construit, lors des prises de vues par exemple. Il nous donne des ambiances, peut être plus proches de ses sensations. Il «redonne vie aux souvenirs de ces endroits»19. Le «nouveau paysage [...] devient [son] interprétation, ou plutôt [sa] réinterprétation mémorielle, de l’endroit [qu’il a] effectivement visité».20 C’est ici un détournement du dispositif photographique, qui nous permet de saisir l’enjeu de la reproduction visuelle du réel, et notre façon d’y réagir, de la comprendre. Ce travail change la ligne de conduite des visuels produits. Il ré-arrange les photographies dans un ordre qui est le sien, celui de ses souvenirs. Par la méthode employée, le découpage, la copie et le collage informatisé par des outils numériques, il ré-assemble de petits morceaux du réel. Il construit l’image sur des processus en partie similaire avec la fabrication d’image d’architecture. Cette construction d’une visibilité d’un ailleurs qui n’est pas s’appuie sur des codes de représentation nécessaires pour permettre une compréhension de ce réel. Ceux-ci sont aujourd’hui l’objet d’une connaissance partagée, d’une pratique généralisée ; chacun utilise l’image, photographique en particulier, pour figer du vécu. Les codes qui régissent ce passage du réel à sa représentation sont implicitement usés par tous.
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Ibid., p. 131 Ibid., p. 131 Ibid., p.131
fig. 1, 2, 3 & 4 : André Donadio, Paysages augmentés, 2013, http://www.andresdonadio. com/en/?section=projects
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une codification du réel La représentation est un usage de codes. Elle est une transformation de la perception visuelle d’éléments du réel en signes, qui font référence de manière plus ou moins indirecte à ces choses du monde. Ce passage du réel au signe qui s’y substitue est réglé. Les schémas perceptifs de la vue y sont reproduits, inévitablement déformés aussi. Ces derniers sont une base commune de ces règles, nous permettant à chacun d’en avoir une variante unique et en même temps assez proche de celle de son voisin. Comme une avant-gardiste pour ses pairs, l’image photographique nierait ce passage au signe, s’acharnant à essayer de ne donner que le référent pour lui-même. Issue d’un travail de la machine, une reproduction machinique, elle affirme sa capacité à donner à voir le réel directement. La construction de la photographie reste cependant dans le domaine codifié de l’image, où chaque partie comme le tout, fait signe. Si elle ne peut être considérée complètement, la comparaison avec le système de relation dans le champ de la linguistique - signifié et signifiant, articulé autour d’un référent dans le réel - nous donne des clés de compréhension de l’image, et de son usage des signes. Les images ne font pas directement ce lien entre le signifiant et le signifié, du moins pas dans des termes identiques à celui qui s’établit dans le langage. Elles provoquent des associations, mettant en relation notre perception visuelle immédiate à des éléments que nous reconnaissons, des souvenirs, des perceptions passées. Cette compréhension est valable d’une manière individuelle, mais c’est dans la codification de la représentation que s’établit la possibilité d’un entendement partagé. La codification est le règlement de cette interaction commune, qui nous permet de comprendre ensemble ce à quoi l’image, la représentation fait référence. Elle est «l’organisation
l’image, une articulation de la perception du réel
en système selon des règles cohérentes»21. Elle est ce qui permet la compréhension et l’interprétation d’un fait ou d’une situation jamais vu auparavant. Nous ne sommes effectivement pas perdus devant chaque représentation d’un ailleurs. A travers des réécritures des formes de la perception visuelle que nous partageons, nous sommes en mesure de nous projeter, voire de nous imaginer dans la situation représentée. Sans y avoir été auparavant pour autant. «Les visibilités [...] entraînent aussi dans leur mouvement l’expérience [...] grâce à un code visuel commun, un mode de figuration partagé par tous, un modèle de représentation assurant la fonction de référence entre objets et figures.»22 La représentation, en tant que telle forme écran entre nous et le réel, se dédoublant entre image physique et image mentale, elle fait office de filtre, de mise à distance du réel. Elle crystallise cette interaction avec le monde, en introduisant cet espace nécessaire où l’interprétation prend sa place. Etant l’objet d’une codification, elle introduit aussi une réglementation de notre propre rapport au réel. A travers les représentations que nous avons du réel, celui ci se retrouve ainsi codifié, c’est-à-dire normalisé d’une manière similaire. Le réel passé par les codes est celui dont on peut parler, celui qui fait sens individuellement et débat collectivement. C’est au travers d’une série de codes, agencement réglé de signes, que nous avons un certain pouvoir sur la réalité, à travers ses représentations et les perceptions qu’elles provoquent. Ce réel réglé dans la représentation est une matière à travailler. La représentation est cette interface qui nous laisse voir le réel à travers elle, nous permet ensuite de le comprendre, mais surtout, elle nous donne ensuite les moyens de la modifier. Et travailler sur une représentation d’une situation dans le 21 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», www.cnrtl.fr/definition/codifier 22 Coulais Jean-François, op. cit., p.123
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réel, c’est déjà le début d’une transformation de cet état de fait. Elle n’est pas toujours effective, mais dans le cas du projet d’architecture, sa représentation peut le devenir.
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2 . un médiateur dans la pratique du projet
l’arrêt sur image d’un processus en cours Dans son élaboration, le projet d’architecture est une idée fugace, mobile. Chaque croquis, chaque image que l’architecte dessine est une tentative de figer cette idée. Partant d’une série d’images mentales, d’intuitions, d’envies, il s’agit de leur donner forme. Cette mise en forme passe par le dessin, une représentation d’idées, non encore tenues, mais bien présentes. Le dessin fige le projet, lui donne une image. Chaque trait est définitif pour son dessin. Ce dernier est clos, fini. Il fait un tour du projet, lui donne une figure, un visage, et seul, met en forme une idée. Cela ne signifie pas qu’elle n’aurait pas pu être mise en œuvre sous un autre portrait. Mais dans l’instant où le papier est gratté, il fige une forme, temporairement. Le projet s’arrête pendant un laps de temps. L’idée s’immobilise. C’est aussi cette arrêt sur image qui donne au projet la matière nécessaire pour être saisi, être compris. Dépassant l’idée sans jamais la laisser trop loin, ce passage à l’image permet de la confronter à ce qui l’environne. L’idée prend de la masse. Sous la forme du dessin, elle donne l’impression de pouvoir être directement modifiée. Sous cette expression, elle devient maîtrisable, elle perd cette fugacité qui fait en même temps sa qualité et son aspect inutilisable. Chaque nouvelle page blanche permet de saisir à nouveau l’idée de projet. Sans ignorer la page qui la précédait,
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le dessin retourne l’idée, la donne à voir depuis un autre coté. C’est dans ces allers-retours que se forme le projet, qu’il prend du sens en venant s’accrocher à une idée. L’image a ici l’ambition de refléter cette idée du projet. Elle donne à voir l’ombre d’une idée, non sa formulation précise dans le réel, mais ce qui suffit à la comprendre. La perspective intérieure du pavillon de Barcelone de Mies Van der Rohe (fig. 5) réussit à donner cette idée. Elle ne donne pas à voir le projet dans une forme finie, définitive, mais «elle décrit un état d’esprit»23. Le projet aurait pu prendre, après cette image, des formes différentes, ce qui est donné à voir dans cette perspective est d’une force suffisante pour tenir l’idée qu’elle déploie. «On y voit mieux le pavillon que lorsqu’il a été construit.»24 Chaque représentation est aussi un moment où l’idée se précise en prenant une forme visible, à laquelle nous associons des choses tangibles. Des éléments de l’environnement peuvent eux aussi trouver place dans le dessin, dans une représentation usant des mêmes codes que celle du projet. Cette utilisation d’une convention graphique identique pour mettre côte à côte un projet au milieu de son environnement est ce qui permet d’évoluer en prenant en compte l’ensemble du milieu au sein duquel il évolue. Les réalités existantes et les modifications qui en sont projetées se côtoient dans un unique plan. Si la traduction d’éléments tangibles du réel en dessins paraît aisée, s’appuyant sur des conventions graphiques (plans, coupes, etc.) ou sur les codes de la perception visuelle (croquis, vues, etc.), de nombreuses idées peuvent trouver une forme dessinée c’est-à-dire un interprétation formelle. Il s’agit de donner à des idées les caractéristiques qui leur permettent d’être reconnues. Des mots, des notions, a priori détachées d’éléments figés, formels dans le réel, peuvent trouver des modes de 23 Ozdoba Marie-Madeleine, Couvrez cette image que je ne saurai voir, article publié le 6 octobre 2012 sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/ plancoupeimage/archives/145 24 Ibidem, Propos tenus par Éric de Broche, perspectiviste fondateur de l’agence Luxigon, rapportés dans l’article.
fig. 5 l’image comme articulation de la perception du réel
figuration qui leur permettent de co-exister auprès des éléments concrets qui nous entourent. Le projet, sous ses différentes facettes, et le contexte, compris réinterprété, cohabitent dans une ressemblance construite. Le fait que l’image soit en capacité de figer côte à côte le projet face à son environnement, physique en puissance, culturel, historique ou social, lui permet de devenir matière à travailler. Un lieu d’interaction se forme dans chaque image, de manière singulière. Le projet et ce qui l’entoure se retrouvent crystallisés, de manière temporaire. Un ensemble mouvant se retrouve ainsi arrêté, devenant saisissable, définissable, puis modifiable. Le projet connait un arrêt sur image, c’est une façon d’avancer, de devenir modifiable. C’est un «modèle [...] provisoirement stabilisé»25. Cette immobilisation passagère permet de lui donner corps et de devenir un sujet de travail. 25 Debray Régis, Vie et mort de l’image : Une histoire du regard en Occident, Éditions Gallimard, Paris, 1992, pp. 300-301 fig. 5 : Ludwig Mies van der Rohe, German Pavilion, International Exposition, Barcelona, Interior perspective, 1928-29. Graphite on illustration board, 99.1 x 130.2 cm © 2012 The Museum of Modern Art, New York
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une abstraction, un extrait du projet La représentation d’un projet n’est intrinsèquement que partielle26. Un croquis n’en saisit que des intentions, des ambiances, un plan ignore les autres étages, une perspective projetée ne tient qu’un seul et unique point de vue. Elle isole une petite partie d’une virtualité plus large. Le projet architectural est la construction en puissance d’un objet et d’un espace simultanément. Il implique une démarche et une pensée intégrant des savoirs de domaines éclectiques. Il est un travail situé au carrefour de nombreuses disciplines, non limitées à celles que peut toucher du doigt l’architecte, qui reste cependant le chef d’orchestre. La représentation du projet est une abstraction. Abstraire, c’est «isoler [...] un ou plusieurs éléments du tout dont ils font partie, de manière à les considérer en eux-mêmes et pour eux-mêmes»27. Il s’agit pour le projet de le détacher momentanément et partiellement de ce tout, cet ensemble compliqué et complexe qu’est le réel. La représentation est effectivement une simplification provisoire. Elle ramène dans un ordre simple un élément qui dans son contexte ne peut être intégralement compris. Dans un processus de pensée qui l’entoure, le projet et le réel représentés conjointement reprennent leur place ultérieurement dans un système plus large. C’est autour d’une méthode itérative que s’établit le travail de représentation inhérent à celui du projet. De multiples allerretours sont organisés entre chacune de ces petites abstractions et l’ensemble de l’idée de projet. Elle n’est toujours saisie que partiellement, cependant, elle n’est aussi tenue que dans ces représentations. C’est en recoupant ces abstractions, que le projet peut faire sens, qu’il peut à nouveau s’intégrer de manière 26 Elle est toujours un instantanée dans un projet en cours. Elle est partielle dans l’espace mais aussi et surtout dans le temps long de la conception. 27 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», www.cnrtl.fr/definition/abstraire
l’image, une articulation de la perception du réel
totale dans un processus plus large. Il a donné forme et matière à l’idée depuis laquelle il est parti. C’est donc dans la multiplication des points de vue, des projections et de leurs types, des échelles et des approches que se construit le projet. Chaque représentation l’abstrait selon ses besoins, au service d’une facette particulière de celui-ci. Elle dissocie momentanément, sans jamais oublier totalement qu’elle s’insère dans un système plus large.
une première altération de l’idée face au réel L’idée de projet, issue d’intuitions, de volonté d’interventions et de petites imaginations, précède toujours le projet. Lorsqu’un besoin est formulé en question, une série d’innombrables envies surgi. Ce sont des fragments de réponses, des éléments partiels qui ensemble forment un tout, devançant le projet. Il est parfois cohérent, d’autre fois contradictoire, essayant de tenir des propos face au site, au programme, aux usages, à l’urbain, etc. Quand ce tout s’affine, que l’idée s’éclaire, ces intuitions se condensent autour d’une ligne directrice forte, formant analyse et synthèse dans des temps superposés. Elles va ensuite s’abîmer sur le papier, comme une première confrontation avec le réel. La notion de principe formel que Louis Kahn développe comme un outil de projet rejoint cette notion. «L’idée est la fusion de l’âme et de l’intuition [...], source même de ce qu’une chose veut être. C’est le commencement du principe formel. Le principe formel contient une harmonie de système, un sens de l’ordre ainsi que ce qui caractérise une existence par rapport à une autre. Le principe formel n’a ni forme ni dimension.»28 C’est ici une idée précise qu’il évoque, quelque chose de clair et limpide, mais qui n’a pas de relation avec une altérité. Elle 28 Kahn Louis I., Silence et lumière, trad. Bellaigue Mathilde et Devillers Christian, Éditions du Linteau, Paris, 1969, p. 43
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fonctionne de manière autonome, indépendamment d’une situation particulière. En s’abîmant dans sa représentation, elle va prendre corps, ce qui lui donnera la possibilité d’interagir avec le contexte, ces morceaux de réalité analysés. «Le projet est un acte circonstanciel, combien d’argent on a, le site, le client, l’étendu du savoir. Le principe formel n’a rien à voir avec les circonstances.»29 C’est la question de la traduction, ici représentation de l’idée. Par une mise à l’épreuve face au réel, l’idée s’abîme tout en prenant forme. Une image est cette traduction d’une idée, menant vers le projet. Lorsqu’elle est exprimée, l’idée n’est déjà plus tout à fait ce qu’elle était, elle n’a laissé d’elle qu’un indice. Même la multiplication de ces indices ne peut ramener jusqu’à l’idée elle même. Ils permettent d’en limiter le périmètre, d’en cerner les limites. Quand elle est transcrite en image, une idée est d’ors et déjà interprétée, c’est-à-dire comprise et ré-écrite. «Une image qui représente un objet - ou une page qui le décrit - y fait référence et plus particulièrement le dénote. La dénotation est le cœur de la représentation et elle est indépendante de la ressemblance.»30 L’image dénote son référent, elle le fait connaître, le désigne, mais n’en est pas une copie. Au-delà, elle connote dans le même temps. Elle associe d’autres idées, d’autres images au référent initialement représenté. Du moins pousse t’elle à cette association de la part de l’observateur. Quand elle a pris forme, l’expression d’une idée ne peut se référer qu’à elle même, elle évoque nécessairement des idées voisines. «Et le principe formel inspire le projet.»31
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Ibidem Mitchell William John Thomas, op. cit., p.110 Kahn Louis I., op.cit., p. 109
l’image, un rapport articulé au réel
3 . une représentation du projet
l’image utile, un usage projectif «La projection est ce qui rend disponible l’architecture à la perception: l’architecture serait par essence projetée, elle n’existerait qu’à condition d’être projetée.»32 - R. Bertho et M.M. Ozdoba -
L’image d’architecture est l’endroit d’un enjeu important. De par son apparente évidence, elle est d’une grande force dans les concours d’architecture, «elle prend le pas sur tout le reste»33. Elle est tout d’abord au service du projet qu’elle représente. Son dessein est de lui donner une visibilité, de le faire comprendre. Elle est ainsi insérée dans un dispositif projectuel. Un contexte lui permet de faire sens, d’initier la compréhension plus large. Elle est même partie prenante de ce dispositif, participant activement à cette projection. Sa qualité projective paraît essentiellement intrinsèque, tant elle prend part au processus de réflexion, sous diverses formes, dès les 32 Bertho Raphaele et Ozdoba Marie-Madeleine, L’image dans ses usages projectifs, réflexions de synthèse, article publié le 3 septembre 2013, sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/imageprojective/archives/132, reprenant des développements de Robin Evans, dans The Projective Cast 33 Ozdoba Marie-Madeleine, Couvrez cette image que je ne saurai voir, op. cit., propos rapporté d’une personne membre de la direction architecturale de I3F, entreprise pratiquant la maitrise d’ouvrage, lors de la soirée AK#04 «Images ! Sans mensonges, l’architecture est-elle possible ?»
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premières ébauches et esquisses. La question du projet en architecture est vaste, sa définition toujours un peu imprudente. Le point de vue géométrique est éclairant : la projection est «la représentation sur un plan d’une figure géométrique dans l’espace. [Elle] conserve certaines relations spatiales».34 Il s’agit du passage d’un champ à un autre, d’un plan à un autre, qui conserve certaines des caractéristiques. Dans un usage prospectif, peut on faire l’analogie avec une projection de l’idée vers le réel, avec l’image comme médiatrice ? L’image d’architecture n’est pourtant liée au projet, dans ses dimensions prospectives en particulier, que dans l’utilisation qui en est faite. «L’image n’est projective que dans son usage. Il n’existe pas de nature projective de l’image.»35 A priori, la dimension projectuelle de l’image paraît effectivement naître de sa réception et de l’environnement dans laquelle elle est reçue. «La qualité projective d’une image nous semblait devoir tenir ‘‘avant tout à son contexte de réception, ce dernier pouvant évoluer dans le temps: prospectives ou idéalisantes’’»36 Poser la question de l’usage de l’image revient à élargir ces points de vue. La considérer implique un agrandissement du nombre des protagonistes concernés par l’image. Le destinataire sort de sa solitude. Il retrouve la chaîne des destinateurs : les producteurs de l’image elle même, architectes et perspectivistes, ainsi que les intermédiaires qui lui procurent sa visibilité, les médias. C’est à l’ensemble des «conditions de diffusion des images»37 qu’est raccrochée la qualité projective des images. «L’insertion dans un contexte d’énonciation spécifique»38 devient le critère de cette valeur. 34 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», http://www.cnrtl.fr/definition/projection 35 Bertho Raphaele et Ozdoba Marie-Madeleine, L’image dans ses usages projectifs, réflexions de synthèse, op. cit. 36 Ibidem 37 Ibid. 38 Ibid.
l’image, une articulation de la perception du réel
C’est donc d’un arrangement externe, déterminant un mode d’expression que dépend la qualité projective en question. Celle-ci est donc immédiatement liée à la valeur d’usage accordée à l’image, à la «construction sémantique»39 qui l’accompagne. «Si l’image peut être produite initialement afin de servir un usage projectif, comme c’est le cas pour [...] les perspectives d’architecture, elle perd ce caractère dès lors que le contexte d’énonciation se modifie, du fait par exemple [...] de la réalisation du projet d’architecture.»40 Ce contexte est celui que l’on peut raconter, que l’on peut décrire et qui supporte des histoires. C’est un contexte social, historique, culturel, bâti, etc. qui est suffisamment cohérent pour être mis en mot, pour être narré précisément. Il est cet ensemble dans lequel l’image va pouvoir être un élément projectif, par rapport à lui. L’usage projectif de l’image présuppose ce nécessaire contexte de narration, il s’y insère. Dans un article antérieur publié sur la même plateforme, Ozdoba développe la notion de «contrat de lecture»41. En confrontant deux images issues d’un registre formel analogue, elle montre comment le contexte d’énonciation dans lequel s’insère l’image est à l’origine de son statut projectif. Ce contrat concerne la réception à proprement parler de l’image, il s’agit d’indiquer au spectateur la lecture qu’il doit en faire. La démonstration qu’elle produit s’appuie sur une comparaison entre deux images. La première est un photomontage de Victor Einrich, artiste espagnol travaillant autour du détournement d’images architecturales (fig. 6) et la perspective d’un concours de l’OMA42 pour le Performing Art Center de Tapei, Taiwan (fig. 39 Ibid. 40 Ibid. 41 Ozdoba Marie-Madeleine, Des usages et réalismes de l’image d’architecture, article publié le 25 juin 2013, sur la plateforme Culture Visuelle, Reproduction de l’intervention à la table ronde «Images de synthèse et photographies en architecture : Réalité, réalisme, fiction ?» organisée à la Cité de l’architecture et du patrimoine le 5 juin 2013, http:// culturevisuelle.org/plancoupeimage/archives/217 42 Office for a Metropolitan Architecture, agence néerlandaise basée à Rotterdam et dirigée par Rem Koolhaas.
