Le Carnet "Sur les traces d'AImé Césaire"

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The Jungle” by Wifredo Lam (1902-1982)

Le Carnet Sur les traces d’Aimé Césaire Balata - Avril 1941 1


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Raymond Saint-Louis-Augustin Maire de Fort-de-France

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L

e végétal est au centre de l’œuvre d’Aimé Césaire. Sans être descriptive à la manière d’un tableau naïf, sa poésie offre cependant une lecture très concrète des paysages imaginaires ou qu’il a effectivement connu et arpenté souvent. Les fulgurants raccourcis de ses métaphores nous plongent au cœur même du paysage, nous faisant caresser le «corps féminin - marche de palmier - par le soleil d’un nid coiffé...», entendre les « grillons rapiéceurs de ferraille », ou observer «le grand sabre noir des flamboyants». Ce parcours poétique à travers une nature généreuse qu’est celle de Balata, sur «les Traces d’Aimé Césaire», nous identifie à la phrase culte du poète «à force de regarder les arbres, je suis devenu arbre» Notre objectif est donc de tenter de restituer ce lien entre paysages littéraires et paysages réels, permettant au promeneur de décrypter pas à pas, cet infini merveilleux qu’est la parole d’Aimé Césaire ...« belle comme l’oxygène naissant ».

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T

out commence quand un bateau le «CapitainePaul- Lemerle» en route pour New York en 1941, fait escale en Martinique. À bord Claude LéviStrauss, Anna Seghers, Wilfredo Lam et André Breton. Dans une mercerie de Fort-de-France, Breton découvre la revue Tropiques et y lit des poèmes qui le bouleversent. Il demande à rencontrer son auteur, Aimé Césaire. La mercière, qui se trouve être la sœur du philosophe René Ménil, un des cofondateurs de la revue avec Aimé Césaire et sa femme Suzanne, met tout le monde en contact. C’est le début d’un réseau d’amitiés croisées et d’influences artistiques étonnamment fécondes.

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Tam-tam II Aimé Césaire à Wifredo Lam à petits pas de pluie de chenilles à petits pas de gorgée de lait à petits pas de roulement à billes à petits pas de secousses sismiques à grands pas de trouée de paroles dans un gosier de bègues orgasme des pollutions saintes alleluiah

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Un jour d’avril 1941, une promenade dans la forêt d’Absalon, révèle l’exubérance de la végétation tropicale à un groupe de promeneurs qui sont : Aimé Césaire et sa femme Suzanne, René Ménil, André Breton, sa femme Jacqueline Lamba et leur fille Aube, André Masson, Georges Gratiant, Wifredo Lam et sa femme Helena. Une après-midi pluvieuse mais prolifique pour ces femmes et ces hommes d’exception. «Nous croyons pouvoir nous abandonner impunément à la forêt et voilà tout à coup que ses méandres nous obsèdent : sortirons-nous de ce vert labyrinthe, ne serions-nous pas aux Portes Paniques ? » écrivent Breton et Masson dans le Dialogue créole (publié en 1942 à Buenos Aires). «Cependant, les balisiers d’Absalon saignent sur les gouffres et la beauté du paysage tropical monte à la tête des poètes qui passent […]. Ici, les poètes sentent chavirer leur tête», répond Suzanne dans un texte de 1945. Suzanne, que Breton trouve «belle comme la flamme du punch». A travers un poème André Breton évoque cette promenade sous une pluie battante, au gouffre d’Absalon, La lanterne sourde, dédié à 
Aimé
Césaire,
Georges
Gratiant,
René
Ménil

