Cesaire neruda tagore pour un universel réconcilié

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CÉSAIRE NERUDA TAGORE Mot du Maire Exposition CéSAIRE, TAGORE, NERUDA « pour un universel réconcilié » Rabindrânâth TAGORE, Pablo NERUDA et Aimé CÉSAIRE, chacun à sa manière et munis de leurs « Armes miraculeuses », ont défendu les valeurs humanistes qui, au-delà de leur message singulier et situationnel, trouvent résonnance universelle. S’exprimant au nom des sans voix, leur œuvre rebelle à tout agenouillement, à toute domination, confère à leur message une portée universelle, et constitue par delà la géographie et l’histoire, des voies pour l’émancipation universelle. L’exposition consacrée par l’UNESCO à Rabindranâth TAGORE, Pablo NERUDA et Aimé CÉSAIRE, propose un regard croisé sur les pensées communes développées dans les œuvres littéraires de ces trois grandes figures de la littérature. Elle met en lumière leur valeur universelle d’humanisme ainsi que leurs luttes communes par l’écriture et l’action politique pour Aimé CÉSAIRE et Pablo NERUDA, contre toutes les formes de domination et leurs combats convergents contre les aliénations d’hier et d’aujourd’hui. En réponse à un ordre mondial déshumanisant par la destruction des patrimoines culturels et identitaires, leur projet humaniste de construction d’une société plus respectueuse des identités, des mémoires et des peuples, fondée sur le dialogue des civilisations, des idéaux et des pratiques de tolérance, contribue à donner du sens à nos sociétés modernes. Celles-ci meurtries par les guerres, les dictatures, les violences de toutes sortes, placent leur espérance dans une HUMANITÉ qui s’accomplira dans l’avènement de l’HOMME ÉMANCIPÉ nourri de l’Indien Rabindranâth TAGORE, du Sud-Américain Pablo NERUDA et du Martiniquais Aimé CÉSAIRE. C’est à découvrir ou à redécouvrir. C’est à lire ou à relire, Rabindranâth TAGORE, Pablo NERUDA, Aimé CÉSAIRE, que cette exposition nous invite. Alors le voyage avec ces trois poètes, vous conduira à chacun d’eux, certes, mais vous conduira, je vous le souhaite, à une dimension plus forte, plus humaine de vous-même, paré des armes miraculeuses de la poésie, de l’espérance dans l’homme, dans la fraternité universelle et nimbé de la beauté du Monde, « poreux à tous les souffles » intelligents, vivifiants et éclairés du Monde. Le Maire Didier LAGUERRE

FICHE TECHNIQUE de l’EXPOSITION CONTEXTE INSTITUTIONNEL INTERNATIONAL Cette exposition, réalisée à l’initiative de la Ville de Fort-de-France à l’occasion du Centenaire de la naissance d’Aimé CÉSAIRE, s’inscrit comme une contribution originale au Programme « TAGORE, NERUDA, CÉSAIRE — pour un universel réconcilié », mis en œuvre par l’UNESCO par une Résolution adoptée en séance plénière de la 35e session de la Conférence générale de l’UNESCO sur proposition du Conseil Exécutif, le 23 octobre 2009 qui vise à une opération interdisciplinaire et durable de promotion des legs de Césaire, Neruda et Tagore, « pour contribuer à la refondation de la solidarité intellectuelle et morale qu’exigent les défis auxquels est confrontée l’humanité » et qui prévoit la célébration du Centenaire d’Aimé Césaire. Aussi, dans le souci d’adaptation à ce contexte, l’exposition a pris pour titre « CÉSAIRE, NERUDA, TAGORE pour un universel réconcilié ». Les contenus thématiques et les textes des trois auteurs et — pour partie — certains documents iconographiques respectent cette inscription résumée dans le recueil publié par l’UNESCO en 2011. Le cadre du Centenaire d’Aimé CÉSAIRE a motivé des modifications, effectuées par la sélection ou l’ajout d’éléments, en vue de favoriser la transposition muséographique.

COMMSSARIAT GéNéRAL COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION Annick Thebia-Melsan RÉDACTION, MUSÉOGRAPHIE Annick Thebia-Melsan CONCEPTION ET RÉALISATION GRAPHIQUE Aude Perrier RECHERCHE ICONOGRAPHIQUE ET DOCUMENTS Michèle Souvanny Espanet TECHNIQUE PHOTOS ET DOCUMENTS Jean-Pierre Roche

Crédits PHOTOGRAPHIQUES

Programme géré par la direction Priorité Afrique et la sous-direction générale pour la Culture

UNESCO Délégation permanente du Chili auprès de l’UNESCO Foundation Pablo Neruda Délégation permanente de l’Inde auprès de l’UNESCO Galerie Aude de Tocqueville Collection M. S. Espanet

Ville de Fort-de-France

Actes de la Conférence Générale de l’UNESCO

UNESCO

DOCUMENTS OFFICIELS

DIRECTION GÉNÉRALE DES SERVICES / DGA DÉVELOPPEMENT URBAIN Nicolas Gauvin MISSION CULTURE PATRIMOINE RELATIONS INTERNATIONALES Suzy Landau Yasmina Lagin Myriam Etile IMPRESSION GRAPHIQUE Idée 1

Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture

TAGORE NERUDA CÉSAIRE pour un universel réconcilié

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pour un universel réconcilié

AIMÉ CÉSAIRE

1913 2008 « Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier, ou par dilution dans l‘universel. Ma conception de l’Universel est celle d’un universel riche, de tout le particulier de tous les particuliers, coexistence et approfondissement de tous les particuliers. Alors ? Alors il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage ; la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de suivre ; la force “ d’inventer ” notre route… »

Aimé Césaire © UNESCO

Extrait de la Lettre à Maurice Thorez 24 octobre 1956

1904 1973

PABLO NERUDA « Je veux vivre dans un pays où il n’y a pas d’excommuniés. Je veux vivre dans un monde où les êtres seront seulement humains, sans autres titres que celui-ci, sans être obsédés par une règle, par un mot, par une étiquette (…) Je veux que l’immense majorité, la seule majorité : tout le monde, puisse parler, lire, écouter, s’épanouir. »

Pablo Neruda © UNESCO

Extrait de J’avoue que j’ai vécu, 1974 (traduction française 1987)

Rabindrânâth Tagore © UNESCO

RABINDRÂNÂTH TAGORE 1861 1941

« Lorsque je jette mon regard tout autour, je rencontre les ruines d’une orgueilleuse civilisation qui s’écroulent et s’éparpillent en vastes amas de futilité. Pourtant, je ne céderai pas au péché mortel de perdre confiance en l’homme : je fixerai plutôt mon regard vers le prologue d’un nouveau chapitre dans son histoire, une fois que le cataclysme sera terminé et que l’atmosphère sera rendue limpide avec l’esprit de service et de sacrifice. Ce nouveau jour pointera peut-être sur cet horizon, à l’Est, où se lève le soleil. Un jour viendra où l’homme, cet insoumis, retracera sa marche de conquête malgré toutes les barrières afin de retrouver son héritage humain égaré. »

Extrait du discours sur la Crise de la civilisation prononcé le 7 août 1940 à Santiniketan

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césaire neruda tagore L’UNESCO Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture

TAGORE NERUDA CÉSAIRE pour un universel réconcilié

pour un nouvel humanisme Sur le socle d’identités et de parcours riches de l’histoire du XIXe, XXe et XXIe, Aimé Césaire, Pablo Neruda et Rabindranâth Tagore éclairent nos questionnements sur le projet humaniste contemporain. La célébration du Centenaire de la naissance d’Aimé Césaire, par-delà la profonde singularité de leurs univers respectifs, a mis l’accent sur l’urgence croissante de leur combat convergent contre les logiques de déshumanisation, d’aliénation et d’oppression, à l’heure où aucune zone géographique, aucune sphère culturelle ne peut s’arroger le droit de définir et détenir seule ce qui nous est commun à tous. En mettant ces repères en perspective, l’UNESCO actualise la mission de « veille intellectuelle » qui lui échoit et, plus que jamais, veut accueillir à la table du dialogue interculturel tous ceux qui expriment le meilleur de l’esprit humain. Irina Bokova Directrice générale de l’UNESCO

Une continuité nécessaire Aimé Césaire aurait eu 100 ans en 2013. La mise en relation de son œuvre-vie avec celle, également insigne, de Pablo Neruda et Rabindranâth Tagore projette son message, au-delà de sa seule signification, vers une résonance encore plus large que son legs individuel. Elle permet de mieux comprendre, sur les cinq continents, les mécanismes qui ont annoncé nos réalités contemporaines et d’explorer l’émergence d’indéniables opportunités et de nouveaux paradigmes. Son Excellence l’Ambassadeur Joseph Olabiyi Yaï Président du Conseil Exécutif de l’UNESCO (2008-2009)

Pourquoi un tel programme à l’UNESCO ? L’exemplarité pionnière du message de Césaire, Neruda et Tagore, a conduit les États Membres de l’UNESCO à s’inspirer de leur engagement emblématique, fédérateur de multiples engagements avec la conviction que leur rayonnement est susceptible de rassembler, au Nord comme au Sud, les atouts transculturels de la réflexion et de la création pour la consolidation « de passerelles entre les cultures et les civilisations ».

CéSAIRE

« Et venant, je me dirais à moi-même: Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse. Et voici que je suis venu ! »

NERUDA

« Paix pour les crépuscules qui s’avancent, paix pour le pont, paix pour le vin [...] paix pour la chemise de mon prochain, paix dans le livre comme un sceau de vent »

TAGORE

« Notre terre a connu beaucoup d’épreuves et a appris beaucoup de choses parfois très douloureuses. La douleur continue ; les fractionnements, le conflit communautaire nous guettent. »

Tel a été l’objectif du programme « Tagore, Neruda, Césaire, Pour un Universel réconcilié » adopté par la Conférence générale de l’UNESCO, en octobre 2010, sur la proposition du Conseil Exécutif. La résolution 46 engage la stratégie à moyen terme révisable de l’Organisation, ‘dans un cadre opérationnel interdisciplinaire adapté à une action durable’, comme l’indiquent les Actes de la 35e session plénière de la Conférence générale de l’UNESCO.

La Culture de la Paix En l’abreuvant enfin aux sources asiatiques, africaines, américaines, caribéennes, sans exclure ou rejeter les sources européennes ou occidentales, Aimé Césaire, Pablo Neruda et Rabindranâth Tagore ont redonné au concert planétaire sa complétude et à la paix, ses sources. En parlant et en agissant depuis le Sud, les trois humanistes nous proposent des poétiques de dignité, de solidarité et de diversité qui incarnent les idéaux qui ont inspiré la fondation de l’UNESCO, chargée — rappelons-le — du mandat « de bâtir la paix dans l’esprit des hommes ». Tâche qui s’avère plus que jamais nécessaire dans la dimension globale des fractures économiques, politiques, sociales mais aussi environnementales, humanitaires et éthiques.

Contre l’aliénation S’ils ont dénoncé l’impérialisme colonial ou néocolonial, c’est en sachant que le prix de la lutte contre la servitude et la déshumanisation ne peut être la haine de l’autre. En refusant l’enfermement nationaliste ou extrémiste, Césaire, Neruda, Tagore sont des éveilleurs de consciences dont la finalité est d’atteindre l’humain, l’humain universel.

Préambule de l’Acte constitutif de l’UNESCO, le 16 novembre 1945

« les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ; Une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements ne saurait entraîner l’adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité. »

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Aimé Césaire

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1913 2008

La voix du poète Césaire s’élève depuis une île volcanique de la Caraïbe, la Martinique. Elle est à la fois celle d’un descendant d’esclaves arrachés à la terre d’Afrique et d’un héritier de l’histoire coloniale pétri des humanités gréco-latines, d’un homme politique illuminant la ratio occidentale. Anticolonialiste lucide, solidaire des courants novateurs engagés pour la refondation, elle éclaire les voies de la réconciliation d’un universel écartelé où les blessures de l’oppression, de la haine et de la déshumanisation saignent encore.

Le trio avec Senghor et Damas Léon Gontran Damas, 1912-1978 © DR

Poète, dramaturge, essayiste, homme politique, pédagogue, historien, Aimé Césaire a inscrit son œuvre-vie à l’assaut des citadelles de l’injustice et de l’exclusion, quelles qu’elles soient, comme un homme doté d’une vision merveilleusement transfrontalière de la condition humaine, pour que l’humanité du XXIe siècle s’accomplisse dans l’humain émancipé et responsable. Au cœur de son combat, il a placé la fidélité à l’Afrique, socle de sa foi inaliénable dans un universel construit par la complémentarité des particuliers.

Léopold Sedar Senghor, 1906-2001 © DR

Aimé et Suzanne Césaire, 1915-1966 © DR

Aimé Césaire © UNESCO / © DR

Césaire En septembre 1931, boursier du gouvernement français, le jeune Aimé arrive à Paris afin d’y préparer le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure de la Rue d’Ulm. Au cours des formalités d’admission en classe d’hypokhâgne au lycée Louis le Grand, il rencontre un jeune sénégalais, Léopold Sedar Senghor. « À travers Senghor c’est tout un continent que je rencontrais. Une terre dont je n’avais aucune idée, une image très vague, très confuse. C’est lui qui m’a apporté l’Afrique. C’est tout et c’est énorme. » À ce duo se joint le guyanais Léon Gontran Damas, son condisciple depuis la Martinique, pour donner naissance, à partir de leurs trois univers distincts, au trio inaugural de la Négritude.

« La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant », a dit André Breton quand il relate leur première rencontre en 1941, en Martinique :

« Et le lendemain, Césaire. C’est la cuve humaine portée à son point de plus grand bouillonnement où les connaissances, ici encore de l’ordre les plus élevé, interfèrent avec les dons magiques. Pour moi son apparition, je ne veux pas dire seulement ce jour-là, sous l’aspect qui est le sien, prend la valeur d’un signe des temps. [...] Et c’est un Noir qui est non seulement un Noir mais tout l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité ».

Le Panafricanisme Césaire découvre les messages de la Renaissance de Harlem, Claude Mac Kay, Langston Hughes, Richard Wright, l’anthologie-manifeste The New Negro ainsi que l’idéal du Panafricanisme, né à Londres en 1900. Il comprend que la clé des questionnements qui le hantent depuis l’enfance est le refus de la négation des apports de la civilisation africaine à l’histoire universelle, victime de la déshumanisation et du racisme qui prévalent dans les sociétés coloniales.

« Et mon originale géographie aussi ; la carte du monde faite à mon usage, non pas teinte aux arbitraires couleurs des savants, mais à la géométrie de mon sang répandu »

Dénonciation des passifs de l’histoire et projet contemporain, le choix humaniste d’Aimé Césaire éclaire non seulement le triangle Afrique-Europe-Amérique mais, bien au-delà, toute la condition humaine.

« (…) Car il n’est point vrai que l’œuvre de l’homme est finie, que nous n’avons rien à faire au monde, que nous parasitons le monde, qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde mais l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immobilisée au coin de sa ferveur et aucune race ne possède le monopole de la beauté de l’intelligence et de la force et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite. »

En septembre 1934, dans la Revue L’Étudiant noir, apparaît pour la première fois le mot « Négritude », forgé par Césaire pour rejeter l’assimilation culturelle imposée à l’homme noir, promouvoir l’Afrique et sa culture dévalorisées par le colonialisme prônant une hiérarchisation arbitraire et discriminatoire entre « les races humaines ».

« Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour, ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale elle plonge dans la chair rouge du sol elle plonge dans la chair ardente du ciel elle troue l’accablement opaque de sa droite patience. Eia pour le Kaïlcédrat royal »

Cahier d’un retour au pays natal, 1939

« Au bout du petit matin, ce plus essentiel pays restitué à ma gourmandise, non de diffuse tendresse mais la tourmentée concentration sensuelle du gras téton des mornes avec l’accidentel palmier comme son germe durci, la jouissance saccadée des torrents et depuis Trinité jusqu’à Grand Rivière, la grand lèche hystérique de la mer ».

« Qui et quels nous sommes ? Admirable question ! »

Fleur de balisier

Aimé Césaire nait le 26 juin 1913, à Basse-Pointe, dans une ancienne plantation sucrière du Nord de la Martinique, « île veilleuse » de l’archipel des Antilles que hantent la violence périodique du cyclone et de la Montagne Pelée, volcan tutélaire qui avait entièrement détruit la ville de Saint-Pierre en 1902.

Maman Nini, sa grand-mère, porte en elle la mémoire encore récente de l’esclavage et incarne pour lui la profondeur du questionnement sur une Afrique originelle. Le jeune Aimé porte son regard avec acuité sur la société coloniale et cherche des réponses aux interrogations brûlantes que lui pose l’aliénation de la vie martiniquaise.

La montange Pelée et la ville de Saint Pierre © DR

Le Cahier d’un retour au pays natal parait en septembre 1939, dans la revue Volontés.

La Négritude, une humanisation « La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire. » La Négritude n’est pas fondée sur la « détermination de la biologie […] plasma, ou soma, mais mesurée au compas de la souffrance ». Solidaire de l’humanisation des victimes de toutes les oppressions, elle est l’expression d’un humanisme « de n’importe quelle couleur », une réponse à l’histoire qui réconcilie le particulier avec l’universel.

Le bateau négrier © DR

Martiniquaise en costume traditionnel © DR

Les questions du « pays natal »

Les œuvres d’Aimé Césaire Poésie

1939 Cahier d’un retour au pays natal, Revue Volontés 1946 Les Armes miraculeuses 1947 Soleil coupé 1950 Corps perdu, illustré par Pablo Picasso 1960 Ferrements 1961 Cadastre 1976 Œuvres complètes (trois volumes) 1982 Moi, laminaire 1990 Configurations

Théâtre 1958 Et les chiens se taisaient

1963 La Tragédie du roi Christophe 1966 Une saison au Congo 1969 Une tempête, d’après La Tempête de William Shakespeare : adaptation pour un théâtre nègre

Discours, Essais

1948 Esclavage et colonisation, Victor Schœlcher et l’abolition de l’esclavage 1950 Discours sur le colonialisme 1962 Toussaint Louverture, La révolution Française et le problème colonial


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l’homme de culture & ses responsabilités

En Martinique, sous la direction d’Aimé Césaire, la Revue Tropiques défie la censure coloniale et le régime de Vichy pour révéler « le réel antillais », socle de solidarité entre les peuples de la Caraïbe. Elle est le fruit d’une active collaboration avec Suzanne Césaire, René Ménil, Georges Gratiant et avec des intellectuels de la Caraïbe comme le romancier cubain Alejo Carpentier. Le jeune professeur Césaire influence une génération de jeunes martiniquais en dissidence, Frantz Fanon, Joseph Zobel ou encore Édouard Glissant. En avril 1941, les routes du conflit mondial conduisent jusqu’en Martinique Wifredo Lam, le frère cubain de retour son île natale et André Breton, le Pape du surréalisme qui découvre, ébloui, la parole d’Aimé Césaire « surréaliste sans le savoir ».

Haïti et «le grand cri nègre»

Toussaint Louverture © DR

Dans Un grand poète noir (Martinique, charmeuse de serpents, 1943) que Césaire placera en préface au Cahier d’un retour au pays natal, Breton raconte quelle profonde admiration lui inspira, d’emblée, la personnalité et la poétique de celui qui voulut pousser « le grand cri nègre d’une telle raideur que les assises du monde en seront ébranlées ». En 1944, Aimé Césaire invité à Port-au-Prince découvre « Haïti où la Négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait en son humanité », qui joue un rôle central dans son engagement.

« Quand Toussaint Louverture vint, ce fut pour prendre à la lettre la déclaration des droits de l’homme, ce fut pour montrer qu’il n’y a pas de race paria ; qu’il n’y a pas de pays marginal ; qu’il n’y a pas de peuple d’exception. »

Dans les années 1960, les luttes anticolonialistes semblent aboutir à « la libération » de l’homme noir sur la scène mondiale. Aux États-Unis, tous espèrent que le mouvement des Droits civiques fasse exploser les fondements légaux de la Ségrégation raciale. En Afrique, brille le « Soleil des Indépendances » dont Aimé Césaire partage les promesses.

L’île veilleuse « Ah ! Mon demi-sommeil d’île si trouble Sur la mer ! Et voici de tous les points du péril L’histoire qui me fait le signe que j’attendais, Je vois pousser des nations, Vertes et rouges, je vous salue, bannières, gorges du vent ancien… » Pour saluer le Tiers Monde (poème dédié à Léopold Sedar Senghor)

Lucide, il approfondit l’analyse des immenses défis post-coloniaux et le constat implacable des limitations de la géographie physique et de la démographie de la Martinique qui ne réunit pas, selon lui, les conditions de l’indépendance politique et économique et dont surtout la population souhaite majoritairement rester dans l’ensemble français.

Le théâtre et les leçons de l’histoire Pour accompagner les premiers pas des nations africaines, Césaire interroge l’histoire, revisite le mythe dans des œuvres théâtrales porteuses d’une philosophie de l’Histoire qui met en scène le triangle Afrique-EuropeAmérique. Dès Et les chiens se taisaient, Le Rebelle, son premier héros tragique, Césaire affirme que la résistance et la réhumanisation sont indissociables du rejet de la haine. « Haïr c’est encore dépendre. Et j’ai refusé, moi, une fois pour toutes d’être esclave » La Tragédie du roi Christophe, montée au Festival mondial des Arts Nègres à Dakar en 1966, est suivie d’Une saison au Congo, autour de la figure héroïque de Patrice Lumumba et enfin d’Une tempête, d’après La Tempête de William Shakespeare : adaptation pour un théâtre nègre, en 1969.

L’engagement anticolonialiste Élu Maire de Fort-de-France puis Député de la Martinique (1945), Césaire adhère au Parti Communiste, car il partage avec de nombreux intellectuels du Sud, dont Pablo Neruda, la conviction que l’engagement communiste est seul capable d’affronter les réparations économiques, sociales, voire morales de l’après-guerre. Ses intenses interrogations aboutissent au Discours sur le colonialisme (1955), salué comme texte majeur.

« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale au relativisme moral [...] Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocemment, nul non plus ne colonise impunément ».

1956, La lettre à Maurice Thorez Saisi des contradictions entre l’idéal communiste et les réalités sociales et politiques des peuples soumis au joug du « fraternalisme » soviétique, se forge la conviction césairienne que la lutte des peuples colonisés contre le colonialisme, comme celle des peuples « de couleur » contre le racisme, ne peut tolérer la discrimination entre « peuples avancés » et « peuples attardés ». Le 24 octobre 1956, Aimé Césaire démissionne du Parti communiste français, par La lettre à Maurice Thorez. Dès lors, il se voit contraint de subir dans son action politique comme dans ses positionnements intellectuels le double ostracisme de l’intelligentsia communiste et du centralisme colonial.

Constats et contradictions « L’Homme de culture et ses responsabilités » a, selon Césaire, la tâche de préparer l’indépendance politique. Seule, l’émancipation culturelle fondée sur l’appartenance commune à l’Universel peut prévenir colonisés et colonisateurs contre la récurrence du néo-colonialisme, les dérives de l’impérialisme ou le piège nationaliste. Césaire est membre du Comité d’organisation de La Société Africaine de Culture et des Congrès des Écrivains et Artistes Noirs à la Sorbonne à Paris et à Rome (1959) qui s’inscrivent dans la lignée des Conférences panafricaines organisées dès le début du XXe siècle.

