Politis

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N° 1000

CHAQUE JEUDI

S E M A I N E

D U

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A V R I L

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BERNARD RANCILLAC

Rencontre avec MAI 68 «Vincennes» ou l’histoire d’une utopie RÉCIT Hélène Cixous TÉMOIGNAGES Gilles Deleuze, Jacques Lacan, Michel Foucault, François Châtelet et les autres…

N° 1000 Les lecteurs prennent la plume M 03461 - 1000 H - F: 3,50 E

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Manu Chao

politis.fr M A I

2 0 0 8


Sommaire entre la rage et la fiesta.

Edgar Faure ou l’art du contre-pied. Page 26 Lacan n’a pas supporté.

Pages 6 et 9

Page 27

RENCONTRE CULTURE. Manu Chao

POLITIQUE CONSTITUTION.

Une révision pour quoi faire ? Page 10 JOURNAL DES LECTEURS.

La démocratie participative en marche à Tours. Pages 10 et 11

À la pointe des sciences humaines. Pages 28 et 29 Vincennes et les luttes de son temps. Pages 30 et 31 Quand Vincennes déménage à Saint-Denis. Page 32

Entretien avec Pascal Binczak. Page 33

SOCIÉTÉ

CULTURE

JOURNAL DES LECTEURS.

LITTÉRATURE. 68 en toutes

Le marché de l’âme. Pages 12 et 13

IMMIGRATION. Espoir ou piège ? Page 13

lettres. Page 34 THÉÂTRE. « Le Marin » et « Turismo infinito », de Fernando Pessõa. Page 35 JOURNAL DES LECTEURS.

ÉCOLOGIE

Bon plan. Page 35

ROUMANIE. Rosia Montana, la mine défaite. Pages 14 et 15

TÉLÉVISION. « Retour

JOURNAL DES LECTEURS.

Des yourtes très nature. Page 15

MÉDIAS sur Ouvéa », de Mehdi Lallaoui. Page 36

IDÉES ESSAIS. Mai 68, au-delà

MONDE FAMINE. Relocaliser

l’agriculture. Pages 16 et 17

des fantasmes. Page38 ENTRETIEN avec Serge Audier. Page 39

JOURNAL DES LECTEURS. JOURNAL DES LECTEURS.

« Harragas » ou l’immigrant clandestin vu (d’)en face. Page 17

Historique du matérialisme. Page 39

RÉSISTANCES ÉCONOMIE/ SOCIAL PATRONAT. Mauvais fonds. Pages 18 et 19 À CONTRE-COURANT.

« Le fantôme de 1929 », par Gérard Duménil. Page 19 JOURNAL DES LECTEURS.

Gisements mutants. Page 20

REPORTAGE. Croiser le fer en Lorraine. Pages 40 et 41 JOURNAL DES LECTEURS.

Liberté, ça va être ta fête. Faire table rase des armes de destruction massive. L’arbre de résistances. Pages 41 et 42

TRIBUNE. Le parti pris de l’étranger. Page 43

DOSSIER 68. L’histoire vraie de « Vincennes ». Page 22 Témoignage d’Hélène Cixous . Page 23 Naissance d’une université. Pages 24 et 25 MAI

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COURRIER Page 45

BLOC-NOTES Pages 46 et 47 Couverture : Joan Tomas/ContourPhotos.com


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ÉDITORIAL PAR DENIS SIEFFERT

Politis est édité par Politis, société par actions simplifiée au capital de 941 000 euros. Actionnaires : Association Pour Politis, Christophe Kantcheff, Denis Sieffert, Pascal Boniface, Laurent Chemla, Jean-Louis Gueydon de Dives, Valentin Lacambre. Président, directeur de la publication : Denis Sieffert. Conseil de direction : Pascal Boniface, Laurent Chemla, Jean-Louis Gueydon de Dives, Christophe Kantcheff, Valentin Lacambre, Patrick Piro (président de l’association Pour Politis) et Denis Sieffert. Directeur de la rédaction : Denis Sieffert. Rédaction en chef : Thierry Brun (87). Christophe Kantcheff (85). Michel Soudais (89). Politique : Michel Soudais (89), Patrick Piro (Verts) (75). Écologie, Nord-Sud : Patrick Piro (75), Claude-Marie Vadrot. Économie, social : Thierry Brun (87), Dante Sanjurjo (91). Monde : Denis Sieffert, Dante Sanjurjo (91). Société : Ingrid Merckx (70), Olivier Doubre (74). Culture : Christophe Kantcheff (85), Ingrid Merckx (70), Gilles Costaz (théâtre), Marion Dumand (BD), Jean-Pierre Jeancolas (cinéma), Denis-Constant Martin (musiques), Jean-Claude Renard (photo), Jacques Vassal (chanson), Jacques Vincent (rock). Idées : Olivier Doubre (74). Médias : Jean-Claude Renard. Résistances : Xavier Frison (88), Christine Tréguier. Responsable éditorial web : Xavier Frison (88). Architecture technique web : Grégory Fabre (Terra Economica) et Yanic Gornet. Premier rédacteur graphiste papier et web : Michel Ribay (82). Rédactrice graphiste : Claire Le Scanff-Stora (84). Rédactrice correctrice : Pascale Bonnardel (83). Secrétariat de rédaction : Marie-Édith Alouf (73), Ingrid Merckx (70). Administration-comptabilité : Isabelle Péresse (76). Secrétariat : Brigitte Hautin (86). Publicité-promotion : Marion Biti publicite@politis.fr Impression : Rivet Presse Édition BP 1977, 87022 Limoges Cedex 9 Relation abonnés. Aldabra Tél. : 01 44 88 94 58 (Francesca). Fax : 01 44 88 94 70. politis@aldabra.com Abon. 1 an France : 146 euros Diffusion. NMPP. Inspection des ventes et réassort : K.D. Éric Namont : 01 42 46 02 20 Numéro de commission paritaire : 0112C88695, ISSN : 1290-5550

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Pour une gauche écologiste et sociale uand on a 20 ans et mille parutions derrière soi, il est temps de se soucier de son avenir. « Dis, jeune Politis, que feras-tu quand tu seras enfin adulte ? » Mais le développement d’un journal ne suit pas les lois de la biologie. La presse qui nous occupe, et nous passionne, est tributaire d’autres cycles, moins linéaires, qui sont ceux de la politique. C’est en cela que le bilan de Politis peut être intéressant. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de la gauche sociale et écologiste. L’éclosion se fait attendre… mais nous sommes bien vivants, et cette résistance a évidemment un sens. Certes, si l’on voulait sourire cruellement à nos dépens, on résumerait ces vingt ans à deux chiffres, deux scores de candidats que notre journal a soutenus : 1988, Juquin 2,1 %, et 2007, Bové 1,3 %. Arithmétique meurtrière ! Et, au cas où cette brutale réalité n’aurait pas eu raison de notre instinct de survie, nous pourrions encore invoquer les récentes élections italiennes et l’échec électoral de la toute jeune coalition Arc-en-ciel. Fort heureusement, nous savons que les urnes sont trompeuses et qu’elles ne rendent pas compte fidèlement des évolutions politiques. Ainsi, le Parti démocrate italien a continué de capter bon gré mal gré les voix de la gauche, alors que lui-même ne se réclame plus ni du socialisme, ni de la social-démocratie, ni même de la gauche. Nous savons que d’autres réalités, qui ne sont pas électorales, sont à l’œuvre au tréfonds de nos sociétés.

Q

En vingt ans, l’espace d’une gauche sociale et écologiste n’a cessé de s’étendre. Cela en raison de l’évolution vers la droite des partis socialistes européens. Un glissement constant et vraisemblablement irréversible qui a son explication économique (l’argent et le pouvoir sont du côté de la mondialisation libérale), mais qui délaisse une part de plus en plus importante de l’opinion. Parallèlement, la prise de conscience des ravages du capitalisme financier ne cesse de gagner du terrain. Nous sommes tous les jours plus nombreux à comprendre que le monde marche sur la tête. Que l’appât du gain et des surprofits, qui va de pair avec les hymnes à la croissance, ne fait qu’aggraver la crise. Avec la famine, l’aveuglement n’est plus guère permis. Bernard Langlois rappelle dans son bloc-notes (voir pages 46 et 47)

MULLER/AFP

Politis, 2, impasse Delaunay 75011 Paris Tél. : 01 55 25 86 86 Fax : 01 43 48 04 00 www.politis.fr redaction@politis.fr Fondateur : Bernard Langlois.

combien, il y a vingt ans, le discours dominantes. Ou elle sera tragique d’un René Dumont était marginal et avec une dépolitisation générale de paraissait incongru. Il est aujourd’hui, nos sociétés, le renoncement à toute par la force des choses, sur la place citoyenneté, le repli individuel dont publique. Avec sincérité, ou par feinte, on ne sortirait plus – ultimes élans le néolibéralisme est partout en collectifs – que pour de sanglantes accusation. Or, voilà le grand jacqueries, et pour de grandes quêtes paradoxe : les forces politiques qui humanitaires. Soyons-en sûrs, s’interrogent sur la croissance, sur le l’alternative entre ces deux issues ne consumérisme, sur nos mettra pas vingt ans à se modes de vie, sur un dénouer. L’inadéquation autre partage des entre les formes politiques L’inadéquation et les urgences écologistes richesses, et au total sur la remise en cause réelle et sociales est l’une des entre les du néolibéralisme, grandes affaires de restent peu audibles. l’époque. Nous sommes formes Nous, citoyens des convaincus qu’une partie démocraties de la réponse réside dans politiques et occidentales, sommes l’esprit de responsabilité aujourd’hui en proie de tous ceux qui partagent les urgences à une sorte de ce diagnostic. Ceux-là schizophrénie. Nous doivent, devant l’urgence, écologistes et se parler, se coordonner, avons pris conscience de beaucoup de choses, créer sans attendre une sociales est mais nous continuons structure commune dans de voter pour des partis laquelle il n’est demandé à une des politiques qui n’ont rien personne d’abjurer ses intégré des leçons convictions, ni de grandes récentes de l’histoire, dissoudre sa propre sauf à tenter de les formation, ni de faire le affaires de récupérer par une sacrifice de soi sur l’autel habile communication. de la collectivité, ni de l’époque. renoncer à sa part Il y a encore trente ans, au d’initiative. Politis relaiera lendemain des Trente tout ce qui ira dans ce Glorieuses, il était facile sens. Nous invitons nos d’établir des correspondances entre lecteurs à réagir à ces propositions et les grandes formations politiques et à nous dire la place que leur journal, leur base sociale. Cette lecture est selon eux, doit y prendre. pour le moins malaisée aujourd’hui. N. B. : Les délais de bouclage ne nous ont pas permis La politique retarde. Mais cette crise de consacrer la place voulue au 30e anniversaire de de représentation aura une fin. Cellel’assassinat, toujours non élucidé, du militant ci sera positive, avec l’éclosion d’une anticolonialiste Henri Curiel. Mais nous participerons force suffisamment visible et audible dimanche 4 mai, à 15 h, à l’appel de nombreuses organisations, au rassemblement devant le 4 de la pour définir une offre politique en rue Rollin (Paris Ve). rupture avec les grandes logiques


JOURNAL DES LECTEURS

Des nouvelles de notre campagne… Après six semaines de campagne, où en sommes-nous ? Nous avons tout doucement franchi la barre des 600 nouveaux abonnés (645 précisément). Le bilan de la semaine est le suivant : ● 86 nouveaux abonnés ● 37 nouveaux parrainés ● 81 réabonnés Soit un total cumulé de : ● 464 nouveaux abonnés ● 181 nouveaux parrainés (soit 645 nouveaux abonnés) ● 547 réabonnés Deux petits commentaires : 1/ La moyenne de cent par semaine est toujours tenue, ce qui devrait nous permettre d’atteindre notre objectif au cours des quatre dernières semaines. Mais, comme on dit à la météo, il n’y a rien de trop… Nous sommes tout juste au-dessus de la barre. 2/ Le taux de réabonnements – qui n’entre évidemment pas dans le décompte de la campagne « 1 000 nouveaux abonnés pour le n° 1000 » – est très encourageant. L’effort ne doit pas se relâcher pour abonner un ami ou convaincre un ami de s’abonner. Nous rendrons compte ensuite fidèlement de l’usage que nous comptons faire de ces nouveaux moyens. Merci à tous. D. S.

Pour Politis Bientôt 100 lecteurs-correspondants ? Notre association compte actuellement près de 600membres, et les lecteurs-correspondants y jouent un rôle de premier plan. Ils sont 61, dans 42 départements, soit presque la moitié du total national (1), ainsi que Bruxelles (que nous n’annexons pas…). Les départements ont été créés pour mettre le chef-lieu à moins d’une journée de cheval de tout administré: nous espérons disposer un jour d’un point de ralliement Politis à quelques dizaines de minutes de tout lecteur. La comparaison s’arrête là : nous n’entendons pas, comme Napoléon, adouber des préfets. C’est bien pour mettre un peu de décentralisation en action que nous attendons une multiplication des lecteurs-correspondants. 100 à la fin de l’année? Chiche! Les candidats peuvent se signaler en nous contactant, au journal ou par courriel (pourpolitis2@yahoo.fr). Pour ces «LC», pas de cahier des charges en bonne et due forme ni d’engagement signé, mais des pistes d’action. Rappel, et enrichissements : – accroître la diffusion du journal: par la tenue de tables de presse lors d’événements associatifs ou commerciaux (salons écolos, foires du commerce équitable, etc.), la distribution dans des lieux alternatifs (Biocoop, cinémas, etc.), le contact avec des kiosquiers, etc. Politis doit résolument augmenter son audience, c’est une question d’équilibre économique et bien sûr d’objectif politique ; – élargir sa notoriété: par l’organisation de débats, conférences, etc., par des interventions dans des médias locaux ; – faire remonter des informations: c’est par vous que nous sommes fréquemment alertés d’initiatives locales, qui n’intéressent que rarement les médias nationaux. – écrire, désormais. Les LC, comme des « correspondants» régionaux au sens journalistique du terme, peuvent aussi devenir auteurs, comme vous le constatez dans ce numéro 1000 après un ballon d’essai lors des municipales. C’est le lancement, déjà prometteur, d’un « journal des lecteurs de Politis ». Àvrai dire, l’idée d’ouvrir ses colonnes à son public n’est pas neuve, c’est même un fantasme courant dans la presse. Mais, depuis le sauvetage d’octobre 2006, tout cela prend un autre sens, pour Politis : c’est faire de la politique ensemble. PATRICK PIRO (1) 07, 08, 10, 12, 13, 17, 18, 24, 27, 29, 30, 31, 33, 34, 35, 37, 40, 42, 45, 46, 51, 54, 56, 59, 62, 63, 67, 69, 71, 72, 73, 75, 76, 77, 78, 80, 81, 82, 84, 86, 91, 93, 94 (18 Régions sur 22 en métropole).

Pour ce numéro exceptionnel, nous avons demandé aux lecteurs membres de l’association Pour Politis de prendre la plume. Ils ont mis leur grain de sel, avec talent, dans chacune de nos rubriques.

Mon anti-édito PAR GEORGES PONS* an dans le mille ! Touché. Pas par la grâce, mais par l'offre quasi incongrue de Denis Sieffert de partager avec lui cet exercice éditorial. Ça m'apprendra à prendre avec enthousiasme ma part de promotion de l'hebdo qui nous est cher. Et maintenant, que faire de ce cadeau empoisonné ? Vous découvrez la règle du 1000, totale innovation, à ma connaissance, dans la presse : partager l'espace, le temps d'un numéro, entre rédacteurs patentés et lecteurs curieux de participer à ce happening médiatique. La parité dans la rubrique, à vous de jouer. Un édito, c'est fait pour quoi ? À en juger par ceux dont je me délecte chaque semaine en ouvrant Politis, ça sert à marquer la « ligne » du journal, à la rappeler au besoin, en prenant appui sur l'actualité dans ce qu'elle peut avoir de plus révélateur quant à la manière dont va le monde. C'est savoir prendre de la distance, refuser la première impression, comme, à l'inverse, se laisser guider par une intuition elle-même nourrie par une longue habitude du décryptage des comportements. Ou par cette sensibilité particulière, apanage des prophètes et autres visionnaires.

P

N'ayant rien de tel à vous offrir, je vais rester dans mon rôle, celui d'un des lecteurs ayant accepté en février 2007 de participer au conseil d'administration de l'association Pour Politis. Nous sommes cinq à partager avec une dizaine de rédacteurs permanents ou pigistes du journal le projet de donner à Politis la place qui devrait être depuis longtemps la sienne dans le panorama médiatique national. L'association, après avoir compté l'an dernier près de 1 500 adhérents, en dénombre encore la moitié, l'autre moitié estimant sans doute à juste titre qu'elle n'était plus indispensable au sauvetage. Encore que !

MICHEL SOUDAIS

« 1 000 POUR 1 000 »

Certes, on vous l'a dit, le journal est consolidé, en tout cas dans sa géométrie actuelle. Mais doit-il se contenter, s'il veut être un diffuseur privilégié des idées que nous partageons, d'un lectorat dix, vingt, cinquante fois inférieur à celui des hebdos dont la première de couverture semble sortir de chez le même tailleur ? Certes non. Même si nous devons rester ensemble attentifs à ce que sa croissance ne devienne pas la cause d'une dénaturation. Alors, amis de Politis, ne nous contentons pas d'être des consolecteurs, ne nous privons pas du plaisir de faire découvrir une autre presse. Face au rouleau compresseur d'une presse trop complaisante, pour une fois, ne nous refusons pas un peu de prosélytisme, ce sera pour la bonne cause. Manifestez-vous auprès des correspondants, dont la liste a été, et sera encore, publiée dans ces colonnes, ou devenez-le vous-même si vous n'en trouvez pas près de chez vous. Voilà. C'était un non-édito. Mais j'ai eu du plaisir à l'écrire.

* Georges Pons est membre du CA de l’association Pour Politis et animateur d’un journal local, l’Impatient démocratique.

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Rencontre CULTURE

Manu Chao entre la rage et la fiesta

Vous connaissez Politis depuis longtemps ? Manu Chao : Oui… Mais c’est surtout 6 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

mon père, Ramon - dont le métier est journaliste - qui connaît bien. Pendant la campagne pour les législatives en Espagne, le Parti populaire (PP) a piraté l’une de vos chansons. Pour quelle raison, et comment avez-vous réagi ? Le Parti populaire a en effet utilisé « La Trampa » sur une vidéo de propagande visant son adversaire, Zapatero. Nous avons rédigé un communiqué pour récuser cette utilisation. Mais c’est de notoriété publique : le PP ne peut pas me sentir, et c’est réciproque… La chanson, « Cahi la trampa », signifie « Je suis tombé dans le piège ». [Elle raconte l’histoire de quelqu’un qui se sent dupé, et la vidéo désigne Zapatero comme le fourbe, ndlr.] On va aller devant les tribunaux. J’ai déjà eu une salade dans ce

RIOPA/AFP

A

u journal, il y avait ceux (les plus jeunes), qui ne comprenaient pas qu’on n’ait jamais organisé une rencontre avec Manu Chao. Et ceux (les moins jeunes) qui évoquaient un rendez-vous raté… Remis, en fait, puisqu’une date a été arrêtée, ce mois de mars, à Paris. Au début, l’ancien chanteur de la Mano Negra, qui joue maintenant avec le collectif Radio Bemba, devait venir dans les locaux de Politis. Mais, emploi du temps oblige, l’entrevue s’est déroulée dans un café de Pigalle, en bas de La Boule noire. Ce jour-là, ç’aurait pu durer jusque tard. Aimable, pro, il était un peu sur la réserve au début. À la fin, on ne l’arrêtait plus. Il paraît comme ça, Manu Chao : dans le contact, dans l’échange, l’œil pétillant, le sourire facile, à l’écoute, mais suivant son idée jusqu’à ce qu’il l’attrape. Pistant le parler vrai, lui qui ne dénonce rien tant que le mensonge et l’hypocrisie dans ses chansons. Lui qui défend le débat avant tout, principe qui commence dans la rue, en bas de chez soi. Car c’est à l’échelle du quartier qu’il vit son engagement social et politique. L’est pas baratineur. Pas cabot non plus. Ne cherchant pas à masquer ses contradictions ou ce qu’il ne sait pas. Osant dire ses limites, ses trouilles, ses « kifs », ses colères. Ni naïf ni résigné. Pas dans le récit de soi mais pas blindé. Pas dans la séduction mais séduisant de sincérité. Et pas avare de son temps. Mais Manu Chao était attendu ailleurs… Il reste donc des choses en suspens. On aurait aimé en savoir davantage, par exemple, sur son passage de Virgin à Because, sur les musiciens qu’il produit, et sur ceux qui l’accompagnent. Parce qu’il dit souvent « nous » quand il parle. Il est comment Manu ? Comme ses chansons. Faudra remettre ça.

« No comment ».

genre, à l’envers : lors de précédentes élections, Zapatero avait dit à Aznar qu’il ferait bien d’écouter la musique de Manu Chao… Mais jamais encore on ne m’avait pris une chanson. Cela fait des années que le PP me cherche des noises : il a fait annuler nombre de mes concerts ! Notamment en 2003, parce qu’on jouait avec le chanteur basque Fermin Muguruza. Le bruit a couru qu’on faisait l’apologie du terrorisme… Y a-t-il en Espagne ou en France un projet politique qui recueille votre adhésion ? J’ai les deux passeports, je vote dans les deux pays. Ce qui n’arrange pas forcément mes affaires, car j’ai toujours voté contre quelqu’un. Je n’en suis pas fier. Depuis que j’ai 18 ans, je vote utile. Sauf au premier tour, peut-être. J’ai bien sûr des sympathies, mais ma terreur, c’est que les pires arrivent au pouvoir. Mais j’ai un problème avec la démocratie : ceux pour qui on vote ne sont pas vraiment décisionnaires. Il y a vingt ou trente ans, les politiques pouvaient avoir une influence sur l’économie. Aujourd’hui, le rapport de forces s’est inversé. Le pouvoir est moins dans les urnes que dans les coffres des grosses sociétés. L’actionnaire est plus influent que le politique. Cela dit, j’ai plein de potes qui ne vont pas voter. J’arrive à les comprendre, mais moi, je vote : je suis né en France à cause de ça, mon grand-père a été condamné à mort en Espagne pour avoir défendu le droit de vote. Je critique les conditions d’exercice de ce droit, mais si on ne l’avait pas, ce serait pire ! Il y a eu des changements en Espagne du fait du passage du gouvernement Aznar à celui de Zapatero. Comment les percevez-vous ? Sous Aznar, on avait l’impression d’avoir une chape de plomb sur la gueule. Depuis qu’il est parti, on respire mieux : le pays est plus « civilisé ». Il y a eu des lois intéressantes,

FRANK FIFE

Avec chaleur et sincérité, le chanteur, qui entame une tournée en France, évoque avec nous ses vingt ans de scène, sa manière de travailler, son engagement et ses « quartiers », en France, au Brésil ou en Espagne.


« Avec le temps, j’ai appris à créer dans le plaisir. Je suis passé par diverses étapes, mais la création dans la souffrance, je n’en veux plus ! »

notamment sur des questions de mœurs, mais sur les questions sociales ? Pourquoi cette chanson : « Politik Kills ? » Plein de gens m’ont dit : « Je ne suis pas d’accord avec toi, Manu, pourquoi tu mets tout le monde dans le même panier ? » La chanson est un peu radicale, évidemment. La politique ne tue pas tout le temps… Maintenant, la politique, ça n’est pas que ça, c’est aussi débattre, informer. Quand je lis ce qu’écrivent les journaux sur le Venezuela, je suis outré. Cela n’a rien à voir avec ce qui se passe làbas, dans les quartiers, cette bouffée d’espoir ! Il faut reconnaître au moins ça : le Venezuela, aujourd’hui, c’est un laboratoire. Peut-être que dans dix ans, on dira que c’étaient des illusions. Mais au moins, làbas, il se passe un truc. Et ça diffuse audelà. À Bamako, par exemple, Chavez est une icône pour les jeunes, peut-être parce qu’ils se sentent une proximité avec les Vénézuéliens. Cela vient contredire l’idée que les politiques ne peuvent rien changer ? C’est vrai. C’est qu’au Venezuela, les politiques tiennent l’économie. Le pétrole y est encore nationalisé à ce que je sache. Sans le pétrole, Chavez ne serait plus là. Quelle presse lisez-vous ? J’essaie de lire un peu de tout. J’habite en Espagne, donc je lis d’abord la presse du bistrot, en espagnol. Et puis je me fais ma revue de presse sur Internet. Hier, j’étais à Londres, et j’ai vu une interview magnifique de Daniel Barenboïm à la télévision.

Je suis resté scotché : ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu parler d’Israël comme ça, en tout cas par un Israélien. Ça m’a fait du bien d’entendre ce qu’il disait, la manière dont il le disait. Ça m’a donné envie de le rencontrer. Vous chantez en espagnol, en français, en anglais, en portugais… Comment choisissez-vous ? Je décide rarement : ça dépend surtout de l’endroit où je me trouve. Quand j’ai une idée de chanson et que mon entourage est espagnol, j’écris en espagnol. Bon, j’ai déjà écrit une chanson en français au Brésil, mais en règle générale l’idée vient d’un détail, et l’ambiance dans laquelle je me trouve façonne l’idée. Je n’ai pas le même rapport à toutes ces langues. Le français, par exemple, est la langue qui m’a le plus coûté. Quand on était ados, on écoutait du rock, et le rock en français, ça sonnait nul. On écrivait les mêmes nullités en anglais mais… ça passait mieux ! Après, j’ai commencé à écrire en espagnol. Parce que ça swinguait bien, et qu’on m’y a poussé : dans les squats ou les backstages, ça nous arrivait de jouer des standards espagnols, des petites rumbas, mais jamais sur scène. Les gens adoraient, ils nous ont demandé de les jouer en concert. Le français est venu plus tard : il a fallu que je découvre Piaf, Fréhel… Quand j’ai découvert leurs textes, je me suis dit : il est là le rock ! Qu’est-ce que c’est beau, qu’est-ce que c’est triste ! Ce sont de vrais textes de rock parce qu’ils disent la rue. Le français est une langue difficile à manipuler. Pour traduire une idée, l’espagnol, l’anglais ou le portugais sont plus souples.

Sibérie m’était contée a pourtant été écrit uniquement en français… Oui, parce que le projet est venu avec Wozniak [dessinateur de presse qui a croqué le chanteur dans le Monde, à la suite de quoi ils se sont rencontrés, ndlr]. Un jour, il s’est mis à fouiller dans mes vieux textes. Pour moi, c’était des textes non aboutis, des chansons ratées, que je gardais parce que je ne jette pas trop… Comme il ne comprend pas l’espagnol ni l’anglais, il n’a pris que les textes en français. Quinze jours plus tard, il est revenu : il avait fait des dessins à côté des chansons. J’ai trouvé ça joli. On a décidé d’en faire un bouquin, Sibérie. L’idée de départ n’était pas de mettre les textes en musique. On a passé des mois sur le petit livre – c’est un métier ! Intéressant, hein, mais j’y ai laissé mes yeux ! –, des nuits à le maquetter. En même temps qu’on travaillait, je mettais des musiques de fond. À force, les musiques ont rejoint les textes, j’enregistrais de petites choses… et c’est seulement sur la fin du travail autour du livre que ces chansons sont redevenues chansons. J’ai adoré !

«J’ai un problème avec la démocratie : ceux pour qui on vote ne sont pas vraiment décisionnaires. Il y a vingt ou trente ans, les politiques pouvaient avoir une influence sur l’économie. Aujourd’hui, le rapport de forces s’est inversé.»

Ce côté bricole, recyclage, ça devient une marque de fabrique, un style ? Je ne sais pas faire autrement. Sur mes pochettes, dans ma musique… C’est ma manière. J’y prends un réel plaisir. Car, avec le temps, j’ai appris à créer dans le plaisir. Je suis passé par diverses étapes, mais la création dans la souffrance, je n’en veux plus ! J’ai connu ça : des nuits en studio à se prendre la tête… Il y a toujours ce truc d’ego, qui va de l’autocritique, qui fait MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 7


Rencontre

8 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

va bien. Mais sinon, il faut utiliser tous les supports possible, même le vinyle ! Sur Internet, les morceaux s’écoutent à l’unité. Un CD, c’est une histoire, à partir de plusieurs chansons, cela vous gêne-t-il de perdre cet ensemble ? Ce qu’on perd avant tout sur Internet, c’est la qualité : le MP3, ça écrase. Entre le vinyle et le CD, on a perdu un peu de son, mais entre le CD et le MP3, on en perd beaucoup plus ! C’est comme de passer d’un écran de cinéma à une télé. J’aime bien le format de la chanson. C’est vrai qu’un CD raconte une histoire, mais rien n’empêche d’en raconter de plus courtes. Les CD ont donné la possibilité de raconter des histoires sur 70 minutes. Maintenant, c’est la liberté absolue : trois heures ou dix minutes, celui qui écoute choisit et se fait sa propre histoire. Avec Internet, l’auditeur devient aussi créatif. N’êtes-vous pas concerné par la crise du disque ? Bien sûr que si ! C’est mon métier, je vis cette crise avec tout le monde. Tout est en train de changer… Les grosses boîtes se plaignent, en Espagne comme en France. Mais les délinquants, c’est la grosse industrie ! Qui matraque tout Paris avec des affiches invitant à acheter le matériel qui servira à pirater les artistes ? Dénoncer les pirates et se présenter en victime est, de la part des grands groupes, d’une hypocrisie terrible. Ca fait longtemps qu’ils préfèrent vendre du matériel de piratage plutôt que des disques. J’en subis les conséquences comme tout le monde, sauf que moi, je suis un artiste qui vend bien. Le problème, c’est pour les artistes qui vendent peu : celui qui vend 2 000 CD, si on lui en pirate 1 000, il est dans la merde. La solution, c’est la scène. Sauf que les gros de l’industrie essaient aujourd’hui de mettre la main sur le business des concerts. Des monopoles s’organisent… Il vous est arrivé de parler d’une sorte de contrat de confiance entre le public et les artistes. Que vouliez-vous dire ? C’est une utopie… L’idée serait que le public s’engage

RANGEL/AFP

BECAUSE MUSIC

me surprenais plus. Quand tu sais d’avance que ça va marcher, que t’es trop sûr de toi, où est la prise de risque ? J’essaie juste d’être cohérent avec moimême : si, quand je l’ai fait, ça m’a fait du bien, je ne cherche pas plus loin. Si tu commences à penser aux en de Radio Bemba. autres m, he Fa d dji Ma créant, il y a et, tout à droite, na do ra Ma a, ric é d’Emir Kustu tellement de gens différents, que Manu Chao entour penser qu’un pour leur faire du bien à tous, c’est la galère ! morceau n’est jamais fini, à l’autocom- Maintenant, si ma petite médecine perplaisance, qui empêche de couper un pas- sonnelle sert à d’autres, je suis le plus heusage qu’on finira de toute façon par couper ! reux des hommes ! Maintenant c’est terminé : si je bloque, j’éteins, je vais au bistrot. En général, quand L’objet disque, à quel moment s’impose-t-il ? on reprend le lendemain, ça marche. Créer À un moment, c’est bien que ça sorte : j’ai m’aide à supporter le reste, alors si tout plein d’amis à Barcelone qui s’amusent à devient un nid d’épines, ce n’est plus la faire des morceaux dans leur coin. Les peine. Je veux être comme un gosse : si tu disques durs se remplissent, mais la musique kiffes, tu n’as même plus faim, même plus ne voyage pas beaucoup. Ils me font écouenvie de dormir. Tu peux passer 24 heu- ter des trucs que je leur conseille de sortir, res comme ça, tu es bien. Mes amis me même sur Internet. Mais il y a toujours ce disent que je travaille trop. Mais c’est ma syndrome du « Non, c’est pas fini ! ». Du façon de faire. Cela, c’est pendant la phase coup, tout le monde a les disques durs blinde création, parce qu’il y a les disques, mais dés, et personne ne sort rien. D’où le disque aussi tout ce qu’on fait autour. Je ne crée que j’ai enregistré avec la Colifata [à Buepas tout le temps : quand Radiolina est sorti, nos Aires, avec les patients du principal on m’a demandé ce que j’avais fait pen- hôpital psychiatrique de la ville, qui sont aussi dant six ans ! Eh bien j’ai enregistré pour les animateurs d'une radio, ndlr], et les d’autres, comme Amadou et Mariam, et disques de rue que nous avons faits à BarAkli D. : j’ai fait plus de disques en six ans celone : c’était pour vider les disques durs que jamais dans ma vie ! Mais pas sous du quartier. Plutôt que de garder ses mormon nom. Et puis on a fait des tournées un ceaux chacun pour soi à la maison, on a peu partout avec Radio Bemba, on a décou- décidé de faire quelque chose d’utile : une vert de nouveaux pays en jouant. Et j’ai compile servant aux musiciens de rue. Avant, vécu mon quartier… tu te faisais ta cagnotte en deux heures dans les rues de Barcelone. Maintenant, au bout Quel est votre quartier ? de vingt minutes, tu as la police sur le dos. Barcelone, Rio, Ménilmontant… j’ai plu- Faut gagner de l’argent rapidement. C’est sieurs quartiers dans lesquels j’ai envie d’être comme ça qu’est venue l’idée du disque. impliqué, alors ça prend du temps. Mon Ça a super bien marché. C’est une initiative quartier, c’est là où je me sens chez moi. de quartier dont on est tous très fiers. Il y a Aller chez Amadou et Mariam enregistrer même eu une crise de croissance : les gens un disque avec leur fils Sam à Bamako, commençaient à réclamer le disque à Madrid c’est aussi un « bizz » de vie de quartier. ou en Galice, où il n’était pas distribué. Mon travail, c’est aussi ça : enregistrer la vie Normal : il n’a jamais été distribué autrement des ados de là-bas, qui se réunissent à six que par les musiciens de rue. On a fait une ou huit tous les soirs, dans la cour, pour réunion de quartier, et on a décidé de ne jouer de la musique. pas le distribuer ailleurs. Par contre, on a envoyé des musiciens de rue en Galice ou Est-ce la vie de quartier qui donnerait une cohé- à Madrid pour expliquer ce que nous avions rence à votre travail ? fait, pour qu’ils fassent pareil. Je ne cherche pas vraiment de cohérence d’ensemble. Même : quand ce que je fais Vous avez dit que Radiolina serait votre dernier commence à devenir trop cohérent, je m’em- album… merde. Les recettes, c’est pas bon. Beau- C’est à peu près sûr : si j’attends six ans coup me disent : « Tiens, dans Radiolina, il pour sortir le prochain, même le MP3 sera y a moins de bruits de radio. » Ben oui, parce dépassé ! Bon, je pense sortir des trucs que quand j’ai commencé à mettre des avant : j’ai un petit disque en portugais que petits bouts de radio dans l’album, je ne je prévoie pour l’année prochaine, si tout

lone. Manu Chao à Barce Lilian Thuram et

«Les délinquants, c’est la grosse industrie ! Qui matraque tout Paris avec des affiches invitant à acheter le matériel qui servira à pirater les artistes ?»


