Le dossier de presse

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ESPRIT DE CORPS

Un documentaire de 52 minutes Proposé par

Joëlle STECHEL

4 rue Germaine Richier - 37000 TOURS - France

Aline Houdy – 06 18 02 26 56 – aline.houdy@gmail.com Thierry Gautier – 06 82 83 16 66 – production@tga.fr


ESPRIT DE CORPS

PRÉAMBULE Difficile de passer le seuil de la maison de Puyloubier et d'entrer dans ce monde qui m'est totalement étranger. Difficile d'établir des liens avec des anciens légionnaires, enfermés dans leur mutisme et qui, pour beaucoup, ont connu la rue, les services psychiatriques, l'alcoolisme. Difficile de passer des journées entières à attendre le contact avec des hommes emmurés dans leur solitude, et qui les évitent. Deux ans de pourparlers ont été nécessaires pour obtenir enfin le "sésame ouvre-toi" du général en chef, commandant de la légion. Pourquoi voulais-je filmer ces anciens soldats ? Qu’allais-je montrer d'eux ? La plupart réclamaient la paix, l'oubli, pourquoi les troubler avec mes questions ? Il m’a fallu argumenter, revenir encore et encore à l’assaut. Mais enfin, m'y voici. Et peu à peu un dialogue s’amorce, malaisé d’abord, puis plus confiant. Au fil des jours, ceux que je n'ai pas rencontrés, commencent même à protester : « Pourquoi elle ne me reçoit pas la dame ? Je n’ai pas des états de service assez glorieux. Tenez mon commandant, je vais vous montrer mes papiers. Vous verrez, j'ai servi là et là, et là... ». Le commandant Demuis, un géant blond et baraqué qu'on m'a affecté pour escorte, écoute les plaintes, calme les récriminations. Cet endroit, il l'aime, passionnément et espère un jour, pas trop lointain, en prendre la direction. En attendant, il patiente dans sa voiture ou au foyer, pendant que je m'entretiens avec les anciens.

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PUYLOUBIER 250 hectares de pinède et de vignes, entre Montagne Sainte Victoire et la Sainte Baume, un paysage à couper le souffle, au pied des massifs qui dans le couchant prennent des teintes d’améthyste. Cézanne est passé là... C’est dans les années 50 que l’état français fait donation de ce lieu à la Légion : il fallait un endroit pour accueillir les soldats qui revenaient d’Indochine, blessés de guerre, traumatisés des combats où la Légion, comme toujours, avait payé le plus lourd tribu (Plus de 10 000 morts). Le choix se porta sur cette vallée de bout du monde, à quelques kilomètres du village de Puyloubier. On garda la grande bastide blanche que chacun appelle familièrement « le château » et on construisit un bâtiment en fer à cheval d’un étage, 100 chambres au total, semblables à des cellules monastiques. Ce fut ensuite l’Algérie. La dissolution du 1er REP, après son ralliement au putsch des généraux, l’abandon amer de Sidi Bel Abbés, centre de commandement de la Légion depuis 1842, le transfert en France, à Puyloubier, des cercueils du général Rollet (père de la Légion), du prince Aage de Danemark et du légionnaire Heinz Zimmerman, dernier tué en Algérie. « Les blessés d’Algérie ont été les derniers « vrais » invalides à être soignés ici. Aujourd’hui, la Légion n’est plus impliquée que sporadiquement dans des combats. Ce lieu s’est donc converti dans l’accueil d’anciens légionnaires qui ont besoin de notre solidarité ». Solidarité : Le maître mot est lâché. Il explique tout de l’existence et de l’esprit de cet établissement unique en son genre qui ne fonctionne que grâce au soutien financier des légionnaires d’active. « De même que les légionnaires savent qu’on ne laisse jamais un homme sur le terrain de combat, ils savent également qu’on ne laisse jamais un homme sur le bas-côté de la route. Ceux qui viennent ici n’ont pas été blessés au combat mais par la vie. C’est notre devoir et notre honneur de les aider » Le colonel Lantairés, responsable de la Maison des Invalides au sein de la Légion Etrangère peut parler de Puyloubier pendant des heures, sans lassitude, et sans craindre d’employer des mots aussi démodés que « camaraderie, honneur, servir, dignité, esprit de corps ». ESPRIT DE CORPS, précisément, c’est le nom du vin produit sur le domaine : une cuvée d’exception que le Colonel entend commercialiser de manière plus intense pour participer au financement de Puyloubier : «Nous n’avons aucune subvention, et Puyloubier est une charge très lourde. Les pensionnaires, quand ils le peuvent, donnent une participation. Sinon, ils sont accueillis ici gratuitement. C’est difficile pour eux, cette situation d’assistanat. Aussi, ceux qui en sont capables participent à des activités : un atelier de reliure, un atelier de céramique, mais qui ne rapportent rien. Tandis que le vin, et plus particulièrement notre « Esprit de corps » commencent à renflouer un peu les caisses de l’établissement. C’est grâce à ce vin que nous espérons pouvoir continuer à financer cet endroit où 40 salariés sont employés à temps plein. C’est aussi une activité qui permet de faire se rencontrer jeunes recrues et anciens : tous les jeunes engagés y passent une journée au moins pour y aider les pensionnaires, et une section entière participe aux vendanges».

