La neutralité… une approche bouddhiste « Je ne rêve pas d’un monde où la religion n’aurait plus sa place, mais d’un monde où le besoin de spiritualité serait dissocié du besoin d’appartenance. » - Amin Maalouf – Depuis le Siècle des Lumières, depuis l’ère napoléonienne, depuis la Révolution Française et certainement depuis le concordat de 1905, on en est arrivé à considérer que la neutralité de l’espace public garantit l’exclusion définitive de toute ingérence de l’Eglise dans les affaires de l’Etat. Selon le dictionnaire, les acceptions du mot « neutralité » concernent une abstention, un non-engagement, le fait de neutraliser certaines influences, une non-ingérence et le fait de ne pas intervenir entre des belligérants ou des instances en conflit. Mais que veut-on au juste rendre inoffensif, désamorcer, neutraliser ou contrecarrer ? De même qu’on demande au psychanalyste une neutralité « bienveillante », pourquoi ne pourrait-on pas attendre la même attitude de la part de l’Etat ? L’Etat ne devrait pas être là pour sanctionner au nom de quelque principe que ce soit mais plutôt pour créer toutes les conditions qui garantissent aux meilleures tendances dans la société de pouvoir s’exprimer et jouer leur rôle sociétal. Dans ce contexte, le principe de neutralité ne devrait pas être interprété comme la négation de toute forme de spiritualité. Certes, le religieux et le rituel, comme tout symbolisme spécifique lié à un groupe bien précis ont leur place dans la sphère privée et ne devraient pas s’afficher publiquement. Par contre, la spiritualité en tant qu’expression d’une éthique naturelle globale, et donc en tant que facteur de cohésion, peut certainement faire partie intégrante entre autres des systèmes éducatifs ou thérapeutiques. Même les domaines économique, politique et scientifique de toute société soucieuse du bien-être ont besoin d’une dimension spirituelle, si du moins on veut éviter les phénomènes d’isolement et de déconnexion qui résulteraient d’une conception déterministe ou mécaniste de l’univers, à une époque où, comme disait Martin Luther King : « Nous avons des missiles guidés et des hommes égarés. »1 Les questions La sécularisation, résultat de l’instauration du principe de neutralité, n’a en tout cas pas empêché les religions de s’épanouir davantage ni même de se manifester de plus en plus, même sous leurs formes les moins « humanistes ou civilisées ». L’idée de Karl Marx selon laquelle « abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple équivaut à exiger son bonheur réel », n’a pas livré le résultat escompté. Se trompe-t-on sur l’idée qu’on se fait du « religieux » ? La volonté des instances européennes de vouloir en arriver à une nouvelle définition du mot « religion » peut-elle donner à espérer qu’on cerne cette réalité de plus près ? 2 1
Il est étonnant de constater qu’un scientifique renommé puisse dire: « La conscience, du point de vue philosophique, est une des plus grandes énigmes que nous connaissions. Je serais heureux d’avoir une toute petite impression que un jour on arriverait à la comprendre, mais en ce moment il me manque ce sentiment. » Richard Dawkins. La distance qui sépare la science de la conscience (c.à.d. l’esprit, le siège de toute attitude spirituelle) semble encore être assez grande. 2
Un congrès sur « Religion et autorité publique dans l’Union européenne » à Paris le 17 décembre 2008 est arrivé à la conclusion qu’il existe une grande diversité dans ces relations entre l’Etat et la religion. La question sur une nouvelle définition du mot « religion » a été clairement formulée.