Chao sauce rumba

Vous essayez de fixer des seuils de votre côté concernant le tarif des places de concert, par exemple. Quelle liberté avez-vous ? Ce que nous avons fixé pour la tournée en France, c’est pas plus de 30 euros. Sans se serrer la ceinture, attention : on est tous bien payés dans l’équipe avec ces tarifs. Ce qui veut dire que, quand c’est plus cher, c’est que du bénef ’ ! L’inflation du prix des places est insupportable. La logique a basculé. Avant, on faisait des concerts à perte pour vendre des CD. Maintenant, on fait des CD à perte pour vendre des concerts. Vous faites des concerts gratuits aussi. Comme pour Larzac 2003… Ah oui, très beau souvenir… C’était super désorganisé, et en même temps plein de monde arrivait de partout pour filer un coup de main. Il y avait tellement de monde que cela aurait pu être dangereux. Mais tout s’est bien passé. Il y avait une belle énergie… Vous preniez vos distances tout à l’heure avec la politique. Pourtant, vous êtes parfois présenté comme un « leader » altermondialiste… D’une certaine façon, c’est le ministre de l’Intérieur de Berlusconi qui m’a poussé vers ça en me désignant publiquement comme interlocuteur au moment de l’antiG8 à Gênes, en 2001. Après, l’image de leader altermondialiste m’a collé à la peau. Et fallait l’assumer dans les quartiers, les villages… où on était parfois persona non grata… Jusque dans mon quartier, où je suis respecté mais où on sait que je suis un rouge. Leader altermondialiste ? Mais ce mouvement est tellement large et ample qu’il ne peut pas y avoir de leader. Il ne faut pas, d’ailleurs ! Les médias ont besoin d’une gueule, parce qu’ils ne savent pas comment faire avec une foule. Mais ce n’est pas bon les leaders : rien de plus facile à manipuler. Une autre image vous est associée, celle de grand frère… Celle-là, je l’assume totalement ! J’ai 46 ans, je suis un grand frère au niveau global et dans mon quartier. Leader, je ne veux pas, mais grand frère, c’est un honneur ! J’ai été un petit frère, j’avais peur de l’avenir, de la mort, je faisais des conneries. Mes grands frères étaient surtout des voyous qui faisaient les pires trucs, mais ne voulaient pas qu’on les fasse. Je ne suis pas devenu un voyou. J’ai eu des grands frères. Maintenant, c’est mon tour. PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE KANTCHEFF ET INGRID MERCKX

anu Chao ? C’est sympa, j’aime bien… Mais c’est un peu toujours la même chose… » À ceux qui le regardent d’un peu loin, il faudrait dire de reprendre les vingt ans de morceaux du bonhomme, depuis la Mano Negra jusqu’à Radio Bemba. Vingt ans de chansons qui se croisent, s’emmêlent, se remixent. Combien de versions de « Bongo bong » ? De la « Despedida » ? Ou de « Clandestino » ? Selon l’enregistrement, seul ou live, qu’il joue en concert, acoustique ou sound system… Vingt ans de route. Ses morceaux, c’est un peu comme des frères dont on ne sait plus toujours les prénoms dans l’ordre : un peu semblables, mais un peu différents. Une même matrice ? Mais c’est tant mieux. Le signe qu’il a imposé une couleur, un ton, un style, un univers. Et qu’il construit patiemment quelque chose. Y’a pire, surtout quand on refuse comme lui le diktat du neuf.

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M

Manu Chao, s’il arrive à rester lui-même, c’est déjà pas mal. À 46 ans, « il vit en bonne santé en Catalogne, et ne se demande plus s’il fait du rock ou du flamenco. Il a bien conscience de faire du Manu Chao », explique l’écrivain et acteur Jacky Berroyer dans un texte accompagnant Radiolina, dernier album sorti, pour lequel le musicien entame une tournée en France, en mai et juin (1). C’est quoi « du Manu Chao » ? Un mélange épicé de rock, reggae, rumba et ska. Guitares, cuivres et percus en force. Goûtant les ajouts de tintements, sonneries, sirènes, extraits de sons enregistrés dehors, à la radio, sur un répondeur, dans la rue… Samplant et superposant sa voix et celles des autres, comme s’ils étaient plusieurs à se parler, à se répondre. Mixant l’espagnol, l’anglais, le français et le portugais. Pas de la chanson à texte. Plutôt des petits poèmes ou des comptines, faussement candides, vraiment indignés ou profondément mélancoliques. Manu Chao, ce serait une écriture en anaphores, reprisant des bouts de phrase, des mots, des rimes, pour les faire rebondir, ricocher d’une strophe l’autre, d’une chanson l’autre (« Calavera no llora », « Bienvenida Tijuana », « Lagrimas de oro », « Todo es mentira », etc.). Une musique de mélodies, d’échos et de clins d’œil, entre la danse, le murmure et le pogo. Une façon d’avancer en osant se recycler, remanier ses motifs et ses métaphores comme un ESTEFANIA RIERA

à acheter des disques et que l’artiste s’engage à annoncer, sur sa page Internet, par exemple, combien il vend et à quel moment il estime avoir été correctement payé pour son travail. Au-delà de ce seuil, il accepte de se faire pirater. Le problème, c’est : quel seuil ?

« L’inflation du prix des places est insupportable. La logique a basculé. Avant, on faisait des concerts à perte pour vendre des CD. Maintenant, on fait des CD à perte pour vendre des concerts. »

En vingt ans, Manu Chao a imposé une couleur, un ton, un univers. Son dernier album, « Radiolina », toujours épicé, fait le point sur ses coups de cœur. musicien de jazz reprend une grille, un standard ou un thème, live. Manu Chao, c’est un son et une voix immédiatement reconnaissables. Ces tintements de lutin sonnant comme une signature. Chaque album, c’est donc un peu comme retrouver quelqu’un qu’on connaît. « 13 diaz que no te vi… » (« 13 jours que je ne t’ai pas vu »). Il a toujours la même tête, ouf… Mais il lui est arrivé des trucs, on relève les compteurs. « Que hora son ? » (« Quelle heure est-il… chez toi ? ») Il y a du neuf et des souvenirs à raconter, des airs à rejouer. « Ahorà que ? » (« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »), interroge la jaquette de Radiolina. Après la Caravane des quartiers, Cargo 92, le train de glace et de feu à travers la Colombie, Manu a conçu une petite radio perso qui émet en continu sur Internet. « La resignación es un suicidio permanente », dixit ce canal news qui annonce aussi une nouvelle manière de produire de la musique en 2008. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? De la musique, des vidéos, des débats, des playlists… sur Internet. Radiolina, l’album, c’est un peu pour faire le point à cette étape. Sur ses aspirations rock : « Tristeza Maleza », « El Hoyo ». Ses coups de cœur : « Me Llaman Calle ». Ses remises à jour… Le tout sur des riffs de guitare qui emportent (Madjid Fahem). Des percus vives (David Bour). Des trompettes (Roy Paci, Angelo Mancini) qui secouent l’esprit de la fête. La colère, aussi, avec des billets d’humeur (« Politik Kills », « Rainin in Paradize »). Toujours cette crainte de la mauvaise réputation (« Mala Fama »). Un truc qui poursuit « el desaparecido », qui se voit plutôt en petit monkey ou en clown, même « bleeding ». C’est qu’il saigne toujours un peu de quelque part, le Manu Chao. Entre la vie qui est si belle et le monde si pourri. L’espérance et le cafard. La Sibérie et Babylone. La solitude et le collectif. La rage et la fiesta. Le monde (« Mundorévès », « La Vida tombola ») et l’intime (« Besoin de la lune », « Siberia »). Ahora qué ? « La radiolina émet en continu, le petit voyage ne s’arrête pas… » I. M. (1) Le 29 mai à Toulouse, le 1er juin à Marseille, les 11 et 12 à Paris, le 19 à Vienne. Autres dates sur : www.manuchao.net La Radiolina, Because Music. MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 9


Politique CONSTITUTION

Une révision pour quoi faire? La réforme constitutionnelle adoptée en Conseil des ministres, en apparence séduisante, risque surtout de conforter le pouvoir personnel de Nicolas Sarkozy.

Les pouvoirs du chef de l’État demeurent, même si plusieurs articles du projet les encadrent : le nombre de mandats consécutifs du président de la République est limité à deux (article 2) ; une loi organique fixe le nombre maximum des ministres et celui des autres membres du gouvernement (art. 3) ; un « avis » du Parlement est nécessaire pour les nominations les plus importantes, dont une loi organique doit préciser la liste (art. 4) ; le droit de grâce s'exerce après l'avis d'une commission (art. 6) ; lorsque la durée d'une intervention militaire extérieure dépasse six mois, le gouvernement soumet sa prolongation à l'autorisation du Parlement (art. 13). L’exercice de l’article 16 de la Constitution, qui permet au chef de l’État de s’arroger les pleins pouvoirs dans des circonstances exceptionnelles, est lui aussi encadré – au bout de trente jours, les présidents des assemblées, 60 députés ou 60 sénateurs peuvent saisir le Conseil constitutionnel, qui « se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public » –, 10 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

mais il ne disparaît pas (art. 5). Le projet de loi accroît les prérogatives du Parlement. Chaque assemblée retrouve la maîtrise de la moitié de son ordre du jour, et « un jour de séance par mois » est réservé à l'ordre du jour fixé par l'opposition (art. 22). Symbole de l’abaissement des droits du Parlement depuis 1958, le recours à l'article 49-3, qui permet l’adoption d’un projet de loi sans vote, est limité au budget de l'État, au budget de la Sécu et à « un autre texte par session » (art. 23). Sauf en procédure d'urgence, l'examen d'un texte en première lecture ne peut intervenir qu'après un « délai d'un mois après son dépôt », et « dans la seconde assemblée, quinze jours après sa transmission » (art. 16). La demande d’urgence du gouvernement peut être mise en échec par un veto conjoint des conférences des présidents des deux assemblées (art. 19). Autre innovation importante de l’article 16 : les projets de loi sont examinés en séance dans leur version adoptée en commission, sauf pour les projets de révision constitutionnelle, le budget et le financement de la Sécu, qui sont examinés dans leur version dépo-

sée par le gouvernement. Enfin, les assemblées peuvent désormais adopter, en tout domaine, des « résolutions » marquant un souhait ou une préoccupation (art. 12). Dans chacune d’entre elles, le nombre maximum de commissions permanentes passe de 6 à 8 (art. 17). Afin d’assurer leur mission de contrôle, désormais expressément reconnue (art. 9), chacune des deux assemblées peut s’adjoindre le concours de la Cour des comptes (art. 21). Et « une séance au moins » de questions au gouvernement par semaine, « y compris durant les sessions extraordinaires », est instituée (art. 22). Parmi les autres changements, les Français de l’étranger éliront désormais des députés, et le Sénat devra assurer la représentation des collectivités territoriales « en tenant compte de leur population » (art. 9). Les ministres récupèrent leur siège à l’issue de leur fonction gouvernementale, et toute modification de la carte électorale devra être soumise à « l’avis public » d’une commission indépendante (art. 10). Trois nouveaux droits accordés aux citoyens

STAFF/AFP

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a réforme constitutionnelle adoptée le 23 avril en Conseil des ministres est présentée comme une « modernisation » de nos institutions. Le mot est à la mode et censé lever toutes les préventions. Qui refuserait de moderniser la Constitution de la Ve République, qui fête cette année son cinquantième anniversaire et accumule les critiques depuis sa naissance ? Qui plus est quand ce projet de révision constitue « la plus grande réforme de la Ve République depuis 1958 », selon Luc Chatel, le porte-parole du gouvernement. Qu’il vise à instaurer une « démocratie exemplaire », conformément à l’engagement de Nicolas Sarkozy durant la campagne présidentielle. Et, assure l’entourage de ce dernier, « répond à toutes les critiques formulées par l'opposition contre les institutions depuis des années ». D’un strict point de vue quantitatif, l’importance de la réforme envisagée est indiscutable : le projet de loi constitutionnelle que les députés commenceront à examiner le 20 mai modifie, complète ou réécrit 31 des 97 articles de la Constitution et en ajoute 5. Pour autant, il est plus douteux que ce texte, qui puise largement dans les propositions du « comité Balladur », modifie l’équilibre général de nos institutions, malgré ses trois objectifs affichés : « Mieux contrôler le pouvoir exécutif, renforcer profondément les pouvoirs du Parlement et accorder des droits nouveaux aux citoyens. »

Présentation de la Constitution de la Ve République par de Gaulle, le 4 septembre 1958.


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Politique

Quels que soient les bonnes intentions affichées et l’intérêt de certaines de ces mesures, cette révision constitutionnelle risque fort de consolider la pratique personnelle du pouvoir de Nicolas Sarkozy. La suppression de l’obligation d’un référendum pour ratifier l’adhésion d’un nouveau membre de l’Union européenne (art. 33) va dans ce sens. On se souvient que Jacques Chirac avait introduit cette disposition en 2004 pour rassurer les adversaires de la Turquie. Mais il était vite apparu que ce référendum obligatoire pouvait devenir un moyen de contestation des orientations politiques et économiques de l’UE. Trop risqué. C’est désormais le chef de l’État qui décidera, seul, de l’opportunité de recourir à une consultation populaire. Il en est encore ainsi avec la disposition qui prévoit que le chef de l'État « peut prendre la parole devant le Parlement réuni à cet effet en Congrès ou devant l'une ou l'autre de ses assemblées » (art. 7). Car, précise le texte, si « son allocution peut donner lieu à un débat », c’est « hors sa présence » et ce débat « n'est suivi d'aucun vote ». Le président de la République, qui conserve le droit de dissolution de l’Assemblée nationale, conforte ainsi sa prééminence institutionnelle tandis que son irresponsabilité, devant la représentation nationale, est symboliquement affirmée. Pour l’ancien ministre socialiste Paul Quilès, auteur en 2001 d’un essai sur le rôle des députés (1), certaines mesures destinées à renforcer les pouvoirs de ces derniers « représenteraient un réel progrès, si le travail parlementaire ne se limitait pas désormais à la transposition législative et réglementaire des choix préalables du Président ». Or, en privilégiant le travail législatif en commission plutôt qu’en assemblée plénière, la révision constitutionnelle poursuit un double objectif que ne cachent pas ses concepteurs : permettre « l’institution de procédures réellement simplifiées pour l’examen de textes à caractères techniques », comme les transpositions de directives européennes, où l’assemblée plénière n’aurait qu’à ratifier le travail en commission ; ouvrir la voie à une durée programmée de l’examen des textes et contrecarrer ainsi « les phénomènes d’obstruction parlementaire ». Difficile de prétendre, dans les deux cas, que le Parlement en sera renforcé. MICHEL SOUDAIS (1) Les 577. Des députés pour quoi faire ?, Stock.

Bien avant l’élection présidentielle de 2007 et la thématique d’une candidate, la loi Vaillant, en février 2002, a renforcé la démocratie de proximité par l’instauration de conseils de quartier. La commission nationale du débat public pose l’élu comme arbitre des points de vue particuliers. Déjà, en 1999, la loi Voynet sur l’aménagement du territoire et le développement durable stipulait l’association de la société civile à l’élaboration des chartes de Pays dans le cadre de « conseils de développement ». Mars 2002. La municipalité de Tours engage les habitants dans le processus d’appropriation de la démocratie locale : chartes des conseils de la vie locale (CVL), découpage de la ville en 4 secteurs et composition des CVL en novembre. L’originalité tient dans le mode de recrutement des collèges associations et habitants par la désignation au tirage au sort. Tout en s’appuyant sur l’égalité de tous (un homme égale une voix), il permet, par le renouvellement régulier des volontaires, l’expression permanente et légitime de tous. Tous ont confiance dans les capacités de chacun, et chacun fait confiance aux réflexions et réalisation du groupe. Les travaux du CVL s’inscrivent dans le paysage du débat public, avec les différents dispositifs de pilotage et de conduite de projets municipaux.Tout habitant peut participer aux groupes de travail des CVL. L’activité s’articule en trois rôles : – Organe de consultation, comme lieu d’information et d’échange avec les élus et l’administration locale ; – Instance de proposition, contributeur au pouvoir d’orientation de la municipalité ; – Outil de participation à la gestion par son pouvoir d’initiative locale et par la disposition d’un budget d’investissement délégué à son expertise. Alors, parodie et faire-valoir du pouvoir politique local ou réelle possibilité d’intervention des habitants et de transformation de la société, ici et maintenant ? Il se passe, en tout cas, quelque chose, un processus est en marche, en complément des représentants élus. Les acteurs de la période de lancement ont réalisé un point d’étape. Pour eux, les trois premières années d’expérience illustrent le bilan positif d’un CVL actif et réalisateur. C’est un lieu de communication et d'échange. L’historique des thèmes abordés fait découvrir les possibilités de prise de parole et d’écoute entre concitoyens, la réflexion commune des habitants, des associations et des élus, l'apprentissage de la complexité de la gestion collective. De nombreuses idées et suggestions émergent régulièrement pour améliorer le quotidien des quartiers. Les réalisations sont significatives d’un

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complètent cette réforme : la faculté ouverte aux justiciables de contester, par voie d’exception, la constitutionnalité de dispositions législatives (art. 26 et 27) ; la possibilité de saisir par voie de pétition citoyenne (art. 29) le Conseil économique et social, qui a désormais vocation à intervenir sur les questions relatives à l’environnement (art. 30) ; l’institution d’un Défenseur des droits des citoyens (art. 31).

Avec l’autorisation de prendre la parole devant le Parlement, le président de la République conforte sa prééminence institutionnelle tandis que son irresponsabilité est symboliquement affirmée.

La démocratie participative en marche à Tours

gisement d’initiatives pour mieux vivre ensemble : achat de mobilier urbain, projet collectif et engagement d’actions autour d’une fresque, réflexions aujourd’hui relayées par la ville à propos de la passerelle Fournier, plan de signalisation des établissements scolaires, piste de skate… et réflexions plus générales sur les questions collectives (circulation, voirie, commerces…). Cette dynamique contribue à l’élaboration et à la consolidation du bien collectif. Le besoin de consolider les acquis, de disposer d’un outil méthodologique, de passer le relais, a débouché sur la publication du Guide des conseils de la vie locale. Outil pour l’action, nourri du travail en commun, riche des enseignements qu’offrent une meilleure connaissance mutuelle et l’apport réel à la démocratie. Le CVL est, par ses thématiques et par sa pratique, un lieu de formation citoyenne des habitants (1). Fin 2007, un nouvel état des lieux, établi avec le concours du cabinet La Suite dans les idées, confirme ces analyses. Il souligne que « quasiment aucune structure n’a de budget dédié comme c’est le cas à Tours ». Les pistes sont ouvertes pour des précisions sur les « règles du jeu », la conduite en mode projet, une plus grande ouverture sur les jeunes, les actifs et les habitants des quartiers populaires. La réflexion actuelle fait appel d’air. Passé les questions de sécurité et de propreté, les dépenses de convivialité (terrains de boule, mobilier urbain…), de nouveaux sujets sont lancés qui interpellent chacun et toute l’agglomération (transports, économies d’énergie, qualité de l’air). Et un grand chantier : la démocratie locale à l’ère d’Internet, avec le développement d’outils collaboratifs et les Espaces publics numériques de la ville. Autant de sujet de mobilisation et de créativité citoyenne.

OLIVIER BRUNO (1) D’autres villes en sont des exemples, comme Brest et Grigny. MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 11


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Le marché de l’âme Dans l’économie de marché, la maladie doit être « rentable ». C’est au nom de cette logique dramatique qu’est remise en cause la formation spécifique des soignants en milieu psychiatrique. Cette « normalisation de l’innommable » s’introduit dans les psychés, tel un poison qui anesthésie (ou dissout ?) les états d’âme. Faisant perdre à l’homme sa conscience, le déconnectant de ces signaux intérieurs qui permettent de distinguer ce qui est porteur de vie et ce qui est mortifère. Souvent évoquées en termes de bien et de mal, ces références sont tirées du côté de la morale, alors que notre propos est de signifier ce qui est de l’ordre de la Loi. Autrement dit de la « donne de la vie », telle qu’elle nous a été transmise sous le signe de la limite, inhérente à notre « destin sexué de mortel ». Or le marché fonctionne précisément sur la destruction de cette « donne de la vie » et des lois qui la régissent. La racine du mal n’est autre que ce détournement de fond, opéré par la société de consommation, qui, en faisant de l’homme un consommateur, le désarrime de son destin de citoyen (bâtisseur de cités à visage humain). Notre planète et ses ressources, en partage avec les autres espèces, végétales, animales, minérales, sont désormais considérées comme n’ayant aucune existence en dehors de la jouissance et du profit que le « consommateur » peut en tirer. Par écran télévisé interposé, on pénètre toutes les intimités. Tout doit être transparent pour cet Œil incestueux que nous nous sommes fabriqués, auquel rien ne doit échapper. D’un coup d’un seul, c’est le champ de l’altérité qui est démantelé.

SAGET/AFP

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économie de marché a investi le territoire de l’âme. Cela se manifeste, par exemple, dans l’intitulé des contrats passés avec l’hôpital psychiatrique. Il y a à peine un an, il s’agissait d’une « Convention bilatérale d’assistance technique auprès des équipes soignantes ». Aujourd’hui, c’est au nom du « Marché à procédure adaptée, pris en application des articles 30-28 4e alinéa et 35-11 8e alinéa du code des Marchés Publics ». Les mots « Marchés Publics » sont écrits avec un grand M et un grand P, comme les divinités antiques. Dans l’économie de marché, la maladie doit être rentable. L’expression « file active » a évincé dans certains services celle du « projet de soin ». Sur une chaîne digne des Temps modernes de Charlie Chaplin, la « file active » chiffre le nombre de malades passés dans le service en un temps donné. Aujourd’hui, les pressions se font de plus en plus impérieuses qui exigent l’accélération de la chaîne pour que s’effectue un maximum d’actes en un minimum de temps. Pour un maximum de rentabilité. Aujourd’hui, la fameuse « banalisation du mal » dont parlait Hannah Arendt, comme étant ce qui préside à la bascule de l’homme dans la barbarie, s’est aggravée d’une « normalisation de l’innommable ». Au point que c’est « l’innommable » lui-même qui fait force de loi. Touchant inévitablement le langage, comme le mettent en évidence un certain nombre d’ouvrages.

Les tiroirs à médicaments d’une pharmacie à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. 12 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

Pourtant l’altérité est inhérente à cette fameuse « donne de la vie ». Telle qu’elle se manifeste en ces termes opposés que sont « le visible et l’invisible », « le tangible et l’intangible », « le matériel et le psychique », « le masculin et le féminin », « le connu et l’inconnu » « le conscient et l’inconscient », « soi et l’autre », « le vivant et le mort », etc. Car c’est dans l’articulation de ces altérités, dans leur interpénétration, que s’ébranle le processus fécond de la vie, tant physique que psychique. Mal barré sur ce chemin-là, l’homme perdait son âme. On avait eu beau voir et revoir les documents sur la Shoah (mot qui signifie « catastrophe »), on n’avait toujours pas compris que la « solution finale » procédait d’une « solution finale des états d’âme ». Or voici que cette « solution finale des états d’âme » est à nouveau prononcée (en toute inconscience, bien entendu !) sur le territoire même de la santé mentale. Là où elle s’entête à se manifester. À travers ses symptômes bien connus, d’angoisse, de dépression, de mélancolie, de délire, de dissociation, etc. Aussi étrange que cela puisse paraître, il a été déclaré (dans on ne sait quelle instance européenne) que cette maladie, jusque-là dite « mentale », touchant donc l’esprit, n’avait aucune spécificité. En conséquence, les formations spécifiques dont bénéficiaient jusque-là les soignants n’avaient plus de raison d’être. Il y avait désormais un tronc commun de formation, avec saupoudrage de « psy » pour ceux qui atterriraient en psychiatrie ! C’est comme si l’on décrétait une formation générale pour les médecins, avec juste quelques séances supplémentaires dispensées aux chirurgiens ou obstétriciens, au cours desquelles on leur apprendrait le maniement du bistouri. L’exemple n’est pas excessif, car le métier de soignant de la souffrance psychique est du ressort de l’obstétrique, puisqu’il s’agit d’accoucher le patient du monde intérieur dans lequel il est enfermé, et où il tourne en rond comme un prisonnier, ou comme un fœtus « non né ». Il demande autant de compétences ! En arrêtant le processus de formation, on arrête la transmission de presque un siècle de connaissances sur la vie psychique qu’ont apportées les plus grands cliniciens de tous les temps. Et au-delà, du champ de la culture, qui, remontant jusqu’aux peintures rupestres des hommes préhistoriques, témoigne de ce besoin spécifique à l’humain qui


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Espoir ou piège ? Dans le cabinet d’un psychiatre.

est de donner forme à ses vécus intérieurs. Pour se les figurer, se les représenter. La déclaration de « non-spécificité » concernant la souffrance psychique et les soins spécifiques qui doivent lui être prodigués est un véritable crime contre l’humanité Ce « déni de la réalité psychique », qu’un auteur psychanalyste de l’époque de Freud, Férenczi, a identifié comme étant ce qui est à la source même du « trauma », est désormais érigé en loi. La « fabrique à trauma » est mise en place dans une logique de rentabilité. Au lieu d’accompagner « la naissance psychique » du patient en souffrance, telle qu’elle s’opère dans la parole, qui, enfin, prend sens aux oreilles d’une psyché soignante, on drogue. Nous ne dénigrons pas ici le médicament mais l’usage pervers qui en est fait. Nous savons aujourd’hui que des laboratoires américains travaillent à inventer de nouvelles maladies, ou à changer le nom de certaines déjà connues (comme « l’état maniaco-dépressif » – qui disait le sens de l’état dans lequel se trouve le patient –, aujourd’hui remplacé par le terme mécaniciste de « trouble bipolaire »). Cela à toutes fins d’activer les angoisses face à l’inconnu et de rendre ainsi les gens dépendants de ces faux remèdes à de fausses maladies. « On peut gagner beaucoup d’argent en persuadant des gens bien portants qu’ils sont malades. C’est pourquoi les laboratoires pharmaceutiques promeuvent des maladies et en font la publicité auprès des médecins et des consommateurs », pouvait-t-on lire en 2002 dans le British Médical Journal, l’une des références mondiales de la presse médicale. La revue se penchait sur les phénomènes de « Disease mongering », à savoir le fait d’inventer une maladie pour développer un nouveau marché et vendre des médicaments. Elle dénonçait « l’alliance de l’industrie, des médecins, de groupes de patients et des médias, pour présenter des maux communs comme des problèmes graves, des problèmes personnels comme des questions médicales, des risques comme des maladies ». Réveillons-nous, mes amis ! Tout ça n’est possible que parce que nous (nous) laissons faire. DANIÈLE DRAVET

EN 1991, JACQUES CHIRAC prononçait son tristement fameux discours sur les désagréments supposément causés aux Français par les immigrés. Son texte sur « le bruit et l’odeur » recadrait la politique française d’immigration dans le sens d’une suspicion décomplexée à l’égard des étrangers. « Nous n’avons plus les moyens d’honorer le regroupement familial, et il faut enfin ouvrir le grand débat qui s’impose dans notre pays, qui est un vrai débat moral, pour savoir s’il est naturel que les étrangers puissent bénéficier, au même titre que les Français, d’une solidarité nationale à laquelle ils ne participent pas puisqu’ils ne paient pas d’impôt ! » Cela, en faisant mine d’ignorer la participation de nombre de travailleurs sans papiers à l’effort national. Dix-sept ans plus tard, les conditions d’accès au regroupement familial ont été considérablement durcies, notamment par la loi Hortefeux du 20 novembre 2007. Et des sans-papiers en arrivent à des situations extrêmes, comme Baba Traoré, Malien de 29 ans décédé le 4 avril à Joinville-le-Pont. C’est dans ce contexte que survient le mouvement des 600 sans-papiers salariés depuis des années dans l’hôtellerie, la restauration, le bâtiment ou le gardiennage (voir Politis n° 999). Le 15 avril, avec le soutien des associations, des syndicats et de leurs patrons, ils ont entamé une grève pour faire valoir leur droit à une régularisation par le travail. Le 24 avril, Brice Hortefeux, ministre de l’Immigration, annonçait qu’il y aurait des régularisations, mais au cas par cas. Le message est clair : « Le gouvernement ne souhaite pas d’appel d’air […] pas de régularisation massive. » Il n’empêche, les associations y voient une brèche dans la politique d’immigration qui s’est faite de plus en plus répressive depuis 2002. Ces régularisations par le travail ont un air de reconnaissance d’une réalité et suscitent de l’espoir : la tendance pourrait-elle s’inverser ? « Cela bouillonnait depuis trop longtemps, estime Claire Rodier, du Gisti. On ne sait pas combien sont les travailleurs sans papiers en France, mais plusieurs milliers sans aucun doute, qui cotisent et paient des impôts. Cette grève, c’est un trop-plein qui pète, et la preuve flagrante de l’échec du dispositif. Elle fait apparaître aux yeux du public la contradiction entre la réalité et la législation. » Dans le prolongement de mouvements comme celui du Réseau éducation sans frontières, cette grève fait émerger des histoires personnelles, des parcours. « Ainsi, résume Claire Rodier, les sans-papiers ne sont plus une masse anonyme mais des personnes qu’on croise tous les jours et dont les situations permettent un autre regard sur l’immigration. » Autre événement, ce mouvement a été soutenu par les syndicats, la CGT en tête, qui tardaient à se mobiliser sur ce front. « Le soutien des patrons est moins surprenant, souligne Claire Rodier. La circulaire de juillet 2007 les a contraints à vérifier les titres de séjour de leurs salariés. Mais ils suivent toujours la même logique : ils ont besoin de ces employés sur qui repose une partie de la dynamique économique. » Méfiance néanmoins : que penser d’un système qui

SAGET/AFP

SIMON/AFP

Ils travaillaient, cotisaient, mais n’avaient droit à rien : les salariés sans papiers en grève depuis le 15 avril pourraient obtenir des régularisations au cas par cas. Serait-ce une brèche dans la politique d’immigration ?