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fig. 6
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7). Elles sont issues de processus de fabrication proche, mêlant le rendu de synthèse d’éléments conçus en trois dimensions, des collages de morceaux de photographies, le tout inséré dans un contexte urbain en arrière plan. Surtout, elles font référence à des objets comparables : le projet de l’OMA est une composition de volumes cubiques et sphériques, quant au photomontage de Einrich, il est un travail de découpage de sphères dans des parallélépipède. «Les deux images présentent un degrés de réalisme assez semblable. Or aucune exigence de vérité n’est attachée à la première, que l’on contemple comme une œuvre
fig. 7 l’image comme articulation de la perception du réel
de fiction, à l’inverse de la seconde, qui est sensée renseigner de manière fidèle sur le projet.»43 Du contexte et du temps de l’énonciation accordé l’image découle sa réception, son usage par le spectateur. Le support de l’image, son emplacement ou sa légende sont effectivement les éléments qui nous permettent de savoir quel usage faire de l’image, quelle valeur lui accorder. «Un titre est en effet plus qu’un nom ; c’est fréquemment une directive pour l’interprétation et la lecture.»44 Il indique l’angle de vue à aborder pour comprendre l’image, c’est-à-dire qu’il dirige sévèrement l’attitude à avoir face à elle, donc le sens qu’il faut y donner. 43 Ibidem 44 Danto Arthur, La transfiguration du banal, une philosophie de l’art, trad. Claude Hary-Schaeffer, Éditions du Seuil, Paris, 1981, (1989 traduction) fig. 6 : Opera, Victor Einrich, photomontage, Série «City portraits» (2006-2008), http:// victorenrich.com/post/130495568469/the-middle-east fig. 7 : Agence OMA, Performing Art Center, Taipei, Perspective extérieure de Artefactorylab, 2009, http://www.artefactorylab.com/drupal/oma-0?page=6
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«Fondamentalement, rien n’empêche d’imaginer que ces deux images puissent être interverties dans leurs usages : c’est alors l’image d’Einrich que l’on jugerait quant à son degrés de vérité, et l’image d’Artefactorylab qui serait à considérer comme un simple ‘‘jeu de figuration’’...»45 Dans son article Image caduque, image vive...46, Olivier Beuvelet reprend ces considérations pour une analyse du dossier de presse de l’exposition 10 Projets, Concours international pour la rénovation du forum des Halles, organisée en 2007 au Pavillon de l’Arsenal. Ce dossier47 reprend l’ensemble des perspectives produites par les participants au concours. La différence entre le projet annoté «lauréat» et les autres projets est un changement des circonstances avec lesquelles l’image est présentée. «Sur dix hypothèses, une seule est vraie, juste, efficace, émerge du lot. Cette distinction contribue à faire de cette vue une vue digne de foi de l’avenir des Halles.»48 L’image produite par l’équipe lauréate se détache des autres, elle acquiert un statut qui fige un rapport avec la vérité. On l’évoque dans des termes différents des autres, qui passent dans le domaine du «ça aurait pu». «On voit poindre ici une rupture dans le contexte d’énonciation : l’expression d’un souhait, d’un désir, d’un projet et le contexte de réception qui donne ou non une valeur de réalité à la satisfaction/réalisation de ce souhait, désir ou projet à partir du moment où le choix est fait.»49 Dans le cas du projet architectural, c’est plus précisément une fiction qui sert de matrice à ces projections. Elle est une «création imaginaire [...] qui n’a pas de modèle complet dans la réalité»50. L’architecte souhaite l’écrire au futur, donner cette réalité manquante. Laisser de coté les fictions qui 45 Ibid. 46 Beuvelet Olivier, Image Caduque, image vive..., article publié le 31 mai 2013 sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/parergon/archives/1924 47 cf. annexe 3 48 Ibidem 49 Ibid. 50 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», http://www.cnrtl.fr/definition/fiction
l’image, une articulation de la perception du réel
faisait office de cadre général et laisser dépasser le récit, qui seul peut subsister plus longuement.
la construction d’une vue future Lors des rendus de concours, sous la forme des perspectiviste qui lui est donné, l’image d’architecture se tient dans un paradoxe : elle rend visible des éléments qui ne le sont pas, dans des codes graphiques semblables à ceux de la photographie. Elle s’approprie des conventions visuelles de notre vision naturelle pour porter une analogie des visibilités. Elle amène à la perception des choses virtuelles, qui n’existent qu’en puissance, sans référent dans le monde. Elle est appuyée sur un récit, et ce contexte d’énonciation précédemment évoqué. Celui-ci est cependant particulier, puisque formulé dans le but de passer dans le champ du réel. Il n’est pas détaché de tout objectif effectif. Cette image est «au service de la représentation d’un état amené à exister dans le futur»51. Cet accompagnement du contexte d’énonciation donne l’image à comprendre «comme la figuration réaliste [...] d’un monde inaccessible (dans le temps ou dans l’espace)»52. Par l’idée de figuration, il faut comprendre l’image comme une «représentation d’un élément qui rende perceptible [...] l’aspect ou la nature caractéristique»53 de celui-ci. L’aspect d’ensemble doit faire illusion de grandes probabilités de réalisation. «Si elle présente un ailleurs inaccessible ou un état invisible, ces derniers doivent néanmoins sembler probables, sinon plausibles»54. «Sembler probable». Ces situations que l’image 51 Beuvelet Olivier, op. cit. 52 Ibidem 53 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», http://www.cnrtl.fr/definition/figuration 54 Bertho Raphaele et Ozdoba Marie-Madeleine, op. cit
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représentent doivent donner l’impression qu’elles ont «beaucoup de chances de se produire»55. Il devient «raisonnable de supposer»56 que le référent que l’image représente a toutes les raisons de devenir réalité. Cette qualité n’est pas intérieurement liée à la forme de l’image, à sa tonalité ou à sa composition. Elle appartient au contexte d’énonciation dans laquelle elle s’inscrit. L’image est insérée dans un dispositif, qui donne à la fiction qui l’entoure une valeur, celle de la crédibilité nécessaire pour donner à l’image un usage projectif. Le cas d’étude de la perspective de concours pour le stade Jean Bouin par l’agence Rudy Ricciotti (fig. 8) rend explicite ce rapport. La qualité projective de l’image est déduite de l’usage qui en est fait, dans un contexte d’énonciation spécifique. Par sa forme même, elle ne décrit pas clairement une réalité virtuelle, qui pourrait être construite dans l’état. L’image en l’état ne pourra pas devenir une vue dans le futur. Cependant, sa valeur projective ne fait pas de doute. Le projet ressemblera à ce que l’image d’architecture décrit de manière prospective. Le fait que cette description soit à prendre au pied de la lettre ou dans l’esprit général n’a aucune influence. L’usage de l’image, ici son insertion au sein d’un rendu de concours d’architecture, est projectif. Le récit qui entoure ce 55 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», http://www.cnrtl.fr/definition/probable 56 Ibidem fig. 8
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visuel connaît le passage par la construction. C’est ce récit qui doit être plausible, qui doit faire en sorte que l’image qui y est inséré puisse être admis ou cru parce que vraisemblable.57 «L’usage projectif se caractérise par une recherche de la naturalisation d’une fiction. La représentation fictionnelle devient ‘‘probable’’, et donc crédible du fait de son insertion dans un dispositif d’énonciation spécifique.»58 La narration doit ainsi se naturaliser, c’est-à-dire qu’elle doit se construire autour d’un rapport au réel qui la donne à lire comme crédible. Elle doit acquérir un aspect naturel, une apparente crédibilité, et raconter une histoire vivante, au présent. Il faut que cette fiction, cette histoire écrite par l’architecte entre le conditionnel et le futur, soit un récit auquel on peut attacher une certaine vraisemblance. Au delà de la crédibilité de la fiction, le «dispositif d’énonciation»59 doit tendre vers le possible. Il est tenu de mettre en oeuvre les conditions nécessaires à son existence.
provoquer une attente, un désir face à une perspective d’avenir L’image porte l’enjeu du passage d’un temps de narration à un autre c’est-à-dire que la réalisation du projet est conditionnée à sa perception, sa compréhension, et à l’adhésion qu’elle va susciter. Elle est insérée dans un contexte narratif conjugué au conditionnel présent - ça ressemblerait à ça -. Lors du concours,
57 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», http://www.cnrtl.fr/definition/plausible 58 Bertho Raphaele et Ozdoba Marie-Madeleine, op. cit. 59 Ibidem fig. 8 : Agence Rudy Ricciotti, Stade Jean Bouin, Paris, Perspective extérieure, 2007. Dossier de presse pour l’exposition d’actualité «Paris sportifs» du Pavillon de l’Arsenal, «Concours d’architecture pour la construction de nouveaux équipements sportifs à Paris : complexe sportif Beaujon, stade Jean Bouin, centre sportif Pajol»
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fig. 9
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fig. 9 : Marcel Gautherot: construction de Brasilia, 1958, citées dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, La construction médiatique de Brasilia, une aventure médiatique, article publié le 6 décembre 2012, sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/ imageprojective/archives/158
l’image, une articulation de la perception du réel
lors de ses publications vers le grand public, elle doit recueillir l’approbation la plus large pour déboucher sur des réalisations, passer à une narration écrite au futur. La fiction portée par le projet à travers ses images doit être celle d’un souhaitable à venir, convaincant et persuasif pour le plus grand nombre. «L’usage projectif d’une image est conditionné par son insertion dans un dispositif médiatique. Ce dernier est caractérisé par une culture visuelle et un imaginaire spécifiques.»60 La médiatisation du projet de Brasilia61, autour des figures de l’urbaniste Lucio Costa et de l’architecte Oscar Niemeyer, a duré sur près d’une décennie. Elle avait pour objectif de donner une visibilité à des réalisations issues de la pensée moderne et de faire la démonstration de leur succès. Elle est à mettre en perspective d’un tentative de légitimisation et de développement de l’urbanisme moderne, qui «peinait toujours à remporter l’adhésion dans les années 60.»62 Les images photographiques jouent un rôle majeur dans ce travail, elle ne sont pas qu’un témoignage de ce qui est réalisé là-bas, mais bien des images avec un usage projectif. Elles permettent de comprendre, d’imaginer et de se projeter dans des réalisations ultérieures, planifiées sur des fictions analogues, avec des codes et des écritures similaires. Au sein de dossier de presse sont publiées des photographie qui mettent en récit l’urbanisme moderne. Ce cliché de Gautherot nous donne à voir ces grandes constructions parallèles, ces plateaux libres, où on imagine la maison Domino du Corbusier se répéter. Des volumes émergent du sol, ils évoquent déjà l’air libre et la vue que le mouvement moderne promettait, dans son attitude hygiéniste. «Les photographies de Brasilia [...] y servent de preuves, 60 Bertho Raphaele et Ozdoba Marie-Madeleine, L’image dans ses usages projectifs, réflexions de synthèse, op.cit. 61 Ozdoba Marie-Madeleine, La construction médiatique de Brasilia, une aventure médiatique, article publié le 6 décembre 2012, sur la plateforme Culture Visuelle, http:// culturevisuelle.org/imageprojective/archives/158 & cf. Annexe 1, 62 Ibidem
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fig. 10
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mais aussi de promesses : ce sont elles qui permettent au lecteur de “se projeter” dans les projets d’urbanisme français illustrés dans le même numéro par des plans, des croquis, ou encore des photographies de maquettes.»63 Des vues aériennes complètent celles prises depuis le sol. Elles font le lien avec les maquettes ou leurs photos, et permettent cette compréhension de projets mis en comparaison. Lorsqu’elle est diffusée, médiatisée, lorsqu’elle sort de l’agence d’architecture à la rencontre d’un public extérieur, l’image porte une promesse. Elle provoque une attente face à elle. Elle tient avec elle une fiction, un récit sur l’avenir, sur sa forme et sur notre position au sein d’elle. De par sa vraisemblance, elle donne à voir frontalement le projet, ses lignes et ses formes. Mais c’est bien dans l’usage qui en est fait, dans les légendes qui l’accompagnent et dans l’interprétation qui suit nécessairement que se crée le désir d’une réponse conforme à cette promesse. 63
Ibid.
fig. 10 : René Burri, Brasilia, 1960, Magnum Photos, citées dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, La construction médiatique de Brasilia, une aventure médiatique, op.cit
fig. 11 l’image, une articulation de la perception du réel
fig. 12
L’image rendue publique, énoncée au futur, présente un haut degrés de fiction. Destinée au grand public, l’image fait l’objet d’un travail singulier : elle se rapproche le plus fidèlement possible d’une perception visuelle, tout en se détachant d’une perception du monde actuel. Elle cultive un rapport tout singulier au futur. Elle se veut indicielle d’un état qui n’existe pas encore. Autour du projet du Front de Seine (1961) est publié dans Paris Match un dossier, contenant en particulier une «illustration d’architecture destinée au grand public [qui] est ainsi confiée à un spécialiste de la fabrication d’images. Celui-ci sait rendre imperceptible l’opération de fig. 11 : Le front de Seine: insertion paysagère publiée dans la revue Urbanisme, 1963, fig. 12 : Le Front de Seine: illustration de Tanguy de Rémur, Paris Match n°951, 1967, Toutes deux citées dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, Renouveler le paysage du front de Seine: culture visuelle du projet urbain, article publié le 6 septembre 2012, sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/imageprojective/archives/63 cf. annexe 3, agrandissement de ces images sur une double page.
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mise en fiction de l’information. L’‘‘opacité’’ de l’image et son caractère construit échappe ainsi largement à la perception, le lecteur de Paris-Match étant supposé garder une lecture réaliste de ces représentations urbaines.»64 La «lecture réaliste» est ici ce qui engage le lecteur dans la promesse qu’il y voit. Il accorde à l’image une valeur de vérité, qui n’y est factuellement pas inscrite. L’image projective devient prospective, elle forme un référent pour l’avenir, auquel il devra se confronter.
64 Ozdoba Marie-Madeleine, Renouveler le paysage du front de Seine: culture visuelle du projet urbain, op.cit
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4 . la fabrication d’une préexistence
l’image d’architecture veut être actuelle L’image d’architecture, au delà de son usage projectif, a vocation à être utilisée de manière prospective. Elle est destinée à prendre corps dans le réel, à devenir une vue, une perception. Elle veut s’actualiser, mettre en forme le réel pour recréer ce qu’elle présente. Elle est une illustration du projet65, elle s’insère dans un dispositif et une pensée plus large, mais elle le représente dans sa totalité. En tant qu’élément visuel le plus évocateur, c’est elle qui sert de point d’accroche pour la mémoire du projet. C’est cette image dont on attend la mise en œuvre. En cela, l’image d’architecture tient des liens de parenté avec l’icône. Elle «peut représenter son objet essentiellement par similarité»66 et tient derrière elle l’ensemble du projet. Par analogie à la synecdoque, en représentant un fragment du projet, c’est à un ensemble plus vaste qu’elle fait référence. Il représente la partie pour le tout. Si le projet est d’abord un processus de pensée, mouvant, saisi par ses représentations, il tend vers une construction virtuelle totale, à la manière d’une asymptote. Chaque représentation n’est toujours que partielle, mais le projet se doit de tendre vers une pensée plus totale. Faire du 65 Elle en donne une vue, ou plutôt le donne à voir. Elle va évidemment au-delà du rôle d’illlustration, mais sous certaines considérations, elle remplit aussi cet usage. 66 Mitchell William John Thomas, op. cit., p.109
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projet un objet pensé sous ses multiples aspects, construire cette virtualité de manière totale est une obligation. Elle est la condition qui le place en situation d’être transposé dans la réalité. La construction du projet d’architecture nécessite ce travail englobant toute ses facettes. Il permet de rendre possible son actualisation. Il s’agit de passer d’une temporalité à une autre, de faire passer dans le temps présent le référent de l’image. C’està-dire qu’il faut emmener la totalité du projet avec elle, dans ce changement de temps. L’image fait office de figure de proue de ce dispositif virtuel qui possède «toutes les conditions essentielles à son actualisation.»67 Le chantier est ce passage, qui amènera dans le réel une construction d’abord virtuelle. Ainsi l’image projective d’architecture a vocation à devenir un réel qu’elle précède, elle est en ce sens une image prospective. Elle forme un référent à un ailleurs, un état à qui elle donne sa première visibilité.
l’apparition d’un impératif de ressemblance C’est le produit réel qui devra l’imiter, elle [l’image infographique], pour exister.68 - R. Debray -
L’image prospective d’architecture précède une réalité, qu’elle voudrait parachever trop hâtivement. Elle représente un projet qui a vocation à passer dans le champ du réel. Elle représente un invisible, lui donnant une visibilité, qu’elle acquerra définitivement et concrètement dans un temps ultérieur. Dans l’usage qui en est fait, c’est implicitement une promesse que délivre l’architecte, promesse qui le dépasse et l’enferme. 67 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», http://www.cnrtl.fr/definition/virtuel 68 Debray Régis, op. cit., p.301
l’image, une articulation de la perception du réel
L’image d’architecture se développe dans une ressemblance, avec un réel qu’elle suppose et qu’elle invente. Elle le précède, et fait référence à elle même. «Avec la conception assistée par ordinateur, l’image produite n’est plus copie seconde d’un objet antérieur, c’est l’inverse. Contournant l’opposition de l’être et du paraître, du semblant et du réel, l’image infographique n’a plus à mimer un réel extérieur, puisque c’est le produit réel qui devra l’imiter, elle, pour exister.»69 Elle produit une virtualité qui devra prendre forme. L’image forme donc un antécédent à la réalité, un référent à laquelle le réel devra se conformer. «Le «re» de représentation saute, au point d’aboutissement de la longue métamorphose où les choses déjà apparaissent de plus en plus comme les pales copies des images»70. Le réel est contraint dans une exigence de ressemblance avec l’image qui en a été faite. Celle-ci a la capacité de simuler une perception du réel, de donner l’illusion de l’existence d’un référent dans le réel extérieur sur lequel elle s’appuierait. Comme précédemment montré, la frontière entre une image issue d’une simulation informatique et celle issue d’une reproduction du réel ne se trouve pas dans sa forme, mais dans le contexte où elle s’inscrit. Cela explique cette ambiguité, entre la compréhension d’une promesse et l’attente qui la suit. L’image acquiert ainsi un usage : le référent. Elle ne fait plus appel à l’extérieur, ne témoigne plus d’un ailleurs matériel. Elle se construit seule, à coté d’une réalité de laquelle elle se dit détachée. C’est elle qui forme la pré-existence, c’est elle qui est apparaît avant le réel, elle est première. Debray nous parle d’une «image autoréférente des ordinateurs»71, quand elle se construit sur ces virtualités. Il s’agit de décrire l’inversion qui se produit dans le procédé de la représentation, qui justement n’est plus une représentation du réel. Posée sur un panneau de présentation du projet en 69 70 71
Debray Régis, Ibidem Ibidem Ibid.
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fig. 10
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bordure du chantier (fig. 13), l’image prospective du lauréat prend une valeur nouvelle. Son contexte incite à la comparaison, entre une image et le réel qu’elle conduit. Elle n’est plus énoncée dans les mêmes conditions que sur son panneau de concours, dans une salle d’exposition. «La canopée existe maintenant et on peut la voir sortir de terre en se promenant aux Halles, en chantier, le lien entre l’image et les structures métalliques qu’on voit s’élever n’est pas facile à faire mais il est évident que cette image, avec ses courbes, nous permet de lire ce que nous voyons apparaître dans la réalité. Ce n’est pas simplement un ‘‘ça
l’image, une articulation de la perception du réel
ressemblera à ça’’, c’est un ‘‘il faut que ça ressemble à ça’’...»72 Ici, l’image n’est même plus énoncée au futur, elle est à l’impératif. Elle nous incite à dicter à la réalité ce qu’elle doit devenir. Le travail de l’architecte se réduit-il à celui de concrétiser l’image qu’il a produit antérieurement ? Par cette lecture prédictive de l’image, par le caractère annonciateur que sa mise en scène lui donne, il n’est plus question d’un usage projectif de l’image. Elle n’évoque plus un état ou une situation à venir, elle ne laisse pas de marge où une interprétation pourrait se glisser. Il n’y a plus de place pour l’écart entre l’image et le référent qu’elle produit à posteriori. L’archi-ressemblance que décrit Rancière est retournée : l’image «témoigne immédiatement de l’ailleurs d’où elle provient»73, mais cet ailleurs n’est pas. Pas encore du moins, il doit venir prochainement, il est à-venir. Si «la simulation abolit le simulacre» 74, comme l’écrit Debray, elle en change surtout les conditions de constitution dans le temps. Le simulacre construit son référent ; «cette image projective là se dote de manière imaginaire d’une dimension prescriptive.»75 Dépasser cette dimension là revient à questionner la similitude de l’image projective avec la perception visuelle.