Grandes voix du Panafricanisem © DR

Wifredo Lam © DR

André Breton © DR

La Revue Tropiques et les fraternités surréalistes

Poète et patriarche Avoir traversé le siècle comme une figure mondiale tout en assumant la disproportion entre son aura planétaire et l’étroitesse de son « île veilleuse », est sans doute l’une des clés de l’humanisme d’Aimé Césaire, poète-patriarche. « Née du crachat des volcans », l’île est « non-clôture », « la poésie peut naître de la visite d’une crèche ou de l’inspection d’un égout ». La construction d’une route, nous dit-il, peut déboucher sur la naissance d’un poème ». Sa disparition, le 17 avril 2008, à l’âge de 93 ans, cause une vive émotion parmi les siens et dans la vie internationale. Il repose, à l’issue d’obsèques nationales, dans sa bonne ville de Fort-de-France. Le 6 avril 2011, Aimé Césaire reçoit l’hommage d’une entrée symbolique au Panthéon des « Grands Hommes » de la France où, désormais, les visiteurs auront l’occasion de rencontrer, rassemblées dans une même crypte, des figures associées aux combats pour la liberté et la dignité humaine : Toussaint Louverture, Victor Schœlcher, Victor Hugo, et… Aimé Césaire.

© DR / © DR

Césaire


NERUDA

Araucans © DR

Homme de son temps et de son lieu, Pablo Neruda a adhéré à l’idéal communiste qui lui sembla, dans le cadre menaçant de la Guerre froide et de la division antagonique du monde entre Est et Ouest, le seul rempart capable de défendre son pays, le Chili, sa région et le monde contre la domination capitaliste et impérialiste. Confronté aux urgences de la géopolitique, en dépit des faits et des révélations sur les dérives subies par cet idéal, Neruda ne l’a jamais abandonné. Contrairement à Aimé Césaire, il n’a pas remis en cause son adhésion militante à l’idéologie communiste.

Temples birmans © DR

Poète, diplomate, politique, dramaturge, essayiste Pablo Neruda est l’un des symboles les plus emblématiques de l’intellectuel latino-américain du XXe siècle, fervent militant de la justice sociale, de la démocratie, engagé contre l’impérialisme, soucieux de la défense et de la reconnaissance des civilisations amérindiennes et du dialogue des civilisations.

Consul honoraire en Asie

Portrait de Neruda à Ceylan en 1929 © Fondation Pablo Neruda

Le jeune poète Pablo Neruda © Fondation Pablo Neruda

« Ma vie est une vie faite de toutes les vies : les vies du poète »

Federici Garcia Lorca © DR

1903 — « au centre du Chili, un endroit où pousse la vigne et où le vin abonde », naît à Parral, Pablo Neruda, de son vrai nom, Ricardo Eliecer Neftali Reyes Basoalto. L’enfance du poète a pour cadre l’Araucanie, terre de volcans et de gigantesques lacs découpés en de « multitudes de baies et de bras, des volcans coiffés de leur cône de neige, des glaciers aux fronts de glace ». Le tout surgissant parfois d’une forêt « équatoriale » surprenante sous ces latitudes extrêmes, visitée périodiquement par la violence cataclysmique du séisme.

En 1921, lauréat du premier prix au concours de la Fédération des Étudiants sous le nom de Pablo Neruda pour son poème « La Chanson de la fête » reconnu dans la jeune poésie chilienne, il commence à effectuer des lectures publiques de son œuvre, activité qu’il pratiquera avec passion tout au long de sa vie. En août 1923, paraissent Crepusculario, premier recueil, et des poèmes d’amour repris en 1924 dans Veinte poemas de amor y una cancion desesperada. Il publie en 1926 dans la revue Claridad Galop mort, sur lequel s’ouvrira Residencia en la tierra, quelques Pages choisies d’Anatole France, et traduit en espagnol des textes de Rainer Maria Rilke.

En 1934, nommé Consul du Chili à Barcelone, puis à Madrid, Neruda partage l’ébullition culturelle et les idéaux progressistes des Républicains en lutte contre l’ignorance et l’arriération, et pour la promotion des femmes et la réforme agraire. Avec la poésie comme moteur de transformation et de prise de conscience, il fonde et dirige la revue Caballo verde para la poesia. Après la victoire électorale des Républicains et du Frente Popular (18 juillet 1936) et le soulèvement militaire et civil du camp franquiste qui déclenche le conflit meurtrier de la Guerre civile espagnole, Lorca est l’un des premiers fusillés, chez lui, près de Grenade, au mois d’août 1936.

Carte d’Amérique Latine © DR

Illustration de l’invasion espagnole au 16e siècle © DR

« …Sous les volcans, auprès des glaciers, entre les grands lacs, le parfum, le silence, l’enchevêtrement de la forêt chilienne… »

En octobre 1920, la tête « bourrée de livres, de rêves et de poèmes qui bourdonnaient comme des abeilles », il se choisit définitivement le patronyme de « Neruda » emprunté à l’écrivain et poète romantique tchèque Jan Nepomuk Neruda (1834-1891) membre de l’École de Mai et auteur d’un célèbre recueil de nouvelles Les Contes de Mala Strana, chefs-d’œuvre de la littérature tchèque.

Solidaire de la lutte des peuples asiatiques contre l’aliénation et la domination, il reste imperméable aux croyances et à la spiritualité des civilisations orientales : « L’Orient m’impressionna en tant que grande famille humaine infortunée, mais je ne réservai aucune place dans ma conscience à ses rites et à ses dieux ».

Consul à Buenos Aires, Neruda rencontre le 13 octobre 1933, Federico Garcia Lorca, poète, dramaturge, peintre, pianiste et compositeur espagnol, emblématique fondateur de la Génération de 1927 avec Rafael Alberti, Salvador Dali et Luis Buñuel. Rencontre capitale qui le rapproche de l’Espagne et de l’amour de la langue espagnole, au-delà du contentieux colonial.

L’enfance en Araucanie

Le jeune poète Neruda

Nommé consul à Colombo en 1928, il aurait pu y rencontrer en Inde Tagore car, nous dit-il, « en costume bengali (comme je n’ouvrais pas la bouche, on crut à la fabrique de tabacs de Calcutta que j’appartenais à la famille de Tagore »… Il assiste en 1929 au Congrès Pan-indien de Calcutta, auquel participe Gandhi et perçoit l’Inde comme « une nation en pleine lutte pour sa libération ». Il analyse la colonisation britannique et européenne : [...] Ce terrible fossé séparant les colonisateurs anglais du vaste monde asiatique n’a jamais été comblé. Il a toujours été protégé par un isolement antihumain, une méconnaissance totale des valeurs et de la vie indigènes. »

La rencontre avec Federico Garcia Lorca et « l’Espagne au cœur »

Comme un souffle empreint d’un certain romantisme, cette adhésion traverse sa vie mouvementée de voyageur du monde, détermine son action politique et parcourt son œuvre, très tôt reconnue, où se sont unies sous le signe de la poésie et de la passion, avec une exceptionnelle générosité, les figures de l’épicurien et du militant, de l’amoureux et de l’orateur, du diplomate et de l’exilé, du penseur et de l’homme d’action.

L’Araucanie est la terre ancestrale des Mapuches ou Araucans, qui ont longtemps résisté aux tentatives d’invasion des Incas, puis au génocide des Espagnols et même à la brutalité du gouvernement chilien, avant d’être en 1880 les victimes de la violence d’opérations dites « de pacification ». Dans ce « fracas d’un cœur colossal, palpitation de l’univers », où naquit la communication entre sa « poésie et la terre la plus solitaire de la planète », le jeune Pablo, étudie au lycée de garçons de Temuco jusqu’en 1920. Dès l’enfance, il « navigue en solitaire sur le fleuve tumultueux des livres ». Auteur « d’interminables lettres d’amour », il écrit ses premiers poèmes nourris de « cette révélation, ce pacte avec l’espace » qui dira-t-il, « n’ont jamais cessé d’exister dans ma vie ».

L’année 1927 marque un grand tournant, car le jeune Neruda obtient d’être nommé à Rangoon, en Birmanie, pour une mission diplomatique ad honorem, ce qu’il nommera « consul du Chili dans le creux d’une carte », première étape d’une série de séjours en Asie dans le cadre d’activités consulaires honoraires.

Touché au cœur par la brutalité fasciste soutenue par l’Allemagne nazie, qui annonce la déflagration planétaire de la Seconde guerre mondiale, Pablo Neruda entre en résistance et commence la rédaction d’España en el corazon (L’Espagne au cœur).

« À Federico, si je pouvais mourir de peur dans une maison, seule, si je pouvais m’arracher les yeux pour les manger, je le ferais pour ta voix d’oranger endeuillé et pour ta poésie qui court par ses cris. »

Pablo Neruda © Fondation Pablo Neruda / © DR

1 904 pablo 1973 neruda

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« Confieso que he vivido »

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NERUDA

Pablo Neruda sur le Machu Picchu © Fondation Pablo Neruda / L e Machu Picchu © DR

J’avoue que j’ai vécu

1971, Prix Nobel de littérature…

le militant antifasciste et Machu Picchu

D’un voyage à Machu Picchu, aux ruines grandioses de l’Empire inca naîtront, en 1945, En las Alturas de Machu Picchu et Canto general, Chant général épique.

« Machu Picchu est un voyage à la sérénité de l’âme, à la fusion éternelle avec le cosmos, là-bas nous sentons notre propre fragilité ». l’adhésion communiste

Salvador Allende (1908-1973) et Pablo Neruda en campagne électorale © DR

En 1939, Neruda organise l’accueil au Chili de plus de 2000 réfugiés espagnols qui arrivent à bord du Winnipeg. Il vibre à la résistance héroïque que l’Union Soviétique oppose, à Stalingrad, à la barbarie nazie. En 1942, son Chant d’amour à Stalingrad, sous forme d’affiches, est placardé sur les murs de Mexico.

l’exil politique du camarade Neruda Le 24 février 1949, Neruda quitte clandestinement le Chili pour un long exil politique. Membre du Conseil Mondial des Partisans de la Paix, il assiste au cours de son premier voyage en Union soviétique, aux fêtes commémoratives du 150e anniversaire de la naissance de Pouchkine et reçoit, avec Paul Eluard, l’hommage de l’Union des Écrivains soviétiques. Devenu un symbole international, le Camarade Neruda rencontre Jawahardal Nehru à New Delhi, et remet, en Chine, le Prix International de la Paix à Sun Yat Sen. « Ainsi toute ma vie, je suis allé, venu, changeant de vêtements et de planète ». Pablo Neruda devient l’une des grandes voix de l’intelligentsia communiste mondiale. Avec Picasso et d’autres artistes, il reçoit le Prix international de la Paix pour son poème « Que s’éveille le bûcheron » et décide de résider en Italie quand il apprend qu’à la chute du Président González, il peut enfin regagner le Chili. C’est le sujet de Il Postino, opéra puis film qui narre ces années de sa vie.

… et fin du voyage Le 11 septembre 1973, le putsch militaire dirigé par le général Augusto Pinochet renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Le président Salvador Allende est assassiné. Un régime de dictature fasciste et une terreur sanglante s’abattent sur le Chili. Le 23 septembre 1973, placé en résidence surveillée, Pablo Neruda décède à la clinique Santa María à Santiago du Chili, la veille de son départ pour le Mexique où il envisageait de s’exiler pour y diriger l’opposition au dictateur. Le certificat de décès attribue sa disparition à l’aggravation d’une longue maladie, version officielle contestée par certains de ses proches. Lors de ses obsèques qui se déroulent en présence de l’armée, des chants jaillissent de la foule, témoignant, par-delà la mort, du pouvoir subversif de sa poésie. Le 28 novembre 1973 paraissent deux recueils posthumes La Rose séparée ainsi que La mer et les cloches. Le 23 mars 1974 ses Mémoires, mis en ordre par sa veuve Mathilde Urrutia et Miguel Otero Silva sont publiés sous le titre de Confieso que he vivido, (J’avoue que j’ai vécu). Mars 2013 : Exhumation des restes du poète afin de tenter d’établir s’il a été « assassiné » sur ordre d’Augusto Pinochet.

Révolte amérindienne © DR

Élu Sénateur de la République, Pablo Neruda se consacre à l’amélioration des conditions de vie des travailleurs des mines de salpêtre. Staline et l’URSS symbolisent, pour lui, les seuls garants des libertés. Aussi, le 8 juillet 1945, à l’heure de l’affrontement idéologique et géopolitique planétaire qui se durcit, il adhère au Parti communiste chilien. À la suite de la publication dans El Nacional de Caracas de sa Carta íntima a millones de hombres (Lettre intime à des millions d’hommes), le président pro-américain du Chili engage, à titre politique, des poursuites contre le poète qui, en réponse, prononce un discours virulent au Sénat, Yo acuso, dans la tradition du J’accuse de Zola. La Cour suprême approuve la décision de radier Neruda de la liste des sénateurs et les tribunaux ordonnent sa détention.

Augusto Pinochet (1915-2006) © DR

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Le 30 septembre 1969, le Comité central du Parti communiste chilien le désigne comme candidat à la Présidence de la République. Mais Neruda se retire en faveur de Salvador Allende, candidat unique de la gauche, et devient ambassadeur du Chili à Paris. Le 21 octobre 1971, Neruda reçoit le prix Nobel de Littérature. Le 28 octobre, il est élu par la Conférence Générale de l’UNESCO membre de son Conseil exécutif et commence la rédaction définitive de ses Mémoires. Au plus fort de la Guerre froide, Salvador Allende est en proie au double obstacle des grands trusts internationaux et de l’opposition de droite chilienne soutenue par la CIA. Mobilisé contre le blocus économique décidé par les États-Unis, Neruda renonce à son poste d’ambassadeur, publie Incitation au nixonicide et Éloge de la révolution chilienne, et lance un appel aux intellectuels latino-américains et européens pour éviter la guerre civile au Chili.

Engagé parmi les siens

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En 1953, avant de recevoir le Prix Staline de la Paix, Neruda organise le Congrès continental de la Culture auquel assistent le peintre muraliste mexicain Diego Rivera, le poète cubain Nicolas Guillén, et l’écrivain brésilien Jorge Amado, En juillet 1954 paraissent les Odes élémentaires, La Vigne et le Vent. Le 14 décembre 1960, est publiée l’édition définitive de Cien poemas de amor (La Centaine d’amour), Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée. Amoureux infatigable, celui-ci s’installe avec sa compagne Mathilde Urrutia à la Chascona, l’une de ses deux résidences que l’on peut visiter aujourd’hui à Santiago. L’activité politique et la création poétique sont indissociables dans la vie du poète et du militant Neruda, en Hongrie, au Congrès du Pen Club à New York, à la Librairie du Congrès de Washington. En U.R.S.S, il est membre du jury du Prix Lénine attribué au poète andalou Rafael Alberti, son « frère en folle poésie », lit ses poèmes dans des émissions radiophoniques, puis écrit son unique pièce de théâtre, Splendeur et mort de Joaquin Murieta, créée en 1967 par l’Institut théâtral de l’Université du Chili, à Santiago.

Enquête autour des derniers jours de la vie de Neruda Le 11 septembre 1973, le poète apprend que l’armée a lancé un coup d’État militaire. Inquiet, il se confie au Secrétaire général du PCC qui le rassure: « C’est possible, mais toi Pablo ils ne pourront pas t’atteindre. Tu es suffisamment connu pour qu’ils ne tentent rien ». Et le Prix Nobel de lui répondre : « Tu te trompes, Federico Garcia Lorca était le prince des gitans et tu sais ce qu’ils lui ont fait ». À 22 h 30, le 23 septembre, le poète meurt à la clinique Santa María. La presse locale annonce que Pablo est mort à cause d’une piqûre… Qu’a-t-on donc injecté à Don Pablo Neruda ? Après une longue bataille judiciaire, l’exhumation des restes de Pablo Neruda a été réalisée en avril 2013, à Isla Negra, sur la côte centrale du Chili, lieu de résidence du poète où il était enterré. L’enquête se poursuit.


1861 1941 Rabindrânâth Tagore « Oh, quel soulagement d’être sorti des étroites parois mitoyennes et de contempler l’univers »

Les années d’études

La « Grande sentinelle », comme l’appelait Gandhi, sut dans une période de pré-indépendance nationale, agir pour éviter le chaos et rappeler chacun à ses responsabilités. Penseur et réformateur social, Tagore mit en garde l’Inde et l’humanité tout entière contre les dangers du sectarisme grégaire, pour préparer et relever avec intelligence et courage les défis de liberté, de démocratie et de modernité humanisée. Dans une perspective indienne et pan asiatique il s’est consacré, sans relâche, à la lutte anticoloniale avec la volonté de construire un monde riche de spiritualité, libéré de l’aliénation, de l’oppression et de la régression, afin que les civilisations et les talents s’épanouissent dans le respect mutuel et au service de l’universel humain. Rares sont ceux qui ont autant réalisé, par l’engagement politique et humaniste comme par le rayonnement de la pensée et de l’inspiration, l’idéal humain tant rêvé par Leonardo da Vinci, celui de « l’Uomo universale ». Cette myriade de génies, rassemblés en un seul homme nommé Tagore, est l’illustration particulièrement emblématique d’un tel idéal.

L’arbre banyan © DR

« J’avais 18 ans, et voici que soudain….. Soudain, je devins conscient de ce qui exaltait le tréfonds de mon âme. Le monde de mon expérience, en un moment, m’a semblé comme illuminé, et des faits qui étaient jusqu’ici détachés les uns des autres et ternes,se trouvèrent fondus dans une grande unité de signification… Je compris que j’avais, enfin, trouvé ma religion, la religion de l’homme, en laquelle l’infini devint défini dans l’humanité… »

Rabindrânâth Tagore naît à Calcutta, le 6 mai 1861, dans l’Inde dominée par le Raj britannique. Issu de la caste des brahmanes pirali, il est connu aussi sous le nom de Takur et le surnom de Gurudev et, enfant, fut affectueusement surnommé par ses proches « Rabi ». Tagore est le fils de Debendrânâth Tagore, l’un des fondateurs du mouvement réformateur Brahmo Sama, patriarche d’une famille de grands brahmanes propriétaires au Bengale, opposés aux excès du système des castes et favorables à une amélioration de la condition de la femme indienne. © DR

En 1877, à 16 ans, dès ses premiers poèmes en langue bengalie, Tagore accède à la notoriété en composant Bhikharini, « La gueuse » et Sandhya Sangit (1882), Nirjharer Swapnabhanga (« L’enthousiasme de la cascade »). Envisageant de devenir avocat, comme tout jeune indien de sa caste et de son rang social, Tagore s’inscrit en 1878 dans un établissement privé à Brightonen en Angleterre et à l’University College de Londres où il découvre la modernité du monde occidental tout en évaluant ses dysfonctionnements :

« Il y a de graves questions que la civilisation occidentale a posées devant le monde et auxquelles elle n’a pas complètement répondu : les conflits entre l’individu et l’État, le travail et le capital, l’homme et la femme, les conflits entre l’avidité du gain matériel et la vie spirituelle de l’homme, entre l’égoïsme organisé des nations et les idéaux les plus élevés de l’humanité. Tout cela doit se résoudre en harmonie Comment ? On ne peut encore même pas le concevoir… » Décidant de rentrer au Bengale avant d’avoir obtenu son diplôme, en 1880, il épouse une jeune fille de sa caste, Mrinalini Devi, (1873–1902). Il expérimente le théâtre en tenant le rôle principal, à l’âge de 16 ans, dans une adaptation du Bourgeois Gentilhomme de Molière. À 20 ans, il écrit son premier opéra dramatique Valmiki Pratibha (Le Génie de Valkimi), suivi de drames sur des thèmes philosophiques et allégoriques, d’après des légendes du bouddhisme et de l’hindouisme, mais où il choisit comme héros des gens ordinaires afin de détruire les symboles de l’assujettissement. Chaque nation doit se refléter dans son système d’éducation pour valoriser la non-dualité dans le domaine du savoir, l’amitié pour tous et l’accomplissement du devoir, quelles qu’en soient les conséquences dans le domaine de l’action.

« Il est aisé d’écraser, au nom de la liberté extérieure, la liberté intérieure de l’homme » L’école-ashram de Santiniketan École de Santiniketan © DR

Le jeune « Rabi »

Le jeune Rabi étudie l’histoire, la science moderne, tout en étant également informé très tôt du legs Moghol, des poèmes classiques de Kalidasa, des cultures occidentale et musulmane et de la sujétion coloniale.

Pour enrayer le déclin socio-économique du Bengale en respectant son identité culturelle et linguistique, Tagore développe la scolarisation comme moyen de « libération des villages des fers de l’impuissance et de l’ignorance » en « revitalisant le savoir ».

Rénover l’enseignement en y incluant les sciences et les disciplines modernes convenant aux fondements de la civilisation indienne, telle est l a mission que Tagore assigne à l’école ashram de Santiniketan qu’il crée sur le modèle des anciens ermitages des forêts de l’Inde (Tapovan - Les ermitages des forêts de l’Inde - 1909), puis Visra-Parichay, la Demeure de la paix, un centre d’explorations en biologie, physique et astronomie. Dans plusieurs essais, dont Shikshar Vahana ou Le véhicule de l’éducation (1915), Tagore souligne l’importance de la langue maternelle contre le seul usage imposé de l’anglais et juge indispensable de faire du bengali la langue de l’enseignement au Bengale à tous niveaux et milieux sociaux. Le complexe universitaire de Santiniketan fonctionne encore aujourd’hui.

Poésie,Musique : une œuvre foisonnante Musicien prolifique doublé d’un peintre de talent, Tagore modernisa l’art bengali, en rejetant les restrictions des formes indiennes classiques. Il a composé une importante œuvre musicale indissociable de son œuvre poétique, dramatique et picturale, car les paroles de ses chansons sont très souvent des extraits de ses romans, histoires ou pièces qui explorent, dans des fictions et des partitions libres, toute la gamme des émotions humaines, de ses premiers chants funèbres jusqu’à des compositions quasi érotiques, aux formes novatrices.

« Envoie-moi l’amour, frais et pur comme la pluie, qui bénit la terre altérée et remplit les jarres d’argile de la maison. Envoie-moi l’amour qui voudrait s’abîmer jusqu’au fond de l’être, et de là, jaillir en une sève invisible, à travers les branches de l’arbre de vie, donnant le jour aux fruits et aux fleurs. Envoie-moi l’amour qui retient le cœur dans une plénitude de paix. »

Bonbay, danseuse et musiciens, photo de Georges Gasté (1905-1907) © Galerie Aude de Tocqueville

Le jeune « Rabi » © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’UNESCO

Poète au génie spirituel et multiforme, il est aussi un philosophe, un militant anticolonialiste clairvoyant, un moteur de transformation sociale, un éducateur innovant, un messager exceptionnel de dialogue entre cultures et civilisations, un défenseur et un propagateur éclairé de la rigueur scientifique, mais encore un musicien d’exception, un dramaturge fécond, un acteur et un chanteur fascinants, un plasticien inspiré et doté de bien d’autres talents qui font de lui, l’emblématique « Barde du Bengale », un éveilleur de consciences intemporel par la force de son message et l’actualité de sa vision.

Architecture moghol © DR

L’Offrande lyrique (Gitanjali), 1910.

Rabindranâth Tagore incarne la conscience de son pays-continent, l’Inde.