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Le soir tombe sur la Sainte Victoire. Le colonel Jouannic, un cavalier venu prendre ici son dernier poste, fait les honneurs des lieux. Assis devant leurs chambres, quelques pensionnaires désœuvrés attendent le repas du soir : « Celui-ci a été prisonnier des viets pendant trois ans. Il est revenu fou... Celui-là était en Algérie... ». Tous au passage de l’officier, quittent leurs chaises et saluent, au garde à vous. « Ils sont seuls dans la vie, pas de famille, pas d’épouse. Ils ont eu le plus souvent du mal à se réinsérer en quittant la légion, même si nous proposons aux légionnaires d’active des formations professionnelles. Pour beaucoup, c’est la dernière maison. Quelques-uns viennent ici poser leurs valises quelques mois, puis repartent tenter leur chance. Souvent nous les voyons revenir... » Sur le fronton du porche d’entrée, une inscription en latin « Légio Patria Nostra ». « La légion est notre patrie ». Une devise que l’on retrouve un peu partout sur les objets vendus dans la boutique où l’on peut se fournir en fanions, statuettes, bouteilles de vin, souvenirs divers et variés tous marqués du sceau de traditions fortes. « Une manière de cimenter et créer un esprit de groupe au sein d’hommes venus d’horizons divers » commente le colonel. Ainsi du fameux pas lent de la légion, de ses couleurs rouges et vertes, de sa ceinture bleue, de son képi blanc, des chansons ou encore de la devise des drapeaux de ses régiments « Honneur et fidélité » et non pas « Honneur et patrie » comme sur les autres drapeaux de l’armée française. Tous ici connaissent ces rituels par cœur. Tous ont subi le joug d’une discipline de fer sans commune mesure avec celle en vigueur dans les autres corps d’armée. Est-ce de cela qu’ils gardent les stigmates ? Le colonel se récrie. « Il n’y a que quatre-vingt-dix hommes ici sur les milliers qui passent chaque année par la légion étrangère. Donc, non ce n’est pas forcément ce qu’ils ont traversé à la légion qui les a abîmés. Mais il est vrai que pour s’engager, il faut déjà un profil particulier » Passent dans le crépuscule les grandes ombres de Cendras, de Genet, Hans Hartung, Ernst Jünger ou Max Deutsch, tous anciens képis blancs. Passe aussi le mythe du légionnaire véhiculé par les chansons, les films, toute une littérature qui de Piaf à Duvivier, en passant par Claire Denis, magnifie ces « féroces infirmes de retour des colonies », mauvais garçons, amants tristes, toujours en quête d’ailleurs, repris de justice se refaisant une virginité, soldats perdus de causes improbables... C’est l’heure des confidences pudiques... « Vous savez je ne suis pas issu de la légion. La plupart des officiers viennent d’autres corps et rares sont les officiers issus du rang. Mais ici... Il y a quelque chose d’indescriptible... Vous verrez ... »

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NOTE D’INTENTION Pour parler des enjeux de ce documentaire, il me faut faire retour sur mon enfance. Ma famille paternelle compte un général du génie, deux colonels l'un dans l'infanterie, l'autre la cavalerie, un lieutenant d'artillerie (mort au combat), un capitaine d'aviation (réformé pour amblyopie) et quelques pupilles de la nation. Mon père nous a élevées, nous ses trois filles, dans le culte d'une histoire de France qui se résumait pour lui aux noms de bataille; celles perdues (« en raison de l'incompétence des politiques ! ») et celles gagnées (« grâce à la bravoure de notre armée! »). Mon premier souvenir de la Légion Etrangère remonte donc à cette enfance bercée de récits héroïques dans lesquels les képis blancs étaient des figures majeures du mythe. D’eux, on disait le pire et le meilleur et lorsqu’on les évoquait à la table familiale (« Ah, les légionnaires ».Gros soupir…) c’était avec des airs entendus, indéchiffrables pour l’enfant que j’étais alors. J’ai grandi, j’ai fui l’enfance, ses rituels, ses contraintes, mon père… C'est au détour d'un reportage à l'Est que cette histoire de légion m'a rattrapée. Le mur venait de tomber. La Hongrie s’apprêtait à voter pour la première fois librement après cinquante ans de communisme. Et mon amour de jeunesse, comédien et poète magyar, retrouvé au hasard de ce reportage, partait pour la France, s'engager chez les képis blancs... Tandis que les ex républiques et les pays satellites sortaient peu à peu du giron soviétique on voyait arriver des jeunes hommes qui avaient traversé l'Europe dans des bus cahotants et venaient signer des deux mains un contrat dont je ne suis pas certaine qu'ils aient saisi toute la portée. Puis ce fût un ami géorgien, jeune cinéaste brillant, qui m'annonça lui aussi son engagement. D'autres suivirent. Comment avaient-ils entendu parler de la Légion ? Qu'allaient-ils y chercher ? Quels chants de sirène (« Tiens v'la du boudin, v'la du boudin »? ? ?) résonnaient à leurs oreilles en un appel si fort qu'ils désertaient la terre natale, sans un regard pour ceux qu'ils y laissaient, sans un regret ? Je ne comprenais pas. La réponse, je suis allée la chercher à Puyloubier, des années plus tard. On m'a parlé de cet établissement. J'ai suivi le chemin. Et au bout, j'ai redécouvert tout un monde, celui de mon enfance, où l'on parlait une autre langue, une langue aujourd'hui oubliée. Et cela m'a, contre toute attente, émue. Le temps de la colère et du ressentiment était passé. A travers ces soldats dont beaucoup ont l'âge qu'auraient mon père ou ses frères, j'ai essayé de comprendre ce qu'étaient les valeurs qui avaient fait vibrer les hommes de ma famille, qui leur avaient donné envie de se battre. J'ai essayé de comprendre ce qu'avaient en commun les officiers plein de morgue de mon enfance et ces hommes fatigués qui avaient, en d'autres temps, forcé leur admiration.

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J'ai tenté de confronter la parole des légionnaires à leur propre mythe, de la frotter à la légende d'une geste cent fois ressassée, d'y capter une autre vibration, d'autres échos. J'ai voulu repartir d'eux, de leurs mots parfois pauvres, parfois terribles, pour comprendre ce qui rend cette institution si singulière, si fascinante, (y compris pour des antimilitaristes chevronnés). J'ai fait le pari que ces mots donneront à entendre une vérité moins convenue, une réalité plus complexe, plus riche que les habituels stéréotypes ! J’ai voulu voir ce qu’il en était de cette fameuse solidarité, creuset de l’identité légionnaire, et comment elle s’exerce à Puyloubier. Comment dans un monde où cette valeur s’est démonétisée, la légion la met en œuvre de manière effective. Revenir aussi sur ces parcours, accompagner ces hommes qui, pour la caméra, ont accepté de se retourner sur leur passé, Orphées sans Eurydices, sans famille, sans maison, sans patrie. Voir avec eux ce qu’est une vie. Ce qu’a été la leur. Ce qui fait que « non rien de rien », non, on ne regrette rien, ou qu’on se dit au contraire que « si c’était à refaire… ». Pour recueillir cette parole intime, ces histoires singulières qui vont croiser l’Histoire, j'ai choisi de constituer une équipe féminine : Laurence Ketterer, chef opératrice dont j'aime le cadre délicat et sensible m'accompagnera donc dans cette aventure. Ce double regard féminin, permettra un « décalage » par rapport à ce lieu où domine la testostérone, un autre type d'approche que celui viril et bref qui est de mise dans cet univers de soldats. Il permettra surtout l'émergence d'une parole autre, débarrassée des oripeaux du mythe, dépoussiérée et d'autant plus précieuse qu'elle est rare.