72 Beuvelet Olivier, op. cit. 73 Rancière Jacques, Le destin des images, op. cit., p.17 74 Debray Régis, op. cit., p.301 75 Beuveler Olivier, op. cit. fig. 13 : Olivier Beuvelet, Photographie postée sur le réseau Instagram le 1 juin 2013
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détourner le photo-réalisme, la question du style Ne pourrait t’on pas passer de la question du réalisme de l’image, à celle, très différente, de ses multiples styles réalistes ?76 - Ozdoba M.M. -
Le réalisme d’une image d’architecture médiatisée serait une sorte d’objectif dont les perspectivistes se ferait un devoir d’atteindre et que le public serait en droit d’exiger. Ce serait une façon de faciliter la compréhension d’une image, de l’objectiver, d’en court-circuiter la lecture en fabriquant une fenêtre transparente sur un réel parallèle. «Nous considérons trop facilement que la sophistication de nos systèmes de représentations [...] garantit en quelque sorte le sens»77 de l’image. Néanmoins, un regard approfondi sur ces images nous met au fait de leur diversité. Il n’existe pas un style réaliste. Il n’y a pas une unique manière de représenter un espace projeté. Chaque image en développe une singulièrement, mais surtout, on retrouve autour de chaque projet, puis plus largement autour de chaque équipe d’infographistes, une méthode qui mène vers des types de représentations différenciés. «Ainsi, le critère déterminant, lors de la mise en œuvre de ces images, n’est pas [que ces styles] soient plus ou moins «réalistes» (dans le sens de ‘‘faire illusion’’), mais le message que l’on souhaite faire passer, ce qui correspond à une fonction d’expressivité.»78 Comme exposé précédemment, ce n’est pas dans sa forme que l’image pose la question d’un réalisme, mais dans sa lecture. «Le problème ne vient [...] pas de la capacité de l’image d’architecture à faire illusion (qui ne date pas d’hier) mais du degrés de vérité prêté à une certaine image, en vertu de 76 Ozdoba Marie-Madeleine, Transparence et opacité de l’image projective, article publié le 17 mai 2012, sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/ imageprojective/archives/54 77 Coulais Jean-François, op. cit., p.263 78 Ozdoba Marie-Madeleine, Des usages et réalismes de l’image d’architecture, op. cit.
fig. 14 l’image comme articulation de la perception du réel
son contexte d’usage.»79 Dans sa forme, dans son style, l’image d’architecture véhicule autre chose que cette prétention à faire illusion d’une réalité. Il s’agit de construire un récit accompagnant le projet.80 La fenêtre qui nous donne à voir le projet n’est pas neutre, elle est 79 Ibidem 80 cf. annexe 2, analyse des images du concours des Halles de Paris, mise en abyme avec le discours des architectes et descriptions des relations entre les styles d’images, leurs constructions et les projets qu’elle défendent. fig. 14 : Sou Fujimoto, Nicolas Laisne et Manal Rachdi, Projet pour l’Ecole Polytechnique de Saclay, perspective extérieure par RSI Studio, http://www.rsi-studio.com/
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l’image, une articulation de la perception du réel
cette première interprétation inhérente à toute représentation. Elle est cependant entièrement maîtrisé. Le hasard n’a pas beaucoup de place dans ces images construites. «Le choix d’un style de rendu est un moyen efficace de faire porter des récits au projet de manière implicite, par le biais de l’image.»81 On arrive à discerner plusieurs styles, qui sont souvent liés à d’autres médiums visuels. Certains se rattachent à la photographie, se mettant en scène comme des photographies de reportages, et se prétendent neutres et objectifs, d’autres se revendiquent de la peinture romantique. L’agence RSI Studio, basée à Paris, travaille pour de nombreux architectes. Elle est reconnu pour ses images calmes, presque silencieuses. Le temps y a l’air suspendu, l’activité disparue, comme si les projet qui y sont représentés attendaient leurs occupants (fig. 16 et 17). Une tranquilité ressort de cette apparente immobilité. Rien ne trouble ces images dans leur composition. Aucun personnages ne s’y promène, les véhicules sont tout autant absents, et les éléments naturels sont au repons. Les formats des images sont ceux de la photographies : 2/3 pour la plupart, comme nous connaissons les tirages issues des films 24 x 36 et carré rappelant les photographies produites par les boîtiers moyen format. «Tout entier dédié à l’imitation d’une image photographique, le travail des graphistes est presque imperceptible... La référence ici est bien celle de l’objectivité photographique.»82 Le travail porte particulièrement sur le rendu de l’image. L’ordinateur «simule le procédé photographique»83, donc le modèle du projet, les rayons lumineux et leurs rebonds, mais aussi l’objectif et la surface photo-sensible de l’appareil photographique. Ozdoba y qualifie «une transparence de 81 Ibid. 82 Ozdoba Marie-Madeleine, Transparence et opacité de l’image projective, op. cit. 83 Ibidem fig. 15 : SCAU architectes, Projet pour le stade Vélodrome à Marseille, perspective extérieure par RSI Studio, http://www.rsi-studio.com/
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fig. 16 : Eugène Atget, Angle des rues de Seine et de l’Échaudé, 6e arrondissement, Paris, mai 1924 fig. 17 : Ateliers LION, Projet pour le Tribunal de Grande Instance de Paris, perspective intérieure par Loukat, http://www.loukat.fr/contenu.php?section=architecture
fig. 17 l’image comme articulation de la perception du réel
l’image projective» qui laisserait voir le projet comme au travers d’une photographie, sous entendant son objectivité. La mise en perspective avec les photographies d’Atget dans le Paris de 1900 est éloquente. «J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables…».84 Ces mots de Georges Perec décrivent tout aussi bien une image que l’autre, nous donnant à voir ces reflets inertes dans cette stabilité générale. Dans un graphisme et une méthode qui se rapproche de celle du collage, l’agence Loukat se détache parfois d’une représentation totalement plausible, pour ne mettre en avant que l’idée du projet, ses grandes lignes directrices. Sur la perspective pour le Tribunal de Grande Instance de Paris, on lit clairement la volonté d’ouvrir la salle des pas perdus sur le paysage et le fleuve, mis en scène face aux gradins sur lesquels le point de vue est fixé. Aucun poteau ne tient ce qui est au-dessus, aucun montant ne maintient le vitrage. Cela n’a pas d’importance, il fallait montrer ici les intentions du projet.
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Perec Georges, Espèces d’espaces, Éditions Galilée, Paris, 1974/2000, p.179
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L’équipe norvégienne de MIR est aujourd’hui une des agences de perspectivistes les plus reconnues. Ils travaillent dans un style qu’ils ont baptisé «natural visualisation». L’élément naturel est systématiquement et profondément présent au sein de leurs compositions. Il «sert ici à mettre en scène des états d’âme. Projection d’une subjectivité qui inspire au spectateur une réaction émotionnelle, l’image résulte d’une quête de la plus grande intensité expressive.»85 On se rapproche ici des discours tenus à propos des peintures romantiques. La représentation de la nature, de l’environnement du projet est l’objet d’une grande attention. Elle est une mise en scène du projet, un arrière plan qui est presque plus fort que l’objectif de la vue elle-même. Des contrastes forts finissent de dramatiser l’ensemble. Au delà du style graphique qu’ils développent, ils présentent leur travail comme laissant place à l’interprétation, à la projection individuelle dans l’image. «A Mir image gives space for an individual experience.»86 Il s’agit ici de produire une interprétation assez forte du projet pour chacun puisse 85 Ozdoba Marie-Madeleine, Mirages norvégiens, Article paru dans le magazine Architecture d’Aujourd’hui #402, rubrique Représentation, septembre 2014, p.122-127. 86 Présentation de la pensée générale guidant le travail de l’agence MIR, http://mir. no/info/philosophy/, traduction : «une image MIR donne une place pour une expérience individuelle». fig. 18
fig. 19 l’image comme articulation de la perception du réel
individuellement la lire à nouveau d’une manière différente. «Selon ses deux fondateurs, [...] les aspects techniques ne conditionnent plus l’esthétique comme par le passé, ouvrant la voie à l’appropriation d’idées issues de la peinture ou de la photographie.»87 Rejoint-on donc ici l’image de l’art ? La question du style devient celle de l’«altération de ressemblance»88 que décrit Rancière à propos des «images de l’art». Elles «sont des opérations qui produisent un écart, une dissemblance. Des mots décrivent ce que l’œil pourrait voir ou expriment ce qu’il ne verra jamais, ils éclairent ou obscurcissent à dessein une idée.»89 En altérant la ressemblance, en obscurcissant le rapport d’immédiateté entre la chose et sa représentation, ce sont des interprétations supplémentaires d’un unique objet qui s’accumulent. C’est en ce sens que l’image projective d’architecture rejoint celle des 87 Ozdoba Marie-Madeleine, Mirages norvégiens, op. cit. 88 Rancière Jacques, Le destin des images, op. cit., p.15 89 Ibidem fig. 18 : SCAU architectes, Projet pour le stade Vélodrome à Marseille, perspective extérieure par MIR, http://www.ronenbekerman.com/interview-with-mir/marseillenouveau-stade-velodrome-jpg/ fig. 19 : BIG architects, Projet pour la nouvelle Galerie Nationale du Groenland, (Greenland’s new National Gallery), perspective extérieure par MIR, http://mir.no/work/ discovery/ fig. 20 : White arkitekter, Projet Park 1, perspective extérieure par MIR, http://mir.no/ work/flyingdutchman/
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fig. 20
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images d’art. Elle donne à voir aussi autre chose que son référent. Elle donne aussi une visibilité à un invisible. C’est ainsi que le projet peut gagner en significations à travers sa représentation. Ce sont ici des imaginaires complets qui sont emmenés avec des images, qui, elle, ne font pas que ressembler. L’adéquation entre ces apports et les idées directrices du projet sont évidemment fondamentales, mais cette accumulation forme une richesse de sens valorisante.
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la maĂŽtrise de rĂŠcits en image
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L’image d’architecture, quand elle est mise en public, interroge nos facultés à produire des récits en commun. Elle porte en apparence des significations, des manières d’articuler des éléments d’un réel et les expressions que nous y associons. Malgré son unicité, elle ne peut que provoquer une multiplicité de nos réactions et de nos lectures. C’est au moment où ces différences convergent que l’image donne l’impression d’être à l’origine même de sa signification. C’est à cet instant qu’il convient de se demander quel partage elle peut provoquer, comment peut elle faire lien entre des individus et les sens qu’ils y projettent. Les aller-retour entre le visuel et les mots que nous y apposons sont éclairants sur ces manières de comprendre. Ces manières de «phraser le visible»90 se partagent, et «le partage est ce que l’on a en commun avec d’autres et ce que l’on s’approprie au détriment des autres.»91 C’est à ce titre que l’image et ses façons de produire du sens sont pertinentes sur nos façons de comprendre le réel.
90 Jdey Adnen, En guise d’introduction, l’image aux aguets, le regard indiscipliné de Jacques Rancière, Jdey Adnen (sous la direction de), Politiques de l’image, questions pour Jacques Rancière, Éditions de la Lettre Volée, Bruxelles, 2013, titre de partie 91 Guénoun Solange, L’hyperbole spéculative de l’irreprésentable, Politiques et théologies de l’image chez Jacques Rancière, Jdey Adnen, op. cit., p.151
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l’image, un rapport articulé au réel 75
1 . la construction d’un signifiant
un assemblage de signes L’image d’architecture est construite à dessein. Elle porte un projet, lui fait office de figure de proue. Elle est porteuse de sens, elle est signifiante. Implicitement tant qu’explicitement, elle emmène avec elle des significations en série, c’est-à-dire des compositions et des combinaisons d’éléments signifiants. La production des images perspectives est parallèle à leur usage projectif. Elle peut suivre différents chemins, comme vu précédemment, depuis la simulation d’une situation photographiée jusqu’au collage d’éléments disparates. Cependant, elle est toujours considérée de manière approfondie. Les architectes ont conscience de la capacité à parler de l’image, de sa compréhension largement convenue au premier abord. Néanmoins, la liberté au moment de sa production paraît presque sans bornes, les possibilités de points de vue sans contraintes, les couleurs, les cadrages ou les formats sans véritables limites. C’est la raison même de la difficulté de leur production. Chacun des éléments qui la compose font sens, formant ensemble système de signes. Chaque choix va être effectué selon les éléments implicites ou explicites qu’il va pouvoir évoquer. Selon des codes connus et plus ou moins partagés, qui régissent et réglementent le passage d’une notion à une autre par convention, ces décisions vont mettre des signes, des éléments qui font précisément appel à d’autres situations, d’autres réalités.
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L’image doit être signifiante, elle transmet des messages au delà de la représentation même du projet. Ces significations doivent donc aller dans la direction du projet, le servir. Elles lui amènent des éléments supplémentaires, qui ont à charge de lui donner du sens, dans une cohérence la plus large possible. La comparaison avec l’image photographique nous éclaire sur les significations que l’une et l’autre sont capables de produire. Cette dernière est certes composée, dans le viseur par le photographe, elle n’est pas signifiante dans des procédés identiques. Ici, «le référent adhère»92, la photo n’est pas vue pour elle mais pour ce qu’elle représente. Le référent prend le pas sur l’objet de la photo lui-même et c’est lui qui est observé : «une photo est toujours invisible, ce n’est pas elle qu’on voit.»93 La photo nous dit ce qui a été, en emmenant avec elle son objet. L’image d’architecture, dans son usage projectif et prospectif, nous laisse savoir que cela n’a pas été. Cela sera éventuellement, mais il est sûr que cela n’a pas été. C’est une divergence majeure dans l’énonciation de ces images. Les procédés faisant signe y sont donc totalement opposés. Barthes nous dit que «la photographie [est] une image sans code»94. Il met ici en exergue sa faculté à reproduire une perception visuelle, à «répéter mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement»95. Les codes évoqués sont ceux qui régissent le passage d’un signifiant à un signifié, c’est-à-dire ceux qui dirigent un système de signes. L’absence de codes dans l’expression de l’image photographique revient à une absence de signes, directement induite par l’omniprésence du référent. Barthes reconnaît néanmoins que «des codes viennent en infléchir la lecture»96 C’est un point commun avec l’image projective 92 Barthes Roland, La chambre claire, Note sur la photographie, Editions Gallimard, Paris, 1980, p.18 93 Ibidem, p.18 94 Ibid., p.138 95 Ibid., p.15 96 Ibid, p.138
la maîtrise de récits en image
d’architecture. La question des signes et de leur assemblage y est par contre présente dès l’élaboration de l’image, dans sa forme même. Le signe est là intrinsèquement, dans la nature même de cette image. Elle est construite autour d’une série d’éléments consciemment mis en scène. Au service du projet, il s’agit de construire un récit qui l’accompagne, frôlant parfois de près la fiction. Par une suite de signes, l’image construit des références sérielles. Elle fait appel à de nombreux référents, qui sont assemblés, n’ayant à l’origine aucun lien. Issus d’une différence, ils sont travaillés dans le but d’une cohérence, avec le projet d’abord et entre eux aussi. Le bout d’image découpé et recollé, la couleur dominante, les personnages détourés, le cadrage, ... font singulièrement référence à des mondes, des imaginaires, qu’ils emmènent avec eux. L’image d’architecture nous arrive ainsi comme cet assemblage de petits signes, et se veut comme une construction globalement signifiante autour du projet. Elle se distingue ainsi de l’image photographique, à propos de laquelle Barthes nous dit que «percevoir le signifiant photographique n’est pas impossible, mais cela demande un acte second de savoir ou de réflexion»97. La photographie s’efface d’abord en tant qu’objet, au bénéfice de son référent, cette «chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif, faute de quoi il n’y aurait pas de photographie.»98 L’image d’architecture, si elle représente effectivement un projet, ne disparaît pas à son nom, elle ne s’efface pas derrière elle. Elle se présente dans la même entité, dans la même temporalité où elle présente le projet. Elle doit faire sens avec le projet, ni avant ni après. C’est l’enjeu porté par la cohérence entre l’image et le projet qu’elle représente. Le récit qu’elle soutient est juxtaposé au projet, et au récit du projet. En tant que série de signes mis en perspective, c’est aussi - et peut être surtout - entre chacun de ces éléments qu’émerge 97 98
Ibid., pp.16-17 Ibid., p.120
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une signification. Elle prend ainsi la structure d’un contenant, permettant des interprétations multiples au sein d’une forme unique.
le creux dans l’image, source d’ouverture du sens L’image d’architecture prendrait donc la forme d’un réceptacle de significations. Tout un chacun serait en droit d’interpréter ce qu’il voit. Entre chacun des signes qui la régissent se trouverait donc cet espace où l’interprétation pourrait prendre place. Un élément de l’image peut être considéré comme un signifiant, faisant référence à autre chose qu’à lui-même, à une réalité autre. Individuellement, il amène à sa compréhension à travers ce qu’on y associe singulièrement. Il forme une entité de sens, qui est signifiante, mais dont la signification est close. Dans la perspective intérieure de Mir pour le projet de la nouvelle Galerie Nationale du Groenland, de BIG architects (fig. 21), si on isole le personnage au centre de l’image, assis, il perd, de toute évidence, la force signifiante qu’il possède dans son contexte. «L’image est syntaxiquement et sémantiquement dense du fait qu’aucune marque ne peut être isolée comme un caractère unique et distinctif (comme une lettre de l’alphabet), pas plus qu’on ne peut lui assigner une référence ou une ‘‘conformité’’ unique.»99 Dans une image dont il pourrait être extrait, il pourrait attendre assis sur un banc de gare ou dans une bibliothèque. Ces suppositions sont sans fin. Elles rendent néanmoins visible que l’état de contemplation qui émane de son attitude n’est liée qu’à son contexte. Sa position, assis, dans une certaine passivité, faisant face à un morceau de nature ‘‘vierge’’ que le projet met en 99
Mitchell William John Thomas, op. cit., p.123
fig. 21
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scène, nous éclaire sur son activité. Le «sens [d’une marque100 de l’image] dépend [...] des relations qu’elle entretient avec toutes les autres marques dans un champ dense et continu».101 Un homme associera à un élément un ou plusieurs souvenirs, des sentiments, des visions, toujours de manière individuelle. Chacun de ceux-ci forme un point de convergence dans les champs des possibles laissés aux significations. Si ces évocations sont toujours différentes et personnelles, elles sont aussi analogues, similaires, au moins dans un groupe partageant une culture visuelle, au sens large du terme. A travers ces ponctualités, la composition de l’ensemble a pour but de donner une ambiance et une vision uniques. Une interprétation, incluant nécessairement une part subjective, de l’image se construit dans l’interaction entre chacun des éléments qui la compose. C’est dans cet espace entre les choses que se noue une tension, source de sens. Comme partie d’un tout, c’est au sein de celui-ci qu’elle devient un signe. Elle fait référence à elle-même, mais au sein d’un groupe. C’est donc aussi à l’ensemble qu’elle se raccroche. L’environnement, dans lequel chaque partie s’insère, s’enrichit, et c’est dans l’assemblage de l’ensemble qu’une signification globale se construit autour du 100 Mitchell parle de «marque» à propos d’une tâche de peinture au sein d’un tableau par exemple. 101 Mitchell William John Thomas, op. cit., p.123 fig. 21 : Jaja et Kengo Kuma, projet pour le Musée d’Histoire Naturelle du Danemark, perspective intérieure par MIR, http://mir.no/work/mindfullness-/
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projet. Une «tâche acquiert sa signification au sein du système spécifique de relations picturales dont elle relève»102. C’est aussi ici, dans ce creux, défini dans cette réunion des éléments, que s’ouvre des possibilités de divergences dans les interprétations possibles. On arrive cependant à discerner ce creux dans l’image, où nos compréhensions personnelles sont formées de significations différentes. Il est cerné par les ponctualités, qui forment ce qu’on pourrait voir comme des pleins, le laissant libre pour nos projections et nos interprétations. Elles se recoupent malgré elles dans chacun des éléments, assurant une continuité dans les significations produites par l’image. En comprenant l’image, en y posant du sens, c’est-à-dire en joignant des mots à une perception visuelle, ces divergences et ces convergences se font jour. En découpant des signes jusqu’ici visuels avec des mots, leur donnant une teneur simultanément, ils deviennent des objets que l’on peut mettre en commun, partager. «Il parait de plus en plus difficile de concevoir un système d’images ou d’objets dont les signifiés puissent exister en dehors du langage : percevoir ce qu’une substance signifie, c’est fatalement recourir au découpage de la langue : il n’y a de sens que nommé, et le monde des signifiés n’est autre que celui du langage.»103 Dans la mise en parole d’une image, dans l’élaboration d’un récit qui la raconte, les compréhensions individuelles laissent apparaître leurs discordances et leurs points de rencontre. Cette signification de l’image précède et suit une mise en mot. Lors de son élaboration, elle arrive ensuite. Ceux qui concourent à sa mise en forme partent nécessairement de mots, autour du projet, pour éclaircir ce qu’ils souhaitent montrer. Les lecteurs, eux, découpent dans leur interprétation ce qu’ils observent : l’image précède les mots.
102 103
Ibidem Ibid., p.108, citant Roland Barthes
la maîtrise de récits en image
une signification fabriquée à deux L’image d’architecture est issue d’un récit, celui du projet. Le travail du perspectiviste, en lien étroit avec celui de l’architecte, parfois même superposé à celui-ci, est la composition de ce passage du récit à l’image. Il se base de toute évidence sur la production de l’architecte, sur les formes et les espaces qu’il a projetés. Cela n’intervient pas dans le fait qu’il ait à insérer dans son travail un récit, correspondant à celui du projet. Le spectateur de l’image, le destinataire, fait le travail inverse. Dans sa lecture, il pose des mots sur ce qu’il voit. Il interprète ses perceptions et y construit du sens. Il monte un récit, interprétation d’une perception visuelle, dans un contexte précis d’énonciation. La construction de la signification de l’image se fait donc dans ce passage d’un système de représentation à un autre, de l’image au mot et du mot à l’image. De l’un vers l’autre puis inversement, l’image devient signifiante, parce qu’elle reçoit les significations qui y sont projetés. D’un «champ dense et continue»104 décrit par Mitchell, celui des images, nous passons à un «système de représentation symbolique différencié»105, c’està-dire à un champ «clairsemé et discontinu»106, celui des mots. Quand les éléments de l’image ne font sens que parce qu’ils sont ensemble et non-séparés, la construction qui passe par la langue subit un découpage, où chaque mot est aussi plurivoque indépendamment de la phrase où il s’insère. «L’image est le signe qui prétend ne pas être un signe, qui se déguise afin de se faire passer pour une immédiateté naturelle et une présence»107. L’image d’architecture construit un rapport de ressemblance, voire d’archi-ressemblance, avant de se constituer en signe(s). Pour autant, elle produit du sens, 104 105 106 107
Ibid, p.123. Ibid. Ibid. Ibid.
