Portrait de Laurent Bourgnon par le magazine Bteau

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Horizon Polynésie

Laurent Bourgnon à la pointe de son Sunreef 70 Jambo, lors d’une escale à Bora-Bora, une des îles Sous-le-Vent de l’archipel de la Société.

Laurent Bourgnon Histoire d’une

(re) conversion L’ancien double vainqueur du Rhum rayonne aujourd’hui dans la Polynésie française aux manettes d’un catamaran de 70 pieds à moteur. Mais l’esprit de compétition ne l’a pas quitté : aujourd’hui il se livre à une course un peu différente… Texte & interview jean-pierre pustienne photos JULIEN GIRARDOT

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L Impression soleil couchant à la pointe de l’étrave centrale de Jambo destinée à rendre le catamaran encore plus marin face à la mer formée. La silhouette de Jambo se découpe dans le décor de la Baie de Cook, une des principales baies de Moorea, située dans le nord de l’île.

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’œil gris-bleu reste acéré. S’il n’y avait un poil d’embonpoint, rien ne trahirait la retraite de l’unique auteur d’un doublé « scratch » dans l’histoire de la Route du Rhum. C’est vrai que l’ex « petit prince », plus jeune vainqueur de l’épreuve, voilà 20 ans, grisonne un poil. Et, oui, il est l’hôte du Palais du Grand Large, à l’occasion de la 10 e édition, au titre des « vieilles » gloires de la reine des Transats. Pourtant Laurent Bourgnon a 48 ans : à peine un an de plus que la moyenne des marins engagés dans la catégorie Ultime en 2014, et 6 de moins que le futur vainqueur de l’épreuve, le « vieux » Loïck Peyron. À quand remonte sa dernière participation à une course océanique ? 2003, 11 ans déjà. En réalité, sa carrière a connu un coup de frein dès 1999 avec le décès de Jean-Charles Inglessi, PDG de Primagaz, son sponsor historique. L’OPA boursière qui s’ensuit signe l’arrêt brutal de la construction d’un catamaran de 38 m destiné à la chasse aux records. « Il y avait des contrats, mais je ne voyais pas mordre la main qui m’avait nourri », explique-t-il en gentleman. S’il effectue une première ébauche de « reconversion » dans la course automobile sur les pistes du Dakar, notamment, il poursuit en parallèle la recherche de sponsors. « Je pourrais écrire un livre là-dessus », ironise-t-il. « En 2004, nous sommes au bord de l’orgasme, c’està-dire prêt à signer, avec EDF. Patatras, le patron, François Roussely se fait virer… ». Laurent ne nie pas qu’il a, chemin faisant, décliné des propositions pour courir en 60 pieds Orma, ces multicoques qui faisaient à l’époque figure de Formule 1 des mers. Motif  ? À ses yeux, il y avait une aberration à vouloir pratiquer la course au large avec des bateaux conçus pour des grands prix… Trop fragiles et « casse-gueule ». La suite de l’histoire des Orma ne lui a pas donné tort. Mais la raison profonde de son retrait, celle qui va le pousser à renoncer à courir après les budgets pour assouvir sa passion de la course, se situe ailleurs. Du côté de la Thaïlande où il séjourne en famille, le 26 décembre 2004. Le tsunami qui endeuille la région le remue. « Là, j’ai décidé

de switcher sur des projets personnels ». A savoir, un grand voyage en famille, avec femme et enfants à l’instar de ce qu’il a lui même connu avec ses propres parents : un tour du monde entamé lorsqu’il avait 4 ans et bouclé à l’âge de 13 ans. Ce qui va changer, c’est le mode de propulsion. De la voile au moteur. Une reconversion qui cache une conversion ? Interview. Bateaux. Tu as navigué à la voile durant les 30 premières années de ton existence et te voilà, depuis 6 ans, aux commandes de Jambo, un yacht à moteur de 70 pieds : tu as changé de religion ? laurent bourgnon. En fait, quand nous

avons pris la décision avec ma femme de partir en voyage, en 2004, l’idée de choisir un catamaran à voile coulait de source. J’ai testé, en les louant, différents exemplaires de série et je me suis dit que ce n’était pas possible… Pourquoi ? Les modèles disponibles ne te procuraient pas assez de sensations ?