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NOTE DE REALISATION Deux temporalités vont s’entrecroiser : le passé, le présent. Pour ce qui concerne le passé, je vais partir du mythe d’Orphée : Dans la légion, et c’est un de ses motifs de gloire, on ne se retourne jamais. On me l’a dit et répété. Pas de regret, pas de souvenirs, pas d’attaches, pas de famille, une identité nouvelle. Mais pas de doute non plus : au moment de donner l’assaut, les autres sont là, juste derrière. Inutile donc de se retourner. Pourtant c’est à ce retournement que je vais inviter chacun de mes personnages. Qu’est-ce que ce mouvement va opérer chez les uns et les autres ? Quels souvenirs vont remonter des enfers, quelles Eurydices croisées et perdues vont émerger ? (photos, noms, lettres…) Qu’ont-ils à dire aujourd’hui des raisons de leur engagement (sujet tabou entre tous…paraitil…), de leurs guerres (souvent perdues), de l'identité légionnaire, du retour à la vie civile et des raisons qui les ont amenés à Puyloubier ? A quelle aune jugent-ils leur propre parcours ? Pour aider chacun à revenir sur ses pas, nous utiliserons des images d’archives. Le dispositif de tournage pour ces séquences sera chaque fois le même : un écran télé qui s’allume .Face à cet écran l’un ou l’autre des pensionnaires de Puyloubier, filmé en train de regarder ces images qui passent ensuite en plein écran. Puis retour sur le pensionnaire qui confronte ces séquences d’archive avec ses propres souvenirs : Indochine pour cet ancien, Algérie pour cet autre, Tchad ou Liban pour ce troisième. Allers retours donc, entre leur histoire singulière et l’histoire majuscule. Ces récits auront chaque fois pour cadre l’intimité des chambres. Ce sera l’occasion de découvrir l’univers privé (15 mètres carrés) de chacun, le dénuement total de celui-ci, les peintures de celui-là, les malles au trésor de ce troisième. La parole s’appuiera sur ces traces, ces repères en complément des archives filmées. Mais je veux aussi filmer ces anciens au présent : Au- delà de l'évocation de leur parcours, nous partagerons quelques moments du quotidien des pensionnaires dans le décor étonnant de la Maison de la Légion. Un quotidien rythmé par les fêtes militaires ou civiles, (commémoration de Camerone, remise de képis blancs, Noël), par les travaux des vignes et ceux des ateliers, les décès, les arrivées, les menus événements émaillant les moments que nous allons passer avec eux. Chaque personnage nous fera découvrir un aspect des activités de Puyloubier, nous amenant ainsi à la dimension collective de l'établissement. Je vais filmer le travail des ateliers où les pensionnaires les plus valides s’essayent à la reliure, m'attarder sur la beauté d'une restauration d'ouvrage d'art, la délicatesse des gestes, la richesse des matériaux utilisés en contraste avec le peu d'appétence des légionnaires pour les livres. Suivre l'un des pensionnaires dans les vignes, dans le travail ingrat et répétitif de la taille, mais aussi celui des vendanges avec sa joyeuse animation et la présence sur le domaine de jeunes recrues. Partager les "coups de stress" de l'atelier de céramique à la veille d'une commande importante

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Nous ne nous limiterons pas à ces seuls lieux. Nous suivrons aussi les pensionnaires à l'extérieur, à l'occasion de leurs sorties : opéra à Aix pour l'un (en scooter !), soirée chez sa marraine pour l'autre, virée gastronomique dans les restos du coin pour ces deux compères, bistro et tabac du village, cimetière, sorties organisées par l'institution… Cela permettra de faire le lien avec un monde extérieur dont certains ont peur et dans lequel ils se sentent démunis, incapables d'en déchiffrer les codes, d'en adopter les comportements. L'occasion aussi de filmer les pensionnaires dans les relations qu'ils entretiennent avec quelques rares personnes de ce monde extérieur dont ils se sont, volontairement ou non, retranchés en venant s'installer à Puyloubier. Le film n’esquivera toutefois pas les moments de blues, ceux où dans l'ombre du soir, on se souvient d'autres lieux, d'autres voix, d'autres odeurs, où l'on s'invente d'autres vies.

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LES PERSONNAGES Il y a ceux qui sont encore et toujours dans le mythe. Et puis ceux qui s’en sont détachés. Il y a ceux dont le parcours militaire force le respect et puis ceux un peu mythomanes qui s’inventent des batailles, des blessures, des médailles. Tous sont attachants. Tous mériteraient qu’on leur consacre un moment de ce film. Mais il a fallu choisir parmi les 92 pensionnaires de l’institution. Je l’ai fait en fonction du parcours de chacun, de la capacité des uns et des autres à retracer leur parcours de manière vivante, précise, et en fonction des enjeux - fin de vie, départ de l’institution, solitude, désir de retrouver une compagne… - de chaque pensionnaire au moment du tournage de ce film. « J’ai atteint la sérénité ici ». C’est dit sans esbroufe ni forfanterie. Comme un constat d’évidence. Mais dans un nuage de fumée qui se gonfle et s’augmente au gré des gauloises que l’adjudant-chef Charlier ne cesse de griller, allumant l’une à précédente.

André Charlier, 80 ans cette année, une mémoire que pourraient lui envier beaucoup de jeunots, silhouette frêle, teint gris, porte un regard détaché sur le monde. Un regard de sage. Il a tout vu, tout connu : l’Indo, les enfants vietnamiens qui accouraient vers les légionnaires, des grenades dégoupillées à la main, et qu’il fallait abattre, l’Algérie, les tortures dans les deux camps, les massacres, la « trahison » de De Gaulle, « l’abandon » de l’Algérie, la dissolution du 1er REP après son engagement derrière les généraux putschistes. C’est à 17 ans qu’il rejoint la Légion, fuyant sa Belgique natale et une belle-mère trop jolie. « Elle avait 19 ans. Mon père me disait de l’emmener au bal. Ce qui devait arriver arriva !!! » Quinze jours plus tard, il est au Tonkin : « L’enfer ! Je me prenais pour John Wayne, mais dès la première blessure, je me suis calmé… » Là il découvre la vie militaire, la discipline, les autres engagés « 90%d’allemands dans mon bataillon dont pas mal d’anciens SS. Des brutes dont on avait peur. C’était ça aussi la légion… » Avec son régiment, le 2è RI, il part en mission de reconnaissance et de « nettoyage » : « On cherchait les viets, on attaquait les villages. Dès que ça tire, il faut y aller. On se battait encore au corps à corps, à la baïonnette. Il ne faut pas réfléchir. Parfois on revoit les visages des gens qu’on a tués. Je n’ai jamais ressenti de culpabilité, juste l’envie d’en trouver d’autres pour en tuer encore plus… Je crois qu’on a pas d’âme dans ces moments-là…». En 53, André Charrier progresse avec la colonne Crève-cœur - encore aujourd’hui mythique chez les légionnaires - vers Diên Biên Phu. Le but de cette marche hallucinée : désenclaver la cuvette où est encerclée l’armée française. C’est un désastre.