Signature de pétition devant le restaurant « chez Papa ».

prend en compte les immigrés uniquement sous le prisme de l’intérêt économique ? D’autres raisons de présence sur le territoire sont-elles moins légitimes ? Cette régularisation de travail est un procédé exceptionnel et non une régularisation de droit, rappellent les associations, pour lesquelles la grève du 15 avril doit s’inscrire dans un mouvement global pour la régularisation de tous les sans-papiers. Méfiance aussi parce que l’article 40 de la loi sur l’immigration (et la circulaire du 7 janvier 2008) sur lequel s’appuient les demandes de régularisation par le travail « conditionne l’examen de la demande à la présentation d’un contrat de travail pour un emploi figurant parmi une liste de métiers très réduite, explique Damien Nantes, de la Cimade. Cette liste ne concerne que les emplois qualifiés et discrimine les ressortissants des pays tiers (sauf Tunisiens et Algériens, soumis à d’autres accords) par rapport aux Européens. Par ailleurs, elle repose sur le pouvoir discrétionnaire du préfet, avec tout l’arbitraire que cela implique. » Quels seront les critères d’acceptation et de refus ? Méfiance, enfin, car la brèche est aussi un piège : c’est le même texte qui ouvre une possibilité de régularisation par le travail et qui instaure des quotas d’expulsions. Certains sans-papiers risquent d’être arrêtés au moment du dépôt de leur demande. D’où la consigne : « Ne pas rester seul, prendre conseil auprès d’un syndicat ou d’une association. » Pour l’heure, l’association Droits devant !!, à l’origine du mouvement du 15 avril, invite à maintenir les piquets de grève sur les 17 sites concernés. INGRID MERCKX MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 13


Écologie ROUMANIE

Rosia Montana,

la mine défaite

E

PATRICK PIRO

Eugene David a fomenté la révolte contre le plus important projet d’exploitation minière d’Europe.

ugene David est un irréductible. En témoigne la marche d’approche qu’il faut consentir pour parvenir à sa ferme. La neige tombe en maigres flocons, elle tient encore en plaques par endroits. On contourne des marécages. Le sentier défoncé, envahi par les branchages, empêche le passage de tout véhicule. Clope au bec, la quarantaine, l’homme écorce à la machette des troncs de bouleau qui renforceront le châssis de sa charrette. « Ma Mercedes ! » Il éclate de rire, dévoilant les accidents de sa denture. On s’abrite dans la pièce à vivre, petit capharnaüm où se rassemble sa famille autour du poêle à bois. C’est lui qui a fomenté la révolte victorieuse de Rosia Montana, un village au cœur de la Transylvanie roumaine, contre le plus important projet d’exploitation minière d’Europe. En février dernier, après huit ans de contestation émaillés d’innombrables manifestations, rapports, contre-rapports, irrégularités, illégalités, défaut constant de consultation de la population, complicités récurrentes des ministères, recours, pressions politiques, etc., la justice a définitivement annulé un document d’aménagement clé, qui définissait la région comme zone industrielle minière. Malgré l’énorme fête qui a couronné l’événement, Eugene garde une défiance terrienne : « L’avancée est considérable, mais je me garde de crier victoire, car le projet n’est pas officiellement enterré… » Gabriel Resources, l’entreprise canadienne qui le porte, avait prévu de pulvériser quatre montagnes dominant cette superbe vallée pour en soustraire des métaux précieux. Convoitées : 330 tonnes d’or et 1 600 d’argent. L’extraction minière, à Rosia Montana – Montagne rouge en roumain –, est de tradition depuis l’époque préromaine. Le régime communiste a également exploité les filons. Mais le projet pharaonique de Gabriel est sans commune mesure : il signifie la destruction de plusieurs

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PATRICK PIRO

Un énorme projet d’extraction aurifère vient d’être bloqué par la justice roumaine, après huit années d’une résistance acharnée des habitants d’un village en plein cœur de la Transylvanie.

La vallée de Rosia Montana, en Transylvanie roumaine.

villages et monuments, l’expulsion et le relogement de 2 500 personnes, le déménagement de cimetières, la menace sur des vestiges archéologiques, et l’utilisation de près de 150 000 tonnes de cyanure par an, élément qui a la propriété d’agréger les particules de métal précieux dispersées dans les roches. De quoi produire, à terme, 250 millions de tonnes de boues toxiques stockées derrière une retenue de 185 mètres de haut, formant au cours des années un sinistre « lac » artificiel de 600 hectares, aux risques de fuite extrêmement minimes, assure le discours de l’entreprise. De cette gigantesque opération de broyage, elle s’est engagée à faire un modèle de responsabilité sociale et écologique, « audelà même des normes européennes », prétendant créer 6 000 emplois ! Elle n’a pas dit son dernier mot. Car l’entreprise a déjà investi près de 200 millions d’euros, notamment dans l’achat de parcelles et de maisons situées dans l’aire convoitée, prétendant déjà posséder les deux tiers du village. « Ils défoncent les toits pour rendre les départs irréversibles, et laissent les maisons en l’état pour accréditer l’idée que Rosia Montana, en état de déliquescence, n’a d’autre recours que la mine », constate Dan Craioveanu, militant

engagé dans la bataille depuis des années. Une plaque atteste du nom du nouveau propriétaire. Sur le mur de la maison d’Eugene David, une autre plaque, jaune : « Aceasta proprietate nu este de vânzare » – cette propriété n’est pas à vendre. Un signe de ralliement dans la vallée, accroché sur des dizaines de bâtisses, parfois même des ruines. Eugene se remémore la toute première « consultation » organisée par l’entreprise à Rosia Montana, en 2000 : « Ils se sont enfermés avec le prêtre, le conseil municipal, des officiels, l’ancien directeur de la mine d’État… Et la population est restée dehors ! » « Ces gars-là, ils vont vous passer sur le corps », leur confie un édile en plein émoi. « On allait nous jeter de la terre de nos ancêtres comme une vieille chaussette », s’offusque Élisabeth, belle-mère d’Eugene. La résistance s’organise rapidement. Une association est créée, Alburnus Maior – l’ancien nom latin de Rosia Montana (1). Elle accueille trois cents adhérents en une semaine. « 80 % de la population étaient opposés au projet », estime d’Eugene. Au début… Car la compagnie, relatent les témoins, entreprend un patient travail de


JOURNAL DES LECTEURS

Écologie

La stratégie d’usure aurait fini par grignoter l’opposition, reconnaît-on à Rosia Montana, si la lutte était restée confinée à la vallée. Elle va peu à peu s’internationaliser, à l’initiative d’une ingénieure belge installée sur place, que rejoindront d’autres militants européens. Des médias étrangers s’intéressent à cette lutte écologique et sociale, le plus important des mouvements de contestation en Roumanie. Des ONG s’en mêlent, la puissante fondation du financier Soros aussi, allant jusqu’à ouvrir un centre d’information à Rosia Montana, jouxtant celui de la compagnie minière. Des personnalités du spectacle embrassent la cause. Sur le modèle qui avait réussi aux résistants du Larzac dans les années 1970, des propriétaires complices vendent leurs terrains à des militants par minuscules parcelles afin de compliquer à l’extrême les opérations d’expropriation. La Banque mondiale, qui avait financé en partie le projet, finit par reculer. Mais le coup de grâce vient probablement des conditions mises en balance pour l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne : l’enquête d’impact environnemental n’étant décidément pas présentable, les autorités roumaines ont fini par renoncer à appuyer le projet. L’affaire n’est pourtant pas terminée, car un nouveau bras de fer a commencé. Gabriel possède encore une arme économique : le licenciement de plusieurs centaines de personnes, la réduction de Rosia Montana à l’état de quasi-village fantôme, et l’appui toujours présent des élus locaux. « Nous sommes 90 villageois à leur avoir présenté des projets alternatifs à la mine pour le développement de la vallée : refus ! C’est un abus de pouvoir, ils peuvent bloquer la ville pendant des années », peste Eugene. Opiniâtre, il n’a pourtant jamais cessé de bâtir sa pension touristique au long de toutes ces années. Sourire en coin de l’obstiné, qui pressent la fin de l’histoire : « Après tout, nous les bloquons tout autant. Et les investisseurs, ça n’aime pas perdre de l’argent… » En 2007, le cours de Gabriel Resources a chuté de 70 %. PATRICK PIRO (1) www.rosiamontana.ro

Devant l'imminence du krach écologique et l'improbable instauration d'urgence, par les États, d'une gouvernance mondiale travaillant au destin collectif, quelques précurseurs de la société postindustrielle inaugurent discrètement, dans nos campagnes, un style de vie sobre et cohérent, autonome et responsable: par nécessité ou par choix, de plus en plus de personnes s'installent à demeure dans des yourtes. Loin de la récupération marchande d'un ethnicotourisme de la cabane, le mouvement des yourtes en pleine croissance exprime l'intelligence compensatoire et réparatrice d'un peuple modeste qui a assimilé qu'il n'avait plus rien à attendre de politiques vénalisés jusqu'aux os. Réponse auto-immune, régulatrice, cet exode en légèreté démontre les capacités d'autoorganisation, d'ingéniosité, de rebondissement, de prise en charge de sa propre vie, loin des normes de l'opulence obligatoire, par des personnes considérées jusque-là comme inutiles, subversives, improductives ou en échec social. C'est ainsi que la yourte, née du désert des exclus, devient le symbole de l'émancipation radicale vers une altersociété, en contre-pied absolu à l'obération outrancière du système productiviste.

Le projet de Gabriel Resources signifie la destruction de plusieurs villages et monuments, l’expulsion et le relogement de 2 500 personnes, le déménagement de cimetières, la menace sur des vestiges archéologiques, et l’utilisation de près de 150 000 tonnes de cyanure.

Face à cette inventivité rebelle, en Pyrénées-Orientales, le préfet a inventé une charte de « bonne conduite» pour normaliser le fichage des cabanes, la délation administrative pour EDF, la CAF et la chambre des notaires, le refus de branchement aux réseaux d’eau, d’électricité et de téléphone pour les maires, au prétexte d’une « lutte contre l’exclusion et l'habitat indigne». Sur la côte, après détection par photos aériennes, les communes, la Safer, sociétés spécialisées dans la vente de biens fonciers ruraux, le Conservatoire du littoral et les départements rachètent, préemptent ou exproprient les terrains pour détruire systématiquement tout habitat hors norme. En Cévennes, la direction départementale de l’Équipement s'attaque aux yourtes, qui ont l'impertinence d'offrir un habitat familial alternatif à moindre coût, mais surtout d'échapper au permis de construire. Elle intente abusivement des

procès en correctionnelle contre paysans et autoconstructeurs. Déboutée, la DDE fait alors pression sur les propriétaires pour provoquer des expulsions. Ce pourchassement contraint à des installations sur des friches reculées, et à des viabilisations autonomes: récupération d'eau de pluie, toilettes sèches, phytoépuration, bioclimatisme et énergies renouvelables, qui complètent naturellement une économie de subsistance fondée sur l'entraide, le défrichage, le jardinage, la botanique médicinale, la cueillette, la récupération et l'artisanat, le seul luxe étant l'ordinateur, indispensable cheville entre le local et le global, et entre réseaux d'affiliation. Ces pratiques de survie élémentaires et d'organisation, sinon de la pénurie du moins de l'essentiel revu à l'aune de l'empreinte écologique, réactualisent les tactiques d'alliance et de coopération d'avant l'accumulation néolithique: la conscience que la zone de cueillette du voisin est aussi précieuse à la préservation des ressources que la sienne transforme l'ennemi potentiel en cogestionnaire de l'espace. C'est ainsi que les demeures nomades, légères, manifestent, en pays riche, la mutation nécessaire du rapport à l'espace de l'humanité. Mais cet art de vivre simplement, décemment, sans massacrer la nature et la planète, cette citoyenneté de sagesse et de contentement, en pleine expérimentation à l'abri du terrorisme médiatique, ne peut s'abstenir d'organiser, dans la non-violence et la désobéissance civile assumée, sa défense contre les attaques des prédateurs: le fondateur d'Halem, Habitants des logements éphémères et mobiles, vient de périr, en plein combat militant, dans l'incendie d'une friche rennaise convoitée par des requins de l'immobilier… Ces combats sont vitaux pour la diversité culturelle, mais aussi pour l'espérance d'une société capable de survivre à ses erreurs. En prévision: en Cévennes, en août, les rencontres de l'Habitat choisi, et en septembre, celles des habitants sous yourtes.

SYLVIE BARBE Contact : www.yurtao.canalblog.com

DR

sape. « On expliquait aux jeunes que si leurs parents ne cédaient pas, ils perdraient leur travail. Il y a eu des échauffourées, et la pression de l’argent. » Le projet mobilise des intérêts énormes, et, à partir de 2002, Gabriel marque régulièrement des points auprès de l’administration. Après six tentatives infructueuses, l’entreprise emporte l’appui majoritaire des élus locaux, et obtient, grâce à un plan d’aménagement sur mesure, que soit gelé tout autre projet que l’extraction minière. « Sans aucune consultation publique ! J’avais un permis pour bâtir une petite pension sur mon terrain : projets touristiques, agricoles, artisanaux, etc., il fallait tout arrêter, et sans dédommagement ! », explique Eugene. Les journaux locaux relatent-ils les agissements des opposants ? La compagnie les achète.

Des yourtes très nature

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Monde FAMINE

Relocaliser l’agriculture

L

e modèle actuel de production agricole ne fonctionne pas. Focalisé sur la hausse de ses rendements, il menace l’environnement, ne garantit pas la sécurité alimentaire et provoque des inégalités sanitaires et économiques flagrantes. Telle est, en substance, la conclusion de l’Évaluation internationale des sciences et technologies agricoles au service du développement (1). Une prise de conscience historique. Plusieurs institutions internationales, dont la Banque mondiale et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), ont soutenu ce rapport. Une soixantaine de gouvernements l’ont approuvé à Johannesburg, le 12 avril. Seuls l’Australie, le Canada et les États-Unis émettent quelques réserves sur « le résumé global à destination des décideurs ». Résultat de quatre années de travail de plus de 400 scientifiques, cette étude officielle a réuni tous les acteurs de l’agriculture : recherche publique, privée, société civile, gouvernements et producteurs. « Mais pour une fois, le lobby pro-OGM n’a pas réussi à s’imposer », se réjouit Arnaud Apoteker, responsable de la campagne OGM et agriculture de Greenpeace. Les firmes agroindustrielles comme Monsanto et Syngenta se sont retirées de la discussion en octobre 2007. « La conscience que l’on va droit dans le mur était partagée, mais elle était moins sensible chez certains acteurs, explique Fabrice Dreyfus (2), l’un des experts qui ont participé aux débats. Notamment chez la recherche privée, qui a toujours pensé pouvoir répondre avec des solutions technologiques. » Un rapport qui vient à point nommé à l’heure où la crise alimentaire frappe la population mondiale. Son objectif est clair : réduire la faim et la pauvreté en augmentant la productivité agricole d’une manière viable, sur le plan environnemental et humain. Pour cela, une nouvelle orientation de l’agriculture mondialisée est préconisée. Plutôt que de renforcer une production centralisée et des monocultures vouées à l’exportation, le rapport reconnaît le rôle fondamental des marchés locaux. « Il ne s’agit pas de donner la priorité à la seule agriculture familiale mais de lui redonner toute sa place en rééquilibrant les investissements », précise Fabrice Dreyfus. Le texte propose ainsi d’instaurer des mesures de protection (taxes et droits de douane) pour éviter une concurrence inégale entre firmes agro-industrielles du Nord et paysans du

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MAUNG WIN

Face aux dérives de l’agro-industrie, un rapport officiel propose de revaloriser les marchés locaux. Un changement de cap radical après cinquante années d’aveuglement productiviste.

Promouvoir le savoir-faire des communautés rurales est une des solutions contre la crise alimentaire.

Sud. Il conseille d’attribuer des microcrédits et des aides financières à ces derniers, d’augmenter leur accès à la terre et d’améliorer le niveau de vie des travailleurs ruraux. Tout cela pour assurer l’autosuffisance alimentaire des populations. Les scientifiques tiennent aussi à promouvoir les savoir-faire des communautés rurales. Car, depuis toujours, celles-ci savent concilier l’agriculture et la préservation des ressources naturelles locales. Arnaud Apoteker se félicite de cette valorisation : « Ce rapport montre qu’utiliser les connaissances traditionnelles et préserver les petites exploitations a au moins autant d’importance que de développer la technologie. Il est très positif dans la mesure où il remet en cause le dogme qui consiste à croire que c’est par l’industrialisation croissante que l’on va résoudre la faim dans le monde. » Certes, la « révolution verte » a permis d’augmenter les rendements, à grands renforts de machi-

nes et de pesticides. Mais au prix d’une effroyable dégradation de l’environnement. Battant en brèche cinquante années d’industrialisation de l’agriculture, le rapport n’oublie pas d’égratigner les dernières innovations technologiques. Concernant les agrocarburants, le texte est on ne peut plus explicite : « La transformation de récoltes agricoles en essence peut augmenter les prix de la nourriture et réduire notre capacité à soulager la faim dans le monde. » Les organismes génétiquement modifiés sont eux aussi remis en cause par l’étude, qui souligne la faiblesse des résultats obtenus et dénonce l’opacité qui règne dans les décisions des semenciers. « Le rapport ne condamne pas les biotechnologies, avertit Fabrice Dreyfus. Mais il affirme que la solution n’est pas dans les cultures d’OGM, qui ne sont pas là pour sauver la planète mais pour conquérir des marchés. » Dans ces conditions, la recherche en géné-


JOURNAL DES LECTEURS

tique ne peut plus monopoliser les fonds. Ceux-ci doivent être mobilisés pour intensifier les recherches en agroécologie. Reste à savoir si de telles recommandations – qui vont à l’encontre des logiques libérales en vigueur – seront prises en compte. Pour Fabrice Dreyfus, il ne s’agit pas d’un modèle clé en main et directement généralisable. « Il faut parler de systèmes agroalimentaires, prendre en compte l’ensemble des paramètres : production, transformation, acheminement et consommation, prévient-il. Nous ne sommes pas dans la logique “les experts disent et les agriculteurs appliquent”. » Arnaud Apoteker redoute la non-application de l’étude : « Ce rapport sera véritablement historique s’il est suivi d’effets et si les politiques de financement de la Banque mondiale suivent. On en est encore loin. Dans son histoire, la Banque mondiale a toujours investi dans de grands projets centralisateurs. » Le renouveau de l’agriculture passe aussi par la démocratisation des institutions internationales. PIERRE THIESSET (1) Le rapport est disponible sur le site www.agassessment.org Voir aussi Politis n° 999, du 24 avril 2008. (2) Fabrice Dreyfus est le directeur de l’Institut des régions chaudes de Montpellier Supagro, le Centre international d’études supérieures en sciences agronomiques collaborant étroitement avec l’Institut national de la recherche agronomique.

Tectonique de la faim Un «tsunami» silencieux: c’est ainsi que Josette Sheeran, directrice exécutive du Programme alimentaire mondial (PAM), qualifiait la semaine dernière l’impact de la crise alimentaire mondiale, qui pourrait bientôt ajouter aux 862millions de personnes souffrant de la faim 100millions d’autres, précarisées par l’augmentation vertigineuse du prix des denrées alimentaires. Espoir du PAM: déclencher un mouvement de solidarité planétaire, comme en 2004 à l’occasion du raz-de-marée qui a dévasté les côtes asiatiques. En effet, durablement projeté en première ligne de la crise, le PAM risque d’être submergé: il annonce d’ores et déjà un déficit de 476millions d’euros pour boucler ses interventions… programmées avant la crise! Les dons d’urgence promis par les pays industrialisés n’y suffiront même pas, comment dès lors gérer l’afflux de nouvelles demandes? D’autant que, face à l’amplification du chaos des marchés, certains pays producteurs ont décidé de ne plus approvisionner le PAM… Aveu terrible dans ce terme de «tsunami», soigneusement choisi: le PAM présente finalement cette crise comme une catastrophe tectonique, imprévisible, et sur laquelle les gouvernements n’auraient aucune prise.

PATRICK PIRO

« Ce rapport remet en cause le dogme qui consiste à croire que c’est par l’industrialisation croissante que l’on va résoudre la faim dans le monde. » Arnaud Apoteker, de Greenpeace

SENNA/AFP

Monde

Émigrés de l’Afrique subsaharienne à proximité de la frontière algéro-marocaine.

« Harragas » ou l'immigrant clandestin vu (d')en face… Les témoignages, les récits et les fictions ne manquent pas sur ceux qui perturbent la citadelle Europe, sur ces nouveaux «boat people» qui accostent sur les plages qui font face à l'Afrique. Ceux qui partent plein d'espoir et de terreur du Maghreb, on les appelle les « harragas». Mais les connaît-on vraiment? Ils ont décidé de partir parce qu'ils sont convaincus que dans leur pays ils sont incapables de supporter plus longtemps les humiliations. Alors, «plutôt être mangé par les poissons que par les vers de terre». Et toute leur intelligence, toute leur énergie à vivre, leurs espoirs sans limites les portent de l'autre côté de la mer. Ils ont pris la décision, ils ont amassé un pécule, de quoi payer le voyage, de quoi arriver à bon port avec une tenue correcte (il faut être bien habillé pour se fondre dans la foule en Europe), et aussi quelques économies, histoire de tenir le coup (en moyenne 500euros). Certains ont un téléphone portable qui permet de communiquer avec la famille pendant la traversée (comme en témoignent les enregistrements de téléphonie mobile que les familles ont pu obtenir). Tous ont un gilet de sauvetage dans leur frêle barque ou Zodiac. Des parents angoissés se mobilisent pour surveiller les plages de départ et surprendre le moment où les harragas vont prendre le large; on connaît les zones, on connaît les passeurs, on devine les moments de regroupement. Parfois, ils tentent de les bloquer dans leur folle aventure. Ces citoyens ont l'expérience de cette situation. Eux-mêmes ont perdu un enfant, un fils, parfois même une fille, dont ils n'ont plus de nouvelles. Les chiffres sont impressionnants: durant les neuf premiers mois de 2007, 12753 migrants sont arrivés en Sicile à bord de moyens de

fortune, 1396 ont débarqué en Sardaigne venants d'Algérie. 53842 immigrants ont été arrêtés et déportés en Libye en 2006. 60000 migrants et réfugiés étaient détenus dans les prisons libyennes en mai2007. 200 000 migrants ont été expulsés (source: ONG Fortress Europe, reprenant un rapport confidentiel de l'agence européenne Frontex pour la sécurité aux frontières de l'UE). Car la Libye est chargée de «la sale besogne» (El Watan, 11 novembre 2007), développant des centres de rétention financés par l'Europe, moyennant contreparties, n'est-ce pas M. Sarkozy? Au Maroc, la chasse est ouverte depuis les incidents de Melilla et Ceuta. On déporte en plein désert, après avoir bastonné et affamé. En Algérie, les harragas sont soit libérés, soit emprisonnés, étant donné l'ampleur du phénomène, jugés et condamnés. En Tunisie, après avoir été recueillis en mer et détroussés, quelques-uns finissent dans le secret des prisons, d'autres sont remis à l'Algérie. En Sardaigne, les harragas témoignent de l'humanité de l'accueil. L'expulsion est quasi immédiate, mais certains se faufilent et feront rêver ceux du bled. Régulièrement, sinon chaque jour, la Méditerranée rejette des corps. Ceux qui arrivent en Algérie sont rarement identifiés. Les familles ne cessent de revendiquer que les corps retrouvés soient l'objet d'une identification par test génétique. Il n’est pas difficile d’imaginer le calvaire de ces familles de harragas disparus en mer ou ailleurs. Un collectif est né que nous pouvons soutenir. Il est appuyé par la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme.

YVES QUINTAL JEUDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 17


Économie/Social PATRONAT

Mauvais fonds Dans l’affaire des fonds occultes de l’Union des industries de la métallurgie, le témoignage d’une ancienne chargée de mission nous permet de comprendre comment a été capté l’argent de la formation professionnelle. Exclusif.

L

Union des industries des métiers de la métallurgie (UIMM) sera-t-elle de nouveau passée au crible? L’organisation patronale, et principale fédération du Medef, est l’objet d’une enquête portant sur 19 millions d’euros de retraits suspects en liquide, réalisés entre 2000 et 2007 à la demande de Denis Gautier-Sauvagnac, à l’époque président de l’UIMM. L’affaire, révélée en septembre 2007, a depuis débouché sur la mise en examen de Denis Gautier-Sauvagnac pour « abus de confiance », « travail dissimulé » et « recel d’abus de confiance ». Dix jours après les révélations, Yvon Gattaz, président de 1981 à 1986 du CNPF (ancien nom du Medef), a jeté un écran de fumée sur cette affaire. L’ancien dirigeant affirmait que « cet argent vient des cotisations des entreprises. Ce sont les entreprises qui finançaient des caisses destinées aux syndicats. Personne ne s’en mettait dans la poche, ni les responsables patronaux, je pense, ni les responsables syndicaux non plus ». Depuis, d’autres dirigeants, comme Yvon Jacob, président de la Fédération des industries mécaniques (FIM), une organisation qui regroupe une cinquantaine de syndicats professionnels, se sont relayés derrière lui pour faire diversion et banaliser l’enquête de Tracfin (1), cellule de traque antiblanchiment qui aurait alerté sur les retraits en liquide de l’UIMM, ainsi que le dossier du juge d’instruction Roger Le Loire, chargé d’enquêter sur la caisse noire de l’organisation. Panier de crabes ? Il se trouve que les entreprises n’étaient pas les seules à « cotiser » pour la caisse noire patronale. En décembre 2007, les enquêteurs de la brigade financière ont certes dressé le constat accablant d’une comptabilité volontairement opaque et de contrôles inexistants. Mais ils ont aussi découvert que l’origine des retraits suspects d’argent liquide ne s’est pas limitée à la caisse noire, la fameuse caisse d’Entraide professionnelle des industries de la métallurgie (Epim), dotée de 617 millions d’euros, évoquée jusqu’alors. L’Epim n’est en fait qu’un arbre qui cache la forêt. D’autres sources de financement proviennent d’organismes rattachés à l’UIMM, notamment des associations financées en grande partie par les fonds de la formation professionnelle et par des subventions publiques (2). La formation professionnelle représentant à elle seule une manne

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qui s’élevait à 26 milliards d’euros en 2005, selon l’Insee (1,5 % du PIB). Annick Lepage, une ancienne chargée de mission d’un des outils de la formation professionnelle dépendant de la FIM, a apporté au juge Le Loire, qui l’avait convoquée dans le cadre de l’enquête, un témoignage saisissant sur les méthodes employées pour capter l’argent de la formation professionnelle dans la nébuleuse des 45 000 entreprises adhérentes à l’UIMM. Elle a détaillé précisément quelques-uns des détournements effectués au sein de cette fédération. Son exposé des faits, qui remontent à 1997, a été confirmé au juge par l’un des ex-dirigeants des « questions de formation » de la FIM. « J’ai dû établir un dossier pour faire apparaître ce que j’ai nommé des dysfonctionnements, qui sont en fait des détournements importants que la FIM a laissé faire depuis de nombreuses années », explique Annick Lepage. Embauchée en 1996, la chargée de mission pense agir pour la bonne cause en constatant des anomalies dans Formeca Formation (ex-Formeca-Fessart), un centre de la FIM « qui formait 250 jeunes, et [était] financé par des fonds publics, notamment par la taxe d’apprentissage ». Leur coût est évalué « entre 1,1 et 1,2 million d’euros de juillet 1996 à fin 1997 ». Elle attire donc l’at-

tention de sa hiérarchie, en particulier de Martine Clément, alors présidente de la FIM, sur un système qui était, selon elle, généralisé. Transmis aux dirigeants de la FIM, le dossier d’Annick Lepage devient « sensible » et déclenche une série d’événements inhabituels. À commencer par des tentatives de déstabilisation. Une procédure de licenciement viendra à bout de la chargée de mission en 2001. Autre événement, en août 1997, un incendie dans un entrepôt du Havre détruit de nombreuses archives sensibles, dont celles de Formeca, de la FIM et du Crédit lyonnais… Enfin, le dossier d’Annick Lepage provoque de surprenantes réunions avec les plus hautes instances de la Fédération des industries mécaniques, de l’UIMM et du Groupement des industries métallurgiques (GIM). Deux réunions sont organisées avec Denis Gautier-Sauvagnac, son adjoint Dominique de Calan, et les dirigeants de la FIM, confirme l’ex-responsable des « questions de formation » de la FIM. Devant l’ampleur des « anomalies », ce même dirigeant explique qu’il a « courtcircuité la direction générale de la FIM en transmettant le “dossier sensible” du 24 octobre 1997 à Mme Clément ». Quelles sont les anomalies relevées ? Annick Lepage donne des exemples, preuves à l’appui. Elle cite le cas de l’Association des

BUREAU/AFP

Denis Gautier-Sauvagnac, l’homme par qui le scandale est arrivé.


À CONTRE-COURANT

Économie

anciens élèves de Formeca-Fessart : « Pour certains, le compte est domicilié à la Caisse des dépôts et consignations, avec des mouvements d’espèces importants. Il y a aussi les membres de la famille des “permanents du système”, qui bénéficient des retours sur commissions par le biais de la création d’entreprises produisant des fausses factures. Et les permanents des organisations professionnelles se font rémunérer par des interventions en tant que “conseiller en…”. Et certains chefs d’entreprise sont “complaisants”. » Explosif, le fameux dossier d’Annick Lepage entraîne le licenciement du directeur et la fermeture du centre de formation Formeca-Fessart. En 1999, devant la chambre sociale de Versailles, qui juge l’exdirecteur, Annick Lepage atteste que « les “dysfonctionnements importants” dans cette affaire étaient également connus et “minimisés” par la direction générale du Groupement des industries métallurgiques (GIM), ayant pour président Jean-Loup Giros, par ailleurs trésorier de la FIM et président du centre de formation Aforp ». Annick Lepage n’est pas seule à constater les dérives de son secteur. Dans la même période, le service central de prévention de la corruption (SCPC) rend un rapport (1998-1999) qui consacre un chapitre aux dérives observées dans le secteur de la formation professionnelle. Le SCPC souligne sans détour que « la fraude et la corruption règnent [dans ce secteur] car tous les intervenants ont un intérêt à frauder, aussi bien les stagiaires que les organismes de formation, les organismes collecteurs ou les entreprises. Ce secteur est l’un de ceux qui présentent le plus de risques puisque les contrôles y sont soit désorganisés, soit difficiles puisqu’ils concernent des associations ». Les années suivantes, le même constat se répète. Yvon Jacob ayant succédé à Martine Clément à la tête de la FIM, on comprend mieux son empressement (3) à justifier les versements effectués par Denis Gautier-Sauvagnac. Le nouveau patron de la FIM avait affirmé en décembre 2007 que ces versements étaient inscrits « dans le cadre de la loi » régissant les organisations syndicales et patronales. Il avait aussi signalé que « la comptabilité de nos organisations syndicales peut ne pas être publiée si tel est le choix qu’elles ont fait ». « Rien n’interdit que des versements à telle ou telle personne ou organisation soient faits en liquide plutôt qu’en chèque. » On sait désormais ce que cela signifie. THIERRY BRUN (1) Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins. (2) La découverte des enquêteurs est relatée dans un court article des Échos du 3 décembre 2007. (3) Ex-député RPR de 1993 à 1997, Yvon Jacob était candidat à la succession de Denis Gautier-Sauvagnac à la présidence de l’UIMM. Il a animé le mouvement Idées Action, qui se transformera, en 1999, en Génération libérale. Les fondateurs de ce mouvement sont Jacques Garello et Pascal Salin, bien connus de la mouvance ultralibérale.

GÉRARD DUMÉNIL

Le fantôme de 1929 n fantôme hante les hautes sphères de la finance mondiale, le spectre de la crise de 1929. Jusqu’à une date récente, la menace d’une crise majeure appartenait à l’argumentaire des critiques les plus radicaux du capitalisme: la crise finale imminente mais toujours retardée. Mais les temps changent, et le dernier rapport du FMI est peu rassurant. Les pertes étaient sous-estimées. On parle désormais de mille milliards de dollars. Chacun le sait, l’économie états-unienne entre en récession. Pourtant, les mêmes experts nous disent, à l’inverse, que les États-Unis vont connaître une «légère récession» en 2008. On respire. Allez savoir? Les économistes travaillent, en fait, sur des hypothèses. «Supposons, donc, que la crise soit grave», quelque chose de sérieux. Que nous enseigne l’expérience de l’entre-deux-guerres? Elle nous montre comment une crise dramatique a mis fin à ce que l’on peut appeler «une première période d’hégémonie financière», celle qui va de la fin XIXe siècle ou du début du XXe jusqu’à 1929. C’était une époque de formidable concentration du revenu entre les mains d’une minorité privilégiée, d’envolée des cours de la bourse, plus généralement de «financiarisation», c’est-à-dire de développement des institutions et mécanismes financiers. La ressemblance avec les décennies néolibérales n’est pas fortuite. Depuis 1980, on observe des tendances similaires au plan de la richesse des plus favorisés et dans l’explosion des mécanismes financiers: « une seconde hégémonie financière». Depuis 2001, cette dynamique n’a fait que s’accélérer. Mais la crise des années 1930 – le New Deal d’un côté de l’Atlantique, le Front populaire, de l’autre, et l’économie de guerre – a ouvert la voie au «compromis socialdémocrate» de l’après-guerre. On se prend à rêver: la fin du néolibéralisme, un nouveau compromis social à gauche!

U

générations futures, c’est cher payé! On se tournera donc vers les metteurs en scène du grand théâtre mondial: « une version soft de la transition, s’il vous plaît». Une crise mondiale, tout juste «sérieuse», frappant d’abord la puissance dominante comme en 1929, pourrait infléchir le cours de l’histoire. Divers scénarios sont possibles. Au plan économique, le moins spectaculaire – et, peut-être, le plus probable–, est la continuation de la trajectoire actuelle. Les États-Unis entrent en récession; cette récession est exportée en Europe; contrairement à ce que soutiennent les experts du FMI, elle est sérieuse. Aux ÉtatsUnis, il s’avère impossible de remettre les ménages sur une trajectoire d’endettement cumulatif pour soutenir la demande; les entreprises ne sont pas candidates à l’emprunt; l’économie est donc soutenue par le déficit budgétaire; le déficit commercial s’accroît, et le financement de l’économie étatsunienne par le reste du monde ne fait que s’accentuer malgré la tendance croissante à tricher visà-vis des grands principes néolibéraux, libre-échange et libre mobilité des capitaux; les capitaux des nouveaux challengers (Chine en tête) investissent l’économie étatsunienne comme un fromage; les classes capitalistes du pays font une place à ces nouveaux venus au grand festin planétaire. On se serre un peu. L’Europe est assise entre deux chaises, rivale et alliée. Les conséquences sont faciles à imaginer: atténuation de l’hégémonie états-unienne, banalisation du dollar. Mais le néolibéralisme est sauvé. Qui pourrait troubler la fête du côté des privilégiés? Première hypothèse: « Les nouveaux challengers privilégient leur propre développement national.» Ce scénario est souvent évoqué. Le cours du dollar s’effondre. On peut escompter un sursaut national du côté états-unien. Deuxième hypothèse: « les capitalistes états-uniens refusent de faire leur place aux nouveaux venus» ; des mesures de protection sérieuses sont mises en place, le «bricolage» contre-néolibéral se métamorphose graduellement en «blindage». Dans les deux cas, le résultat est le même: la montée des affrontements, au plan économique, au plan politique. De nouveau, la violence accoucheuse de l’histoire. À moins que des «intrus», ne viennent, d’une autre manière, troubler les fêtes ou les affrontements des grands.