À l’époque les catas de croisière marins et rapides – sans parler de 17 nœuds au près et 25 au portant – n’existaient pas. Ou bien on entrait dans des budgets hors de ma portée : on sait que je n’ai pas fait « foot » comme premier métier. Simplement, les modèles existant avançaient au près comme la fumée et n’étaient ni ergonomiques ni marins. Je ne me voyais donc pas partir là-dessus. Et puis je me suis souvenu que des moteurs de 28 chevaux suffisaient à propulser nos trimarans de course à 10 nœuds. D’où l’idée de concevoir un catamaran doté de carènes un tant soit peu rapides permettant de naviguer proprement tout en exigeant peu d’énergie. J’avais le concept, il n’y avait plus qu’à trouver un architecte et un chantier.

a été : « Laurent Bourgnon sur un bateau à moteur ! Ca ne va pas non ? ». Idem avec Nigel Irens. Guillaume Verdier, réputé pour ses carènes du Vendée Globe entre autres, est venu à la maison : lui non plus, il n’y a pas cru. Il faut rappeler qu’en 2003 – 2004, le catamaran à moteur de grand voyage était inconnu en Europe… Leur réaction t’a étonné ?

Pas exactement. À partir de 2000, j’ai couru les rallyes africains en auto. J’avais donc eu ma dose de lettres de fans demandant pourquoi j’aillais me compromettre dans des activités « polluantes ». Sur le Paris-Dakar, j’ai rencontré Francis Lapp, le patron de Sunreef. Il m’a invité en Pologne où il construit ses catas à voile ou moteur et m’a donné les clés du chantier avec carte blanche : « Conçois le bateau que tu veux dans le respect des normes de façon à ce qu’on puisse le fabriquer en série… » Voilà comment j’ai pu avoir un bateau qui n’entrait pas dans mes moyens (4 millions d’euros le modèle de « base » en 2014, N.D.L.R.) Ta culture de la course océanique t’a été utile ?

Oui. Avec Vincent Lainé, un jeune architecte, à l’époque frais émoulu de l’école de Southampton, on a commencé par des sections semi-circulaires, le B.a.-Ba des carènes rapides. La carène c’est l’essentiel, ensuite tu mets dessus ce que tu veux, des conteneurs ou bien une jolie « boîte » comme celle que Denn Clifford, un ancien de Feretti Yachts, a designé pour Jambo. Dix ans plus tard, ça a été un bonheur d’aller à Cannes au dernier Festival du Yachting. Aujourd’hui les catas à

On imagine que ce n’était pas le plus compliqué pour un double vainqueur de la Route du Rhum ?

A priori, oui, mais… Je me suis tourné vers Marc Van Peteghem et Vincent Lauriot-Prévot, mes architectes durant 15 ans. Leur réaction

Laurent Bourgnon, l’ancien double vainqueur de la Route du Rhum, aux commandes de son motor yacht. Décembre 2014 ¬

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Mon objectif c’est d’atteindre le litre au mille, à 10 nœuds… moteur de Francis se vendent comme des petits pains, une success story avec 28 unités vendues. Et du côté de la consommation qui était ton objectif initial ?

Annexe de 6, 50 avec hors-bord de 115 CV et centre de plongée high-tech, Jambo est aujourd’hui un « bel outil », selon les mots de Laurent. Pour l’éclairage d’ambiance, les lumières du Taha’a Resort (un Relais & Chateaux) sur le motu (îlot) Tatau. Pas du luxe mais ça y ressemble.