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« On est revenu en France en passant par le Canal de Suez. Là, j’ai vu plein de gars sauter à l’eau pour déserter. On ne le dit pas, mais c’est vrai. Ca désertait en pagaille… » Retour à Marseille, « la belle vie, les femmes nous sautaient au cou… On avait la côte !!! » et quelques semaines plus tard, Charlier rempile : « j’avais tout claqué !!! Plus un sou !!! » Et c’est l’Algérie : « On ne pouvait plus faire ce qu’on voulait car officiellement ce n’était pas la guerre, juste des opérations de « maintien de l’ordre ». Tu parles !!! » Retour en Métropole : « Là on ne nous sautait plus au cou. On nous fuyait et on nous attaquait parfois… des bandes de civils qui nous attendaient pour nous castagner... » Charlier rempile à nouveau. Pour un poste plus tranquille : secrétaire d’un médecin de la légion. « Les opérations ça m’a manqué, au début. On s’habitue à cette vie-là où on est toujours en alerte. Après, la vie de bureau, c’est fade ! » Revenu au Civil en 72, il devient aide-soignant dans une maison de retraite, puis entre à Puyloubier en qualité de gérant. C’est là qu’il va rencontrer celle qui va devenir sa femme. Elle a 22 ans, lui 59. Ils s‘aiment, se marient, veulent y croire. Une fille va naître de cette union. Mais vite, le couple bât de l’aile : « La différence d’âge. Je n’assurais plus, sexuellement… Je suis revenu à Puylouybier… ». Il dit ne jamais s’y être ennuyé, mais commencer depuis peu à trouver le temps long, en raison de ses problèmes de santé. Pour s’occuper, il tient la bibliothèque de l’institution, quelques heures matin et après-midi, regarde les matchs de foot à la télé, « surtout ceux de l’OM , je suis un fan absolu ! » et guette chaque mercredi soir le téléphone pour son heure de conversation avec sa fille, prof de fac, 26 ans , « Belle et intelligente, comme sa mère ». « La mort ? je la regarde avec sérénité. C’est ici que je finirai .Je n’ai pas peur. Je n’ai jamais eu peur, même si je ne suis pas John Wayne ! »

Sandor

Kremmer,

84 ans, hongrois, 5 ans de légion (Indochine, Algérie). A John Wayne, il préfère sans conteste la figure de Rudolph Valentino, éternel séducteur qui rendait folles les femmes. « Vous allez être déçue – me dit-il d’emblée – je n’ai jamais tué... Et j’en suis très, très heureux... ». Légionnaire par hasard « j’étais jeune, je voulais voir du pays » il a traversé à sa manière, souriante et moqueuse, ses années d’engagement : sans rien prendre vraiment au sérieux ce qui lui a couté ses galons de sous-off et lui a valu quelques inimitiés féroces mais autant d’amitiés solides. TGA Production

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« Je n’avais pas la fibre militaire. Je ne voyais pas pourquoi il fallait combattre des gens dont nous occupions le pays. C’étaient eux les résistants, nous les occupants… Mais j’ai découvert l’Asie… Ça c’était super ! » Blessé deux fois au Tonkin, il est expédié en Algérie dès que le conflit franco-vietnamien s’achève. Nouvelle sale-guerre. Nouveaux paysages, nouveaux visages. Son engagement à la légion terminé, il rempile dans la régulière « pas par goût de l’armée. Juste comme ça. Il y avait une opportunité, je l’ai saisie... Je n’avais pas d’attaches, personne ne m’attendait. Alors… » Depuis un an, il est à Puyloubier « Soucis d’argent » commente-t-il le regard malicieux. Et n’a qu’une hâte : en sortir. Une assistante sociale d’Aubagne se démène pour trouver un logement à ce charmeur invétéré qui drague tout ce qui porte jupon et qui décidément « ne veut pas rester dans un endroit où l’on ne croise que des hommes à longueur de journée ». La légion, ses rites, ses codes, il avoue s’en moquer un peu, tout à sa prochaine escapade. « Même si je dois dormir dans un sac de couchage sous un pont, je sortirai d’ici... ». Eclat de rire, baisemain, Sandor Kremmer s’éloigne d’un pas dansant, suivi d’un œil mauvais par l’adjudant-chef STEIDLE : « Celui-là, il respecte pas la léchion. Che le support pas... » C’est dit avec un lourd accent suisse allemand. L’adjudant-chef finit ici sa carrière militaire. Dans quelques mois, à la fin de son engagement, il tentera sa chance dans le civil, comme agent de sécurité à l’aéroport de Nice : un des rares boulots où un ancien de la légion peut se recaser sans problème. « Ici che suis le nounou des pensionnaires » commente Steidle. « Un nounou » qui appelle les anciens « les schtroumfs », avec autant de condescendance que d’affection. Diable, on ne la lui fait pas ! 15 ans de légion (Tchad, Djibouti, Guyane) lui ont appris à distinguer le bon grain de l’Ivrée, à reconnaître de quel bois est fait un homme, à traquer le menteur, le mythomane et le tire au flanc. Entre coups de gueule et marches de santé au petit matin, l’Adjudant-chef régit l’hémicycle avec fermeté. Ce qui ne l’empêche pas d’entendre les confidences - santé, argent, famille - des pensionnaires qui n’ont souvent pour seul interlocuteur que cet étrange confesseur, perpétuellement en treillis et Képi. En Juin, il quittera Puyloubier, ses « Schtroumps » la vie militaire… « Achh, Ch’aurai un petit’ larme à l’œil ». En attendant il nous ouvre, tout en délicatesse, les portes des pensionnaires (« Charlier, la télé feux te voir ! Tu ouffres ta porte et tu parles. ! »), nous explique les rites quotidiens, le mode de vie des anciens dans l’institution, le profil, le parcours, les attentes de chacun, Cicerone efficace et empressé. Les pensionnaires, malgré sa rudesse, craignent son départ, tous habitués qu’ils sont à voir sa haute silhouette s’encadrer dans leur porte au petit matin et à entendre sa voix leur souhaiter « un’bon chournée ! » Qui va le remplacer ? C’est une de leurs inquiétudes du moment.