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La « marchandisation galopante » des divers aspects de la société - et donc aussi du domaine religieux (cf. l’ouvrage « Selling Spirituality ») - le communautarisme (cf. les ouvrages de Amin Maalouf) et, finalement, l’instrumentalisation des convictions religieuses par des tendances extrémistes actives font que le spirituel a du mal à trouver sa place dans la Cité. Les pouvoirs publics sont trop souvent confrontés à des expressions de violence qui mettent en danger l’ordre public. Pas étonnant donc que les autorités n’aient d’autre réaction que de vouloir exclure ces tendances extrémistes de la scène publique. Il conviendrait cependant de ne pas faire d’amalgame avec les manifestations bénéfiques de l’expression spirituelle ; une confusion dont ne profitent que les mouvances mal intentionnées, d’ailleurs. Comment le bouddhisme en tant que « religion non-confessionnelle »3 , avec ses principes de base de non-violence et de tolérance se positionne-t-il par rapport à cette exigence de non-ingérence ? Comment réagissent les bouddhistes face à des revendications identitaires ? Et plus précisément, dans le cadre de cette publication, quelles sont les qualités d’un enseignant bouddhiste ? L’apport sociétal du bouddhisme Il convient d’abord d’éliminer un certain nombre de malentendus largement répandus en Occident par rapport au bouddhisme. Cette tradition est trop souvent lue au travers de paradigmes typiquement occidentaux : interprétation négativiste (de Schopenhauer), concept de culpabilité basé sur le principe d’une autorité extérieure - en l’occurrence considérer le Bouddha comme un Dieu omnipotent – (par les théistes), difficulté de concevoir qu’une religion peut ne pas nécessairement être théiste (dans les milieux des libres-penseurs). Tout ceci sans évoquer les malentendus classiques : le bouddhisme véhicule le concept d’anéantissement de la personne, est une diététique spirituelle, un gouffre moral. Il interdit le plaisir et ne parle que de mort et de souffrance. Les bouddhistes pratiquent un nombrilisme psychologique et ne s’investissent pas dans la vie sociale ... Le propos n’étant pas ici de développer une argumentation sur tous ces points et, confiant dans le fait que de nombreuses publications récentes suffisent à redresser ces erreurs, je me bornerai, dans le cadre de l’étude menée par tant de spécialistes dans ce livre, à me centrer sur le fait que le bouddhisme n’est pas une ataraxie et que la patience qu’il prône n’est pas une faiblesse, pas plus qu’elle ne mène à une léthargie sociale. Ce thème est choisi, parmi d’autres, parce qu’il correspond à l’apport spécifique du bouddhisme sur le plan sociétal. Il permet également de comprendre la position du bouddhisme par rapport à la question du statut de la spiritualité dans la Cité et donc, indirectement, de situer la position nuancée du bouddhisme sur la question de la neutralité. Etre équanime ou être imperturbable ? L’équanimité part du principe fondamental de l’égalité entre tous les êtres vivants. Ce principe a été ardemment défendu par le Bouddha. Il s’insurge ainsi contre la stratification sociale basée sur les castes et les classes en vigueur dans la société hindoue de son époque. Il fonde son approche sur des bases purement empiriques : tous les êtres cherchent le bonheur et essaient d’éviter la souffrance. Il faut comprendre les réactions et stratégies de tout un chacun dans le contexte de cette double tendance.
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L’Union Bouddhique Belge a demandé sa reconnaissance sur base du texte de loi s’appliquant aux philosophies non-confessionnelles. Si on veut appliquer le mot « religion » au bouddhisme, au moins faudrait-il savoir qu’il s’agit d’une tradition non-théiste. L’arrêté royal ci-concernant a été publié dans le Moniteur Belge le 5 décembre 2008.