Quand je suis sorti du chantier, en 2008 je « faisais » 25 l à l’heure à 10 nœuds. Aujourd’hui je suis tombé à 12, c’est-àdire 6 l par moteur toujours pour 10 nœuds, soit moins de la moitié ! Entretemps, on a travaillé la cartographie des Volvo – là, c’est mon expérience du rallye auto qui a parlé – en augmentant le couple à bas régime pour entraîner de plus grosses hélices avec plus de pas, on a aussi ajouté des bulbes et rallongé les arrières… Parvenus en Nouvelle Zélande, les moteurs ont été repositionnés pour obtenir des arbres d’hélices plus horizontaux. Et une étrave centrale a été greffée pour rendre le navire encore plus marin dans la grosse mer de face. Résultat : les Volvo tournent désormais entre 1 000 et 1 500 tours pour 10 nœuds contre 2 500 à l’origine. Je ne te cache pas que si les bulbes ont été amortis par l’économie de gasoil en un demi-tour du monde, il en faudrait 27 – de tours du monde entiers – pour rentabiliser le second chantier… On dirait que tu as transféré dans la motorisation ton esprit de compétition océanique. Mais pourquoi dix nœuds ?

Eh oui, le ver est toujours dans le fruit : je veux dire que l’obsession du développement, de l’optimisation, ne m’a pas quittée. Venant de la voile, je n’avais pas ou peu pratiqué le motonautisme mais j’ai été passionné par mes rencontres, notamment en Nouvelle Zélande, avec des héliciers, des motoristes… Je me suis souvenu qu’à l’origine je suis ingénieur en construction mécanique. Alors pourquoi 10 nœuds ? Parce que c’est une allure de confort, je suis très content moi à 10 nœuds : tu peux laisser des verres sur la table. À 14, ça valse. Et, ces 10 nœuds, tu les tiens quelles que soient les conditions. 94

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La vitesse ? C’est autre chose, ça passe par les foils, la sustentation des carènes. Pousser de l’eau avec des moteurs de 1 000 chevaux, c’est une pure hérésie. Sunreef profite des retombées de ce « labo » flottant ?

Directement, non. L’économie de carburant n’est pas la priorité de la clientèle du chantier qui comprend des émirs ! Ce sont plutôt les grosses clim’ et autres jacuzzis. Les carènes ont été modifiées pour installer plus de masses et le modèle exposé à Cannes en septembre consomme 60 l/h. Mais tu persévères ?

L’ajout de bulbes d’étraves et l’allongement à l’arrière des carènes rapides ont contribué au confort à la mer et à la baisse de la consommation des deux moteurs du Sunreef 70.

Il faut bien se donner des buts dans la vie ! J’aimerais parvenir à 10 litres à 10 nœuds, 1 litre au mille quoi. Ça va être plus difficile. J’étudie un nouveau circuit d’admission pour les compresseurs, sans savoir ce que je vais gagner. Volvo n’a pas forcément toutes les réponses. Même au top de l’efficience énergétique, tu ne penses pas que la voile demeure bien plus écolo quoi qu’il en soit ?

En réalité un voilier n’est pas plus écologique qu’un bateau à moteur pour la raison que ni l’un ni l’autre ne sont recyclables. Mieux, chiffres à l’appui, le bilan carbone de Jambo est plutôt meilleur que celui d’un voilier de grand voyage sur le long terme, compte tenu de l’empreinte des voiles et du gréement qu’il faut changer. Concrètement, aujourd’hui avec un plein de 22 000 litres je boucle un tour du monde. La dernière fois que j’ai mis du gasoil remonte à deux ans et demi : c’était en Nouvelle Zélande, le litre revenait à 30 cts d’euros. Peut-être referais-je le plein en fin d’année. Bon, je reconnais que je m’em… à lisser l’antifouling comme sur mes multis de course pour gagner des pouillèmes de nœuds et donc de centilitres de gasoil. Je conviens volontiers que tout le monde, le plaisancier moyen, ne va pas faire tout ça… Mais encore une fois sur un voilier on a aussi du consommable dont le coût n’est pas négligeable…

Le virus de l’optimisation n’a pas quitté le champion de course océanique qui s’est souvenu qu’il était ingénieur en construction mécanique.

Si aujourd’hui Laurent mouline encore sur un winch c’est pour mettre à l’eau le cossu tender de son catamaran de 70 pieds.

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Mouillage au lever de lune pour Jambo devant l’île Taha’a, connue aussi sous le petit nom d’île Vanille et fameuse pour son jardin de corail. Tu étais parti pour un break de deux trois ans : as-tu renoncé au « Vieux Monde » ?