Portrait du jeune Rabindrânâth Tagore © Délégation permanente Shivade l’Inde auprès de l’UNESCO / Ganesh © DR

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« Le voyageur doit frapper à toutes les portes avant de parvenir à la sienne »

« Il fut un temps où nous étions fascinés par l’Europe. Elle nourrissait en nous un nouvel espoir. Nous pensions que sa mission première était de prêcher l’évangile de la liberté dans le monde. Par sa littérature et son art, nous ne connaissions d’elle alors que son versant pur. Mais petit à petit, elle fit de l’Asie et de l’Afrique les sphères principales de ses activités séculaires, et y eut pour vocation première d’acquérir des dividendes, de gérer des empires et d’accroître ses activités commerciales. »

Extrait de L’Offrande lyrique

Un humanisme spirituel

Ces opinions, parfois, surprennent désagréablement les audiences occidentales, enclines à ne voir dans son « flot monstrueux de l’Inde énorme » que l’expression mystico-religieuse que le regard occidental recherchait en Tagore comme incarnation du « sage de l’Orient ».

Avec le Mahatma Gandhi, contre « le corset de fer » du « raj britannique »

Son legs est inséparable de la création culturelle indienne moderne, inspirant des écrivains ou des réalisateurs comme Satyajit Ray, qui fut élève de Santiniketan qui ont porté à l’écran plusieurs de ses romans et nouvelles comme Chaturanga, Shesher Kobita, Char Odhay, Noukadubi, Charulata, Ghare Baire (La maison et le monde). Tagore, « La grande sentinelle » et Gandhi, « La grande âme » (1869-1948) à Santiniketan © DR

Satajit Ray (1921-1992) © DR

Tagore approfondit le besoin de liberté spirituelle en mettant l’accent sur l’harmonie sous-jacente entre l’esprit de chacun et l’esprit universel, dans des essais : Iurop Jatrir Patro (Lettres d’Europe) et Manusher Dhormo (La religion de l’Homme), Loin de moi cet amour qui ne connaît point de mesure ; car, pareil au vin écumant qui a rompu ses vaisseaux, il court à sa perte à un instant.

« Pas de caste pour toi, qui ne fais pas de distinction entre les hommes. Tu ne connais pas la haine, tu ne donnes corps à rien hors le bien qui est en nous. C’est toi qui es l’Inde. » Convaincu que « l’anormale conscience de caste » en Inde et que l’inhumanité du sort réservé aux intouchables survivront à la domination coloniale et qu’ils constituent un obstacle à la construction de la nation indienne, Tagore met tout en œuvre pour faire reconnaître l’humanité et les droits des Dalits, les intouchables, et appelle les autorités et le peuple à les admettre. Il s’engage pour une Inde multi ethnique et multiconfessionnelle, contre la violence croissante entre Islam et Hindouisme et l’émergence d’un nationalisme indien, d’un futur État hindou, avec la prescience des risques politiques et humains du choc des fondamentalismes hindou et musulman.

En publiant, en 1904, un essai politique en faveur de l’indépendance de l’Inde, Tagore est l’une des toutes premières voix anticolonialistes dont la puissance de conviction et l’engagement humaniste ont nourri philosophiquement le mouvement pour l’indépendance de l’Inde et l’action anticolonialiste contre le « corset de fer » du Raj britannique. Son influence est particulièrement notable sur le plus emblématique de ses compatriotes, Mohandas Karamchand Gandhi, (1869-1944) que Tagore est le premier à baptiser publiquement, du titre respecté de Mahâtmâ, la Grande âme, tandis que Gandhi le surnomme « la Grande sentinelle ». Tagore soutient totalement l’action politique de Gandhi tout en désapprouvant certaines tendances du Mahatmâ à l’archaïsme dogmatique. Pour Gandhi, il est une référence d’autant plus précieuse que leur double présence ne s’exclut pas. Leur amitié a offert à l’Inde un double héritage fondateur de son identité nationale et de sa projection internationale.

« Ces aberrations fratricides, qui se donnent pour excellences spirituelles le sectarisme », qui tel un parasite vorace, se nourrit de la religion dont il revêt l’apparence, et la vide si bien qu’on ne s’aperçoit pas qu’elle est morte [...] « en fait une forteresse où se retranchent son instinct combatif démoniaque, sa vanité pieuse, son mépris violent pour le credo du voisin ».

Tagore, l’Inde et le Monde Pour la préparation de son pays à la maturité culturelle, à l’indépendance nationale et à la responsabilité politique, dans l’affirmation de ses convictions, Tagore n’a craint ni l’incompréhension, ni la solitude parmi les siens. « Je sais bien que ma voix est trop faible pour percer le tumulte de cette époque agitée, et qu’il est facile à n’importe quel orphelin de rue de m’accuser « d’irréalisme ». Cette épithète collera aux pans de mon manteau, sans qu’il n’en soit jamais blanchi, faisant de moi un exclu à qui la considération des personnes respectables sera refusée. »

L’engagement anticolonialiste et l’idéal pan asiatique

Prix Nobel de littérature Le 14 novembre 1913, Tagore apprend qu’il est le premier non occidental à recevoir le prix Nobel de littérature qui lui est décerné pour le « caractère idéaliste et accessible » de son œuvre. En le découvrant, l’Europe est fascinée par Tagore. Romain Rolland écrit dans son journal : « Il est fort beau, presque trop. Toute sa figure rayonne d’une joie abondante et tranquille, qui se traduit dans toutes ses paroles ». Quant à Tagore, à la veille de la 1re guerre mondiale, la prise de conscience de la responsabilité de l’Occident, de sa mainmise hégémonique sur des peuples non occidentaux et de ses tendances extrémistes ou fascistes, lui paraissent configurer la plus incertaine période de transition de l’histoire. Animé d’une insatiable soif de dialogue, Tagore a sillonné le monde entre 1878 et 1932 et dialogué avec Graham Greene, Henri Bergson, Albert Einstein, George Bernard Shaw, H.G. Wells, Vau sujet du contexte géopolitique mondial, du péril du matérialisme croissant des lacunes spirituelles de la révolution industrielle et marchande en cours en Occident ou du danger du fascisme.

Kakuzô Okakura (1862-1913) © DR

Rajha et Maharani et leurs enfants © DR

Libérer l’Inde des castes et de l’extrémisme religieux

Au tournant du siècle, Tagore comprend les mutations de la carte géopolitique mondiale, adhère à l’idéal du Panasiatisme pacifique prôné par l’intellectuel nippon Kakuzô Okakura qui, dans son ouvrage Le réveil de l’Asie affirme sa solidarité avec les pays colonisés et en particulier avec les intellectuels indiens. L’engagement anticolonialiste de Tagore évite les pièges du nationalisme, de l’extrémisme confessionnel et du totalitarisme politique, d’où qu’ils viennent.

Le poète Tagore dans les années Gitanjali, l’Offrande mystique © Délégation permanente Shivade l’Inde auprès de l’UNESCO

La grande sentinelle

Rabindrânâth Tagore s’éteint à l’âge de 80 ans, dans sa maison de naissance, le 7 août 1941, 22 Shravan 1348 dans le calendrier bengali, six ans avant l’accession de l’Inde à l’Indépendance. C’est Jana Ghana Mana, une de ses compositions, est choisie le 24 janvier 1950, pour être l’hymne national de l’Union indienne, par une décision de l’Assemblée constituante de l’Inde indépendante.

« Cette lumière ardente et rouge sur l’horizon n’est pas la lumière de ton aube de peine, ma mère patrie. Ton matin attend, derrière la patiente obscurité de l’Orient, doux et silencieux. Sois vigilante, Inde. Apporte tes offrandes d’adoration à cette aurore sacrée. Que le premier hymne de sa bienvenue résonne par ta voix. » Sélection d’œuvres de Rabindrânâth Tagore 1900 La Petite Mariée suivi de Nuage et soleil, (nouvelle tirée du recueil Galpaguchcha)

1909 Santiniketan (La Demeure de la Paix, publié en France en 1998)

1910 Gitanjali (L’Offrande Lyrique,

traduction française d’André Gide, 1913)

1910 Gora (Visage-pâle) 1912 Jivansmriti (Souvenirs) 1916 Les oiseaux de Passage

1916 1916 1921 1921 1925 1931 1934 1940 2006

Sâdhanâ La Maison et le monde Le Naufrage Le Vagabond et autres histoires Mashi La Religion de l’homme Quatre chapitres Épousailles et autres histoires Histoires de fantômes indiens

Tagore à Buenos Aires chez Victoria Ocampo ( 1890-1979) © DR

Partition de Jana Ghana Mana, hymne national indien © DR

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CÉSAIRE NERUDA TAGORE

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Cinq thèmes de convergences

Cinq grands sujets convergents, mettent en résonance les messages de Césaire, Neruda et Tagore et éclairent nos questionnements actuels : La

Poésie et l’Art, une force vitale Pour un nouveau pacte de sens entre l’homme et la Nature L’Émancipation contre l’oppression et l’aliénation dans la réciprocité et le droit Le Savoir, la Science et l’Éthique L’ Enjeu éducatif

Mon bien cher Tagore, Cher Pablo Neruda,

Si Césaire parlait à Tagore et Neruda…

Cette brève missive est pour moi - sans doute aussi pour vous - d’une totale étrangeté, autant que pourrait le sembler à toute première vue l’alliance humaniste à laquelle nous sommes conviés. Devrais-je dire… cher Rabi, cher Pablo? Pourquoi vous écrire, à vous que j’ai peu lu et pas du tout ou presque pas connus? Quels liens peuvent lier nos trois univers, celui de l’homme du Bengale, de l’Asie aux vastes multitudes tellement éloignées de la poussière d’îles qui m’a été échue par la géographie et l’histoire ? Celui des immensités andines et patagoniques aux transparences glacées et aux forêts australes que l’on dit pourtant si étonnamment luxuriantes et équatoriales, et le mien « mon île veilleuse » antillaise, péléenne, tropicale, écartelée entre la terre américaine, les rivages européens et l’Afrique originelle ? Il est vrai, toutefois, que l’ampleur de vos voix, jaillies des rives du Gange ou des cimes du Machu Picchu, est familière du séisme et que vos révoltes contre les naufrages de l’histoire répondent au grand cri nègre que j’ai poussé contre ce que le colonialisme a détruit, pour rappeler aux mornes oublieux de mes tropiques, la fidélité à l’Afrique et l’appartenance à notre commune humanité. Aux mêmes heures graves que vous, Pablo Neruda, j’ai arpenté les méandres de l’utopie communiste depuis mon rocher de Martinique, surgi à l’extrémité de cet arc antillais que des erreurs d’aiguillage colonial ont nommé « West Indies »… Les ténèbres de la dictature et de l’impérialisme qui ont martyrisé votre pays, le Chili, votre peuple et votre ami Salvador Allende, expliquent sans doute pourquoi, dans une planète coupée en deux par l’idéologie et la Guerre froide, vous avez maintenu jusqu’au bout une fidélité que j’ai décidé de rompre dès 1956 pour rester fidèle à mon double combat de la Négritude et de la dignité. Je sais qu’au terme de votre voyage, entre livres et planètes, votre parole est vibrante et que ceux, tortionnaires, qui pensaient vous faire taire dans la mort, savent aujourd’hui que leur forfait ne pèse rien face aux splendides banderilles de votre parole de « poète enraciné aux aspirations de l’être humain ».

Pourtant… pourtant il est heureux, chers frères en poétique, qu’ à y regarder de plus près et quoique je n’aie jamais rôdé dans les parages de vos univers, que nous ayons tous trois parlé aux hommes de notre Terre comme à ceux de notre Temps, de notre Soleil frontière d’une même quête inlassable. Celle d’offrir aux humains égarés le poteau-mitan autour duquel faire tourner pour qu’enfin l’avenir commence ces saisons insaisissables ce ciel sans cil et sans instance ce sang**… Cela même que j’ai nommé, par un soir d’automne 1977 à Genève, la sahardaya, en empruntant à l’Inde de Tagore ce mot immémorial qui signifie« la saveur de l’essence de soi-même » et qui fait écho à mes mots « a succulence des fruits ». C’est qu’en effet, bien avant que je ne vous aie rejoint, chers Tagore et Neruda, dans le petit matin d’ombres inclinées sur quelque terrasse de l’au-delà, j’ai moi-même – et si souvent – cherché à percer ce secret éruptif, ce souffle fidèle qui ont hanté les ténèbres du grand fracas de mon originale géographie. Il a fallu que nous formions tous trois ce singulier attelage, voulu par quelques esprits audacieux de diplomates … inspirés de l’UNESCO, pour que finalement je m’emploie à vous adresser, post-mortem, ce fragile message de fraternité. Que grandisse l’espoir que nos voix de poètes, ainsi mises en demeure par ces temps perplexes d’urgente et commune interrogation, dialoguent avec la conscience et l’espérance de tous ceux qui, par leur lutte libératrice contre toute forme d’aliénation et d’oppression, leur effort d’émancipation, leur solidarité de partage du savoir par l’éducation, leur combat concret pour l’équité et leur prise de conscience éthique, s’engagent à réconcilier l’universel et à humaniser l’humain. Annick Thébia-Melsan, Commissaire général de l’Exposition. (Texte apocryphe) ** en italique, mots extraits de textes des trois poètes.

Et pourquoi vous écrire, cher Tagore ? Curieux élan post-mortem alors que, depuis trois quarts de siècle, vous avez emporté le noble ruissellement de votre regard sombre, incarnation du « double visage de nostalgie et de prophétie » qui a su transmettre aux vôtres et au monde la saveur de votre glose indienne, au « centre plein et immobile de l’individu ». Il suffit en effet de regarder l’un de vos portraits, à tous les âges de votre vie, pour avoir l’immédiate conviction de votre vérité de lutteur infatigable. Un brahmane lumineux, drapé dans son habit millénaire pour son Bengale en lutte de libération, mais irrigué par le flot impétueux d’une sagesse qui rayonne dans son chant engagé d’une force rebelle et d’un feu inextinguible à la conquête de libertés responsables pour l’humanité réconciliée. Une vie de « barde » engagé et inspiré de ce l’on pourrait situer à des millions d’années-lumière de ce qui m’a constitué et… pourtant si proche.

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CÉSAIRE NERUDA TAGORE

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la poésie: une force vitale

« Embrasse-moi. Embrasse-moi : dans mes yeux les mondes se font et se défont ; j’entends des musiques de mondes… les chevaux approchent… un paquet de frisson gave le vent charnel de venaisons. » Aimé Césaire Et les chiens se taisaient Tagore, Césaire et Neruda se définissaient, avant tout, comme des poètes qui ont réussi à faire entendre la voix de la poésie malgré le triomphe assourdissant du consumérisme qui semble réduire, de plus en plus, l’écoute de la parole poétique à notre époque où prolifèrent chiffres, rigueur, profit, finances, techniques, croissance, terrorisme, chômage ou austérité. Pourquoi écrire encore de la poésie, contre vents, crises et marées, alors que seuls semblent être audibles dans le luxe excessif ou dans l’extrême dénuement, l’individualisme, le profit à court terme, la recherche du bien-être matériel? Le poète allemand Hölderlin (1770-1843) posait déjà cette question qui hante tous ceux qui cherchent, par l’inspiration poétique, le dépassement du contingent et du précaire : à quoi bon des poètes en temps de guerre, de pauvreté, de détresse humaine et intellectuelle, de crise ?

Crise …du poème, de la pensée, de la foi absente ou extrémiste ? Crise de la capacité de l’homme et de son destin, de sa relation aux dieux ou à l’être ? Crise économique, sociale, morale, spirituelle ou politique… ? Une seule et même interrogation recouvre la vérité d’un effondrement des épousailles de l’homme avec la nature, de l’homme avec le divin et de l’homme à l’homme. Comment comprendre l’ampleur de ses horizons mondiaux ? Comment endiguer ce flot qui s’est propagé tout au long du XIXe siècle, qui a culminé durant tout le XXe et qui résonne toujours puissamment comme l’écho douloureux d’un monde qui cherche à naître ? La réponse appartient aux poètes qui éclairent l’absence et le silence et profèrent l’attente d’une présence au monde jamais donnée, jamais acquise. Car la poésie nous vient, intacte, du fond des âges comme une communion primordiale par laquelle s’expriment et se partagent les plus profondes aspirations humaines à l’élévation spirituelle, à l’interprétation du chaos et à la quête du sens. Au fil de l’histoire humaine, dans toutes les civilisations, depuis son apparition souvent liée aux grands mythes fondateurs, le besoin de poésie a traduit le message esthétique individuel ou l’aspiration spirituelle à la cohésion des sociétés, mais aussi la critique radicale, l’humour et la résistance à la domination. La poésie, au fronton de l’art, dit l’enfoui, l’enseveli qu’elle exhume du magma de la conscience, des méandres de la mémoire pour les proférer, contagieux, régénérés, éclatants, dans les mots du quotidien et l’esprit des hommes. Le premier geste des dictatures est souvent de faire taire les poètes ou de tenter de les mettre à leur service, car elles savent que la poésie (dont l’étymologie est à chercher dans le mot grec ποιεῖν (poiein) qui signifie créer et faire, comme les autres langages de l’art, est une force vitale qui peut se dresser contre le fer des barbelés et l’asphyxie des contraintes, des solitudes et des servitudes. Conjurant la malédiction de l’oubli et du palimpseste, l’art et la poésie demeurent d’irremplaçables vecteurs de médiation entre les humains et le monde. Célébrer le centenaire du Poète Aimé Césaire, c’est s’engager à affermir l’humanisme. Ce pourrait être mieux lire et mieux entendre la poésie, sous toutes ses formes, aller à la rencontre des nouveaux langages qui traduisent la sagesse, les rêves et les révoltes de la jeunesse. Cela peut être de permettre, avec Neruda et Tagore, à la création poétique et artistique de nourrir un autre savoir, soucieux d’un projet de vie planétaire et d’une dimension spirituelle qui rendent le développement matériel compatible avec les cycles du vivant, les mystères du sacré, la fraternité des hommes ou le rythme des forces de la nature. Comment faire renaître le goût de la poésie, pour retrouver la qualité poétique de la vie et déranger. Car, dit-on, un poète qui ne dérange pas ne sert à rien.

« Rien ne délivre jamais que l’obscurité du dire Dire de pudeur et d’impudeur Dire de la parole dure. Enroulement de la grande soif d’être spirale du grand besoin et du grand retour d’être nœud d’algues et d’entrailles, nœud du flot et du jusant d’être. J’oubliais : le dire aussi d’étale c’est nouée la fureur de ne pas dire. » ah! il n’est parole que de sursaut. Briser la boue. Briser. Dire d’un délire alliant l’univers tout entier à la surrection d’un rocher ! » Aimé Césaire Configurations ( Comme un malentendu de salut - 1994)


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Césaire, l’arme miraculeuse

Aimé Césaire © UNESCO / © DR

CÉSAIRE « La poésie est cette démarche qui par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde ».

Art des profondeurs, la poésie occupe pour Césaire la dimension spirituelle du sacré primordial, la véhémence du cyclone ou de la lave jaillissante, pour créer le sens.

« Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre. »

© DR

« Comme l’homme a besoin d’oxygène pour survivre, il a besoin d’art et de poésie. Il sait, en effet, au contraire de la pensée conceptuelle, au contraire de l’idéologie, que l’art et la poésie rétablissent la dialectique de l’homme et du monde. Par l’art, le monde réifié redevient le monde humain, le monde des réalités vivantes, le monde de la communication et de la participation. D’une collection de choses, la poésie et l’art refont le monde, un monde plein, un monde total et harmonieux. »

Contre la grande injustice historique, la machine à humilier, l’hypertrophie du profit, l’effondrement de l’espoir, la poésie et l’art sont la grande impertinence pour renaître.

« Jamais le besoin poétique ne se fait autant sentir, jamais l’homme ne s’accorde, ne s’accroche à la poésie de manière si désespérée, comme à une dernière planche de salut, qu’au sortir de ces époques pleines de bruit et de fureur qui s’appellent la guerre, que cette guerre soit chaude ou froide, précisément au sortir de ces époques où la non-communication et la chosification sont exacerbées à un degré proprement intolérable. Le salut du monde dépend de sa capacité d’entendre et d’écouter cette parole.

Pour Aimé Césaire, la poésie est la parole fondatrice. « À la base de la connaissance poétique, une étonnante mobilisation de toutes les forces humaines et cosmiques » dit-il dans Poésie et connaissance (Revue Tropiques).

Remonter du gouffre de l’histoire

« Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette. qu’importe ? Nous dirions. Chanterions. Hurlerions. voix pleine, voix large, tu serais notre bien, notre pointe en avant. Des mots ? Ah oui, des mots ! »

« Non à l’ombre ! » Les soldats de l’Indépendance © DR

Nègre marron © DR

« Plus que tout autre, l’homme colonisé ressent l’incomplétude de l’homme ». Contre la déshumanisation, se reconstruire c’est remonter du gouffre de l’histoire.

Après la longue nuit de l’humiliation, seule la poésie peut traduire la révolte du Rebelle pour qu’il parvienne à la libération en refusant le chaos de l’injustice et de la haine, pour pouvoir les dépasser : « le flot noir monte… des vagues de hurlements… des marais de senteurs animales… l’orage écumant de pieds nus… et il en grouille toujours d’autres dévalant les sentiers des mornes, gravissant l’escarpement des ravins torrents obscènes et sauvages grossisseurs de fleuves chaotiques, de mers pourries, d’océans convulsifs dans le rire charbonneux du coutelas et de l’alcool mauvais… »

Nostalgie et prophétie... La poésie est un « activateur ontologique » qui ouvre les consciences, perméabilisent les esprits aux diverses visions du monde, les rendent « poreux à tous les souffles du monde ». De l’inaugural Cahier d’un retour au Pays natal au « Calendrier lagunaire », poème choisi comme ultime compagnon, l’éruption de la révolte dans la poésie césairienne demeure inassouvie :

« Nous sommes le résultat historique de toutes les violences de l’Histoire, frustrés de nos pays, frustrés de nos langues, frustrés de nos religions, frustrés de nous-mêmes. C’est ce qui a déterminé ma vocation poétique. Ma poésie n’a pas d’autre sens. Il s’agit d’une conquête, d’une réappropriation. ... Ici poésie égale insurrection [...] notre héritage est de fièvres, de séismes, et que la poésie pour être valable ne doit cesser de le revendiquer. Nous entendons rester fidèles à la poésie, la maintenir vivante ». Dès son second recueil, qui en porte le titre, la poésie est désignée comme l’« Arme miraculeuse » par sa « valeur opératoire : avec son double visage de nostalgie et de prophétie, elle est salvatrice parce que récupératrice de l’Être et intensificatrice de vie ».