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La vertu de l'équanimité combine une méthode (une manière d’agir et de réagir inspirée par la patience-tolérance et par la non-violence) avec une sagesse (une vision des choses basée sur la confiance dans la nature de l’homme). Les bienfaits de cette attitude sont décrits en long et en large dans les textes canoniques. Elle constitue un facteur de cohésion important en toutes choses. Elle est fondée sur l’amour bienveillant qui considère toute rencontre comme une source de joie. Cette attitude d’ouverture et de confiance empêche de tomber tout de suite dans l’habitude de juger l’autre, les jugements étant d’ailleurs souvent basés sur nos propres préjugés, stéréotypes et conditionnements. La pratique de l’hospitalité en découle et surtout l’occasion offerte à l’autre de se montrer le plus bienveillant possible. Le Bouddha explique en effet, que la relation que nous établissons avec autrui détermine la réaction de l’autre: lorsqu’on se fâche, il devient très difficile pour l’interlocuteur de réagir d’une autre manière. Lorsqu’on traite quelqu’un comme un ennemi, il pourra difficilement ne pas le devenir. La réponse au sourire est un autre sourire dans le cœur ou sur le visage. L’équanimité libère également l’esprit de toutes ses réticences ou limites et ouvre la voie à un amour (une motivation de vouloir voir les autres heureux) et une compassion (un engagement à prendre les initiatives nécessaires pour y arriver) illimités et inconditionnels. Elle donne donc lieu à une vision non fragmentaire de la réalité qui s’exprime dès lors à travers une disponibilité généreuse envers tout ce qui existe et une approche qui tient compte de tous les éléments de la situation. Les concepts de base du bouddhisme « vacuité et interrelation » (qui signifient que rien n’a de valeur absolue en soi, qu’aucun phénomène n’existe en lui-même, isolé des autres) y trouvent leur application pragmatique. La chaleur, l’enthousiasme et la connivence ainsi activées sont exactement le contraire de la modération prônée par les philosophes grecs et connue sous le nom d’ataraxie. L’ataraxie (du grec ἀταραξία, signifiant « absence de troubles ») apparaît d'abord chez Démocrite, un siècle après le Bouddha. Cette tranquillité de l’âme résultant de la modération et de l’existence harmonieuse ne serait-elle pas l’idéal caché dans l’esprit des défenseurs du principe de la neutralité. Qui sait ? Tout comme dans la Stoa, le bouddhisme conseille d’apaiser les frustrations et les troubles émotionnels ou mentaux, en d’autres termes, de tourner le dos aux errements ou perturbations de tout acabit afin d’atteindre la tranquillité de l'esprit. Mais de même que la paix, dans le vrai sens du terme, signifie plus que l’absence de conflits, la sérénité de l’esprit, le fait de ne plus être l'esclave de ses tendances destructrices n’est qu’une phase préliminaire au véritable travail, qui consiste à se mettre au service des autres de manière pertinente. Cette pacification de l’esprit permettra avant tout de faire la part des choses en distinguant ce qui est utile à l’humanité (et libère les êtres pour les amener au nirvana, le « flow » parfait) de tout ce qui maintient les êtres dans le cycle du samsara et les emprisonne dans les existences caractérisées par le manque, l’insatisfaction, le conflit et la misère. Comprendre la souffrance L’équanimité et la compassion bouddhistes dépassent donc l’idée d’une tranquillité, d’une pacification de l’esprit. Elles surgissent quand on comprend que tous les êtres souffrent, tous sans la moindre exception: riches et pauvres, jeunes et vieux… Dans ses enseignements, le Bouddha n’a cessé de démontrer que la compréhension de la souffrance et de ses causes permet justement de savoir comment s’en délivrer, tout comme une bon diagnostic aide à trouver le médicament nécessaire dans la cas de telle personne souffrant de telle manière de telle maladie. Cette compréhension constitue la voie royale menant vers le bonheur que nous recherchons tous.
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La souffrance existentielle dont il est question ici est un « mal-être », un malaise. La cause en est une ignorance fondamentale du fait que tous les phénomènes sont impermanents et interreliés. En ignorant le caractère fluctuant de toute réalité, on s’accroche à la soi-disant solidité, permanence et indépendance de la réalité (une personne, une situation ou un phénomène) qu’on perçoit. Cet attachement obsessionnel amène les êtres à des désirs compulsifs, des crampes d’égocentrisme ou de passions possessives voire agressives, qui ne font qu’augmenter l’insatisfaction. Comme disait Marcel Proust : « Il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’avait réclamé ». Le désir d’amour devient une prison lorsqu’il est compulsif ou tyrannique. Le Bouddha dira que la méthode que nous