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La lanterne sourde

Et les grandes orgues c’est la pluie comme elle tombe ici et se parfume : quelle gare pour l’arrivée en tous sens sur mille rails, pour la manœuvre sur autant de plaques tournantes de
ses express de verre !
A toute heure elle charge de ses lances blanches et noires, des cuirasses volant en éclats de midi à ces armures anciennes faites des étoiles que je n’avais pas encore
vues.
Le grand jour de préparatifs qui peut précéder la nuit de
Walpurgis au gouffre d’Absalon!
J’y suis!
Pour peu que la lumière se voile, toute l’eau du ciel pique aussitôt sa tente, d’où pendent les agrès de vertige et de l’eau encore s’égoutte à l’accorder des
hauts instruments de cuivre vert.
La pluie pose ses verres de lampe autour des bambous, aux bobèches de ces fleurs de vermeil agrippées aux branches par des suçoirs, autour desquelles il n’y a qu’une minute
toutes les figures de la danse enseignées par deux papillons de sang.
Alors tout se déploie au fond du bol à la façon des fleurs japonaises, puis une clairière s’entrouvre: l’héliotropisme y saute avec ses souliers à poulaine et ses
ongles vrillés.
Il prend tous les coeurs, relève d’une aigrette la sensitive et pâme la fougère dont la bouche ardente est la roue du temps.
Mon œil est une violette fermée au centre de l’ellipse, à la pointe du fouet.

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Aimé Césaire répond à André Breton : «Merci pour votre beau poème La lanterne sourde. Cette admirable vallée d’Absalon nous ne la revoyons plus qu’avec vous et par vous …».

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Fils de la foudre - Aimé Césaire Et sans qu’elle ait daigné séduire les geôliers à son corsage s’est délité un bouquet d’oiseaux-mouches à ses oreilles ont germé des bourgeons d’atolls elle me parle une langue si douce que tout d’abord je ne comprends pas mais à la longue je devine qu’elle m’affirme que le printemps est arrivé à contre courant que toute soif est étanchée que l’automne nous est concilié que les étoiles dans la rue ont fleuri en plein midi et très bas suspendent leurs fruits

anne

Suz

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Le poème «Femme d’eau», est la réponse poétisée d’Aimé Césaire à Breton sur cet après-midi où il pleuvait des cordes. Femme d’eau - Aimé Césaire Le globuleux ronronnement voyagé par l’emmêlement fumeux des arbres à pain je le perce sous les seins de son sang d’oiseau mouche et de musique d’eau de pluie et je recueille sur ma vitre dépolie de vent extatique ô lances de nos corps de vin pur vers la femme d’eau passée de l’autre côté d’elle-même aux sylves de nefles amolies cheval cheval corrompu cheval d’eau vive tombée fatale des pamplemousses tièdes sur la ponte novice des ciels davier de lymphes amères nourrissant d’amandes douces d’heures mortes de stipes d’orage de grands éboulis de flamme ouverte la lovée massive des races nostalgiques.

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Breton est publié dans Tropiques et Césaire voit s’ouvrir devant lui les revues littéraires américaines Hémisphères VVV auxquels il envoie des poèmes à profusion. Cependant, il n’est pas question ici, de situer Aimé Césaire, dans un quelconque mouvement surréaliste, dont il se défend lui-même : « …À la réalité, c’était quand même dans l’air et j’avais un peu respiré, cet air-là, … Notre idée avec Senghor, c’était de rompre avec la civilisation imposée, de retrouver nos richesses enfouies et l’homme nègre qui était dissimulé sous les oripeaux… il fallait nous retrouver. Je connaissais très mal le surréalisme…Lorsque j’ai rencontré André Breton et le surréalisme – ça n’a pas été une découverte pour moi, plutôt une justification. J’ai été très séduit par André Breton; en même temps, je me tenais sur mes gardes ; et je n’ai jamais voulu appartenir au mouvement surréaliste, parce que ce à quoi je tiens le plus c’est ma liberté ; J’ai horreur des chapelles, des églises, je ne veux pas prendre de mot d’ordre. Je refuse d’être inféode. C’est ce que je craignais avec Breton, il était tellement fort, léonin, que je crains de devenir un disciple. J’ai toujours eu le sentiment de notre particularisme alors je voulais bien me servir du surréalisme comme d’une armé tout en restant fidèle à la négritude … Breton était un éveilleur.» Le portrait que Breton fait de Césaire est saisissant: «poète noir» dont la parole se redresse «comme l’épi même de la lumière», «défiant à lui seul une époque»,

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apportant «le premier un souffle nouveau, revivifiant, apte à redonner toute confiance», guidant ses contemporains dans «l’inexploré, établissant au fur et à mesure, [...] les contacts qui nous font avancer sur des étincelles». Pour Breton , Césaire est «le prototype de la dignité», «être de total accomplissement» et sa parole est «belle comme l’oxygène naissant».