L’expérience de l’entredeux-guerres montre comment une crise dramatique a mis fin à « une première période d’hégémonie financière ».

Passé le premier accès d’optimisme, on reste pourtant pétri d’effroi. Le coût de la sortie de la première hégémonie financière a été monstrueux. Dix ans de crise majeure, de chômage, de faim; la montée du fascisme en Europe et ailleurs; des années de guerre, 40millions de morts, dit-on; l’extermination d’un peuple. Et ce «compromis» de l’aprèsguerre aurait-il été possible sans la menace croissante créée par la montée du contreempire soviétique? Quels qu’aient été les ravages du néolibéralisme, quelle que soit la noirceur du monde qu’il prépare aux

* Directeur de recherche au CNRS.

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Économie solidaire

Échos

JOURNAL DES LECTEURS ICI…

TRIBUNE

Sarko au paradis Au lendemain de son intervention télévisée, Nicolas Sarkozy était accueilli en grande pompe à Monaco par le prince Albert II, dans un paradis fiscal qui est, avec le Liechtenstein et Andorre, un territoire jugé non coopératif en matière fiscale par l'OCDE. La plate-forme « Paradis fiscaux et judiciaires » a demandé au chef de l’État de cesser de « cautionner à sa porte un centre offshore favorable au blanchiment ». Et souligne que l’évasion fiscale coûte aux pays du Sud 250 à 350 milliards d’euros par an, soit 10 000 fois l'augmentation de l'aide alimentaire française que vient d’annoncer Nicolas Sarkozy. Mais sans doute ce dernier est-il trop occupé par la chasse aux chômeurs fraudeurs.

Gisements mutants

Cet article ne peut détailler ces carences pénalisantes : notre réseau, Cheminements, propose pour cela des échanges sur les résultats de recherches. De même, il serait hors sujet ici de raconter comment, des détections d’émergences depuis 1975 jusqu’à l’investigation méthodique de 2008, prolongeant une mission ministérielle entre 2000 et 2002, nous aboutissons à rendre visibles et lisibles les multiples réalisations d’activités expérimentales, socialement innovantes, techniquement novatrices, technologiquement inventives, originales, pionnières, créatrices (7 critères de notre méthodologie). On demandera de nous accorder que dans le paysage des solutions solidaires, il manque une masse méconnue que notre réseau s’évertue à expliciter. Pour des discussions et des informations, nous recommandons vivement le recours à notre site qui héberge le démarrage de « Solidaires et innovants en collectif » (SIC). Huit ans après le choc initial éprouvé en dévorant les réponses aux appels d’offres ministériels, si Cheminements veut faire vivre cette mission interrompue par les politiques, c’est que l’éblouissement perdure à dénicher les trésors d’ingéniosité généreuse déployés dans la discrétion des territoires. Le moment est venu, avec le numéro 1000 de Politis, d’inviter les « alterentrepreneurs » encore trop peu reconnus publiquement à se manifester

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Notre civilisation industrielle est structurée en une démocratie féodale qui paralyse les forces productives des marchés et des États captifs. À ceci près que des acteurs citoyens, à l’écart des castes dirigeantes, instaurent des ferments de productions et services fonctionnant autrement et que notre SIC veut amplifier en les donnant à voir. En ce moment de notre histoire, où une droite triomphante est vassalisée par un patronat vorace, notre éclairage sur les dynamiques solidaires se donne vocation de contrebalancer les dégâts résultant de la déshérence étatique, couplée à un mercantilisme des profits générant les misères. Par un SIC pour faire Sens, nous osons convier à l’utopie d’un pari : les puissances financières, les lobbies de l’inhumanité comptable, non plus que les chantres méprisants d’une « modernité » régressive, ne sont-ils pas impuissants à interdire les créativités citoyennes, si les forces vives de transformation se rendent massivement visibles ? Prenons date : nous attendons chaque novateur dans le SIC ouvert pour le numéro 1000.

JEAN-CLAUDE DIEBOLT, PRÉSIDENT DE CHEMINEMENTS Cheminements, La Foucherie, 72600 La Fresnaye-surChedouet, 02 43 97 80 80, 06 75 01 01 73, 08 79 57 93 96, contact@cheminements-solidaires.com, www.cheminements-solidaires.com

Cliquez sur « Indigènes » « J'en ai marre de recevoir vos mails de merde. Indigènes à deux sous. Vous avez été élevés au cacao et yaourt. » Ces quelques mots, nimbés d’élégance, donnent une idée du genre de messages reçus la semaine dernière sur le site des Indigènes de la République. En deux jours, des dizaines d’internautes ont ainsi manifesté leur volonté de se « désabonner » de la liste des Indigènes. L’étonnant dans cette affaire, c’est qu’un simple clic aurait pu suffire pour ne plus recevoir les courriels du mouvement anticolonial. Or, ces destinataires soudainement « mécontents » ont préféré le faire savoir bruyamment. À la veille de la « Marche décoloniale » du 8 mai (M° Barbès à 14 h), organisée par les Indigènes, cela ressemble fort à une opération de sabotage.

Les socialistes et la Palestine

ANDRIEU/AFP

Depuis presque une décennie, un constat récurrent s’impose à nous : notre tâche de prospection sur les entreprises solidaires novatrices nous montre une intensité non démentie dans les dynamiques de création. Mais, malgré une santé florissante dans les territoires, l’économie solidaire ne se guérit pas d’une maladie chronique : l’insuffisance de ses diagnostics, qui la sous-estiment et n’en valorisent pas les richesses.

ensemble. D’où le cadre, non contraignant, de SIC, visant à révéler l’ampleur de tous pour pleinement exister, c’est-à-dire « faire Sens – Solidaires et non solitaires ». L’hypothèse qu’étendre la connaissance élargit d’autant la motivation, nous fait prévoir qu’un collectif apporte l’énergie propre à démultiplier l’audience que méritent les gisements d’une économie mutante. Passer des recoupements méthodiques sur une masse d’informations à un mouvement participatif : voilà le début d’une aventure, celle qui consiste à se familiariser avec de multiples proches encore inconnus. On pensera aux incidences politiques : les mouvements alternatifs qui se cherchent ne s’appuient pas véritablement sur les ressources d’une société civile créatrice qu’ils ont grand besoin de connaître. Sans quoi, ne nous étonnons pas que l’économie solidaire comme la « gauche de la gauche » demeurent scotchées à une audience confidentielle, marginalisées et sans perspective d’échapper au piège d’un repli frileux.

Deux semaines avant la journée pour la Palestine (porte de Versailles, le 17 mai) « La paix par le droit », l’Association FrancePalestine solidarité a sollicité le soutien des députés socialistes membres de la commission des Affaires étrangères. Plusieurs d’entre eux ont répondu favorablement, dont Jean-Louis Bianco (photo), Jean-Michel Boucheron, Marc Dolez et Jean Glavany. Quelques-uns ont regretté le suivisme français et européen dans le refus de dialoguer avec le Hamas. Une position qui tranche courageusement avec la frilosité de la direction du PS sur le sujet.

LE CHIFFRE

8,6 millions

de travailleurs pauvres ont perçu une prime pour l’emploi (PPE) en 2007 et risquent de la perdre. Nicolas Sarkozy a en effet annoncé le redéploiement partiel de la PPE, dont le montant total versé en 2007 dépasse les 4 milliards d’euros, pour financer en 2009 le revenu de solidarité active (RSA). Le RSA, financé à hauteur de 1 à 1,5 milliard d’euros, doit compléter les ressources des travailleurs pauvres et des bénéficiaires de minima sociaux, ce que faisait en partie la PPE. Autrement dit, ce sont les salariés modestes qui financeront les plus pauvres d’entre eux. Le chef de l’État aurait pu s’épargner ce bricolage réformiste en puisant dans les plus de 3 milliards de cadeaux fiscaux destinés aux plus riches.


la

semaine

Brice Hortefeux est un homme bon. En quatre mois, de janvier à avril, sur huit mille expulsions de « clandestins », il a corrigé deux dysfonctionnements en régularisant une Turque et une Beninoise. Bon et féministe. OLIVIER BRISSON

…ET AILLEURS La gaufre d’Obama L’hostilité au Hamas se porte bien dans la campagne présidentielle américaine. Le républicain John McCain et la démocrate Hillary Clinton n’ont pas eu de mots assez durs pour fustiger l’initiative de Jimmy Carter, qui s’est rendu à Damas pour rencontrer le chef du Hamas, Khaled Mechaal. Barak Obama est, lui, beaucoup plus réservé. À un journaliste qui lui demandait de condamner plus énergiquement qu’il ne l’avait fait auparavant le voyage de l’ancien président, Obama, qui prenait son breakfast dans un hôtel de Scranton (Pennsylvanie), a sobrement rétorqué: « Mais pourquoi je ne peux pas finir ma gaufre tranquille? »

La surprise chinoise Dans la palette du journalisme chinois, il y a donc ce qu’on appelle « la source officielle anonyme». C’est en tout cas cette «source officielle anonyme» qui a été invoquée vendredi par l’agence Chine nouvelle pour annoncer « des contacts et des consultations» entre « les départements concernés du gouvernement central» et « un représentant privé du dalaï-lama». Selon la même source, le gouvernement central espère ainsi que le chef spirituel tibétain « prendra des décisions crédibles afin de cesser les activités séparatistes, les complots, la violence et les activités pour perturber et saboter les Jeux olympiques». Ce qui constitue une bonne base de dialogue en effet. L’enthousiasme diplomatique qui a accueilli cette annonce dans les capitales occidentales est peut-être un peu prématuré…

Politique très étrangère… Le moins que l’on puisse dire, c’est que Nicolas Sarkozy n’a pas brillé dans le domaine de la politique étrangère, au cours de sa longue intervention télévisée du 24avril. Les mauvaises langues diront que pour connaître la politique française, il suffit de regarder du côté de la Maison Blanche. Si, tout de même! Le Président a réaffirmé sa volonté d’organiser un référendum si la question de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne se posait alors qu’il est encore à l’Élysée. Les mauvaises langues (les mêmes!) observeront qu’il s’agit peut-être là davantage de politique intérieure qu’étrangère. Cette même «politique intérieure», un peu nauséabonde, qui a conduit Nicolas Sarkozy à s’étendre si longtemps sur la question de l’immigration.

KOVARIK/AFP

EN DEUX MOTS…

Vu !

Lu !

Molles menaces

Juste ?

Au cours de son entretien télévisé, jeudi, Nicolas Sarkozy a menacé de retirer les allégements de charges aux entreprises qui n’ouvriraient pas de négociations salariales. Invité à préciser cette annonce, le secrétaire d’État à l’Emploi, Laurent Wauquiez (photo), a indiqué, vendredi matin sur BFM-TV, que l’obligation ne portait que sur l’ouverture de négociations. « Il faut faire attention, si on met une pression totale, toutes entreprises confondues, sur l'augmentation des salaires, le risque est que toutes les entreprises partent à l’étranger », a-t-il justifié. Tout à sa politique en trompe-l’œil, le gouvernement rêve donc de négociations qui surtout n’aboutissent pas…

Entendu ! Patron en chef Invité de RTL, le 22 avril, Christian Noyer, membre du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) au nom de la Banque de France, a fait part de la détermination de cette institution à ramener l’inflation « sous les 2 % », quitte à relever encore son taux directeur, actuellement à 4 %. « Nous ferons ce qu’il faudra pour ça », a-t-il prévenu, d’un ton martial. Illustration : « Nous avertissons tous les chefs d’entreprise qu’ils ne doivent pas faire évoluer les salaires, les marges, comme si l’inflation devait rester à 3,5 %, a-t-il lancé. Il faut se caler sur notre objectif, qui est de moins de 2 %. » Qui doute encore que les banquiers centraux dictent la politique salariale ?

AFP

de

Erreurs en série Nicolas Sarkozy a le mea culpa sélectif. Si le Président a reconnu, le 24avril à la télévision, « avoir fait des erreurs» – une démarche pas si courante chez nos élus– il a omis la plus criante: l’échec des lois sur l’immigration, qu’il a pourtant contribué à durcir depuis 2002. Preuve des contradictions du dispositif: la grève des 600salariés sans papiers d’Île-deFrance qui réclament leur droit à une régularisation par le travail (voir p.13). Question du journaliste Yves Calvi ce soirlà: « Avec la grève des salariés sans papiers de la restauration, l’image des clandestins n’est-elle pas en train de changer, et ne font-ils pas partie aussi de la France qui se lève tôt? » Réponse de Nicolas Sarkozy: « Il y a 22% de chômeurs chez les immigrés réguliers. Qu’on ne vienne pas me faire croire qu’on est obligé d’aller chercher un malheureux clandestin pour le faire travailler! » D’où sort ce chiffre de 22% ? Les statistiques liées à l’origine n’existent pas en France, et seul le Front national s’est aventuré dans des calculs de ce type. Deuxième erreur: suggérer que les clandestins prennent le travail des immigrés réguliers, oublier que les postes qu’ils occupent sont si précaires et pénibles qu’ils sont les seuls à les accepter, et négliger le fait qu’ils occupent des emplois dans des secteurs «en tension» où la France manque de main-d’œuvre, même en les comptant. Le Président a donc manqué d’admettre que ce ne sont pas les clandestins qui profitent du marché de l’emploi mais l’inverse. Troisième erreur, et pas la moindre: « On ne devient pas Français parce qu’on travaille dans la cuisine d’un restaurant», a affirmé Nicolas Sarkozy. Est-ce à dire que l’ancien ministre de l’Intérieur confond –sciemment ou pas– régularisation et naturalisation, titre de séjour et carte d’identité? « Faire des erreurs» ne se conjugue pas qu’au passé… Mais encore faut-il qu’elles soient relevées, car, le 25avril, Médiascopie affirmait que le panel des auditeurs sondés après l’émission avait jugé le Président « particulièrement convaincant sur les sans-papiers». L’erreur persiste. I. M.

Tous les jours, Brice Hortefeux se demande : « Notre action est-elle juste ? », explique-t-il dans le Monde (25 avril). Pur effet de manche car, selon lui, « elle trouve sa cohérence dans sa triple vérité : elle est à la fois nécessaire, efficace et équilibrée ». Le ministre défend aussi les conditions de vie dans les centres de rétention (CRA), le jour où paraît un rapport de la Cimade (voir www.pourpolitis.org), qui évoque des automutilations, tentatives de suicide et incendies « quasi quotidiens », ainsi que la rétention de malades, vieillards, enfants, femmes enceintes, et de travailleurs réguliers qui n’ont pu renouveler leur titre de séjour…

Précaution Plusieurs mois avant la conférence mondiale contre le racisme qui doit se tenir en 2009, Caroline Fourest, qui tient désormais chronique dans le Monde (25 avril), part déjà en croisade contre «Durban II». C’est sans doute ce qu’on appelle le principe de précaution… La croisée d’un néoconservatisme à la française fait allusion à la 3e conférence contre le racisme de septembre2001. Celle-ci n’avait pourtant fait que réaffirmer « le droit inaliénable du peuple palestinien à l’autodétermination». À ne pas confondre avec le forum des ONG, qui se tenait parallèlement, et qui avait déclenché la polémique en qualifiant Israël d’«État raciste». Quoi qu’il en soit, la chroniqueuse préfère s’indigner pour ce que pourrait conclure une conférence dans plusieurs mois que de la situation humanitaire à Gaza aujourd’hui.

MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 21Ò


Dossier MAI 68

L’histoire vraie de « Vincennes » Née des idées de Mai 68, Paris-VIII fut d’abord le laboratoire de toutes les utopies.

Il y a un lieu pourtant où une poignée d’audacieux ont tenté de concrétiser ces idées et de les mettre en mouvement. Et c’est l’université de Vincennes. Avec Vincennes, l’héritage est en dur. Voilà un pur produit de 68 délimité dans un lieu. On a si souvent parlé d’utopies, voilà une réalité géographique et institutionnelle où des femmes et des hommes, en chair et en os, ont tenté de les mettre en œuvre. Un endroit où les idées de Mai, si souvent vouées à la sphère privée, ont été collectivement appliquées et inscrites dans une fonction sociale, et non la moindre : la transmission du savoir. Une fac ouverte à tous et étroitement mêlée aux combats de son époque. Des enseignants au milieu de leurs étudiants. La maïeutique préférée au cours magistral. La diversité culturelle et sociale plutôt que la reproduction des élites. Le forum à la place de l’estrade. L’autorité reconnue plutôt que l’autorité proclamée. Mais ces principes qui ont fière allure, il n’est pas difficile non plus de les caricaturer. Deleuze pouvait se permettre de renoncer aux 22 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

attributs de l’autorité sans rien perdre de son aura. Il n’est pas sûr que le système puisse fonctionner pour tout le monde. On voit poindre la critique : et si Vincennes – suprême paradoxe – avait été une fac d’élite ? Par son originalité, sa marginalité en regard du système universitaire, Vincennes pouvait tout aussi bien être un ghetto pour «gauchistes» que servir de laboratoire expérimental à une autonomisation des universités qui finirait par produire de l’inégalité plutôt que de l’indépendance. Le fait que l’habile Edgar Faure ait soutenu le projet au moment même où il concoctait la réforme qui allait porter son nom, renvoyant chaque université à sa propre gestion et quelquefois à sa propre misère, peut au minimum éveiller les soupçons. Nous

JACQUES HAILLOT/COLL CMV

A

yant pris les devants, et ayant évoqué Mai 68 dans un dossier spécial dès juillet 2007 (n° 962), non à des fins commémoratives mais dans l’urgence d’un combat politique, allions-nous rester sans voix au moment des médiatiques « cérémonies » d’anniversaire ? Évidemment, non. Mais en choisissant de raconter l’histoire de la fac de Vincennes, nous avons voulu parler de Mai 68 autrement. Le « bel héritage » (c’était le titre de notre dossier) est une réalité diffuse. C’est affaire d’idées. 68, ce sont des « modes de vie », une « morale sociale », une révolution des « mœurs », un bouleversement « culturel ». Le « bel héritage » est partout et nulle part. Il flotte, léger comme l’air du temps.

Meeting préparatoire à une grève, le 3 novembre 1969.

sommes là dans une problématique déjà ancienne, mise en évidence par Jean-Pierre Le Goff (1). Celle de la récupération des idées de Mai par le néolibéralisme. Voire de leur connivence. Mais quelle idée généreuse, arrachée à son histoire réelle, transposée dans un autre temps, ne court pas le risque d’être détournée et retournée par ses adversaires ? À chacun de se faire une opinion. Pour ne pas céder à la tentation d’une lecture anachronique, plongeonsnous dans cette épopée de l’après-68, dans le sillage de notre ami Claude-Marie Vadrot, d’abord étudiant journaliste, puis journaliste enseignant à Paris-VIII, témoin de toutes les étapes de cette histoire, et inspirateur de ce dossier. DENIS SIEFFERT (1) L’Héritage impossible, La Découverte, 1998.


MICHEL HERMANS/COLL CMV

« J’ai eu tout pouvoir pour imaginer une université expérimentale, proposer un plan d’action. Il ne restait plus qu’à faire le lien entre ceux dont je savais qu’ils rêvaient d’une autre Université, débarrassée de ses pesanteurs et de ses cloisonnements.»

Un cours sauvage dans les jardins des Tuileries, le 21 mars 1972, pour protester contre le manque de place dans les locaux.

«Nous avons pris la Bastille, pas la Sorbonne» ILS SONT NOMBREUX CEUX qui se disputeraient volontiers l’honneur et le plaisir d’avoir inventé l’université de Paris-VIII, alors que l’esprit de Mai 68 commençait à refluer sous les coups d’une Assemblée nationale où les députés de droite avaient raflé la mise électorale, semblant renvoyer aux poubelles de l’histoire ceux qui venaient d’occuper les rues et d’ébranler le gaullisme. Après avoir enquêté et rassemblé nos souvenirs, nous avons estimé qu’Hélène Cixous tenait la corde, épaulée notamment par le spécialiste des sciences de l’éducation Michel Debeauvais, le doyen de la Sorbonne Raymond Las Vergnas, l’historien Jean-Baptiste Duroselle et le philosophe Jacques Derrida. C’est donc à celle qui imposa en France les études féminines que nous avons demandé de nous raconter la gestation et l’installation de cette université dont elle rêvait depuis qu’elle avait commencé à enseigner à Bordeaux, en 1966. « Quand je disais à mes collègues qu’ils étaient asservis à des “patrons” et qu’ils asservissaient les étudiants, ils ne me comprenaient pas ; surtout quand j’expliquais que l’examen était un système profondément injuste au cours duquel les étudiants jouaient à quitte ou double. Je ne supportais pas les rapports de domination qui régnaient dans le système universitaire. J’ai donc offert ma démission, et c’est le doyen de la Sorbonne, Raymond Las Vergnas, qui m’a rattrapée de justesse en m’offrant un poste à Paris. Son rêve, dès 1967, était d’ouvrir l’Université. J’ai commencé par refuser, puis il m’a promis, pour me décider, que j’aurais toute ma liberté. Il m’a fait nommer à la fac de Nanterre, qui, à l’époque, dépendait de la Sorbonne, avec le rang de professeur. C’était audacieux de sa part, et cela fit des envieux. »

D’autant plus audacieux qu’Hélène Cixous découvre à Nanterre que la « discipline » y est pire qu’à la Sorbonne, et que, dans la grande tour administrative, seuls les professeurs de rang A ont le droit à la parole. « L’ambiance était à la fois violente et figée, commente Hélène Cixous, alors qu’à quelques-uns nous rêvions d’autre chose, d’autres rapports. Nous en parlions, mais nous étions isolés, dispersés. Des gens comme Derrida, Lacan, Foucault, Gattegno, Debeauvais ou Châtelet existaient, mais ils représentaient, avec d’autres, une pensée que la Sorbonne, l’Université ignoraient. Il fallait à la fois les rassembler et les convaincre qu’une transformation était possible. » À Nanterre, Hélène Cixous assiste aux premiers remous de Mai 68 : « De la fameuse tour, je percevais tout, j’étais à peine plus âgée que ces étudiants. J’étais du côté du soulèvement, et en même temps j’essayais d’éviter la violence, tout ce qui pouvait par moments ressembler à un lynchage. Au fur et à mesure que le mouvement se développait, j’avais conscience de sa fragilité et je ne voulais surtout pas que tout ce bouillonnement se perde. Il fallait faire vite, je réagissais en fonction de mon expérience négative, de mon souvenir du conformisme, de l’immobilisme dans lequel j’avais été immergée. Je m’en suis ouverte à Las Vergnas, qui m’a encouragée et aidée. J’ai eu rapidement tout pouvoir pour imaginer une université expérimentale, proposer un plan de réflexion et d’action. Il ne restait plus qu’à faire le lien entre tous ceux dont je savais qu’ils portaient le même jugement sur le système universitaire, qu’ils rêvaient d’une autre Université, débarrassée de ses pesanteurs et de ses cloisonnements. Chacun apportant sa contribution, mon conseiller, mon guide le plus proche étant alors Jacques Derrida. Il fallait tout inventer. »

« Il fallait imaginer d’autres enseignements avec des formats qui n’existaient pas. Nous avons travaillé tout l’été sans que je rencontre le ministre de l’Éducation nationale. Mon appui, mon correspondant, restait Las Vergnas. L’équipe qui se constituait autour de moi était un mélange de gauche, mais pas exclusivement. Ainsi, c’est JeanBaptiste Duroselle qui a apporté l’idée des unités de valeur (UV), Michel Debeauvais qui a conçu le principe des UFR pour casser la sectorisation, pour que travaillent ensemble ceux qui avaient des frontières de pensée communes. Nous avons rattrapé de justesse Michel Foucault, qui, lassé de l’Université française, allait partir pour les États-Unis. Nous rassemblions des enseignants en train d’être phagocytés, diminués par l’isolement dans un environnement réactionnaire. Nous étions dans une aventure commune, nous avancions ensemble. En outre, j’ai été appuyée par des gens qui n’avaient pas peur de ce qu’ils ne comprenaient pas. C’était extraordinaire : avant 1968, je n’avais pas de solution, alors que désormais j’étais portée par un groupe, des gens qui véhiculaient un rêve. »

AFP

Avec quelques pionniers, l’écrivaine Hélène Cixous a imaginé la révolution « Vincennes » dans un monde universitaire conservateur. Témoignage.

Hélène Cixous, no vembre 1969

S’il n’y avait pas eu Paris-VIII, avoue Hélène Cixous, elle aurait quitté l’Université. Elle n’a aucun regret : « Nous avons eu beaucoup de chance et bénéficié de circonstances miraculeuses. Mais nous avons pris la Bastille, pas la Sorbonne. Le monde universitaire est en train de se refermer, de retourner au conformisme. La France continue à oublier ce qu’elle a de meilleur, le destin de Derrida en a été la preuve. Paris-VIII a perdu des forces mais existe toujours dans sa singularité. Du chaos qui était nécessaire n’est resté que ce caillou. En fait, je ne m’attendais guère à autre chose. » PROPOS RECUEILLIS PAR CLAUDE-MARIE VADROT.

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Dossier

Naissance d’une université

Depuis le 5 août 1968, informé par le doyen Raymond Las Vergnas, qui assure la liaison avec le groupe réuni par Hélène Cixous, le ministre sait que « sa » nouvelle université sera expérimentale, cogérée par les enseignants et les étudiants, qu’elle sera ouverte aux non-bacheliers, que l’enseignement y sera trans et interdisciplinaire, que les certificats annuels laisseront place à des « unités de 24 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

L’architecte et l’industriel qui ont conçu la fac.

valeur », que les cours magistraux n’existeront plus, qu’il n’y aura pas d’examen et que pourront y enseigner toutes les personnes compétentes dans leur domaine choisies par les enseignants et les étudiants. Dès le 18 juillet, Paul Chaslin, patron de la GEEP-industrie, entreprise spécialisée dans les constructions scolaires, assure au recteur Antoine qu’il peut lui construire les 5 000 mètres carrés de locaux universitaires dont il a besoin pour la rentrée, alors que l’administration du ministère ne les promet

qu’en bâtiments provisoires pour janvier. Lieu : bois de Vincennes. Apprenant qu’il faudra couper des arbres, le constructeur refuse le premier espace. Le ministère lui propose un autre terrain dans le même bois, mais militaire, et avec quelques arbres que pourront épargner les bâtiments. Quelques jours plus tard, on annonce à Paul Chaslin qu’il faudra 10 000 mètres carrés. Lesquels deviennent 30 000 avant la fin juillet. Le 9 août, le constructeur et le ministère tombent d’accord sur les 30 000 mètres carrés et le terrain militaire. Les plans sont déjà quasiment prêts, mais, le 6 août, le service de conservation du bois interdit l’arrivée des engins, et les vieux bâtiments militaires ne seront détruits qu’à partir du 16 août. La construction commence le 21. Un autre groupe de jeunes enseignants, autour de Bernard Cassen et de Pierre Dommergues, prendra en charge le suivi, souvent au jour le jour, de la construction et des aménagements intérieurs, participant même à la négociation des marchés auprès des fournisseurs. Le projet paraissant bien installé sur ses rails, un autre enseignant, Jean Gattegno, ouvre le bureau des inscriptions dans les locaux de la fac de Censier début octobre.

ANDRÉ PRIVAT/COLL CMV

S

i l’industriel Paul Chaslin modifia si souvent ses plans, c’est peut-être que l’idée même de cette faculté avait germé en des lieux différents et de façons parfois contradictoires. Pas facile de fournir une architecture aux réflexions d’Hélène Cixous, mais aussi à celles menées de façon concurrente, et souvent antagoniste, à Nanterre, dans les commissions de la Sorbonne et le « groupe d’Assas », où siégeaient notamment, avec une vingtaine d’étudiants, Pierre Bourdieu, Michel Alliot et Jacques Monod. La plupart des commissions s’étaient dispersées à la mi-juin, les étudiants insistant sur la cogestion des universités tandis que les enseignants privilégiaient l’autonomie face au ministère. La quasi-unanimité s’était faite sur la disparition des cours magistraux, ce qui rejoignait les vœux du groupe poursuivant sa réflexion autour d’Hélène Cixous ; les bâtiments actèrent ce choix, ses concepteurs essayant aussi de créer un véritable campus ouvert. « À l’américaine », comme plusieurs des expérimentations pédagogiques de Paris-VIII. S’affranchissant des habitudes, le ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, et son équipe (Michel Alliot, le recteur Gérald Antoine et Jacques de Chalendar) décidèrent de construire une fac dans le bois de Vincennes, sans en informer le gouvernement ni même les membres du conseil municipal de Paris. Pourtant, comme le reste du bois, le terrain appartenait à la ville, bien que loué depuis des lustres à l’armée. Une location qui fut transférée au cours de l’automne, et pour dix ans, dans des conditions dont les archives de Paris ne gardent pas de trace, au ministère de l’Éducation nationale. Pour Edgar Faure, il fallait faire vite. De fait, dès le mois de septembre, au gouvernement comme dans la majorité gaulliste, les manœuvres de retardement visant à faire capoter « la fac gauchiste » commençaient.

COLL CMV

L’histoire architecturale et pédagogique de la faculté de Vincennes est d’emblée marquée par la hantise d’un contrordre politique qui annulerait le projet. Récit.

La fin des travaux de construction de l’université, en novembre 1968.


L’université de Vincennes le 10 décembre 1968. Elle peut alors accueillir 7 000 étudiants.

La nouvelle université sera terminée le 16 novembre : avec une crèche (ajoutée de justesse par Bernard Cassen), un restaurant, un bassin, un promenoir couvert, une cafétéria, des laboratoires de langue, des ordinateurs, un bâtiment d’accueil, un studio de télévision, chaque salle de cours étant câblée et reliée à ce studio. Seule l’école maternelle ne sera terminée que quelques mois plus tard. Pourtant, à cette date, l’université expérimentale de Vincennes n’existe pas puisque le décret de création ne fut signé, après plusieurs semaines d’hésitation, que le 7 décembre par le général de Gaulle. Edgar Faure « oubliera » de venir à l’inauguration : elle se fit discrètement, en présence de Raymond Las Vergnas et du futur administrateur provisoire, Jérôme Séïté, le mari d’Alice Saunier-Séïté, la future ministre des Universités qui fit raser ParisVIII douze ans plus tard… Elle assouvira ainsi une rancune personnelle, puisque le noyau cooptant avait refusé sa candidature au département de géographie au motif qu’enseignante à Brest elle n’avait pas le « format » politique et scientifique exigé. En fait, elle était surtout soupçonnée (avec quelques autres) de n’être candidate que pour « monter à Paris ». Le recrutement des enseignants se fit à partir du mois de septembre par un groupe de 38 cooptants réunis autour d’Hélène Cixous ; chacun devait organiser la venue d’autres assistants, maîtres-assistants ou professeurs. Il s’agit de la partie la moins transparente de la naissance du Centre expérimental, car se mêlaient les amitiés, les rancunes, où les affinités politiques et intellectuelles à l’intérieur de la gauche, les contacts entre les sympathisants du parti communiste et ceux de l’extrême gauche, trotskiste ou même maoïste, n’étaient pas toujours faciles. Quelques jours avant l’ouverture, le pouvoir fut confié, dans des conditions peu claires mais acceptées par tous, au « Groupe des dix » (1). Quant aux étudiants, malgré quelques discrètes assemblées générales et la parution le 5 novembre d’un manifeste intitulé Qui prendra le château de Vincennes ?, où ils revendiquaient le pouvoir, ils ont été

plutôt absents des débats préparatoires. Ils se rattraperont après janvier 1969, comme peuvent en témoigner tous les présidents de Paris-VIII qui ont, un jour ou l’autre, été séquestrés dans leurs bureaux. On doit à ces étudiants, aux différentes variétés de maos, notamment, aux désaccords entre les membres du PC, l’extrême gauche et les autogestionnaires, les soubresauts politiques qui secouèrent la fac tout en la maintenant dans l’actualité, et la survie des conditions exceptionnelles de l’enseignement. Un enseignement qui, la première année, n’attira qu’un peu plus de 7 000 volontaires mais fit bientôt le plein, la réputation de l’originalité des cours et de la qualité des relations entre enseignants et enseignés ayant vite fait le tour de la région parisienne. Les réalités sociales, économiques, culturelles et politiques se retrouvaient dans les matières les plus traditionnelles, mais aussi dans les nouvelles puisque, pour la première fois, la musique, l’urbanisme, le théâtre, le cinéma, l’informatique, la psychanalyse et les arts plastiques s’installaient dans une université. Jusqu’à la destruction des locaux en 1980, la bataille des étudiants et des enseignants qui n’avaient pas baissé les bras face à la discussion permanente consista à réclamer des moyens qui leur étaient mesurés, et aussi à défendre des diplômes contestés ou à lutter contre les rumeurs répandues par une droite qui ne digérait pas qu’une réforme résiste à l’usure et à ses coups bas. Ceux-ci furent pourtant nombreux. Jusqu’à l’ultime : l’expulsion de Paris-VIII du bois de Vincennes, à l’instigation de Jacques Chirac, maire de Paris, et sur ordre d’Alice Saunier-Séïté, ministre des Universités du président Valéry Giscard d’Estaing. Ce qui donna l’occasion au Canard enchaîné de titrer : « Alice a perdu ses facultés ». C.-M. V. (1) Bernard Cassen (anglais), Jean Cabot (géographie), Yves Hervouet (chinois), Pierre Dommergues (anglais), Michel Beaud (économie), Jacques Droz (histoire), Claude Frioux (russe), Gilbert Badia (allemand), René Galissot (histoire) et André Gisselbrecht (linguistique).

