Avalanche n°13

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avalanche Correspondance anarchiste Avril 2018

numĂŠro

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version francophone


Uruguay Anarquía periodicoanarquia.wordpress.com

Pays-Bas Roofdruk roofdruk@riseup.net

Chili Contra toda autoridad contratodaautoridad.wordpress.com El Anárquico periodicoanarquico.wordpress.com Sin Banderas Ni Fronteras sinbanderas.nifronteras@riseup.net Cimarrón revista.cimarron@riseup.net

Suisse Dissonanz (Zürich) dissonanz-a@riseup.net

Argentine Rebelion (Buenos Aires) publicacionrebelion@riseup.net Alta tension boletinaltatension.blogspot.com Mexique Negación negacion_anarquica@riseup.net Italie Tairsìa (Salento) tairsia@gmail.com Brecce (Lecce) disordine@riseup.net Finimondo finimondo.org Espagne Infierno revista_infierno@yahoo.com France Paris Sous Tension (Paris) parissoustension.noblogs.org Du pain sur la planche (Marseille) dupainsurlaplanche.noblogs.org Avis de tempêtes avisdetempetes.noblogs.org Belgique L’imprévu (Bruxelles) imprevu@riseup.net Fawda (Bruxelles) fawda@riseup.net Allemagne Attacke! (Norden) attacke@riseup.net Fernweh (München) fernweh.noblogs.org Chronik chronik.blackblogs.org

Autriche Revolte (Vienna) revolte.blackblogs.org Suède Upprorsbladet (Stockholm) upprorsbladet@riseup.net Royaume-Uni Return Fire returnfire@riseup.net Canada Montréal Contre-Information mtlcounter-info.org Etats-Unis Plain Words (Bloomington) plainwordsbloomington.noblogs.org Trebitch Times (St Louis) trebitchtimes.noblogs.org PugetSoundAnarchists (Pacific Northwest) pugetsoundanarchists.org Conflict MN (Minnesota) conflictmn.blackblogs.org

+ Contrainfo contrainfo.espiv.net Tabula Rasa atabularasa.org Act for freedom now actforfree.nostate.net Voz como arma vozcomoarma.noblogs.org Publicacion Refractario publicacionrefractario.wordpress.com Por la tierra y contra el capital porlatierraycontraelcapital.wordpress.com Sans Attendre Demain sansattendre.noblogs.org Aus dem Herzen der Festung ausdemherzenderfestung.noblogs.org


Editorial Avril 2018

Chaque projet dans lequel on s’engage s’accompagne d’attentes. Des attentes pour quelque chose qui n’est pas encore là, pour quelque chose qui dépasse la somme des composants. Je dirais même qu’elles constituent l’essentiel de ce qui me motive à mettre mon énergie dans un projet à long terme. Cela semble évident, mais en pratique c’est loin d’être le cas. Souvent nous sommes motivés par d’autres facteurs ; la certitude de l’habitude, la satisfaction de l’approbation sociale, l’accomplissement d’apprendre ou d’appliquer des compétences, l’affirmation de l’appartenance, l’affection de l’entraide ... Plutôt qu’une confirmation, les attentes auxquelles je fais allusion concernent une transformation. Mais en même temps, elles sont intentionnelles. Imaginer le potentiel d’un projet et trouver des moyens de réaliser ce potentiel est une chose, espérer des effets secondaires positifs ou supposer que les résultats suivront nécessairement en est une autre. Dans Avalanche, nous avons voulu nous concentrer sur ces projets qui viennent d’une compréhension de l’environnement social et d’une projection de ses propres désirs dans ce contexte pour construire un chemin autonome visant une intervention insurrectionnelle. Quand on se lance et qu’on avance sur ce chemin, des hypothèses sont expérimentées. Les attentes sont satisfaites ou frustrées. La même chose est vraie pour le projet d’Avalanche. La correspondance internationale contenue dans Avalanche a été imaginée afin de contribuer à plusieurs dynamiques : entre les anarchistes par-delà les frontières pour avoir des points de référence communs afin de faciliter une discussion qui aiguise les perspectives et approfondit les affinités ; pour transmettre les expériences de façon moins fragmentée (plus cohérente que les échos des actions et de la répression) de sorte qu’elles deviennent une histoire partagée et une ressource d’où puiser de l’inspiration ; pour encourager d’autres anarchistes à explorer un projet d’action directe et d’autoorganisation ; pour inviter ceux qui n’ont pas tendance à communiquer sur leurs projets et expériences à réfléchir et à partager. Avoir écrit ces attentes semble exagérément ambitieux - voire prétentieux, sûrement pour ce

correspondance@riseup.net avalanche.noblogs.org

qui n’est qu’une publication. Mais on ne saurait pas non plus se contenter de résultats immédiats, pratiques, de cases à cocher, avec une approche pragmatique. Tout de même, nous devons parfois évaluer, regarder d’où nous venons et avoir une idée de la direction à prendre. Et Avalanche a eu ses mérites. Je ne vais pas coucher sur ce papier mes satisfactions et frustrations avec ce projet, chacun peut penser les siennes et elles seront différentes. Il y a un facteur crucial dans ce projet, et ce sont les contributions à propos des projets de lutte en cours. Pour le dire franchement, il y a non seulement peu de contributions reçues, mais aussi de projets. En ce qui concerne spécifiquement les luttes autonomes des anarchistes visant à intervenir dans leur contexte social par l’action directe et l’auto-organisation, il y a eu dernièrement une pénurie. Cette évaluation - si elle est partagée - peut être un point de départ pour une réflexion, un débat et - éventuellement - de nouveaux projets. Mais en attendant, poursuivre Avalanche avec ses intentions dans un tel contexte semble un effort mal orienté. Et donc ce sera le dernier numéro d’Avalanche. Cela ne signifie en aucun cas que les intentions susmentionnées de ce projet sont devenues non pertinentes ou obsolètes. En dépit - ou plutôt à cause - du fait que davantage de gens sont constamment connectés via des appareils à d’autres personnes - numériques -, un échange ou une discussion substantielle reste l’exception. Un dialogue continu partant de et renforçant les affinités est une urgence lorsque les identités réductrices s’imposent de plus en plus. D’autres projets de correspondance vont relever ces défis. Des projets de lutte seront également reformulés. Réinventés, car nous ne sommes pas tentés d’appuyer sur le bouton repeat. Nous n’avons pas non plus peur de revenir au début et d’essayer une fois encore. Pour ceux pour qui se conformer à cette société est un cauchemar, la subversion sera toujours une question vitale. Aux prises avec les vents qui arrivent d’au-dessus de l’océan, désirant les montagnes.