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elle laisse une place à l’interprétation, à une compréhension individuelle et singulière de ce qui y apparaît figé. L’apposition de mots sur une image, à sa lecture ou à sa conception, en fait un signe. A propos de la photographie, Barthes parle de l’attention portée sur le punctum, ce détail de l’image qui la rend signifiante. Il projette une signification, des mots sur un élément, une marque, qui donne un sens à l’ensemble de la photographie. «C’est ce que j’ajoute à la photo et qui cependant y est déjà»108. Le punctum de Barthes est un des points où l’image se découpe en mots, où elle se fige et change de système de représentation. C’est une projection d’un sens sur l’image, un moment de construction de sa signification. Celle-ci est donc composée à deux : son producteur et son spectateur emmènent avec eux leurs imaginaires quand ils y sont confrontés. Dans la différence qui sépare ces deux protagonistes se retrouve d’une part les points de ruptures de cultures visuelles et d’autre part des mécompréhensions qui en découlent. Deux visions du réel supportent ainsi le sens de l’image. «Nous créons une grande partie de notre monde en nous appuyant sur le dialogue entre les représentations verbales et picturales»109 Nos mondes, nos constructions de la réalité, sont donc issues de ces allers-retours entre les images qui nous entourent et les mots que nous y accolons. «Dans les domaines de la représentation, de la signification et de la communication, la relation entre mots et images reflète les relations que nous postulons entre les symboles et le monde, les signes et leur sens.»110 C’est le réel dans son ensemble qui est construit par la perception, donc inévitablement par l’image.
108 109 110
Barthes Roland, op. cit., p.89 Mitchell William John Thomas, op. cit., p.94 Ibidem
des récits calculés
2 . le regard et ses trajets
la construction du réel par projection de soi Si «le monde ne peut être dépendant de la conscience»111, la réception qui en est faite l’est intrinsèquement. Le monde est une construction individuelle, dans sa compréhension et dans sa perception. En raison des caractéristiques de l’œil et de la vue qui en découle, chacun est au centre de son monde. La construction de la compréhension de la réalité trouve ainsi son origine en soi. Le monde ne trouverait-il donc pas aussi individuellement une origine en chacun ? Dépendant d’une façon de le penser, il serait cette compréhension que nous en faisons. «L’invention de la représentation de la perspective a fait de l’œil le point central du monde perceptible autant que du concept de soi.»112 La représentation perspective ayant repris les codes géométriques de la vision naturelle, autour d’un point focal, elle légitimise la situation de l’œil comme forme de perception unique et primitive. Cette situation dans le monde, en tant que point vers lequel tout converge devient une position un peu en dehors de ce monde, à partir duquel tout émerge et tout se construit. «La représentation de la perspective a pris une forme symbolique qui non seulement décrit mais conditionne
111 112
Ibid., p.56 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Éditions du Linteau, Paris, 2010, p.18
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la perception»113. La perception d’une réalité repose sur sa compréhension, depuis ce point où l’image du monde se forme. Il n’existe de perception qu’immédiatement liée à la projection d’une signification. Le monde perçu est aussi construit dans le même temps. L’homme s’y projette à travers le sens qu’il y inpulse. «La perception, en tant qu’elle est noétique, c’est-à-dire en tant qu’elle n’est pas une simple sensation, mais une sensation interprétée, comme le dit Cézanne, est toujours un jugement. Et cela veut dire qu’elle est toujours à la fois une synthèse et une analyse»114. Quand Stiegler nous parle de ces deux phases de la compréhension, il décrit d’abord une manière d’assembler des parties et de les «[poser] ensemble en une unité»115. Il s’agit de notre capacité à percevoir le réel en tant qu’un, pour être capable d’y apposer un jugement, c’est-à-dire de se former une opinion à son propos. Mais la perception est aussi une analyse, «au sens où [on] ne peut rassembler que ce qu’[on] est capable de discerner, de distinguer, de décomposer»116. L’homme se forme un avis sur le monde dans le temps où il le perçoit. Ce dernier est le résultat de ses expériences passées, de son vécu, de ses connaissances et du contexte qui les ramène au temps présent. La perception devient une fabrication du monde, plus précisément une construction de sa signification. «Il n’est pas de déplacement matériel perceptible par l’homme qui n’entraîne de sa part des projections subjectives, des anticipations, des souvenirs, de représentations, qui doublent plus ou moins la présence des choses et qui font partie des processus de construction de la réalité par la perception.»117 Le réel perçu devient un réel compris, c’est-à-dire un réel construit. Il s’individualise par projection d’acquis personnels. «La perception est une production (poiesis) 113 Ibidem 114 Stiegler Bernard, De la misère symbolique, Éditions Flammarion, Paris, 2013, p.303 115 Ibidem 116 Ibid. 117 Berque Augustin, cité par Coulais Jean-François, op. cit., p.47
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conditionnée par les savoir-faire qui la soutiennent»118. Le monde devient un objet artificiel, posé au dehors de soi, construit par les perceptions. Les représentations, en tant qu’intermédiaires supplémentaires entre soi et le monde, transforment et modifient ces compréhensions du réel que nous nous construisons. Elles modifient les rapports que nous pouvons établir entre nos perceptions et le réel qui y est lié, et nous donnent à voir d’une manière nouvelle un monde connu. Dans un procédé similaire à un acquis complémentaire, un vécu additionné, elle nous laisse projeter des significations nouvelles sur le réel. Il est à nouveau construit. Lorsque c’est un ensemble de processus qui se forme comme nouvel écran au réel, lorsqu’une méthode jusqu’alors inconnue de représentation émerge, elle change plus profondément encore ces rapports. «Un nouveau mode de représentation est susceptible de bouleverser les rapports entre vision et perception, entre réalité et imaginaire, c’est-à-dire la manière dont l’image mentale se forme, les relations qu’elle entretient avec le visible, les véhicules par lesquels le corps, l’image et la réalité perçue interagissent.»119 A travers l’apparition de nouveaux codes de représentation, c’est donc toute notre relation au monde qui s’en trouve modifiée. Notre capacité à le comprendre, à l’interpréter y est mise en jeu, s’en suit donc notre faculté à y agir. Le lien entre le réel et sa perception porte la question de notre capacité à y intervenir. Ainsi, postuler la dépendance du monde à sa perception revient à affirmer l’impossibilité d’une réalité insignifiante. Elle ne peut être insignifiante car l’homme s’y est projeté, lançant avec lui un ensemble de jugements et d’interprétations. La représentation du réel, en tant que première interprétation, première projection d’un sens sur celui-ci, ne peut laisser indifférent. Elle fait déjà référence à un jugement, 118 119
Stiegler Bernard, op. cit., p.303 Coulais Jean-François, op. cit., p.25
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une opinion sur le monde, qui, issu d’un autre, ne peut s’identifier en tout point aux siens. Elle provoque ainsi des significations, ou plutôt les invoque. Cette représentation, tout particulièrement lorsque sa visibilité est partagée, c’est-àdire quand elle est publiée dans des espaces communs, porte la question de sa compréhension collective. Est-elle capable de figurer une signification unique ? Le sujet d’un entendement est postérieur à la publication de l’image. Au delà de la construction de mondes individuels, ces derniers se rejoignent momentanément ou ponctuellement, préfigurés par des images qui soutiennent ou sous-tendent des significations précises.
la publication de l’image : construction du regard L’apparition de l’image dans l’espace commun, dans le lieu partagé, correspond au temps de sa publication. Elle est souvent synonyme d’une médiatisation, c’est-à-dire son passage sur un support visible par plusieurs. Elle coïncide avec la mise en commun d’une perception. L’image est perçue de manière collective, plusieurs individualités sont mises dans une situation similaire face à l’image. Si les interprétations qui en découleront seront d’évidence divergentes, la mise en situation devant une image unique amène la question des convergences dans les réactions individuelles. Chacun se trouve dans une position similaire face à l’image, «écriture et peinture étaient pour Platon des surfaces équivalentes de signes muets.»120 L’image parle, comme l’écrit, d’une manière égalitariste à chacun. «C’est à l’acte de parole ‘‘vivant’’ conduit par le locuteur vers le destinataire adéquat, que s’oppose la surface muette des signes peints.»121 La notion d’adéquation d’un récepteur d’un message est en effet une caractéristique que la parole, l’échange oral ne partage pas 120 Rancière Jacques, Le partage du sensible, op. cit., p.19 121 Ibidem
la maîtrise de récits en image
avec d’autres moyens d’expressions. A travers sa médiatisation, c’est la suppression de cette adéquation du destinataire qu’il faut entendre. L’image est seule, son producteur absent, sinon à travers elle-même, et le spectateur se trouve face à elle, seul aussi mais avec ses semblables. La question de son effectivité est dépendante de celle d’un partage de ses effets entre les spectateurs. Coulais développe autour de l’idée de trajection d’Augustin Berque la notion de trajet perceptif. Il y met en exergue la relation de l’image vers l’œil. Il s’agit d’une notion d’analyse des phénomènes de perception : «Les trajets perceptifs incarnent des schèmes de représentation»122, ils en sont aussi à l’origine. Ils sont à la base de la formation de cet intermédiaire entre une perception et sa compréhension. Un schème a «non seulement une organisation interne, mais une action organisatrice et structurée»123. C’est cette action, qui va guider et agencer nos perceptions qui a ici tout son intérêt. L’image, à travers les réceptions qu’elle suppose, va influencer les conditions de réceptions de ce qui peut suivre. «L’image a pour vocation de changer les coordonnées de la perception plutôt que celle de l’existence»124 L’image est à l’origine de la constitution d’un imaginaire, d’une culture visuelle. Ce sont des éléments visuels communs entre plusieurs individus, des choses partagées, dans des formes comparables à du vocabulaire. Elles n’ont pas systématiquement des significations identiques, mais se regroupent et font sens collectivement. L’établissement de cette structure visuelle commune est une construction du regard, postérieure à des publications d’images. C’est justement le fait que ces dernières soient mises en public qui induit ces édifications visuelles collectives. Le regard serait une attitude, un manière d’arriver 122 123 124
Coulais Jean François, op. cit., p.42 Ibidem. Jdey Adnen, op. cit., p.14
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face à l’image, une préparation à sa réception. Il prend ici un forme proche de celle d’une culture visuelle. Dans les faits, il est plus large qu’elle ; il la contient. Chaque image participerait préalablement à la mise en forme de celui-ci. Le regard et sa formation sont donc liés dans leur pratique à l’image et à sa production. Aux trajets perceptifs, Coulais oppose les trajets figuratifs, ceux qui animent les producteurs d’images, qui y font figurer des idées. Ils sont complémentaires, refermant une boucle de la perception. Ils sont le passage de la pensée vers l’image, à travers l’usage d’outils de représentation. «Les mécanismes propres à ces deux types de trajets sont entièrement transposables les uns aux autres : en tant que concepteurs d’images, un architecte est également un acteur de la lecture sociale des images qu’il produit. Inversement, le public qui reçoit les images ainsi produites participe de leur construction par sa réception et par la demande qu’il exprime vis-à-vis d’elles.»125 Le regard comme question émerge ici, entre l’attente d’un public, c’est-à-dire les projections qu’il a a priori sur une image, et l’architecte, qui est là à son origine. Faisant se rejoindre la notion de regard et celle d’une attente, Zabunyan126 y voit la condition qui, si elle n’est pas dépassée, retire de l’image toute faculté, toute probabilité d’être effective. Sans nier l’existence de cette attente, il y voit un frein pour celui qui la produit, qui se trouverait dans une appréhension indépassable. A propos de l’existence d’une attente du public, il dit qu’il s’agit d’établir «par avance, sur un mode plutôt abstrait et surtout condescendant, les compétences des uns et des autres : ce que nous sommes susceptibles de percevoir ou pas, ce que nous sommes aptes à comprendre ou pas. Au contraire, être ouvert ou disponible à l’inattendu d’une image, à sa force d’‘‘apparition’’, reste sans doute une manière 125 Coulais Jean François, op. cit., p.42 126 Zabunyan Dork (sous la direction de), Que peut une image ? [Les Carnets du BAL], Éditions textuel, Paris, 2014
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plus féconde de répondre positivement à ce qu’elle peut.»127 Cette attitude prompte à l’ouverture et à l’émergence d’idées nouvelles serait une réponse du spectateur, rendant à l’image ses facultés d’influence, et libérant dans le même mouvement des producteurs d’images de frontières dans lesquelles ils se seraient contraints. Il décrit ici une attitude commune du spectateur et du producteur face à l’image. Si leur posture est différente, il revendique cependant un comportement à l’égard de l’image qui soit au delà de la tolérance, et celui-ci peut être partagée L’image d’architecture, à travers l’ensemble des figures qu’elle porte, et dans les significations qui peuvent y être projetées participe activement à la formation de ce regard. Elle participe à la construction de ces schèmes perceptifs et figuratifs. Elle est active dans ces trajets, ces allers retours entre la signification projetée sur le réel ou ses représentations. La formation du regard, existence préalable à la perception qui en déterminerait des prédispositions, serait aussi conditionnée à son existence.
trajets du regard, synthèse de compréhension itérative En parlant des trajets du regard, Coulais évoque un échange, entre soi et le monde, entre sa perception et les projections qui y sont faites. «Les trajets physiques du regard peuvent être des trajets figuratifs (fabrique de l’image) ou des trajets perceptifs (lecture de l’image)»128 Au coeur de ces trajets se situe notre compréhension du réel, une itération des processus de perception et de projection de signification. «Les trajets du regard se déploient dans les allers et retours entre l’expérience visuelle et la construction d’une image de la réalité»129. Ils sont à l’origine de la production de sens par l’image. 127 128 129
Ibidem, p.9 Coulais Jean François, op.cit., p.41 Ibidem, p.178
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Dans ces lignes tendues entre le réel, ses représentations, les perceptions que nous en avons et ce que nous y projetons, se forment des interprétations, ces passages d’un système de représentation à un autre. Le passage au mot évoqué plus haut s’y déroule. En tension, entre deux objectifs, les trajets supportent ces transferts de sens. «Un trajet a toujours une double origine, physique et perceptuelle d’un coté, symbolique et phénoménale de l’autre. Il incarne les effets simultanés des perceptions sensorielles et des représentations mentales dans la manifestation de la signification. Un trajet est un échange, un lieu où jaillit une signification.»130 Ce sont des dialogues dans les visibilités, où nous pouvons construire des significations. Il s’agit, à travers ces échanges, de dénoter le réel, de le clarifier et lui donnant du sens. C’est un retour à une construction du réel par le regard. «Dans l’activité figurative des images visuelles, une autre propriété du trajet est qu’il participe de la construction de la réalité, à travers la perception. La démarche d’analyse du paysage est construite chez Augustin Berque à partir de cette propriété, [...] au sens où ‘‘la société perçoit son milieu en fonction de l’usage qu’elle en fait ; réciproquement, elle l’utilise en fonction de la perception qu’elle en a.»131 Construire un monde, c’est le comprendre. Au sens étymologique, c’est le prendre avec soi. «Emprunté au latin, compre(he)ndere (composé de cum « avec » et prehendere « prendre, saisir »)»132, c’est aussi l’entourer, en saisir les contours. A chaque fois que s’éclaire une signification, qu’elle s’ajoute, elle est appréhendée puis tenue. Dans les trajets du regards peuvent ainsi se trouver le lieu d’un enrichissement de ces significations, ils ne sont pas que contraignant ou restreignant. Cette «préhension», permanente et répétée, est 130 Ibid., p.41 131 Ibidem, p.49 132 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Étymologie», http://www.cnrtl.fr/etymologie/comprendre
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une construction progressive et simultanée de soi et du monde. C’est dans ce sens que Zabunyan défend une posture face aux images qui doit devenir l’origine d’un approfondissement de notre interprétation de celles-ci et du monde au coté duquel elles posent. «Ce qu’il faut essayer de préserver, c’est l’idée que l’image doit complexifier le réel au lieu de chercher à le simplifier ; c’est qu’elle est le lieu d’une extension de notre compréhension des évènements environnants, non de son appauvrissement.»133 Toutes ces significations gravitant autour de l’image dérivent de récits construits avec le projet. Ces narrations à coté de la réalité se retournent sur l’écran que forme l’image, elle se crystallise à son niveau.
133
Zabunyan Dork, op. cit. p.10
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3 . une articulation des récits
un médium qui articule des manière de s’exprimer Le sceptissisme de Twain et de Lessing vis-à-vis de l’expression picturale est utile dans la mesure où il révèle le caractère nécessairement verbal de la mise en image de l’invisible134 - W.J.T. Mitchell -
L’image peut prendre le rôle d’un médium. Elle est utilisée comme le support d’une équivalence entre des récits. Comme un écran de cinéma sur lequel est projeté un film, elle fait intermédiaire. Elle occupe cette position où elle permet au destinateur comme au destinataire d’y projeter un sens. Au milieu entre deux sujets, elle leur rend possible un partage singulier de récits. Les récits qu’elle met en concordance sont des histoires à coté du réel, des narrations qui lui donnent une signification, grâce à la distance qui les en sépare. On peut parler d’une structuration de ce réel depuis une temporalité qui lui est extérieure, mais toujours parallèle et à proximité. Ces récits sont toujours supportés par des systèmes de représentations, dont l’image fait partie. L’image d’architecture a ce rôle particulier d’assurer une analogie entre le récit construit 134
Mitchell William John Thomas, op. cit., p.160
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par l’architecte et celle perçue par le spectateur. Il est énoncé et lu de façon prospective. Il traduit des deux cotés de l’image une lecture d’un possible à venir. Si le choix de ce futur passe entre autre par l’image, si elle articule des compréhensions préalable à des choix, elle n’est cependant pas transparente. Il lui est impossible, par sa nature, d’assurer une parfaite équivalence entre les deux faces qu’elle met en correspondance. «Une description ne peut représenter ou refléter le monde tel qu’il est. Mais [...] nous avons observé qu’une image n’en est pas capable non plus.»135 Reprenant Nelson Goodman, Mitchell explique ce décalage nécessaire entre le réel et les représentations qui en sont faites, qu’elles soient imagées ou contées. A la différence d’un seuil qui délimiterait deux cotés, qui les différencierait par leur position sans en changer la perception que nous pourrions en avoir, l’image est un filtre. Elle transforme ce qu’elle représente, usant de ses codes et conventions. Les récits fabriqués par le producteur de l’image, dans les trajets figuratifs, ne sont pas identiques aux récits perçus et compris. L’image leur donne néanmoins leur existence pour autrui. En leur donnant une visibilité, un champ dans lequel l’interprétation pourra se loger, elle amène une compréhension possible du récit. A la manière de l’écran blanc du cinéma qui rend visible ce qui y est projeté, elle rend intelligible le récit pour autrui. Rancière lie ce récit au réel et aux pratiques qui l’habite. Considérant l’image, il lui prête les qualités d’un médium au sens où elle véhicule ces récits. «Un médium n’est pas un moyen ou un matériau ‘‘propre’’. C’est une surface de conversion, une surface d’équivalence entre les manières de faire des différents arts, un espace idéel d’articulation entre ces manières de faire et des formes de visibilité et d’intelligibilité déterminant la manière 135 Mitchell William John Thomas, op. cit., p.118, citant Nelson Goodman, dans la conclusion de son article The way the world is
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dont elles peuvent être regardées et pensées.»136 L’image, en tant que médium, forme donc un point de convergence entre des méthodes d’expression de ces narrations. Elle influence ensuite le regard porté sur ces récits. La présence de ces derniers, à coté du temps présent, une sorte de distance fictionnée, leur ouvre la possibilité d’un effectivité. Et le médium qui lui donne son existence conditionne la réception que nous accordons à ces récits. C’est à travers les modalités de leur expression, issues des médiums qui leur donnent une visibilité, que les récits prennent forme. Les qualités des médiums, leurs caractéristiques, deviennent en quelque sorte des contraintes. Les récits sont dépendants des formes de leur expression. La transition d’un récit au travers d’une image autorise et interdit dans le même temps certains de ses aspects. Elle rend aussi accessible de nouvelles interprétations, c’est-à-dire des compréhensions puis des significations inédites, transformant le récit original. Cette transformation lui donne une existence dans le même temps. Cette reconstruction du récit de chaque coté de l’image a lieu dans un contexte, qui en influence la forme. Dans la relation ambivalente que l’image tient avec les narrations qui y sont sous-tendues, les mots qui entourent l’image ont un poids décisif.