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Alexis Dupuy.

Ça c'est son vrai nom. Il l'a retrouvé en quittant la légion. Avant cela on lui avait octroyé, au moment de son engagement, une nouvelle identité, comme à tout légionnaire. Un visage buriné, une barbe blanche qui lui descend jusqu'au poitrail, des bottes de caoutchouc, deux sécateurs passés dans la ceinture de cuir qui serre son blouson à la taille, Monsieur Dupuy a une vraie "gueule" qui contraste singulièrement avec sa voix douce d'enfant, un peu effrayé. Enfance ? Il ne connaît pas vraiment le sens du mot. La sienne s'est déroulée entre orphelinats, fugues et familles d'accueil dont on comprend vite qu'elles n'ont pas été forcément bienveillantes. « J'ai taillé la route » explique-t-il, laconique.

Après son service militaire c'est le monde du travail : mille boulots, mille misères. On le retrouve peintre en bâtiment, minotier, ouvrier agricole au hasard de ses déplacements, des coups de gueule ou de poing avec ses patrons successifs. Puis un jour, sur une route, un panneau : "Engagez-vous dans la légion étrangère". C'est le déclic. « Je me suis engagé sous la nationalité suisse. Si vous êtes français, vous ne pouvez pas. Donc il faut déclarer une nationalité quelconque. J'ai dit Suisse, parce que c'est un pays francophone. Je ne suis jamais allé en Suisse. Je ne suis même pas sûr que ça existe… On m'a rebaptisé Albert Darmax. A la légion on garde toujours ses initiales ». Direction Corte, en corse, pour une instruction « dure, dure, à coups de poings dans la gueule » et 6 mois plus tard, Albert Darmax est versé dans une compagnie de combat à Djibouti au 2ème régiment étranger… Suivront la Corse à nouveau, Mururoa, la Guyane… 21 ans en tout, où il est tour à tour tambour « sans connaître une note de solfège », serveur au mess des sous off, manutentionnaire, pompier… « C'était dur » répète-t-il après le récit de chacun de ces épisodes. Lorsqu'il quitte la légion, il ne sait où aller. Un foyer qui accueille d'anciens légionnaires existe à La Ciotat. Il va y passer 4 ans. « Puis j'ai entendu dire que ça allait fermer, alors je suis venu ici... Ca fait plus de 20 ans que je suis là... » 20 ans qu'il travaille dans les vignes, renouant avec bonheur avec les seuls souvenirs heureux de son enfance : ceux d'une famille de viticulteurs qui l'avaient recueilli quelques mois. « J'aime les vignes, le grand air, la taille, les vendanges. Tout me plait. Je travaille le matin et l'après midi. Je me sens utile. Et puis tous les lundis, je touche la grate. On dit la grate, mais c'est gratification. 95 Euros par semaine, versés par la légion à ceux qui travaillent. Alors je fonce à Puyloubier, à la coopérative, avec ma bonbonne de 5 litres : mes provisions pour la semaine. Je fais une halte chez ma copine, marchande de journaux, j'achète mon tabac, je bois mon demi, et je reprends le chemin de la légion, ma bonbonne dans mon sac à dos... » Le week-end, Alexis Dupuy prend son chevalet, ses pinceaux, et s'installe seul, face à la montagne Ste Victoire qu'il peint inlassablement. Cézanne ? Connaît pas. Il n'a jamais mis les pieds dans un musée. Mais il peint, avec passion. « A l'école j'étais un cancre. Mais la peinture !!! J'ai commencé à l'âge de 7 ans. Depuis je n'ai jamais arrêté. »

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Et quand on l'interroge sur cette solitude qui semble être la sienne, il hausse les épaules, fataliste : « Longtemps que je n'ai pas touché une femme… Il y en a une avec qui j'aurai bien fait ma vie. Je l'ai connue à Mururoa. Je voulais la ramener en France… Elle n'a pas voulu me suivre… Tant pis. » Quand on lui demande s'il se plait ici, Alexis hausse les épaules, fataliste là aussi : « Il y a du bon et du mauvais comme partout. Des gars qui cherchent la castagne, qui racontent des bêtises. Je les évite. Si je n'étais pas ici, qu'est-ce que je ferai ? Je serai clochard, je tendrai la main, et ça, ça ne me va pas. Ici j'ai un boulot, un toit, à manger. Ma chambre, mes pinceaux, mes toiles. Les vignes. Oui, c'est ici ma dernière maison. C'est au carré que je finirai, avec les camarades… ». « Venez voir, j'ai quelque chose à vous montrer ».

Jean-Émile Cazabone, petit, râblé, porte la moustache gauloise et l'œil pétillant. « Le dernier Noël, notre colonel qui est très prude, nous avait préparé un spectacle de musique bretonne : deux heures de bombarde et de biniou ! On n'en pouvait plus. Les anciens sont allés se coucher les uns après les autres. Il ne restait que les officiers et leurs familles pour l'écouter jouer… Alors qu'avec le colonel précédent !!!! Jetez un coup d'œil ! » Sur l'ordinateur de l'atelier de céramique, son poste consacré, Jean-Émile Cazabone me dévoile des photos de dames en très petite tenue… Seins nus et plumes aux fesses… « C'est pas joli ça ? Vous auriez vu les gars, il a fallu les ceinturer pour les empêcher de grimper sur scène ! Ils étaient fous… Ce n’est pas le colonel actuel qui nous offrirait un spectacle pareil !!! » Ce qui a attiré cet électricien débrouillard dans la légion, ce n'est ni l'aventure, ni le combat « Mais l'ordre madame ! Dans le civil, c'est la pagaille. A la légion, on connaît les règlements par cœur ». Lorsqu'il s'engage en 1967, il a déjà plus de trente ans et un parcours militaire dans l'artillerie, en Algérie, où il a été affecté lors de son service. Ca lui a valu d'être cité. Il n'en parle pas. Ni de l'Algérie d'ailleurs. Il dit par contre abondamment, son amour de l'armée, « du côté carré, franc, net » des rapports en son sein, et parle de sa détestation de la vie civile « je ne m'y plaisais pas ». Djibouti, le Tchad, la Corse… Lorsqu'il quitte la légion il est tour à tour téléphoniste et électricien. C'est volontairement qu'il rejoint Puyloubier, en tant que salarié dans les services généraux d'abord, puis comme pensionnaire. Il admet qu'après la légion « c'est dur » et qu'ici il a trouvé une aide qui à l'extérieur lui faisait défaut.