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A propos de la lutte contre Bässlergut et de pratiques insurrectionnelles Janvier 2018 - Suisse

J’ai écrit ce texte, qui ne donne peut-être qu’un petit aperçu des luttes contre Bässlergut à Bâle, en même temps qu’il formule quelques idées sur cette forme spécifique de lutte, à titre individuel. Il reflète mes pensées et mon histoire et ne parle évidemment pas pour la lutte dans son ensemble. D’autres insisteraient sans doute sur d’autres choses et/ou les considéreraient d’une autre manière. *** Nous sommes vendredi soir et, une fois de plus, des personnes se rassemblent dans une clairière, puis se mettent en marche vers une prison située non loin de là, à Bâle (une petite ville riche, dans le Nord de la petite et riche Suisse). Nous sommes le 11 septembre 2015 et les gens courent en direction de Bässlergut, cette prison à l’orée de la ville, comptant 30 places en centre de rétention et 43 de détention. Une fois la taule atteinte, des feux d’artifice sont allumés, une banderole portant l’inscription « Directeur connard – Politique fasciste » (paroles qu’un détenu avait lancées lors des dernières visites) est accrochée aux grilles et des slogans sont gueulés. Les prisonniers répondent aussi en criant et tapent de toutes leurs forces contre les fenêtres verrouillées, comme ils le font habituellement lors des visites solidaires régulières. Avant qu’en quelques minutes la petite meute disparaisse à nouveau dans la forêt, un poteau de caméra sur un parking devant la taule est saboté. A la fin de cette balade à la taule, un appel est lancé à s’opposer à la construction d’une nouvelle prison, juste à côté. Cela se passe une semaine avant une manifestation annoncée contre un exercice militaire ‘Conex15’ dans la région de Bâle, devant mettre en scène le scénario fictif d’un effondrement de l’Europe. « Crise économique », « Sabotages et pillages de réserves de pétrole, de gaz et de céréales », « Flux de réfugiés » sont quelques-uns des points clefs de ce scénario. La manifestation va de nouveau au Bässslergut, où se produisent des affrontements avec les flics et, sur le chemin du retour, tout ce qui doit être détruit et peut l’être en peu de temps est effective-

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ment défoncé (quoiqu’en surface et à court terme, il va de soi que, quelques jours ou quelques semaines après, la façade de la paix sociale est à nouveau rutilante). Plus de deux années sont passées depuis lors. A partir du printemps 2017, une deuxième taule a commencé à être construite à côté de Bässlergut. Il est prévu qu’elle héberge 78 places de détention. Les deux sortes d’incarcération (rétention et détention) seront ensuite redivisées en deux bâtiments séparés. Dans les années qui viennent, ce sera au tour du centre d’accueil, qui se trouve aussi juste à côté, d’être transformé en ce qu’on appelle un centre d’asile fédéral, dans lequel seront centralisés les différents services administratifs de la machine asilaire. Plusieurs centres d’asile fédéraux du même type doivent être mis en place au cours des prochaines années sur l’ensemble du territoire suisse, et sont aussi combattus dans différents endroits. A Zurich par exemple, une lutte directe et radicale s’est développée contre cette forme moderne de la politique de camps, qui y est testée depuis début 2014. A d’autres endroits, il y a eu des actions, des sabotages et des occupations, avant même l’ouverture de ces camps. Les puissants ne sont donc pas les seuls à avoir travaillé à leur projet répressif. En plus de l’appel à la résistance contre Bässlergut II à la fin de la balade anti-carcérale déjà évoquée, début 2016 un tract et une affiche ont aussi circulé, sous le titre « Quand les ennemi-e-s de la liberté passent à la vitesse supérieure... ». Les évolutions à Bâle y étaient placées dans un contexte plus large, dans lequel des camps et des taules similaires se répandent, tant en Europe qu’en dehors de ses frontières, et où ce camp et cette prison supplémentaires ne représentent qu’un petit reflet à l’échelle locale d’une guerre menée bien plus largement par l’ordre dominant. Tiré du texte : « … on pourrait aisément citer d’autres exemples de la guerre menée contre les migrant-e-s, qui a déjà causé la mort de milliers de personnes. Malheureusement, cette guerre du ‘21ème siècle encore débutant n’est pas la seule. Ainsi, les diverses lois de surveillance dans les différents pays, les réarmements militaires et poli-


ciers, les constructions de prisons en tous genres dans l’Europe entière et les villes se transformant en taules à ciel ouvert, la répression croissante contre les rebelles, s’inscrivent-elles dans la même offensive des puissants. Une guerre qui est devenue tellement normale, qu’il n’y a plus besoin de l’expliquer, les mailles de la société de contrôle, se resserrant de plus en plus, visent à assurer le maintien de la domination et des privilèges à tous les niveaux ; chacun à sa place, enregistré et radiographié, afin de disposer, au moindre signe de perte de contrôle ou d’évasion hors des rangs, des moyens suffisants pour rétablir l’ordre aussi vite et efficacement que possible ou de neutraliser les éléments gênants. » D’un point de vue anarchiste, une attaque contre une excroissance locale des rapports existants (Bässlergut dans ce cas concret) ne peut être considérée que comme l’attaque de cette évolution internationale et cela devrait, autant que possible, aussi être contenu dans les luttes. Combattre un projet local des puissants est simplement un moyen de rendre visible et palpable dans une de ses manifestations concrètes un système abstrait, imbriqué de manière globale, construit historiquement et trop souvent déroutant. Une lutte spécifique est avant tout un début. Les nuits prennent feu La prison Bässlergut n’est utilisée en tant que telle que depuis 2000. Elle est critiquée depuis ce moment-là et est ainsi devenue un point de référence de la résistance locale contre la pratique d’expulsions massives, le régime européen des frontières, ainsi que contre le système punitif étatique et contre l’enfermement en général. Il faut ajouter ici, qu’on ne peut pas parler à Bâle d’une atmosphère d’hostilité répandue contre cette prison ou contre l’autorité en général, et qu’au cours des dernières années, les taules, à Bâle ou en Suisse, n’ont été secouées ni par de petites, ni par de grandes révoltes. Cette lutte ne peut donc pas être comprise comme une intervention anarchiste dans une tension sociale préexistante. Il n’y a tout simplement pas ici de tension sociale de cette sorte, du moins pas de manière visible. Avec ce qui avait précédé, il était cependant clair que l’extension de la prison ne pouvait pas se dérouler, et ne sera pas réalisée dans le calme complet. Même si les luttes contre cette prison, ainsi que contre les différentes logiques qu’elle incarne, sont aussi vieilles que la prison elle-même, et si on a appelé à l’avance à la résistance contre son extension, les luttes se sont indéniablement intensifiées lorsque le chantier a commencé, et les attaques contre les responsables se sont multipliées. Ce qui a commencé par de petites attaques du style crever les pneus de véhicules d’entreprises participant à la construction, est passé assez vite à des incendies diffus des véhicules de ces entreprises. Au cours des dernières années, on avait assez rarement eu l’occasion de voir deux voitures (une bagnole banalisée de

la police bâloise et une voiture de Swisscom, une boite de télécommunications), ainsi qu’une grue d’excavation (de l’entreprise de construction Implenia qui a pris en charge la direction des travaux) prendre feu le même week-end, à des endroits différents. Les attaques destructrices contre les acteurs responsables représentent certainement un élément central dans cette lutte, néanmoins l’année dernière a été marquée par diverses formes de résistance. Des affiches « Contre l’Etat, ses frontières et ses prisons » encouragent « à se retrouver avec des potes et des affines, à s’organiser, à concocter des plans, et à attaquer et gâcher le jeu de tous ceux qui voudraient nous voir comme des spectateurs passifs de leur pouvoir s’accroissant en permanence », ainsi que « contre ce que les dominants veulent tenter de nous faire croire : qu’ils seraient tout puissants et intouchables », affirmant enfin, « que la révolte est possible, que le feu de la liberté est vivant, tant qu’il y a des individus qui, pleins de détermination et de joie, s’opposent à leur propre oppression ». Une liste de responsables avec leurs adresses est diffusée sur internet (et assez peu dans la rue). Dans toute la ville, des stickers et des tags apparaissent contre Bässlergut. Au cours de différents événements et cercles de discussions, il est question de cette nouvelle prison et de nos possibilités de résistance. En « déshonneur » de la fête nationale, les prisonniers sont de nouveau salués et les palissades de chantier recouvertes de tags. En mai, 200 personnes se dirigent vers le chantier sous le mot d’ordre « défoncer Bässlergut – pas l’agrandir », toutefois les flics parviennent à arrêter leur avancée. Quelques jours avant la manif, une pelleteuse d’Implenia crame entièrement sur le chantier, les médias reprennent la liste des attaques, l’ambiance s’échauffe visiblement. Les attaques, comme la propagande médiatique, se poursuivent. Les autorités sous pression n’ont pas de résultats à présenter. Une commission spéciale est mise sur pied. La question n’est plus si, mais où et quand elles vont frapper. Le 5 octobre 2017, six perquisitions ont lieu dans les cantons Bâle-Ville, Bâle-Land et à Zurich, entre autres, des ordinateurs, des téléphones portables et des vêtements sont saisis, les personnes accusées sont interrogées au poste, puis relâchées, après que leur ADN ait été prélevé. En Suisse, la prise d’ADN, aussi bien par relevés sur les lieux des faits qu’en le prélevant aux personnes accusées est omniprésente. De petits délits, tels que les vols à l’étalage par exemple, peuvent donner lieu au prélèvement. Et c’est définitivement le cas pour des délits liés à des faits subversifs. En cas de refus du prélèvement, les autorités sont autorisées à employer la force, de manière ‘proportionnée’. Les autorités répressives s’efforcent constamment d’élargir la banque de données pour n’importe quelle connerie, en particulier quand il s’agit de potentiel-le-s insurgé-e-s ou de faits qui leur sont imputés. Dans la plupart des cas, le fait que l’ADN matche (c’est-à-dire que les traces relevées sur les lieux d’un fait corres-