« Le poète est cet être très complexe et très simple, très jeune et très vieux, qui aux confins vécu du rêve et du réel, entre absence et présence, voit et reçoit dans le déclenchement soudain des cataclysmes intérieurs, le mot de passe de la connivence et de la puissance. » Pour Aimé Césaire le poète a charge de la parole, comme le dyali, du chaman, le trouvère, car surgi des terres d’Afrique, des terroirs antillais et centre-américains, européens ou autres, l’enracinement particulier n’est jamais exclusif. Illuminant « l’avers des choses », « dire non à l’ombre », pour « la plénitude ontologique reconstituée », la poésie surgit comme un défi individuel et collectif qui réfute l’abdication et la disparition des valeurs humaines. « Et c’est pourquoi la poésie est jeunesse. Elle est cette force qui redonne au monde sa vitalité première, qui redonne à chaque chose son aura de merveilleux en la replaçant dans la totalité originelle. Si bien que sauver la poésie, sauver l’art, c’est en définitive sauver l’homme moderne en repersonnalisant l’homme et en revitalisant la nature. »

À quoi sert d’être poète ? La question a hanté Aimé Césaire, tout au long de sa vie. Elle a fondé son verbe, son combat humaniste, lucide et face au terrible constat qu’il dresse, comme l’absolu d’une mission sacrée, son affirmation d’une vocation irrévocable : « … l’homme ne fleurit point. Mais un homme sauve l’humanité, un homme la replace dans le concert universel, un homme marie une floraison humaine à l’universelle floraison : cet homme c’est le poète. » La valeur opératoire de la poésie est constitutive de l’universel. Seule, elle manifeste le pouvoir mobilisateur et régénérateur de la parole, quand elle dit la démesure du monde » au-delà de l’anecdote, au cœur même de l’homme, au creux bouillonnant de son destin », pour répondre à l’urgence vitale de ne pas se taire, de donner voix à la résistance et de porter l’espérance :

Les soldats de l’Indépendance © DR

Un jaillissement éruptif

« Connivence et puissance »

« Celui qui a charge de la parole sait, d’instinct, que sa parole est universalisante et qu’au bout de la singularité individuelle, au bout de la différence, il y a la communauté de tous les hommes. »

Colères et révoltes © DR

« Gros du monde, le poète parle... » Il revient à la poésie d’occuper rues, places, champs, murs ou forêts, pour retrouver la source même et le mouvement de la vie, lié à la rencontre de l’autre et à la réconciliation nécessaire : « La poésie est épanouissement. Épanouissement.

De l’homme à la mesure du monde ; dilatation vertigineuse. Et on peut dire que toute grande poésie, sans jamais renoncer à être humaine, à un très mystérieux moment, cesse d’être strictement humaine pour commencer à être véritablement cosmique... »


« poète d’utilité publique »

NERUDA

Pablo Neruda © DR / © DR

E

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« Je veux qu’à la sortie des usines et des mines ma poésie soit là, adhérant à la terre, à l’air, à la victoire de l’homme malmené. »

Contre le poète maudit

Pablo Neruda a voulu faire du labyrinthe de sa vie la concrétisation d’un destin irréductible : être poète pour exprimer le magnétisme vital des rapports cachés dans la nature et entre les êtres.

Neruda voyait dans la mythologie du « poète maudit » une stratégie bourgeoise pour isoler la poésie du peuple dans un rituel imposé « la vieille bourgeoisie rétrograde ».

« La poésie est le penchant naturel de l’homme et elle lui a inspiré la liturgie, les psaumes, et aussi le contenu des religions. Le poète s’est mesuré aux phénomènes de la nature et dans les premiers âges de l’humanité il s’est donné le titre de prêtre pour préserver sa vocation. De la même façon, à l’époque moderne, pour défendre sa poésie, il reçoit son investiture de la rue et des masses. Le poète civil d’aujourd’hui reste l’homme du plus vieux sacerdoce. »

« Nous les poètes, nous avons le droit d’être heureux à condition que nous ne fassions qu’un avec nos peuples dans leur combat pour le bonheur. Les poètes que nous sommes ont soudain commandé la révolte de la joie. L’écrivain maudit, l’écrivain crucifié entrent dans le rite du bonheur en ce crépuscule du capitalisme. »

Cette classe dominante dogmatique et conventionnelle, soucieuse du maintien du formalisme, impose par une loi non écrite que « le poète doit se torturer, souffrir. Il doit vivre dans le désespoir, il doit écrire inlassablement sa chanson désespérée ». Ce que Neruda rejette : Une griserie d’étoiles, céleste, cosmique, me saisit. Je courus à ma table et écrivis d’une manière délirante, comme sous l’effet d’une dictée, le premier poème d’un libre dont le titre changea souvent et qui finalement s’appela “Le frondeur enthousiaste” ».

Neruda a voulu être, avant tout, poète de son époque, aède de son pays. Rôle existentiel assumé dès sa prime jeunesse d’adolescent timide. « Rituellement vêtu de noir depuis ma tendre jeunesse, à la manière des vrais poètes du siècle dernier ». Consacrer sa vie à souligner au XXe siècle le besoin de plus en plus grand que les peuples ont de la poésie pour révéler leur histoire, accéder à leur destin et forger leur identité. Selon lui, il appartient au poète, même « carbonisé dans ce brasier secret », de reconstruire le lien entre les hommes et leur histoire par la réconciliation, sans frontières, des hommes avec la poésie.

Pablo Neruda, pénétré jusqu’au bout de l’idéal communiste, oppose à la vision misérabiliste d’une poésie conservatrice, otage d’une esthétique élitiste, « la rébellion de la joie ». Celle du partage, « el canto repartido ». Il affirme, provocateur :

© DR

Le chant rebelle et partagé

Un matérialisme poétique et amoureux

Mine de cuivre au Chili © DR

« J’ai détrôné la noire monarchie, la chevelure inutile des rêves, j’ai marché sur la queue du reptile mental est disposé les choses – eau et feu – en accord avec l’homme, avec la terre. |...] Je veux que par la porte de mes odes les gens entrent chez le quincailler. »

Le sujet poétique doit se dissoudre dans l’être collectif, devenir cet « homme invisible » dont le chant se confond avec celui de tous les hommes. Neruda confie, dans ses Mémoires, que ce dont il est le plus fier, c’est d’avoir contribué à ce que la poésie soit respectée par le peuple. Je suis arrivé, au long d’une dure leçon d’esthétique et de recherche, à travers les labyrinthes de la parole écrite à être le poète de mon peuple. C’est là ma récompense.

C’est d’abord pour sa terre natale, le Chili, que Neruda veut accomplir ce destin.

« Ma poésie et ma vie ont couru comme un fleuve américain, comme un torrent du Chili, né dans la profondeur secrète des montagnes australes et dirigeant inlassablement vers une issue marine le mouvement de ses eaux. Ma poésie n’a rien rejeté de ce qu’a charrié son courant ; elle a accepté la passion, elle a développé le mystère, elle s’est frayé un chemin dans les cœurs du peuple. »

Sans doute est-ce à Pablo Neruda que l’on doit une audacieuse tentative de désacralisation de la poésie : exprimer le chaos, le tumulte des choses, le démesuré, le monstrueux, les choses vulgaires du quotidien.

Le pain de la poésie À la question :

« La poésie peut-elle servir nos semblables ? Peut-elle accompagner les luttes des hommes ? »

Neruda répond que sa poésie est « d’utilité publique », qu’elle se définit par des liens entre écriture et engagement, humanisme et matérialisme poétique et que des rapports étroits lient le pain, l’épopée et le lyrisme. « La poésie est toujours un acte de paix. Le poème naît de la paix comme le pain naît de la farine ». Ce « matérialisme poétique » est toutefois porteur du souffle d’une exaltation née de la nostalgie et contaminée par la grandeur de l’épopée. Sa poésie s’illumine, de l’intérieur même des mots, par la manifestation de l’impalpable : « La poésie n’est pas une matière statique, mais un courant fluide qui, très souvent, s’échappe des mains du propre créateur. Sa matière première est faite d’éléments à la fois réels et irréels qui existent et qui n’existent pas.

La poésie, qui porte en elle l’éternité, convoque les sources, révère la langue espagnole qui transcende le temps, et lui ouvre la fenêtre d’un trésor absolu.

« Oh ! qu’elle est belle ma langue, oh ! qu’il est beau ce langage que nous avons hérité des conquistadores à l’œil torve, avec cet appétit vorace qu’on n’a plus jamais revu sur cette terre… Ils avalaient tout, ces religions, ces pyramides, ces tribus, ces idolâtries pareilles à celles qu’ils apportaient dans leurs fontes immenses… Là où ils passaient, ils laissaient la terre dévastée... Mais il tombait des bottes de ces barbares, de leur barbe, de leurs heaumes, de leurs fers, comme des cailloux, les mots lumineux qui n’ont jamais cessé ici de scintiller… la langue… Nous avons perdu… Nous avons gagné… Ils emportèrent l’or et nous laissèrent l’or… Ils emportèrent tout et nous laissèrent tout... Ils nous laissèrent Ies mots. Le poète capte dans sa chair, dans les fruits de la terre comme dans les courbes précaires du corps de la femme ou sur les Hauteurs de Machu Picchu, les messages déposés par les siècles. »

« Il m’est arrivé souvent de renaître. Je naissais du fond d’étoiles vaincues. Je reconstruisais le fil des éternités. »

Chef Raoni Metuktire, symbole des Luttes indigènes, Amérique du Sud © DR

« L’ éclat qui de tes pieds monte à ta chevelure, turgescence entourant ta forme délicate, n’est pas nacre de mer, n’est jamais argent froid : tu es faite de pain, pain aimé par le feu. »

Manifestation ouvrière au Chili, 1972 © DR

Parce qu’elle doit atteindre tous les hommes, la poésie pour Neruda touche tous les sujets terrestres : le chant politique, le langage imagé de la métaphore, le message simple et quotidien et souvent l’élégie amoureuse. Des recueils entiers comme Veinte poemas de amor y una cancion desesperada ou Cien poemas de amor, ont consacré Neruda comme l’un des plus authentiques poètes de l’amour du XXe siècle qui chante la femme aimée, la félicité charnelle de l’union amoureuse, la polyphonie de l’absence, de la présence, de la douleur et de la passion ou de la tendresse vécues.

Réalisme historique et romantisme révolutionnaire


TAGORE

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L’explosion de chant

« J’ai pu, consciemment ou non, faire de nombreuses choses qui n’étaient pas honnêtes, mais je n’ai jamais répandu de faussetés dans ma poésie – elle est le sanctuaire où trouvent refuge les vérités les plus profondes de ma vie. »

L’œuvre de Tagore nous est souvent parvenue privée de sa musique. De plus, le texte original en a été souvent modifié. Et, dans ses « Souvenirs », il écrit : « J’ai toujours eu de la répugnance à publier des livres avec les paroles de mes chants, car, privés de mélodie, l’âme en est absente. La meilleure part d’un cantique disparaît quand la mélodie fait défaut ; il perd mouvement et couleur et devient pareil à un papillon dont on aurait arraché les ailes. » Le « Poète », comme l’appelaient ses disciples, n’a pas cru devoir conserver, dans la version anglaise de ses chansons, la version qu’il avait cependant composée lui-même ou les répétitions et les refrains, qui donnent un charme incomparable au texte bengali, à travers la musique, le drame, la danse. puissamment enracinés dans son terroir.

À la confluence des mysticismes hindou et persan, l’influence des Upanishads et des traditions les plus anciennes, comme celle des Rishis, de l’inspiration polythéiste rattachée aux traditions religieuses les plus anciennes, la parole de Tagore est une synthèse qui fond et sublime dans sa vision poétique, sa recherche de la vérité et de l’humanité, comme autant de signes caractéristiques de l’Infini.

« Le grand battement de la vie des âges c’est dans mon sang qu’il danse en ce moment. »

Tagore représente l’aboutissement de la musique classique hindoue, extrêmement raffinée, mais enfermée dans des règles strictes et la musique populaire et religieuse du Bengale car il trouve une source renouvelée de libre inspiration dans certains modes populaires ragâs qu’il emploie en y intégrant des accents venus d’ailleurs, et parfois d’Occident, ce qui scandalise les musiciens hindous classiques et qui souligne la force de son message sans surcharges.

« Je ressens une profonde joie et un grand espoir dans l’avenir de l’humanité lorsque je me rends compte qu’il fut un temps, jadis, où nos poètes prophètes, sous le soleil généreux du firmament indien, ont salué le monde de l’accueil chaleureux qu’on réserve à un frère »

La Mystique et l’Engagement

Le Sanctuaire et l’Infini Toute l’œuvre de celui que l’on nomme « Le soleil de la littérature indienne » fut un immense effort pour communiquer ses pensées les plus sublimes, par la variété et la profondeur de son univers où toute expérience trouve un sens et une forme poétiques. Pour Tagore, la poésie est toujours liée à la transcendance, au besoin de l’homme de parvenir à l’union du beau et du bien et de comprendre les relations tourmentées des aspects essentiels de l’existence.

Sa parole est habitée par une quête spirituelle qui cherche d’abord à accomplir l’humain, dans l’extase impalpable et quasi amoureuse d’un voyage mystique dont la poésie traduit le sens profond et intuitif.

« Je suis écrasé sous le poids de la réalisation que je porte en moi un insondable mystère, que je ne puis ni comprendre ni maîtriser. »

La réalisation dans l’amour

La symbolique mystique et spirituelle de son verbe poétique a valu à Tagore de n’être présenté en Occident que comme un « puissant flot poétique qui tire sa force du Gange. » L’adhésion du poète à l’orthodoxie de la foi hindoue et de la spiritualité indienne a été mal comprise et parfois même caricaturée par l’orientalisme occidental.

Manuscrit des textes sacrés des Upanishad © DR

« L’homme n’est pas complet ; il lui reste à le devenir. L’homme naturel s’occupe d’accroître ses possessions. Nous ne pouvons acquérir une chose que dans la limite de nos besoins ; notre fonction n’est plus d’acquérir, mais d’être. »

Rabindrânâth Tagore © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’UNESCO / Miniatures indiennes © DR

« Cette harmonie, dont la cadence berce le monde »

Cependant, la quête poétique de Tagore est d’abord humaine, car il s’agit, pour lui, de révéler le visible et l’invisible que l’homme porte aussi au-dedans de lui et qui doit éclairer sa présence au monde : « Je suis convaincu que ce fut l’idée d’une humanité divine, œuvrant inconsciemment dans mon esprit, qui m’a imposé de rompre l’isolement d’une carrière littéraire pour jouer le rôle qui me revenait dans le monde de la vie pratique. »

Bas-relief d’un temple hindou © DR

Porteur de paix « J’ai passé mes jours à accorder et à désaccorder ma lyre. » Durant les dernières années de sa vie, la Seconde Guerre mondiale lui rappela douloureusement l’agonie de la première guerre qui l’avait poussé dans l’arène publique afin qu’il y prêche son message de poésie pour la paix. La vision spirituelle du poète Tagore, opposée à toute religiosité extrémiste, plonge dans les racines philosophiques. Loin de n’être que la vision simple d’une poésie mystico-religieuse, elle exprime l’expérience complexe d’un homme qui veut rencontrer la fraternité des autres hommes pour découvrir et partager le secret de la force vitale de l’univers.

« Je ne puis trouver le sommeil ce soir Toujours j’ouvre ma porte et scrute l’obscurité, mon ami Je ne vois rien devant moi. Je me demande où se trouve le chemin ! »

La poésie trouve sa source, pour Tagore, dans la contemplation de la nature et dans l’amour au-delà des limites d’un ego douloureux et souffrant. La poésie ouvre dans l’âme humaine la voie de toute relation avec les autres et avec le monde :

« Lorsqu’un homme sent battre dans son âme la vie et l’âme du monde entier, il est libre. [...] ll sait alors qu’il prend part à ces somptueuses fêtes d’amour, qu’il est un hôte respecté au festival de l’immortalité »

« Aujourd’hui, les succès de l’homme Ne sont que laide moquerie Qui se présente partout Sous le visage d’un monstre. Dois-je être témoin de ce hideux cauchemar En allumant une lampe orageuse Au crépuscule de ma vie ? »

Vers une spiritualité incarnée

« J’ai chéri ce monde et l’ai entouré comme une vrille végétale avec chaque fibre de mon être ! La lumière et les ténèbres de la lune mêlée au soir ont flotté parmi ma conscience, en elle se sont fondues, tant qu’à la fin ma vie et l’univers sont un ! J’aime la lumière du monde, j’aime la vie en elle-même. » La dimension spirituelle nourrit ses opinions pragmatiques sur le nationalisme, la guerre et la paix, l’éducation transculturelle, la liberté de pensée, le rationalisme critique, le besoin d’ouverture et l’aspiration à pénétrer la vision promulguée par les autres cultures afin d’améliorer la compréhension mutuelle et de surmonter l’aliénation et l’oppression. Aussi, ses poèmes patriotiques ont-ils inspiré et guidé la lutte anticolonialiste et indépendantiste de l’Inde, en étant empreints de son amour et de sa préoccupation pour l’être humain, qui lui importaient plus que son engagement envers toute idéologie, quelle qu’elle fût. « […] Il faut qu’un poème soit animé par une idée complète. Chaque phrase du poème touche cette idée. Le progrès de notre âme est comme un poème parfait qui, une fois réalisé, donne à tous ses mouvements et le sens et la joie ».


CÉSAIRE NERUDA TAGORE

pour un nouveau pacte de sens entre l’homme et la nature

Au terme de deux siècles d’activités industrielles, les conséquences d’un anthropocentrisme erroné et mercantile s’imposent à tous. Sites naturels assassinés, écosystèmes contaminés, climats déréglés, pollutions diverses, déforestations et dévastations ont déjà généré maintes catastrophes qui sont ou semblent être, en effet, des effets de l’action humaine. La nécessité de repenser la représentation de l’espèce humaine dans un environnement naturel dont il n’est qu’une partie intégrante, fait aujourd’hui l’objet d’une prise de conscience croissante et d’un vif débat international.

Outre les controverses qui dénoncent un nouveau dogme environnemental qui alimenterait les sources de nouveaux profits, se multiplient les rivalités scientifiques, les surenchères politiciennes, les résultats modestes des décisions politiques, le cynisme du marché, l’appréhension grandit…. comme à l’orée d’un consensus qui installerait la question environnementale au cœur des enjeux géopolitiques à l’échelle mondiale, non sans une bonne dose de vraies peurs, de frilosités contradictoires et d’exploitations mercantiles. Il est urgent d’appréhender d’autres interactions, de redéfinir d’autres associations pour faire face à la nécessité impérieuse de fonder un pacte culturel qui lie les activités humaines à la nécessaire inclusion dans la nature.

Séquoias de Californie © DR

Comment, grâce à Césaire, Neruda et Tagore, aller plus loin ? Quelles synergies approfondir au-delà de l’approche matérialiste et politicienne pour signer un nouveau pacte avec la nature ? Un pacte qui ne se limite pas à un utilitarisme immédiat ou à un raccommodage conjoncturel, en réaction à la fragilisation des écosystèmes et aux désastres qui se profilent. Un pacte de sens, pivot d’une révision humaniste et durable des objectifs du développement dans ses rapports avec l’éthique et la responsabilité, que les messages convergents et pionniers de Tagore, Neruda et Césaire nous somment d’entreprendre au plus tôt.

Par la sagesse de leur engagement humaniste, Césaire, Neruda et Tagore ont d’emblée appréhendé l’impératif d’accorder l’épanouissement matériel et collectif de l’espèce humaine avec la nature, bien longtemps avant que la question écologique et environnementale n’ait acquis la gravité qu’elle prend actuellement. Leurs visions pionnières nous rappellent que le respect et l’amour de l’homme pour la nature ont longtemps uni les sagesses humaines, qu’il s’agisse des civilisations occidentales et non occidentales, de l’hindouisme, du vitalisme africain, des traditions amérindienne, européenne ou d’autres encore, à l’écoute de l’immensité du cosmos, du frisson de la feuille ou de la goutte d’eau.

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L’inévitable confrontation des terres natales des trois Poètes avec l’imminence apocalyptique du séisme ou avec l’expérience du tellurisme a façonné leur lecture de l’histoire et leur regard d’anticipation sur la fracture creusée entre l’homme et la nature. Pour eux, l’humanité et la nature ont des destins intimement liés, tant la protection de la seconde ne va pas sans la protection des relations sociales et des valeurs culturelles qui composent la première. C’est, sans doute parce que leurs interrogations ont questionné les déséquilibres irréversibles provoqués par les dérives économiques, technologiques ou scientifiques qui prétendent dominer et défier les rythmes et les phénomènes naturels, qu’elles éclairent la mobilisation écologique actuelle, consécutive aux dysfonctionnements environnementaux qui sévissent à l’échelle planétaire.

« …dévore vent je te livre mes paroles abruptes dévore et enroule-toi en t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson, embrasse-moi jusqu’au nous furieux embrasse, embrasse NOUS mais nous ayant également mordus jusqu’au sang de notre sang mordus ! embrasse, ma pureté ne se lie qu’à ta pureté mais alors embrasse comme un champ de justes filaos le soir nos multicolores puretés et lie, lie-moi sans remords lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse lie ma noire vibration au nombril même du monde, lie, lie-moi, fraternité âpre puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles, monte, Colombe monte monte monte Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée blanche monte lécheur de ciel et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune c’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition ! » Cahier d’un retour au Pays natal, Aimé Césaire

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CÉSAIRE « Qu’es-tu... toi qui comprends ce que disent les îles... qu’es-tu venu nous dire en violence et tendresse sinon qu’à portée de voix à portée de la main et de la conque à portée du cœur et du courage parole plus loin parole plus haut lèvent l’arbre épée et l’épée espérance à fleur d’abîme. »

pas d’alibi

Césaire dénonce l’anthropocentrisme prométhéen qui oriente une myopie du développement et du profit sous toutes leurs formes, « terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu’à la forêt vierge et folle que je souhaiterais pouvoir en guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes ». Toute son œuvre nous exhorte à renoncer aux excès du matérialisme, choix de société abâtardie, qui confine à l’aveuglement et qui, sous les apparences du savoir et du progrès, n’est que l’autre visage de l’oppression et de l’aliénation. Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux, est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. Ressentie par le poète comme le grand défi contemporain des déviances de la civilisation humaine, qui colonise également la nature à laquelle elle applique les principes suicidaires de la rapine, de la conquête et de la destruction, sans comprendre qu’il s’agit là de sa propre autodestruction.

« Un arbre est une morale ».

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La nature est pour Aimé Césaire d’abord celle de l’île natale. Paradoxale, contradictoire, absolue, grandiose et précaire. Fils du cyclone et du volcan, il ressent douloureusement la manipulation et la confiscation des éléments naturels au seul profit de la marchandise rentable pour quelques-uns, mais souvent néfaste pour le plus grand nombre, et dommageable pour l’humanité comme pour la planète.

Selon Césaire, l’homme se détermine par rapport à la géographie. « Toute île appelle, toute île est veuve » : l’enracinement du poète est dialectique. Algue laminaire accrochée à son rocher pour mieux fouailler le grand large, ou encore fromager-baobab survivant dans la lave encore fumante pour élancer ses branches déchiquetées, vers « le ciel immémorial ». Depuis la géographie de l’île, l’ancrage premier, la nature libère l’imaginaire du poète Césaire de l’étroitesse du « demi-sommeil d’île, si trouble sur la mer », ce « petit rien ellipsoïdal qui tremble » pour le projeter « poreux à tous les souffles du monde » et lui rappeler que dans l’éternité des éléments, la catastrophe veille.