136
Rancière Jacques, Le destin des images, op. cit., p.88
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entre la légende et l’illustration La légende ne deviendra t’elle pas l’élément le plus essentiel de la prise de vue ?137 - W. Benjamin -
L’image est un objet en contexte. Elle y intervient, et lui détermine sa lecture. La juxtaposition du mot et de l’image, est un conditionnement de la lecture de l’un par la présence de l’autre. Ils ne font pas qu’interagir platoniquement. Ils provoquent des significations, des compréhensions et font apparaître dans l’autre des récits qui n’y étaient pas. S’ils emmènent singulièrement un monde derrière eux, une longue série de significations, lorsque ceux-ci se croisent, tout un ensemble de rapprochements et de recoupements en émergent. L’apparition de significations nouvelles les suivent. Le travail de Gilles Coulon, photographe du collectif Tendances floues, est instructif à ce sujet. De sa série For Reasons se détachent quatre groupes de photos de paysages. Dans une démarche de reporter, il fait, selon son expression, des portraits de pays ou de régions du monde en paysage. La série de photographies qu’il présente se veut représentative de l’ensemble de la région qu’il a visité. C’est dans l’association, sur le même mur d’exposition, d’un texte issu d’un extrait de presse, qu’il construit une réverbération entre l’image et le mot. «‘‘For Reasons’’ est une juxtaposition de photographies et de témoignages. Images et paroles se font écho. En liant les paysages à un temps choisi, la photographie les transforme en témoins, elle les montre comme une caisse de résonance des évènements.»138 Invité dans l’émission L’humeur vagabonde sur France 137 Benjamin Walter, Petite histoire de la photographie, op. cit., p57 138 Gilles Coulon, #Eté, texte de présentation de sa démarche de photographe, extrait du site web du collectif Tendances floues, http://tendancefloue.net/gillescoulon/series/ for-reasons/ete/
fig. 22 imager des récits calculés et maitrisés
Inter le 14 septembre 2015, il décrit l’attitude des spectateurs. Il y lit un comportement double, marqué par l’avant et l’après de la lecture. «On ne sait pas s’ils ne les lisent pas parce qu’ils ont un peu peur de ce qu’il y a dedans, de ce que cela peut leur révéler. Ensuite, quand ils commencent vraiment à les lire, ils vont regarder les paysages d’une façon différente.»139 Reprenant le contenu de son exposition, il explique que «le paysage en lui même ne parle pas»140. C’est «le fait d’avoir ensuite l’écho du texte, ou que le paysage deviennent 139 Gilles Coulon, retranscription écrite de ses propos lors de l’émission L’humeur vagabonde réalisée par Ayestaray Valérie, le 14 septembre 2015 sur France Inter, Les photographes Mat Jacob, Olivier Culmann et Gilles Coulon, disponible en podcast : http:// www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-les-photographes-mat-jacob-olivierculmann-et-gilles-coulon 140 Ibidem fig. 22, 23 & 24 : Gilles Coulon, Photographie du groupe Hiver dans la série For Reasons, France, 2010, http://tendancefloue.net/gillescoulon/series/for-reasons/hivers/
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fig. 23
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fig. 24
Un homme, qui vivait dans une camionnette, a été découvert sans vie. Les faits datent du vendredi 8 janvier 2010 au soir. L’homme, âgé de 37 ans et originaire du département du Nord, vivait dans un véhicule de type Renault Trafic, stationné sur le parking du square Rémy Nicolas, à Montélimar.
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l’écho des phrases qui sont juxtaposé»141 qui est à l’origine de cette émergence d’interprétations. De nouvelles significations se construisent dans ces allers retours entre l’image et le texte. Ces photographies associent systématiquement à un paysage des extraits de presse narrant des «faits de société qui durent, sur lesquels on a du mal à avancer»142. Aux photos de paysages hivernaux capturées en France, il associe des avis de presse annonçant la mort d’un sans-abri. La «seconde lecture» qu’il provoque donne à l’image une visibilité et une profondeur sur un plan politique et sociétal. Les significations qu’il suggère pose des questions plus large que celle d’une esthétique ou d’une interrogation liée au référent. Dépassant une ambiance, il construit du sens entre l’image et le texte. Ici, on pourrait même avancer et dire que le texte tente de figer l’interprétation de l’image sur des terrains où elle n’aurait jamais pu se trouver seule. Si les mots et les images sont ici juxtaposés sur des supports similaires, imprimés et exposés dans une égalité totale, cette relation qu’entretient le mot avec l’image n’est pas déterminée par cette mise en scène. La présence d’un mot illustre toujours une image - et inversement - dans un dialogue analogue à celui que construit Gilles Coulon. «La dialectique du mot et de l’image paraît être une constante de la fabrique des signes qu’une culture tisse autour d’elle.»143 Le lien qui se tisse de l’un à l’autre est le lieu d’une signification, d’un sens à projeter sur les perceptions. Prenant appui sur la comparaison avec le lien qu’entretiennent l’algèbre et la géométrie, Mitchell dit que «l’avantage du modèle mathématique est qu’il suggère une complémentarité interprétative et représentationnelle entre le mot et l’image : la compréhension de l’un fait inévitablement appel à l’autre.»144 141 142 143 144
Ibid. Ibid. Mitchell William John Thomas, op. cit., p.90 Ibidem, p.93
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C’est ici qu’il faut parler de lecture de l’image, dans ce jeu entre le mot et elle même, dans ce passage qui produit du sens. Dans ces itérations de l’un à l’autre se construisent les liens de signifiants à signifiés, mettant parfois sur des pieds d’égalité le réel et ses représentations. Ces mots sont les premiers pas pour penser une action.
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l’image comme intervention dans le réel
C’est plus la capacité à ‘‘fictionner’’ que celle à ‘‘parodier’’ [le réel] qui rend opératoire tout reconfiguration du tissu sensible commun.145 - A. Jdey -
Le lien entre l’image et ce qui y est vu, donc ce qui y est lu et compris, est le nœud central où nos capacités à intervenir dans le réel apparaissent. Il s’agit de comprendre le réel à travers l’image avec la projection de récit sur l’un et l’autre simultanément. Après une compréhension, c’est-à-dire suite à la mise en équivalence d’une visibilité et d’une signification, le monde revient à portée de main. Éloigné primitivement de celui-ci par la vue et les systèmes de représentation, le fait de joindre du dicible au visible nous en rapproche dans un second temps. Il est ainsi possible d’y intervenir. On peut se mêler au monde, y prend part, en l’ayant compris et mis en ordre. Dans la continuité de ces actions toujours déjà commencées qui caractérise notre environnement, nous sommes autorisé à y prendre la parole, première venue dans ce monde. L’action est ainsi permise, c’est le passage du dicible au faisable.
145
Jdey Adnen, op. cit., p.26
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l’image comme intervention dans le réel
1 . l’image, l’architecture et le récit
l’autonomie d’un récit L’image d’architecture porte des récits, elle soutient tout particulièrement celui du projet. Mais elle porte aussi un récit indépendant du référent auquel elle se raccroche. A travers la question du style, déjà évoquée, il devient clair que l’image est le support de ces récits. Construits à coté du réel, ils apparaissent dans la lecture des images, donnant à comprendre un unique plan de manière diverse. Néanmoins, l’image porte en elle un récit qui se détache de celui qui est mené par le projet, mais aussi de ceux qu’on voulu lui insuffler ses producteurs. Si sa signification est construite entre ce que révèle le producteur et ce qu’y projette le spectateur, elle garde en elle la possibilité d’évoquer des mondes autonomes. L’image d’architecture est fréquemment fictionnée. Cela signifie qu’au delà des récits qu’elle doit porter, elle montre par exemple une manière très singulière d’habiter le projet qui y est représenté. Chacun des personnages présent sur l’image relève plus du domaine de la fiction que de celle du récit. Ces montages imaginaires et ces visions anecdotiques forment ce qui reste dans le domaine de la fiction. Dans le champ du récit, on décrirait les possibilités de traverser une place, au milieu d’un alignement d’arbre, couvrant des activités commerciales permanentes, qui assurerait
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la présence de monde et d’une vie citadine. Dans celui de la fiction, on verrait une personne avec un parapluie rouge plié au premier plan, traversant une place pavée de grandes pierres, où des terrasses du bar seraient bondées, à l’ombre d’un soleil de plomb146... Traverser la frontière du récit à la fiction, c’est donner à voir par des petites histoires précises des situations. Si le récit porté par le projet est projectif et dans une certaine mesure prospectif, la fiction qui l’accompagne dans la composition de l’image n’est ni l’un ni à l’autre. Jamais ces visages seront assis à ces terrasses sur ces chaises. Mais des personnes seront surement installées sur le belvédère d’un café. Dans le passage de l’un à l’autre se construisent des récits qui ne sont pas systématiques, qui vont changer en fonction de ce que chaque spectateur va associer à ces petits éléments. D’un rôle qui passerait pour insignifiant, ces détails vont être à l’origine de nouveaux récits, de petites histoires dépassant le projet, même détachés de celui-ci. Au delà et en deça du projet que l’image représente, elle donne à imaginer, elle arrive à faire tenir des récits que chacun va interpréter, et qui vont donner de l’épaisseur, donc de la signification. C’est là que chacun va se retrouver, se projeter, comprendre ce qui est mis en image, et lire. C’est une mise en mots de ces récits, qui nous autorise à les partager, donc à les construire à nouveau de manière différente. Dans ces transitions, d’un individu à l’autre, des sens nouveaux se nouent. Ce sont des moments où nos interprétations diffèrent et où ce qui est visible entretient des rapports différenciés avec ce qui peut en être dit.
146 Si cette description image le passage du récit à la fiction, les éléments cités ne sont pas les seuls à emmener ces fictions, porteuses de nouveaux récits. Des dominantes dans les couleurs, ou des manières stylistiques d’insister sur des traits ou des surfaces, des références à des graphismes datés, ... sont tout autant de manière de produire ces bouts de fiction.
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articuler lisible, visible et dicible - lire, voir et dire Les images sont un point d’articulation de nos récits. «L’âme ne pense jamais sans représentation.»147 A travers les perceptions que nous en avons et les significations que nous y projetons, elles sont à la racine d’une lecture. Nous en effectuons cette dernière comme un «déchiffrage visuel de signes graphiques»148, mais elle est à l’origine de la construction d’un regard, c’est-à-dire d’une attitude face à une perception visuelle. Ainsi la lisibilité de l’image, notre capacité à la mettre en idées et en mots interrogent notre faculté à passer du visible au dicible. Dire nos pensées sur une image, c’est une première réaction, une première intervention face à elle, une première venue dans le champ de l’action. L’image d’architecture entretient des rapports avec un monde virtuel, un monde en puissance, non-inexistant, non-invisible, mais ailleurs, inaccessible au premier abord. Le référent de l’image n’y adhère pas, comme dans le cas de l’image photographique, puisqu’il a une existence limitée dans le réel à sa représentation. Dans ce cas, où l’image ne construit pas une ressemblance avec un «ça a été», sa lecture ne porte pas en elle une évidence. «Pour le photographe Christian Caujolle, le terme de virtuel désigne des images qui ‘‘n’ont pas eu besoin, pour exister de référents matériels pré-existants’’ et qui, par ce fait, soulèvent la question de ‘‘la capacité de tout un chacun à lire ces images, ou, plus précisément, le sens produit par ces images.»149 L’interrogation doit cependant être élargie. Elle ne peut porter que sur la lecture. Construite à deux, la signification de l’image est sa relation avec des mots. Elle ne se réduit pas à un décodage, puisque sa construction est aussi inscrite dans 147 Aristote, De l’âme, III, cité par Mitchell William John Thomas, op. cit., p. 52 148 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», www.cnrtl.fr/definition/lecture 149 Coulais Jean Fraçois, op. cit., p.275
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cette interaction. «L’image n’est pas une exclusivité du visible. Il y a du visible qui ne fait pas image, il y a des images qui sont toutes en mots. Mais le régime le plus courant des images est celui qui met en scène un rapport du dicible au visible, un rapport qui joue en même temps sur leur analogie et sur leur ressemblance»150. L’image projective d’architecture semble s’inscrire dans ce régime. Elle établit toujours des liens avec du dicible, ne s’arrête jamais au déploiement d’une visibilité. Si c’est le cas, c’est qu’elle échoue à porter le récit du projet architectural. L’absence de référent matériel questionne évidemment la compréhension de l’image, son interprétation. Mais dans un sens, elle n’a pas vraiment le droit de laisser sans voix l’individu face à elle. Elle doit induire un lien fort entre ce qu’elle rend visible et le récit qu’elle sous-tend, un dicible. L’analogie et la ressemblance que décrit Rancière entre ces deux champs sont des éléments clés de la construction de l’image d’architecture. Le ‘‘dire’’ et le ‘‘voir’’ ne peuvent de toute évidence pas coïncider, leur nature ne peut se superposer. Ce ne peut être que dans ces relations citées plus haut qu’ils peuvent interagir. C’est là que se trouve l’enjeu, dépasser une ressemblance avec une virtualité bien construite, pour joindre celle du récit qui l’accompagne. L’image d’architecture a un rôle d’ambassadrice d’une vision projective. Elle met dans le champ du visible un récit vers lequel l’architecte s’appliquera à faire tendre le réel. Dans cette relation, elle se veut effective. Elle se constitue dans une volonté d’y intervenir, de le modifier. Elle devient un point de jonction entre un récit et ses lectures qui vont déterminer son action sur le réel. Elle devient une «articulation entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leur rapports, impliquant une certaine idée de l’effectivité de la pensée.»151 Dans sa dimension prospective, l’image d’architecture 150 Rancière Jacques, Le destin des images, op. cit., p.15 151 Rancière Jacques, Le partage du sensible, op. cit., p.10
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devient le lieu de monstration de notre faculté à imaginer notre situation dans un réel à venir. A travers l’articulation qui apparaît entre le voir, le lire et le dire, c’est déjà notre capacité à imaginer le faire qui est présente. Déplacée dans le domaine des arts visuels, l’intervention de Adnen Jdey sur les images garde en grande partie sa validité pour les images d’architecture. «Que le continuum reliant l’art au réel soit un rapport distancié, médiatisé, cela signifie précisément qu’il n’existe pas de réel en soi, mais plutôt des manières de ré-agencer les cadres de nos perceptions ainsi que de nos interventions, manières capables d’introduire dans le tissu dominant du réel la frappe du dissensus»152. Ce dernier est situé dans le champ des récits. Jdey image ici le réel comme une absence au milieu de tout les récits que nous construisons. Si cette vision pourrait être un peu nuancée, elle est éclairante sur la place que les images pourraient prendre. A la source de nouveaux récits, elle serait sur un pied d’égalité avec ses alter ego, ayant une effectivité assurée. Sans aller aussi loin, l’image garde une faculté à modifier le réel par les perceptions qu’elle provoque et les associations que nous construisons en conséquence. La publication de l’image serait une manière de «découper autrement le paysage du visible et du dicible»153, d’y faire apparaître de nouveaux rapports. Par la modification des modalités de l’expression - du dire - se trouve aussi transformée notre faculté à imaginer l’intervention dans le réel. La question du faisable est aussi dépendante de celle du dicible. Dans ce lien du visible au dicible intervient la notion du partage. Celui d’abord d’une compréhension, d’une interprétation. Ici, c’est une culture visuelle qui est mise en commun, un imaginaire collectif qui s’établit, c’est-à-dire une compréhension partagée des perceptions. Le passage du visible au dicible se fait dans des conditions analogues entre des 152 153
Jdey Adnen, op. cit., p.27 Ibidem, p.20
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individus différents. Dans ce commun, ce partage de compréhensions différentes, l’image opère des choix qui fixe des rapports entre l’individu et la communauté, entre soi et le groupe.
un découpage des visibilités De toute évidence, l’image cadre. Elle fait entrer dans le cadre ou en laisse exclu. Elle rend visible et invisible, c’està-dire qu’elle donne - ou pas - accès à une visibilité. De part ce ‘‘droit à la vue’’ qu’elle procure, elle légitimise certaines visibilités dans l’espace partagé. Dans sa société du spectacle, Debord pressent ce rapport entre une présence visuelle et un découpage des parties d’un corps selon cette dernière. «Le spectacle [...] ne dit rien de plus que ‘‘ce qui est bon apparaît, ce qui apparaît est bon’’. L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenue par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence.»154 S’il catégorise cette distinction et la porte au niveau d’une critique quelque peu exacerbée, c’est bien un découpage des visibilités qu’il décrit. Trancher ce qui a droit de parution dans cet espace en commun est une des caractéristiques de l’image. La société décrite par Debord est issue d’une instrumentalisation de l’image, qui régit l’ensemble de son fonctionnement, devenant cause et conséquence de tout ce qui s’y déroule. Cette situation ne peut être de toute évidence considérée comme une description d’un état de fait155, mais elle est critique d’une omniprésence de l’image. Le partage du sensible de Rancière éclaire cette mise en scène des positions de chaque individualité au sein de la 154 Debord Guy, La société du spectacle, Éditions Gallimard, Paris, 1996, p.20 155 Même à l’époque où cela a été écrit, ce texte reste critique d’une situation, un point de vue partial et clivant, offrant tout de même certaines clés de lecture pour déchiffrer des aspects des sociétés de la seconde moitié du vingtième siècle.
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communauté. C’est «ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives»156. La position que chacun occupe dans l’image publiée, c’est-àdire à quelle visibilité elle lui permet d’accéder, est aussi une mise en scène d’un rôle, de la possibilité d’une action. A travers la visibilité qui peut être accordée dans le champ partagé, c’est un état, une position, donc peut être ce qui pourrait être qualifié d’une fonction, qui est cernée par la représentation. «Avoir telle ou telle ‘‘occupation’’ définit ainsi des compétences ou des incompétences au commun. Cela définit le fait d’être ou non visible dans un espace commun, doué d’une parole commune, etc. »157 La question de la représentation de corps sociaux dans un espace public virtuel met en perspective leur présence factuelle dans des situations du réel. Elle interroge aussi les actions qui y sont permises, l’usage qui en est possible, c’est-à-dire, la notion d’une utilisation que le ‘‘politiquement correct’’ pourrait qualifier. A travers l’image, dès lors qu’elle se pose dans une relation de ressemblance avec la perception du réel, c’est aussi une représentation plus large d’une société qui la produit qui est en jeu. En son sein, elle accorde (ou pas) une visibilité à certains des groupes qui la composent. Ils sont par conséquence mis en avant par rapport à ceux qui, absent du cadre, sont mis en arrière. L’accès à une «parole commune» coïncide sous certains aspects avec celui à une visibilité dans cet espace partagé, ce lieu où émerge un groupe en tant qu’individu et où une signification dépasse des autres. Une interprétation, c’est-à-dire un sens unique donné à un élément plurivoque, sort du lot, et laisse parfois les autres dans une totale obscurité. C’est dans cette vision que Jdey défend l’image et le champ du visible comme le lieu de l’apparition de nouvelles configurations des ordres ou des organisations communes. «N’est-ce pas alors par l’introduction, dans le champ de 140 Rancière Jacques, Le partage du sensible, op. cit., p.12 157 Ibidem
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l’expérience, d’un visible qui modifie le régime ordinaire des visibilités que l’image peut donner à voir l’exclusion sociale et politique dans le même temps qu’une égalité devant l’appareil ?»158 L’image peut-elle ensuite devenir effective ? Nous avons déjà vu que «l’image a pour vocation de changer les coordonnées de la perception plutôt que celle de l’existence»159, et c’est à partir de ces changements là qu’elle peut être un objet de pouvoir au sein de visibilités partagées. Une image peut ainsi donner à lire des récits qui seront partagés, jetés dans le commun où chacun aura l’occasion de s’y projeter. En séparant ceux qui sont dans le visible de ceux qui n’y sont pas, ceux qui accèdent à une visibilité publique des autres, elle définit dans le même mouvement ceux qui sont concernés par l’organisation du commun, de la chose publique. «C’est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience.»160 C’est en ce sens que l’image devient le lieu d’une expérience politique, qu’elle crystallise des rapports entre des individus dans le devenir commun qu’ils édifient. L’image est un de ces points d’attache du partage des récits. Liée à la production architecturale, elle devient un objet qui agglomère autour d’elle des visions et des projets à partager dans l’avenir. «À ce niveau là, celui du découpage sensible de commun de la communauté, des formes de sa visibilité et de son aménagement, [...] se pose la question du rapport esthétique/politique.»161 Dans une approche plus triviale que celle construite par Rancière, l’étude des images d’architecture et de leur composition révèle des relations entre des publics et leurs attentes, se raccrochant à des stéréotypes évidents.162 Les images 158 Jdey Adnen, op. cit., p.15 159 Jdey Adnen, op. cit., p.14 160 Rancière Jacques, Le partage du sensible, op. cit., p.13 161 Ibidem, p.24 162 cf. annexe 2, analyse des images du concours des Halles de Paris, mise en abîme avec le discours des architectes et descriptions des relations entre les styles d’images, leurs
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du projet lauréat pour le concours des Halles de Paris sont un exemple assez simple et explicite. (fig. 25) Le centre ancien, en arrière plan, est représenté par des volumes grisés, qui évoquent de loin les gabarits normés parisiens. L’histoire du site est évacuée, les typologies historiques qui forment le tissu urbain sont affichées en retrait, dans ce gris léger qui s’efface volontiers derrière le reste du projet. Finalement, il n’est pas sûr que ce soit Paris que l’on voit, du moins pas celui que l’on connaît déjà. Si on a envie de lire ici la promesse d’un changement, d’une véritable modification urbaine par l’apparition d’une structure nouvelle, peut on aussi imaginer se passer de ce qui est présent ? Faire fi de ce qui forme l’environnement des parisiens et des visiteurs jusqu’au jour du concours ? Il n’y a peut être que du souhaitable dans la proposition, mais reconnaître l’ambiguïté portée par l’image est nécessaire. Ignorer ce qui l’entoure sans oser la tabula rasa. Le constructions et les projets qu’elle défendent. La reprise de cet exemple à titre d’étude doit peu à sa nature même, mais à l’existence d’un dossier de presse publié par le Pavillon de l’Arsenal qui a servi de cas d’étude et d’analyse lors des semestres précédent. Des constats similaires pourraient être fait avec d’autres projets, architectes ou perspectivistes. fig. 25 : Patrick Berger et Jacques Anziutti, architectes, Projet de la ‘‘Canopée’’ pour la couverture des Halles de Paris, perspective extérieure par Studiosezz
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récit porté par le projet croise ici les frontières qui le borde. Du grand parc en centre ville menant au métro, on doute justement du fait qu’il y soit, au milieu de cette capitale. Si on s’attarde sur ceux qu’on «rend visibles dans l’espace commun»163, les destinataires du récit projet deviennent évident. De là à les décrire comme bénéficiaires de celui-ci, il n’y a qu’un pas. Il n’y a sur cette image que des personnes de 15 à 25 ans, assis ou couchés dans un parc. Dans la pire des situations, ils flânent le long de celui-ci. Seraient ils les seuls concernés par ce projet ? Les utilisateurs du réseau de métro parisien sont ils assimilables à cette représentation que l’on donne d’eux ? Le calme, la sérénité, la capacité à la détente et le temps libre dont ils disposent ici serait un peu décalé d’une réalité que nous connaissons, au moins par ses lieux communs. Par ailleurs, si cette image est celle d’un projet, d’une vue projective et prospective, il faut reconnaître qu’elle reconstruit des stéréotypes évidents. Entre l’inactivité des jeunes et l’absence de minorité ethnique dans un centre ville historique - pourtant lui même évacué dans un gris pâle -, la liste est susceptible de s’allonger. On peut ici reposer la question initiale. Comment s’agence la visibilité d’un individu dans le commun, d’un membre dans l’ensemble du corps ? Quelle reconfiguration des situations propose t’elle ? Dans son usage projectif (peut-être dans sa condition prospective de façon plus importante encore), l’image d’architecture articule des récits, met donc en scène un rapport entre le visible et le dicible, mais définit plus profondément encore comment le faisable pourra venir y poindre. C’est peut être dans l’attitude que défend Rancière, la recherche d’un écart dans les images, que se trouve une issue. 163 Rancière Jacques, Le partage du sensible, op. cit., p.12. Il ne faut pas comprendre ici le parc comme espace commun, mais bien le lieu où cette image est exposée publiquement, d’abord lors de la publication du concours, puis lors de l’exposition organisée à son propos, au Pavillon de l’Arsenal.