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pondent à l’empreinte d’une personne) suffit pour une condamnation. Les personnes qui ont été perquisitionnées sont accusées de participation à la manif mentionnée en mai et de troubles à l’ordre public. Il est clair que cette accusation ne vise pas vraiment cette manif où, mises à part de petites dégradations (des tags), rien de particulier ne s’est passé. Les autorités cherchent à mettre la manif en relation avec les différents incendies et attaques. Dans le meilleur des cas, les perquisitions auraient pu leur permettre de trouver des éléments à charge ou les prélèvements ADN pourraient apporter un peu de lumière dans l’obscurité. Sinon, c’est un avertissement et une menace adressés à toutes celles et ceux qui font vivre cette lutte ou cherchent des possibilités d’y contribuer. Le 30 novembre 2017, la bibliothèque anarchiste ‘Fermento’ est perquisitionnée à Zurich. « Dans la vitrine de la bibliothèque, on appellerait au crime et à des voies de fait contre des entreprises et des personnes privées, ce qui serait à mettre en lien avec les derniers incendies contre la construction du PJZ et de la prison Bässlergut à Bâle », écrivent les ‘anarchistes de Fermento’. Le PJZ (Centre de police et de justice) est en train d’être construit à Zurich. Et ce projet aussi est , depuis qu’il a été annoncé, la cible d’attaques verbales et physiques. Là encore, l’entreprise de construction Implenia est impliquée. A Zurich également, divers engins de chantier et véhicules de cette entreprise ont cramé l’année dernière. Pratiques insurrectionnelles Une telle lutte qui, non seulement veut attaquer et empêcher cette manifestation particulière du Pouvoir, mais qui, en plus, invite et cherche à renforcer une lutte autoorganisée, employant les moyens de la critique directe et pratique, en dehors de la représentation et de la délégation, ne peut pas dépendre de la voix ou de la force d’une organisation ou de quoi que ce soit. Une telle lutte qui, au delà d’un point de départ spécifique, appelle à la destruction de l’ordre établi, se nourrit de la créativité et de l’initiative des différents groupes informels ou des individus qui suivent leur propre chemin et leurs idées, tout en dirigeant l’attaque décentralisée vers un objectif commun, et peuvent ainsi se compléter et se coordonner. Comme cela a déjà été dit auparavant, les luttes menées de manière offensive qui se concentrent sur un projet concret de la domination, sont un moyen pour rendre visible la critique à son encontre, ainsi que pour proposer et mettre en avant des méthodes qui pourraient ébranler la domination, voire la réduire en miettes. Le caractère visible de nos luttes est certainement une force, mais en même temps c’est un danger. On a pu l’observer très distinctement à Bâle. En 2016, plusieurs véhicules et containers ont brûlé dans la ville et d’autres formes d’attaque directe ont aussi été utilisés. Parfois, ces actions ont été revendiquées par des communiqués. Mais la plupart du temps, les auteur-e-s resté-e-s anonymes ont laissé le feu et les éclats de verre parler pour eux-

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mêmes Personne ne pouvait vraiment savoir qui attaque quoi, et pour quels mobiles, néanmoins ces faits ont créé une certaine atmosphère dans cette ville trop tranquille et pacifiée. On ne peut donc que spéculer sur les motivations, mais ce qui est apparu, c’est que, même si les médias ont dû parler d’une série d’incendies, aucun lien n’a jamais pu être établi. Les enquêteurs n’avaient pas de points d’accroche. En 2017, divers véhicules ont de nouveau brûlé et d’autres moyens d’attaque directe ont aussi été employés. Beaucoup de ces actions sont en lien avec la lutte contre Bässlergut, comme l’ont écrit sur internet les auteur-e-s, malgré tout resté-e-s anonymes, et comme cela était de toute façon clair, car il s’agissait souvent des mêmes entreprises et des mêmes moyens (la créativité dans les manières d’attaquer ne semble en général pas être le fort du monde anarchiste…). Le lien est fait. Même si les enquêteurs continuent encore à tâtonner dans le noir par rapport aux attaques, ils peuvent les mettre en relation avec une manifestation publique contre la même prison. Elucider des attaques nocturnes, est jusqu’à un certain point assez compliqué. En revanche, il est plutôt simple de photographier une manif annoncée publiquement et d’identifier les participant-e-s. Cela ne doit pas être un argument pour mener nos luttes dans la plus grande clandestinité possible, et ça n’est pas non plus un argument à adresser dans tous les cas aux communiqués. Ces temps viendront peut-être un jour. Mais tant que nous avons la possibilité de propager des idées anarchistes et d’appeler à l’attaque directe et destructrice, ou encore de partager des pensées et des réflexions sur cette lutte, que ce soit par des messages sur les actions menées ou sous la forme de cette correspondance internationale, nous devrions nous en saisir. La question qui se pose bien plus est de comment conjuguer visibilité et dispersion, clarté et caractère diffus. Visibilité et clarté, afin que ce qui est combattu et pour quelles raisons soit clair pour tout le monde. Dispersion et caractère diffus, car la résistance ne peut pas avoir de centre (ni dans le mode d’organisation, ni dans les objectifs attaqués), mais doit plutôt s’étendre et se disséminer. En effet, les attaques de toutes parts, par tous les moyens, devraient venir de partout, et en même temps de nulle part. Avoir des répercussions sur les cercles Dans d’autres contextes, avec une hostilité beaucoup plus répandue contre les structures du Pouvoir, cette question du danger de luttes spécifiques se pose peutêtre moins. Il faut aussi clarifier que nous ne pouvons pas orienter nos luttes selon les dangers potentiels. Lorsque nous décidons de devenir un danger potentiel (ou réel) pour l’existant, nous courons alors activement le risque que la massue frappe en retour. Cela ne veut à nouveau pas dire que nous ne devrions pas nous efforcer au moins de tenter d’évaluer dans quelle direction la massue de la répression pourrait s’abattre, de prévoir