Jusqu’à la destruction des locaux en 1980, la bataille des étudiants et des enseignants, qui n’avaient pas baissé les bras face à la discussion permanente, consista à réclamer des moyens et à défendre des diplômes contestés.

En mai 1968, journaliste, chômeur et manifestant, suivant le cortège qui avait repris le Quartier latin, j’ai pénétré pour la première fois de mon existence dans une université. Il s’agissait de la Sorbonne et j’avais 28 ans. À la fin du mois d’août, remis d’une grave blessure causée par une grenade offensive, effectuant pour l’Aurore un reportage sur les nouvelles universités décidées par le ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, j’ai trouvé dans le bois de Vincennes, dans une baraque de chantier, penchés sur une planche à dessin, un architecte et un entrepreneur exaltés m’expliquant qu’ils s’apprêtaient à construire une fac révolutionnaire comme il n’en avait jamais existé en France. Ils en voulaient pour preuve qu’elle serait ouverte aux non-bacheliers. J’étais dans ce cas, ayant quitté le lycée en première.

COLLECTION CMV

AFP

« Vincennes et moi…»

Les étudiants venaient de tous les secteurs. Le reportage publié, je me suis précipité à Jussieu, où se prenaient les premières inscriptions. En janvier 1969, dès que ce « centre universitaire expérimental de Vincennes » fut ouvert, travaillant toujours comme journaliste, j’ai commencé des études de géographie. En compagnie, dans ce département et ailleurs, de centaines de nonbacheliers venus de tous les secteurs du monde du travail. Des années plus tard, j’ai obtenu un DEA de géographie et, au début des années 1980, j’ai commencé à enseigner l’écologie dans ce même département, tout en restant journaliste. Pur produit de cette nouvelle université, devenue Paris-VIII malgré les efforts de la droite et la méfiance des gauches classiques, j’ai souhaité que Politis, héritier de Politique-Hebdo, dont je fus aussi un collaborateur, raconte l’histoire, avec beaucoup de raccourcis tant elle est riche, de cette université « de Mai 68 » qui fêtera ses quarante ans à partir du 13 janvier au bois de Vincennes.

CLAUDE-MARIE VADROT MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 25


Dossier

Edgar Faure ou l’art du contre-pied

L

’homme qui prit la responsabilité politique de créer le Centre universitaire expérimental de Vincennes fut Edgar Faure, nommé ministre de l’Éducation nationale le 12 juillet 1968 dans le gouvernement de Maurice Couve de Murville, baron du gaullisme ayant succédé à Georges Pompidou après l’écrasante victoire parlementaire de la droite aux élections législatives des 23 et 30 juin. Ce poste ministériel était pour lui le dixième, auquel il faut ajouter celui de président du Conseil, qu’il occupa deux fois. Il fut plus tard ministre des Affaires sociales de Jacques Chaban-Delmas sous le président Pompidou, avant d’être président de l’Assemblée nationale puis académicien jusqu’à sa mort, en 1988. Cet homme, qui passa une partie de son existence à naviguer entre la gauche et la droite, était en outre un auteur de romans policiers qu’il signait Edgar Sandé sans doute pour marquer sa différence avec son collègue Edgard Pisani… Quelques années avant sa disparition, il déclara : « L’immobilisme est en marche et rien ne pourra l’arrêter. » Phrase qui faisait écho à ce qu’il répondait quand on lui reprochait d’être une girouette : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, mais le vent… » Un vent qui tourna vite puisque la fronde des députés de droite conduisit Edgar Faure à quitter son ministère dès le mois de juin 1969. Il avait eu le temps de pérenniser la fac de Vincennes et de faire passer de force une loi réformant profondément l’organisation de l’Université. De quelques conversations de l’époque, restent deux certitudes. Avec la création de ParisVIII, il gardait deux satisfactions : avoir joué un bon tour à la droite gaulliste et au monde universitaire, qu’il n’aimait guère, et avoir exilé les contestataires et les gauchistes au bois de Vincennes. C’est d’ailleurs ce qu’il expliquait sans relâche aux premiers pour se justifier d’avoir donné satisfaction aux seconds. Quant au général de Gaulle, pressé de mettre le holà au projet, il répondit sobrement : « Si Edgar Faure était fou, cela se saurait… » Le 31 mai 1969, le ministre me confiait lors d’un entretien : « Ce centre a été créé conformément à la loi d’orientation des universités, à son esprit et à sa lettre, qui prévoit la pluridisciplinarité. En ce sens, ce qui se fait à

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AFP

Ministre de l’Éducation nationale après Mai 68, le fondateur politique de l’université Paris-VIII était une personnalité originale et un politicien inclassable. Portrait.

Edgar Faure, à droite, à côté de Georges Pompidou et Pierre Messmer, le 10 janvier 1974.

Vincennes dans ce domaine est essentiel : le droit, les lettres, les sciences économiques, les arts et les sciences sont en contact étroit. Avec la polyvalence, l’adaptation aux besoins de la vie et au monde moderne, c’est ce que je souhaite pour les nouvelles universités […]. Mais il est certain aussi qu’il s’agit d’un effort particulièrement audacieux, se situant à l’avant-garde de la loi d’orientation. La nouveauté de cet effort interdisait l’élaboration d’une réglementation stricte et précise. Il ne s’agissait pas de fixer un cadre intangible et destiné à être minutieusement respecté, mais de favoriser un changement de comportement des enseignants et des étudiants. » Après avoir évoqué « les passéistes qui ne voudraient rien changer », Edgar Faure ajoutait : « Les 1 400 non-bacheliers qui sont à Vincennes n’ont aucune crainte à avoir, les résultats sur ce point sont intéressants et encourageants. Bien sûr, nous ne pouvons pas appliquer de telles méthodes partout en même temps, mais si l’expérience continue d’être positive, nous en tiendrons largement compte, et de toute façon nous la continuons à Vincennes. » Puis, fidèle à sa réputation, le ministre faisait plaisir à sa droite : « Les supergauchistes sont furieux ; l’un d’eux, dans un article assez curieux, a même écrit que

Vincennes était “l’anti-Nanterre, que tout ce qui y était contestable était devenu bien à Vincennes, et qu’il était inadmissible que le capitalisme puisse réussir une telle entreprise !” Bien souvent, ils sont issus de familles bourgeoises, ils peuvent se permettre de perdre un an, ce qui n’est pas le cas des non-bacheliers, qui, eux, n’en ont pas les moyens, et c’est pour cela qu’ils ne réussiront pas à les entraîner. Leurs offensives contre Vincennes pour nous contraindre à faire intervenir la police et fermer le centre ne réussiront pas. Pas plus d’ailleurs que les menées d’éléments ultraconservateurs, décidés à ruiner toute expérience sociale. » Curieusement, après le départ d’Edgar Faure, nul n’osa toucher à la loi d’orientation, votée dès novembre 1968 par des députés mal remis de leurs angoisses à la vue d’étudiants et d’ouvriers dans la rue, ni au centre expérimental, qui devint université l’année suivante. Cet avocat qui passa son agrégation d’histoire du droit à 51 ans ajouta plusieurs fois hors interview : « Je crois avoir eu la peau des mandarins. » Pour un temps seulement. C.-M. V.


Typique de la « révolution de Mai », la transformation des relations entre enseignants et enseignés a pris corps à Vincennes. Mais l’autogestion n’était pas du goût de tous.

Lacan quitta une conférence et ne revint jamais.

les pieds. Et certains enseignants ne résistèrent qu’un ou deux mois, partant dans d’autres universités pour y goûter un peu de calme : même « de gauche », on ne passe pas forcément sans mal du cours magistral au dialogue permanent. Il fallait de fortes personnalités comme Foucault, Châtelet, Cassen, Deleuze, Cabot, Frioux, Lacoste, Lapassade, Reberioux, Guglielmo ou le Haïtien Manigat pour affronter un partage original du savoir et du savoir-faire. Les plus jeunes, comme les géographes Alain Bué et Françoise Plet, ou encore Michel Royer et Jacques Neefs (1), jouèrent avec efficacité de leur proximité avec des étudiants parfois à peine moins âgés qu’eux. Le travail de nombreux enseignants fut donc souvent un long combat, plus ou moins réussi, contre eux-mêmes, contre l’atmosphère des cours et de l’université, et contre les explosions des groupes ou groupuscules politiques. Au moins jusqu’en 1980. Une époque à laquelle les étudiants commencèrent à évoluer : globalement moins contestataires, en partie parce que l’environnement politique et surtout économique commençait à changer, et que jusqu’en 2008 la précarité a peu à peu marqué tout le monde. Et c’est évidemment dans cette population étudiante par définition éphémère que la transmission d’une histoire et d’une tradition est le plus difficile, surtout quand les groupes politiques s’évanouissent et que les syndicats se corporatisent. Même si, comme pour les personnels, certains étudiants sont devenus et deviennent encore des enseignants. C.-M. V.

Gérard Miller, professeur au département de psychanalyse « Quarante ans après sa création, Paris-VIII est toujours la seule université française où existe un département de psychanalyse autonome, sans liens de subordination à la psychologie. Dès sa création, c’est vers Lacan et pas vers tel ou tel psychanalyste “officiel” que le ministère se tourna, et rien ne pouvait combler davantage les étudiants contestataires que la nomenklatura des praticiens orthodoxes rebutait. Lacan n’était pas un révolutionnaire, mais, selon toute évidence, exclu de l’Association internationale de psychanalyse, il sentait comme nous le soufre et refusait de marcher au pas. Que son enseignement trouve enfin sa place à l’université, c’était bien le signe qu’au Centre expérimental de Vincennes il allait se passer quelque chose de nouveau ! Ce n’est pas un hasard si nombre des jeunes lacaniens qui devaient enseigner ensuite à Paris-VIII avaient participé activement au mouvement de Mai, et allaient se retrouver bientôt à la tête de la dernière initiative institutionnelle de Lacan, l’École de la cause freudienne. »

G. M.

François Châtelet (1925-1985) « Depuis sa fondation, le département de philosophie s’est refusé à organiser quelque cursus que ce soit et a exclu toute progressivité et toute hiérarchie dans les cours proposés. Il en résulte que s’y côtoient des participants qui rencontrent l’enseignement de la philosophie pour la première fois, alors que d’autres, ayant suivi les cours d’universités françaises ou étrangères, sont classés comme étant du niveau de la licence ou du doctorat. »

(1) Deux énumérations évidemment non limitatives.

DR

Ces personnels vont bientôt cruellement manquer à Paris-VIII, car l’attachement à un établissement et à ce qui lui reste aujourd’hui d’originalité, à l’autogestion des tâches, aux rapports familiers avec les enseignants, sont des habitudes qui ne se transmettent pas facilement lorsque les nominations sont surtout dues au hasard. Hélène Cixous et les témoignages qui jalonnent ce dossier soulignent combien ceux qui, dans les premières années, ont choisi de venir enseigner à Paris-VIII accomplissaient une démarche particulière. Presque tous se rattachaient à l’une des familles de la gauche. Mais, évidemment, une chose est

d’accepter, voire de solliciter, intellectuellement la contestation et des rapports rudes avec les étudiants, une autre est de les affronter au quotidien. Jacques Lacan en donna la preuve en quittant une conférence de Paris-VIII pour ne plus jamais y remettre

AFP

À VINCENNES, TOUT ÉTAIT NOUVEAU : à commencer par le personnel administratif et technique, venu très majoritairement sur la base du volontariat et de l’engagement dans une expérience. Beaucoup y ont changé de vie, certains y ont repris des études et quelques-uns sont devenus enseignants. Contractuels, longtemps mal payés, en général partie prenante des effervescences et des batailles politiques, ils ont peu à peu été intégrés dans la Fonction publique, notamment après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Ce qui ne simplifia pas toujours les relations avec les « vrais » fonctionnaires qui avaient fini par être nommés à Paris-VIII, certains ayant l’impression d’avoir débarqué chez les Martiens. L’existence d’une crèche et d’une école maternelle (aujourd'hui disparues) a longtemps facilité la vie de ces intérimaires de la Fonction publique qui inventaient en permanence de nouvelles tâches et occupaient des postes qui ne leur auraient pas été confiés ailleurs. Pourtant, nul n’étant parfait, rappelait récemment avec ironie un vieil enseignant de Paris-VIII, « si beaucoup n’ont jamais compté leurs heures au service de la fac, d’autres étaient rarement à l’heure à la fac ». Mais leur bilan est globalement positif, et l’université leur doit une large part de ses originalités, de sa longévité et, surtout, de sa résistance aux difficultés. Notamment au moment du déménagement d’août 1980, qui fut souvent un calvaire, racontent ceux qui l’ont organisé et vécu. Le destin de Denis Gautheyrie, par exemple, symbolise bien la singularité des personnels de Vincennes. En liaison avec le département musique, il anime à la fois les services généraux et une célèbre chorale, « Soli tutti », en résidence à l’université. De même, Christian Lemeunier faisant vivre une milonga de tango en marge de son poste de technicien vidéo. Nombreux vivaient des histoires semblables.

SAGET/AFP

Lacan n’a pas supporté

Une chose est d’accepter, voire de solliciter, intellectuellement la contestation et des rapports rudes avec les étudiants, une autre est de les affronter au quotidien. Même « de gauche », on ne passe pas forcément sans mal du cours magistral au dialogue permanent.

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Dossier

À la pointe

des sciences humaines Créé quelques mois après Mai 68, le « Centre universitaire expérimental » de Vincennes est le refuge de toutes les contestations, mais aussi le carrefour des avancées de la recherche en sciences sociales durant la décennie 1970.

Retour au début de l’année 1969 : au soir du 23 janvier, les CRS chargent des groupes d’étudiants, auxquels se sont joints certains professeurs – dont Michel Foucault –, éparpillés autour des bâtiments de la nouvelle université Paris-VIII. Le Centre univertaire expérimental de Vincennes connaît là sa première grève – et ses premiers affrontements avec la police. « Cette nuit-là, Michel Foucault va faire son entrée dans la geste gauchiste », explique Didier Eribon dans sa biographie du philosophe (1). Si, comme le rappelle l’ami de Foucault, l’historien Paul Veyne, dans un ouvrage qu’il vient de lui consacrer (2), l’auteur des Mots et les choses avait « personnellement un préjugé favorable pour toute révolte », celui-ci n’a pas assisté, et encore moins participé, aux événements de Mai 68, puisqu’il enseignait alors à l’université de Tunis. Rentré à Paris dans les jours qui ont suivi, Foucault, « l’une des étoiles du structuralisme », est nommé peu après à la tête du département de philosophie de Paris-VIII, en charge du recrutement des enseignants. C’est assurément « la nouvelle la plus spectaculaire » concernant la création de cette université, selon les mots de l’historien François Dosse (3). Une décision prise par la Commission d’orientation, qui doit beaucoup à l’énergie d’Hélène Cixous (voir p. 23) et qui comprend, à l’été 1968, Roland Barthes, Jean-Pierre Vernant, Jacques Derrida, Georges Canguilhem… Si le philosophe ne reste finalement que deux ans à Vincennes (avant de rejoindre le Collège de France en 1970), son passage va marquer durablement autant le positionnement intellectuel du centre universitaire que son engagement politique. Le « chaudron vincennois » (Dosse) sera en effet, pour toute la décennie 1970, le refuge de tous les gauchismes nés autour du 28 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

mouvement de Mai 68. Cependant, Vincennes est d’abord une université littéraire d’un genre inédit en France, où les sciences humaines vont bénéficier de toutes les avancées de la recherche, des technologies et des méthodes d’enseignement les plus modernes, en se plaçant résolument sous le signe de l’interdisciplinarité. Or, comme l’écrit François Dosse, « puisque la modernisation s’est identifiée au structuralisme, Vincennes sera structuraliste ». Pour la première fois, ce courant de pensée fait en effet son entrée à l’Université. À peine arrivé, Foucault veut recruter « ce qu’il y a de meilleur », et son intervention ne se limite d’ailleurs pas seulement au département de philosophie. Sur une idée de Jacques Derrida, il contribue aussi à créer un département de psychanalyse, adossé à celui de philosophie, et s’adresse à l’École normale supérieure pour recruter les jeunes lacaniens qui ont fondé en 1966 les Cahiers pour l’analyse. Comme le structuralisme, la psychanalyse fait donc son entrée dans une université et, avec seize séminaires, tous les enseignants, sous la direction de Serge Leclaire, sont memb-

res de l’École freudienne de Paris de Jacques Lacan… En philosophie, Foucault s’adresse d’abord à Gilles Deleuze, qui, alors trop malade, refuse dans un premier temps (il ne rejoint Vincennes qu’après le départ de Foucault, en 1970). Il sollicite ensuite les jeunes « althussériens » comme Jacques Rancière et Alain Badiou (tous deux maoïstes), ou Étienne Balibar (qui, lui, est membre du PCF). Un savant équilibre politique doit en effet être respecté : Foucault fait venir également Jean-François Lyotard, philosophe du désir, et Henri Weber, dirigeant national de la Ligue communiste. Enfin, pour apaiser les conflits incessants, François Châtelet, homme de concorde et grand historien de la philosophie, rejoint Foucault avant de lui succéder à la direction du bouillonnant département. La presse de droite ne cesse d’ailleurs de dénoncer le « repaire gauchiste » (l’Aurore). Il faut reconnaître que les intitulés des cours de philosophie les premières années ne sauraient donner tort à cette appréciation : « La deuxième étape du marxismeléninisme : le stalinisme » par Jacques Rancière, « Troisième étape du marxisme-

JEAN-PIERRE TARTRAT/COLL CMV

L

’image est connue : au milieu d’une salle bondée de jeunes gens aux cheveux souvent longs et – détail impensable aujourd’hui – tirant pour la plupart sur leur cigarette, Gilles Deleuze est assis à une table entre deux étudiants, sans estrade, au même niveau que son auditoire. Le philosophe, fidèle aux principes de Paris-VIII qui proscrivent le cours magistral, se refuse en effet à enseigner dans un véritable amphithéatre, plus vaste…

Un cours de l’historien Jean-Louis Flandrin, en novembre 1971.


Gilles Deleuze

AFP

(1925-1995), enseignant et philosophe

Claude Mauriac et Michel Foucault en 1972.

léninisme : le maoïsme » par Judith Miller, « La dialectique marxiste » par Alain Badiou… Toutefois, se limiter à cette approche serait très réducteur : Vincennes est surtout le lieu d’une formidable « effervescence intellectuelle » (Eribon), qui demeure après le déclin du gauchisme dans les années 1970, et la liste des professeurs est impressionnante. Car, outre les noms déjà cités, on retrouve en sociologie Robert Castel et Jean-Claude Passeron, en linguistique, Gérard Genette, Jean-Claude Chevalier ou Tzvetan Todorov. En outre, le premier département de cinéma voit le jour à Vincennes, tout comme celui d’économie politique, à l’heure où la mode est à l’économétrie… Les pratiques interdisciplinaires de Vincennes renouvellent ainsi en profondeur les matières enseignées, et l’engagement des intellectuels en politique ou sur des questions de société ne relève pas uniquement du folklore gauchiste (voir encadré). Ainsi, Foucault travaille alors sur l’asile et la prison tout en militant au sein du Groupe information prisons : cet engagement, s’il a non seulement permis certaines conquêtes sur la condition des détenus au cours des années 1970, est aussi à l’origine d’un de ses plus grands ouvrages, Surveiller et punir (1975). Une partie de ses cours à Vincennes porte aussi sur « le discours sur la sexualité » : il entame là un des thèmes majeurs de son œuvre, largement développé au Collège de France les années suivantes, qui annoncent son imposante Histoire de la sexualité. À côté des cours, les premières années, des althussériens qui travaillent à « l’implantation dans les masses étudiantes de la prépondérance théorique du marxisme-léninisme » (sic), Deleuze fait cours, entre 1970 et 1972, sur la libido et le travail, la psychanalyse et ses mythes, Marx et Freud, la schizophrénie. Des thèmes qui annoncent la publication d’un des ouvrages majeurs de la décennie, salué encore aujourd’hui pour son contenu décapant, l’AntiŒdipe, premier tome de Capitalisme et schizophrénie (écrit avec Félix Guatari, Minuit, 1972). De même, le courant de l’antipsychiatrie doit largement au travail de Deleuze-

Guattari et d’autres, et fut enseigné pour la première fois à Vincennes. Certains dénigrent aujourd’hui le symbole que constitue Vincennes en matière de pédagogie ; pourtant, la diffusion de la parole, l’écoute des étudiants, l’ouverture sur les disciplines voisines, qui en sont les principes directeurs, demeurent des acquis pour les méthodes d’enseignement sur lesquels personne ne pense sérieusement à revenir. Quant aux contenus, comme le montre François Cusset dans son French Theory (La Découverte, 2003), les recherches et publications de nombre d’intellectuels français des années 1970, dont la plupart sont passés par Vincennes, continuent d’occuper les travaux des plus grands penseurs anglosaxons contemporains, de Judith Butler à Fredric Jameson, de Stanley Fish à Gayatri Spivak. Deleuze, Derrida, Lyotard, Foucault, Barthes, Vernant, etc. Où trouverait-on aujourd’hui une telle richesse intellectuelle ainsi rassemblée ? Nicolas Sarkozy n’a pas la réponse. OLIVIER DOUBRE (1) Michel Foucault, Flammarion, 1991. (2) Foucault, sa pensée, sa personne, Paul Veyne, Albin Michel, 224 p., 16 euros. (3) Histoire du structuralisme (2 tomes, La Découverte, 1992). Voir aussi son article « Vincennes : entre science et utopies » dans le récent 68, une histoire collective (1962-1981), Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), La Découverte, 848 p., 28 euros.

Un nouvel intellectuel À la Libération, Jean-Paul Sartre définissait sa conception du rôle (politique) de l’intellectuel : « témoigner pour l’opprimé contre l’oppresseur, fournissant à l’oppresseur son image, […] prenant avec et pour l’opprimé conscience de l’oppression ». L’engagement sartrien entendait donc l’intellectuel comme un « passeur » se substituant aux opprimés, qui bénéficient de sa connaissance. Or, après Mai 68, des philosophes comme Deleuze ou Foucault contestent une telle substitution qui, de fait, signifie « parler au nom des autres ». À partir, notamment, de leur engagement au sein du Groupe information prisons (GIP), Foucault va théoriser ce qu’il nomme l’intellectuel « spécifique » : celui-ci, non plus « prophète universel », porteur d’une vérité absolue, n’occupe qu’une « position spécifique » dans une région déterminée du savoir et n’intervient que « localement », dans un « système régional de la lutte ». Mieux, conscient que son savoir contient un certain pouvoir, l’intellectuel n’est donc qu’un militant, contribuant – avec et parmi d’autres – à inventer, à « expérimenter » des formes communes de résistance. Un changement du rapport théorie/pratique, qui donna naissance à un nouveau type d’intellectuel.

O. D.

Les pratiques interdisciplinaires de Vincennes renouvellent en profondeur les matières enseignées. L’engagement des intellectuels en politique ou sur des questions de société ne relève pas uniquement du folklore gauchiste.

« À Vincennes, le vrai changement par rapport aux cours que j’avais donnés auparavant en lycée, en khâgne ou à la Sorbonne est que j’ai cessé d’avoir un public uniquement composé d’étudiants. Ce public, complètement d’un nouveau type, c’était la splendeur de Vincennes. C’était le public le plus bigarré qui soit, le plus divers et en même temps le plus cohérent, qui trouvait là une sorte d’unité mystérieuse. Un public qui mélangeait tous les âges, qui venait d’activités très différentes, jusqu’aux malades des hôpitaux psychiatriques. Vincennes donnait à ce peuple disparate son unité. Quand j’allais ensuite dans une autre faculté, j’avais l’impression de faire un voyage dans le temps, l’impression de retomber en plein XIXe siècle. Il y avait là des gens en traitement psychiatrique, des jeunes peintres, des drogués, des jeunes architectes, tous en provenance de pays très divers. Une année, il y avait cinq ou six Australiens, on ne savait pas pourquoi, et ils n’étaient plus là l’année suivante. Des Japonais tout le temps, des Sud-Américains, des Noirs… C’était de la pleine philosophie, je crois, qui s’adressait aussi bien aux philosophes qu’aux non-philosophes, exactement comme la peinture s’adresse autant aux peintres qu’aux non-spécialistes de peinture. C’est comme la musique : elle s’adresse aussi bien aux musiciens qu’aux non-spécialistes de musique, et c’est la même musique ! La philosophie doit s’adresser aussi bien aux philosophes qu’aux nonphilosophes, et ça doit être la même, sinon il n’y a rien de bon. » Extrait de l’Abécédaire, de Claire Parnet et PierreAndré Boutang, en DVD aux éd. Montparnasse.

Roland Barthes (1915-1980), sémiologue « C’est la fonction moderne de l’Université que de diffuser et de clarifier le savoir, mais aussi, en même temps, de le renouveler. Le département de français de Paris-VIII a eu, à cet égard, un rôle exemplaire, dans la mesure même où le renouvellement des études supérieures de la littérature française s’y est fait avec une rigueur et une fermeté d’enseignement égales à celles des universités traditionnelles. Le rôle de Paris-VIII, dans ce domaine que je connais, me paraît nécessaire et irremplaçable : dans la mutation de société qu’ils doivent affronter, les Français ont besoin de garder un rapport réel avec leur littérature et leur langue ; mais ce rapport ne peut être vivant que s’il est intelligemment soumis au renouvellement audacieux et contrôlé des méthodes d’analyse. C’est cette fonction dialectique de vigilance et de novation dont le département de français de Vincennes s’est chargé avec le succès le plus complet. » MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 29


Dossier

«Vincennes» et les luttes de son temps La fac fut le point de départ ou d’arrivée d’innombrables manifestations. Les enseignants s’emparaient des conflits pour demander à leurs étudiants des travaux pratiques, parfois sur le terrain. Comme au Larzac ou à Lip.

Alors, « Vincennes » du côté des luttes ? Du côté de l’innovation et de l’utopie ? Pas toujours. Françoise Plet, autre enseignante historique, se demande aujourd’hui si, finalement, le marxisme et le gauchisme n’ont pas, par dogmatisme, entravé parfois « un changement social et structurel dans leur propre sphère d’activité au profit de l’intérêt pour la partie jugée dominée de la société, c’est-à-dire, pour l’essentiel, sa partie ouvrière ». Elle considère comme une exception le Larzac « parce qu’il y avait là une “lutte ouverte” et que “l’adversaire”, l’État, était clairement identifié ». Mais, dans 30 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

l’action et l’enseignement à partir d’une action ou d’un conflit, le questionnement et l’esprit critique n’ont pas toujours dominé. Des étudiants et des enseignants fréquentèrent aussi la Lorraine, travaillant sur la disparition prévisible de la sidérurgie, partageant leurs recherches et leur expertise avec les syndicats. Jacques Chérèque, ancien patron de la CFDT-métallurgie devenu préfet en Lorraine puis secrétaire d’Etat à l’Aménagement du territoire, n’oubliera pas cette participation, recevant avec éclat, des années plus tard à Metz, tous ceux qui venaient de Paris-VIII. Logique : il y avait été aussi chargé de cours-syndicaliste. Même reconnaissance de ces enseignants du primaire et du secondaire : Denis Guedj organisa des cours sauvages de remise à niveau pour profs de maths désarçonnés par une nouvelle réforme, mais qui refusèrent que ces séances deviennent stage

COLL MCV

C

e n’est pas le hasard qui, le 2 décembre 1978 au soir, conduisit les paysans du Larzac, venus à pied et en tracteur de l’Aveyron, à terminer leur marche à Paris-VIII. Ils y retrouvaient étudiants et professeurs qui, dans le cadre de leur enseignement, les avaient aidés par leurs travaux et leurs réflexions ; avec en prime la sympathie de toute une université où se sont accumulées, jusqu’à une date récente, les études sur l’évolution de ce Larzac ayant échappé à l’extension du camp militaire. Le causse victorieux reste un objet d’études et de réflexions pratiques, et José Bové et les autres reviennent souvent à Paris-VIII. Encore récemment, pour venir chercher l’immense plan-relief du Larzac offert par les étudiants et les enseignants, qui en ont fait un long exercice formateur. Raymond Guglielmo, prof de géographie à cette période, se souvient de ses voyages avec les étudiants dans le chaudron aveyronnais : « Une année, nous avons enquêté dans soixante exploitations agricoles. Il en est sorti un mémoire de maîtrise qui fut aussi apprécié sur le plateau qu’à la fac. Les étudiants, au prix d’une centaine d’heures de travail collectif, ont mis au point une carte de 3 mètres sur 2 qui, vue de près, permettait à chaque agriculteur de retrouver toutes ses parcelles et qui, de loin, offrait un aperçu stratégique d’ensemble sur la situation du foncier sur le causse. Ce qui a constitué une arme non négligeable pour les paysans dans leur lutte. » Alain Bué, autre géographe, raconte aussi cet enseignement qui le conduisit une nouvelle fois, en 1999, à Montredon et chez les militaires pour faire le point.

Occupation festive des locaux universitaires, en 1970.

officiel du rectorat. Suivant les mêmes méthodes d’enseignement-participation engagées, des profs de cinq ou six départements, y compris des sociologues et des philosophes, se succédèrent auprès des salariés de Lip en révolte, qui « produisaient leurs montres et se payaient ». Il ne faut pas oublier non plus l’implication du département « Arts dans la vie sociale et culturelle », extérieur à l’université. Avec Jacques Clancy, venu du cinéma et de la Comédie-Française, Philippe Tancelin, professeur d’esthétique, ou encore Claude Buchvald, metteuse en scène, qui depuis 1976 entretient une liaison permanente entre son enseignement et les expérimentations sociales et culturelles « à la ville », et Catherine Monnot, auteure il y a vingt ans d’une pièce sur Paris-VIII intitulée les Bannières de Mai. Les fresques reproduites dans ce cahier spécial rappellent aussi que l’art graphique, y compris avec des


Elles y étaient… Annie Blondeau,

STAFF/AFP

membre du personnel de 1969 à 2004

Les enseignants et les étudiants de Paris-VIII ont toujours soutenu le mouvement du Larzac.

Car, jusqu’à aujourd’hui, l’extérieur n’a cessé de compter pour une part des enseignements, même si celle-ci diminue. Le monde ne s’est jamais arrêté aux portes de l’université, et réciproquement. Des manifestations parisiennes aux actions antinucléaires en passant par les problèmes de Fos-sur-Mer, le cinéma militant, les mouvements antipollution, les squats, les expulsions dans le Marais, les grèves, la résistance des ouvriers du Joint français, les mouvements lycéens ou étudiants, tout pouvait donner matière à enseignement : le concret au secours d’une réflexion plus académique. Paris-VIII était bien représentée dans les manifestations contre le projet de centrale nucléaire de Plogoff ou dans les

affrontements contre le surgénérateur Superphénix de Creys-Malville, et fut la seule université française à envoyer une délégation à Stockholm, en 1972, et à Johannesburg, en 2002, pour les grands sommets des Nations unies sur l’environnement. Les conflits internationaux, ceux de Grèce, du Proche-Orient ou d’Afrique, étaient et restent matière à travaux pratiques. Nombre de réfugiés politiques y participaient. Tous les étudiants qui le souhaitent peuvent ainsi faire des études en prise directe avec la réalité sociale. La participation à la lutte contre le CPE et, plus récemment, contre la nouvelle loi sur l’Université, en est la preuve, une part des cours étant transformée, comme pendant les grandes grèves de 1995, en travaux pratiques. Et quand un enseignant comme JeanLouis Flandrin entraînait des apprentis historiens sur les chemins réjouissants de l’histoire de la gastronomie et des nourritures, il préparait la réflexion actuelle sur les questions d’alimentation. Mais pas seulement dans les livres : par la pratique et le goût. Du social à la société, même si cela rencontre des succès divers, la pratique vient toujours à l’appui du discours. Cela durera tant que les enseignants, résistant à la loi LRU (relative aux libertés et responsabilités des universités), repousseront l’esprit de caste et de supériorité qui prévalait autrefois et tente un retour en force. C.-M. V.