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« On est légionnaire, et ça veut dire aussi qu'on ne réagit plus comme les autres. On perd l'initiative, on a besoin d'être cadré, assisté. Ici c'est notre maison. Quand je rentre ici, je rentre chez moi. Toute notre vie est ici, tout ce qu'on a est ici. Vous avez vu sur le porche d'entrée l'inscription ? Legio, patria nostra ? C'est vrai. La légion c'est tout pour nous ». Son quotidien se partage entre l'atelier de céramique, « une super ambiance, on fabrique des choses qui représentent la légion, des objets qui partent ensuite dans le monde entier. On en est fier… », Les menues tâches quotidiennes, lessives, repassage « Oui, je repasse moi-même. C'est important la tenue, on représente la légion, il faut être impeccable », et ses virées en scooter vers Marseille, Aix, où ce fan d'opéra se rend chaque été pour écouter Mozart pendant le festival. « A scooter toujours ! » Et puis, au détour de la conversation, des noms de batailles se succèdent, les confidences arrivent... « Oui j'ai tué des gens, oui j'ai eu peur. Le pire c'est l'embuscade. Attendre quelqu'un pour le tuer ! Ça pose des problèmes de conscience. Même Rambo il réfléchit avant de tirer. La première fois c'était en Algérie… Je n'ai pas oublié. Je ne peux pas oublier… Ça m’a démoli. Quand je suis rentré d’Algérie, je n’étais plus le même homme. Je n’ai jamais pu me réadapter. Ma femme m’a quitté. La vie civile, mes études, les copains c’était fini pour moi. J’en avais trop vu. C’est pour ça en fait que je me suis engagé à la légion. J’étais devenu inapte à la vie normale...» Un silence, puis le sourire revient : « Je ne vais pas me plaindre, j'ai bien vécu… J'ai voyagé, vu du pays. J'ai défilé à Paris trois fois. Les filles m'embrassaient, me fêtaient comme un héros… le prestige du képi blanc ! On fait des choses que les gens n'osent pas faire. Ils se racontent des histoires, des romans sur nous. Ils pensent que nous sommes des tueurs. Les femmes ça leur donne le frisson… Même les bonnes sœurs nous aiment bien. Je me souviens au Tchad on a repeint un couvent où on était caserné. Vous connaissez notre devise ? « On peint tout ce qui est immobile, on salue tout ce qui bouge… » Quand on est parti, les bonnes sœurs pleuraient. Quand vous entrez dans la légion, vous entrez dans une famille. Au combat, chez nous, l'officier est toujours devant. C'est l'honneur de la légion qu'au combat l'officier n'ait pas à se retourner pour voir si ça suit. Ils couchent par terre, comme nous. On passe son temps à se surpasser. Quant au combat vous êtes dans la vallée et qu'il faut monter sur les crêtes pour débusquer les tireurs, je vous jure qu'on se surpasse... » Et d'évoquer « le boudin », l'hymne connu de tous les légionnaires: « Tiens v’là du boudin... » « Moi quand j'entends ça, j'ai tout le corps qui vibre… Mais non madame, ça n'a rien à voir avec la charcuterie… Le boudin c'est la couverture roulée que le légionnaire portait sur son sac à dos. Oui, je vibre madame, les souvenirs reviennent… » Son rêve ? Finir ses jours à Chicago « Une ville super » où vit sa fille ainée…

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Athenase Athaniadis lui, ne quittera plus Puyloubier. Le goût de la vie l’a déserté depuis la mort de sa « bretonne », son grand amour avec qui il a partagé 52 ans d’amour fou. Sur le buffet de sa chambre, trône une urne funéraire. « Elle est là, toujours avec moi, nous ne nous sommes jamais quittés… ». C’était sa marraine de guerre, à une époque où les jeunes filles écrivaient à «Ici Paris » pour correspondre avec un de ces légionnaires engagés en Indochine. Il l’a épousée dès son retour : « C’était ma Bretonne ou la Légion. J’ai choisi la Bretonne. Elle était si appétissante. Je l’aurai mangée… » ; Avant d’en arriver là, Athenase a eu un parcours plutôt chamboulé : naissance au Caire dans une famille grecque expulsée par les turcs, enfance au collège allemand puis chez les frères maristes, premier boulot à 15 ans, expulsion d’Egypte au moment de la nationalisation de Suez par Nasser car il travaille pour les anglais ce qui est interdit à l’époque, arrivée en Grèce où il ne connait personne : « J’avais faim. Je me suis fait porteur de valises… » Un jour il franchit la porte du consulat français. On l’accueille à bras ouverts. Il veut des papiers ? Qu’à cela ne tienne, il les aura. On lui délivre un visa provisoire et à Menton la douane le récupère pour l’expédier à Nice, caserne du Diable Bleu : « Sur le fronton de la porte il était écrit : vous entrez ici comme des lions, vous en ressortirez comme des agneaux. » Athanase vient de faire connaissance avec la légion. « Je me suis retrouvé en Indochine, à dix kilomètres d’Hanoï. Ca canardait de partout. J’étais radio. En première ligne avec le commandant. Je ne veux pas parler des combats. C’est indicible. Je ne vous en parlerai pas… » Suivent le Maroc, où il est blessé, l’Algérie. Là non plus, il ne veut pas en parler. Démobilisé, il se marie. Suivent cinquante ans de bonheur tranquille. Il est devenu commerçant, spécialisé dans les radios puis les télés. Au décès de sa femme, il décide de s’installer en Grèce. « J’ai pris un studio à Athènes où vit une de mes filles. Mais je n’ai pas réussi à m’acclimater. C’est difficile à mon âge de se refaire des amis, une vie... » Une amie lui parle alors de Puyloubier. Ni une ni deux, Athanase - 81 ans à l’époque - fourre ses affaires dans sa voiture, largue son studio et prend le chemin de la France. « C’était un bon choix. J’ai découvert la reliure qui me passionne et je m’instruis. Je lis Rabelais, Talleyrand, tous les auteurs qui me tombent sous la main avant de relier leurs ouvrages. Je ne m’ennuie pas. Tout est correct ici. Mais je prie Dieu tous les jours pour aller LA rejoindre. C’est mon but. Je veux être dans la même urne qu’elle. J’ai rempli ma tâche, j’ai roulé ma bosse, j’en ai assez… »

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LES LIEUX DE TOURNAGE LA RELIURE Ça sent la colle, le papier, le vieux cuir. Installés le long d'un établi, dos courbé, tête penchée, cinq pensionnaires s'activent silencieusement, chacun absorbé par la tâche minutieuse qui lui a été confiée. Au mur, sur des étagères, des merveilles qui feraient le bonheur de tout bibliophile : couvertures plein cuir ou demi cuir, reliures cousues main, pages de garde en beau papier rigide, parsemé de dessins indistincts semblables à des tests de Rorschach colorés. Tout cela fait à l'ancienne, cousu point par point, collé cahier par cahier. L'atmosphère est calme, studieuse.