comment la perturber ou l’éviter le plus possible. Indépendamment de cela, ces réflexions peuvent peut-être de toute façon être prises comme une occasion, pour réfléchir et continuer à développer des théories et des pratiques insurrectionnelles. Mais revenons à la lutte contre Bässlergut à Bâle. L’année passée, les incendies ont très fréquemment touché quelques entreprises participant à la construction et, la plupart du temps, le lien a aussi été fait par des communiqués sur internet. Il n’y a eu que peu d’attaques contre la police, contre la politique ou contre d’autres institutions et entreprises, n’étant peutêtre pas directement impliquées dans la construction, mais néanmoins indispensables au fonctionnement de l’appareil de contrôle, répressif et d’expulsions, ou participant à l’ensemble du complexe oppressif. Les capacités sont limitées et il est donc difficile d’être présente, en pensées et en actes, partout où nous identifions les mécanismes de la domination. En même temps, cela pourrait aussi rapidement conduire à repartir à la dérive dans l’abîme de l’éparpillement confus. Les luttes spécifiques sont menées exactement à l’inverse. A Bâle, c’est Bässlergut qui est combattu en premier lieu, et pas le mur à la frontière entre les EtatsUnis et le Mexique. C’est la construction précisément de cette prison qui est dans la ligne de mire de la lutte, et c’est pourquoi les responsables de l’extension de cette taule en particulier sont la cible des attaques. Mais différents cercles entrelacés entourent ce point central. Bässlergut est un bâtiment comportant des cellules, des personnes enfermées, des maton-ne-s et des grilles, décidé par des politiques, réalisé par quelques entreprises, et qui sera ensuite géré, fourni et surveillé par d’autres boites ou institutions. Mais il se trouve aussi dans un contexte plus large, il fait partie d’un rapport social de domination et de soumission, de participation et d’acceptation, à son tour alimenté, produit et reproduit par des acteurs clairement identifiables. C’est ce rapport social qui fait tourner la boutique et qui, en fin de compte, doit être détruit. Nous ne sommes pas tou-te-s, directement ou par nos proches, exposé-e-s au risque d’être enfermé-e-s ou expulsé-e-s, mais absolument personne ne peut échapper totalement aux serres du Pouvoir , qui a incorporé et intégré tout et tou-te-s (la justice, le travail, la religion, la technologie et ses possibilités infinies à l’avenir, la ville, l’argent, la famille, l’école, le genre, la propriété, la nation, les médias, la consommation, la production, la médecine, les fichiers, le militarisme, la science, l’approvisionnement en énergie, l’extraction des ressources, que sais-je encore – les serres su Pouvoir sont partout, il n’y a pas d’en-dehors). La prison joue certainement un rôle déterminant dans tout cela. Cependant, si toutes les taules étaient abolies dans ce contexte, cela serait uniquement parce que la justice aurait trouvé des formes de menace ou de punition plus efficaces et socialement plus acceptables. Cela ne changerait rien au fait que nous devions vivre dans cette société monotone, structurée de part en part, prédéterminée, qui nous emprisonne dans

les mêmes lois, les mêmes valeurs, les mêmes fictions, la même réalité dégoûtante, le même vide, la même égalité. La société continuerait à nous condamner à suivre ce chemin unique de la société et à y adapter nos rêves. C’est peut-être précisément cela qui caractérise la société. Alors si nous ne nous battons pas pour la fin de cette civilisation, pour la destruction du Pouvoir dans toutes ses formes et pour la possibilité d’autodéterminer le fait d’expérimenter, pour la conquête totale de la vie, dans toute sa splendeur comme dans ses zones d’ombre, pour quoi donc ? Pour un peu moins de racisme, pour plus d’‘humanité’, pour la destruction d’une taule, pour une meilleure survie, contre le pillage d’une planète pillée, contre la cupidité des plus cupides, pour l’autogestion de l’existant ? Dans ce cas, bon courage ! Mais nous en étions à nos luttes. L’équilibre consiste à avoir clairement le point central dans la ligne de mire, tout en étant capable d’identifier et d’attaquer les cercles autour, la dynamique sociale comme partie intégrante et comme condition de ce point central. Aussi bien pour élargir la critique que pour inciter les personnes les plus diverses à lutter. Un exemple simple : si, à côté des attaques contre les responsables de cette construction, s’étaient multipliés des actes destructifs contre des caméras de surveillance dans la ville, ou contre des entreprises qui relancent et font du profit sur le négoce de la surveillance, et si ces attaques avaient été à leur tour incluses dans la critique d’une ‘société carcérale’(un grand mot), alors la lutte amènerait la critique sur un terrain plus large. La lutte serait davantage en mesure d’identifier la dynamique sociale de l’oppression, que l’on retrouve sous les formes les plus diverses dans les lieux les plus variés, et en même temps, d’appeler et d’inviter à un assaut contre un bâtiment concret, encore inexistant, incarnant cette dynamique. Peut-être les gens qui nourrissent une énorme rancœur à l’encontre de ces caméras comprendraientils aussi pourquoi d’autres personnes combattent si énergiquement une taule. Peut-être ne feraient-ils plus de différence entre ces deux formes de menace et de contrôle. Peut-être, peut-être ... Les cercles se dérouleraient-ils à volonté. En fin de compte, l’attaque contre Bässlergut est bel et bien aussi une attaque contre ce maudit mur entre les Etats-Unis et le Mexique, parce que c’est tout simplement une attaque contre le monde de la domination. Cela ne sera jamais fini ! La critique anarchiste se porte depuis des années sur Bässlergut et continuera à le faire. Peu importe dans quelles directions ces luttes vont évoluer, on peut d’ores et déjà dire que cette taule ne raconte pas que l’histoire de l’oppression totale, quoique parfois subtile, mais aussi celle d’une résistance radicale à son encontre. Des voix réalistes peuvent bien affirmer que cette prison sera construite d’une manière ou d’une autre, et il serait sûrement difficile, voire impossible, de les persuader du

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contraire. Cela ne peut cependant pas être le point de départ, et moins encore la motivation, pour des cœurs rebelles et anarchistes. Les graines réfractaires ont été et continuent à être semées, la plupart ici ont saisi l’aspiration à un monde complètement autre, comme la possibilité de l’attaque directe. Ce qui en sort, ce que d’autres personnes en font, cela ne peut être dans mes mains, ni dans celles d’autres. La question qui doit nous importer, c’est où et comment nous semons ces graines de rébellion, et comment nous pouvons les cultiver et en prendre soin. Il n’est jamais exclu que les idées se propagent, que des gens décident de ne plus obéir, de ne plus attendre et commencent, ici et maintenant, à définir et à marquer les conditions de leur propre vie et de leur environnement. Si l’anarchie ne peut pas être une simple opinion, une manière de philosopher sur un possible meilleur avenir, et encore moins un programme, un but clairement défini, elle est la découverte et l’affirmation constante de son individualité multiple

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et chaotique, en confrontation avec toutes les vérités hégémoniques ou les dynamiques autoritaires. Dans un monde sans domination, il nous serait à tou-te-s plus simple de nous explorer, de nous former et de nous développer selon nos propres conceptions, et de faire de même que notre environnement. Vivre sous le poids des conditions établies, étatiques et capitalistes, ne signifie cependant pas la fin de notre existence chérissant la vie et la liberté, pas plus que la fin de l’anarchie. Elles chercheront aussi un chemin sous ces horribles auspices. Et elles trouveront leur chemin. De toute manière. Une accolade chaleureuse à toutes celles et ceux qui, au cours de ces luttes des dernières années, ont décidé de partir en quête du large.