mettons en œuvre pour assouvir notre soif équivaut à boire l’eau salée de l’océan et ne fait donc qu’augmenter notre besoin. Les bonheurs que nous privilégions généralement n’amènent rien de plus que l’expérience de la langue qui se blesse en léchant la lame d’un couteau enduit de miel. « En proie au désir, comme un singe dans la forêt, tu sautes de branche en branche sans jamais trouver de fruit.» : le Bouddha montre ici comment les désirs aliénants font en sorte que l’esprit est constamment agité et perturbé par la recherche d’une satisfaction momentanée et superficielle. Il conduit les êtres à une forme d’asservissement à des émotions négatives et à des passions destructrices. Cinq siècles après le Bouddha, Epictète dira : « Disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs de l'homme déréglé, ni de ceux qui consistent dans les jouissances matérielles, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l'âme, à être libérée de tout souci ». Les sagesses de l’époque - qu’elles soient grecque ou indienne – convergent donc tout à fait. « Le bonheur ne consiste pas dans la possession de troupeaux et d'or. C'est dans l'esprit que se situe le siège de la béatitude », selon Démocrite. Comprendre la souffrance aide à trouver le calme de l’esprit, ce qui ouvre ensuite la voie à un engagement pertinent pour le bien des êtres. De l’indifférence à l’engagement du bodhisattva Lorsqu’on met de côté les désirs, les attentes, les préférences, les aversions, les peurs, les craintes, on est capable de gérer toute situation, puisqu’on n’a plus tendance à se baser sur des a priori ou des partis-pris de tout genre ni à s’accrocher à quoi que ce soit. La sérénité n’est donc pas une fin en soi, ni une forme d’apathie. S’accrocher aux résultats de la pacification de l’esprit ou à la vacuité est la maladie la plus grave, selon le Bouddha. Jean-François Revel conclut à la fin du livre dans lequel il dialogue avec son fils, le moine bouddhiste Matthieu Ricard, qu’il a désormais compris que le « quiétisme » bouddhiste est une légende. « La sérénité n’est pas l’inaction; c’est l’action sans peur, donc aussi sans espérance. » disait Comte-Sponville. L’équanimité - être libre de préférences et de préjugés, connaître toute chose telle qu’elle est en toute objectivité - permet d’aimer l’autre grâce à une attitude exempte d’attachement et d’aversion contrairement à ce que génèrent la pensée égocentrique, les émotions perturbatrices et les négativités résultant de la partialité envers autrui. L'équanimité (upekkhâ, upeksâ), l'amour bienveillant (mettâ, maitri), la compassion (karunâ), la joie (muditâ) constituent les quatre « demeures divines » (brahmavihara) ou « attitudes illimitées » (catvarapramâna) que le pratiquant développe envers tous les êtres et tout ce qui existe dans les dix directions de l'univers, telles qu’exprimées dans le souhait bien connu: « Puissent tous les êtres vivants réaliser le bonheur et les causes du bonheur; puissent tous les êtres vivants être séparés de la souffrance et de ses causes; puissent tous les êtres vivants ne jamais être séparés du bonheur; puissent tous les êtres vivants demeurer dans l'équanimité sans possessivité ni répulsion ».
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L’équanimité est liée à la patience - qui consiste à pouvoir envisager les choses pour ce qu’elles sont - et à la clarté qui sait où, quand et comment (ré)agir. Ce n'est pas vouloir changer ou contrôler les choses selon nos souhaits. Nous sommes tolérants même vis-àvis de ce qui nous est désagréable ou nous dérange. Tout ceci demande beaucoup de courage et une grande force d’esprit et s’exprime dans le souhait d’être toujours disponible et de vouloir agir pour le bien de tous. Nous pouvons alors enfin vivre harmonieusement et heureux. Il est dit que lorsque cette dynamique s’installe et que ces qualités sont pleinement développées, l'esprit devient lumineux et empli de joie, de paix et de liberté. La patience-tolérance n’est pas une mollesse ou une faiblesse Le passage de la quiétude (calmer les émotions perturbatrices) à l’équanimité (comprendre que nous sommes tous membres d’une même famille et se sentir concerné par le sort de chacun et de tous) prépare le sujet à vraiment pouvoir se rendre utile. Notre époque a ainsi évolué d’un pluralisme passif (tolérer la présence de l’autre) vers un pluralisme actif (rencontrer l’autre). « Apprendre à rencontrer les autres pour se construire ou se battre contre les autres pour les dominer » (Albert Jacquard)… on sait désormais ce qu’il convient de choisir. Le Bouddha incitait à connaître aussi les autres traditions, à découvrir leurs points forts et à éviter les critiques véhémentes à leur égard. L’ouverture, l’écoute, l’acceptation impliquent la patience, autant de qualités que permet de développer la méditation. Chögyam Trungpa ne déclare-t-il pas : « La méditation n’est pas une question d’extase, de béatitude ou de sérénité mentale. La méditation crée un espace où nous pouvons mettre à nu nos jeux névrotiques, nos illusions, nos espoirs et nos peurs cachés. Il s’agit de renoncer à nos points de référence, à nos idées relatives à tout ce qui est ou devrait être. C’est à ce prix qu’il est possible de « faire l’expérience directe du caractère unique et subtil des phénomènes ». Le statut de la spiritualité dans la Cité Le terme « religion » renvoie généralement au caractère doctrinaire des religions monothéistes traditionnelles, aux dogmes, aux rites et aux règles. Le terme « spiritualité » évoque plutôt un vécu personnel, un engagement altruiste, une expérience de fraternité et de reliance. Contrairement à la pensée « religieuse » orthodoxe, la spiritualité offre une ouverture courageuse à ce que certains appellent l’Infini, d’autres le Transcendant et d’autres encore l’Universel ou le Divin. Les bouddhistes recourent moins aux majuscules et préfèrent parler de la vacuité (comme étant le fondement, l’origine, la nature de tout ce qui existe). L’avantage majeur de la spiritualité est qu’elle ne peut être accaparée par aucune tradition. Elle est un état d’esprit transversal qui se retrouve dans chaque confession, chaque tradition philosophique ou religieuse. De plus, la spiritualité est moins susceptible d’être instrumentalisée à des fins politiques ou égoïstes. Elle est libre et imaginative. Elle se nourrit de l’intelligence intime et profonde du sens de notre existence... et « notre » signifie « de nous tous ». Certaines personnes prennent peur quand elles entendent parler de spiritualité. Elles confondent spiritualité et religion, superstition, magie. D’autres déplorent le désert spirituel que nous avons créé en évacuant dans un même élan la religion, la morale et la spiritualité. Depuis, nous nous sommes effectivement rendu compte que la spiritualité débouche sur la fraternité et la solidarité. Plusieurs études indiquent que, dans la vie en société, les pratiquants se montrent plus constructifs en tant que groupe.
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Le bouddhisme prouve que la spiritualité n’implique pas une soumission automatique à une autorité absolue, mais qu’elle réalise la forme la plus poussée d’autonomie et de libération de l’individu, son affranchissement de tout ce qui le bride et le met en situation de dépendance et d’infériorité. Donc de Dieu aussi, au cas où Dieu enchaînerait l’être humain ou s’il lui imposait des commandements. La spiritualité conduit l’attention de l’extérieur vers l’intérieur, du superficiel vers le profond, du soi vers l’inter-être. La religion, comme tout système d’idées est « soumise au débat et à la critique (fut-elle vigoureuse ou caricaturale », Guy Haarscher). Elle ne garantit pas nécessairement un comportement éthique. La spiritualité, oui ! J’apprécie pour cette raison la définition du professeur Bouckaert - « la spiritualité est la face interne de la morale », ainsi que la parole du Dalaï-Lama : « Nous devons rechercher tous ensemble une nouvelle spiritualité. Ce nouveau concept devrait prendre place aux côtés des religions, de sorte que tous les êtes humains de bonne volonté puissent y adhérer ». Ce nouveau concept de spiritualité laïque pourra inspirer également les scientifiques, pourrait déboucher sur ce que nous cherchons tous : une éthique mondiale. 