À l’origine, effectivement, l’idée c’était de revenir en Europe pour monter une nouvelle entreprise, mais il y a eu 2 008 et la suite. Réussir dans la vie ou réussir sa vie ? C’est toute la question. En plus de la course j’aimais le dressage hippique, les voitures et les avions. Autant dire que je ne passais pas beaucoup de temps à la maison. Le déclic s’est produit en 2004. Nous étions en Thaïlande avec ma femme au moment du Tsunami… On a vu des choses… La carrière c’est bien, mais je n’avais pas envie de « louper » les gamins. Quel est votre port d’attache aujourd’hui,Tahiti, Raiatea ?

Officiellement nous résidons en Nouvelle Zélande où j’ai vérifié le bien fondé des opinions positives unanimes que ce pays s’attire. Là-bas les gamins ont été en école de voile. J’ai compris pourquoi les Kiwis sont si bons : la pratique s’enchaîne illico avec la théorie et on leur apprend tout petit à entretenir le matériel. Sans parler de multicoques volants, les Néo-Zed maîtrisent depuis 30 ans le cata à moteur. Ensuite on a démarré, presque par hasard, les croisières plongées avec Jambo et puis 96

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Le salon de pont de Jambo est apprécié par des hôtes de marque tels que Bill Gates, le cinéaste James Cameron ou encore la star Jennifer Aniston, l’ex de Brad Pitt. La spécialité de Laurent : croisières à la carte et croisières plongée, voire « Kite and Dive ».

Il nous arrive d’embarquer pour 30 000 € de vins fins… on a professionnalisé l’histoire. On a fait de belles choses pour le cinéma. Maintenant on a un bel outil. Donc on bosse et, surtout, j’offre à mes gamins une vie quand même sympa, comparable à celle que j’ai connue dans mon enfance… En Polynésie, on se sent bien. Combien coûte la semaine sur Jambo ?

30 000 euros, équipage – chef cuistot, hôtesse – et carburant inclus. Nous avons cinq cabines doubles, mais on ne reçoit que huit « guests » à la fois. À bord, nous offrons un vrai centre de plongée équipé high-tech, une annexe de 6,50 m avec 115 CV. En ce moment la tendance est au « kite and dive » (kite et plongée). À ce tarif, l’avitaillement est inclus ?

Non, je boufferais la baraque. Il nous arrive d’embarquer 30 000 euros de vins fins à coup de Pétrus. Ca fait luxe, mais à côté des grands yachts environnants qui facturent 100 000 $ la semaine, nous faisons figure de parents pauvres.

Laurent Bourgnon a débuté son voyage autour du monde en famille juste après le salon de Plaisance de Cannes 2008. Après modification de la cartographie de ses moteurs diesel (2 x 420 CV), sa consommation de carburant atteint 7,5 l par moteur et par heure à une vitesse de croisière de 10 nœuds, ce qui est considéré comme un record en son genre dans l’univers du motonautisme. Depuis, le skipper n’a cessé d’améliorer son efficacité énergétique.

Tes clients sont sensibles aux économies de gasoil ?

Sans doute moins qu’à la qualité du vin. À la limite, ils ont le sentiment de faire une bonne affaire… Une clientèle haut de gamme, on imagine ?

J’ai eu Bill Gates, une avocate d’Obama, le concepteur du moteur de recherche Bing ou encore, l’été dernier, le réalisateur James Cameron et la star Jennifer Aniston. Tahiti est proche des États-Unis et je rayonne sur toute la Polynésie. Côté Européens, on trouve des Suisses, Belges, Russes mais peu de Français. J’en ai reçu seulement deux : Benjamin Dessange (fils de Jacques) et la famille Helmann du Grand Rex. Et c’est plein ?

Oui, jusqu’en avril au moins. En rentrant de Saint-Malo, je file sur les Australes et j’enchaîne avec le tournage d’une publicité pour Breitling. À Tahiti, les saisons, on ne connaît pas.

Une des cinq chambres doubles du catamaran de 70 pieds mais, précise Laurent, on n’accueille jamais plus de huit hôtes à la fois pour offrir une prestation de service à la hauteur du prix de location. Décembre 2014 ¬

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