Quand les déserts de béton deviennent intelligents Surveillance intelligente et technicisation de la ville Novembre 2017 - Allemagne

La manière dont Munich a changé ces dernières années a laissé ses traces : les loyers qui grimpent chassent les pauvres et les indésirables hors de la ville pendant que s’érigent l’un après l’autre des immeubles de luxe… Cette restructuration s’étend bien au-delà de simples projets de construction et le terme « gentrification » ne saurait refléter toute cette réalité. L’afflux de riches et de nouvelles activités économiques et industrielles s’accompagne d’une hausse de moyens pour la police et la Justice ainsi que d’une extension des infrastructures de transport et télécommunication. Néanmoins, la restructuration militarisée de la métropole ne reste pas sans réponse : on voit de plus en plus de vandalisme et d’incendies contre des voitures et des bureaux de compagnies immobilières, comme sur des chantiers ou contre des sociétés de construction. Cette rage semble aussi s’étendre aux maisons et appartements de luxe et, de temps à autre, aux voitures de gardiennage et de police qui les protègent. Pendant ce temps, de nouvelles couches de peinture toutes fraîches brillent sur les façades lustrées ; les journaux annoncent des récompenses pour toute info qui pourrait aider l’enquête sur les incendies ; et les pelleteuses déferlent sur les derniers espaces non encore aménagés. Ce texte a été publié il y a quelques mois pour s’interroger sur le moteur de cette restructuration et sur la direction qu’elle prend. L’industrie des technologies, en pleine expansion, recrute de plus en plus de jeunes cools, tout en confinant les exclus dans une position isolée, rouages inconscients de la machine économique urbaine. Pour ne pas se limiter à des hypothèses sur les possibilités de révolte que nous laisseraient les scénarios du pouvoir, soyons clairs quant à qui et quoi attaquer, ici et maintenant. *** Toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus vite… … le capitalisme fait tout son possible pour connaître à nouveau des périodes où les profits grimpent en permanence. Il doit ainsi sans cesse optimiser son modus operandi afin de conquérir de nouveaux marchés de niches. Parallèlement, la surveillance des citoyens – les

consommateurs stressés – se poursuit : leur quotidien est soumis à toujours plus de surveillance, de quantification et d’injonctions. Lorsque tous les recoins de la planète, tous les êtres humains, toutes les matières premières et toutes les espèces seront intégrées à la logique d’exploitation de l’économie, lorsque chaque individu considérera tous les autres comme des concurrents dans la course aux profits, alors, de plus en plus de nouveaux domaines pourront se prêter au jeu de l’accumulation de capital. Aujourd’hui, chaque pan de la vie sociale doit se soumettre à des exigences de performance. Le déploiement d’internet et des technologies de l’information à grande échelle et l’omniprésence des puces informatiques permettront de « parfaitement » planifier notre vie quotidienne. Non seulement cette évolution technologique représente un marché de millions et de millions d’« objets intelligents », mais implique également une marchandisation lucrative de l’archivage, de l’analyse et du traitement de millions de données produites par leurs utilisateurs. En effet, la « smartification » s’insinue dans tous les aspects de nos existences : les technologies « intelligentes » ne sont pas uniquement utilisées dans la sphère privée ou professionnelle, elles s’inscrivent également dans un contexte de mobilité accrue, dans tous les domaines des communications et dans celui de la fourniture d’énergie. L’environnement social dans son ensemble – et l’espace urbain en particulier – se transforme en un champ d’appareils et de processeurs allumés en permanence, connectés au wifi et collectant des données non-stop. À cela s’ajoute le fait que de plus en plus d’appareils analysent automatiquement toutes ces données afin d’adapter leurs actions en temps réel. L’internet des objets et la prétendue intelligence artificielle font partie intégrante de la ville : dans la circulation, les centres commerciaux, dans chaque maison, chaque feu de signalisation, dans les lieux de vente, l’éclairage public, les caméras, les réfrigérateurs. Urbain, écolo et branché L’être humain est réduit à l’état de producteur de données sur pattes. Ses excrétions informationnelles, ses choix d’utilisateur sont constamment recueillis et effi-

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cacement analysés. Cela est censé nous simplifier la vie, puisque nous n’avons plus rien à faire par nousmêmes, sinon savoir utiliser un smartphone et tout organiser au moyen d’applications. Pourtant, n’oublions pas que tant la vente et l’exploitation des données par l’intermédiaire de dispositifs connectés, que la récupération de ces données effectuée à chaque mise à jour de logiciel constituent le fonds d’une nouvelle accumulation de richesses à la faveur d’une poignée d’entreprises dans le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC). Un nouveau mode de vie voit le jour, une nouvelle organisation moderne du quotidien « indéniablement » attrayante, associés à un certain style qu’au départ seuls les riches peuvent s’offrir, mais qui à terme finira par s’imposer au reste de la société. En toute logique, les quartiers réservés aux riches sont façonnés selon ce modèle et le promeuvent. « Urbain, écolo et branché ! » : voilà comment sont décrits non seulement ces quartiers riches, mais aussi la ville dans son ensemble, pour attirer les entreprises en TIC ou comme label d’une exposition sur les nouvelles technologies. Les gouvernements et la police s’intéressent particulièrement à l’échange permanent de données. Il permet, en effet, d’avoir une vue d’ensemble sur l’ennui quotidien dans lequel la société est plongée : quelles-sont ses habitudes, ses règles, ses manies ? Les individus au comportement singulier, ceux qui ne suivent pas les tendances ou les évitent à dessein ne sont pas les seuls à sortir du lot. C’est l’intégralité de la population qui fournit une image très précise de ses déplacements et de ses activités. Il est ainsi plus aisé de la gérer et de la superviser. À long terme, cela permettra non seulement de repérer les moutons noirs, mais également de contrôler et de gouverner indirectement des foules immenses. L’exploitation des données sous forme de statistiques devient un instrument d’administration et de contrôle de millions de personnes, qui permet aussi, si on l’utilise comme outil de pronostic et de prévention, de les manipuler. La smartification du quotidien vise à la fois la prospérité économique des géants de l’informatique, l’optimisation du travail, la prévention du crime, une gouvernance sans frictions, ainsi qu’une administration invisible, décentralisée, renvoyant une image de conscience écologique. Plus intelligents ensemble ? Jetons un œil au projet de l’Union européenne « Smarter Together » qui envisage de mettre en pratique le concept de ville intelligente dans certains quartiers de Vienne, Lyon et Munich. À Munich, ce sont les quartiers de Neuaubing-Westkreuz et de Freiham qui sont visés, à savoir pas moins de 50 000 habitants, ainsi que ceux qui emménageront par après. Outre le fait que ce projet met en avant son respect de l’environnement et son ouverture aux initiatives citoyennes, il soutient aussi la mise en place d’un système de voitures et de vélos en libre-service appartenant à MVG (service municipal de transport de Munich) et l’augmentation conjointe de la vente en ligne de tickets MVG. Dans ces conditions, presque tous les aspects de la mobilité en ville s’en verront modifiés. De plus, l’éclairage public s’allumera seulement lorsque des passants seront détectés ;