4 Dans le climat anxiogène actuel, la détresse existentielle et le nihilisme ambiant, à une époque où on a l’impression que non seulement il n’y a plus de pilote dans l’avion, mais peut-être même simplement plus de poste de pilotage, une vision positive sur les possibilités humaines est plus que bienvenue. Les changements bénéfiques auxquels nous aspirons ne dépendent toutefois pas uniquement d’une réforme des structures économiques, politiques et sociales.5 On sait que le nœud de la crise (financière et économique) actuelle se trouve dans le manque de confiance... et la confiance n’est-elle pas un sujet éminemment spirituel ? Le profil de l’enseignant bouddhiste Dans la période préparatoire au processus de la reconnaissance officielle du bouddhisme par les Autorités Belges, une journée de rencontre et d’étude avait été organisée par l’Union Bouddhique Belge le dimanche 4 mars 2007. Le rapport des groupes de travail avait formulé une série d’idées ayant trait aux matières à enseigner (le savoir), à la formation pédagogique (le savoir-faire) et aux qualités personnelles (le savoir-être). Ces travaux furent menés afin de s’inscrire dans une structuration dont la responsabilité incombe à l’UBB et qui consiste, entre autres, à organiser l’enseignement du bouddhisme au même plan que dans le cas des autres traditions religieuses et philosophiques reconnues. 1. Les matières doivent se fonder sur: -
une approche scientifique solide qui permet de faire la différence entre les idées reçues ou les croyances d’une part et les analyses basées sur l’expérience, les acquis des études historiques ou archéologiques d’autre part ;
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« Lorsqu’on étudie l’histoire de notre espèce, on constate que, parmi les grands fauteurs de troubles - ceux qui ont répandu la violence et la destruction parmi leurs semblables - beaucoup professaient une foi religieuse, et souvent haut et fort (…) Mon idée ne repose pas uniquement sur la foi religieuse et se réclame plutôt du bon sens : on peut établir des principes éthiques unificateurs en partant du point de vue que nous désirons tous être heureux et ne pas souffrir. Pour moi, une révolution spirituelle implique une révolution éthique. », Dalaï Lama, Sagesse ancienne, Monde moderne 5
Le Bouddha ne sous-estime pas certaines mesures dans ces domaines. « La pauvreté est immorale et aussi criminelle que le vol », disait le Bouddha. « Il importe donc de mettre fin à ce forfait en améliorant la situation économique du peuple. Nous devons procurer des graines et le matériel nécessaire aux cultivateurs et aux agriculteurs, nous devons fournir des capitaux aux marchands et aux entreprises et rétribuer équitablement les travailleurs. Si le peuple gagne suffisamment sa vie pour assurer sa subsistance, il sera content, il n’aura plus peur et le pays vivra en paix, délivré du crime. » Dhammapada
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une large culture générale confrontant les enseignements du bouddhisme aux avancées de la science moderne (p. ex. la théorie des quanta ou les sciences cognitives) et aux grandes questions de notre temps ; une lecture et une étude critiques des textes canoniques et des commentaires de toutes les traditions bouddhiques.
2. Une formation pédagogique certifiée et les qualités requises: L’enseignant montre à travers l’histoire du bouddhisme comment le bouddhisme s’est adapté partout aux cultures pré-existantes des pays d’accueil et comment cette capacité d’intégration s’applique maintenant à sa rencontre avec l’Occident où les questions de liberté de l’individu, les droits de l’homme et l’égalité des sexes, tout comme la séparation de l’Eglise et de l’Etat constituent des acquis primordiaux. Le professeur de bouddhisme a pour tâche d’amener chaque élève à comprendre le sens de ces droits fondamentaux. Les qualités de l’enseignant mentionnées à cette occasion étaient formulées de manière provisoire comme suit : l’enseignant de bouddhisme… -
est un pratiquant qui enseigne à partir de son expérience ; fait montre d’humilité et de discrétion ; n’est pas un maître spirituel ; n’est pas un professeur de bouddhisme zen ou de bouddhisme tibétain : il fait montre d’écoute, de patience, de tolérance, d’ouverture, notamment, par rapport aux différentes formes de bouddhisme ; n’a aucune difficulté à ouvrir le dialogue avec des traditions théistes ou athéistes ; a une attitude non dogmatique, ouverte à la discussion. Il n’existe pas de vérités absolues, inaltérables et unilatérales, ni dans le bouddhisme, ni ailleurs. 6 ; va plus loin que le simple fait de communiquer des informations. « Eduquer les enfants, c’est allumer des feux plutôt que de remplir des vases » (Montaigne). Son apport doit protéger les jeunes contre toute forme d’endoctrinement et mener à une émancipation de chaque être.