« Un écrivain russe est marqué par la steppe, un écrivain nordique est marqué par la neige, je suis marqué par la nature martiniquaise... . J’ai la tentation panthéiste, je voudrais être tout ! je voudrais être tous les éléments. Les Antilles, ce n’est jamais que de la montagne, de l’eau et de la montagne d’abord. Très tôt, la montagne est devenue pour moi le volcan. Là encore il y a une détermination géographique précise [...] Nous sommes les fils du volcan... »

Champignon atomique © DR

« Sous la férocité calme du géranium immense de notre soleil » Nombreux sont les textes où Césaire dénonce les excès de la prétention humaine et évoque, en adoptant un ton de sarcasme mordant, les catastrophes que l’homme invente, provoque et multiplie, comme dans les forêts de béton des mégapoles modernes:

« Je ne suis pas de ceux qui croient qu’une ville ne doit pas s’élever jusqu’à la catastrophe encore un tour de rein de cou, d’étage ce sera le déclic du promontoire ; je ne suis pas de ceux qui luttent contre la propagation du taudis, encore une tâche de merde et ce sera le marais vrai. Vrai la puissance d’une cité n’est pas en raison inverse de la saleté de ses ménagères, pour moi je sais bien le panier où ne roulera jamais plus ma tête. » La forêt vierge — Les Armes miraculeuses, 1944

Les dérives humaines forgent l’incapacité à communier dans la célébration des puissances de la nature, mais, plus grave encore, provoquent des dérèglements et des dysfonctionnements qui en détruisant les écosystèmes, se surajoutent à l’incapacité de coexister avec les règnes animaux, végétaux et minéraux. « La faiblesse de beaucoup d’hommes est qu’ils ne savent devenir ni une pierre ni un arbre ». La rupture du pacte de vie attente à l’unique horizon offert à l’homme de tous les temps et nous expose à la colère implacable de Némésis, car elle nous projette dans la démesure suicidaire de l’absurde négation que la nature demeure la « sève inépuisable » de tout progrès matériel.

« cré nom de nom ils ont assuré l’univers et tout pèse – tout – le fil à plomb de la gravité s’étant installé au fond facile de la solidité — les gisements d’uranium les statues des jardins les amours perverses la rue [...] il n’est pas jusqu’au soleil qui n’ait arrêté ses nuages à jamais fixes. Fixe c’est d’ailleurs le commandement qui sans cesse retentit d’un bout à l’autre sur tout le front de cette étrange armée du désespoir. Le monde se fixe. »

Le fromager de Saint Pierre, arbre tutélaire © DR

« Et mon île non clôture »

L’animisme ou le vitalisme qui palpite dans la pensée de Césaire cherche la voie qui lui permet d’épouser les flux vitaux qui irriguent les racines, les sucs et la floraison d’une nature qui nourrit l’homme, le régénère et le dilate dans le spectre immense du cosmos. De son « petit pas sorcier », l’histoire humaine ne commande pas aux éléments, ni à la surrection du volcan, ni au déchaînement de l’océan ou à l’irruption de la tornade. Mais cette violence cosmique est le seul horizon qui féconde la terre nourricière.

« En nous l’homme de tous les temps. En nous tous les hommes. En nous, l’animal, le végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme. Il est univers... »

« Ma parole capturant des colères... »

Face à l’effet démultiplicateur de ce paradigme prédateur dominant, la colère de Césaire dénonce avec force cette dévastation d’autant plus irresponsable que, prolongeant la logique colonialiste et au service de l’hégémonie, elle rejoint les dérèglements politiques, sociaux et culturels qui affectent la communauté mondiale, tant dans les rapports marchands et sociaux que dans les valeurs culturelles et ontologiques. Césaire y voit la mécanique autodestructrice d’un modèle de société embourbée dans une conception erronée du développement qui engendre, au cœur même des « sous-continents » l’angoisse, la misère, puisqu’elle menace les valeurs, la création et la culture dans ce qu’elles ont de plus durable, de plus nécessaire.

La force de regarder demain. Les baisers des météorites, Le féroce dépoitraillement des volcans à partir de jeux d’aigle la poussée des sous-continents arc-boutés eux aussi aux passions sous-marines la montagne qui descend ses cavalcades à grand galop de roches contagieuses ma parole capturant des colères soleils à calculer mon être natif natal cyclopes violets des cyclones

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n’importe l’insolent tison silex haut à brûler la nuit épuisée d’un doute à renaître la force de regarder demain. Moi laminaire, 1980

Aimé Césaire © UNESCO / © DR

« au nombril même du monde »

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NERUDA Respecter la densité terrestre

« Pardon si quand je veux conter ma vie ce que je raconte est terre. cette terre c’est la terre. Grandit-elle dans ton sang ? Tu grandis. S’éteint-elle dans ton sang ? Tu t’éteins. »

Sa poésie « tellurique » parle de l’univers en des métaphores puissantes, en déferlements d’images et de rythmes, porteurs de tiges vertes et de bulbes d’une souveraine efflorescence, de corolles insolemment portées vers le jour, malgré la présence du néant et des cicatrices insensées des erreurs humaines.

« Tends-moi la main dans cette rupture de la planète tandis que la cicatrice du ciel violet se fait étoile. Ah ! Mais je me souviens, où sont-ils donc ? Où sont-ils donc ? Pourquoi la terre bouillonne-t-elle, avalant tant de morts ? Ô masques sous les gîtes éboulés, sourires qui ne connurent pas l’effroi, être déchiquetés sous les solives, couverts par la nuit. »

Neruda est fasciné par l’infinie diversité du monde : plantes, insectes, coquillages, livres, fruits, objets de toutes sortes, êtres animés ou inanimés, rien n’échappe à sa curiosité.

« Tout se rompt et s’abat. Tout s’efface et se perd. La douleur est une folle qui hurle dans un bois. La nuit est solitude et mon cœur solitude. Le cri. Le hurlement. Il n’y a plus rien sur la terre ! »

La poésie de Pablo Neruda peut s’émerveiller devant la beauté de l’objet, mais elle ne s’en tient pas à sa forme ou à sa couleur. Le sujet poétique nérudien voyage à l’intérieur des choses pour en saisir l’essence matérielle.

« Grâce à ma terre qui est sans doute la plus longue du monde, jusqu’à l’Antarctique, je suis né au cœur même de grands volcans, de grands lacs, de grands fjords, d’immenses forêts du sud de la Patagonie. Ce sentiment de l’espace ouvert du rythme de l’Océan Pacifique a été la plus grande leçon de vie et de poésie que je continue encore et toujours à entendre ».

Planète en sursis Neruda déplore que même les réserves australes, désertiques ou sylvestres, coffres forts de la biodiversité, soient menacés par la vertigineuse progression des dégradations des habitats naturels. Le poète anticipe lui aussi sur le constat planétaire qu’il est urgent d’accélérer l’inventaire et la préservation des « Mondes Perdus » car certaines régions souvent totalement inexplorées, comme le Sud austral auquel il est si attaché, sont devenus des refuges d’espèces ailleurs disparues ou en sursis.

Pablo Neruda, éloigné de son continent par l’exil, s’est présenté, dans La vigne et le vent comme le fils de vastes solitudes aux forêts inviolées, aux volcans majestueux et aux fleuves indomptés, à l’opposé d’une Europe à l’urbanisation ancestrale, aux « rues tordues » et aux « bibliothèques solennelles », un monde développé mais peuplé d’injustices et de souffrances.

Lama au Machu Picchu © DR

Rive Pacifique du Chili © DR

« Lorsque je me trouvai pour la première fois devant la mer, je ne pus bouger de saisissement. Ce n’était pas seulement d’immenses vagues neigeuses qui se dressaient à plusieurs mètres au-dessus de nos têtes, c’était le fracas d’un cœur colossal, la palpitation de l’univers. [...] Sur ces plages sans fin ou dans ces monts inextricables naquit la communication entre mon cœur, c’est-à-dire ma poésie et la terre la plus solitaire de la planète. IL y a de cela bien des années, mais cette communication, cette révélation, ce pacte avec l’espace n’ont jamais cessé d’exister dans ma vie. »

« Utérus vert, savane, américaine et séminale, cave épaisse, une branche naquit à l’image d’une île, une feuille emprunta la forme de l’épée, une fleur fut éclair et telle une méduse une grappe arrondit son résumé, une racine descendit vers les ténèbres. »

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Pin araucaria des Andes © DR

La nature chez Neruda est le lieu de « la nocturne cohabitation des vies et des morts ». Elle est matrice, mère matérielle, mère nourricière. Elle détermine le chant du poète et au cœur de sa mémoire, comme un rite initiatique, fut signé son « pacte avec la terre ».

Le pacte de sens, sur lequel repose l’édifice nérudien, est tant dans le domaine de la création poétique que dans celui de la conscience humaniste, la reconnaissance par l’homme de son origine matérielle, et, partant, de sa dépendance vis-à-vis du monde de la terre ou de l’eau qu’il ne doit pas prétendre transformer. Le génie poétique de Neruda est une poésie végétale, florale, animalière, d’une prodigieuse densité terrestre. On y retrouve toutes les couleurs éclatantes et variées des forêts tropicales torrides et luxuriantes.

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Contre le massacre industrialisé contemporain, l’Homme contemple, depuis l’espace, la planète où il vit, prend conscience de sa condition de terrien, dresse un bilan de sa vie et de son siècle, de ses leurres répétés, dans une vision d’apocalypse.

Pour la vitalité créatrice

« Ma poésie était née entre la rivière et le coteau, elle avait emprunté la voix de la pluie et, comme le bois, elle s’était imprégnée des forêts. [...] Ma vie est une longue et sinueuse pérégrination, qui revient à la forêt australe, à la forêt perdue. »

Pablo Neruda © UNESCO / © DR

un pacte avec la terre

« Le dur midi du sable immense est arrivé : le monde est nu, vaste, stérile et net jusqu’aux derniers confins sableux ; écoutez le son fragile du sel vivant, seul en ces lieux : le soleil brise ses carreaux sur l’étendue déserte et la terre agonise avec un bruit sec et étouffé de sel qui gémit. »

Un rêve hante la poésie de Pablo Neruda : celui d’un homme dont l’activité, le travail, n’alièneraient pas ses origines naturelles et n’attenteraient pas aux éléments de la nature où la vie l’a précédé.

« La terre fit de l’homme son châtiment, Elle destitua l’animal, abolit les montagnes Et scruta les œufs de la mort. »

S’enraciner dans « l’utérus vert » Contre les outrances de la raison raisonnante, de la technologie débridée, de la science arrogante, contre la volonté de puissance et de conquête, l’avidité financière et l’obsession de la croissance capitaliste c’est, pour Neruda, d’autre chose dont notre monde a besoin : la compassion pour la Terre, la frugalité, le silence et la beauté. La maison de l’enfance du poète pourrait en être l’exemple, le symbole, au cœur de la forêt australe, de la simple construction de la maison du pionnier, la « maison-arbre » qu’il évoque dans Fin de mundo.

« Mon cœur ! Mon cœur ! Racine de ma soif instable, goutte de clarté qui effare les assauts du monde. Ma fleur. Fleur de mon cœur. Terrain de mes baisers. Carillon de larmes. Remous d’amoureuses roulades. Eau vive dont la plainte court et glisse entre mes doigts. D’azur, ailée comme les oiseaux, comme la fumée. Enfantée par ma nostalgie, ma soif, mon désir, ma frayeur, tu as éclaté dans mes bras comme le fruit dans la corolle de la fleur. » C’est cet enracinement nostalgique dans sa terre natale et au-delà dans la Terre qu’évoque le voyageur Neruda, si souvent déraciné par l’exil.

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Tagore © UNESCO / © DR

TAGORE

Mâyâ, mère nature

« Douce est la terre, douce est la poussière du monde. Je l’ai mise dans mon cœur cette grande oraison, précepte de ma vie. »

Comme Césaire et Neruda, Tagore anticipe sur la notion de crime écologique en partageant la conviction que l’espèce humaine se détruirait irréversiblement si elle ne vivait pas en harmonie avec son milieu naturel.

Dhalis, intouchables, fin 19e siècle © DR

Rabindrânâth Tagore jugeait nature et culture intimement liées. Sa conception de la nature, vue comme un mouvement créatif perpétuel, reflétait substantiellement ses origines culturelles. Le discours de Tagore renvoie constamment au lien unissant l’homme à la terre.

« Nuit noire sans lune À emprisonné mon univers, l’a plongé dans le cauchemar Et c’est pourquoi les larmes aux yeux, je demande : Ceux qui ont empoisonné votre air, ceux qui ont éteint votre lumière, Se pourrait-il que vous leur ayez pardonné ? »

Dans la Mâyâ cosmique Fidèle à la tradition indienne des Upanishads, tout en étant profondément informé des choix et des processus que met en place la civilisation industrielle dont il a observé les débuts en Occident, Tagore analyse la rupture matérialiste avec le vivant. Il eut souvent recours, dans l’imagerie qu’il emploie pour décrire la nature, à l’image d’une mère, la « Mâyâ cosmique » de la mythologie hindoue, selon laquelle la maternité représente la Terre et la force directrice accordée aux êtres humains par la Nature universelle. Comparer la nature à la maternité fournissait à Tagore, penseur holistique, l’harmonie entre le tout et la partie ainsi que le moyen d’introduire un écologisme compatissant.

Rencontrer la vie en nous

Shiva, divinité hindoue © DR

Tout en décrivant la beauté changeante du paysage bengali, dans le contexte géographique de l’Inde, Tagore n’oubliait pas que les ouragans survenaient souvent durant les mois précédant la mousson et que le sous-continent indien connait des tremblements de terre dévastateurs. Il considérait donc la nature comme un cadre environnemental potentiellement violent qui pouvait anéantir les vulnérables vies humaines, comme le firent les terribles séismes du plateau de Shillong en 1897 et de Bihar-Népal en 1934. Dès le XIXe siècle, Tagore pressent, avant l’heure, la gravité des menaces qu’une certaine inversion de valeurs engendrera pour l’enjeu écologique, alors que se préparait pour le monde la conception occidentale moderne du progrès non comme un moyen, mais comme une fin en soi, « où l’homme veut marcher sur la seule corde raide de l’humanité ».

Un regard d’anticipation

Racines d’un banyan © DR

« Pour l’Occidental, tout ce qui est inférieur dans l’échelle des êtres est tout simplement la nature, et tout ce qui porte l’estampille de la perfection intellectuelle ou morale est humain. C’est comme si l’on mettait dans deux catégories distinctes la fleur et le bouton, et qu’on en attribuait la beauté à deux principes antinomiques et différents. L’esprit indien, en revanche, n’hésite jamais à reconnaître sa parenté avec la nature et la continuité de ses rapports avec toutes choses. »

Particulièrement saisissante est la clairvoyance avec laquelle, dès le XIXe siècle, Tagore anticipe avec une acuité perçante en évaluant que les effets prédateurs de l’arrogance, quand l’homme se croit supérieur à la nature ou qu’il s’attache à la recherche effrénée du profit, vont proliférer dans une approche dévastatrice, sacrifier certains humains et préparer entre l’humain et le monde, un divorce destructeur. Si l’homme « peut utiliser pour ses propres fins les forces naturelles, c’est uniquement parce que son pouvoir est en harmonie avec la puissance universelle ; en fin de compte, le but de son effort ne peut jamais être en contradiction avec celui qui se manifeste par la nature ». Aussi Tagore dénonce-t-il vigoureusement les excès du progrès matériel et industriel pensé sur l’exploitation de l’autre, qu’il sait inséparable de l’orgueil de vouloir détruire la nature. En ces temps où le concept de réchauffement planétaire était inconnu, Tagore savait que la déforestation avait lieu non seulement en Inde, mais également aux Amériques, en raison de la conception occidentale du développement qui dominait la révolution industrielle.

Pragmatique, Tagore a cherché à faire la synthèse entre la tradition et les nouveaux courants ou entre la pensée orientale et la manière occidentale, inévitable. Toutefois, averti des fragiles équilibres des phénomènes naturels, il a une claire prescience des bombes à retardement que pourrait causer l’activité humaine moderne, détachée du respect des éléments et des cycles harmonieux, mais imprévisibles de la nature.

maintenir vivante la relation avec l’univers

« L’Occident se glorifie, semble-t-il, de penser qu’il dompte la nature – comme si nous vivions dans un monde hostile, où nous devions arracher tout ce qui nous est nécessaire à un ordre de choses étrange et récalcitrant. Dans la vie de la cité [...] il en résulte une dissociation artificielle entre lui-même et la Nature universelle au sein de laquelle il repose ».

Conséquence d’une telle prescience, son humanisme compatissant et son amour de la nature : il parle déjà d’écologie et d’environnement qui occupent une place prépondérante dans ses écrits.

« Je sens la douceur de l’herbe durant mes promenades forestières Les fleurs des bas-côtés me font sursauter Que les dons de l’infini soient semés dans la poussière Réveille mon chant émerveillé. »

Conscient de la dimension globale du problème, il pressentit et signala la nécessité de préserver les forêts de la cupidité humaine partout dans le monde, car il était sensible aux dangers posés en Inde par le réchauffement de l’atmosphère, qu’entraînait la déforestation. S’appuyant sur l’imagerie de la mythologie hindoue, il insista sur le fait que le réchauffement atmosphérique dans les régions déboisées d’Inde du Nord devenait intolérable. « Dans l’Inde, le point de vue était différent ; l’homme et le monde étaient englobés en une seule grande vérité ». Tagore dénonce à maintes reprises l’exploitation de la nature par cupidité. Dans un article intitulé « Palliprakriti » (la nature de la Nature), il signala également que l’appauvrissement du sol terrestre et le dénuement de la couverture forestière de la Terre étaient les raisons principales du réchauffement atmosphérique. Dès 1895 il déplore dans Swargo hothey biday (Les adieux du ciel).

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Rives du Gange à Bénarès, photo de Georges Gasté (1905-1907) © Galerie Aude de Tocqueville

Respecter la terre

« Ah ! mère, Terre appauvrie, affligée, larmoyante, ternie Après tant de jours enfin mon cœur aujourd’hui, hélas est agité de larmes pour toi ». À Santiniketan dispenser l’enseignement sous les arbres, « dans les bras de Maya », les pieds touchant le sol, la tête sous le ciel, et un programme d’éducation sensorielle avaient pour but d’inculquer le respect pour l’omniprésence de la nature.

« Comme on aime la lumière dansant de feuille en feuille ! »


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Portraits © UNESCO

L’émancipation, contre l’aliénation et l’oppression : dans la réciprocité et le droit

Tagore, Neruda et Césaire ont en commun l’inaliénable conviction que les valeurs d’un universel responsable ne sont ni l’apanage de quelques peuples, ni le monopole de quelques groupes à l’intérieur des sociétés. Œuvrer à l’édification de l’universel réconcilié, ne signifie pas pour eux oublier les luttes contre l’oppression, l’aliénation et pour l’émancipation des peuples. Bien au contraire.

«Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes panthères, je serai un homme juif un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta un homme-de-Harlemqui-ne-vote-pas l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture, on pouvait à n’importe quel moment le saisir, le rouer de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de comptes à rendre à personne, sans avoir d’excuses à présenter à personne un homme juif un homme pogrom un chiot un mendigot.»

L’éradication de l’assujettissement et le dialogue dans la réciprocité, dans le droit et dans la paix partagée, voilà les objectifs convergents qui ont guidé, souvent au prix du sang et du sacrifice, plusieurs générations d’hommes et de femmes qui se sont sacrifiés pour conquérir et partager des droits politiques, sociaux, économiques et culturels et, ainsi, participer à l’Universel. Ce sont les fondements sur lesquels Tagore, Neruda et Césaire ont engagé la réflexion et l’action qu’ils ont menées en visionnaires vigilants et actifs de la restauration de l’intégrité de la personne humaine. Objectifs cruciaux dans le contexte mondial actuel.

Des processus brutaux mis en place de longue date et nombre de facteurs récurrents conduisent à considérer que l’urgence, globale et systémique, exige d’affronter les contradictions qui découlent directement des logiques de domination colonialiste ou impérialiste,démultipliées par l’expansion technologique, consumériste et matérialiste dont nous sommes les complices, voire les acteurs. Guerre économique, exclusion sociale, conflits confessionnels et civilisationnels, « crusade » ou djihad, risque environnemental, société de surveillance et crises à répétition complètent les visages d’une universalisation pervertie et à sens unique qui infuse l’angoisse, la misère et la révolte au Nord comme au Sud, chez des centaines de millions d’êtres humains pris en étau entre la « ségrégation murée dans le particulier » et « la dilution dans l’universel », selon l’équation si bien résumée par Aimé Césaire. Partout, semble se poser désormais la question que les trois poètes ont placée au centre concret de leur engagement humaniste : Comment construire une société planétaire responsable, où chacun, émancipé des tenailles de l’oppression et de l’aliénation, s’engage à partager avec l’autre un Universel responsable de droit, de dialogue et de sens ?

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Manifestation contre la misère © UNESCO

Leurs projets respectifs n’étaient pas de convoquer un tribunal de l’histoire, mais de contribuer à l’affranchissement de l’oppression, à l’abolition de servitudes sociales, politiques, morales ou intellectuelles qui nous menacent tous, opprimés et oppresseurs. Leur mobilisation anticolonialiste, à l’écoute des mémoires, est un combat d’humanistes résolus, convaincus de la prévalence du droit sur l’exclusion, le sectarisme, l’extrémisme, l’exploitation, le racisme ou l’intolérance. Dérives que tous et partout, nous pouvons reproduire contre l’Autre, frère ou ennemi, étranger ou voisin.

Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones © DR

Camp de régugiés © UNESCO

Le Cahier d’un retour au Pays natal, Aimé Césaire


CÉSAIRE Aimé Césaire © UNESCO / The middle passage © DR

« l’heure de nous-mêmes a sonné. »

L’histoire est œuvre humaine. Dès sa première œuvre, le Cahier d’un retour au pays natal, le jeune poète Césaire affirme son engagement contre toutes formes d’oppression, pour la reconstruction d’une communauté humaine écartelée, blessée par des exactions qui affectent d’abord la victime, mais aussi et immanquablement son bourreau.

Ce combat de chaque instant, le Roi Christophe, héros tragique, le résume en ces mots « C’est d’une remontée jamais que je parle, Messieurs, et malheur à ceux dont le pied flanche », sommation qu’il adresse d’abord aux Nègres, contre la brutale inégalité dont ils ont été les victimes. Mais, au-delà, sommation qui requiert la vigilance de tous devant la polysémie mortifère et envahissante de l’oppression, que Césaire flagelle dans le Discours sur le Colonialisme :

Une Négritude de n’importe quelle couleur

« Donc, camarade, te seront ennemis – de manière haute, lucide et conséquente – non seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre [...] les paternalistes, les embrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs d’exotisme, les diviseurs…. »

Pour Aimé Césaire, le Grand cri nègre fut inaugural. L’incandescence des textes de jeunesse guide toute l’engagement poétique et politique de l’homme Césaire qui sait que le combat de la Négritude vise les avancées partagées de la condition humaine passée, présente et future.

« Faites-moi commissaire de son sang faites-moi dépositaire de son ressentiment faites de moi un homme de terminaison faites de moi un homme d’initiation faites de moi un homme recueillement mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement. »

Mais il a la claire conscience que le risque de l’histoire affecte tous les peuples et que la descente aux enfers de l’oppression n’est ni exclusive ni concurrentielle. L’humiliation et la déshumanisation de l’homme noir rencontrent d’autres souffrances, d’autres victimes, d’autres misères, d’autres révoltes. Aussi Césaire refuse-t-il le piège du victimaire dans la lumineuse continuité qui guide la lutte inlassable qu’il mène contre l’oppression et l’aliénation. Selon lui, la construction et le partage de l’universel, ne peuvent advenir que dans la réciprocité, par l’humanisation, le dialogue et l’observance du droit.

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À la face du monde, sa dénonciation du crime multiséculaire commis par la traite négrière atlantique contre des millions d’hommes et de femmes d’Afrique déportés, réduits en esclavage à qui l’on « cria pendant des siècles que nous sommes de bêtes brutes ; que les pulsations de l’humanité s’arrêtaient aux portes de la négrerie ; [...] et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous ».