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et à terme, la vidéosurveillance et des capteurs wifi s’inviteront certainement sur les lampadaires. Ce nouveau réseau wifi constitue le noyau dur du concept de smart city. Par ailleurs, les habitations de ce quartier seront équipées de compteurs connectés (ce système vise ensuite à être étendu à d’autres zones de la ville) afin de mesurer la consommation d’énergie d’un habitat (en temps réel), d’estimer le nombre de personnes qui y vivent et de savoir quand et dans quelle pièce les appareils électroniques sont en cours d’utilisation. Puisque aujourd’hui la quasi-totalité des activités sont reliées à des appareils électroniques, une surveillance individuelle, continue et en direct est théoriquement possible. Ce projet est un projet de surveillance de la population à très grande échelle qui se caractérise notamment par la surveillance des rues ainsi que par la refonte et l’accélération de la mobilité. Le fait que ce projet rénove des quartiers dont la valeur augmentera par la suite montre bien que Munich est dans une optique de placement de capitaux : tous les aspects de la vie y deviennent théoriquement sujets à la marchandisation. Les entreprises qui développent et tirent les bénéfices du projet (SWM, MVG, Siemens, Fraunhofer, TUM, Securitas, Toshiba…) et celles qui investissent les moyens pour les réaliser (IBM, Google, Siemens, Microsoft, Amazon, Telekom, Bosch) combinent opportunément leurs intérêts et ceux de la ville où elles ont leurs sièges – Munich. Pas à pas, la pression en faveur de la smartification de la ville aura pour conséquence de la transformer en une nouvelle Silicon Valley, un laboratoire et un moteur économique. Il devient clair que le profil des habitants dans ces quartiers s’en verra modifié, en même temps que les infrastructures. La gentrification s’accélérera considérablement en raison de la présence d’employeurs attractifs et smarts qui séduiront les jeunes cadres dynamiques et autres sales bourges bossant dans l’informatique. La liste des charmes de la smartification ne s’arrête pas là : de nouveaux quartiers branchés verront le jour pour nos jeunes cadres, ainsi que de nouvelles façons de vivre et de travailler dont la principale caractéristique sera la flexibilité (soit la fusion entre temps de travail et temps libre, bureau et maison, amis et collègues, ainsi qu’une plus grande mobilité entre les villes). Quant aux start-ups high-tech locales, elles bénéficient du soutien financier de la ville et de l’État. Et de son côté, l’introduction du train de vie branché AirBnB-Deliveroo-smoothie vient noircir le tableau de sorte que tous les habitants pauvres devront, lentement mais sûrement, quitter les lieux. Enfin, l’espace, évacué, sera en mesure d’accueillir les nouveaux riches et leurs lofts. Ainsi, en plus du profil des habitants, la principale façon de vivre, d’habiter et de consommer la ville changera dans l’intérêt des plus riches, des plus branchés et des plus cools. Total control Les concepts actuels de domination, incarnés, par exemple, dans la ville intelligente, ne peuvent se passer de la technologie. Elle est indispensable non seulement du point de vue économique et parce qu’elle est un moyen de contrôle parmi d’autres, mais aussi, elle présente un aspect idéologique non négligeable : en effet, la technologie est perçue comme une solution miracle. Elle


est un moyen et une fin en soi, un système dont l’implantation permanente lui procure un pouvoir omnipotent. Les données sont une véritable mine d’or pour produire des statistiques, et il faut garder à l’esprit que même les recoins les plus cachés de nos vies produisent des données exploitables. Une telle surveillance est rendue possible grâce à l’interconnexion des systèmes informatiques, l’accroissement de leur puissance de calcul et à leur miniaturisation. La numérisation, quant à elle, permet de faire concorder les données entre elles, puisque grâce aux processeurs et à internet, chaque fichier n’est plus qu’une suite de chiffres. Ainsi, conformément à la logique de domination, les ordinateurs dissèquent ensuite ces données, les filtrent, puis établissent des statistiques pour enfin dessiner les contours d’un environnement où régulation, punition, sélection et optimisation sont désormais possibles. La présence permanente de cette mécanique ne peut générer que de la domination, car elle est en mesure de tout enregistrer, de tout percevoir et est susceptible d’influencer tout le monde – idéalement de façon préventive. Le pouvoir de la technologie se cristallise moins en la figure du technocrate – un spécialiste qui est le seul à avoir en sa possession la connaissance, la permission et, finalement, un certain sentiment de responsabilité de perpétuer ou de transformer la ville technologique – qu’en la ville tangible elle-même. Fibres optiques, antennes, puces et réseaux sont installés partout – et ont, par conséquent, un caractère totalitaire – dans notre environnement physique, ce dernier étant, de surcroît, doublement dictatorial dans le sens où il nous dicte quoi faire, mais aussi où son pouvoir est total. Il s’agit d’une dictature régie par une coercition douce, mais incessante, chacun se trouve continuellement sous pression pour rester connecté et disponible, recevoir des ordres, exécuter des ordres, obéir, puis passer à la tâche suivante, à la prochaine échéance. Accoutumé à la présence de micros dans ses poches, chacun se livre sans réserve – d’ailleurs, celui qui tenterait de cacher quoi que ce soit paraîtrait fort suspect – et ignore par là même que tous ses mouvements, toutes ses relations et conversations sur internet sont enregistrées, analysées, calculées et prédites. L’environnement technologique constitue progressivement le moyen privilégié par lequel l’État exerce sa fonction principale : le contrôle social. L’exercice de ce pouvoir dépend moins d’une personne en uniforme que de l’intégralité et de l’omniprésence d’un réseau compartimenté (la compartimentation étant un des principes de mise en réseau autonome), ce qui implique que ceux qui le font fonctionner s’occupent davantage de son entretien et n’ont guère de pouvoir décisionnel. Et à travers la production constante de données, leur réquisition jamais remise en question, il est évident que

la technologie accroît le pouvoir. Un pouvoir qui a toujours été de nature totalitaire puisqu’il s’efforce sans relâche de s’immiscer dans tous les aspects de l’existence et dans chaque être vivant (jusqu’à s’octroyer le droit de vie ou de mort – mais il n’est pas nécessaire de pointer du doigt les nanotechnologies ou les technologies nucléaires pour comprendre ce qu’implique le totalitarisme technologique). Ainsi, le projet de ville intelligente est un pas décisif vers l’installation des nouvelles technologies partout dans l’espace urbain, et par conséquent dans notre quotidien et sur le pas de nos portes. Il convient alors de tisser une toile technologique toujours plus serrée pour que tous nos faits et gestes puissent être épiés. Aujourd’hui déjà, on prépare le terrain pour élargir le projet de ville intelligente audelà des frontières de certains quartiers-pilotes, et via un processus de contrôle et d’épuration, les éléments non productifs, indisciplinés et défaillants sont chassés, créant par là même le cadre idéal pour engendrer sans soucis le maximum de profits. Docile ou indomptable ? Alors que le contrôle social en ville cherche à nous faire avaler sans broncher chaque nouvelle tendance technologique et chaque projet apportant une plusvalue, nous devons, au contraire, saisir l’opportunité de remettre en question chacune de ces tendances et chacun de ces projets et de les rejeter en bloc collectivement. Nous devons donc trouver des stratégies pour revendiquer la rue : ensemble, nous devons les envahir afin qu’elles deviennent incontrôlables, qu’elles se remplissent de créativité, d’insoumission et d’actions offensives en réaction contre la ville capitaliste. Revendiquer la rue, c’est aussi s’attaquer à tout un arsenal de surveillance, aux instruments de contrôle et de gestion et aux canaux qui transportent nos données. La technosociété et les technologies en perpétuelle expansion sont tributaires de l’information et des ingénieurs, mais aussi des fibres optiques, des antennes, des systèmes d’alarme et des tableaux électriques, de leurs câbles et canaux. Pourquoi ne développerionsnous pas les compétences nécessaires qui mettraient fin à cette technocratie hostile à la vie en sabotant ses mécanismes et son infrastructure, son contrôle social et sa domination technologique ? La petite brèche que nous ouvrons s’élargira ensuite ! Explorons les nouvelles possibilités et les nouveaux chemins qui s’offrent à nous ! Attaquons le projet de la ville qu’ils tentent d’édifier, rendons les rues incontrôlables et court-circuitons la société technologique ! Contre la smart city ! Contre la ville technocratique et ses larbins ! Sabotons le contrôle social !