A. B.

Madeleine Jullien, directrice de la bibliothèque de Paris-VIII de 1979 à 2004

AFP

enseignements sur les graphes et les tags, a sans arrêt accompli un va-et-vient entre l’art et la rue. Dans les années 1970, version d’une implication plus radicale, c’est de Vincennes que partaient les « expéditions » d’extrême gauche vers la régie Renault ou les opérations qui aboutissaient à des « réappropriations », comme celle qui, par exemple, conduisit des enseignants et des étudiants à effectuer une razzia dans l’épicerie Fauchon de la place de la Madeleine pour redistribuer les produits de luxe confisqués. Malgré les policiers des Renseignements généraux infiltrés, les locaux du bois servirent à préparer des dizaines d’opérations « coup-de-poing », auxquelles participait Gérard Miller, à la fois enseignant au département de sciences politiques (avant la psychanalyse) et membre actif de la Gauche prolétarienne. Certains groupes flirtèrent avec les noyaux (très) durs de l’extrême gauche sous couvert de cours d’action politique. Après tout, ce fut dans le bois de Vincennes, le 24 mai 1974, non loin de la fac, que fut retrouvé le banquier Suarez enlevé quinze jours plus tôt par les Groupes d’action révolutionnaire internationalistes (Gari)…

« Pour moi, jeune femme en âge de trouver un boulot, la nomination à un poste de documentaliste arrivait à point nommé, en janvier 1969. Parallèlement, j’avais envie d’écrire – on dirait maintenant une maîtrise – sur un sujet qui aurait prolongé ma licence de russe chèrement acquise à la Sorbonne, après les trois années réglementaires passées à l’École des langues orientales. Je me suis tournée alors vers le seul professeur qui m’inspirait sympathie et confiance : Jacques Veyrenc, qui nous parlait de poésie aux Langues-O. Pas n’importe quelle poésie, celle d’hommes et de femmes qui tentaient de parler au bon peuple avec d’autres mots et d’autres valeurs que ceux des seuls soviets… Rendez-vous fut pris chez Lipp. J’en fus surprise, car je m’attendais à le retrouver dans des locaux universitaires. Mais Jacques Veyrenc était déjà dans son nouveau rôle : celui de “trouver” ceux qui allaient structurer un centre universitaire expérimental dans le bois de Vincennes. Il me proposa ni plus ni moins d’accueillir les nouveaux étudiants aux côtés des enseignants du futur département de russe ! Moi, une des deux prolos du cours de russe des Langues-O ! Et c’est ainsi qu’à l’heure du thé, un jour comme les autres en apparence, j’ai commencé à côtoyer les noms les plus prestigieux des humanités françaises. Je fus ensuite, dans tous les postes occupés, y compris auprès des présidents successifs, de toutes les aventures, mésaventures, crises, échecs et réussites de Paris-VIII, et je ne regrette pas d’avoir choisi l’“expérimental” d’alors contre la sécurité académique ».

« Loin des passions et parfois des délires de certains départements d'enseignement, la bibliothèque du Centre expérimental de Vincennes, créé en 1968, située au fond du campus, était un lieu de clarté et de silence dont le fonctionnement correspondait bien à l'image d'une bibliothèque universitaire traditionnelle : collections pluridisciplinaires, personnel à la fois impressionné par l'exubérance de Vincennes et enthousiasmé de participer à cette grande aventure. Après le transfert à Saint-Denis et le déménagement difficile et morose dans les nouveaux locaux, beaucoup trop étroits, l'intégration de la bibliothèque dans l'université s'est développée. En 1989, un projet de construction d'une nouvelle bibliothèque, financé par l'État et les collectivités territoriales, impulsé par la présidente Francine Demichel et soutenu ensuite par ses successeurs, a vu le jour. En 1998, un nouveau bâtiment magistral, situé au cœur de l'université, construit par l'architecte Pierre Riboulet, ouvrait ses portes à tous les publics. Alors, par-delà la nostalgie, c'est, me semble-t-il, la concrétisation de “l'esprit de Vincennes”, où tout était possible, au croisement du rêve et de la réalité. »

M. J.

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Dossier

Ils y étaient… Pierre Merlin,

DR

président de Paris-VIII de 1976 à 1980

Quand Vincennes déménage à Saint-Denis En faisant détruire les locaux et en imposant le transfert de Paris-VIII à Saint-Denis, Alice Saunier-Seïté pensait bien en finir avec l’ « esprit » de la faculté. fiés en dur et auraient pu résister au temps des dizaines d’années. Contrairement à ce qu’Alice Saunier-Séïté espérait, comme Jacques Chirac et la droite, et contrairement aux craintes des « Vincennois », le déplacement de quinze kilomètres n’eut qu’une faible influence sur le nombre des étudiants, qui passa de 32 979 à 28 478.

BINH/AFP

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P. M.

Irène Sokologorsky, présidente de Paris-VIII de 1991 à 1996 DR

Le traumatisme ayant été malgré tout sévère, après le départ d’un administrateur provisoire ayant succédé à Pierre Merlin démissionnaire, Claude Frioux convoqua des états généraux de l’université, réunissant le personnel, les étudiants et les enseignants. Plusieurs jours de réunions, puis des semaines de travail pour réinventer des enseiPierre Merlin, Roland Barthes, François Châtelet et Casamayor en 1979. gnements et des comporteEN PRIVÉ, COMMENTANT LA DESTRUCTION et l’exil de Paris- ments, donner un nouvel élan et s’adapter à une VIII à Saint-Denis en 1980, Alice Saunier-Séïté, nouvelle donne : l’arrivée de la gauche au pouvoir. secrétaire d’État aux Universités sous Giscard, Il n’y eut pas vraiment beaucoup plus de moyens, mais ricana : « De quoi se plaignent-ils ? Leurs nouveaux bâti- des ministres trouvèrent le chemin de cette univerments seront situés entre la rue de la Liberté, l’avenue sité. Par exemple, Michel Crépeau et Huguette BouLénine et l’avenue Stalingrad, et ils sont chez les commu- chardeau vinrent chacun leur tour inaugurer puis nistes. » Deux ans plus tôt, s’appuyant sur une rumeur, installer officiellement une filière écologie. Cette elle avait expliqué aux députés qu’un cheval avait période, notamment avec Francine Demichel, qui sucobtenu une licence à Paris-VIII (il s’agissait en réalité céda à Claude Frioux, fut celle pendant laquelle du canular d’un informaticien). Quant à la des- l’université obtint la construction de nouveaux truction des 40 000 mètres carrés des locaux du bois locaux. Sur le site choisi par la droite, puis de l’autre de Vincennes sous la protection de centaines de poli- côté de l’avenue Stalingrad. ciers, ce fut l’un des derniers fantastiques gâchis de la droite gaulliste, car les bâtiments avaient été édi- Revenus de leurs méfiances envers les « gauchistes », les élus communistes avaient débloqué les terrains nécessaires et trouvaient la communauté de ParisVIII fréquentable, bien que trop agitée encore. Ils En quelques chiffres… s’étaient notamment rendu compte que les étudiants originaires de la Seine-Saint-Denis ne boudaient De 7 791 en 1969, le nombre des étudiants inscrits passa pas l’université. La mixité sociale fonctionna, et elle progressivement à 32 979 en 1979. D’environ 40 % en moyenne dans les années 1970, notamment en raison de fonctionne encore, sous le signe de la diversité. Et l’arrivée de nombreux réfugiés politiques, la proportion Paris-VIII continua, malgré la normalisation et une d’étudiants étrangers tourne désormais autour de certaine dépolitisation, de participer à tous les mou30 % , 34 % pour l’année universitaire en cours, qui vements sociaux des années 1980 et 1990, jouant compte 21 441 inscrits. Il y avait 240 enseignants à la notamment un rôle clé dans la résistance au CPE. création. En 2008, tous statuts confondus, ils sont Alors qu’il n’est pas toujours facile d’initier de nou1 064, auxquels il faut ajouter les nombreux chargés de veaux enseignants à une histoire et à des méthodes cours et professionnels qui pallient la diminution des particulières. Depuis quelques années, la question de moyens. L’université fonctionne grâce aux 521 membres la transmission se pose face à une société et à des polidu personnel administratif et technique, chiffre en tiques normalisantes qui peuvent aussi bien agir sur constante diminution. les enseignants que sur les enseignés. C.-M. V.

« Mai1968 a été à l'origine de la création de l'université de Vincennes. Les principes posés par le ministre Edgar Faure étaient révolutionnaires pour l'époque : ouverture au monde contemporain, accès des salariés (même non-bacheliers), cours du soir, nouvelles disciplines (psychanalyse, sciences de l'éducation, urbanisme). Leur mise en œuvre, quelque peu chaotique, a mêlé échecs et réussites. Sans doute 10 % de réussites. C'est peu ? C'est au contraire plus qu'honorable pour une expérimentation, qui s'est d'ailleurs largement diffusée ensuite, pas toujours pour le meilleur. En 1980, Alice Saunier-Séïté, ministre des Universités, a puni la faculté en l’exilant à Saint-Denis sur un site de deux hectares. On ne peut, avec le recul, que regretter qu’elle n'ait pas été encore plus agressive. Si elle avait supprimé cette université, le mythe de Vincennes innovante et en pointe sur le plan des idées serait demeuré intact. Au contraire, rebaptisée Paris-VIII-Vincennes à SaintDenis, l’université s'est banalisée. Alice Saunier-Séïté a réussi à tuer Vincennes : par un lent déclin. »

« Parfaitement à l’aise dans mon métier d’enseignante et ne me connaissant aucun talent particulier pour la gestion, j’ai été candidate à la présidence de Paris-VIII car celle-ci était en train de devenir “une université comme les autres”. Je souhaitais lui donner “un second souffle” dans la fidélité à nos valeurs initiales. En 1992, à côté d’une majorité de Vincennois, les nouveaux venaient essentiellement par choix, attirés par ce que Vincennes et 68 représentaient encore. Il fallait lutter contre une nette démoralisation pour ressouder notre communauté et lui redonner confiance, retrouver des formes de convivialité. L’une des plus grandes richesses avait été la mise en contact permanente des savoirs. Après vingt ans d’une histoire passionnante et mouvementée, il convenait de réfléchir à nos expériences, d’initier dans la continuité des pistes nouvelles. Nous l’avons fait collectivement, notamment à partir de séminaires pédagogiques annuels ouverts à toute l’université au-delà des structures institutionnelles. Il était essentiel de restaurer l’image de Paris-VIII, en suscitant des événements refondateurs. Ainsi, la pose de la première pierre de notre bibliothèque par le président de la République François Mitterrand, dont ce fut l’avant-dernière sortie. Université “en banlieue”, certes, mais pas université “de banlieue”. Pour souligner continuité et nouveauté, nous avons obtenu que notre université se nomme « Paris-VIII VincennesSaint-Denis ». Et, dans les dernières semaines de mon mandat, un chêne venant du bois de Vincennes a été planté solennellement sur notre campus dionysien. » I. S.


Ils y étaient… Claude Frioux*,

DR

premier président de Paris-VIII

ENTRETIEN

«Ici, la diversité se vit naturellement» Professeur de droit public, Pascal Binczak, dirige l’université de Paris-VIII-Vincennes à Saint-Denis depuis dix-huit mois. Il prépare l’anniversaire de son établissement, 40 ans en 2009.

Comment avez-vous progressé dans la connaissance de cette histoire? Les 40 ans, c’est de l’histoire, mais pas de la nostalgie, seulement une occasion de se projeter dans une nouvelle histoire. J’ai appris beaucoup de choses en préparant l’anniversaire, par les conversations, les contacts en interne et aussi les contacts extérieurs. Vous voulez dire à l’étranger? Bien sûr, le rayonnement de notre université y est bien plus grand qu’en France. Nos diplômés sont partout dans le monde. Sur les 2 000 docteurs de l’université, 1 000 sont de nationalité étrangère. Nous avons des cotutelles de thèse avec 56 universités étrangères, et sur nos 676 enseignants, 88 sont étrangers. Parmi nos étudiants, nous avons recensé 157 nationalités. Nous contribuons bien plus que d’autres au rayonnement français. Cela fait partie de l’excellence de Paris-VIII : être identifiée et identifiable comme une université-monde centrée sur l’exploration de la diversité culturelle et de la mondialisation, au sens où le poète Édouard Glissant définit le « tout-monde » comme espace d’échange et d’enrichissement mutuel sans cesse renouvelé entre les différentes cultures. Et en France? Disons que notre image est brouillée, floue et surtout ambiguë. Paris-VIII est devenue depuis trop longtemps une belle endormie. Mais elle garde intacts certains de ses attraits, notamment l’excellence de sa recherche. Et l’originalité de beaucoup de ses formations. Vous l’avez réveillée? Elle est capable de le faire seule. À quoi attribuer cette image floue? Il y a un clivage de générations. Pour ceux qui

n’ont pas eu la chance d’avoir des parents de gauche, Mai 68, c’est loin. Mais dans l’histoire il y a des cycles, et Mai 68 comme notre université sont en train d’être réinvestis par une nouvelle génération. De plus, comme le souhaitait Deleuze, il aurait fallu des « Vincennes de sciences ». Et puis notre image floue vient aussi de l’oubli de ce que l’Université française doit à Pari-VIII : les unités de valeur, les études semestrielles, la conception des cours, le contrôle continue, la formation permanente. En fait, il y a longtemps que nous avons inventé le concept « réussir en licence » de la loi sur les universités de Valérie Pecresse. Pourquoi ne vous aime-t-on pas? L’appréhension devant la différence, devant notre culture de la pensée critique du monde contemporain. Il y a ceux qui l’acceptent parce qu’ils savent que c’est positif, il y ceux qui, pétris de conservatisme, le rejettent. Nous sommes le symbole du questionnement perpétuel et du progressisme. Cela fait des années que les pouvoirs véhiculent les mêmes clichés, les mêmes rumeurs fausses sur notre université. Alors que, exemple entre mille, le président des GaleriesLafayette est un ancien de Paris-VIII. Vous êtes plutôt satisfait? Oui, j’ai envie de dire qu’on est les champions. Mais on est conscients du système concurrentiel. Surtout avec une dotation ridicule de 3 000 euros par étudiant, alors que d’autres universités et grandes écoles atteignent 20 000. Dans le fond, nous sommes très rentables. Parce que nous avons la culture du service public en dépit des difficultés.

C. F. * Président de 1971 à 1976, puis de 1981 à 1986.

Madeleine Rebérioux (1920-2005)

Qu’est-ce qui vous permet de tenir? La proximité entre les enseignants, les personnels et les étudiants. Nous demeurons une communauté. Ici, ça reste une sorte de paradis. Votre place en Seine Saint-Denis où, en 1980, vous n’étiez pas les bienvenus? Nous avons un rôle social : accueillir des jeunes en un lieu où l’on n’exige pas le formatage, où l’on n’est pas rejeté par un système. Ici, on peut prendre le temps de s’intégrer. Grâce aux associations, à la proximité entre enseignants et étudiants, la diversité se vit naturellement. Sous le regard des autres, personne ne se sent différent, personne n’a besoin de justifier sa présence. PROPOS RECUEILLIS PAR CLAUDE-MARIE VADROT

DR

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Qu’est ce qui vous fait le plus envie, le plus rêver dans ce passé que vous explorez? Pascal Binczak : Le côté pleinement expérimental de Paris-VIII au cours de ses premières années, la liberté, l’aventure. Les gens paraissent avoir vécu pendant des années dans une création permanente. Et puis côtoyer tous ces intellectuels, tous ces grands noms, cela devait être passionnant. Pour les étudiants comme pour les enseignants.

« Nicolas Sarkozy, outsider ambigu de la politique française, ayant pris Mai 68 en otage paradoxal, il est opportun de revenir sur le sujet. Le journaliste Viansson-Ponté affirmait à l’époque que la “France s’ennuyait”. Elle était plutôt dans une sorte de léthargie heureuse. Cette bizarrerie géniale que fut le gaullisme avait clos la plupart des dossiers que le Front populaire, avec sa casquette sur les yeux et son litron, s’était bien gardé d’aborder : le vote des femmes, les nationalisations ou la décolonisation. La France souffrait bien d’un malaise larvé, moins une privation qu’un manque. Les différents champs de la vie collective étaient cloisonnés et hiérarchisés de façon obsolète. […] En 1968, la conscience de ce manque était si subtile que, de façon inattendue, le foyer de sa projection dynamique fut le monde de l’étude et de l’esprit créatif. Dans le grand tumulte qui se produisait se dégagea la figure d’une institution surgie de façon originale, et où s’est quelque temps résumé l’essentiel des réponses proposées aux nouvelles problématiques. Cette institution originale fut inventée de toutes pièces par un ministre affolé qui y voyait un abcès de fixation ou un contre-feu destiné à déplacer l’agitation loin de la Sorbonne. L’organisation de cette université résumait toutes les formes d’aspirations nouvelles, du recrutement des étudiants salariés contournant le baccalauréat à l’introduction de nouvelles disciplines jusque-là bannies de l’honorabilité académique. Dans tous les domaines, les logiques académiques ordinaires se trouvaient rénovées et élargies sous le signe d’une révision fondamentale et quasi épistémologique du rapport entre théorie et pratique. […] Avec les années, l’expérience vincennoise devait contribuer à une régénérescence du profil de nombreuses universités françaises. […] Si l’on devait choisir une image emblématique de 1968, ce ne serait pas la lourdeur provinciale et le sourire imbécile d’un Cohn-Bendit face à un CRS impavide, mais les figures d’un Gilles Deleuze ou d’un Alfred Kastler défilant sur le bitume du carrefour Port-Royal. »

« Pour supporter ce travail, il faut aimer ce campement forestier où nous vivons encore, il faut savoir que là se sont forgés, entre des êtres prodigieusement différents, un réseau de relations qui ont brisé avec la hiérarchie traditionnelle, un système de communication susceptible d’anticiper sur ce que sera un jour l’université si elle veut répondre aux besoins – exotiques il est vrai aux yeux de certains – de la société où ils vivent, où nous vivons. » Les citations de François Châtelet, Roland Barthes et Madeleine Rebérioux sont extraites de Vincennes ou le désir d’apprendre (éd. Alain Moreau 1978) ou de coupure de presse. MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 33


Culture LITTÉRATURE

68 en toutes lettres

E

t la littérature ? Mai 68 ne fut certes pas un événement littéraire – peu d’œuvres l’ont immédiatement pris pour objet, et celles-là sont sans postérité – mais quid de ses répercussions en la matière ? Peut-on imaginer que les écrivains aient traversé Mai 68 sans être nullement touchés dans leur écriture, leur imaginaire, leurs visées esthétiques et/ou politiques ? Alors, quels en sont la marque et l’héritage sur les lettres françaises ? C’est la question posée par Catherine Flohic, responsable des éditions Argol, à l’origine du livre collectif Écrire, Mai 68. Pour y répondre, elle a sollicité « des écrivains et des poètes, témoins ou acteurs des “événements”, pour revenir sur les histoires multiples des expériences littéraires de 68 ». Elle a aussi demandé à Dominique Viart, professeur de littérature et fin connaisseur des écrivains d’aujourd’hui, et à Boris Gobille, chercheur en science politique, d’apporter leurs lumières. Enfin, Catherine Flohic a introduit dans la danse un écrivain plus jeune, Emmanuel Adely. L’ensemble donne un livre foisonnant et protéiforme, chacun ayant répondu à la commande de la manière qu’il souhaitait, les uns optant pour le poème ou le récit, les autres pour l’analyse, voire l’image… Mais qui sont ces « témoins ou acteurs » réunis ici ? Des écrivains des « avant-gardes », c’està-dire ceux qui se trouvaient concernés au premier chef par les enjeux esthétiques et politiques que Mai 68 est venu bousculer et renouveler. Il y a bien sûr les animateurs des revues littéraires les plus bouillonnantes de l’époque, Henri Deluy (d’Action poétique, qui existe encore), Jean-Claude Montel (de Change), Philippe Sollers (de Tel Quel), Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton (de Manteia), ou encore Christian Prigent et Pierre Le Pillouër (de TXT, créée en 1969). Mais aussi Jean-Pierre Faye, Hubert Lucot, Jean-Paul Michel, Paul Louis Rossi, le nouveau romancier Michel Butor, Bernard Noël, le situationniste Raoul Vaneigem. Ou ceux qui étaient en province, Annie Ernaux, Jean-Claude Pinson, ou bien en usine, comme Leslie Kaplan… Au total, ils sont plus de trente. Des poètes, en majorité. On ne s’en étonnera guère. Comme le souligne Dominique Viart, Mai relève moins d’une narration (qui exige du temps) que d’une irruption. D’où une meilleure perception du côté de la poésie, plus immédiatement sensible à la frénésie

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L’éditrice Catherine Flohic a demandé à des écrivains ayant vécu Mai 68 de revenir sur l’événement pour tenter d’en discerner les répercussions sur l’univers littéraire. Résultat : un livre collectif passionnant.

L’occupation de l’hôtel Massa, siège de la Société des gens de lettres, le 21 mai 1968.

de la parole libérée et à la véhémence fantasque des slogans, rappelant la verve surréaliste. Pour la prose, l’infusion prendra dix ou quinze ans, avec, en plus du renouveau du polar, le retour du sujet, de l’Histoire et du social dans une littérature qui, pour autant, ne rejette pas les avancées théoriques des années 1960 et 1970. À lire les contributions d’Écrire, Mai 68, on s’amuse à voir revenir, comme un leitmotiv, un fait d’armes auquel plusieurs des écrivains ici présents ont participé : l’occupation de l’hôtel Massa, le siège de la Société des gens de lettres. « Vieille bâtisse au fond d’un vaste jardin protégé de hauts murs où quelques secrétaires mal payées étaient censées s’occuper des droits d’auteur et de leur répartition », écrit Jean-Claude Montel, qui s’interroge : « Maigre symbole ou simple prétexte pour nous inscrire dans le mouvement général ? » Et, certes, l’évocation de cet abordage est souvent l’occasion d’une ironie douce. Il n’empêche. C’est là, en présence de Blanchot, Sarraute ou Duras, qu’ils créent l’Union des écrivains (en référence à l’Union des écrivains de Prague défiant alors le pouvoir tchèque), qui va se colleter à deux questions essentielles, comme le rappelle Boris Gobille : d’une part, le statut de l’écrivain en tant que « travailleur », autrement dit sa

situation matérielle, trop souvent déniée au profit d’une vision romantique, que venait justement saper l’esprit critique de Mai ; d’autre part, les rapports de la langue et du réel, et plus précisément le pouvoir de transformation sociale des mots et des formes. Autant de questions qui ont ouvert des possibles et offert « la perspective d’une rupture avec le donné de la littérature », note Gobille. Écrire, Mai 68 n’est pas un livre de nostalgie. Encore moins de regret – « On ne devrait jamais avoir honte d’avoir voulu changer l’insupportable ordre politique du monde. Encore moins d’avoir pour ce faire cherché les moyens intellectuels efficaces et tenté des expériences artistiques formellement risquées et éthiquement désintéressées » (Christian Prigent). Mais il est clair qu’émane de la plupart de ces textes le sentiment qu’une parenthèse enchantée s’est définitivement refermée, qu’un monde a basculé – « La seule décennie d’espérance, de liesse, que le XXe siècle ait comptée est terminée. L’automne de l’après a commencé » (Pierre Bergounioux). Pourtant, « les thèmes de Mai 68 sont encore vivaces, écrit Hubert Lucot, refus de la consommation, de l’autoritarisme, du néocolonialisme ». « Ce sont ceux du courant nommé altermondialiste », ajoute-t-il. À sa manière, Écrire, Mai 68 est aussi un livre de combat. CHRISTOPHE KANTCHEFF Écrire, Mai 68, collectif, Argol, 300 p., 19 euros.


JOURNAL DES LECTEURS Un bon plan contre l’information-marchandise

MOBILISATION

THÉÂTRE

« Sauvons la culture ! » C’est un manifeste « d’intérêt général pour l’art et la culture» qui réagit au désengagement de l’État. Il s’intitule: « Sauvons la culture! » et les organisations qui en sont les initiatrices sont transartistiques: la Fédération des professionnels de l’art contemporain, le Collectif national de l’action cultuelle cinématographique et audiovisuelle, le Syndicat national des arts vivants, le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles… « Nous soutenons, y lit-on, que l’État doit affirmer le caractère essentiel de la création, le droit inaliénable pour tout être humain d’accéder à l’imaginaire et à la pensée, à l’éveil sensible et à l’esprit critique par l’art et la culture.» Les organisations appellent à une journée de mobilisation autour du texte le 7mai, et invitent chaque citoyen à venir le signer sur le site www.sauvonslaculture. fr

Seul et multiple Fernando Pessõa, auteur solitaire aux nombreuses personnalités, fait aujourd’hui l’objet de deux mises en scènes, en France et au Portugal.

Le Marin, Alain Ollivier l’avait déjà monté au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, quand il le dirigeait. Invité par le théâtre d’Almada – la petite ville qui regarde la grande Lisbonne par-delà le Tage –, il vient d’en réaliser une autre mise en scène, dont on peut espérer qu’elle sera reprise en France. La première version raréfiait les mouvements, celle-ci les interdit. Trois femmes sont assises derrière un corps allongé. Elles

portent un masque blanc, miantique, mi-africain, où s’inscrit et s’efface à la fois l’angoisse humaine. Derrière le masque dessiné par Erhard Stiefel, le jeu de ces trois actrices – Cecilia Laranjeira, Maria Frade et Teresa Gafeira – émet une douce plainte, mystérieuse. C’est un admirable moment de théâtre suspendu, comme arraché à la nuit des temps. Une autre production portugaise, mais visible en France, Turismo infinito, visite différemment le monde de Pessõa. Un auteur d’aujourd’hui, Antonio M. Feijo, a fait se rencontrer les « hétéronymes » de l’écrivain ; on sait que Pessoa donna des noms aux différentes personnalités, et même aux différents auteurs, qui étaient en lui : Alvaro de Campos, le futuriste, Alberto Caeiro, le rêveur, Ricardo Reis, le monarchiste… Tous ces gens sont en scène dans une série de croisements énigmatiques. C’est sans doute l’une des plus belles mises en scène de Ricardo Pais, l’un des grands noms du théâtre de son pays, directeur du Teatro nacional São João de Porto. Non pas la traversée du miroir mais le franchissement d’une infinité de miroirs. GILLES COSTAZ Le Marin, théâtre d’Almada (Portugal), 00 351 212 739 360. Jusqu’au 16 mai. Turismo infinito, Comédie de Reims, 03 26 48 49 00, jusqu’au 1er mai, puis en tournée européenne. L’œuvre de Pessõa est majoritairement éditée chez Bourgois.

RENCONTRES

Tamaris Organisées par la SGDL et mêlant écrivains et créateurs d’autres disciplines, les Rencontres de Tamaris, à La-Seynesur-Mer, se déroulent cette année autour de l’exposition du peintre et plasticien francohollandais Mark Brusse, avec la participation, notamment, de Belinda Cannone, Jacques Serena et Jacques Vallet.

JOSÉ FRADE

FERNANDO PESSÕA ÉTAIT UN SOLITAIRE, un introverti, au point de mourir seul dans sa chambre, les deux tiers de son œuvre dormant dans le coffre placé au pied de son lit. Mais il aimait le théâtre, nourrissait une passion pour les dramaturges symbolistes, principalement Maeterlinck. Le théâtre, aujourd’hui, lui rend bien cette passion puisqu’on transpose à la scène certains fragments du Livre de l’intranquillité et d’autres œuvres. Pessõa a également écrit une pièce rarement montée, au Portugal comme en France : le Marin, étonnante cérémonie où trois veilleuses entourent le corps d’une amie en méditant sur la vie et en évoquant un marin aimé et disparu. L’auteur parlait d’un « drame statique », ce qui est, évidemment, une formule exacte. C’est un théâtre de la non-action qui trouve sa vie dans la force des mots et une façon d’être dans un au-delà de la pensée et du comportement humain.

Villa Tamaris, La Seynesur-Mer (Var), le 3 mai à 18 h et le 4 mai à 15 h. Rens. : 01 53 10 12 15.

Il y eut d’abord le Plan B, B pour Black, conspiration révolutionnaire dont le scénario n’est jamais sorti du cerveau subversif des dirigeants du Black Panther Party américain à la fin des années 1960, avant le désastre nixonien et la répression. Chester Himes s’est jadis fait l’écho, à sa manière hilarante et désespérée, du contenu de ce plan avorté. Plus près de nous, on se souvient de la forte sentence du curé eurobéat Delors – « il n’y a pas de Plan B » –, pour mettre en garde les empêcheurs de libéraliser en rond qui refusaient le sacro-saint traité constitutionnel européen. Au risque de démentir le docte Eurocrate, je puis néanmoins affirmer que le Plan B existe, qu’il cogne, vocifère et mord. Bien vivant donc, et se battant contre le PPA (Parti de la presse et de l’argent) avec un humour féroce, une intelligence caustique et un gros cœur militant. Au départ, on a un réalisateur télé non-conformiste et dérangeant, Pierre Carles, qui, las de se voir refuser ses projets, passe au cinéma avec le resté fameux Pas vu à la télé, documentaire sur les liens de connivence entre les politiques et les leaders du PPA, illustrée par une conversation décontractée entre Moujeotte et Léotard. Le film, soutenu par l’association « Pour voir pas vu », créée pour la circonstance, devient un blockbuster, comme disent les critiques de Première. Pour continuer ce travail salutaire, Carles casse sa tirelire et, s’entourant de bourdieusiens en colère (Halimi, Rimbert, Balbastre…), fonde le bimestriel Pour lire pas lu, dont le but affiché est de décortiquer les mensonges et omissions du PPA, en lien avec l’Acrimed (Association de critique des médias), vitrine universitaire où, sous la houlette d’Henri Maler, des spécialistes de l’information mettent au jour les impostures, dissimulations, raccourcis et désinformation générale du PPA. Les « sardons », lecteurs assidus et militants, un peu à la manière des « canetons » pour le vénérable Canard, se régalent, et les rédacteurs s’en donnent à cœur joie pour chahuter méchamment les icônes de l’informationmarchandise, décernant la « laisse d’or » au plus servile et nous relatant les minutes hilarantes de procès pour rire de quelques fleurons du journalisme-spectacle. En 2006, Gilles Balbastre, Lillois d’adoption, ancien de FR3-Bordeaux, fonde le Plan B sur « les décombres » de PLPL avec son complice Pierre Rimbert et la bande du Fakir, journal de contre-information picard animé par Christophe Ruffin. Le résultat de la fusion est explosif. Plus drôle, plus teigneux. Plus à l’écoute du monde ouvrier, et, pour preuve, on voit la silhouette de Gilles B. battre le pavé lillois les jours de manif avec ses exemplaires sous le bras. Et à ceux qui estiment que le Plan B est excessif dans la hargne, qu’ils pensent à la violence patronale policée et auto-satisfaite et à ses conséquences : les suicides dans les entreprises dus à la souffrance au travail. Le Plan B est encore trop tendre en comparaison. Au fait, le numéro 13 vient de sortir. Lecteurs de Politis qui n’aimez pas le PPA, ce journal est pour vous.

DIDIER DELINOTTE

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Médias TÉLÉVISION

À

MOYEN/AFP

Vingt ans après le massacre d’Ouvéa, Mehdi Lallaoui a recueilli les voix des survivants. territoire. Aux élections de septembre 1985, les indépendantistes emportent trois régions sur quatre. Triomphe éphémère. Mars 1986, la droite revient au pouvoir. Première cohabitation. Jacques Chirac nomme Bernard Pons aux DOMTOM, lequel revient sur le statut des Kanaks. Fouilles, traques, emprisonnements.

En avril 1988, quelques militants du FLNKS cherchent à occuper pacifiquement la gendarmerie de Fayaoué pour y hisser le drapeau de leurs couleurs. Dérapage et fusillade. Quatre gendarmes trouvent la mort. Les militants se scindent en deux groupes. L’un est vite arrêté, l’autre se réfugie dans une grotte sacrée avec ses otages. Branle-bas de combat. L’île d’Ouvéa est décrétée zone militaire, interdite à la presse, les communications avec l’extérieur sont interrompues. La prise d’otages improvisée dure dix jours. Et plutôt qu’une solution sans effusion de sang, Pons ordonne la force. Les Kanaks se rendent. Dix-neuf d’entre eux sont exécutés après leur reddition. D’autres sont torturés. L’armée s’en défend, parle d’hommes morts les armes à la main. Paris-Match publie des images sans équivoque. L’amnistie générale, prononcée deux mois plus tard, sonne le glas de toute justice. On achève bien les Kanaks.

Arrestation de deux Kanaks près de Nouméa, en avril 1988.