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Elle va permettre d’envisager l’image non uniquement pour ce qu’elle est, mais peut être aussi pour ce qu’elle aurait pu être. «Il ne s’agira pas seulement de chercher des seuils ou des points de passage permettant au spectateur de découper autrement le paysage du visible et du dicible»164. Il ne suffira pas de chercher dans l’image même des éléments susceptibles de produire de nouvelles interprétations, de construire des significations, des mises en mots différentes d’une pertinence inédite. «Il sera aussi question de pointer ‘‘un écart entre des fonctions de signification et une fonction de monstration, mais aussi un écart entre des images, entre l’image montrée et d’autres images qui seraient possibles’’.»165 Une dernière question est soulevée par l’image d’architecture dans ce découpage des visibilités. Composée selon le récit du projet, elle appelle par principe au consensus. Prenant inévitablement parti, elle essaie cependant de convaincre et persuader une majorité, par exemple celle du jury lors d’un concours, ou du public lors d’une consultation publique. Il parait ainsi évident d’essayer de construire un consensus dans ce découpage du sensible. C’est-à-dire qu’il s’agit de faire en sorte que l’image emporte un assentiment général dans le public destinataire. Dans le même temps où s’établit cet objectif, l’image le scinde, donnant à certain une visibilité, laissant les autres dans l’ombre. L’objectif de consensus visé est souvent réalisé par une simplification de l’image, un appauvrissement de ce qu’elle pourrait soulever. Elle ne doit pas poser trop de questions, au risque de soulever des divergences dans les opinions qui sont faits à son sujet. C’est ce «que Rancière appelle la ‘‘bêtise consensuelle». Pour cette dernière, dire c’est voir et réciproquement [...] Ce qui revient à affirmer derechef que le consensus est bien ‘‘une machine de pouvoir pour autant qu’il est une machine de vision’’. En un mot, ‘‘ce que consensus veut dire en effet, ce n’est 164 165
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pas l’accord des gens entre eux, mais l’accord du sens avec le sens : l’accord entre un régime sensible de présentation des choses et un mode d’interprétation de leur sens.»166 La coïncidence est parfaite. Il n’y a plus d’interprétation possible, c’est donc un partage du commun qui est figé, immuable. Il est défini par l’image, qui affirme simplement.
166 Ruby Christian, Jacques Rancière. L’écarts des images et l’image de l’écart, Jdey Adnen (sous la direction de), Politiques de l’image, questions pour Jacques Rancière, op. cit., p.43, explicitant les propos de Rancière dans Chronique des temps consensuels, Éditions du Seuil, Paris, 2005.
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2 . une image en saillie sur les discours
Un mot d’ordre de l’époque. A savoir la nécessité - sous prétexte, là encore, de toucher le plus grand nombre - de faire en sorte qu’une image soit aisément lisible, qu’elle fasse immédiatement sens, qu’elle ne réclame pas trop d’effort de la part de son regardeur.167 - D. Zabunyan -
une prise de parole univoque, l’image-monologue L’image se mure toujours dans un silence. Rancière interprète les positions de Barthes à propos de l’image en la décrivant «comme une parole qui se tait.»168 Elle ne fait pas de bruit, les paroles qu’elle produit sont inaudibles. Les significations qu’elle évoque se tiennent dans un silence le plus total, elles sont de l’ordre d’une «évidence sans phrase du visible»169. On pourrait dire qu’elle fait en sorte que le spectateur se rende à l’évidence de ce qu’elle montre, c’est-à-dire qu’il puisse y reconnaître le caractère indiscutable de ce qui est affiché. Dans une intervention orale, Baudrillard voit dans ce silence de l’évidence le principe même de son apparition. «C’est la scène primitive de l’image, comme évènement anthropologique170, le 167 Zabunyan Dork, op. cit., p.9 168 Rancière Jacques, Le destin des images, op. cit., p.19 169 Ibidem, p.19 170 Il faut comprendre cette expression comme le point qui permet à l’homme de découper le temps, celui qui dépasse de la temporalité pour en marquer une singularité,
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silence»171. Si ce dernier est manifeste, sa capacité à signifier l’est tout autant. On peut reconnaître «un principe d’équivalence réversible entre la mutité des images et leur parole»172. L’un ne va pas sans l’autre. L’image gagne en force de persuasion, l’implicite et l’explicite auxquels elle donne une visibilité sont d’autant plus percutants qu’elle reste dans ce silence assourdissant. Quand elle est expliquée, éclairée, c’est cette force qui s’efface. Les mots qui y sont accolés sont des éléments dont chacun dispose, qui permet d’accéder à un droit de réponse. Dans les liens qu’elle établit avec des référents, dans les façons dont ils sont constitués, elle produit du sens en son sein et face à un environnement. Dans La chambre claire, Barthes met en avant ces constructions, cet état de fait dans lequel se trouve l’image photographique, où «le code [...] dit avant moi, prend ma place, ne me laisse pas parler»173. Si la photographie tient une place particulière dans le monde des images - c’est justement le motif de l’existence de ses notes que l’image photographique -, ces relations construites avec la codification sont partagées avec les autres types d’image. Dans son silence, l’image laisse les liaisons codées parler. Elles ont accès à une parole, restant muettes malgré tout. Le code, ou plutôt ce qu’il véhicule, est pour l’image sa seule manière de prendre la parole. D’ailleurs, ces liens la monopolisent, ils imposent de rester dans le silence. Mettre en perspective cette expressivité de l’image avec celle du langage, écrit ou oral, permet d’éclaircir la manière dont l’image ne peut parler que dans le silence, comment elle laisse son spectateur démuni. Elle le pose dans un champ où il ne peut répondre, plus exactement, elle se place dans une situation où les conditions de son expression sont inaccessibles. Dans c’est ce qui marque et que retient l’homme. 171 Baudrillard Jean, Le silence de la photo, Archive iNA « Carnet nomade » 21.07.2000 -Colette Fellous- France culture, cité dans l’émission L’humeur vagabonde, le 14 septembre 2015 sur France Inter, op. cit. 172 Rancière Jacques, Le destin des images, op. cit., p.19 173 Barthes Roland, op. cit., p.89
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son ouvrage La télécratie contre la démocratie, Stiegler montre174 comment, dans la structure du langage, il faut être en mesure de prendre la parole pour la comprendre. «La langue est l’exemple même de ce qu’un milieu symbolique est par structure un milieu associé tel qu’il permet la constitution et l’expression de singularités : dans l’interlocution qui est la vie de la langue, un destinataire, c’est à dire celui qui écoute, ne peut entendre, et ainsi être destiné à la parole qu’il écoute et entend, que pour autant qu’il est susceptible de prendre la parole à son tour, et de devenir destinateur et locuteur : de devenir celui qui parle, et qui parle comme personne ne pourrait le faire à sa place. Autrement dit, il est possible d’entendre une langue, que pour autant qu’il est possible de la parler, et de la parler singulièrement»175 Ces propos éclairent la différence qui se tient entre l’image et le langage. Sans évincer les systèmes symboliques qui les soutiennent et les liens évidents que cela provoque, l’image ne peut être décrite comme milieu associé. Elle ne peut pas permettre une réponse dans une forme qui serait unique, originale et singulière. Quand un langage permet de faire des phrases que personne d’autre n’aurait fait de façon identique, l’image n’autorise pas cette liberté. L’interlocution nécessaire ne peut avoir lieu. Le destinataire de l’image reste dans sa position, il ne deviendra pas destinateur176. Elle ne lui laisse pas la possibilité de changer de rôle, de faire sien sa manière 174 Bernard Stiegler y parle particulièrement de l’image télévisuelle, insérée dans un complexe des mass-media qui impose un capitalisme cognitif, appelé plus couramment capitalisme culturel. Celui-ci s’interpose dans la construction du lien social pour favoriser la consommation de biens marchands. Si son travail ne croise pas de manière systématique ce qui est exposé ici, ses analyses restent ponctuellement pertinentes pour notre propos. 175 Stiegler Bernard, La télécratie contre la démocratie, Editions Flammarion, Paris, 2008, p.30 176 Du moins pour l’écrasante majorité. Parmi ceux qui font partie des producteurs d’images, rares sont ceux qui répondront à une image par une autre. Et même dans le cas où l’échange d’image serait possible (réseaux sociaux ou moyens de communications contemporains), ce ne serait pas le lieu d’une construction de l’image, comme celle d’une langue, où chaque élément de vocabulaire peut être réangencé de manière à parler singulièrement, comme personne d’autre.
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de s’exprimer. C’est aussi en ce sens que l’image maintient le silence qui l’entoure. Elle se batit ainsi dans un domaine où elle ne peut être que dans un monologue. Elle ne laisse pas de droit de réponse.
l’apparition d’un conditionnement, une fermeture du champ des possibles Suite à sa publication, l’image d’architecture s’établit comme un référent pour l’avenir. Comme vu précédemment, son usage ou les conditions de sa mise en public peuvent lui donner la forme d’une promesse. Si sa lecture ne prend pas systématiquement cette forme, les attentes qu’elle peut provoquer sont nouvelles. Des choses et des idées inconnues jusqu’ici peuvent émerger au sujet de ce qui est évoqué par l’image. Cependant, ce sera en fonction de celle-ci précisément qu’émergeront ces nouvelles perspectives. Les images d’architecture, suite à leur dimension prospective, forme un cadre, un référent à partir desquels un avenir pourra être imaginé. S’ils est évident qu’elles ouvrent des possibilités, elles les cantonnent aussi dans le même temps à leur propre nature. Ces dernières sont neuves, mais conditionnées par les formes qui leur ont permis d’émerger. Elles circonscrivent ainsi le champ des possibles à leur environnement proche. Si des récits divergents doivent apparaître à la lecture de l’image, ils ne seront divergents que par rapport à elle. Dans ce sens unique, avec cette signification «presque toujours déjà close lorsqu’elle nous parvient»177, la question de l’image comme origine de présupposés délimitant notre capacité à changer le réel se pose. «Les représentations de l’architecture 177
Coulais Jean François, op. cit, p.264
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préfigurent celles de la société parce qu’elles dessinent le cadre physique et symbolique de l’habitat et les formes de l’environnement dans lequel nous vivons».178 Préfigurer, c’est «figurer à l’avance, de manière plus ou moins nette, le type, les caractères d’une chose ou d’un événement futur.»179 Si elles déterminent ainsi en amont les formes de représentation qu’une société se fait d’elle-même, c’est aussi dans un sens les formes de celle-ci qui sont directement concernées. Partir du moment de la composition de l’image nous permet de cerner une moitié de la boucle dans laquelle la représentation peut s’enfermer, portant avec elle une série de situations sociales. Le fait d’avoir conscience à l’avance de la publication prochaine de l’image produite implique nécessairement un travail différent, une attention portée sur l’image en tant qu’objet de communication. Le parallèle que dessine Coulais avec les images d’illustration des expériences scientifiques est fécond. Il s’agit là de faire se joindre le sens de l’image et sa représentation. Non pas de laisser entre l’un et l’autre un espace où pourrait s’immiscer une interprétation, mais bien les faire adhérer, les faire coïncider. Cette comparaison nous permet de saisir comment l’image et la forme (couleurs, compositions, montage, ..) dépend de sa réception, comment le travail dont elle va être l’objet est directement lié à sa publication. A propos des illustration scientifiques il nous dit que «les choix chromatiques sont décidés en fonction du phénomène que l’on cherche à mettre en évidence. La codification et les traitements numériques agrègent le visible et le lisible dans l’image, c’est à dire la représentation d’un fait et son interprétation. Le calcul des images est donc inévitablement choisi selon des critères esthétiques et sociaux, 178 Coulais Jean François, op. cit., p.14 179 Définition d’après le site du CNRTL, dictionnaire en ligne, section «Lexicographie», www.cnrtl.fr/definition/prefigurer
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mais aussi en fonction de choix personnels et culturel qui exercent une influence décisive sur le chercheur qui ‘‘sait par avance que ses images sortiront de la communauté scientifique pour atteindre un large public’’»180 L’image d’architecture, par la relation qu’elle entretient avec le projet et la nature de celui-ci, ne peut pas entrer dans ce champ là. Elle n’assure pas une coïncidence exacte entre ce qu’il y a voir et ce qu’il y aurait à comprendre, elle est obligée de laisser un creux entre le visible et le dicible. C’est dans la prise en considération, voulue ou non, de ces «critères esthétiques et sociaux»181 dans la construction du visible que se situe l’enjeu de la répétition des situations auxquelles ils correspondent. Retourner cette idée d’interaction entre l’image et son contexte de société au moment de sa réception, à l’instant de sa perception dans un espace partagé, c’est refermer le circuit. Quand Bourdieu décrit les conditions de réalisation et de médiatisation des émissions de télévision, celle se tenant sur un plateau plus précisément, il voit dans ces constructions une manière de cacher les éléments implicites qui définissent nos sociétés. «Le plateau est là et le perçu cache le non perçu : on ne voit pas, dans un perçu construit, les conditions sociales de constructions»182. Ce qu’il y a à comprendre ici, c’est que l’image ne porte pas en étendard les modalités de sa construction. L’ensemble des motivations qui la porte ne tombe pas dans l’évidence du dicible. La construction de la perception masque souvent certaines reproductions sociales ou certains stéréotypes. Ceux-ci ne sont pas le point d’intérêt de l’image, ils ne focalisent pas l’attention, mais n’en perdent pas en force ou en présence. Ils trament par exemple l’image de ces lieux communs qui ne nous autorise pas à penser autrement, qui ne laisse pas de place aux écarts dont Rancière nous rappelle le besoin. 180 181 182
Coulais Jean François, op. cit. p.231 Ibidem Bourdieu Pierre, Sur la télévision, Editions Raisons d’agir, Paris, 1996, p.37
l’image d’architecture ou l’intervention dans le réel
A travers l’usage prospectif dont elle fait l’objet, l’image d’architecture est tout particulièrement concernée par cette boucle, ce lieu de répétition des choses en image. «Les projets d’architecture constituent dès lors l’un des domaines où l’on peut observer la façon dont une époque se représente. La société s’y met en récit et s’y projette au futur, précisément par le biais de projets auxquels elle adhère, mais aussi de la manière dont ils sont représentés.»183 Ils sont énoncés au futur, écrits dans un temps présent, et prennent en considération des situations passées. Sans parler de l’effectivité de l’image d’architecture ou de la promesse dont elle serait la garante, on peut affirmer sa capacité à poser des conditions fermes sur notre vision d’un avenir. On s’y oppose, on y souscrit, mais l’image de ce futur devient centrale.
le contrôle d’un regard sur l’avenir De cette omniprésence qu’impose l’image, dans ce lien qu’elle construit entre des temporalités différentes - un avant et un après sa publication -, il s’agit de penser la manière dont elle influence notre perception, puis notre intervention dans le réel. Poser une comparaison entre l’image et les objets techniques qu’étudie Stiegler permet de saisir une des manières d’être influente qu’ils partagent. Au centre de son travail se situe la notion de rétentions tertiaires. Portant son attention sur les objets techniques et temporels, il expose les relations que nous entretenons avec eux à travers les perceptions que nous en avons et l’influence qu’ils ont sur nos comportements, individuellement et collectivement. Utilisant l’exemple d’une mélodie, il construit ici la notion de rétention tertiaire, en se basant sur les rétentions primaires et secondaires développées Husserl. 183 Ozdoba Marie-Madeleine, Images d’architecture contemporaines: un nouveau romantisme?, publié le 5mars 2013 sur la plateforme Culture Visuelle
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«Dans le maintenant d’une mélodie, dans le moment présent d’un objet musical qui s’écoule, la note qui est présente ne peut être une note, et non seulement un son, que dans la mesure où elle retient en elle-même la note précédente et y demeure présente, note précédente encore présente qui retient en elle la précédente, qui retient à son tour celle qui la précède, etc. Il ne faut pas confondre cette rétention primaire, qui appartient au présent de la perception, avec la rétention secondaire, qui est la mélodie que j’ai pu, par exemple, entendre hier, que je peux réentendre en imagination par le jeu du souvenir, et qui constitue la passé de ma conscience. [...] Avant l’invention du phonographe, il était absolument impossible d’entendre deux fois de suite la même mélodie. Or depuis l’apparition du phonographe, qui est lui même ce que j’appelle une rétention tertiaire (une prothèse, de la mémoire extériorisée), la répétition à l’identique est devenue possible.»184 «Les rétentions de la première audition, devenues secondaires, jouent un rôle de sélection dans les rétentions primaires de la seconde audition»185. Ces considérations peuvent être instructives à propos de l’image, mais il s’agit ici d’établir les limites de l’analogie entre ces objets temporels (films, musique enregistrée, médias audiovisuels, etc.) et l’image, dans l’immobilisme qui la caractérise. La différence temporelle entre ces objets est majeure. Ce qui intéresse Stiegler dans les objets temporels est la capacité qu’ils ont à synchroniser des temps de conscience, c’est-à-dire que cette mémoire exportée sur un support matériel extérieur au corps est un temps de conscience en puissance. Lors de l’écoute d’une musique enregistrée, lorsqu’on regarde un film, les perceptions engendrées prennent le pas sur l’ensemble de nos pensées. Notre conscient s’établit en fonction de ce qui y est contenu. Hormis dans des cas rarissimes de contemplation, ou 184 185
Stiegler Bernard, De la misère symbolique, op. cit., p.62 Ibidem
l’image d’architecture ou l’intervention dans le réel
d’adoration d’une image186, jamais celle-ci ne provoquera ce type de synchronisation. L’absence de toute dimension temporelle dans son essence est une différence notable, et essentielle à prendre en compte dans cette analogie. Le champ de validité de cette analogie se trouve dans la capacité de ces supports à produire des perceptions construites, à reproduire le réel en l’interprétant déjà, en lui associant une signification. La perception de l’image peut faire l’objet de ces rétentions, ces sélections dans l’ensemble perçu. Et chaque rétention, primaire puis secondaire, participe à la formation de nouveaux a priori. Considérer l’image comme rétention tertiaire extériorisée, c’est-à-dire comme support d’une information, un bout de mémoire en dehors du corps, c’est la comprendre comme une prolongation de ce système de compréhension. C’est cette analogie, cette considération de l’image comme d’un mémoire, d’une signification sur un objet extérieur qui fait sens ici. En tant que formation de notre manière de pensée, un lien, que l’on pourrait qualifier de causalité, se crée entre la nature de notre mémoire et les projections de sens que nous associons avec nos perceptions. Notre regard sur un à-venir se trouve ainsi conditionné par les images. L’image devient ainsi le lieu d’une formation en amont de notre approche sur l’ensemble de nos perceptions visuelles. Notre interprétation du réel passerait donc aussi par ces mécanismes. L’ensemble de notre regard, à travers les trajets qu’il établit, est construit sur des idées préconçues, que les images participeraient à mettre en place.
186 Même dans ces cas, les perceptions produites n’entraînent pas des trajets identiques dans nos systèmes de compréhension.