Gilbert Solé veille sur ses "ouvriers" comme sur ses bouquins : avec passion. Pour cet ex chef d'entreprise, relieur à Marseille, petit râblé, œil et cheveu noir, le public de Puyloubier n'est pas vraiment nouveau. Il a travaillé pendant plusieurs années avec des stagiaires en réinsertion avant d'accepter ce poste du bout du monde. « Le bout du monde ? Sans doute, mais qu'est-ce que c'est beau ! ». Seul civil de l'établissement, il a, dit-il, été bien accepté par les cadres de la maison comme par les pensionnaires. « J'ai découvert des personnes fatiguées par la vie, mais qui avaient envie de faire quelque chose. Qui se sont peu à peu ouvertes à l'art et à qui l'atelier a redonné envie de travailler. Ils sont sensibles au beau, même s'ils n'ont aucune culture artistique. ». Un pari qui n'était pas gagné d'avance avec des hommes issus souvent de milieux modestes, pour ne pas dire défavorisés, et qui pour la plupart n'avaient jamais mis les pieds dans une bibliothèque… Il y a là Monsieur Malenfant, secret et mutique, M. Stalinawski « Il a de l'or dans les mains », M. Ricco, qui a gardé son accent transalpin, et M. Sarnyai, un hongrois prolixe et charmeur. « Au début je leur fais faire des reliures toutes simples, petit à petit je leur confie des tâches plus complexes. Ceux qui sont dans l'atelier y restent très longtemps car je leur apprends vraiment le métier. Je leur parle de l'histoire du livre, de l'ancienneté et de la noblesse de cet art qui existe depuis dix siècles… » L'atelier, Gilbert Solé ne le cache pas, n'est pas vraiment rentable, même si le carnet de commandes est bourré à craquer : bibliothèques, archives, mairies sont ses principaux clients. Mais si tout fonctionne ici sur le modèle d'un atelier "normal", les critères de rentabilité ne sont pas ceux qui priment. « Je leur donne des responsabilités. Les décisions, on les prend ensemble. Par exemple pour la restauration d'un ouvrage ancien, on discute du modus operandi : "Tu ferais comment toi ? Et toi ? " Je prends leur avis en considération. Et même s'ils sont plus lents que dans un autre atelier j'ai l'ambition d'en faire de vrais relieurs et je les considère comme tels... »

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Pourtant Gilbert Solé sait que peu sont capables d'aller valoriser et monnayer ce savoir-faire à l'extérieur : « C'est vrai, la plupart vont rester ici. Ils ont besoin d'être dans un cocon » souligne celui qui reconnaît « être autoritaire, mais dans un gant de velours… « Je les encourage, je mets en valeur tout ce qu'ils font de bien, mais quand ils font une connerie, je ne me gêne pas. C'est comme cela que ça marche avec eux. Quand l'un d'eux a picolé avant de venir travailler, je le renvoie immédiatement dans sa chambre. Ils acceptent. Ils savent qu'avec moi, c'est le boulot ou la bouteille… Pas les deux... Mais ils n'hésitent pas non plus à rester dans l'atelier bien au-delà des heures d'ouverture lorsqu'il y a une tâche à terminer. La reliure leur a rendu le goût de vivre, de se lever le matin, de bosser et ça, c'est ma fierté ! »

LA CERAMIQUE

Un dédale d'étagères sur lesquelles se pressent en centaines d'exemplaires, des légionnaires de plâtre, képi sur la tête, barbes impressionnantes, pipes à la main : la version locale du nain de jardin, en attente d'être peints et expédiés dans le monde entier. Plus loin, sur des mugs, des Miss rivalisent de tours de poitrine et d'effets de jambe, vêtues -ou peu s'en faut- du seul képi réglementaire. Plus loin encore, martial, le regard figé sur la ligne d'horizon, les mâchoires serrées, incarnation parfaite du beau gosse intrépide, un buste de "képi blanc" reproduit à l'infini et qui n'attend lui aussi que la couleur. Moulage, démoulage, ponçage, finition : les 14 pensionnaires qui s'agitent dans le local au rythme d'une radio frénétique, n'inspirent pas la mélancolie. Ici on a la blague facile et le verbe haut. Cela tient sans doute à la personnalité du maître des lieux, le capitaine

Perez y Cid,

jovial sexagénaire, souriant et prolixe, qui raconte son itinéraire en corrigeant toujours par un bon mot le tragique des situations évoquées. Venu s'informer à la légion pour obtenir la nationalité française, ce fils de républicain espagnol, né au Maroc, arrivé en France à 17 ans, n'a pas très bien compris ce qui lui arrivait lorsqu'on lui a fait signer son engagement. Lui son truc, c'était les Beaux-arts, le dessin, la peinture. Rattrapé par sa nationalité d'origine, il est appelé à 18 ans par l'armée de Franco : pas question de servir sous les ordres du Caudillo lorsque votre père a été un combattant de la première heure, a connu la déportation et l'exil en raison de ses convictions politiques.