Si l’humour et le sarcasme, comme dans la prose comme dans la poésie, drainent ce déferlement revigorant, c’est que l’ironie mordante et l’image acérée sont des outils puissants sous la plume d’Aimé Césaire. Face au combat réitératif, chaque exaction, chaque crime rappellent les responsabilités inaliénables de tous, dans les processus d’émancipation, selon « la grande lueur qui monte du brasier allumé en 1789 et qui n’a cessé depuis d’obséder l’horizon des peuples, parce qu’il leur apportait à tous, quelle que fût leur race ou leur couleur, non seulement le salut d’un peuple libre, mais encore le grand message de la fraternité. »

La grande lueur des Droits de l’homme

Briser la haine, briser Les armes de la lutte singulière d’Aimé Césaire sont celles de son combat universel contre tous les crimes d’oppression, sans exclusive, car il lutte contre une même logique qui fonde le colonialisme, l’esclavage, l’holocauste et autres formes de discrimination, ségrégation, racisme, antisémitisme, intolérance dont le corrélat est invariablement « un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend… » Subsistent les stigmates et les résurgences de la haine que l’on voudrait croire disparus, mais qui demeurent, intacts dans les mémoires. Contre la haine, l’émancipation responsable peut seule éteindre le brasier de l’histoire.

« Haïr c’est encore dépendre. Et j’ai refusé moi une fois pour toutes d’être esclave. » L’humaniste Césaire nous somme de briser cette récurrence qui reste la menace suprême à la paix, parce qu’elle engendre en retour, la radicalisation de revendications exacerbées et génère de nouvelles oppressions.

[…]

Première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen © DR

« L’humanisme Se jouant des apparences, à la mesure » rivières mais aussi desdu seins monde qui allaitent des

« La violence commise envers le membre le plus infime de l’espèce humaine affecte l’humanité entière. Le combat, le séculaire combat pour la liberté, l’égalité et la fraternité, n’est jamais entièrement gagné, et que c’est tous les jours qu’il vaut la peine d’être livré. »

La mulâtresse Solitude © DR

etcombat les calebasses creux mains d’offrande C’est bien d’un au long cours douces qu’il s’agit au « pour pouvoirdes assumer les exigences de l’humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai - l’humanisme vrai une nouvelle bonté ne cesse de croître à l’horizon. à la mesure du monde ». Combat toujours inachevé dans le contexte mondial actuel, endeuillé de dysfonctionnements structurels, d’oppressions réitérées et systémiques qui menacent des identités qui, en retour, se referment, s’opposent et s’exacerbent… Il n’est de lutte qu’universelle et solidaire, comme celle du Rebelle héros de la Tragédie Et les chiens se taisaient : « ...Et le monde ne m’épargne pas… Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé en qui je ne sois assassiné et humilié ». « Il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube la vie-mort la mort-vie les souffleteurs de crépuscule les routes pendent à leur cou d’écorcheurs il ne peut s’agir de déroute seuls les panneaux ont été de nuit escamotés. » En se dressant contre les mille formes d’oppression qui portent partout atteinte aux droits élémentaires de la personne humaine en Afrique, en Amérique, en Asie, en Europe ou ailleurs, Césaire nous engage à rester mobilisés, solidaires et généreux, afin de faire naître en conscience et dans nos actes, une « Nouvelle bonté ».

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CÉSAIRE Contre NERUDA l’Oppression, TAGORE l’Emancipation Saint Domingue , gravure 19e © DR / © DR

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Madame Christophe

Christophe ! Ne demande pas trop aux hommes et à toi-même pas trop ! [...] ! Christophe

Le Roi Christophe © DR

Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres, Madame ! Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris. Mais du commun lot, Il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité, une inégalité de sommations, comprenez-vous ? À qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis bien tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Alors au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que le l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous le pied qui s’arcboute ; le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la tête, oh ! la tête, large et froide ! [...] C’est d’une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche !

La citadelle Laferrière, Cap haïtien © DR

La Tragédie du Roi Christophe, 1970

Toussaint Louverture © DR

[...]


Pablo Neruda devant la statue de G. Washington © Fondation Pablo Neruda / © DR

NERUDA « maintenir la conscience révolutionnaire » Donner voix aux victimes

« No entendí nunca la lucha sino para que termine »

De l’expérience qu’il a acquise en Asie sur le colonialisme subi par les peuples des pays où il a séjourné plusieurs années, Neruda dresse un constat irrévocable : « Ce terrible fossé séparant les colonisateurs » des colonisés « n’a jamais été comblé. Il a toujours protégé un isolement antihumain, une méconnaissance totale des valeurs et de la vie indigènes ». Le pouvoir oppresseur « en laissant son empire colonial a pris congé de ses anciens sujets sans leur léguer ni écoles, ni industries, ni habitations, ni hôpitaux ; rien que des prisons et des montagnes de bouteilles vides de whisky ». Cette histoire, le poète entend la dire en replaçant au centre du processus historique le protagoniste trop souvent ignoré : l’opprimé. Du guerrier araucan au « roto » de la pampa, des ruines de l’Inca à la mine de salpêtre de Chuquicamata, l’identité américaine est fondée sur les luttes et les espérances collectives qui rendent les peuples frères en dialogue de toutes les victimes de la terre.

Je n’ai compris la lutte que pour qu’elle se termine

Résistance et idéologie L’humanisme nérudien se met au service de l’utopie communiste qu’il ne renie pas, malgré l’évidence des faits de la « dégénérescence du mao stalinisme », car elle reste pour lui la « seule force morale qui maintenait la résistance et la lutte antifasciste » de la guerre civile espagnole ou des combats latino-américains contre la domination impérialiste et l’exploitation sociale. « Nous, communistes chiliens, continuerons avec plus de fermeté la lutte sur notre territoire pour une vie plus digne pour le peuple chilien et nous saluons la lutte de tous les peuples pour leur libération aux quatre coins du monde. » La poésie de Neruda a donné toute sa place à l’engagement idéologique dans l’affrontement entre colonisateurs et colonisés, exploiteurs et exploités.

« Comme si j’étais ancré avec vous, Racontez-moi tout, chaîne à chaîne, Maillon à maillon, pas à pas, Affûtez les couteaux qu’avez gardés, mettez-les sur mon cœur et dans ma main, comme un fleuve jaune d’éclairs, comme un fleuve de tigres enterrés, et laissez-moi pleurer, des heures, des jours, des années, des âges aveugles, des siècles stellaires. »

« Les exploiteurs… dévoreurs de chair humaine, experts à traquer, à chasser le peuple enfoui dans les ténèbres, abandonné dans les recoins, dans les caves de la planète. » Mais si les combats pour l’émancipation sont inévitables, l’assujettissement, la division et la désunion ne sauraient être pour Neruda le visage définitif de l’homme.

« Je suis ici pour raconter l’histoire », déclare-t-il dans le poème liminaire du Chant général. Cette histoire est marquée par la violence, le génocide et la lutte, et il ne saurait y avoir de circonstances atténuantes pour les massacres qui, de Cholula à Guernica, de Teotihuacan à Saint Domingue ou à Pisagua, ont tristement jalonné l’histoire précolombienne. « On sait que les Araucans furent vaincus, anéantis ou oubliés et que l’histoire fut écrite par les vainqueurs ou par ceux qui profitèrent de la victoire ». Pour le poète de L’Espagne au cœur et de l’Incitation au Nixonicide et de l’Éloge de la Révolution Chilienne dénonçant la Conquête de l’Amérique comme une étape primordiale de l’oppression et de l’aliénation, il n’est pas de dialogue possible avec la barbarie qui se répète, qu’elle soit colonialiste, fasciste ou impérialiste.

« Les Guanahani fut la première vague d’écorcheurs qui désolèrent les îles. dans cette histoire de martyres. les fils de l’argile virent qu’on brisait leur sourire, qu’on frappait leurs corps de cerfs fragiles, et même dans la mort ils ne comprenaient pas. Ils furent ligotés, blessés, brûlés et rebrûlés, mordus et enterrés. [...] Il ne restait plus que les os rigidement groupés en croix, pour la plus grande gloire de Dieu et des humains. »

Miliciens républicains en action, Espagne © DR

L’agression fasciste contre la jeune République espagnole en 1936 a transpercé le cœur de Neruda d’une blessure qui marque de façon définitive son destin de poète. « Le monde a changé et ma poésie a changé », écrit-il en marge de ce cri de révolte et d’espoir qu’est son livre España en el corazón. (Espagne au cœur)

« Vous demandez pourquoi ma poésie Ne parle pas du songe, des feuilles, Des grands volcans de mon pays natal ? Venez voir le sang dans les rues, Venez voir Le sang dans les rues, Venez voir le sang Dans les rues ! » Pour Pablo Neruda, dans la lutte pour l’émancipation de la « grande famille humaine infortunée » où « même le colonialisme a ses exceptions », tout n’est pas qu’affrontement. Le combat, nécessaire, porte en lui l’unité. L’Autre, humain et fraternel, est toujours présent. Comme pour Aimé Césaire avec qui il a partagé l’idéal communiste, les peuples ne sont pas coupables, à ses yeux, des crimes perpétrés en leur nom. De cette foi militante et des liens noués entre l’expérience chilienne et celle d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres combats, l’humanisme poétique nérudien acquiert une dimension universelle.

Rendre hommage aux héros : Toussaint Louverture

Toussaint Louverture © DR

L’espace rejoint le temps de l’histoire quand il honore la force morale de ceux qui firent le sacrifice de leur vie comme Toussaint Louverture, dont le courage héroïque offrit à Simon Bolivar la solidarité du peuple haïtien contre la domination coloniale espagnole, sans recevoir en retour les marques de la reconnaissance qu’il était en droit d’attendre et que, deux siècles après, Neruda tente de lui rendre par ces vers :

« Toussaint Louverture noue entre elles l’indépendance végétale, la majesté rivée aux chaînes et la voix sourde des tambours, puis il attaque, obstrue la route, grimpe, ordonne, expulse, défie, comme un monarque naturel. »

Guerre d’Espagne, 1936-1939 © DR

Engagé contre l’agression

Divinités amérindiennes © DR

Peuple sud-américain en colère © DR

Affronter la violence d’hier et d’aujourd’hui

Pour les luttes obstinées de libération « Il reste que je ne suis qu’un homme, mais plusieurs vous diront quel homme j’ai été. J’ai toujours lutté pour le peuple et les droits de celui-ci de se gouverner lui-même, j’en ai frôlé la mort plus d’une fois et j’ai même dû me sauver de chez moi pour de longues années. » La constance de Pablo Neruda dans l’engagement idéologique démontre que la participation intense au combat pour la paix est étroitement liée, aux yeux du militant communiste qu’il reste jusqu’au bout, au combat contre l’oppression et contre les obstacles qui obstruent les voies de l’émancipation et qui subsistent dans le combat politique et social.

« Je veux vivre dans un pays où il n’y ait pas d’excommuniés. Je veux vivre dans un monde où les êtres soient seulement humains, sans autres titres que celui-ci, sans être obsédés par une règle, par un mot, par une étiquette. Je veux qu’on puisse entrer dans toutes les églises, dans toutes les imprimeries. Je veux qu’on n’attende plus jamais personne à la porte d’un hôtel de ville Je veux que l’immense majorité, la seule majorité : tout le monde, puisse parler, lire, écouter, s’épanouir. »

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TAGORE

« Toutes les fois qu’une ancienne civilisation s’est désagrégée et a péri, c’était pour des causes qui ont produit un endurcissement du cœur et conduit à une dépréciation de l’homme. C’était qu’en réduisant en esclavage des races plus faibles et en les empêchant par tous les moyens possibles de se relever, l’homme sapait les fondements de sa propre grandeur, son propre amour de la liberté et de l’équité. »

© DR

De l’objet colonial au sujet universel

L’union avec Gandhi pour l’émancipation

L’individu et l’univers - Sâdhanâ, Tagore

Tagore fut l’une des premières voix à promouvoir une conscience nationale en Inde qui comprenait le Bangladesh et le Pakistan actuels et à s’opposer au joug colonial britannique, « cette prison qui recouvre le pays tout entier ».

Luttant inlassablement contre la sujétion et l’oppression du Raj Britannique instauré en 1750 par l’exploitation sociale et économique et la répression politique, il rejeta la « mission civilisatrice » du joug colonial britannique qui stigmatisait « la nature intrinsèquement aliénée de toute la tradition culturelle indienne », et discriminait la civilisation indienne tout entière. Car Tagore eut une vision lucide de la nature du régime colonial, en Inde comme dans les autres sociétés colonisées. « Lorsque l’on constate les brutalités que déclenche leur nationalisme, dont les exemples abondent partout dans le monde – durant la dernière guerre, à la vue du lynchage des Nègres, à la vue des lâches atrocités commises par des soldats européens à l’encontre d’Indiens impuissants, à la vue de la rapacité et du vandalisme qui eurent cours à Pékin pendant la révolte des Boxers par ces mêmes nations qui ne se lassent jamais de s’accuser communément les unes les autres de barbarie selon les vicissitudes de l’opportunisme et de l’exaltation politiques. » Lors du massacre du Jallianwalla Bagh, qui eut lieu le 13 avril 1919 quand les troupes britanniques ouvrirent le feu sur un rassemblement pacifique d’Indiens non armés regroupés pour protester contre le Rowlatt Act, Tagore organisa alors un rassemblement public de protestation et écrivit une lettre historique au Vice-roi, pour renoncer à la décoration dans l’ordre de la Chevalerie qu’il avait initialement acceptée en 1915.

« Le moins que je puisse faire pour mon pays est de prendre sur moi toutes les conséquences en donnant voix à la protestation de millions de mes compatriotes, saisis dans l’angoisse paralysante de la terreur. L’heure est venue où, en ce qui me concerne, je souhaite me tenir, dépouillé de toute distinction particulière, aux côtés de ceux de mes compatriotes qui, au nom de leur soi-disant insignifiance, risquent de subir un avilissement indigne de l’être humain. »

Résister à l’aliénation

L’une des principales caractéristiques de la lutte émancipatrice que mena Tagore était de résister à l’occidentalisation de la pensée indienne et à la pratique aliénante d’adopter avec passivité les idées reçues de l’oppresseur colonial. « L’énormité des mesures prises par le gouvernement (anglais) dans le Penjab pour réprimer des troubles locaux a très brutalement révélé à nos esprits l’impuissance de notre position en tant que sujets britanniques en Inde. Compte tenu qu’un tel traitement a été administré à une population désarmée et démunie par une puissance qui dispose de l’organisation la plus terriblement efficace à la destruction des vies humaines, nous affirmons avec force qu’elle ne peut prétendre à aucune politique opportuniste, et à la moindre justification morale. »

Tagore eut avec Gandhi des rapports fraternels, basés sur la différence de leur profil social et culturel et de leur champ d’activités distincts. Si Gandhi occupa le devant de la scène politique et idéologique, Tagore joua un rôle déterminant dans le processus d’émancipation par la lutte intellectuelle et le dialogue. Leur combat convergent conduisit à une double stratégie permettant de confronter le joug britannique et de surmonter le colonialisme. L’émancipation globale et l’universalisme inclusif que prônait Tagore eurent une influence déterminante sur les idées adoptées par le Mahatma Gandhi et par Jawâharlâl Nehru car, en précurseur, Tagore anticipa sur les graves menaces que représentent le nationalisme et le sectarisme dans l’édification de toute nation. « La civilisation doit être jugée et estimée non par le degré de puissance auquel elle est parvenue, mais par la mesure dans laquelle elle développe et exprime par ses lois et ses institutions l’amour de l’humanité. »

Un humanisme politique pour dépasser tout enfermement La pensée politique de Tagore, nuancée, refuse tout dogmatisme et choisit la voie difficile du milieu entre modernisme radical et traditionalisme orgueilleux, malgré incompréhensions et menaces pleuvant des deux côtés. « J’étais convaincu que ce dont l’Inde avait le plus besoin était de se construire par elle-même [...] Ceux d’entre nous en Inde qui s’imaginent à tort que la simple liberté politique nous rendra libres ont reçu comme pain béni les leçons de l’Ouest, et perdu leur foi en l’humanité. Nous devons nous souvenir que les faiblesses que nous chérissons dans notre société, quelles qu’elles soient, seront à la source du danger politique. » Dans sa condamnation du nationalisme étroit, des notions de fierté ou de supériorité raciale où que ce soit dans le monde, alors même que la Première Guerre mondiale fait rage, Tagore condamne les tendances « fascisantes » des mouvements nationalistes indiens comme « la source fondamentale de tous les pouvoirs aveugles qui nous poussent contre la liberté et le respect de soi. » La création d’une nation sur une telle base est « la pire forme de cancer que puisse subir l’humanité. »

Émancipation et sagesse Pressentant que le monde moderne serait influencé par la compétition déchaînée et les effets pervers de la mécanisation aveugle il sait, qu’outre la fin du colonialisme, l’agression imposées aux faibles et aux dominés par les dominants se développerait rapidement, non seulement dans le domaine économique, mais aussi au cœur même de la société humaine : les nations. Les hommes ne croient pas en la sagesse de l’âme. Ils réclament le désarmement, mais il ne peut s’obtenir de l’extérieur. Ils ont l’efficacité, mais l’efficacité seule ne suffit pas. Pourquoi ? Parce que l’homme est humain et que la machine est impersonnelle.

Architecture indiene, détail © DR

Carte de l’Inde sous la férule du du Raj britannique © DR

L’Offrande lyrique (Gitanjali) résume ses combats pour l’émancipation politique et culturelle universelle :

« Là où l’esprit est sans crainte et où la tête est haut portée, Là où la connaissance est libre, Là où le monde n’a pas été morcelé entre d’étroites parois mitoyennes, Là où les mots émanent des profondeurs de la sincérité, Là où l’effort inlassable tend les bras vers la perfection ; Là où le clair courant de la raison ne s’est pas mortellement égaré dans l’aride et morne désert de la coutume, Là où l’esprit guidé par toi s’avance dans l’élargissement continu de la pensée et de l’action Dans ce paradis de liberté, Mon père, permets que ma patrie s’éveille. »

Gandhi, compagnon de lutte anticoloniale © DR

La Reine Victoria © DR

Un regard lucide sur le régime colonial


CÉSAIRE NERUDA TAGORE Une même adhésion s’affirme dans les œuvre-vies de Césaire, Neruda et Tagore quant aux rapports essentiels qui doivent étroitement imbriquer le savoir, la science et l’éthique. S’ils ont salué la formidable explosion de connaissances qu’a représenté, au XIXe et au XXe siècles, l’évolution de la science et des techniques, c’est en considérant qu’il s’agissait là d’une part primordiale, mais non exclusive, de l’aventure du savoir humain, qui doit se nourrir aussi de l’émotion, inséparable de la vie. De plus, leurs origines géoculturelles ont nourri leurs interprétations de la formidable chance que représente le progrès scientifique pour la communauté humaine émancipée et solidaire que chacun appelle de ses vœux.

CONVERSATION ENTRE Rabindranâth Tagore et Albert Einstein Tagore s’est rendu le 14 juillet 1930 au domicile d’Einstein à Kaputh, dans la banlieue berlinoise. Leur conversation enregistrée et la photo prise ont été publiées dans La Religion de l’Homme (George, Allen et Unwin, Ltd, Londres).

Tagore et Gandhi © Délégation permanente de l’Inde auprès de l’UNESCO

Vision d’autant plus précieuse que la science et de la technologie qui progressent à pas de géants, nous interpellent à l’heure où l’humanité s’interroge sur les bienfaits de ce potentiel vertigineux, dont elle dépend de plus en plus, mais qui n’est pas exempt de risques. L’éthique est l’exigence première et ultime pour éclairer les choix et réconcilier les membres de l’humanité par un savoir durable et partagé qui éradique les disparités qui conditionnent l’accès aux connaissances, à l’eau, à la santé, à l’énergie et à l’épanouissement de tous.

Tagore et Einstein (1879-1955) © Délégation permanente de l’inde auprès de l’UNESCO

En effet, les bouleversements survenus au cours du XXe siècle, les actuelles connexions croissantes entre science, technologie et économie d’une part, et d’autre part, entre la société humaine et la biosphère, concept holistique et interdisciplinaire, présentent des défis incontournables. La question transcende les seuls aspects épistémologiques, méthodologiques ou encore l’échelle des moyens mis en jeu. Elle constitue LE défi prospectif majeur pour l’humanisme du IIIe millénaire, sommé de réconcilier les savoirs et d’assortir l’universalité de la démarche cognitive aux leçons des passifs et aux enjeux éthiques. Parce que Césaire, Neruda et Tagore ont posé la difficile question des liens entre éthique, science et humanisme, indissociables des fondements de la solidarité effective de l’humanité, dans une approche pluridisciplinaire, leurs messages précèdent les bouleversements que suscite l’impact des avancées scientifiques et technologiques sur l’évolution de l’homme, de la société et de la planète. Pour la première fois dans l’histoire de l’espèce, l’homme se trouve en mesure d’intervenir dans les processus fondamentaux de la vie et la mort, ce qui engage de façon renouvelée l’équation des bienfaits de l’innovation. Et l’expérience du passé récent offre un recul suffisant pour optimiser la contribution effective de la science comme intrinsèquement bénéfique à l’humanité dans la construction de l’humanisme et de l’universel. Le legs des trois auteurs est au cœur de cette problématique transculturelle et intergénérationnelle.

Tagore

Aujourd’hui les nouvelles découvertes mathématiques nous disent que dans le domaine des atomes infinitésimaux le hasard a sa place. « Le drame de l’existence » — la vie — n’est absolument pas prédestiné.

Einstein

Les faits qui font que la science tend vers ce point de vue ne disent pas « au revoir » à la causalité. On essaie de comprendre quel est le but supérieur de cet ordonnancement. L’ordre est là, où les éléments importants se combinent et régissent l’existence ( la vie), mais dans le détail de ces éléments, cet ordre n’est pas perceptible.

Tagore

Ainsi la dualité est dans les profondeurs de l’existence, la contradiction entre la libre impulsion et la raison, qui y travaille et évolue en un schéma ordonné des choses ?

Einstein

La physique moderne ne dirait pas qu’elles sont contradictoires. Les nuages forment un bloc, vus de loin, mais si on les voit de très près, ils ressemblent à des gouttes d’eau désordonnées.

© DR

Tagore

Je trouve un parallèle dans la psychologie humaine. Nos passions et désirs sont indisciplinés, mais notre personnalité soumet ces éléments en un tout harmonieux. Quelque chose de semblable arrive-t-il dans le monde de la Physique ? Les éléments sont-ils indociles, dynamiques avec leur propre impulsion ? Et y a-t-il un principe dans le monde de la Physique qui les domine et les met dans un ordre organisé ?

Einstein

Même les éléments sont ordonnés. Les éléments du radium maintiendront toujours leur ordre spécifique, maintenant et pour toujours, comme ils l’ont fait depuis le début. Il y a donc une classification périodique des éléments.

Tagore

Autrement dit le drame de l’existence serait trop décousu, sans méthode. C’est la constante harmonie du hasard et de la détermination qui renouvelle éternellement la vie.

Einstein

Je crois que, quelque soient nos actes ou nos motivations la causalité est présente ; il est cependant bon que nous ne puissions voir au travers. L’Homme de Vitruve © UNESCO

DR ©©DR

le savoir, la science et l’éthique

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Tagore

Il y a aussi dans les affaires humaines un élément d’élasticité, un peu de liberté dans notre rayon d’action, qui est l’expression de notre personnalité.