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3 . modifier le réel sans dépasser l’image d’architecture
détachées du réel, des ouvertures critiques Penser l’image comme un lieu clos, où nos regards iraient se perdre pour se formater et ensuite aligner nos comportement collectivement n’est pas une issue acceptable. Dans la saturation visuelle que connaissent les sociétés contemporaines187, il est nécessaire d’adopter des attitudes face à ces images qui ne se confinent pas dans une appréhension de leur pouvoir. Elle est un matériau malléable, capable de porter une signification et son contraire. Elle peut faire sens dans une évidence, ou n’ouvrir que des questions, sans jamais amener d’affirmation. Son contexte d’énonciation, son usage, sa lecture, les projections de sens qu’elle subit, etc. sont chaque fois des moyens, des leviers qui vont permettre de retourner l’image. Ce retournement est un détournement, celui de son influence. «Toute image est à la place d’autres images, en appelle ou en récuse d’autres [et] prend la place d’autres images qui auraient pu être faîtes et qui ne le sont pas»188. C’est en appelant ces autres images, en laissant une place à des récits qui n’étaient pas initialement présents que l’image perd de son influence, mais qu’elle en gagne paradoxalement dans le même temps. Elle 187 Il est ici entendu l’ensemble des sociétés où l’image est la représentation ont une place centrale dans notre compréhension du réel et notre action en son sein. Les sociétés occidentales de la seconde moitié du XXème siècle sont les premières viées, toutes celle qui en découlent plus ou moins directement peuvent être partiellement concernées. 188 Jdey Adnen, op. cit., p.8
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se détache du réel dans le sens où elle est séparée de la question de la vérité. Se détacher de cette interrogation et laisser de coté toute recherche de cette valeur absolue qui la caractérise permet d’ouvrir de nouvelles approches d’objets restés identiques. En portant attention à ce que dit une image, non seulement à ce qu’elle montre ou à la façon dont son référent la rattache à une réalité, mais bien au récit qu’elle a l’intention de provoquer ; il devient envisageable de lui rendre une effectivité sur nos réalités. Il n’est, dans ce cadre, pas nécessaire de raccrocher directement ce qu’elle rend visible à des formes extérieures du réel. Dans la forme de l’image d’architecture, dans son usage projectif, il s’agit de lâcher prise sur la question d’une nécessaire vraisemblance. En perdant la force feinte de la promesse, en décalant le probable et le plausible du projet dans son exécution formelle vers celui du récit et des constructions sociales qu’il soutient, elle peut gagner en pertinence. Le projet devient un objet critique, à travers les récits qu’il génère. Ce sont eux qui seront effectifs, en enrichissant une pensée de projet. Il s’agit donc bien de retrouver ces écarts de Rancière, de leur autoriser une existence multiple et simultanée. C’est considérer l’image pour mettre «en scène les multiples façons dont il est possible de faire fonctionner un écart entre certaines visibilités, certains discours et certaines pratiques»189. «Et ce que l’on peut emprunter à Rancière, en circulant à notre tour parmi les images, c’est précisément ce geste poétique de ‘‘faire’’ qui, dans un aller-retour permanent entre les histoires, les oeuvres et les concepts, permet d’échafauder de nouvelles perspectives»190 Le travail des architectes des mouvements radicaux des années 50 aux années 70 est basé sur ces lectures de la 189 190
Ibidem, p.9 Ibid.
fig. 26, 27 & 28 : Superstudio, The Continuous Monument, 1969 - 1971, Milan, collages.
fig. 26 l’image et l’intervention dans le réel
fig. 27
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fig. 28
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notion d’image. Le Monument Continu191 de Superstudio est un ensemble d’image, portant la critique de la rationalité de l’architecture du mouvement moderne. Dans un projet porté jusqu’à l’absurde, jusqu’au non-sens, cette dernière amène des images qui racontent une lecture critique de la modernité. Seule l’image, ici totalement libérée de la question de la vraisemblance, du probable ou même du plausible, permet une remise en question d’une telle force. Les mots ne peuvent pas se déchaîner avec une vigueur pareille sur le monde. Les récits ici emmenés, avec toute l’ouverture critique qu’ils contiennent, donnent à relire la production architecturale en cours et passée, et transforment largement les perceptions sur celle-ci. A travers eux, ces images d’un autre lieu ont une large influence sur la pratique architecturale en cours, sans jamais avoir été d’un usage prospectif, tout au contraire.
projets de papiers, des représentations utopiques «Le projet autonome, libéré de la construction, de la société, du vraisemblable, se transforme en objet et en outil pour imaginer, créer, interroger l’architecture ou la société contemporaines.»192 - D. Rouillard -
Dans son ouvrage Superarchitecture, Rouillard propose une histoire et une analyse de ces projets critiques du mouvement moderne, qui pensent le futur de l’architecture. Ces architectes ne sont à l’origine d’une production architecturale construite très limitée. Les fictions qu’ils nous ont proposées sont cependant des éléments majeurs de notre culture visuelle.193 191 cf. annexe 7, Reproduction du texte The Continuous Monument : An Architectural Model for Total Urbanization, Superstudio, Casabella n°358, Milan, 1971, Suivi du storyboard dans lequel il s’insère ainsi que de l’analyse qui la prend pour objet. 192 Ibidem 193 Dans ce «notre», c’est l’ensemble des acteurs concernés par la conception architecturale et urbaine qui est entendu. Ces images n’ont pas été toujours l’objet de
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Ces représentations utopiques sont de véritables jalons, des points d’ancrage qui nous autorisent à penser la critique architecturale sous de nouveaux jours : en parallèle de cette liberté face à l’architecture de leur époque, ils nous invitent par leur production à prendre position par rapport à ce qui existe aujourd’hui. Passant momentanément de l’utopie à la contreutopie, cette production du début de la deuxième moitié du vingtième siècle n’est qu’imagée. Foisonnantes et diversifiées, ces représentations ouvrent de nouvelles perspectives, sans jamais promettre une quelconque réalisation. Ce sont des images projectives qui jamais n’ont été prospectives. Elles n’ont jamais été pensées comme telle, n’ont pas vocation à l’être. La caractéristique majeure qui les différencie du reste du champ des images, c’est que leurs formes construisent quasiment seules leurs contextes d’énonciation. On les reconnaît comme utopie - ou comme contre-utopie - lorsqu’il s’agit de les analyser. Les projets sortent d’eux même du champ du réalisable, se contentant de rester dans celui de la pensée. Ces images portent des récits, posent des questions. Et ce sont ceux-ci qui permettent de revenir sur le réel, sur des projets prospectifs avec un oeil neuf, un regard ouvert à d’autres horizons. La question de la contre-utopie et du projet négatif est centrale dans le travail de Dominique Rouillard. Si ce n’est pas ici le lieu d’ouvrir de vastes analyses sur ces attitudes projectuelles, les liens qu’elles entretiennent avec les narrations qui les soustendent nous éclairent avec pertinence sur ces interactions entre image, projet et récit. Ce dernier prend ici une forme particulière. Étant désormais détaché d’un usage prospectif, il se raconte au présent, au conditionnel. S’il est énoncé au futur, c’est avec sarcasme ou ironie, dans une critique du présent. «La contre-utopie assume la fiction et se pose comme le lieu même de la narration, quand le projet utopiste se grande médiatisation vers le grand public.
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construit sur un récit positif. La contre-utopie ne veut faire du monde qu’un commentaire ; son projet est avant tout un constat du présent. Hans Hollein, Walter Pichler, mais également Archigram introduisent la déréalisation du projet mégastructural : l’extrapolation excessive de ses thèmes produit des mégastructures ‘‘autocritiques’’ où l’utopie n’a plus de morale, le projet plus d’avenir.»194 L’image se réduit au récit, elle fait en ce sens adhérer le visible au dicible. Mais dans ce cas présent, en l’absence de tout aspect prospectif, elle devient la source d’une ouverture des significations, où nos regards sur le monde sont capables de se transformer. Ce n’est pas le récit qui se réduit à l’image, et c’est dans cette nuance qu’il devient possible de partager des acceptations différentes de celle-ci. Si le visible et le dicible coïncident ainsi, il n’en va pas de même pour la pensée du faisable, qui, elle a besoin de changer d’objet pour retrouver son effectivité. C’est un petit morceau d’un paradigme qui s’écroule et se reconstruit lors de la mise en public d’une telle image.
194 Rouillard Dominique, Superarchitecture, le futur de l’architecture, 1950-1970, Editions de la Vilette, Paris, 2004, p.15
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L’image entretient ainsi des relations compliquées avec le monde, se positionnant comme point d’articulation de notre capacité à y agir, mais aussi en tant qu’élément contraignant nos action à ses influences. Comme nous l’avons vu, elle permet de déposer sur un calque un unique plan du réel, distant de l’œil tout autant que de la réalité. Cette situation intermédiaire provoque son utilisation à des fins extérieures, celle de la pratique du projet architectural étant un cas tout singulier. Il s’agit là d’un usage situé entre la représentation d’idées et d’éléments tangibles. L’image est une manière de porter des significations, elle peut faire sens. Elle s’organise autour de signes, mais le système qui règle leur rapports ne fonctionne pas similairement à celui du langage. C’est dans l’articulation entre ces deux façons de produire du sens, entre le signe de l’image et celui du langage que se trouve aussi les conditions de la puissance de l’image, de sa capacité à devenir effective. L’image forme un double lien entre nous et le monde. Le premier passe par les relations de ressemblance (et de dissemblance) qu’elle entretient avec le réel, par les analogies ou les correspondances qu’elle évoque. Deux éléments hier distincts et sans liens se retrouvent cote à cote visuellement dans l’image. De là ressort des manières inédites de les faire interagir. Le second réside dans sa manière de faire sens, de lier des pensées et des mots à des visibilités. Dans ces mise en mots, ces passages
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réitérés du visible au dicible et inversement, les significations se déforment, se transforment et leurs interactions avec le réel ressortent sous un nouveau jour. Ces deux cheminements amènent l’image à devenir un point central de certaines pratiques. Le projet architectural fait partie de celles-ci : dans ses utilisations projectives et prospectives, l’image d’architecture entretient de fait une relation directe avec la réalité. Elle peut être un outil, préfigurant une situation future dans des conditions actuelles. Ce rapport temporel de l’image d’architecture est lié à ses usages. Elle est un moyen de mettre en œuvre des états dans l’avenir, c’est-à-dire d’influencer le présent pour mener à bien des récits. Ceux-ci, à travers la réalisation du projet, ont pour objectif de devenir collectifs, de faire l’objet d’un partage. C’est là le point d’orgue de l’effectivité de l’image, le passage dans le commun des récits qu’elle peut porter. En restant limité à sa représentation, le projet est cependant déjà une façon de dénoter le réel. Dans ses images, il «contribue [...] à la projection de nouvelles manières de redécrire le monde.»195 En comparaison avec l’étude que mène Ricœur sur la métaphore, le projet d’architecture dénote le réel par ses représentations, «dans la mesure où [elles] ‘‘font’’, ‘‘défont’’ et ‘‘refont’’ la réalité»196. Sans parler encore d’une qualité prospective, la perception des récits qui les sous-tendent est déjà l’émergence d’un changement de la compréhension du réel. «C’est la fiction qui recèle le pouvoir [...] de refaire la réalité.»197 Cette question du récit, si elle n’a pas toujours été tout à fait claire dès le départ, est in fine centrale dans ce mémoire.
195 Ricœur Paul, Imagination et métaphore, Texte publié dans la revue Psychologie médicale n°14, 1982 196 Ibidem 197 Ibid.
conclusion
Néanmoins, ce qui ressort de cette étude est d’abord l’ensemble des questions liées à l’usage de l’image. Dépassant ce qui tiendrait à sa nature, à sa forme, ou à sa qualité, c’est dans sa fonction qu’il faut voir les conditions essentielles de ‘‘ce que peut l’image’’. Le contexte dans lequel elle prend place lui donne le ton sur lequel elle s’adresse à son observateur. Les légendes et les titres guident et dirigent nos interprétations. Les compréhensions qui en découlent, c’est-à-dire le sens que nous y voyons, est inévitablement dépendant de ce qui entoure l’image, non uniquement de ce qui y est représenté. L’articulation des récits avec la représentation de projet architecturaux ne se limite évidemment pas au contexte de l’image. Le style sont les moyens d’agencer ces récits à des formes visibles, de mettre en oeuvre des morceaux de fictions qui ensemble permettent de reconstruire des récits, cernant celui d’où provient les autres. Il s’agit donc de laisser place dans l’image à cette projection de sens pour l’observateur. Ne pas laisser croire que son contenu est clos, que les significations qui y sont rendues visibles sont fermées et limitées. C’est peut-être dans un refus, celui d’une similitude absolue entre l’image d’architecture et ce qui serait une perception de la réalité, que se trouve un type d’issue. Laisser place à ce qui est original dans le projet et dans sa représentation : les récits et fictions projetés. Il convient ainsi de laisser place à l’irruption de divergences dans les lectures. C’est-à-dire de savoir reconnaître où le projet s’arrête dans ses précisions, dans ses formes et son dessin, et où le récit qui le précède reprend la continuité. Ce sont là les deux premiers enseignements importants quant à une pratique personnelle de production d’images, inévitable dans celle du projet. Ils se retrouvent dans une attention portée au destinataire - et à sa nature multiple - des images, dans une réception qui s’anticiperait dès la production de celles-ci. Dans les termes de Rancière, il s’agirait dans ce cas de réfuter une archi-ressemblance, pour laisser aux écarts la
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possibilité de s’insérer. La représentation de récits est très probablement plus délicate que ce qui serait l’équivalent d’une photographie d’un modèle informatique. Plus précisément, c’est dans la maîtrise des récits mis en image que peuvent apparaître des accrocs. Cette prise de vue d’une modélisation en trois dimensions donne l’illusion d’un habileté dans la construction des images, mais les fictions et récits qu’elle produit ne sont soumis qu’aux capacités de l’outil informatique. Enfin, si cette initiation à la recherche s’inscrit dans un intérêt plus large autour de lectures sur ce qui fait et défait les liens sociaux et ce qui conditionne leur formes, elle a ouvert considérablement l’angle sous lequel ces questions peuvent être posées. L’image a servi de point d’ancrage, liant ces questionnements à la production architecturale.
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annexes
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sommaire des annexes bibliographie
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ouvrages web-bibliographie expositions, conférences, colloques, etc. vidéographie émissions radiophoniques
annexe 1
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doubles pages extraites d’un dossier de presse sur Brasilia dans la revue Urbanisme, n°80, 1958, citées dans l’article Ozdoba MarieMadeleine, La construction médiatique de Brasilia, une aventure médiatique, op.cit.
annexe 2
161
doubles pages extraites du dossier de presse “Brésil Actualités”, L’Architecture d’Aujourd’hui n°90, juin-juillet 1960, citées dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, La construction médiatique de Brasilia, une aventure médiatique, op. cit.
annexe 3
163
Analyse des perspectives du concours pour les Halles de Paris produites par les équipes Berger-Anzuitti et Mimram. Texte issu du rendu intermédiaire de mémoire au second semestre.
annexe 4
169
Reproduction d’un extrait du dossier de presse 10 projets - concours international pour la rénovation du forum des halles, exposition créée par le Pavillon de l’Arsenal du 12 juillet 2007 au 9 septembre 2007
annexe 5
189
Le front de Seine : insertion paysagère publiée dans la revue Urbanisme, 1963, cité dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, Renouveler le paysage du front de Seine: culture visuelle du projet urbain, op. cit.
annexe 6
191
Le Front de Seine: illustration de Tanguy de Rémur, Paris Match n°951, 1967, cité dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, Renouveler le paysage du front de Seine: culture visuelle du projet urbain, article publié le 6 septembre 2012, sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/imageprojective/archives/63
annexe 4 Reproduction du texte The Continuous Monument : An Architectural Model for Total Urbanization, Superstudio, Casabella n°358, Milan, 1971, Suivi du storyboard dans lequel il s’insère ainsi que de l’analyse qui la prend pour objet
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annexes
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- Rancière Jacques, Le destin des images, La Fabrique Éditions, Paris, 2003 - Rancière Jacques, Le partage du sensible, La Fabrique Éditions, Paris, 2000 - RCR Arquitectes, Musée Soulages, Conception, Éditions RCR Bunka, Olot (Espagne), 2014 - Renard Caroline (sous la direction de), Images numériques ?, Presses Universitaires de Provence, Aix en Provence, 2014 - Ricœur Paul, Imagination et métaphore, texte publié dans la revue Psychologie médicale n°14, 1982 - Rouillard Dominique, Superarchitecture, le futur de l’architecture, 1950-1970, Éditions de la Villette, Paris, 2004 - Stiegler Bernard, De la misère symbolique, Éditions Flammarion, Paris, 2013 - Stiegler Bernard, La télécratie contre la démocratie, Éditions Flammarion, Paris, 2008 - Stiegler Bernard, Réenchanter le monde, La valeur esprit contre le populisme industriel, Éditions Flammarion, Paris, 2006 - Superstudio, The continuous monument, Casabella n°358, Milan, 1971 - Zabunyan Dork (sous la direction de), Que peut une image ? [Les Carnets du BAL], Éditions textuel, 2014
annexes
web-bibliographie - Artefactorylab, site web, perspectivistes http://www.artefactorylab.com/
- L’Autre Image, site web, perspectivistes http://www.autreimage.com/projets
- Luxigon, site web, perspectivistes http://www.luxigon.com/gallery/
- MIR, site web, perspectivistes http://mir.no/
- RSI Studio, site web, perspectivistes http://www.rsi-studio.com/
- Wolf Michael, photographe, site web, perspectivistes http://photomichaelwolf.com/#home
- Plateforme web Culture Visuelle, pour l’ensemble de ses articles et références. http://culturevisuelle.org/
- Loukat, site web, perspectivistes http://www.loukat.fr
- Coulon Gilles, du collectif de photographes Tendances floues, série For reasons, 2010 à 2012 http://tendancefloue.net/gillescoulon/series/for-reasons/hivers/
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expositions, conférences, colloques, etc. - Exposition Images à Charge, Le BAL, Paris, du 4 juin au 30 aout 2015 - Simonet Catherine, L´image et le projet, une pratique de l´illustration, conférence à l’ENSAS dans le cadre du séminaire Images d’architect(ur)es, par Nicolas Depoutot, le 15 janvier 2013 http://www.strasbourg.archi.fr/simonet - Huguenin Jerome, conférence à l’ENSAS dans le cadre du séminaire Images d’architect(ur)es dirigé par Nicolas Depoutot, le 8 avril 2015 - Stiegler Bernard, Parlons d’images, Conférence #5, 2011 https://www.youtube.com/watch?v=1OLu1qSmaHE
- Feltesse Vincent, L’architecture dans la France d’aujourd’hui et sa dimension plitique, dans le cadre du colloque Architecture et politique en France au XXème siècle, organisé par Jean Louis Cohen au Collège de France, 22 min, 23 juin 2014 http://www.college-de-france.fr/site/jean-louis-cohen/ symposium-2014-06-23-10h00.html
- Ory Pascal, Portrait de l’architecte en intellectuel, dans le cadre du colloque Architecture et politique en France au XXème siècle, organisé par Jean Louis Cohen au Collège de France, 30 min, 23 juin 2014 http://www.college-de-france.fr/site/jean-louis-cohen/symposium-2014-0623-09h50.htm
- Violeau Jean-Louis, Crise(s) et utopie(s) architecturales - mai 68 / mai 81 / 2008 : du refus de construire au benchmarking territorial, dans le cadre du colloque Architecture et politique en France au XXème siècle, organisé par Jean Louis Cohen au Collège de France, 36min, 23 juin 2014 http://www.college-de-france.fr/site/jean-louis-cohen/symposium-2014-0623-11h00.htm
annexes
vidéographie - Farocki Harun, Images du monde et inscription de la guerre, 75 min, 1998 - Farocki Harun, En sursis, 40 min, 2007
émissions radiophoniques - Kathleen Evin, Emission L’humeur vagabonde, le 14 septembre 2015 sur France Inter, Les photographes Mat Jacob, Olivier Culmann et Gilles Coulon, disponible en podcast : http://www.franceinter.fr/emission-lhumeur-vagabonde-les-photographesmat-jacob-olivier-culmann-et-gilles-coulon
- Angot Christine, Intervention dans le 7/9 de Cohen Patrick le 17 décembre 2015 sur France Inter, disponible en podcast : http://www.franceinter.fr/emission-le-79-christine-angot-les-politiquesessaient-de-changer-le-monde-cest-pour-ca-qu-ils-mente
- Lagarde Didier, Emission Répliques, le 23 novembre 2013 sur France Culture, La passion des images, avec Jean Clair et Régis Debray, disponible en podcast : http://www.franceculture.fr/emission-repliques-la-passion-desimages-2013-11-23
- Patient Brigitte, Emission Regardez voir, le 11 juin 2015 sur France Inter, Images à Charge / La construction de la preuve par l’image, disponible en podcast : http://www.franceinter.fr/emission-regardez-voir-images-a-charge-laconstruction-de-la-preuve-par-l-image
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Doubles pages extraites d’un dossier sur Brasilia dans la revue Urbanisme, n°80, 1958, citées dans l’article Ozdoba Marie-Madeleine, La construction médiatique de Brasilia, une aventure médiatique, op.cit.
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annexe 1
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Doubles-pages extraites du dossier “Brésil Actualités”, L’Architecture d’Aujourd’hui n°90, juin-juillet 1960, citées dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, La construction médiatique de Brasilia, une aventure médiatique
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annexe 2
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annexe 3
Analyse des perspectives du concours pour les Halles de Paris produites par les équipes Berger-Anzuitti et Mimram. Texte issu du rendu intermédiaire de mémoire au second semestre.