VOILÀ QUI SENT LA CARTE POSTALE. Plage de sable fin, mer azur, cabanon en toit de chaume. Des chemises colorées qui sèchent au soleil, des travaux d’artisanat qui fleurent bon le pittoresque. À l’intérieur de ce décor en gueule d’anges, Ouvéa, aux confins du Pacifique, petite île de Nouvelle-Calédonie, s’est fait le théâtre de drames en avril et en mai 1988. Vingt ans après, Mehdi Lallaoui est parti à la rencontre des acteurs de ce drame « que la presse continue d’appeler l’affaire de la grotte d’Ouvéa », précise d’emblée le commentaire (en voix off) de Bernard Langlois. Benoît Tangopi revient d’abord sur la tombe d’un des siens, blessé au premier assaut des forces de l’ordre, achevé sur place. Tout alentour de la grotte, des tombes dressées, de petits monticules de cailloux. Sous terre, des hommes sèchement exécutés. Retour sur l’histoire : depuis les débuts des années 1970, les revendications du peuple kanak, d’abord pour la récupération de ses terres, puis pour l’indépendance, ne trouvent que la force et le mépris du pouvoir colonial. L’accession à l’Élysée de François Mitterrand ravive les espoirs. Balle peau. Les Kanaks restent étrangers à leur propre pays. Foin de la Déclaration des droits de l’homme. Foin de l’exercice des droits légitimes d’un peuple. Ce tragique possède sa chronologie. En 1984, est créé le Front de libération kanak et socialiste (FLNKS), présidé par Jean-Marie Tjibaou. En décembre de la même année, des frères et des membres de la tribu Tjibaou sont assassinés. Les tensions augmentent. Ministre, Edgard Pisani propose un nouveau statut du 36 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

Tout l’intérêt du documentaire, outre son souci pédagogique, renforcé par de rares images d’archives, est de donner la parole aux survivants de ce massacre. De rendre la voix au peuple kanak. Sans pathos. Juste du verbe, des témoignages. Juste des faits. Juste une réalité étouffée, longtemps. La grotte renferme toujours quelques théières, des paires de chaussure. Vingt ans après, il y a des plaies qui ne se referment pas. Sans haine, et dignement. Et dans l’espoir d’un droit du peuple à disposer de luimême. JEAN-CLAUDE RENARD Retour sur Ouvéa, lundi 5 mai 20 h 40, France O (1 h 10). À voir également, Grotte d’Ouvéa, autopsie d’un massacre, jeudi 8 mai, deuxième partie de soirée, France 2 (1 h 05).

P O S T E S

TÉLÉVISION

RADIO

SAMEDI 3 MAI

SAMEDI 3 MAI

Le dessous des cartes

Terre à terre

Arte, 20 h

Ruth Stégassy reçoit Jean Malaurie pour son livre Terre mère (CNRS).

Les mers sont aussi traversées par des frontières. Leur délimitation est parfois source de litiges, sachant que le sous-sol marin est souvent riche en pétrole et en gaz. Une analyse orchestrée remarquablement, comme d’habitude, par Jean-Christophe Victor.

France Inter, de 7 h 05 à 9 h

C02 mon amour

France Inter, de 14 h 05 à 15 h Au programme de Denis Cheissoux, Jean-Marie Pelt pour « Richesse et pauvretés », d’après le livre d’Hervé Kempf, un reportage dans la carrière de Lormont à voir comme une résilience de la nature, avec Philippe Richard, directeur du jardin botanique de Bordeaux.

DIMANCHE 4 MAI

Cosmopolitaine France Inter, de 14 h 05 à 16 h

DU LUNDI 5 AU JEUDI 8 MAI

Shoah France 5, 20 h 40 Onze ans de travail, dix campagnes de tournage. Entre 1976 et 1981, trois cent cinquante heures de film ont été tournées. Claude Lanzmann a suivi méthodiquement les traces de l’infamie, relevé les pièces à conviction, identifié les lieux, écouté les victimes, les criminels et les témoins. Pas d’images d’archives. Juste des hommes et des paysages en termes d’uniques matériaux. Et la volonté d’éviter de comprendre l’incompréhensible. « Il y a des moments où comprendre, c’est la folie même », laisse à penser le réalisateur. Reste à dire, et dire les faits. Tels quels. Les moyens de transport de déportés, la topographie des camps, la disposition des corps, l’organisation du temps. Une œuvre intemporelle.

VENDREDI 9 MAI

Soulages France 5, 20 h 40 Portrait en pied de l’artiste peintre, en noir et blanc, gouverné par une idée: « La peinture est toujours à inventer.»

JOCARD/AFP

Mémoire sanglante

V O S

Chez Paula Jacques, Lili Boniche, disparu en mars dernier, maître d’un genre populaire mêlant rumba, paso-doble, tango et mambo, et Aditya Assarat, cinéaste d’origine thaïlandaise, installé aux États-Unis, pour son premier long-métrage Wonderful Town.

Nicolas Bouvier France Inter, de 16 h 05 à 17 h Une évocation de l’écrivain, photographe et voyageur suisse.

DU LUNDI 5 AU VENDREDI 9 MAI

Mai 68 France Culture, de 9 h 05 à 10 h Une programmation spéciale articulée autour de Mai 68, puisant son matériau principal dans les archives sonores. La radio a en effet joué un rôle essentiel, relayant une télévision dans l’incapacité de faire son travail. D’un micro-trottoir au hasard des manifestations aux ambiances sonores, des déclarations estudiantines aux revendications ouvrières, la radio s’est fait l’écho des révoltes. Europe 1 et RTL sont dans un premier temps baptisées « radio émeutes », avant qu’on leur reproche de faire entendre la voix du pouvoir. Amélie Meffre et Emmanuel Laurentin reviennent sur une idée trop répandue : celle d’une radio nationale absente en ce mois de mai bouleversé. Loin de là, France Inter a poursuivi son travail sur les ondes, assurant des reportages en tout lieu. La programmation est ainsi découpée : la situation de la radio à la veille des événements ; la nuit des barricades ; les radios en grève ; la folle semaine du 24 au 30 mai ; la grève à contretemps de l’ORTF.

JEUDI 8 ET VENDREDI 9 MAI

La matinale, depuis Israël France Inter, de 7 h à 10 h Le 7/10 h de Nicolas Demorand, en direct de Jérusalem, puis de Ramallah le lendemain, à l’occasion du soixantième anniversaire de l’État d’Israël. Soixante ans d’une histoire géopolitique, religieuse, sociale, intellectuelle, nourrie de violences et d’espoirs.


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Idées ESSAIS

Au-delà des fantasmes Un livre collectif rappelle combien « Mai-Juin 68 » demeure en partie méconnu. Nous commençons ici une série de critiques sur les nombreux ouvrages qui ont paru à l’occasion du quarantième anniversaire de Mai 68.

Le volume propose d’abord un panorama des mutations intervenues depuis la Libération, où l’on découvre que nombre d’entre elles, attribuées au mouvement de Mai-Juin 68, interviennent en fait bien plus tôt : c’est le cas, contrairement aux discours conservateurs actuellement en vogue, en matière scolaire, comme le montre avec brio la passionnante contribution de Muriel Darmon, qui a étudié les règlements intérieurs et sanctions disciplinaires dans un lycée de province depuis la Libération. L’auteure note ainsi que la perte de vitesse du « moule autoritaire » à l’école débute bien avant 1968, puisque c’est dès les années 1950 qu’émerge une « autorité institutionnelle négociée ». L’une des causes de cette évolution, qui intervient aussi ailleurs, 38 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

travaux sur « l’événement », les auteurs proposent, à travers des contributions sur de nombreux secteurs de la société française, l’élaboration d’une « socio-histoire du temps court », qui puisse rendre compte du caractère « inouï » de Mai. En effet, à travers de multiples exemples des lieux où s’expriment les formes de la contestation (des manifestations aux grèves ouvrières, bien sûr, mais aussi les expérimentations en peinture, en architecture ou dans le cinéma…), ils offrent le tableau d’un mouvement qui « travaille à délégitimer ce qui se présentait et était perçu auparavant comme légitime » (Boris Gobille).

AFP

C

onnaissez-vous vraiment Mai 68 ? La question peut paraître étrange en ces temps de commémorations officielles, teintées toutefois de volontés multiples de liquidation (voir l’entretien ci-contre). Pourtant, à y regarder de près, il apparaît que l’événement 68 est finalement assez mal connu. C’est ce qu’on découvre en tout cas à la lecture d’un livre collectif remarquable au titre simple, Mai-Juin 68, qui se distingue au milieu de la véritable avalanche de publications de ces dernières semaines. Sous la direction de quatre politistes déjà connus pour la rigueur de leurs travaux, Dominique Damamme, Boris Godille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal, ce volume particulièrement riche, loin des pamphlets à la mode et des réflexions superficielles d’essayistes médiatiques sur les « causes », « l’esprit de Mai » ou « l’héritage » laissé par Mai 68, se veut d’abord une recherche en sciences sociales sur cette « crise historique » advenue alors, qui, « comme toute crise historique, porte au jour l’arbitraire d’un ordre social enkysté dans des habitudes mentales, des pratiques et des idéologies ». D’emblée, ce projet collectif se propose en effet de « restituer » à Mai 68 « son tranchant », non seulement en tant que plus grand mouvement de grève du XXe siècle en France, mais surtout comme « moment critique » mettant en question « toutes les sphères de la société, tous les rapports sociaux » jusqu’au pouvoir politique, ainsi que les multiples « tentatives de subversion » et autres « expériences sociales de modification du monde auxquelles l’après-68 donne vie ».

Des étudiants devant la Sorbonne en Mai 68.

est sans aucun doute due à cette « prise de parole » qui, pour Michel de Certeau, a caractérisé Mai 68, mais dont on voit qu’elle était souvent en germe dans de nombreux secteurs de la société. Ainsi, outre à l’école, cette « crise des rapports d’autorité » apparaît au sein de l’Église, dans la classe ouvrière, jusqu’à la sphère domestique (dans les rapports hommes/femmes, parents/enfants, ou avec la disparition de la domesticité). De même, comme le rappelle Frédérique Matonti, ce type de « rupture d’allégeance » intervient aussi à l’Union des étudiants communistes, où l’attitude autoritaire de la direction du PCF conduit à une série d’exclusions et de scissions qui « témoignent de l’autonomisation conflictuelle de la jeunesse d’extrême gauche par rapport au Parti communiste », cause d’« une partie l’animosité du PCF à l’égard du mouvement étudiant de Mai-Juin 68 »… Mais une des thèses principales de l’ouvrage est de rappeler combien Mai-Juin 1968 en tant que tel demeure « en partie méconnu », ce qui contribue grandement aux polémiques qu’il suscite depuis quarante ans, devenant ainsi la cible de nombreux « fantasmes sociaux de moins en moins inavoués, bien plus qu’un objet de connaissance ». Concentrant alors pour une bonne part leurs

Toutefois, se refusant à revenir à une histoire événementielle qui a montré ses limites depuis longtemps, l’ouvrage s’attache aussi à observer la poursuite des « pratiques subversives » dans les années qui suivent, cette socio-histoire du temps court ayant « vocation à réinsérer le temps court dans le temps long ». Des formes « d’insubordination ouvrière » (Xavier Vigna), de contestation au sein de la paysannerie (Ivan Bruneau), d’expériences pédagogiques novatrices, des féminismes ou de « théâtres politiques », ce sont là nombre de « postérités insoupçonnées » de 1968 qui s’expriment à travers la France durant les années 1970, offrant au lecteur la possibilité de porter un « nouveau regard sur les “soixante-huitards” », loin du fameux « label » déposé par la suite, qui ne retient par ce vocable que certains noms célèbres. Ce livre réhabilite donc des épisodes souvent oubliés et des expériences extrêmement riches, construisant ainsi le panorama d’une France dans laquelle Mai 68 a « certes introduit du dissensus », mais a surtout permis « l’élargissement des formes du politique ». On ne peut aussi que donner raison à Boris Gobille, qui, à la fin de son « Introduction », fustigeant les « décennies de restauration symbolique » qui ont tenté par la suite de refouler 68, propose aujourd’hui sa redécouverte. Et l’acceptation d’un héritage dont il s’agit, au lieu de le penser « impossible » comme certains, de « savoir hériter ». Après notre numéro de l’été dernier, intitulé « 68, le bel héritage », Politis ne peut que partager ce point de vue. OLIVIER DOUBRE Mai-Juin 68, Dominique Damamme, Boris Godille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), éditions de l’Atelier, 448 p., 27 euros.


JOURNAL DES LECTEURS

« Contre 1968, un tir groupé très hétérogène» Philosophe, professeur à la Sorbonne, Serge Audier revient sur quarante ans d’attaques contre Mai 68. Et dresse le panorama de cette véritable « restauration intellectuelle ».

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Vous vous êtes intéressé aux nombreuses critiques de Mai 68, que vous rassemblez sous le terme de « pensée anti-68 plurielle ». Or celle-ci a commencé immédiatement après l’événement… Serge Audier : Deux types de discours, de bords politiques opposés, se développent en effet dès la fin du mois de mai. D’un côté, celui du Parti communiste, notamment par des intellectuels et des porteparole du PCF, comme Jacques Duclos et Georges Marchais, fait une critique radicale, non pas de Mai 68 dans son ensemble, mais de la contestation étudiante et de ce qu’ils appellent le « gauchisme étudiant ». De l’autre, outre des réactions épidermiques côté gaulliste, ou des théories du « complot », le cœur de la critique de 68, à droite, s’est développé autour de la figure de Raymond Aron, avec son livre la Révolution introuvable, dont le contenu est néanmoins plus complexe. Aron a été le fer de lance de la réaction (au sens littéral) à la contestation étudiante. Il a fédéré un certain nombre d’universitaires qui ont réagi violemment à 68. En fait, la position d’Aron était bien plus nuancée qu’on ne le dit, mais sa dénonciation du « carnaval » ou du « psychodrame » a été radicalisée par une partie de la droite française. La revue Contrepoint, créée en mai 1970, rassemble alors ces critiques et nombre de figures de droite, comme Patrick Devedjian ou l’éditeur Georges Liébert. Enfin, un autre pôle dérivera vers l’extrême droite, avec notamment Jules Monnerot, qui publie un pamphlet, Démarxiser l’université, édité à La Table ronde par Philippe Tesson. Il y fustige 68 en parlant, dans le domaine de l’éducation, de « fabrique des crétins » ! Il sera parmi les doctrinaires du Club de l’Horloge puis membre du conseil « scientifique » du Front national. Dès 1968, on assiste donc à un tir groupé qui provient des horizons les plus divers. Mai 68, selon certains, serait le début de la pensée néolibérale et de l’individualisme tout-puissant… Ce discours se développe d’abord du côté des traditionalistes catholiques, avec Thomas Molnar. Hongrois réfugié aux États-Unis, il fustige dans les années 1960 la contestation outreAtlantique, puis, dès 1970, avance la thèse que 68 a été une étape clé vers le plein déploiement du capitalisme, l’américanisation de la France et l’adaptation des mœurs à l’économie de marché. Cette thèse, reprise par Régis Debray dans son ouvrage de 1978, Modeste Contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire, n’a depuis cessé de monter en puissance, jusqu’aux

discours de Nicolas Sarkozy l’an dernier. Elle trouve des formulations plus complexes, comme celle de Jean-Pierre Le Goff, qui essaie de montrer que les années 1980 ont été le moment de convergence objective entre les aspirations libertaires des soixante-huitards et le développement du néolibéralisme. D’autres, comme Jean-Claude Michéa, affirment que 68 a été la matrice du néolibéralisme en faisant sauter le verrou des mœurs traditionnelles. Reprise à gauche, notamment dans les cercles souverainistes proches de Jean-Pierre Chevènement, cette thèse se retrouve à droite, comme chez l’actuel directeur-adjoint du Figaro magazine, Jean Sévillia. L’un des bénéfices à droite de ce discours tient à ce qu’il permet de capter un électorat populaire en utilisant 68 comme instrument de décrédibilisation de la gauche. À partir des années 1980, la « pensée anti-68 » concentre ses attaques contre les philosophes des années 19601970 que sont Foucault, Deleuze, Derrida, etc. Une vraie coupure intervient en effet dans les années 1980 avec les ouvrages de Luc Ferry et Alain Renaut, la Pensée-68, et d’Alain Finkielkraut, la Défaite de la pensée, sans oublier les écrits de Marcel Gauchet, qui parle encore de « pensée 68 ». Une nébuleuse d’auteurs, souvent proches de la revue le Débat, partagent le diagnostic consistant à dire (une fois de plus) que 68 n’a fait que produire une société d’individus, consuméristes et narcissiques. D’autre part, ces auteurs, dont l’ambition était de renouveler la pensée française, s’appliquent à fustiger la dimension « critique » des penseurs des années 1960 (Foucault, Bourdieu, Derrida, etc.) et expliquent que ces derniers ont liquidé les principaux concepts de l’humanisme, du Sujet responsable, conscient et autonome… C’est-à-dire les fondements anthropologiques de la démocratie. Il faut se souvenir des textes de Marcel Gauchet où les écrits de Derrida ou d’Althusser étaient supposés participer d’une logique totalitaire ! Certains de ces auteurs réalisent alors une acrobatie : la mort du Sujet, intervenue avec les philosophes des années 1960-1970, aurait amené un individualisme forcené ! C’est là le tour de force de Ferry et Renaut en 1986, avec un écho considérable. Ce geste vide 68 de toute sa substance politique, démocratique et contestataire. Il participe en ce sens d’une entreprise de liquidation. PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER DOUBRE La Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Serge Audier, La Découverte, 384 p., 21,50 euros. À lire : sur les critiques et la détestation de Mai 68, un petit livre savoureux revient sur les « embaumeurs » et « fossoyeurs » de 68. Contre-discours de Mai, François Cusset, Actes Sud, 176 p., 16 euros.

URBAN/AFP

ENTRETIEN

Historique du matérialisme Dans une époque où le principe de laïcité est mis à mal et semble devoir être défendu, Pascal Charbonnat met à notre disposition une histoire très complète de l'appréhension non déiste du monde par l'homme : les philosophies matérialistes ont un effet déterminant sur l'existence d'un espace politique permettant l'émergence de ce principe, seule véritable porte d'entrée, pour les nations, dans une société démocratique. Si le matérialisme a eu diverses acceptions, il n'est jamais une conception matérielle de l'humanité et du monde, mais une approche du pourquoi et du comment des choses sans faire appel à une Volonté supérieure, infinie et toute-puissante. Ce mouvement prend naissance plusieurs siècles avant notre ère avec Thalès, Héraclite, Démocrite, Épicure… avant de présenter une « extinction » parallèle à celle de la science jusqu'au XIVe siècle, période où seule une tentative de séparation de la philosophie et de la théologie peut voir le jour. La révolution économique du XVe siècle permet une ébullition intellectuelle et une relative autonomie des penseurs vis-à-vis de l'Église : le rejet de toute transcendance dans les sciences de la nature permet l'éclosion du naturalisme physique de Giordano Bruno, ou méthodologique de Francis Bacon. L'apogée du naturalisme est atteint au XVIIe siècle, avec trois courants – irréligieux (Cyrano de Bergerac), empirique (Hobbes, Bayle, Locke) et atomiste (Gassendi, Boyle) – et deux « grands » penseurs (Descartes et Spinoza). Le véritable matérialisme renaît au XVIIIe siècle : la conception déiste de l'origine reste majoritaire (Voltaire, d'Alembert). Se constitue aussi une tendance athée véritablement matérialiste avec, en première ligne, Diderot, bien sûr, mais aussi, de par son originalité, l'abbé Meslier, curé de village dont l'œuvre étonnante n'a été connue qu'après sa mort… Au XIXe siècle, le matérialisme se partage en deux courants qui s'ignorent : l'un qui s'appuie sur la toute nouvelle théorie de l'évolution (physiologie philosophique). Le second, avec l'industrialisation, se fonde sur une nouvelle philosophie de l'origine sociale de l'homme (idéalisme philosophique), avec Marx et Engels. Au XXe siècle, le matérialisme dialectique est durement touché par le stalinisme alors que le matérialisme évolutionniste est conforté par l'avancée des sciences, avec lesquelles il tend à se confondre : il devient la seule façon raisonnable de comprendre l'origine et l'évolution de la matière, qui est seule à l'origine de tout. Reste à rapprocher philosophes et scientifiques : c'est la gageure de notre temps.

SERGE MOULIS Histoire des philosophies matérialistes, Pascal Charbonnat, Editions Syllepse, 2007, 650 p., 33 euros.

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Résistances REPORTAGE

Croiser le fer

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n venait parler du passé, des combats pour les droits sociaux des forçats du fer lorrain, du rôle clé des femmes, décidées à quitter langes et fourneaux pour soutenir les revendications de leur « gueule jaune » de mari dans les mines de Valleroy, en Meurthe-etMoselle, il y a quarante-cinq ans de cela… Et les voilà, Nicole, Angeline et Dina, réunies chez Geneviève dans la cité minière du village, 303 ans à elles quatre, en plein débat sur la remise en cause des régimes spéciaux, le manque d’éducation politique des jeunes, la disparition des soins de proximité, les manifestations lycéennes, le scandale du travail précaire et autres ravages du sarkozysme. « Aujourd’hui comme hier, on n’obtient rien sans lutter », résume Geneviève Jakimow en prélude à une grande manifestation des femmes de mineurs contre la casse sociale prévue pour le début de l’été. « Même en canne ou en fauteuil, tout le monde ira marcher un peu », lance malicieusement Nicole Strappazzon à la petite assemblée, qui n’a nul besoin d’artifice pour battre le pavé. Leurs artères d’aujourd’hui ne les arrêteront pas plus que les quolibets d’hier, quand, au début des années 1960, ces Lorraines décident de se mêler aux luttes sociales et syndicales de leurs maris. Huit d’entre elles, aujourd’hui veuves, racontent ces années de combat dans un ouvrage qui remporte un succès inattendu (1). Dans cette autre « vallée de l’Orne », à deux pas de l’usine de Gandrange, dont l’ombre gigantesque enveloppe aujourd’hui le train sur la route de Valleroy, les hommes descendent au fond du trou, entre 300 et 600 mètres sous terre, parfois plus, pour extraire des tonnes de « minette », ce minerai à faible teneur en fer. Les conditions de travail sont dantesques, les conditions de vie itou. Le 13 mars 1963, au moment de la « marche sur Paris », quelques épouses de mineurs de la CGT révoltées créent le premier comité des femmes de mineurs. Plusieurs grèves, à quelques mois d’intervalle, ont précédé cette manifestation, sans résultat sur les conditions de travail, les maigres salaires et les cadences infernales. Il faut frapper un grand coup. Les cars destinés à conduire les manifestants vers la capitale sont barrés par d’inopportunes barrières de dégel. Qu’importe, la route se fait en autos et en minibus. Une colonne de 500 véhicules s’élance et rallie finalement Paris. « Oh ! le

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DR. COLLECTION PRIVÉE

En Lorraine, des veuves racontent la naissance des comités de femmes de mineurs de fer, à une époque où on les cantonne aux tâches domestiques. Aujourd’hui, nombre d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté.

Une action dans les années 1960. La population de Valleroy est regroupée devant les bureaux de la mine.

gaz… », s’esclaffe Angeline Scheffer au souvenir du rassemblement, place de la République. « Alors que nous attendions que tout le monde arrive, les flics ont diffusé du gaz dans les égouts, explique Dina Arizzi. Comme nous étions juste à côté des bouches d’aération, Angeline et moi, nous sommes immédiatement tombées malades, et beaucoup d’autres avec nous. » Les filles ont la trentaine. Elles comprennent que leur place est dans la lutte. Des « comités des femmes de mineurs » sont créés dans la plupart des communes minières. « Avec une présidente, une secrétaire, une trésorière, des membres. Nous étions une vraie organisation, consciente de sa force, qui réfléchissait à ses actions. Et dans nos réunions, pas de bonhommes ! », s’amuse Nicole. Une hérésie pour l’époque. « Ce n’est pas le rôle d’une femme de manifester », « qu’est-ce que tu viens faire ici ? », les tance-t-on au début, alors qu’elles décident de « mener l’action à la surface » cependant que les hommes font grève au fond. « Tu ne peux pas t’occuper de tes casseroles, toi ? », jette une femme de mineur à Nicole, grande gifle à l’appui. L’école ménagère, où les futures épouses de mineurs apprennent à devenir de parfaites femmes d’intérieur, très peu pour elles. « Nous voulions avoir une vie plus culturelle, plus militante. On avait des choses à dire et à faire », confirme Geneviève.

Et pas seulement apporter le casse-croûte aux grévistes. « Quand il y avait un mouvement, le comité était présent sur les piquets de grève, dès 6 heures du matin. Personne ne passait », affirme Nicole. Qui se souvient des longues soirées passées à éditer des tracts : « Mon mari tapait le texte à la machine, à deux doigts, puis il fallait tourner la Ronéo [imprimerie portative à manivelle] à la main, parfois des nuits entières. Mais on était aussi capables de diffuser l’information et de déclencher une grève dans l’heure. » Les femmes des comités sont de toutes les marches. Paris donc, mais aussi la marche sur Metz, 35 kilomètres à pied, le 6 novembre 1963, par solidarité avec les mineurs voisins de Trieux, en grève, au fond, pendant soixante-dix-neuf jours. « Là, on a souffert », rigole Geneviève. Dina, elle, y a laissé définitivement un ongle d’orteil. L’infirmier de Valleroy découvre, au retour de l’expédition, des pieds ensanglantés après des heures de souffrance. « Nous faisions aussi des collectes d’argent, préparions des colis pour ceux de Trieux », se remémore Dina. Un bœuf d’une tonne sera même offert aux grévistes. Un an avant, en 1962, les femmes de mineurs accueillent les enfants des grévistes des charbonnages du Nord, mobilisés dans une longue grève. La solidarité joue à plein. « Quand on est ensemble, on avance


JOURNAL DES LECTEURS

Agenda

Liberté, ça va être ta fête !

Retour sur mai 1968 à Paris Autres dates, autres villes et programme complet sur www.mai-68.org IIIe : le 13mai, à 18 h, projection du film la Reprise aux usines Wonder. À 19h30, meeting sur le thème «Mai 68, le 40e rugissant». Bourse du travail, annexe, 31, bd du Temple.

VIIe : le 14mai, à 18h30, débat intitulé «Quarante ans après, l’Amérique latine toujours en résistance». Maison de l’Amérique latine, 217, bd SaintGermain.

VIIe : le 15mai, à 19 h, «Année 68. La prise de conscience: des féministes à l’œuvre». Projection de La vie t’en as qu’une, suivie d’un débat organisé par le collectif féministe Ruptures, et projection du film de Denise Brial, le Mouvement de libération des femmes en France: 1970-2004. Hémicycle du conseil régional, 57, rue de Babylone.

Ve : le 16mai, à 18 h, projection de Chers Camarades de Gérard Vidal, puis débat avec des salariés de Lip et Chausson. Centre culturel La Clef, 21, rue de la Clef.

Ve : le 17mai, à 14 h, projection et débat organisés par les amis de Tribune socialiste sur le thème «Remettre en cause le travail et son organisation». Centre culturel La Clef.

XIe : le 18mai, de 14 h à 18 h, « Mai 68 en héritage? ». Rencontre entre ceux qui avaient 20 ans en 1968 et ceux qui ont 20 ans aujourd’hui. La Petite Rockette, 6, rue Saint-Maur.

Nanterre (92) : le 20mai, à 20 h. Le Mai des ouvriers à Nanterre. Témoignages et débats. Agora, 20, rue de Stalingrad.

XIe : le 21mai, à 19 h, débat autour du thème «Vietnam: l’étincelle», avec Jean-Michel Krivine, Sabine Rousseau, etc.

(1) Témoignages de femmes de mineurs de fer, Valleroy, Éditions Fensch vallée, 120 p., 25 euros + 5 euros de frais de port. Chèques à l’ordre d’Éditions Fensch vallée à envoyer à Nicole Strappazzon, 12, rue Émile-Thomas, 54910 Valleroy, 03 82 46 17 06.

La Petite Rockette, 6, rue Saint-Maur.

Dina, Angeline, Nicole et Geneviève, quatre des auteurs de « Témoignages de femmes de mineurs de fer ».

VIIe : le 22mai, à 19 h, «La révolution féministe en mouvement dans les années 1970-1980». Débat avec Christine Delphy, Françoise Picq, Bibia Pavard, etc. Hémicycle du conseil régional.

XIe : le 22mai, à 19 h, «Français-immigrés, même patron, même combat». Débat avec Aïssa Kadri, Laure Pitti, Gérard Prévost et Gilles de Staal. La Petite Rockette, 6, rue Saint-Maur. e

III : le 24mai, à 14 h, table ronde sur le thème: « Ces entreprises qui ont fait parler d’elles en 68, parlons-en aujourd’hui…». À 18h30, meeting international. Bourse du travail, annexe.

IIIe : le 27mai, à 18 h, débat sur «La contestation aux USA», avec Ambre Ivol et Patrick Le Tréhondat.

XAVIER FRISON

Bourse du travail, salle Léon-Jouhaux, 67, rue Turbigo.

Saint-Denis (93) : le 30mai, à 18h30, Alternative libertaire et le Monde libertaire organisent un débat autour de «mai1968-mai 2008, la révolution reste à faire». Bourse du travail de Saint-Denis, 9-11, rue Génin.

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ensemble. » La maxime de Nicole vaut aussi bien pour les couples de mineurs militants que pour les 600 mineurs de Valleroy, au plus fort de l’activité, venus de France et de Navarre. « Sans être nostalgiques, on regrette la solidarité qui existait entre nous. Algériens, Polonais, Italiens, on s’entendait tous bien », souffle Geneviève, d’origine polonaise. Trieux a fini par s’arrêter. La « première charrette » de Valleroy est arrivée le 23 mars 1966, laissant 70 mineurs sur le carreau. Les premiers d’une liste sans fin. La lente agonie de Valleroy commence, pour s’achever le 31 décembre 1967 avec la fermeture définitive du site. Le fer mauritanien est meilleur marché, alors… Malgré tout, les luttes ont payé. Ici, l’arrêt des pompes alimentant une partie du département en eau déclenche les premières tables rondes syndicats-patronsÉtat pour discuter du sort des mineurs licenciés. Là, le mouvement de Trieux permet de décrocher reclassements et indemnités de licenciement. Pêle-mêle, l’amélioration des conditions de logement, les soins gratuits, le droit effectif aux congés maladie et d’autres concessions sont arrachés de haute lutte. Un combat incessant : aujourd’hui, nombreuses sont les veuves de mineurs à basculer sous le seuil de pauvreté. La hausse significative de la pension de réversion versée à celles-ci et le maintien du régime minier restent à conquérir. Chez Geneviève, tracts et discours sur le sujet pullulent : « On va se battre. » La flamme de la contestation brûle toujours. XAVIER FRISON

« Ce n’est pas le rôle d’une femme de manifester », les tance-t-on au début. « Tu ne peux pas t’occuper de tes casseroles, toi ? », jette une femme de mineur à Nicole, gifle à l’appui.

La Fête des libertés en Uzège, dans le canton d’Uzès (Gard), c’est l’histoire de citoyens vigilants et engagés qui, devant le rassemblement de 5 000 lepenistes à Dions en 1990, organisèrent ce contre-feu pour défendre les libertés. Ce petit noyau – Georgette, Jean et les autres – est devenu la première section locale de la LDH à SainteAnastasie. À suivi la création de celle d’Uzès, puis leur union. Au cours des années, des associations amies se sont jointes à nos fêtes, et des intervenants remarquables les ont animées. En 2008, devant l’accumulation de lois, directives et déclarations liberticides, discriminatoires et contraires à la laïcité, nous avons décidé de reprendre notre fête interrompue. Et la LDH d’Uzès et de Sainte-Anastasie a souhaité diriger les projecteurs sur le traitement insupportable de l’immigration (« identité nationale », citoyenneté discriminatoire, rafles de sans-papiers au chiffre mortifère, centres de rétention administrative – dont un ouvert à Nîmes en 2007 –, expulsions indignes) et sur la politique de l’enfermement, seule réponse aux problèmes de notre société, jusqu’à prévoir la prison (à vie) après la peine. Le 7 juin, donc, nous serons à Flaux, où la municipalité nous accueille dans son château communal. Ce qui n’est pas le cas du maire d’Uzès, qui refuse droit de cité à la LDH, pour la journée des associations et pour y faire leur fête aux libertés. Attac Uzège s’est jointe à nous très activement pour organiser cette journée, et des associations amies (AFPS, Amnesty, Apti, Cimade, l’UJPF, Femmes en mouvement, Genepi, l’OIP, Pour Politis, RESF…) sont invitées à se présenter, en mettant l’accent sur leur façon de traiter ce qui touche à l’immigration et/ou à la rétention et la détention abusives. Ensemble, nous accueillerons le public à partir de 16 heures. Des expositions sur les thèmes « migrants et citoyens », la politique de l’enfermement, les prisonniers politiques palestiniens, etc., et un stand librairie alimenteront les échanges. Informations et questions se poursuivront dans la conférence-débat (auquel participera notamment Jean Launay, du Syndicat de la magistrature nîmois). Puis, après une collation amicale, une troupe sénégalaise jouera le Destin du clandestin, spectacle à l’humour décapant. Tout cela dans une ambiance musicale, où chanteurs, slameurs et rappeurs accompagneront les rencontres jusqu’à minuit et nous diront, à leur manière, leurs exigences de liberté, de citoyenneté et d’égalité des droits.