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Annonciation Aimé Césaire à André Breton Des sangs nouveaux de mokatine sonnant à la viande s’accrochant aux branches du soleil végétal : ils attendent leur tour. Un mouvement de palmes dessine le corps futur des porteuses aux seins jaunes moisson germante de tous les corps révélés Le pitt du flambeau descendant jusqu’à l’extrême pointe fait à la faiblesse de la ville une rosace amicale amarrée de lianes jeunes au vrai soleil vrai feu de terre vraie : annonciation Pour l’annonciation des porteuses de palmiers de mokatine amarrés au soleil du pitt des flambeaux – œil vert bagué de jaune œil d’oxyde chargé de lunes œil de lune chargé de torches – œil de torches l’engrais discret des lacs dénoués

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Les articles consacrés à la flore, au folklore antillais ont-ils permis une prise de conscience plus grande de la réalité martiniquaise ? Tropiques : Nous voulions que cette revue soit un instrument qui permette à la Martinique de se recentrer. Nous nous étions aperçus qu’il n’y avait rien dans ce domaine ! Absolument rien ! Alors, nous avons décidé d’étudier, systématiquement, la faune, la flore, etc. (...) Nous pensions qu’un tel programme serait de nature à aider les Martiniquais à acquérir une certaine conscience d’eux-mêmes. Pour ces articles nous nous sommes adressés aux gens que nous avions sous la main, qui n’étaient pas surréalistes du tout. A un honnête savant, le père Pinchon, j’ai demandé une étude sur la faune, à un autre, Sthélé, une étude sur la flore. Notre idée était d’entraîner les Martiniquais à la réflexion… Cela a dû les bouleverser de prendre tout à coup conscience de leur faune, de leur flore ? Absolument. Interview Jacqueline Leiner Aimé Césaire, le terreau primordial

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Espace- Rapace (extrait) Aimé Césaire Troncs-thyrses Draperies Conciliabules de dieux sylvestres Le papotage hors-monde des fougères arborescentes Çà et là un dépoitraillement jusqu’au sang D’impassibles balisiers Figuration rapace (ou féroce ou somptueuse la quête est soif de l’être) Bientôt sera le jeu des castagnettes d’or léger
 Puis le tronc brûlé vif des simarubas Qu’ils gesticulent encore selon ma propre guise Théâtre dans la poussière du feu femelle Ce sont les derniers lutteurs fauves de la colline Ministre-de-la-plume de cette étrange cour C’est trop peu de dire que je parcours Jour et nuit ce domaine C’est lui qui me requiert et me nécessite Gardien

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Pour Aimé Césaire l’arbre est mytique. Selon René Hénane «... il capture le poète dans une métamorphose végétale. Aimé Césaire ressent ce profond saisissement : Les arbres m’émeuvent. C’est une vie, une mort, une germination. C’est une force tellurique, ce saisissement de l’arbre - saisissement de l’arbre, l’arbre rapace ! » «A force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de larges sacs de venin de hautes villes d’ossements» Aimé Césaire - Cahier d’un retour au pays natal On comprendra pouquoi cette promenade dans la forêt de Balata pour le Merveilleux Césairien. L’arbre est pour lui d’essence poétique. Il y rencontre sa fleur fétiche, le balisier «du dépoitraillement jusqu’au sang», et dont André Breton dira : «... la grande fleur énigmatique du balisier qui est un triple cœur pantelant au bout d’une lance...»

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Pour Madame Suzanne Césaire André Breton Puis les cloches de l’école essaiment aux quatre coins les petites Chabines rieuses, souvent plus claires de cheveux que de teint. On cherche, parmi les essences natives, de quel bois se chauffent ces belles chairs d’ombre prismée : cacaoyer, caféier, vanille dont les feuillages imprimés parent d’un mystère persistant le papier des sacs de café dans lequel va se blottir le désir inconnu de l’enfance. En vue de quel dosage ultime, de quel équilibre durable entre le jour et la nuit — comme on rêve de retenir la seconde exacte où, par temps très calme, le soleil en s’enfonçant dans la mer réalise le phénomène du « diamant vert » — cette recherche, au fond du creuset, de la beauté féminine ici bien plus souvent accomplie qu’ailleurs et qui ne m’est jamais apparue plus éclatante que dans un visage de cendre blanche et de braises?