Le dossier de presse du Pavillon de l’Arsenal, du 12 juillet 2007, regroupe l’ensemble des visuels présents sur les planches du concours. Dix architectures issues d’un même contexte se donnent ici en comparaison uniquement par leur illustrations. C’est l’occasion de mettre en perspective les rapports entre l’architecture, les intentions qui la portent et des représentations qui font le lien entre les différents visages d’un projet.
Le projet lauréat, de Patrick Berger et Jacques Anziutti, est illustré par deux visuels. Très évocateurs, laissant une grande part à l’interprétation de chacun sur les formes architecturales, on perçoit très clairement l’intention qui guide le projet. Le parc est l’élément du contexte qui fonde l’ensemble de la réalisation. Dans les deux images, il est l’unique élément du premier plan. Le reste du contexte est dans un rendu en cube grisé, comme mis en recul. On reconnaît les gabarits parisiens, et l’église Ste Eustache, ce qui oriente le projet. Les images tirent sur des ton verts et jaunes de façon très prononcé, et rendent évidente la
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mise en avant du parc. Dans la première image, on est dans le gazon et une couverture, émergence du métro, flotte, en suspension au dessus de l’horizon. Tous jeunes, assis ou alongés dans l’herbe. Le parc n’a pas de dessin ou de cheminement, c’est une vaste étendu d’herbe et de pissenlit, ou chacun se repose en tranquilité. L’image est aux antipodes de l’expérience de nous tous du métro et de la vie urbaine. C’est l’illustration d’une proposition du contraste, où l’architecte veut proposer un ailleurs, un calme dans la frénésie de la vie parisienne. La seconde image évoque le lien entre le métro et le programme intérieur en contre-bas. On comprend que le parc rentre sous la couverture, flottante, légère et claire. Il descend chercher l’arrivée du métro, que l’on devine grâce aux escalators. La couverture est suggérée par une répétition de très longs éléments, dont on ne perçoit que très peu d’éléments sur leur constitution propre. Il est cependant très clair que le but est d’abriter un extérieur tout en le souhaitant le plus lumineux possible. Rien n’est reconnaissable immédiatement du programme, du contexte ou des demandes concrètes liées à la réalisation du projet. Il faut construire un parc en plein centre, le séparer de son environnement immédiat pour en faire un havre de paix, le reste ne tient ensuite que du prétexte. Porté par ses illustrations, le projet est explicite sur l’intention de la mise en place de lien fort avec la nature en ville. En nommant le projet la «Canopée des Halles», l’imaginaire auquel l’architecte fait appel est celui de la forêt dense, dont l’émergence supérieure serait cette couverture, légère et illuminée. A travers ses représentations de concours, le projet de P. Berger et J. Anziutti se donne à lire comme l’insertion d’un grand parc urbain en plein cœur de Paris. Idylle de calme qui paradoxalement est le lien vers la plus grande station de transport en commun de la métropole parisienne.
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La proposition de l’équipe autour de Marc Mimram et de François Leclerc s’appuie sur deux images, dans des tons bleus, gris, d’une grande clarté. Une série de volumé vitrés, à la structure extrèmement lisible et visible de l’intérieur comme de l’extérieurs, couvre un vide autour duquel s’organise des circulations et des commerces, juxtaposé par un parc. Avec un dessin d’une grande compréhensibilité, surhaussée de lignes relevant les aspects structurels, les architectes montrent leur souhait d’afficher un projet à la construction très affirmée. La première image montre une profusion de monde, à l’image du métro. Un espace très lisible, assez simple dans sa composition, et très éclairé, se déploie sous une large verrière. On perçoit à l’arrière, en transparence, un immeuble hausmanien, seul élément perceptible du contexte. On est debout, marchant vers le métro. La seconde image, vue de l’extérieur, donne à voir un édifice transparent en bordure de parc. Une enveloppe de verre et d’acier couvre divers éléments de programme, que l’on devine. Le parc est soigné, avec des allées bien dessinées, des zones ombragées et ensoleillées. On n’est cependant pas dans un calme ambiant, on perçoit en arrière plan une foule, à proximité de l’édifice projeté. A travers ces deux représentations, l’équipe de M. Mimram et de F. Leclerc veulent montrer un projet réalisable. Les perspectives sont d’un certain réalisme, mais veulent surtout montrer que le projet a été poussé techniquement plus loin que ce qu’une photo laisserait à penser. On pressent que les structures ont déjà été dimensionnées, etc. Le «Carreau» des Halles devient ici un projet beaucoup plus froid, dans un univers que l’on a déjà l’impression de connaitre. Le métro est bondé, le centre commercial très visité,... Ces visuels font beaucoup moins appel à l’imagination du visiteur, à sa faculté à se projetter dans quelque chose de différent de ce qu’il connaît déjà. Tout est plutôt reconnaissable, l’ensemble du projet parait réalisable demain, mais en sachant
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aujourd’hui qu’il n’offre, selon ses perspectives au moins, que très peu d’évolution, de maléabilité dans son devenir et son processus. On perçoit ainsi comment différents projets vont pouvoir, avec leurs seules représentations perspectives, donné à voir plus qu’une simpliste visualisation des volumes, espaces ou matérialités. Ces deux paires d’images entretiennent cependant des relations contraires à la réalité. Elles s’accordent des valeurs prospectives absolument inverses. Dans le premier cas, il s’agit de révéler une idée, une intention forte, dont une concrétisation immédiate semble impossible, trop vague. Dans le second, les images veulent montrer plus que la réalité, une sorte de réalité augmenté, où une profusion de détails nous disent que le projet est tenu, que les plans d’exécutions ne sont déjà plus si loin. Sans relever d’un style proche d’une représentation fidèle de la réalité, les images de l’équipe de M. Mimram et F. Leclerc ont un rapport à la réalisation, à la concrétisation, très limpide, quand celles du projet de P. Berger et J. Anziutti laisse ces questions à l’avenir, ne montrant qu’un état d’avancement, une sorte d’image du processus, où on peut encore imaginer une évolution à venir. A travers des styles de rendu, ce sont des imaginaires différents qui sont invoqués. Ces derniers vont devenir le support de récit, architecturaux mais aussi politiques. Il va s’agir à chaque fois de mettre en image la mise en oeuvre de relation et d’un cadre construit : la cité. «Le choix d’un style de rendu est un moyen efficace de faire porter des récits au projet de manière implicite, par le biais de l’image. Lors du concours de Halles, par exemple le style de rendu des images du projet de l’agence Berger & Anziutti accentue le lien à la nature, tandis que les images du projet des agences Mimram et Leclercq mettent d’avantage en valeur les aspects structurels et techniques.»
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© : Studiosezz avec la pa
© : Patrick Berger et Jacques Anziutti architectes
© : Studiosezz avec la pa
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articipation d’I. Tiursic et de W. Mille
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PAUL CHEMETOV ARCHITECTURE URBANISME MUSEOGRAPHIE JPR CONSEILS ET ENVIRONNEMENT KHEPHREN INGÉNIERIE INDEX BET SAS A.E.I. SARL
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PIERRE DU BESSET ET DOMINIQUE LYON ARCHITECTES TECHNIP TPS SA
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JACQUES FERRIER, ARCHITECTE HL-PP CONSULT C & E INGENIERIE TRIBU DELPORTE AUMOND LAIGNEAU
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MASSIMILIANO FUKSAS ARCHITECTURE BETOM INGÉNIERIE SAS KNIPPERS HELBIG BERTENDE INGENEURE SC ARCHITECTURE ET TECHNIQUE SARL ALTIA, SARL CAP TERRE, SAS
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MANSILLA + TUNON ARQUITECTOS GRAVIER MARTIN CAMARA ARCHITECTES ESTUDI ACUSTIC HIGINI ARAU (BET ACOUSTIQUE) BATISERF (BET STRUCTURE) LOUIS CHOULET (BET FLUIDES) AGENCE SOPHIE BRINDEL –BETH (BET HQE) BUREAU MICHEL FORGUE (ÉCONOMISTE)
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MARIN + TROTTIN + JUMEAU ARCHITECTES PÉRIPHÉRIQUES MARCIANO ARCHITECTURE OTH INGÉNIERIE (BET TCE + ÉCONOMISTE) OTH CONSULT (BET HQE ELIOTH) SOA SARL ARCHITECTE PEUTZ ET ASSOCIÉS ACOUSTIQUE
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STÉPHANE MAUPIN - FANTASTIC ARM ARCHITECTURES - POITEVIN & REYNAUD K-ARCHITECTURES FABRICE BOUGON (ÉCONOMISTE) DVVD-DANIEL VANICHE (BET STRUCTURE ET FAÇADE) OTH INGENIERIE (BET TCE) OTH CONSULT (BET HQE) AUTOBUS IMPERIAL (GRAPHISME SIGNALÉTIQUE)
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MARC MIMRAM FRANÇOIS LECLERCQ ARCHITECTES MARC MIMRAM INGÉNIERIE ALTO INGÉNIERIE HUBERT PENICAUD
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TOYO ITO AND ASSOCIATES ARCHITECTS EXTRA MUROS ARCHITECTURE BUREAU MICHEL FORGUE (ÉCONOMISTE) OVE ARUP AND PARTNERS (BET STRUCTURE) SETEC BÂTIMENT (BET TCE + ENVIRONNEMENT) TRANSSOLAR SOUS TRAITANT ENVIRONNEMENT SETEC GNEFO CONSULTANT (SÉCURITÉ)
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annexe 5
Le front de Seine: insertion paysagère publiée dans la revue Urbanisme, 1963, cité dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, Renouveler le paysage du front de Seine: culture visuelle du projet urbain, article publié le 6 septembre 2012, sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/imageprojective/archives/63
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annexe 6
Le Front de Seine: illustration de Tanguy de Rémur, Paris Match n°951, 1967, cité dans l’article d’Ozdoba Marie-Madeleine, Renouveler le paysage du front de Seine: culture visuelle du projet urbain, article publié le 6 septembre 2012, sur la plateforme Culture Visuelle, http://culturevisuelle.org/imageprojective/archives/63
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annexe 7
Reproduction du texte The Continuous Monument : An Architectural Model for Total Urbanization, Superstudio, Casabella n°358, Milan, 1971 Suivi du storyboard dans lequel il s’insère ainsi que de l’analyse qui la prend pour objet.
For those who, like ourselves, are convinced that architecture is one of the new ways to realize cosmic order on earth, to put things to order and above all to affirm jumanity’s capacity for acting according to reason, it is a « moderate utopia » to imagine a near future in wich all architecture will be created with a single act, from a single design capable of clarifying once and for all the motives which have induced man to build dolmens, menhirs, pyramids, and lastly to trace (ultima ratio) a white line in the desert. The Great Wall of China, Hadrian’s Wall, motorways, like parallels and meridians are the tangible signs of our understanding of the earth. We believe in a future of « rediscovered architecture », in a future in which architecture will regain its full power, abandonning all ambiguity of design and appearing as the only alternative to nature. Between the terms natura naturans and and natura naturata, we choose the latter.
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Eliminating mirages and will-o’-the-wisps such as spontaneus architecture, sensitive architecture, architecture without architects, biological architecture and fantastic architecture, we move towards the « continuous monument » : a form of architecture all equally emerging from a single continuous environment : the world rendered uniform by technology, culture and all the orther inevitable forms of imperialism. We belong to a long history of black stones, rocks fallen from the sky or created in the earth : meteorites, dolmens, obelisks. Cosmic axis, vital elements, elements reproducing the relationship of sky and earth, witnesses to marriages celebrated, the tablets of the law, final acts of dramas of various lenghts. From the Holy Kaab to the Vertical Assembly Building. A square block of the stone placed on the earth is a primary act, it is a testimonial that architecture is the center of the relationships of technology, sacredness, utilitarianism. It implies man, machines, rational structures and history. The square block is the first and ultimate act in the history of ideas in architecture. Architecture becomes a closed, immobil object that leads nowhere but to itself and to the use of the reason.
The Continuous Monument : An Architectural Model for Total Urbanization, 1969, Superstudio
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Analyse de la publication «The Continuous Monument» de Superstudio, présenté ci-dessus. Texte issu d’un travail dans le cadre de l’enseignement Philosophie et architecture [uem 112c], encadrée par Mme Pignol. Travail rendu le 05 janvier 2015.
Superstudio est un atelier d’architecture fondé par Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo di Francia, réunissant Roberto Magris, Alessandro Magris, Gianpiero Frassinelli et Alessandro Poli. Créé en 1966, le groupe va être à l’origine de la production d’un imaginaire architectural important et utopique, qui aura une filiation considérable dans le champs des idées de l’architecture et du design pour la seconde moitié du XXème siècle. Membres influents du mouvement radical, ils participent à la remise en question du mouvement moderne, dans ses objectifs comme dans ses réalisations. Superstudio revendique une pratique conceptuelle et vivement critique à l’égard de la production contemporaine. En publiant en 1969 un storyboard accompagné d’une série de photomontages intitulé The Continuous Monument : An Architectural Model for Total Urbanization, Superstudio produit les images utopiques phares des années 1960. Ce processus de réflexion est donné à voir comme la rationalisation absolue du projet architectural, dans la droite ligne de l’histoire.
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Dans une volonté de continuité historique de la pensée moderne, le groupe Superstudio émet une pensée rationnelle qu’il pousse à bout. Il revient sur l’enchaînement des grandes conceptions du monde moderne, depuis le Quattrocento et introduit sa production avec des archétypes et des images références que nous connaissons tous. Le storyboard reprend les icones de la renaissance, les volumes de Kepler ou l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, mais revendique la continuité du développement historique avec le Modulor de Le Corbusier. Cependant, ils font aussi appel à des références plus anciennes, portant une symbolique pesante. Stonehenge, les pyramides ou la Kaaba sont aujourd’hui dans l’imaginaire collectif toujours sources de mystère, ou de mystification. Leur travail est introduit par un rapport à un modèle construit autour de symboles mais associés à leurs semblables contemporains. La Kaaba est posée sur un pied d’égalité avec le Vertical Assembly Building (bâtiment d’assemblage des navettes spatiales américaines), l’aqueduc romain ou la muraille de Chine avec l’autoroute à huit voies. La société contemporaine est ironiquement mise en regard des basiliques du passé. Dans un désir d’absolu, Superstudio va jusqu’à retourner l’idée même de l’espace, depuis la Création. «The square block is the first and last act in the history of architectural ideas». Tout est dessiné pour être perçu comme l’aboutissement d’un mouvement rationnel. «In historical perspective, Reason dominates all.» Les icones de Superstudio sont un perpétuel décalage entre un dessin absolu et idéalisé : le bloc carré, la perspective conique centrée ; et des références à leur société contemporaine : les tubes néons, les façades vitrées. Le mouvement moderne est l’objet d’une remise en question sur ses fondements. Ironiquement, il est dénigré en tant qu’utopie du rationalisme. «The heroic buildings of the age of rationalism (Weissenhof, Bauhaus, Ville radieuse) : the catalogs of illusion and utopia.» Le travail du groupe italien est fondé sur une pensée de l’architecture comme concrétisation d’un ordre cosmique sur terre : «ways to
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realize cosmic order on earth». L’ordre sacré historique et l’ordre profane de la société de consommation sont juxtaposés. Tout est sur un seul et unique podium. En introduisant leur travail avec ces processus réducteurs historiquement, le groupe formule une critique vive de la production passée pour refonder des principes architecturaux qu’ils prendront pour axiomes. Le mouvement moderne devient un point d’orgue de l’histoire architecturale, et Superstudio se place au delà. Il propose une refonte des fondements de la pensée architecturale. Le storyboard fait apparaître quatre éléments, considérés comme base de l’architecture. La porte, le couloir, le bloc et les murs sont le fruit de quatre apparitions, au milieu du désert, ligne d’horizon représentant un espace absolu, métaphysique. Ces éléments, linéaires et ponctuels, sont combinés pour mettre en forme le projet. La porte, image du seuil, est l’entrée dans le projet, le passage entre deux mondes et la tension présente entre ces univers. Elle représente le rapport entre l’espace clos et l’espace absolu, sans limite, dessiné comme un désert. Elle est le début de la qualification d’un espace. Le couloir est la concrétisation d’un axe, sa spatialisation. Depuis l’extérieur, l’axe est enceint, fermé, figure d’un intérieur inconnu. «it has an interior, but we do not know how.» Ses extrémités, les portes, sont le lieu d’événement, interaction entre deux espaces, entre intérieur et extérieur. Le bloc, «the stone», est plein, il est la masse qui représente la cité, dense et compacte. La ville est donc rationalisée à son paroxysme, elle ne devient qu’un parallélépipède. La ville est aussi le reflet de la société qui l’habite, devenue ainsi parfaitement rangée. Le fait qu’elle se mette à flotter est une abstraction du rapport au site. La ville générique regarde indifféremment le site sur lequel elle s’inscrit. Les murs sont le cadrage de la perspective. Ils supportent la ville qui flotte au dessus et devient un plafond.
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La relation à l’espace s’inverse, le sujet étant ainsi situé dedans, à l’intérieur, et non dehors. Dans une démarche hyper-rationnelle, le site s’abstrait, il disparaît. Il devient ligne puis grille et perd toutes les aspérités qui pouvaient le caractériser. La terre est un espace uniforme, continu et homogène. «The grid is above all, a conceptual speculation... in its indifference to topography, to what exists, it claims the superiority of mental construction over reality.», Rem Koolhaas, Delirious New York. Le projet est donc unitaire. Considérant indifféremment tous points du globe, aucun lieu n’est préférable à un autre pour s’implanter. L’ensemble de l’espace existant serait le sujet d’un appauvrissement constant où il n’y aurait plus d’arrêt ou de pause, mais uniquement un continuum. Le projet devient donc logiquement aussi continu, il n’est borné en aucun point. Ce modèle d’urbanisation totale est pensé comme une «extrapolation logique du sens de l’histoire». («the logic extrapolation of oriented history»). Toutes les formes existantes sont affectées de la même manière par le projet. Les espaces naturels sont soumis à la superstructure de la même manière que les monuments historiques qui y sont intégrés. «the Taj Mahal protected and climatized». La ville horizontale européenne ou les infrastructures découpant le paysage ne sont que des prétextes d’implantations supplémentaires à cette continuité du projet. La ville verticale américaine est englobée et New York apparaît, submergé par le Monument continu.
Toute l’ambiguité du projet tient dans le radicalisme exprimé à travers cette rationalisation. D’une démarche conceptuelle, parfaitement théorique, Superstudio fait émerger un projet et des représentations tangibles de celui-ci. En proposant ces photomontages, une matière nouvelle est donnée
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à notre imaginaire collectif. Du prolongement d’une théorie, d’une pensée, Superstudio donne naissance à une réalisation que l’on imagine possible dans sa formalisation, il n’est pas question ici d’image évanescente ou peu évocatrice. Dans son ambiguïté entre théorie et réalité, le projet prend forme d’une manière radicale, violente. Le dessin du projet est clair, limpide et explicite. Il ne laisse pas de question sur sa formalisation. La simplicité de la figure mène à l’évidence. Le processus de représentation, l’expression du projet est particulièrement pertinente. En amenant les photomontages par un storyboard, Superstudio fait la démonstration de la rationalité de sa démarche, de sa signification et de sa nécessaire expression dans le sens de l’histoire. Le Monument Continu est montré comme nécessaire, inéluctable, de la même manière qu’était présenté le mouvement moderne pendant la première moitié du XXème siècle par ses adeptes. En portant une utopie à son terme, l’utopie moderne, en allant jusqu’au bout d’une démarche logique et rationnelle, Superstudio monte une dystopie. Le modernisme est remis en question sur sa propre approche, sur ses fondements. L’homme moderne, imaginé par les avant-gardistes progressistes du début du mouvement moderne, est libre des vices, ne touche ni à l’alcool ni aux cigarettes, fait de l’exercice physique régulièrement et surtout ne présente pas d’aspérité. Dans cette vision idéalisée, presque excessive avec du recul, tous les hommes sont égaux, considérés comme identiques à l’égard d’un groupe mondialisé. Le modernisme, dans la lignée du siècle des Lumières et de ses idéaux d’égalité, pose d’une manière sous-jacente la question de la légitimité de la composante culturelle. Cette dernière est toujours la source première de la différence, aux antipodes des utopies égalitaristes. Dans cette optique, la société moderne doit donc se régler, se pacifier et devenir égalitaire. A cette société correspond une ébauche du territoire, rationalisée à son comble, dont Superstudio
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nous fait une présentation. Avec le monument continu, l’architecture de cette logique devient figure. A la fois génial et effrayant, fascinant et dangereux, ce projet pousse à bout les logiques de son époque, et dessine en creux un objectif architecturé de société vers lequel elle tend. Le postmodernisme sous-tendu dans ces représentations tient dans la profonde critique du modernisme, mais surtout de ses fondements idéologiques. A la vue d’un tel projet, on ne peut que constater sa force et regretter la suppression du pittoresque. Il n’y a pas de place pour la nostalgie dans la pensée des architectes, qui la laisse entièrement au destinataire de ses images. La critique est ambiguë. Superstudio démonte l’utopie moderne en l’amenant à son terme. La première image, introduisant leur travail, n’est que la démonstration de l’écrasement de l’homme face à la modernité. Écroulé face contre terre devant le monument continu qui forme la seule toile de fond, il ne pourra pas résister à la force de la société moderne. Ce premier photo montage est une conclusion en introduction, il ne laisse aucun doute sur le contenu idéologique de ce qui suivra.
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