JACQUELINE CHARRETIER, LDH D’UZÈS ET SAINTE-ANASTASIE (GARD) MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 41


Résistances JOURNAL DES LECTEURS

des armes de destruction massive Les 3es Rencontres internationales pour le désarmement nucléaire, biologique et chimique se tiendront du 9 au 11 mai en CharentesMaritimes, à Saintes, une ville qui tient à marquer son engagement. DÉSARMER POUR VIVRE. L’exigence s’inscrit parmi les utopies les plus fortes de l’humanisme contemporain. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry notait: « Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles. » Avec la Seconde Guerre, avec Hiroshima et Nagasaki, la question du désarmement, décuplée par la dimension atomique, a redoublé d’urgence. Utopie au double sens du terme: indispensable démarche pour fonder un idéal à venir, et rêve presque vain devant l’inconscient prédateur de l’homme. Car ne cesse, en fait, la prolifération des armes, des plus terrifiantes aux plus radioactives comme celles dites à « uranium appauvri »… Le chemin du désarmement sera donc forcément long et très ardu. L’agonie du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) entré en vigueur en 1970 plombe la coopération interétatique. Et conséquemment renforce la responsabilité « citoyenne »… Celle-ci s’affirme, lentement mais sûrement, en initiatives variées, qui vont du combat antimilitariste, du pacifisme militant ou de la défense civile non-violente à des actions et structurations citoyennes moins nettement idéologiques, telles celles inspirées par l’abolitionnisme, que prône de longue date la municipalité d’Hiroshima. En 2000, la ville de Saintes a été la première à se proposer pour recevoir les Rencontres internationales pour le désarmement nucléaire, biologique et chimique, organisées par l’Action des citoyens pour le désarmement nucléaire (ACDN). Une décision qui a été prise à l’unanimité par la municipalité, pourtant d’une autre couleur politique alors, rejointe par le réseau mondial Abolition 2000 qui milite pour l’abolition des armes nucléaires. Cette année, alors qu’elle reçoit du 9 au 11 mai les 3es Rencontres internationales pour le désarmement nucléaire (la manifestation a lieu tous les deux ans) Saintes a choisi de renforcer son engagement en adhérant, le mois dernier, au réseau des « Maires pour la paix », présidé par le maire d’Hiroshima et qui compte 2 195 villes réparties dans 127 pays, dont 90 en France. L’ACDN a son siège à Saintes. L’association, se crée en 1996 pour « agir, notamment par une demande de référendum, en faveur d’un désarmement nucléaire, biologique et chimique, intégral, universel et contrôlé, dans le cadre d’un véritable système de sécurité internationale ». En mai 2001, elle organise, à Saintes donc, les premières Journées nationales du désarmement nucléaire, rassemblant toutes les associations abolitionnistes françaises. C’est à cette occasion qu’est allumée la Flamme du désarmement nucléaire, qui sera rallumée ce 8 mai. L’association a, depuis lors, saisi tous les motifs de l’actualité et multiplié les initiatives pour demander un référendum sur l’abolition des armes nucléaires en France, remettre en cause le développement du nucléaire civil, la prolifération de l’arme atomique et dénoncer sa gabegie et sa folie. Lors des élections municipales de mars dernier, 42 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

l’ACDN n’a pas manqué de questionner les candidats têtes de liste. À Saintes, les sept en lice avaient tous affirmé soutenir le désarmement nucléaire. Et certains n’avaient pas hésité à souligner le rôle proliférateur que joue la France. D’une part, en n’appliquant pas l’article 6 du TNP, qui l’engage « sans équivoque » à négocier avec les autres États nucléaires l’élimination de tous les arsenaux, et bien sûr à ne pas fabriquer d’autres armes nucléaires – ce qu’elle fait pourtant, scandaleusement et illégalement, avec en particulier le nouveau missile M-51 [voir Politis n° 98182]. D’autre part, en diffusant des technologies et des matériaux nucléaires (commercialisation du nucléaire civil comprise). Quelques semaines après le lancement du quatrième sous-marin nucléaire lance-engins de nouvelle génération – un nouveau Terrible (surtout terrible par son coût, autour de 2,25 milliards d’euros…) –, l’ACDN reviendra durant ces 3es Rencontres, avec d’autres acteurs du désarmement venant de diverses régions de France, d’Europe et du monde, sur l’actualité des questions autour de l’arme nucléaire (l’Iran, la duplicité du dernier discours sarkozyen, l’état des lieux du désarmement, ses étapes nécessaires, etc.) pour contribuer à cette mobilisation des citoyens soucieux de libérer la planète de la menace de l’autodestruction. JEAN-FRANÇOIS HAMON www.acdn.net, contact@acdn.net, 06 73 50 76 61.

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Faire table rase L’arbre des résistances Dans le bassin alésien (Gard), comme partout en France, la fin d’année 2007 a été éprouvante pour l’ensemble des militants, qui, devant faire face à l’hyperactivisme sarkozyen, se trouvaient épuisés, dispersés et tentés par la résignation. Partant de l’idée qu’aucune déprime ne résiste à un bon rassemblement festif, nous avons lancé un projet innovant et fédérateur: choisir un arbre de la Liberté sur la commune d’Alès et le nommer arbre des résistances. L’idée étant d’en faire le jalon d’un contre-pouvoir et d’une pratique de démocratie participative appelée de nos vœux. Rapidement, 19 associations et collectifs locaux (1) se sont joints au projet et ont désigné comme point de ralliement pérenne un magnifique cèdre situé au cœur de la ville, place des Martyrs de la Résistance, lieu peu investi et, de plus, au nom prédestiné. Le choix de la date et de la pose d’une pancarte, le 2 février, veille du congrès de Versailles, a permis au Collectif du 29 Mai de prendre l’initiative du premier rassemblement « sous l’arbre », avec votation citoyenne, lectures des proclamations solennelles de chaque association par des lycéens et lycéennes perchés dans les branches, musique et banderoles déployées sous les bourrasques de tramontane. Premier bilan satisfaisant: présence d’une centaine de personnes, bonne couverture médiatique et, surtout, convergence réussie. Mais l’essentiel reste à faire: « comment faire vivre l’arbre? » Chaque association peut y donner rendez-vous, en se coordonnant avec les autres. Le second rendez-vous a eu lieu récemment, le 29 mars, à l’appel de l’Association France Palestine solidarité (AFPS Alès-Cévennes), pour la « journée de la Terre », avec pour thème « l’arbre », justement. Nous sommes partis de notre arbre des résistances avec brouette et vélos pour aller planter un olivier dans le quartier populaire proche, symboliser ainsi notre soif de paix et notre solidarité avec la résistance palestinienne face à l’arrachage de 400000 oliviers par l’armée israélienne. Bilan de cette action : moitié moins de participation. Quid de la convergence des luttes, raison d’être de notre arbre ? Mais cette journée avait vu 4 manifestations nationales simultanées… Nous décidons de persister, casser la résignation, ne pas laisser faire; il n’y a pas de fatalité. Une nouvelle date est arrêtée au pied de l’arbre, pour un événement à dimension internationale, probablement le 29 juin, veille de la passation de pouvoir de la présidence européenne à M. Sarkozy. Nous y affirmerons notre résistance à « cette » Europe en déclinant nos raisons et nos espoirs, collectif par collectif, association par association.

PIERRE BALVET (1) Collectif anti-OGM, RESF, Collectif du 29 Mai, Collectif chômeurs et précaires, Ligue des droits de l’homme, France Palestine solidarité, Gardarem la tèrra, Attac, Pour Politis, Impatience démocratique, Réseau Sortir du nucléaire, FSU, Confédération paysanne, SUD Education, Collectif alésien de résistance à la délation, Comité de défense de l’hôpital d’Alès, Libre Pensée, Mouvement de la paix, Amnesty International.


Tribune JOURNAL DES LECTEURS

SDF, sanspapiers, toxicomanes, chômeurs... il est de la responsabilité et du devoir du médecin, libéral ou hospitalier, de recevoir tous les patients, rappelle Georges Federmann. Et de lutter contre le réflexe qui consiste à renvoyer certains vers les urgences ou les praticiens bénévoles.

« IL N’Y A PAS D’URGENCE mais des médecins pressés », a-t-on coutume de dire pour décrire l’exercice médical. C’est vérifiable pour l’immense majorité des consultations. Mais comment faire pour accueillir, au cabinet, en médecin de famille, « en continu », les patients marginalisés, pas toujours solvables, comme les SDF ou les « sans-papiers », qui ne bénéficient pas nécessairement de la CMU ou de l’AME? Il s’agit alors notamment de repérer leur inscription dans un rapport au temps qui leur est propre et vital, et qui impose aux médecins de les recevoir sans rendez-vous. Un sacré défi pour les spécialistes et l’occasion d’un retour pédagogique au serment d’Hippocrate – « Je donnerai mes soins gratuits à l’indigent » – et à la prière de Maïmonide (XIIe siècle) – « O Dieu, soutiens la force de mon cœur pour qu’il soit toujours prêt à servir le pauvre et le riche ». Comment compléter les propositions, au Premier ministre, du député du Pas-deCalais André Flajolet (le Monde du 16 février), destinées à favoriser la rupture avec l'exercice solitaire de la médecine et à encourager le travail en réseau? Je considère que le médecin, libéral ou hospitalier, reste encore en France dépositaire d’une mission sociale qui consiste à favoriser l’accès aux filières de soins pour toute personne vivant sur le territoire de sa cité, en continu. Or, cet accès peut être entravé par de nombreux obstacles financiers, administratifs, juridiques et socioculturels. Le médecin doit alors lutter contre ce réflexe qui consisterait à oublier sa responsabilité et son devoir d’accueillir, dans son cabinet, certains patients, et de les renvoyer vers les urgences hospitalières ou les praticiens de structures bénévoles comme Médecins du Monde. Là, en effet, à chaque visite, l’usager doit exprimer ses plaintes, à nouveau, à un interlocuteur différent sans pouvoir s’appuyer sur le sentiment rassurant d’avoir en face de lui « une oreille » qui s’est familiarisée avec « son histoire » et son rapport au temps, cyclique (le temps de la nature et de ses révolutions) ou linéaire (le temps des hommes et du caractère irréversible de leur histoire). Nous sommes confrontés d’emblée, extrêmement brutalement, à une violence symbolique dont la responsabilité nous incombe, à nous les quatre mille médecins libéraux de l’agglomération strasbourgeoise. Car nous ne voulons pas voir certains visages de la misère et acceptons que des patients (qui souffrent à nos portes et qui pourraient bénéficier de la continuité de nos soins et de notre attention) ne parviennent pas à écrire leur histoire médico-sociale. En effet, le médecin libéral a admis trop souvent que ces patients ne font plus partie

LE CHELARD/AFP

Le parti pris de l’étranger

de son champ de compétence, et force est de constater que certaines « catégories » d’usagers dépendent entièrement des associations caritatives ou de l’assistance hospitalière. Sont victimes de cet état de fait les personnes sans domicile fixe ou en situation irrégulière, surtout lorsque leur état impose des prescriptions, des examens et des traitements réguliers ; les chômeurs (qui ne bénéficient plus de la médecine préventive du travail) ; de nombreuses mères célibataires ; les personnes au niveau du seuil de pauvreté ; les toxicomanes ; les travailleurs de force immigrés victimes d’accident du travail dont les conséquences psychiques sont parfois sans commune mesure avec le caractère en apparence anodin du traumatisme en cause. Tous ces usagers qui vivent à nos portes, dans nos banlieues, sont les principales cibles et victimes des menaces sociales, psychologiques et politiques qui se traduisent par des difficultés d’accès au logement, au travail, aux soins médicaux, aux conseils juridiques et à la régularisation de titre de séjour, dans un « monde » de plus en plus riche ou l’ultralibéralisme a remplacé le politique et l’éthique médicale. Comment pourrions-nous soutenir, nous médecins libéraux, notre incapacité à reconnaître ces souffrances dues à l’atteinte des « liens sociaux » (précarisation du salariat, menaces sur la Sécurité sociale, délocalisations, dégraissages de personnels dans les sociétés anonymes… faisant des bénéfices), sauf à être prisonniers nous-même d’une pathologie liée au rapport au temps qui nous aveuglerait à force de nous pousser à la précipitation (la durée moyenne d’une consultation de généraliste n’excède pas dix minutes). Et à intégrer une sorte de fantasme de toute-puissance qui consisterait à contrôler la douleur, les émotions, l’incon-

fort et même la mort, par la grâce du progrès technique et de la recherche pharmaceutique sans prendre conscience que ce serait au prix du renoncement à l’écoute… Écoute qui nous conduit à être le dépositaire privilégié des états d’âme, de l’expression de la subjectivité et de la faillibilité du prochain et du lointain dans le cadre de la vie de la Cité. Le regard de l’autre oblige, comme l’évoque Lévinas. Nous acceptons alors de (re)devenir une sorte de compagnon de route sur le chemin de la vie, une sorte de médecin de famille en continu, étant bien conscients que nos efforts doivent se porter sur la prévention, puisque environ 60 % des déterminants intervenant dans l’amélioration de la santé relèvent de facteurs d’environnement physique, social et psychologique, alors que 10 % dépendent du système de soins et 30 % des facteurs biologiques. Ce faisant, j’affirme que les médecins ont une responsabilité civique et spirituelle. Au total, il s’agit pour le médecin libéral de sortir de la logique du paiement à l’acte et de rendre au patient sa fonction centrale dans le système de soins. Faisons le pari qu’il évite de l’orienter vers les urgences hospitalières ou Médecins du Monde et qu’il sollicite son propre réseau de correspondants en cas de besoin d’examens complémentaires ou de prescriptions médicamenteuses. À Strasbourg, nous avons modestement illustré ces objectifs à partir de la collaboration établie avec la « permanence d’accueil des sans-papiers », à compter de 1997, animée par des citoyens bénévoles qui s’appuient sur quelques médecins et avocats dans le cadre de la mise en commun d’un savoir-faire spécialisé restitué aux plus fragiles. GEORGES YORAM FEDERMANN MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 43


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Courrier

Politis, courrier des lecteurs, 2, impasse Delaunay, 75011 Paris. Fax : 01 43 48 04 00. E-mail : pagecourrier@politis.fr

Agenda Lyon (69) : le 1er mai, le Front de libération des oisifs prolétariens (Flop) sera en queue de manif, sous la banderole « 35 heures, on s'en fout, on n'veut plus bosser du tout ! ». Cubi de jaja et pétition.

Rassembler à gauche ans l’article « Les collectifs davantage unitaires », paru dans le n° 997 de Politis, Jean-Baptiste Quiot affirme que « les motions […] montrent bien une volonté de rassemblement : c’est une nécessité de créer un rassemblement de toutes les forces du “non” de gauche du 29 mai ». François Simon, dans une tribune du même numéro, observe que « toutes les ébauches de reconstruction […] n’ont cessé de nous fractionner depuis le “non” au TCE ». Pour l’un, le « non » au TCE est un axe de rassemblement, pour l’autre le même phénomène est […] le moment fondateur. Les deux sont, me semble-t-il, en phase. Or, le « non » au TCE, à mes yeux, ne peut être ni un moment fondateur d’une unité à gauche ni un axe de rassemblement. J’ai évidemment voté « oui » au TCE. « Cette autre gauche, dit François Simon, pose deux constats, le premier est la finitude de la planète […]. ». Devant ce premier constat, qui me semble être celui qui devrait orienter les axes stratégiques de long terme […], quelles autres possibilités que s’inscrire dans des dynamiques internationales ? Comment ne pas voir le poids des causalités historiques sur les dynamiques internationales et l’inertie qui en découle forcément ? Et donc les compromis inévitables… Devant la construction européenne, la vraie question est : s’agit-il d’une dynamique internationale positive, à l’échelle de l’histoire du monde, ou non ? En est-il d’autres, présentant la même envergure, à portée de mains françaises, actuellement ? Pour ma part, je répondrais que l’insertion dans la dynamique de construction européenne devrait être l’axe fondateur des stratégies internationales (qui elles-mêmes devraient structurer fondamentalement toutes les stratégies intérieures) du mouvement que j’appelle de mes vœux. Clairement, le « non au TCE » ne peut pas symboliser l’insertion dans une dynamique internationale, puisqu’il exprime le contraire (quoi qu’en pensent ou disent ses défenseurs). En faire l’axe de rassemblement ou le moment fondateur est donc, à mes yeux (sont-ce les seuls de gauche qui se froncent si fortement sur ce sujet ?), un affichage clair qu’il ne s’agit pas du rassemblement à gauche pour une alternative au libéralisme, mais du rassemblement à gauche des gens de gauche qui ont voté « non » au

D

TCE (donc aveugles au monde ?) Je suis bien conscient que ces quelques phrases sont trop lapidaires et bien trop réductrices pour ne pas énerver les militants impliqués dans les collectifs cités plus haut, je les prie donc de m’excuser. Mon objectif n’est évidemment pas celui d’énerver l’éventuel lecteur mais d’apporter un témoignage de compagnonnage (j’ai beau ne pas avoir voté « non » au TCE, je suis un lecteur de Politis assidu, en phase avec beaucoup des points défendus par ce journal et ses lecteurs) et d’inviter au questionnement : « N’oubliez-vous pas l’essentiel ? » C. SENAT (HAUTE-GARONNE)

Agriculture nourricière conflits d’usage des surfaces Lplusesagricoles apparaissent de plus en entre production alimentaire et production de carburant, d’une part, et entre agriculture destinée à l’alimentation directe des humains […] et agriculture destinée aux animaux d’élevage […], d’autre part. Je ne développe pas la problématique des agrocarburants, que chacun connaît désormais. Quant à l’élevage, sachant que l’obtention d’une calorie animale nécessite en moyenne la récolte de 7 calories végétales pour nourrir l’intermédiaire qu’est l’animal, on comprend le gaspillage qu’occasionne une alimentation

DIFFUSION EN KIOSQUE DE POLITIS – Si vous souhaitez connaître sans délai le point de vente le plus proche de votre domicile, de votre lieu de travail, ou même de votre lieu de vacances, où vous trouverez, chaque jeudi, Politis ; – Si vous souhaitez que votre marchand de journaux le plus proche soit, sous huitaine, approvisionné régulièrement en exemplaires de Politis ;

appelez le 01 42 46 02 20 du lundi au vendredi de 10 h à 17 h ou envoyez un courrier électronique à

contact@kdpresse.com En outre, un site des NMPP indique également où trouver Politis : www.trouverlapresse.com

constituée de produits animaux par rapport à une alimentation à base de produits végétaux. Hubert Reeves, dans ses Chroniques du ciel et de la vie, rappelait que « si toute la population humaine mangeait la même proportion de viande que les habitants des pays riches, [on] ne pourrait nourrir que le tiers des habitants de la planète. Si, au contraire, toute l’énergie captée par les plantes était absorbée directement (céréales, légumineuses, légumes, fruits), on pourrait nourrir trois fois plus de monde qu’actuellement ». Sans qu’en souffre notre équilibre alimentaire. L’Association néerlandaise pour le véganisme [végétalisme qui exclut l’utilisation de tous les produits animaux, ndlr] indique que pour produire la même quantité d’énergie alimentaire, le menu non végétarien a consommé 33 900 kilocalories (kcal) d’énergie fossile pour sa production, quand le menu végétarien a nécessité 18 900 kcal et le menu végétalien 9 900 kcal. Et, selon l’association Action consommation (bulletin du 9 janvier 2006), la production d’un kg de protéine animale dégage 50 à 100 fois plus de gaz à effet de serre (GES) que celle d’un kg de protéine végétale. À travers le monde, la production d’agrocarburants et d’aliments issus d’animaux entraînent en particulier déforestation et monocultures polluantes (souvent génétiquement modifiées). […] L’accroissement de la population mondiale, la hausse de la consommation de produits animaux et le développement de la production d’agrocarburants – sources d’accroissement des rejets de GES – auront de très graves effets sur les équilibres planétaires : écologiques, climatiques et sociaux. Avec pour conséquence une réduction des quantités de végétaux récoltés. Les tensions actuelles sur les prix des denrées alimentaires n’en sont que les prémices. Bien sûr, d’autres éléments ont aussi leur part de responsabilité (monocultures d’exportation aux dépens des cultures vivrières, subventions des pays du Nord à leur propre agriculture, spéculation sur les matières premières, y compris alimentaires, etc.) […]. Il est donc des choix que nous devons faire […] : manger moins de produits animaux et moins se déplacer en voiture et en avion. Il en va du respect des humains d’ailleurs et des humains de demain. […] CHRISTOPHE GIBIAT, BRIVE (CORRÈZE)

http://jo.staline.free.fr

Lille (59) : les 2 et 3 mai, l'association Nasdac organise son festival musical, associatif, militant et populaire. Concerts, projections-débats. http://www.festifives.org

Villeurbanne (69) : le 3 mai, l’association Conciliabules, impliquée auprès des femmes accueillies en centres d'hébergement, organise son événement artistique intitulé « Créer, résister, exister ! ». Centre culturel de la vie associative de Villeurbanne. www.conciliabules.fr

Châteldon (63) : les 3 et 4 mai, Politis sera présent à la foire écobiologique Humus. Cette année, plus de 170 exposants seront là pour proposer des alternatives écologiques et solidaires en matière d'agriculture, d'alimentation, d'habitat, d'habillement, d’énergie et d'information. http://foire.humus.free.fr

Rennes (35) : le 6 mai, de 15 h à 23 h, l’association Archipel organise la deuxième édition du marché du commerce équitable « Achet'Equit ». Politis sera présent. Halle Martenot.

Bruxelles : le 7 mai, à 12 h 30, rendezvous pour un « rassemblement européen contre la directive de la honte » intitulé « Non à la systématisation des camps ». Le 20 mai, le projet de directive sur la rétention et l’expulsion des personnes étrangères sera soumis au Parlement européen. Place Schuman, www.directivedelahonte.org

Lyon (69) : le 7 mai, à partir de 20 h, se tiendra une soirée de soutien au Guide culturel et engagé des alternatives dans le Rhône, qui répertorie plus de 700 initiatives écologiques, solidaires et coopératives. Bar La Belle Équipe. http://guidaltern.samizdat.net

Cholet (49) : du 9 au 11 mai, l’association Bandes à part organise le deuxième festival de la BD engagée de Cholet. Expos, débats, concerts. www.bandesapart.org, association@bandesapart.org, 02 41 55 42 98.

Saintes (17) : du 9 au 11 mai, les lecteurs-correspondants de l’association Pour Politis vous donnent rendez-vous aux Rencontres internationales du désarmement nucléaire, biologique et chimique. Aux salles Saintonge, 11, rue FernandChapsal. www.acdn.net

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Le bloc-notes BERNARD LANGLOIS

sur la brèche, que l’on a pu être surpris de cette brusque accélération d’une crise alimentaire qui n’a jamais été résorbée – malgré toutes les prévisions optimistes des sectateurs de la Science et des dévots de la Technique –, pour lesquels il n’est point de problème, aussi crucial soit-il, qui ne trouvera sa solution sur les paillasses où se concocte le futur de l’espèce (aujourd’hui les OGM, remède miracle aux problèmes de pénurie alimentaire, Allègre, pourquoi tu tousses ?). Aucune surprise donc. Mais plutôt de la colère qu’on semble, ces temps-ci, découvrir la lune. Et (en ce qui me concerne en tout cas) une grande lassitude : dommage qu’il n’existe pas des engins, style moulins à prières tibétains, pour nous éviter d’avoir à toujours seriner les mêmes rengaines !

GOBET/AFP

MAL DÉVELOPPEMENT

LES PONTS DU POTOMAC Le bonhomme au pull rouge passe les doigts dans sa blanche tignasse. Il regarde d’un air amusé la trentaine de types en costards et cravates réunis, attentifs, autour de lui, dans une salle de conférence en haut d’un building dont les grandes baies vitrées dominent la rivière qui arrose la capitale de l’Empire. Son public: des pontes de la Banque mondiale. Il sait que ce qu’il va leur dire, en réponse à la question posée, va provoquer un silence gêné, quelques rires crispés. Il n’en a cure, il s’en amuse plutôt. À 60 ans sonnés, après quarante années d’auscultation de l’hémisphère sud de la planète – comme un médecin examine un malade –, l’ingénieur agronome René Dumont n’en est plus à une provocation près. Ses livres, dont celui qui l’a rendu célèbre voici déjà longtemps (1), font scandale, tant ils vont à rebours des idées reçues, de la bien-pensance officielle, qui n’en finit pas de chanter sa foi en la science, en la modernité, en un progrès censés éradiquer la misère du monde. « Vous pouvez, dit-il, commencer à étudier sérieusement l’emplacement, sur les ponts du Potomac, des nids de mitrailleuses et des tanks qui devront arrêter le déferlement des hordes affamées… » C’était la réponse, en forme de boutade, à une question toujours pendante et plus angoissante que jamais, quelque trente 46 / POLITIS / MERCREDI 30 AVRIL 2008

ans après ce séminaire : « Comment arrêter les poussées migratoires dues à la misère des populations du tiers monde ? » Et si aujourd’hui les ponts du Potomac restent libres à la circulation, les États-Unis ont quand même construit un mur tout le long de la frontière mexicaine. Un mur, comme il en pousse un peu partout dans le monde, réels ou virtuels c’est selon, pour protéger les populations prospères de celles qui crèvent la dalle.

COLÈRE ET LASSITUDE René Dumont fut un proche de Politis, qu’il aida dans ses débuts difficiles, jusqu’à lui offrir les droits d’auteur d’un de ses derniers essais (2). Un compagnon de route dont il me plaît d’évoquer le souvenir à l’occasion de ce troisième numéro de notre hebdo. Mais surtout parce que l’actualité, vraiment angoissante, de ces premières années du troisième millénaire, rend ses expertises, ses analyses et ses engagements plus actuels que jamais. Cette histoire de la Banque mondiale et du Potomac, qu’il raconte dans un de ses livres, est déjà vieille de presque un demi-siècle : elle aurait pu se dérouler hier, alors qu’éclatent ici ou là dans les mégalopoles du Sud, des émeutes de la faim qui nous glacent, spectateurs repus nés « du bon côté ». Et ce n’est pas ici, dans ce journal qui compte aussi parmi ses amis des « lanceurs d’alerte » comme Susan George, Alain Lipietz ou Jean Ziegler, et bien d’autres, depuis si longtemps

Car enfin – et qu’on me pardonne de parler d’expériences personnelles –, mais c’est en 1982 qu’en partenariat avec deux ONG de développement, Frères des hommes et Terre des hommes, les équipes d’Antenne 2 ont « monté » toute une semaine de JT intitulée : « Les pays de la faim nous font vivre », où presque tout était dit, montré, disséqué des causes du « mal développement ». 1982 : vingt-six ans, un quart de siècle ! Nous montrions comment, en Thaïlande, la culture intensive du manioc destiné à la nourriture des vaches de Bretagne (ou d’ailleurs), imposée par les firmes multinationales qui tiennent toute la filière, se faisait au détriment de la forêt thaïlandaise, stérilisait les sols (obligeant les cultivateurs à s’enfoncer de plus en plus dans les zones forestières) et détournait les paysans de leurs cultures vivrières traditionnelles ; ou comment au Bangladesh, l’arrivée massive du lait en poudre (d’abord gratuit, à titre d’appel) en provenance des stocks européens avait ruiné un élevage laitier local qui faisait vivre des milliers de familles – sans parler des problèmes de santé pour les nourrissons, dus aux mauvais dosages poudre-eau et à la mauvaise qualité de l’eau –, merci qui ? Merci Nestlé ! Ou encore, comment les haricots du Burkina ou le café du Sénégal, destinés au consommateur occidental, remplaçaient là aussi la culture traditionnelle du mil ou du sorgho, pendant que le poulet ou le blé européens envahissaient le marché africain, achevant de ruiner la paysannerie locale, précipitant des centaines de milliers de pauvres hères dans des villes apoplectiques, qui n’ont bien souvent rien à leur offrir qu’un bout de trottoir pour dormir et une décharge d’ordure à gratter pour y trouver subsistance. Ou encore… Est-ce ainsi que les hommes vivent ?


REMÈDE DE CHEVAL Bien sûr que c’est ainsi, qu’on le sait depuis lurette, que les illusions du développement (même « durable », même « soutenable ») se sont envolées, que contrairement à ce que prétendent les chantres du libéralisme les écarts n’ont cessé de se creuser, la misère de s’étendre en même temps que s’étale la richesse concentrée la plus obscène. La crise écologique, à peine évoquée à la sortie des Trente Glorieuses (encore que : on lisait tout de même quelques pionniers: outre Dumont, André Gorz, Jacques Ellul, Illich… ; et que le Club de Rome évoquait déjà la « croissance zéro », que le PSU réclamait déjà qu’on « produise autrement » et que son virulent leader paysan, Bernard Lambert, jetait les bases d’un syndicalisme agricole moins faisandé [3] …), la crise, donc, a pris depuis les dimensions qu’on sait, le réchauffement climatique n’est plus nié que par quelques attardés positivistes (pourquoi tu tousses, Allègre ?), rendant plus cruciaux encore la recherche et l’application de remèdes de cheval – sauf à se résigner à la cata finale. On sait quelle est la réalité et l’on distingue quels seraient les remèdes – audelà d’une aide imposée par l’urgence. On sait, comme disait Chirac – bel ara instruit par Hulot, mais piètre acteur, enfermé dans ses contradictions –, que « la maison brûle, et on regarde ailleurs ». On sait surtout que pour l’homme blanc, fort bien exprimé par le grand chef ricain avec son arrogance coutumière, « le mode de vie n’est pas négociable ». Or, si l’on veut s’en sortir, c’est ce mode de vie qui doit impérativement être revu. À la baisse…

LE MOT QUI FÂCHE Autrement dit, rompre avec une logique productiviste qui est au cœur de la doxa capitaliste de la concurrence mondialisée, cesser les danses de la pluie (où se relaient, dans un mimétisme touchant, droite de droite et droite de gauche) autour du totem de la croissance ; et donc adopter son contraire, quitte à en définir finement les modalités : ce qu’il faut bien appeler la décroissance. Voici lâché le mot qui fâche. Car quoi, vous n’y pensez pas? Trop de pauvres chez nous déjà écartés du nirvana consumériste : comment leur assurer, sans croissance, on ne dit même pas le luxe, seulement l’aisance ? Eh bien, déjà, en partageant le gâteau autrement ! On ne me convaincra jamais qu’il est normal que cohabitent dans une société prétendument démocratique et égalitaire d’aussi maigres poulets avec d’aussi gras chapons ; ni que la République ne peut rien faire pour établir des règles de répartition moins iniques.

Quant aux pays du Sud, dont certains commencent (à quel coût écologique et social ? Voir la Chine) à se rapprocher de notre niveau de vie, allez donc leur expliquer qu’ils doivent freiner leur croissance, brider leur industrie naissante, réduire leurs émissions polluantes (« D’abord la croissance, après on verra! Que toutes les industries polluantes viennent chez nous, au Brésil, nous avons assez de place pour ça, et le jour où nous serons aussi riches que le Japon, nous nous préoccuperons de l’environnement [4]. ») ! On peut comprendre leur réticence, on doit donc imaginer pour et avec eux des mécanismes de développement qui échappent à la logique productiviste, pas facile (on s’en rend compte avec cette histoire de biocarburants, en pleine actualité, qui se révèle une très mauvaise idée : je ne développe pas, lisez Nicolino ! [5]).

(1) L’Afrique noire est mal partie (Le Seuil, 1962), premier d’une longue série de cris d’alarme et d’un inlassable combat contre le « mal développement », qui conduira René Dumont à une campagne présidentielle, en 1974, comme porte-parole du mouvement écologique naissant. Né en 1904, Dumont nous a quittés en 2001, à 97 ans. (2) Famines, le retour, Politis-Arléa, 1997. Nous y sommes. (3) Paru en 1970, son livre-manifeste les Paysans dans la lutte des classes a été récemment réédité, avec un appareil critique et une préface de José Bové (diffusion : Littéral, ZI du Bois-Imbert, BP 11, 85280 La Ferrière, 02 51 98 33 34. (4) Propos d’un diplomate brésilien dans les années 1970, rapportés par Ignacy Sachs dans son ouvrage récent : la Troisième Rive, à la recherche de l’écodéveloppement, Bourin, 310 p., 21 euros. (5) La Faim, la bagnole, le blé et nous, Fabrice Nicolino, une dénonciation des biocarburants, Fayard, 175 p., 17 euros. (6) Seuil, 150 p., 14 euros. (7) Seuil, 205 p., 15 euros. (8) e/dite, 200 p., 16 euros.

QUELLE DÉCROISSANCE ? Alors, la décroissance, oui, sans doute. Encore faut-il savoir le contenu qu’on donne à ce mot, à quel imaginaire, quelle weltanschauung, quelles pratiques aussi il renvoie. Plusieurs ouvrages récents nous y invitent, qui offrent une bonne approche de la question. On lira notamment avec profit le beau livre, très argumenté mais aussi tout de colère contenue contre « la secte mondiale des goinfres goulus », du journaliste Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète (6) ; ou encore, le Choc de la décroissance, de Vincent Cheynet, chef de file pugnace de ces « objecteurs de croissance » qui inscrivent résolument leur combat dans la tradition républicaine du Progrès et des Lumières, quitte à paraître un poil angéliques : « Je suis persuadé que les seules valeurs humanistes et démocrates pleinement assumées nous portent tout naturellement à vouloir la décroissance économique » (7) ; bon, c’est beau d’être jeune ! Ou, à l’opposé, la profession de foi d’un Alain de Benoist, venu des confins de l’extrême droite et aujourd’hui convaincu du fait que « l’écologie rend obsolète le vieux clivage droite-gauche », dans un double refus « du libéralisme prédateur et du prométhéisme marxiste » : et ce n’est pas parce que certains considèrent Benoist comme le diable que je me priverai de dire du bien de Demain la décroissance (8), un essai bien intéressant, notamment dans sa dimension philosophique.

pol-bl-bn@wanadoo.fr

Et on citera pour mémoire le « pape » Serge Latouche avec sa « pédagogie de la catastrophe », dont je crains bien qu’il nous faudra l’éprouver, avec toutes les horreurs afférentes, avant que l’espèce humaine ne découvre les chemins de sa survie ; la sienne, et celle de sa biosphère. S’il n’est pas trop tard. B. L. MERCREDI 30 AVRIL 2008 / POLITIS / 47



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