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André Masson Dessin automatique

Le dessin automatique est une variante de l’écriture automatique. Il a été développé par le peintre et dessinateur André Masson (1896-1987) pratiqué par des surréalistes qui sont Joan Miro, Salvador Dali, Max Ernst, Hans Arp. Dans les années 1940 les Automatistes groupe d’artistes canadiens créé par Paul-Emile Borduas utilisent la technique, puis plus tard Picasso, dans les années 1960.

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Wifredo Lam (1902-1982), «un coup de foudre» dira Aimé Césaire, «deux artistes frères» affirmera le peintre.

Wifredo Lam: Your Own Life, 1942

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Aimé Césaire a Chemin reprenons

l’utile chemin patient plus bas que les racines le chemin de la graine le miracle sommaire bat des cartes mais il n’y a pas de miracle seule la force des graines selon leur entêtement à mûrir parler c’est accompagner la graine jusqu’au noir secret des nombres «…sa parole... belle comme l’oxygène naissant», disait André Breton, en parlant de la poésie césairienne. «Je me souviens de l’éblouissement de Breton devant la nature tropicale et ses saisissements devant les balisiers, par exemple, qu’il appelait - cette fleur rouge André Breton au bout d’une lance .... le cœur pantelant et saignant - On avait l’impression qu’il était accordé de toute éternité avec ces paysages prodigieux.» Émission diffusée en octobre 1966 sur France Culture. Interview d’Aimé Césaire

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« …Beau comme la rencontre dans la forêt antillaise, au cœur d’une clairière illuminée de fine lumière sanglante, d’un cannibale et d’une chabine teint de cendre » René Ménil - Tropiques «L’esprit créateur est bondissement. Bondissement de l’habituel à l’inouï, du familier à l’inédit, bref, du connu à l’inconnu. L’esprit imprudemment écarte les branches du mystère» René Ménil - Tropiques «Le merveilleux est l’image de notre liberté absolue» René Ménil - Tropiques «Il est exaltant d’imaginer sur ces terres tropicales, rendues enfin à leur vérité interne, l’accord durable et fécond de l’homme et du sol. Sur le signe de la plante.» Suzanne Césaire «Vomissures de flamboyants Carrousel du cadre rouge au Grand Palais de cuivre Les canéficiers fieuzals de miel roux engendrent les longues silhouettes noires de mélasse opiacée» Georges Gratiant- Volcan éteint - Tropiques «La Terre, la nôtre, ne peut être que ce que nous voulions qu’elle soit» Suzanne Césaire

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«Ouvrez les yeux - un enfant naît. A quel Dieu le confier ? au Dieu Arbre, cocotier ou bananier, parmi les racines duquel on enterre le placenta» Suzanne Césaire – Tropiques, Malaise d’une civilisation «Allons, la vraie poésie est ailleurs. Loin des rimes, des complaintes, des alizés, des perroquets, bambous, nous décrétons la mort de la littérature doudou. Et zut à L’hibiscus, à la frangipane, aux bougainvilliers. La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas.» Suzanne Césaire Au ciel de ton front le cri du flamboyant Au gazon de tes lèvres la langue arrachée de l’hibiscus A la chaude campagne de ton ventre Les champs de canne en couronne de saveur... André Masson/André Breton Martinique charmeuse de serpents

Samedi 15 juin 2013 - Dans le cadre du Centenaire Aimé Césaire, la ville inaugure son premier chemin littéraire, «sur les traces d’Aimé Césaire... sa parole belle comme l’oxygène naissant».

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Directeur de la publication Raymond Saint-Louis-Augustin Maire de Fort-de-France Conception et rédaction Marie-Michèle Darsieres Conception graphique Joël Zobel Ludmila Saint-Albin Communication externe ville de Fort de France Juin 2013 © Service Communication Externe Ville de Fort-de-France Juin 2013

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