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CÉSAIRE « Oui ou non, trouvera-t-on le secret d’une société où la science cessera de séparer l’homme de l’univers, de séparer l’homme de lui-même et de son prochain, d’isoler l’homme pour mieux l’éteindre, pour mieux le détruire ? »

Aimé Césaire place la science et le savoir à l’épicentre des défis que le XXIe siècle pose à la famille humaine. Il rend hommage, avec une réelle fascination, à l’univers scientifique et à ses apports tout en appréciant, en conscience, leurs responsabilités accrues dans une époque où le risque est plus que jamais inévitable. « L’histoire — nous dit-il — est toujours dangereuse, et c’est à nous qu’il appartient d’établir et de réajuster la hiérarchie des périls ».

Manuscrit à Tombouctou © DR

Une approche épistémologique Pour l’universel que propose Césaire, le savoir est constitutif de l’humain, depuis l’apparition de l’espèce. La science n’est pas TOUT le savoir et n’est pas exempte de responsabilités éthiques, sociales et politiques. La réflexion du Poète, jointe à son engagement intellectuel et politique, l’a conduit à approfondir une approche épistémologique sur le « contenu » des sciences, en tant qu’institutions humaines intervenant dans l’histoire des sociétés. La question que pose la nature de la connaissance scientifique n’est pas dissociable, pour lui, de celle de ses finalités. L’expérience de dysfonctionnements avérés et datés requiert de porter attention aux responsabilités concrètes de la démarche et des activités scientifiques.

Pour des sciences responsables

Au XXIe siècle, au regard du poids accru des pressions économiques, financières ou politiques, la vigilance reste de mise. Après la justification de concepts erronés sur les « primitifs », qu’en est-il du sort réservé actuellement aux humains dans les statistiques, les expérimentations diverses, le grand marché des sciences et des techniques ? La question reste posée. Sensible à l’essor des sciences à leur impact social énorme, il est crucial pour Césaire que le savoir soit réconcilié avec l’intelligence de tous, au Nord comme au Sud, car selon lui, « L’erreur serait de croire que la connaissance a attendu, pour naître, l’exercice méthodique de la pensée ou les scrupules de l’expérimentation ».

Aimer la science Césaire est un précurseur du courant contemporain de la pensée holistique transdisciplinaire, regroupant en cénacles des poètes, philosophes, anthropologues et ethnologues et autres scientifiques de tout bord. Visiteur assidu des musées scientifiques, familier des Muséums d’Histoire naturelle, des éditions spécialisées, l’homme politique Césaire, gestionnaire de son île, de sa ville, a mis en œuvre des programmes scientifiques dans nombre de disciplines des sciences de la nature, océanographie, géologie, botanique ou des sciences humaines, dont il suivait personnellement les avancées en montrant une curiosité insatiable des publications de divulgation et de sensibilisation. Bien présents dans l’univers césairien, ces éléments se retrouvent dans l’usage que Césaire fait de termes scientifiques dans sa poésie, riche en termes de botanique ou de médecine, comme pour rendre poétiquement hommage aux solutions que la science apporte aux peuples :

« Des raz-de-marée et des érésipèles des paludismes et des laves et des feux de brousse et des flambes de chair, et des flambées de ville… »

« Vue du monde. Oui. La science offre une vue du monde. »

Mais sommaire. Mais de surface. La physique classe et explique, mais l’essence des choses lui échappe. Les sciences naturelles classent, mais le quid proprium des choses leur échappe. Quant à la mathématique, ce qui échappe à son activité abstraite et logicienne, c’est le réel. »

Algues laminaires © DR

Sons, arômes, effluves, tout un monde de saveurs de senteurs, mais aussi de miasmes, de relents, de remugles et de pestilences, consacre l’univers césairien dans l’investissement attentif et méthodique du réel…

« vienne le cynophale vienne le lotus porteur du monde vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de la mer »

Il arrive au poète Césaire d’ouvrir les pistes d’un monde que les scientifiques explorent. Aux astro-physciciens ou aux botanistes d’être eux aussi « des poètes de l’univers », d’approcher au profit de la démarche scientifique ce qu’André Breton nommait « les harmonies du monde ».

Hiérarchisation des races humaines, gravure © DR

Se méfier des pseudo-sciences L’histoire des sciences humaines a semblé à Aimé Césaire mériter, à juste titre, de profondes et sévères interrogations, car elle porte les stigmates de thèses pour le moins questionnables qui pèsent sur le rôle historique de la science. Il ne faut aucunement que se reproduise la collision de « la grande trahison » de certains scientifiques, vendus à des intérêts prédateurs qui affirmaient « que l’Occident a inventé la science, que l’Occident seul sait penser ; qu’aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, incapable de logique ». À titre d’exemple et face à la recrudescence du préjugé racial, comment oublier les ravages légués par « la portée objective de la mauvaise besogne » de l’oppression effectuée par de très respectables savants qui ont établi, par des théories scientifiques aussi douteuses que la craniométrie et l’anthropométrie, une hiérarchisation des êtres humains et qui, ont justifié « scientifiquement » le racisme, la destruction de nombreux peuples et leur asservissement ?

« Je défie le craniomètre. Homo sum etc. Et qu’ils servent, se trahissent et meurent Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. C’était inscrit dans la forme de leur bassin. »

Atome d’uranium © DR

L’émerveillement du réel

Science, Savoir et Éthique La grande question, pour Césaire, est celle d’élargir les enjeux humains des réalités scientifiques du monde physique, quantifiable et de neutraliser les aspects négatifs que peut recéler « la machine, oui, jamais vue, la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ». Plus les domaines et les ramifications de la science et de la technologie gagnent en efficience et en sophistication, plus la responsabilité éthique s’impose face aux risques de la production d’un savoir autiste et désincarné. « Marcher à travers la fracture mal réduite des continents » (rien ne sert de parcourir la Grande fosse d’inspecter tous les croisements d’examiner les ossements de parent à parent il manque toujours un maillon) marcher en se disant qu’il est impossible que la surtension atmosphérique captée par les oiseaux parafoudres n’ait pas été retransmise quelque part en tous cas quelque part un homme est qui l’attend. » Primordial est d’éviter qu’un dogmatisme matérialiste ne convertisse en idéologie hégémonique un certain despotisme de la science moderne, car « pour acquérir cette connaissance impersonnelle qu’est la connaissance scientifique, l’homme s’est dépersonnalisé, s’est désindividualisé ». Aussi Césaire exhorte-t-il les scientifiques à rester sensibles au poétique, au merveilleux saisissement devant le mystère et la profondeur de la nature animée ou inanimée, devant laquelle s’incline la raison.

« La connaissance poétique naît dans le grand silence de la connaissance scientifique. Par la réflexion, l’observation, l’expérience, l’homme dépaysé devant les faits finit par les dominer. Désormais il sait se diriger dans la forêt des phénomènes. Il sait utiliser le monde. Mais il n’est pas pour autant le roi du monde. »

Aimé Césaire © DR / © DR

« Il est place pour tous au rendezvous de la conquête »


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NERUDA « …Un monde orbitant autour de son soleil, que les savants n’ont toujours pas découvert, eux, qui s’entourent d’instruments, en mal d’éternité, mais sans le goût de la saveur. »

à l’investigation. La poésie « acte liturgique » nous permet de figurer ces conditions extrêmes, les étranges régions de l’Univers où tout s’est joué en l’espace d’une fraction de seconde, depuis l’instant de la Création. Un vrai défi. La curiosité dévorante du poète Neruda pour les objets se double de l’obsession pour les proportions mathématiques qui transparaît dans ses textes, au sein des limites du réel accessible. La poésie de Pablo Neruda peut s’émerveiller devant la beauté de l’objet, mais elle ne s’en tient pas à sa forme ou à sa couleur. Convergent avec l’investigation scientifique, le sujet poétique nérudien voyage à l’intérieur des choses pour en saisir l’essence matérielle.

C’est en observateur attentif du spectacle de la nature andine, de sa structure géologique et topographique que Pablo Neruda commence son Canto general, tout comme c’est sur les ruines historiques et l’analyse sociologique et anthropologique de la guerre d’Espagne que Neruda prend conscience du pouvoir créateur et destructeur de l’homme.

« À chaque chose ai-je demandé si elle avait de plus de plus que la structure, aussi j’ai appris qu’il n’y avait rien de vide : tout était train, navire chargé de multiplications... »

Décrire et célébrer le monde

Quelle que soit la spécificité que Neruda reconnaît à la quête poétique, fondée sur un usage particulier de la langue, il ne l’oppose pas à celle de l’homme de science. Lorsque dans son livre Odes élémentaires, il choisit de célébrer la beauté d’une pharmacie, il n’est pas hors de son projet poétique fondamental qui est la célébration de la totalité des expériences humaines.

foi dans un progrès scientifique au service de la vie

Mystères insondables et univers quantique

Youri Gagarine (1934-1968), cosmonaute et pionnier © DR

Fonds marins © DR

Le progrès scientifique et technologique s’inscrit dans la toile de fond sur laquelle se construit le matérialisme poétique de Neruda et son désir de décrire le monde, à partir de l’observation des choses : « L’idée d’un poème central qui rassemblerait les incidences historiques, les conditions géographiques, la vie et les luttes de nos peuples, se présentait à moi comme une tâche urgente ». Il n’y pas de hiatus, dans sa vision du progrès technologique entre les sources du savoir scientifique et les sujets qu’exploite et exprime l’inspiration poétique. C’est d’eux que le poète tient son pouvoir de transformer le réel. « Je regarde la mer avec la plus complète indifférence : celle de l’océanographie qui en connaît la surface et la profondeur ; sans plaisir littéraire, mais avec une délectation de connaisseur, un palais de cétacé. C’est le plancton qui m’intéresse, cette eau nourricière, moléculaire et électrisée qui donne aux mers une couleur d’éclair violet. »

Aucune rupture, dans l’œuvre de Neruda, entre l’exploration de la biodiversité et celle de l’histoire humaine. Au Chili, au Pérou, au Mexique, sur les terres des Mayas, il observe partout, captivé, les mystères insondables de l’eau, en célébrant l’éternité de la quête du savoir et la pluralité des démarches scientifiques déjà inaugurées depuis des millénaires par toutes les civilisations, dont celles des peuples amérindiens qui célèbrent les premiers instants de la Création.

« atome, débordante coupe cosmique, retourne à la paix de la grappe, à la vitesse de la joie, retourne à la maison de la nature »

Calendrier aztèque © DR

Comme si lui, l’inventeur d’étoiles, annonçait sans y prétendre les très récentes expériences de la chimie organique et de la physique quantique qui cherchent à découvrir la clé scientifique de la matière vivante et minérale, le poète peut aller au-delà du réel. Comme si ses mots avançaient avec les nanosciences et les nanotechnologies vers les frontières de l’univers quantique, qui décrivent le comportement des atomes et des particules, du monde microscopique et qui s’appuient sur de nouveaux postulats.

Explorer l’éternité d’un monde en devenir

© DR

« Alors, sur les puits sacrés, durant des milliers d’années, les religions primitives accrurent le mystère de l’eau secrète, de l’eau insondable ». Le poème résume notre monde, comme de l’énergie pure, tellement inouïe que même les accélérateurs de particules ne peuvent pas la créer, faute de puissance ! Si Neruda aimait à citer Guillaume Apollinaire : « Pitié pour nous autres poètes qui explorons les frontières de l’irréel », c’est qu’une alliance entre science et poésie peut seule explorer un monde en devenir, monde de l’histoire ou de l’expérience, interstellaire, subatomique, complexe, violent et chaotique, et parfois inaccessible

L’appréhension profonde que la science et la technique ne parviennent pas à relever le défi humaniste et éthique :

Pablo Neruda © DR

« Mayas, vous avez abattu le grand arbre des connaissances. Dans un parfum de races qui engrangent s’élevaient les structures de l’examen et de la mort, et dans les puits d’or vous scrutiez la permanence germinale »

Pablo Neruda s’est passionné quand il a partagé à Moscou « le temps des cosmonautes ». Mais face aux risques pour l’homme de sciences et de techniques qui ont créé la plus grande menace ayant jamais existé pour toute la vie terrestre : la bombe atomique, le matérialiste Neruda juge urgent de se demander, comment, et sur quelles bases saines, engager l’esprit imaginatif, l’énergie intellectuelle et matérielle de la recherche et de ses applications. Il n’est, pour lui, de véritable science qu’au service de la vie. Ode à l’atome, dix ans après que la bombe soit tombée sur Hiroshima, s’achève par une exhortation adressée au pouvoir pacifique et fécondant de l’atome :

« Et au printemps du monde apparaissait la mécanique. La technique hissait son domaine et le temps fut rapidité, rafale sur la bannière des marchands. La lune des géographies qui découvrait la plante et la planète étendit la beauté géométrique dans l’essor de son mouvement. L’Asie céda son parfum virginal. … La lumière arriva en dépit des poignards. » Mais, son universalisme utopique demeure à l’origine de cette foi dans le progrès scientifique et technique, chevillé au cœur. Il y a chez Neruda la conviction qu’en dépit de tous les risques, la mission scientifique est d’inscrire chacun d’entre nous dans son rapport aux générations qui nous succèdent, comme membre de « la famille humaine » où l’humanisme triomphera. Cette conviction est fondatrice et ultime. Elle transcende sa conviction idéologique.

« J’écris ces lignes en sachant bien que sur nos têtes, sur toutes les têtes, plane le danger de la bombe atomique, de la catastrophe nucléaire qui ne laisserait personne et ne laisserait rien sur terre. De toute façon, cela ne refroidit pas mon espoir. En cet instant critique, en ce clignotement d’agonie, nous savons que la lumière définitive entrera dans les yeux entrouverts ; nous nous comprendrons tous. Nous progresserons ensemble. Et cet espoir est irrévocable ».

Pablo Neruda © DR / © DR

la science, un espoir irrévocable


pour le partage du savoir humain

TAGORE

« La science a doté l’homme d’un immense pouvoir. L’âge d’or reviendra quand ce pouvoir sera mis au service de l’humanité. L’appel de cet âge suprême s’entend déjà. L’homme doit pouvoir aujourd’hui y répondre, que ce pouvoir qui est le tien ne s’amenuise jamais ; qu’il soit victorieux dans le travail et la vertu. »

Fasciné par la prolifération accélérée des découvertes scientifiques, Rabindranâth Tagore a invité nombre de scientifiques occidentaux à visiter l’université qu’il a créée à Santiniketan, pour y dispenser leur savoir en sciences fondamentales et appliquées en faveur du développement de l’Inde.

Estimant que la science moderne n’est pas la prérogative des seuls Occidentaux, il était conscient que des épreuves successives et des circonstances particulières avaient empêché certains pays orientaux de mettre en pratique les découvertes scientifiques auxquelles ils étaient parvenus et que l’Occident adoptait. Il prévoyait qu’un jour des scientifiques japonais, chinois ou indiens obtiendraient, par l’effort, la reconnaissance qui leur était due.

Le plaidoyer de Tagore en faveur de l’application de la science au bien-être de l’humanité témoignait de l’idée que toutes les formes de savoir peuvent être communément partagées et mises en œuvre.

Partager le savoir pratique

Lorsque Tagore entreprit son œuvre de reconstruction rurale dans le Bengale oriental, il comprit que les conditions économiques et sociales misérables ne changeraient pas tant que la science et les méthodes agricoles modernes ne seraient pas introduites. « Je suis animé depuis longtemps du fervent désir que nous nous occupions des problèmes agricoles de ce pays comme il se doit. J’ai envoyé certains de nos jeunes hommes à l’étranger pour qu’ils étudient l’agronomie, de sorte qu’à leur retour ils puissent s’attaquer à ce problème et servir ainsi leur mère patrie. » « … Une fois que l’on a compris la loi de la gravitation, on n’est plus soumis à la nécessité de collectionner les faits à l’infini ; on est parvenu à une vérité des faits innombrables […] C’est pourquoi une vérité générale simple, découverte par exemple en biologie par un homme tel que Darwin ne se limite pas à son propre objet, mais illumine toute une région de la pensée et de la vie humaines et va bien au-delà de son but primitif, telle une lampe qui projette sa lumière beaucoup plus loin encore ». Tout en soutenant la tendance de la civilisation moderne à unifier le monde grâce à un partage des sciences et des techniques, Tagore ne se ralliait pas à l’idée pas que la science pouvait créer une civilisation humaine unique, car pour le projet humaniste concret qu’il définit, la science ne saurait être une imposition stérile à la diversité humaine, mais une avancée de l’humanité contre les barrières de l’arbitraire. Contre l’introduction dans « nos conceptions mentales du principe de « diviser pour régner », qui fait naître en nous l’habitude d’assurer nos conquêtes en les entourant de murs et en les séparant les unes des autres. Nous isolons chaque pays des autres pays, nous subdivisons nos connaissances en compartiments étanches, nous discriminons entre l’homme et la nature. D’où chez nous de graves soupçons à l’égard des barrières que nous avons construites ». Physique quantique © DR

Femmes en sari © M. Espanet

Formuler des vérités partagées

Dressant, à cet égard, un constat amer des causes de la misère indienne, il souhaitait que la recherche scientifique puisse créer de nouvelles disciplines fondamentales afin de développer de nouvelles connaissances et des applications pratiques adaptées, susceptibles de contribuer immédiatement à la réduction de la pauvreté dans les villes et dans les villages.

« Nous avons omis d’agir, de sorte que nos cours d’eau et nos étangs s’assèchent ; la malaria et les maladies, la convoitise, le péché et le crime règnent sur notre terre ; une lâche résignation nous accable. Partout nos compatriotes s’écrient, Nous avons échoué ». Son but était l’amélioration des conditions de vie de toutes les sociétés en pourvoyant à la nourriture, à la santé, et à toutes sortes de besoins concrets par la négociation de nouveaux termes d’échange, comme entre l’Asie encore colonisée et l’Ouest. « Je pense que l’unité de la civilisation humaine sera mieux préservée si les différentes civilisations du monde s’associent dans l’échange et la coopération. Si nous pouvons maîtriser la science qui donne sa force à notre époque, peut-être pourrons-nous gagner, peut-être pourrons-nous vivre. »

Unir tradition, spiritualité et modernité Pragmatique et réformateur, Tagore débattait avec Gandhi du problème de la tradition et de la modernité. Il ne pouvait accepter le rejet radical de la pensée occidentale, tel que préconisé par Gandhi, au détriment des bénéfices scientifiques.

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Médecine indienne moderne © DR

« Si nous sommes partiaux à l’égard de la science occidentale au seul motif qu’elle est occidentale, nous ne nous priverons pas seulement des principes qu’elle peut nous enseigner, mais affaiblirons notre propre spiritualité orientale. »

Grâce à son expérience approfondie et traditionnelle des modes cognitifs et intellectuels indiens, Rabindranâth Tagore était en mesure d’établir des limites et des différences dans l’interprétation des phénomènes naturels, des expériences physiques, des réalités biologiques et culturelles.

Répondre aux besoins des peuples du monde Tagore croyait au développement de toutes les sciences en fonction des besoins des individus et des peuples, qu’il s’agisse de l’approfondissement par les sciences humaines et sociales des connaissances relatives aux racines culturelles et historiques spécifiques, ou de l’ajustement géographique au monde physique et de la compréhension des lois gouvernant les éléments naturels. Sa conviction : le savoir, l’étude et le développement de la connaissance scientifique déterminent les conditions permettant de répondre aux défis lancés par la modernité.

« Les progrès de la science nous rendent toujours plus évidentes l’entièreté du monde et notre unité avec lui. »

« D’un certain point de vue, l’homme de science sait que le monde n’est pas seulement ce que nos sens perçoivent. ll sait que la terre et l’eau sont en réalité le jeu de forces qui se manifestent à nous comme terre et comme eau, sans que nous puissions nous l’expliquer. » Mesurant la responsabilité éthique de la science dans une optique géopolitique déjà globale, Tagore n’acceptait pas que la science dominante du dix-neuvième siècle pût créer et répandre l’esprit de la supériorité raciale en Occident. Choisie et adaptée, la science représentait pour Tagore la condition grâce à laquelle s’érigerait une Inde nouvelle, consciente des progrès scientifiques et prompte à les choisir et les adopter dans la maîtrise parfaite des méthodes et des objectifs. « L’homme que la connaissance du monde ne conduit pas plus loin que ne peut le faire la science ne comprendra jamais ce que l’homme doué de vision spirituelle peut trouver dans ces phénomènes naturels pour qui la vision spirituelle s’est ouverte sait que l’ultime vérité de la terre et de l’eau. »

Tagore en visite au Japon © Délagation permanente de l’Inde auprès de l’UNESCO / Temple indien © DR

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CÉSAIRE NERUDA TAGORE

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« avec des bouts de ficelle avec des rognures de bois avec de tout tous les morceaux bas avec les coups bas avec des feuilles mortes ramassées à la pelle avec des restants de draps avec des lassos lacérés avec des mailles forcées de cadène Les legs de Césaire, Neruda et Tagore sont délibérément pédagogiques puisqu’ils nous enseignent que tous les savoirs et toutes les cultures sont des conquêtes d’égale signification comme des symboles organiques de la diversité des peuples, cultures et civilisations. Aussi contribuent-ils à définir la mission qui revient à l’éducation pour bâtir dans « l’esprit des hommes » l’édification d’un monde où soient — enfin — compatibles les urgences de l’universel et les exigences du particulier. Le droit de tous les humains à l’éducation a été consacré depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme et les diverses Conventions internationales en faveur de l’éducation pour tous. S’il est vrai que le début du XXIe siècle prétend être l’avènement de la « Société de la Connaissance », nous sommes tous virtuellement auteurs, consommateurs, détenteurs et bénéficiaires de la plus formidable accumulation de savoirs de toute l’histoire de l’espèce humaine. Mais alors, comment éduquer pour réinventer et assumer l’Universel ? Transmission des données, passation des valeurs, formation de la personne, éveil des mémoires, révélation des talents, ouverture à l’autre, régulation sociale, adaptation à l’innovation… ?

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Visages sans frontières de l’éducation © UNESCO

Dans le carrefour où se donnent de nos jours rendez-vous la plupart des voix de la pensée universelle, grandes ou petites, il ne s’agit pas que d’influences, mais d’échanges à l’échelle de la planète, de dialogue. L’école et l’université, ne sont plus — et loin s’en faut – les uniques lieux d’acquisition du savoir. L’avalanche d’informations disponibles n’est plus synonyme d’éducation formelle et jamais la distinction établie par Montaigne entre une tête « bien faite » et une tête « bien pleine » ne fut autant pertinente pour distinguer les contenus, les utilisations et l’exercice du raisonnement critique.

avec des ossements de murènes avec des fouets arrachés avec des conques marines avec des drapeaux et des tombes dépareillées par rhombes et trombes te bâtir » Aimé Césaire, Maillon de la cadène (poème de Moi, Laminaire — 1982)

Face à la nouvelle jungle des données accessibles on line ad limitem, l’enjeu n’est plus la seule acquisition de connaissances, mais l’éveil des consciences. Consolider la communauté humaine par la sensibilisation aux valeurs de justice et de dialogue, mais aussi par l’apprentissage de la responsabilité offre les seuls garde-fous opposables aux multiples dangers de déculturation, d’aliénation, de « ségrégation », de « dilution » « d’ensauvagement » ou de formatage des esprits. Sur la liste des obstacles encore longue figurent aussi les écoles trop souvent déficientes, l’offre publique et la formation des maîtres insuffisantes, la marchandisation croissante de l’éducation, les mille et une formes d’endoctrinement et autres dysfonctionnements. Comment l’éducation peut-elle approfondir, questionner, partager, transmettre les contenus, les expériences et les valeurs du patrimoine inestimable, renouvelé mais fragile dont doit se nourrir l’Universel réconcilié ? Héritiers de Césaire, Neruda et Tagore, nous sommes armés pour questionner et mettre en œuvre l’accès de tous à une éducation responsable car nous savons que la tâche d’éducation transcende les particularismes au sein d’un monde multipolaire. Sur la base de leurs messages, qu’elle favorise l’épanouissement des aptitudes mentales et physiques, inculque le respect des droits de l’homme comme celui des valeurs culturelles et de leur diversité dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les genres, de dialogue entre peuples et groupes ethniques, nationaux ou religieux afin d’inculquer, à tous, le respect et la conscience de l’humanité dans son environnement.