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Qu’est-ce qu’on attend ? Des jours et nuits de révolte contre la misère Janvier 2018 - Tunisie

« Ils ont volé notre révolution ! » C’est la première chose que H. me disait lors d’une conversation téléphonique à propos de l’agitation et des explosions de rage qui ont secoué la Tunisie pendant la deuxième semaine de janvier 2018. Au début, je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire par là. Puis j’ai commencé à remarquer des articles dans la presse concernant l’anniversaire de la révolution de 2011 qui approchait. À travers la logique de comparaison très sombre et manipulatrice, alimentée principalement par les porte-parole occidentaux et les politiciens, la Tunisie continue d’être considérée comme une réussite du « printemps arabe ». Dans ce contexte de récupération, je comprends maintenant les mots de mon ami. L’État et les médias retiennent le 14 janvier - jour de la chute du régime de Ben Ali comme l’anniversaire de la révolution. C’est une date politique. Une date à laquelle un objectif politique précis a été atteint, et qui a certainement servi le pouvoir qui a suivi la chute. Mais pour H. l’anniversaire est le 17 décembre, le jour où à Sidi Bouzid un marchand de fruits s’est immolé après avoir été harcelé par la police, le jour de la rupture où pour beaucoup l’inconnu a commencé. Une rupture des chaînes, lorsque des révoltes imprévisibles et sauvages se sont propagées dans toute la Tunisie ; un croisement de désirs, d’espoirs, de raisons et de sentiments qui refusaient farouchement leurs conditions imposées. Des prisons ont été incendiées, des policiers attaqués, des marchandises pillées, des quartiers se sont auto-organisés, des personnes de tous les âges et de tous les genres sont descendues dans les rues, prenant ce dont elles avaient besoin. Cependant, ce vide de pouvoir fut bientôt comblé par de nouveaux prétendants assoiffés de pouvoir. Même si les émeutes, les pillages et certaines formes d’auto-organisation n’ont pas cessé après le 14, la présence dans la rue a plutôt changé de nature une fois que la bataille pour le trône avait commencé. Cela s’est manifesté par le protectionnisme de la propriété et l’apparition de milices, combattant la police et les forces de sécurité. Bien qu’après la chute du régime de Ben Ali il y eut une succession de plusieurs gouvernements en opposition,

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ils sont tous restés fidèles aux intérêts multinationaux ancrés dans le pays depuis l’époque coloniale et ont renforcé un État policier axé sur la lutte contre le terrorisme islamique. Ces puissants intérêts ont non seulement tenu les besoins de la population à l’arrière-plan, mais ils ont aussi donné les raisons et les outils pour potentiellement écraser tout acte d’agitation et de rage populaire. Au cours des semaines de troubles sociaux en janvier 2018, j’ai eu l’occasion de demander au compagnon H. son point de vue sur la situation dans sa ville. Une tentative pour comprendre le contexte, démystifier les mensonges et essayer de trouver une perspective. Que veux-tu dire par « ils ont volé votre révolution » ? L’anniversaire de la révolution est le 17 décembre. Les politiciens prennent cette position [d’utiliser la date du 14 janvier] en particulier dans la capitale et les bâtards sont vraiment fixés là-dessus. Ils ne le changeront pas. Ils récupèrent cette révolution. Dans les médias occidentaux, ils parlent de la Tunisie comme de la « succes story » du « printemps arabe ». Celle qui est sur la voie de la démocratie, de la coopération internationale et louée pour ne pas s’effondrer dans une guerre civile. Il est vrai que la Tunisie n’est pas tombée au point de la guerre civile que les autres pays ont connue. La Tunisie n’est pas sur le bon chemin, mais on peut peut-être dire qu’elle est mieux lotie que d’autres pays, comme la Libye ou la Syrie. Je n’aime pas cette comparaison, elle sert juste à cacher d’autres problématiques et oppressions. Le gouvernement tunisien semble très effrayé de se heurter à de nouveaux troubles sociaux. Je veux dire qu’ils attribuent un énorme budget aux services de sécurité, en jouant essentiellement sur la menace du terrorisme. C’est toujours un État policier. Ça n’a jamais changé. Maintenant, ils peuvent le faire plus ouvertement à cause de la lutte contre le terrorisme. Ils ont adopté tant de nou-


velles lois, trouvant une nouvelle raison et de nouveaux moyens pour réprimer les gens. 1% de la population tunisienne est en prison. Les prisons débordent, de nombreux prisonniers attendent encore sans avoir une date de procès en vue, avec beaucoup de personnes arrêtées arbitrairement par la police et enfermées. Seulement parce qu’ils n’aiment pas ta gueule ou ta famille ou autre chose. Tu peux rester des mois, des années, sans procès. Nous parlions de la révolution et de la façon dont les choses avaient changé ou pas depuis. Que veux-tu dire ? L’État s’est installé davantage, ils donnent beaucoup d’argent au ministère de l’Intérieur, ils savent mieux faire face aux manifestations, tant du côté du contrôle [préventif] que de la réponse dans les rues. Politiquement, ils s’y prennent en lâchant des miettes, comme donner quelques centaines de dinars [la monnaie tunisienne ; 0,35 euro est 1 dinar] à 300 familles après une manifestation. Mais à coup sûr, plus de flics, plus de militaires. Ils viennent même d’obtenir une augmentation de salaire. Quelle était l’étincelle de la révolte de ces derniers jours ? Au cours des sept dernières années, à l’occasion de la date de l’anniversaire, il y a toujours eu des émeutes. C’est comme une routine. Les gens font peur au gouvernement, le gouvernement lâche des miettes. Qu’est-ce qui était différent cette année alors ? Dans la ville où je vis, les gens qui étaient en révolte la semaine dernière étaient tous des enfants. Une nouvelle génération. Tous des enfants du quartier. Pas de personnes plus âgées, pas d’étudiants. Tu vois, des frères, des cousins, des voisins qui décident de sortir et d’aller faire quelque chose. Certains d’entre eux avec la liberté au cœur, mais d’autres parce qu’ils ne veulent pas aller en classe. Mais ce sont vraiment des jeunes, de 13, 14, 15 ans surtout. Certains plus âgés aussi, mais surtout des mineurs. Pendant la révolution, ils avaient 8 ans ou quelque chose, et probablement qu’un membre de leur famille a pris part à la révolution. Mais aujourd’hui ils ont pris ces dernières révoltes dans leurs propres mains. Que s’est-il passé ces derniers jours ? Eh bien, quelques manifs assez dures. Ça pouvait commencer par la manifestation d’un groupe de jeunes devant le bureau du gouverneur, mais puisqu’il ne leur laissait pas le temps ou ne les écoutait pas, à partir de là, ils bloquaient les intersections principales et quand la police arrivait ils construisaient des barricades, mettaient le feu à des pneus et se battaient avec la police en utilisant surtout des pierres. Ça continuait jusqu’à ce que les flics les étouffent avec du gaz lacrymogène. Les enfants étaient pourtant sauvages, mais ils y allaient fort avec les gaz lacrymogènes, blessant gravement les gens, les tuant presque. Comme tirant 25-30 cartouches par minute. Bâtards de flics ! Ça s’est déroulé pendant 4 ou