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« On s'est retrouvé là-bas sans rien comprendre. On avait l'impression d'être des prisonniers. Et on l'était effectivement. La légion dans ce temps-là, c'était comme ça ! Tu te pointes, tu t'engages, ou plutôt on t'engage, et tant pis si t'as rien compris au film…On ne voulait pas rester mais juste voir ce que c'était… Pourtant j'y suis toujours… » Guyane, Tchad, Liban, Centrafrique, le fils de républicain espagnol se retrouve finalement capitaine… et naturalisé dix ans plus tard. « Capitaine, bon c'est bien pour un simple képi blanc. Mais moi je n’ai jamais voulu faire carrière. J'aimais la peinture, le dessin, la nature... Je me serai bien vu berger... » En 98, le capitaine demande sa retraite et travaille à la création d'une entreprise de peinture murale, d'illustrations et de BD; « Là, la légion m'a rattrapé. On m'a dit qu'on avait besoin de moi ici. Je ne voulais pas. Me retrouver avec ce paquet d'ivrognes !!! Morisot, l'ancien directeur m'a fait la flûte enchantée et m'a décidé à venir au moins visiter les lieux. Je suis venu deux trois fois, et puis je suis resté… » Qu'est ce qui l'a décidé ? « C'est mon regard sur eux qui a changé. C'est comme les éléphants et les fourmis. Les éléphants on les admire, ils sont forts, tout leur est facile. Les pensionnaires, ce sont des fourmis, mais quand on voit les efforts qu'ils font !!! Je me suis mis à m'intéresser à eux. Je me suis rendu compte que j'étais plus utile ici qu'ailleurs. La légion c'est une centrifugeuse. On laisse des hommes sur le carreau. Il faut s'en occuper. Alors je me suis impliqué... » Le capitaine peut parler des heures sans forfanterie, ni sentimentalisme, de ce qu'il a découvert dans ce lieu, des pensionnaires, de leur parcours : « Ce sont des gens passionnants. Ils ont tout perdu. Il faut les approcher sans jugement de valeur. Ce sont des gens généreux dans l'effort, ils ne calculent pas, ils n'attendent rien en contrepartie de ce qu'ils donnent. Voilà, je m'étais trompé sur eux et j'en ai encore honte aujourd'hui ! » Autour de lui, on s'agite : « Capitaine, combien de cendriers pour Camerone ? » - « Capitaine, on vous demande au téléphone » - « Capitaine, il y a le général X qui vient visiter l'atelier » Perez y Cid répond au sujet de la commande, envoie bouler le général et remet la conversation téléphonique à plus tard. « Parfois c'est dur ici. Sur les 14, il y en a 5 qui arrivent à faire un travail « productif », à leur rythme, les autres, c'est de l'occupationnel. Le gars qui ponce par exemple, dans le civil il ne reste pas une demi-journée dans un atelier dehors, on le vire illico. Ici on fait du social. Pas de la productivité. J'ai découvert ce rôle social peu à peu et je trouve que c'est incroyablement prenant. Quand ils ont un souci, ils m'en parlent. Et je les vois changer : l'un qui décide d'arrêter de picoler et qu'on épaule, un autre qui retrouve assez d'estime de soi pour renouer des liens à l'extérieur… Ils vont mieux. La preuve, le week-end, quand je ne suis pas là, ils prennent la clé et viennent travailler tous seuls. On a réussi à former un vrai groupe… »

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LA VIGNE

45 hectares plantés en Syrah, Grenache ou Mourvèdre. 45 hectares qui feraient bailler d'envie n'importe quel viticulteur : on a retourné et fendu une terre qui dès qu'elle affleure sous la garrigue, gifle le paysage de ses ocres rouges. On y a creusé des sillons profonds où les ceps ont pris racine et viré peu à peu du vert au noir. Tout cela adossé au mauve de la Ste Victoire, terre cinabre contre montagne améthyste… Un sol argilo-sablonneux, calcaire, assez pauvre malgré sa magnificence et sur lequel mûrissent les cuvées d'exception du domaine : Esprit de Corps Rouge, Blanc et Rosé. 45 hectares donc travaillés par quatre salariés, tous anciens légionnaires, et par 3 pensionnaires de Puyloubier. « Ma troupe » comme les appelle Alain Lonjarret, responsable de l'exploitation. Cet ancien adjudant-chef - 29 ans de légion - a suivi, avant son engagement à 22 ans, l'enseignement de l'école de viticulture de Beaune. C'est par goût du risque et de l'aventure qu'il délaisse les vignes pour les armes, et de ce côté, il va être servi : Kolwezi, Beyrouth, Sabra et Chatila « Ça secoue! », Tchad, Djibouti, les Comores, Tahiti, Guyane… Jusqu'à ce qu'il décide de « partir, la tête haute, sans me retourner, dans un bon état physique et psychique ». Côté psychique, on ne s'avancera pas, mais côté physique, il est sûr que l'adjudant-chef tient la forme: mince, élancé, paraissant dix ans de moins que la cinquantaine et quelques qu'accuse son état civil, raide comme un passe lacet, mais capable de sourire et de s'humaniser dès qu'on parle avec lui viticulture. C'est au sortir de la légion, après six mois de reconversion « en douceur » toujours dans le vin, que le colonel Lantaires, chargé de l'administration de Puyloubier, lui fait signe. Et lui propose un poste d'encadrement du domaine qu'il accepte aussitôt :

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« Ma famille vient de la terre. Ma mère du Charolais et mon père de Nuits St Georges. Je voulais travailler en plein air donc j'ai dit oui. En plus il y avait le côté réinsertion à découvrir. Pas que ce soit facile, il faut savoir les prendre. Alterner les gueulantes et le sourire. Ils sont fatigués de la vie. Ce sont des grognards, toujours insatisfaits. Mais quand il faut faire quelque chose, ils le font… Mon but c'est de les faire se lever, se raser, travailler, tous les gestes élémentaires qu'ils ont oubliés pour certains. Il faut aussi tenir compte de leur état de santé. J'en ai un en ce moment qui est à l'hôpital. Je ne sais pas s'il va revenir… » Les exigences de qualité dans la taille et le traitement de la vigne que l'adjudant a mis en place, la mise aux normes de l'exploitation, bref tous ses projets d'amélioration de la production ont parfois, il le reconnaît, du mal à passer auprès des anciens : « C'est du basique ce qu'ils font. Ils ont appris d'une manière et ne veulent pas en changer. Quand vous dîtes qu'il faut faire autrement… ça râle. Et puis ils fatiguent aussi. C'est un travail assez rustique, assez dur. Mais enfin ça paie. On est classé en AOC sur l'ensemble de la production et on commence à avoir des choses de qualité, qui se tiennent. » La récolte est vinifiée, cépage par cépage, à la coopérative du village où la légion possède ses propres cuves. Un œnologue intervient pour « donner la note » et en quelques années le domaine est passé d'une infâme piquette, à des vins qu'on commence à remarquer dans les salons viticoles. « Le jour et la nuit » commente sobrement l'adjudant. Dans la boutique du domaine, sur les étagères, s'alignent les bouteilles, hautes et étroites, sobrement parées d'une étiquette grise et blanche au graphisme discret. Seule concession au lieu, et rappel d'origine du vin, chaque bouteille est marquée à son sommet de la flamme de la légion, soufflée dans le verre même. C'est sur cet Esprit de Corps, l'adjudant le sait, que reposent les espoirs de survie de Puyloubier. Si ça marche, l'institution pourra continuer à accueillir ses pensionnaires. Sinon….

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