© Visages DR sans frontières de l’éducation © UNESCO

L’éducation


CÉSAIRE

Présentation de la Revue Tropiques

La fulgurance poétique d’Aimé Césaire est d’abord une pédagogie de l’Humain. Plus l’époque est sombre, plus s’impose selon lui l’urgence de solidarité, de dignité, d’humilité et de générosité par l’éducation, colonne vertébrale de l’émancipation des personnes et des sociétés.

Contre l’école hégémonique

Les leçons du théâtre césairien

Bibliothèque Schoelcher, Fort de France © DR

« … nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n’importe lesquels de ses fils. Les plus humbles. Ah, tout l’espoir n’est pas de trop pour regarder le siècle en face ! Les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière. »

La lourde responsabilité de l’éducation des peuples est incarnée, jusqu’au sacrifice ultime, par le Roi Christophe : « Et me voici comme un maître d’école brandissant la férule à la face d’une nation de cancres ! Messieurs, comprenez bien le sens de ces sanctions. Ou bien on brise tout ou bien on met tout debout. On brise, cela peut se concevoir… Tout par terre, la nudité nue. Ma foi, une liberté comme une autre. Restent la terre, le ciel ; les étoiles, la nuit, nous les Nègres avec la liberté, les racines, les bananiers sauvages. C’est une conception. Ou bien, on met debout ! Et vous savez la suite ; alors il faut porter, il faut soutenir : de plus en plus haut. De plus en plus loin. J’ai choisi, moi. Il faut porter. Il faut marcher. »

École mixte, Martinique © DR

Cette assomption pédagogique est la mission assignée par Césaire à son théâtre où ses héros, comme le Roi Christophe et Patrice Lumumba, ont la tâche — difficile entre toutes — de transmettre, par les leçons de l’histoire, les données de réhabilitation et réconciliation, les savoirs nés de l’expérience, de l’étude, de la mémoire, de la nature, de la réflexion et de l’art. Césaire dénonce l’éducation-outil d’asservissement, même si elle transmet effectivement un savoir, à l’instar de l’école coloniale dont il convient d’éradiquer les principes assimilationnistes, autoritaristes et aliénants, comme ceux qu’évoquent les premières pages du Cahier d’un retour au Pays natal. « Et ni l’instituteur dans sa classe, ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon somnolent, malgré leur manière si énergique à tous de tambouriner sur son crâne tondu, car c’est dans les marais de la faim que s’est enlisée sa voix d’inanition (un mot-un-seul-mot, et je–vous-en-tiens-quitte-dela Reine-Blanche-de-Castille, un-mot-un-seul-mot- voyez-vous-ce -petit-sauvagequi-ne-sait-pas-un-mot-des-dix-commandements-de-Dieu ». Dans Une Tempête, le dialogue entre avec Caliban, l’esclave et Prospero, le Maître dominateur qui souhaite le maintenir en état de sujétion expose les déviances perverses d’une éducation au service de l’hégémonie. Prospero « […] Tu pourrais au moins me bénir de t’avoir appris à parler. Un barbare ! Une bête brute que j’ai éduquée, formée, que j’ai tirée de l’animalité qui l’engangue encore de toute part ! »

Pour que naissent les consciences

Aimé Césaire, le poète couronné par Pablo Picasso en 1949 © DR

Caliban « […] Tu ne m’as rien appris du tout. Sauf, bien sûr, à baragouiner ton langage pour comprendre tes ordres [...] Quant à ta science, est-ce que tu me l’as jamais apprise, toi? Tu t’en es bien gardé ! Ta science, tu la gardes égoïstement pour toi tout seul, enfermée dans les gros livres que voilà. »

Éduquer c’est assurer à chaque homme et à chaque femme l’épanouissement de toutes ses capacités physiques, intellectuelles et morales afin qu’ils puissent participer, en citoyens avertis et responsables « pour qu’une conscience naisse [...] chacun apportant en contribution ses qualités propres ; patience, vitalité, amour, volonté aussi, et rigueur, sans compter les quelques bouffées de rêve sans quoi l’humanité périrait d’asphyxie », comme le dit Ariel, un des personnages d’« Une tempête ». Les conditions éthiques de l’apprentissage déterminent l’acquisition du savoir, dans l’exercice de responsabilités assumées. Le maître et l’élève forment une dualité dialectique qui donne sens à l’acte éducatif, pour tous, hommes et des femmes de tous les âges et de tous les peuples. Le poète Césaire, comme le Maire de la Ville de Fort-de-France, conçoit sa fonction comme un magistère. Cette vocation fut pour lui celle du bâtisseur d’écoles, de collèges, d’établissements culturels dédiés à l’apprentissage théorique, à l’approfondissement des valeurs, à l’échange d’expériences pratiques, techniques et de savoirs culturels.

Si le héros du théâtre césairien accepte jusqu’au sacrifice de sa vie, c’est que la tâche d’éducation ne s’achève jamais.

« Parce qu’ils ont connu rapt et crachat, le crachat, le crachat à la face, j’ai voulu leur donner figure dans le monde, leur apprendre à bâtir leur demeure, leur enseigner à faire face. » Christophe. La tragédie du Roi Christophe

Une maïeutique pour réconcilier L’éducation dont rêve Césaire est, avant tout, l’élargissement de la dialectique de l’humain et du monde, du singulier et du pluriel, du champ de la conscience d’un esprit humain ayant trouvé en lui-même la capacité d’accéder aux sources les plus profondes de la connaissance et des beautés du monde. Conditionnelle du devenir de l’histoire humaine, l’éducation seule construit les difficiles processus de réconciliation avec l’ancien ennemi, l’ancien bourreau, l’ancienne victime afin d’aboutir conjointement au « rendez-vous du donner et du recevoir », dont parle L.S. Senghor. Éduquer à la diversité ethnique et culturelle, contre l’émiettement de « la communauté humaine en monades », est une maïeutique à la mesure du monde dans la connaissance des passifs du passé, des dangers du présent des promesses de l’avenir, unique rempart contre l’aveuglement, la haine de soi et de l’autre. Éduquer c’est, enfin, préparer à la plus difficile des conquêtes : celle que l’on doit mener contre soi-même, contre le péril de l’enfermement en soi même « pour contribuer à l’édification d’un véritable humanisme, car enfin, disait-il à Dakar, lors du 1er Festival mondial des arts Nègres, il n’a pas d’humanisme s’il n’est pas universel et il n’y a pas d’humanisme sans dialogue, et il ne peut y avoir de dialogue entre un homme et une caricature »

conquérir la fraternité De même que Rabindrânâth Tagore s’attacha à déjouer les pièges identitaires de l’Inde en voie de décolonisation, que Neruda refusa le voile du victimaire, Césaire ne cacha pas que le défi éducatif responsabilité est immense, qu’il s’impose à tous. Non seulement à l’échelle nationale, aux politiques des pays étiquetés comme pauvres, « moins avancés », émergents, riches, développés ou puissants, mais encore à l’intérieur des sociétés, à tous les citoyens indifféremment des genres, des classes sociales, des générations, des identités ethniques et culturelles. Transcendant les frontières, lançant des ponts entre les peuples, entre les générations et les domaines du savoir, également réconciliés l’éducation dont parle Aimé Césaire est, répétons-le, une maïeutique, un accouchement de la personne, préparée à apporter sa contribution particulière à l’Universel que le poète appelle de ses vœux, « société telle qu’on y verra se résoudre autrement que de manière verbale, l’antinomie de l’ordre et de la liberté ».

Aimé Césaire © DR / Baobabs © DR

L’éducation : « pour regarder le siècle en face »

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NERUDA « L’éducation sera notre épopée ! » déclare, au Conseil exécutif de l’UNESCO, Pablo Neruda, alors Ambassadeur du Chili et qui voyait dans l’Éducation « la tâche la plus vigoureuse, l’optimum de ce que l’homme a fait et de ce qu’il est capable de faire ».

Neruda avec des enfants en Hongrie © UNESCO / © DR

Maintenir vivant le dialogue entre les cultures des livres ouverts sur la vie L’accès au livre est irremplaçable. Dans l’une de ses Odes au livre, Neruda reconnaît la double existence matérielle et intellectuelle du livre, indissociable de la transmission et de l’acquisition de la connaissance :

« Messieurs les délégués, il y a bien des années, on me demanda de venir à une réunion d’un syndicat, à Santiago du Chili. Je fis savoir que j’avais l’intention de m’y rendre, mais j’oubliai bientôt de quelle invitation il s’agissait et même quels étaient ceux qui m’avaient invité. Je me dirigeai vers le lieu du rendez-vous sans avoir la moindre idée de ceux qui m’attendaient. J’entrai dans une sorte de catacombe, passant à travers des restes de légumes et de poissons ; je me rendis compte plus tard qu’il s’agissait d’une association de manutentionnaires d’un marché. Grande fut ma surprise en voyant un auditoire aussi primitif. Ils n’étaient pas plus d’une quarantaine. Tous étaient nu-pieds. Ils croisaient leurs bras puissants sur les sacs qui leur servaient de vêtements. En voyant ainsi ceux qui m’attendaient, je me sentis intimidé. Au moment où j’étais sorti de chez moi, j’avais pris au hasard un de mes livres. La seule chose que je pouvais faire était de leur lire mes vers en leur expliquant un peu ce que j’avais voulu exprimer. Mon livre s’intitulait España en el corazón ; c’était un ouvrage difficile dans lequel la méditation côtoyait la poésie. Je suis incapable de réciter de mémoire aucun de mes vers, et je n’avais pas sur moi d’autre livre que celui-là. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je me mis à le lire, et comme aucun écho, aucun applaudissement ne se faisaient entendre pour m’orienter, je me plongeai de plus en plus dans la lecture de mon propre ouvrage, essayant d’atteindre ces âmes qui me paraissaient si éloignées de moi. Mais vint le moment où mon livre prenait fin. L’ayant refermé, je regardai devant moi. Avec leurs visages de pierre et leurs tabliers de grosse toile, mes auditeurs étaient aussi silencieux et aussi immobiles qu’auparavant. Puis, au fond de la salle, l’un de ces hommes se leva : “ Camarade poète ”, me dit-il, “ je tiens à vous déclarer ” – et sa voix se cassait – “ que personne ne nous avait jamais dit pareilles choses, que nous ne les savions pas, que nous n’avions jamais éprouvé pareille émotion ”. L’homme ne put poursuivre, car sa voix s’étrangla dans un grand sanglot. Je jetai un regard sur la salle : mon rude auditoire n’avait pas bougé, mais tous avaient des larmes dans les yeux. »

Manuscrit et enluminures © DR

Et il relata cet épisode de sa vie de poète-éducateur :

« Livre beau, livre, minime forêt, feuille après feuille, ton papier a une odeur d’élément, tu es matinal et nocturne, céréal, océanique… »

Le livre est un instrument privilégié de libération, une somme du savoir offert, ouvert sur la vie, comme une partie intégrante de son mouvement, de la quête de l’être. Un livre qui puisse garder vivante la connaissance pour la transmettre aux générations futures, comme il le chante dans son Deuxième testament. « Je laisse mes vieux livres, découverts

aux quatre coins du monde, vénérés dans toute la grandeur de leur typographie, aux nouveaux poètes de l’Amérique, à ceux qui tisseront un jour sur le métier qui bourdonne sans fin les différents sens de demain. »

Le besoin de formation à l’action est inséparable de la découverte de soi, de l’expérience de l’autre, de la connaissance de l’histoire, de l’apprentissage du réel par le livre. “Livre, rend-moi libre !”. Comme l’écho des grands courants qui structurent les sociétés humaines.

Être poète, c’est être éducateur

Neruda signe un livre d’or à La Havane © DR

Pour Pablo Neruda, la tâche primordiale du poète et surtout de ceux de tout le tiers-monde, est celle du pionnier et de l’éducateur : peupler de mots cet espace silencieux et nu qui lui fut légué par le silence de la domination. Écrire fut pour Pablo Neruda, remplir une mission d’éducateur dont il mesurait l’ampleur. Quelle que soit la spécificité qu’il reconnaisse à l’identité des peuples, le projet fondamental est de transmettre la célébration de la totalité des expériences humaines. « Terre, peuple et poésie ne sont qu’une même entité, enchaînée par de mystérieux souterrains. Elles incarnent le pouvoir mythique de la parole, sa capacité à maintenir vivant le dialogue entre les hommes et leurs cultures. » Pour Neruda, comme pour Césaire et Tagore, la poésie est une pédagogie épique et quotidienne de la conscience qui met en son centre non pas celui qui écrit, mais son destinataire : le peuple.

Convaincu de l’urgence de la question, dans l’ensemble du monde, Pablo Neruda prononça devant l’UNESCO, quelques semaines avant d’être élu à son Conseil Exécutif, un discours éloquent :

« Oui : il est de ma profonde conviction que la lutte pour l’éducation et les objectifs mêmes de l’UNESCO ne peuvent être séparés du devoir de combattre jusqu’à l’anéantir le colonialisme héréditaire, le néocolonialisme récemment instauré. Il existe toujours un colonialisme externe et un colonialisme interne, celui des classes sociales qui font valoir leurs droits héréditaires pour opprimer leurs propres peuples. […] C’est pourquoi le mouvement pour l’éducation en Amérique Latine doit être considéré comme un mouvement révolutionnaire, lié à la survie des peuples, à l’âme nationale en tant qu’elle est encore menacée par ses anciens ennemis. Partout nous voyons apparaître, quand nous parlons de nos idéaux, le spectre de la famine, de la sous-alimentation ou de la guerre. Cependant, en cette époque désespérément cruelle et belliqueuse, nous avons foncièrement foi dans une institution comme l’UNESCO, qui persiste dans ses nobles desseins malgré les déceptions et les incertitudes. Ce combat pour que survive ce qu’il y a de meilleur dans le monde est tout simplement nécessaire ; il répond à un véritable impératif biologique. La parole doit traverser toutes les frontières obscures. Et quand, dans une partie quelconque du monde, une larme du peuple aura rendu hommage à notre action, alors nous aurons atteint notre but et accompli notre destin commun de représentants de la culture universelle. »

Écolière andine © DR

Bibliothèque d’Alexandrie © DR

Éduquer pour la survie des peuples

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« Nous les poètes marcheurs nous avons exploré le monde, sur chaque seuil la vie nous a reçus, nous avons pris part à la lutte terrestre. Quelle fut notre victoire ? Un livre, un livre plein de contacts humains, de chemises, un livre sans solitude, avec hommes et outils, un livre est notre victoire. » Il termine par ces mots son Canto general dans le poème Je m’arrête ici (1949) :

« Ici prend fin ce livre qui est né de la colère comme une braise, comme les territoires de forêts incendiées, et je désire que tel un arbre rouge il continue à à propager sa flamme claire. »


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l’éducation, vérité des peuples

« L’éducation la plus noble n’est pas celle qui se contente de nous fournir des informations, mais celle qui crée l’harmonie entre notre existence et toutes les formes de vie. »

Tagore aux USA © UNESCO / Arbres banyans © DR

TAGORE

Les disciplines enseignées allaient de l’étude du sanscrit védique et classique, de l’arabe et du persan, à l’étude de l’Europe, de la Chine et du Japon, aux sciences et aux techniques, pour encourager la liberté de pensée, d’action et de raisonnement. En soixante ans, Santiniketan a donné parmi les plus remarquables fils de l’Inde moderne, des magistrats, des professeurs, des savants, des artistes, des philosophes, des cinéastes comme Satajit Ray ou des économistes de premier plan comme Amayrta Sen.

Santiniketan

Une pédagogie engagée contre les maux de l’Inde

jeune indienne © UNESCO

Outdoor teaching à Santinketan © UNESCO

Au cœur rayonnant de son immense œuvre-vie de poète-pédagoguebâtisseur, Tagore laisse le message que les Indiens, comme tous les peuples, doivent tenter d’éradiquer les injustices et la discrimination qui ont cours en leur sein dans la société orthodoxe hindoue où le système des castes est injuste et oppressif et où un bain rituel dans le Gange effaçait tous les crimes.

« L’intention de Dieu était-elle que nous soyons hindous et non humains ? » demanda-t-il avec colère. Pour la volonté de Tagore de communion avec une humanité élargie, la conviction que l’Inde fait partie de cette humanité l’amena à se montrer de plus en plus impatient à l’égard des traditions anachroniques et des contradictions internes de l’Inde et à soutenir que seule l’éducation pouvait être inclusive en unissant les peuples et les civilisations.

Santiniketan, l’institution scolaire et universitaire que Tagore fonda en 1901 dans les zones rurales du Bengale du sud sur ses terres familiales et avec ses fonds personnels — dont les gains de son Prix Nobel de littérature — pour associer à la communauté indienne les ressources universelles du savoir. « Mon institution symbolise un idéal de fraternité, où des hommes de langues et de nations différentes peuvent se retrouver. Je crois en l’unité spirituelle de l’homme et à cet idéal ». Il utilisa ses contacts internationaux pour structurer Visva Bharati comme un lieu de dialogue où des érudits de l’Est comme de l’Ouest pourraient partager leurs connaissances et disserter de leurs conceptions respectives, particulièrement au niveau de leurs différences.

Éduquer à l’harmonie entre tradition et révolution

« Dans chaque nation, l’éducation est intimement liée à la vie de la population (…) L’âge du chauvinisme étroit touche à sa fin pour le bien de l’avenir. Durant mes dernières années, j’aurai pour tâche de libérer le monde des entraves sinueuses du chauvinisme national. »

« Vous avez reconnu cette vérité, que celui qui veut libérer la société de tous ses maux doit les extirper jusqu’à la racine, et que la seule voie pour cela est l’éducation. », voici comment le poète et éducateur Tagore résuma à Moscou, en 1931, lors de son dernier voyage en Europe les questions pratiques d’une pédagogie à la fois révolutionnaire et traditionnelle, s›appuyant sur les acquisitions du passé pour redécouvrir à nouveau ses valeurs pour les adapter aux besoins nouveaux d’une époque. « Je sais que tous les maux, presque sans exception, dont souffre mon pays sont uniquement dus à l’absence totale d’éducation de sa population. La pauvreté, la pestilence, les luttes intestines et le sous — développement industriel rendent le chemin que nous devons suivre étroit et dangereux à cause de l’insuffisance de l’éducation… Je le répète, notre éducation est la première responsabilité que nous devrions assumer. »

Un projet pédagogique d’émancipation nationale

Les questions posées par l’éducateur Tagore étaient concrètes : Comment les enfants sont-ils instruits, quelle connaissance leur octroie-t-on ? Quelles sont les disciplines qui leur sont imposées ? De quelle manière forme-t-on leur esprit qui, en fin de compte, modèle la destinée de l’homme ?

l’éducation intégrée Pour y répondre, les engagements de Tagore en faveur de l’éducation reposaient sur le principe d’exclure de l’apprentissage toute forme de préjugé racial, religieux ou national. L’autre était d’imbriquer le local et le global. « L’école de Santiniketan doit être le fil reliant l’Inde au monde. Nous devons y établir un centre de recherche humaniste concernée par les populations du monde. (…) J’ai trouvé le courage d’inviter l’Europe dans notre institution. Les vérités s’y rencontreront. »

Graduation aux USA © UNESCO

École en Inde © UNESCO

Sur cette expérience qui représentait « une tentative locale d’adapter les méthodes pédagogiques modernes à un environnement culturel foncièrement indien », Tagore écrivit :

« Si jamais une école (ou une université) véritablement indienne est établie, l’enseignement qu’elle dispensera devra, dès le début, reposer sur les connaissances propres à l’Inde en matière d’économie, d’agriculture, de santé (de médecine) et de toutes autres sciences d’application courante dans les villages avoisinants. C’est alors seulement que l’école (ou l’université) pourra être au centre du mode de vie du pays. Cette école doit pratiquer l’agriculture, l’élevage et le tissage au moyen des meilleures méthodes modernes. Et pour obtenir ses propres sources de financement, elle doit adopter des méthodes coopératives réunissant les élèves, les enseignants et la population locale. »

Dans l’un de ses romans les plus connus, Gora, notons cette déclaration qui garde tout son sens aujourd’hui : « A pris fin ce qui en moi opposait l’hindou, le musulman et le chrétien. Aujourd’hui toute nourriture est ma nourriture. Celui qui veut la liberté pour lui-même, a-t-il déclaré, et qui craint que son voisin ne soit libre n’est pas digne de la liberté. »

pour un apprentissage universel Connaisseur des Upanishad, de la Baghavad-Gita autant que des auteurs anglo-saxons, de Dante et Béatrice, de Pétrarque et sa Laure, des amantes de Goethe, de Shakespeare, Molière et de la littérature française et russe, il questionnait : « Mon plaisir d’apprendre devrait-il s’arrêter à la littérature

bengali parce que je suis né au Bengale ? Ne suis-je pas un citoyen du monde ? La création du philosophe, du poète, du scientifique n’est-elle pas autant pour moi que pour un autre ? » Sortir l’Inde de son isolement fut pour lui une priorité absolue. « L’Inde a été amputée de l’érudition universelle, réduite à n’en recevoir que les miettes, et reléguée, au nom de l’éducation, dans une école primaire particulière. Nous ne voulons plus subir aujourd’hui cette humiliation spirituelle et intellectuelle. » Cette ouverture d’esprit était bien connue du Mahatmâ Gandhi et de Jawâharlâl Nehru qui considéraient Tagore comme la « conscience » de l’Inde élevée contre « les ennemis qui ont pour nom Bigoterie, Intolérance, Ignorance, Inertie et d’autres membres de la même engeance. »

Garder confiance en l’humanité L’idéal que défendait Tagore, est proche de la maïeutique d’Aimé Césaire et du credo de Pablo Neruda. Aujourd’hui, les idées de Tagore sont devenues familières aux éducateurs du monde entier à tel point que s’il s’était borné à n’exprimer son idéal de formation humaine que dans son action d’éducateur, hommage lui serait rendu comme à l’un des plus grands philosophes de l’éducation que le monde ait connus au cours des cents dernières années.

« Je ne céderai pas au péché mortel de perdre confiance en l’homme : je fixerai plutôt mon regard vers le prologue d’un nouveau chapitre dans son histoire, une fois que le cataclysme sera terminé et que l’atmosphère sera rendue limpide avec l’esprit de service et de sacrifice. Ce nouveau jour pointera peut-être sur cet horizon, à l’Est, où se lève le soleil. » La Crise de la civilisation, conférence prononcée peu avant sa mort, le 8 mai 1941


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