5 jours. Dans d’autres villes comme la capitale, c’était différent, il y avait plus de manifestations organisées par des groupes de gauche. Mais ici, à l’intérieur du pays, c’est ce qui est arrivé. Ici, il n’y a pas de groupes que les gens peuvent trouver et avec lesquels s’organiser. Les révolutionnaires de 2011 ne sont pas là ? Les gens de la révolution ne sont pas dans la rue, ce sont les enfants qui s’y risquent. Il y a peu d’échanges entre les générations. Peut-être que ces personnes plus âgées travaillent ou viennent de sortir de prison, elles peuvent être proches des enfants avec quelques mots ou des choses pratiques, mais elles ne sont pas présentes dans ces moments-là. Elles calculent, ce qu’elles ont à perdre, la peur de retourner à la merde. Mais ceux qui ont donné leur sang pendant la révolution ont pris de la prison ou n’ont fini avec rien, ou ont embarqué sur un bateau vers l’Europe. La plupart de ceux qui profitent aujourd’hui de la révolution n’étaient pas dans la rue à l’époque. Le gouvernement ne donne rien à ceux qui se battent, mais plutôt aux gens pacifiques des quartiers qui ont connu des troubles. Cela s’est passé dans ta ville, mais tu me disais que dans d’autres villes, ils sont allés plus loin … Dans la ville de Tela, ils ont expulsé tous les flics. Il n’y a vraiment plus de police. Il y a quelques forces militaires qui protègent des endroits stratégiques, mais là, les soldats n’agissent pas vraiment contre les citoyens, alors ils sont aussi perçus différemment par les gens. Pendant la révolution aussi, et durant les deux années qui ont suivi, cette ville était sans police. C’est une situation tout à fait exceptionnelle pour le pays parce qu’ailleurs, la plupart des gens pensent que sans la police les gens commenceraient à se voler leurs scooters ou quelque chose d’autre, mais là ils n’ont pas cette peur. Les gens se sentent mieux... plus libres, plus dignes sans la police. C’est une ville de mineurs, ils sont pauvres, mais ils ont cette volonté de gérer eux-mêmes leur territoire. Comment ça se passe dans les autres parties de la Tunisie ? Eh bien, les premiers jours ça s’est répandu un peu partout, puis dans certains endroits ça s’est éteint, mais dans d’autres, tu vois toujours des gens en colère. Mais ils ont frappé fort avec la répression, ils savent comment faire maintenant. Dans ma ville par exemple, ils ont arrêté 30 jeunes, et ils ont donné à 15 d’entre eux une peine immédiate qui était vraiment élevée, comme deux ans. Ça ne s’était jamais produit auparavant, infliger une peine de prison pour les émeutiers lors des manifestations d’anniversaire. Ensuite ils ont donné de l’argent à certaines familles, et c’est ainsi qu’ils calment les cœurs et répandent la peur. Quelle est ton impression sur pourquoi les gens se battent ? Est-ce qu’il y a ceux qui veulent se battre pour plus que des miettes ?

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C’est une situation étrange. Le courage d’il y a sept ans a été acheté et réprimé. Certaines personnes vivent un peu mieux, mais elles réalisent aussi que quand il y a un soulèvement, elles en tirent quelque chose. T’as donc le sentiment que tout est un peu calculé et qu’on est piégé dans ce jeu, ce qui nous empêche d’avoir une vue d’ensemble. Mais les gens avant la révolution étaient vraiment pauvres, surtout à l’intérieur du pays, alors oui, quelques miettes pour des gens qui mourraient de faim c’est en fait quelque chose de significatif. Pendant la révolution, tout le monde, hommes, femmes, enfants, aînés, tout le monde était dans la rue se battant avec rien à perdre. C’est pourquoi c’était si fort. Ce n’est pas resté dans un petit groupe. Mais maintenant, ceux qui travaillent s’en foutent, ou pire, deviennent des mouchards du côté de l’État. Ces gamins arrêtés hier l’ont été à cause de mouchards. Le problème est qu’il y a beaucoup de gens qui se battraient mais ils sont actuellement en prison. L’État semble également utiliser une légitimation très actuelle et largement partagée pour son appareil de sécurité, qui est la menace du terrorisme islamique. C’est quelque chose qui a commencé juste après la révolution et qui était opportun pour l’État, ils l’ont bien utilisé. Immédiatement après la révolution, des milliers de personnes sont sorties de prison ou ont été libérées. On dit que le nouveau gouvernement [Ghannouchi, 15 janvier - 27 février 2011] était derrière tout ça. Tous les prisonniers politiques islamiques les plus radicaux ont ensuite été libérés et armés avec des armes provenant principalement de Libye. Ils ont servi à écraser la révolution, à la fois comme milices et comme prétexte pour mettre en œuvre des lois de sécurité très sévères. Après la chute de ce gouvernement, ces gens sont allés se cacher dans les montagnes ou sont devenus des combattants étrangers de Daesh. Ces combattants islamiques ont pris les armes, ils contrôlent des routes de contrebande en Algérie, attaquent parfois les policiers et les soldats, mais jamais les gens, du moins dans ma région. Il y a beaucoup de gens, et surtout des jeunes, qui croient en la sharia. C’est dommage. Certains de ces combattants ont pris cette voie parce qu’ils voulaient se battre mais ne voyaient pas d’autre choix. Il y a encore des gens très religieux ici. Il semble que le budget pour les services de sécurité, l’anti-terrorisme et le ministre de l’Intérieur est sans fond… Tu as raison, il y a toujours beaucoup d’argent pour la répression et jamais pour la nourriture. Les gens sont ramassés dans la rue par la police. Tous ceux qu’ils n’aiment pas sont soumis à ces lois. Ils ont pris un de mes cousins, qui boit et n’est certainement pas un bon musulman, l’accusant d’être en lien avec des groupes terroristes. Ils font ce qu’ils veulent. Enfermer, torturer, n’importe quoi, l’épouvantail terroriste est l’excuse parfaite. Comment les gens sont-ils affectés par ce qui se passe dans d’autres pays voisins ?

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La Libye est à côté, les gens sont au courant du désordre qui se déroule là-bas. Tout le monde en parle et la plupart des gens disent : « Peut-être que nous n’avons pas poussé notre révolution assez loin, mais au moins nous ne sommes pas dans une telle situation », comparé à d’autres pays. Les adultes en parlent. C’est étrange de voir comment la Tunisie a été l’étincelle des révolutions qui ont donné à de nombreux pays l’inspiration et le courage de se battre, certains de ces pays ont fini dans un bain de sang, et maintenant ce sont ces pays qui retiennent les révolutionnaires tunisiens par crainte de la guerre civile. Un labyrinthe de miroirs très troublant… C’est pourquoi les gens commencent à croire en la promesse de la démocratie. Ils croient que certains politiciens changent, agissant de manière plus sympathique, parlant d’être contre la corruption. Ils commencent à oublier qu’ils sont tous de la merde, peu importe comment ils s’appellent eux-mêmes. Pires encore sont les multinationales, qui ont un intérêt absolu à garder les choses stables. Mais c’est aussi un sujet économique, quelque chose d’avant la révolution qui n’a jamais changé, un héritage de l’occupation française. Et ces entreprises appuient également cet énorme appareil de sécurité, montrant par là qu’il est très important pour elles que les choses restent stables. Le vrai danger ce sont les capitalistes. Une chose qui a changé, c’est que les gens commencent à apprécier ou à respecter les gens plus riches. Après mon passage en Europe, je vois que les choses commencent à se ressembler. Les capitalistes veulent le contrôle. Toujours le labyrinthe de miroirs … Que va-t-il se passer dans les prochains jours ? Dans mon cœur, je veux croire que les choses vont grandir et que les gens vont se réveiller. Mais il y a une grande campagne médiatique qui parle de pillages dans les rues commerçantes et de postes de police incendiés. Ils créent vraiment un battage médiatique négatif contre ceux qui se déchaînent la nuit propageant une image de gangs de délinquants. Mais ils se battent contre les flics et ne volent pas leurs voisins. Ils disent ces choses seulement parce qu’ils veulent justifier l’intervention violente de la police. D’une manière ou d’une autre, je pense que depuis les sept dernières années l’État a beaucoup appris sur la façon de contrôler, de calmer et d’écraser les troubles. C’est aussi à nous de trouver une nouvelle voie et une nouvelle détermination pour se battre pour la liberté. Ne les laissant pas trop avancer. Les expériences que nous avons faites pendant la révolution sont importantes, mais quelque chose a mal tourné dans le sens où nous ne vivons pas en liberté maintenant. Les gens ici savent se battre, mais ils sont aussi fatigués de lutter pour survivre. Et si tu es fatigué, ou tu te reposes, ou tu en as eu assez et tu prends ta vie entre tes mains. Comment ouvrir cette voie ?



4 - Suisse - A propos de la lutte contre Bässlergut et de pratiques insurrectionnelles 9 - Allemagne - Quand les déserts de béton deviennent intelligents Surveillance intelligente et technicisation de la ville 12 - Tunisie - Qu’est-ce qu’on attend ? Des jours et nuits de révolte contre la misère


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