Il est clair qu’à travers son cours, le professeur de bouddhisme débouchera tout naturellement sur des valeurs de patience-tolérance, de compassion et de solidarité. Il incitera les élèves à chercher par eux-mêmes le sens de la vie, à apprécier ce qu’ils vivent et à ressentir de la gratitude envers tout ce qu’ils ont reçu des enseignants et des parents, de la société et de l’humanité toute entière. Le professeur amènera les élèves à comprendre que, quelle que soit son appartenance philosophique, chacun a à cœur d’éliminer la souffrance et de chercher le bonheur même si les voies pour y arriver peuvent être divergentes. « Tout le monde veut trouver le bonheur, même celui qui choisit de se pendre. » (Pascal). Le cas échéant, les élèves pourront constater que certaines méthodes pour trouver le bonheur sont pertinentes et d’autres pas. Le professeur de bouddhisme expliquera comment le Bouddha préconise la paix (de l’esprit) et la non-violence en montrant que la violence est contre-productive, que la véritable libération consiste à se défaire de toutes les émotions perturbatrices et que le vertueux et le non-vertueux n’on rien à faire avec une morale normative, mais avec la distinction entre ce qui est bénéfique et ce qui est nocif pour soi-même et les autres. Une vision non-duelle
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« Aucun mouvement religieux, laïc, politique ou philosophique n’est crédible s’il prétend au monopole de la conscience et de la vérité. » (Thomas d’Ansembourg) « S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, le despotisme serait à craindre; s’il y en avait deux, elles se couperaient la gorge; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses. » (Voltaire en 1734) « Aucune religion ne peut être de Dieu si elle prétend être seule à appartenir à Dieu. » (Drewermann)
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La vision non-duelle du bouddhisme résulte des notions-piliers, à savoir l’impermanence des phénomènes, l’interdépendance et la vacuité. Les élèves du supérieur pourront même être mis en rapport avec toute une littérature qui existe sur le thème du management du changement ou des qualités du nouveau leadership. 7 Les méditations sur l’impermanence de tous les phénomènes (tout change tout le temps) prépareront les élèves aux contretemps de la vie, alors que maintenant il leur manque souvent la résistance nécessaire… qui n’a jamais été construite dans la « press button society ». Le concept de l’interdépendance leur apprendra à considérer et à apprécier une multiplicité de points de vue, à cultiver une souplesse d’esprit qui résultera de l’habitude de voir la réalité en changeant de perspective 8 et à abandonner l’entêtement égotiste qui dans le bouddhisme est appelé « le voile des convictions ». Au milieu des vicissitudes de la vie, s’installe ainsi une dynamique libératrice. Quel que soit le vécu du moment, il évoluera et se transformera peut-être en son contraire. C’est pourquoi il est vain de s’accrocher à une émotion liée à une situation. Comme le Bouddha l’a démontré dans son enseignement sur les huit dharmas mondains, les louanges se transformeront en blâmes, les gains en pertes, les plaisirs en douleurs, la bonne réputation en mauvaise… et vice-versa. C’est pourquoi le bouddhisme est parfois appelé la philosophie de la voie du milieu. Dans tous les domaines, la sagesse se situe en effet dans le dépassement des antagonismes. Par exemple : -
dans la méditation : torpeur / agitation ; dans la politique économique : état-providence / initiative privée ; dans l’épistémologie : vérité relative (monde matériel) / vérité absolue (réalité ultime).
Une telle attitude évite bon nombre de conflits émergeant de contradictions basées sur des faits figés ou sclérosés - donc illusoires et déformés - qui ne peuvent que faire surgir des malentendus et leurs conséquences.
Conclusion
7 Ou avec l’analyse de défis planétaires comme le dérèglement climatique, la nécessité de structures de
financement plus saines, les désastres du culte pervers à la divinité de la consommation. On peut éventuellement voir les rapports avec l’histoire de la création de la fédération européenne en illustrant la tension qui existe entre la liberté (des nations) et l’interdépendance (des états dans la réalisation d’un projet commun) etc.
8Là aussi, des leçons de notre histoire constituent d’excellents supports. « Les aventuriers de l’esprit s’exposent
au risque d’être attaqués, ridiculisés, de perdre leur charge ou l’estime de leurs collègues, parfois d’être tués ou emprisonnés, mais aussi au risque de se tromper. On s’est moqué des idées de Colomb, Vésale, Edison, Marconi, Heisenberg, Picasso, des féministes, des premiers écologistes… De nombreux penseurs ont utilisé ce procédé pour mettre en évidence nos préjugés, la relativité de nos vérités et de nos valeurs, nos conditionnements sociaux, sources de tous les « centrismes ». (...) Erasme a pris le point de vue de la folie, M o n t a i g n e c e l u i d e s c a n n i b a l e s , M o n t e s q u i e u c e l u i d e s Pe r s a n s , Vo l t a i r e c e l u i d e d e u x extraterrestres. » (Sophie Perenne).
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Le principe de neutralité dans sa version stricte est probablement issu des tendances trop prosélitiques de la part des traditions religieuses 9. Le bouddhisme ne souffrant pas de cette maladie, se sentirait pourtant gêné à l’idée que la spiritualité - la source même de la joie de vivre et d’une dynamique de convivialité - serait confiée à une simple émission de télévision à regarder de temps à autre à la maison. « Notre vie commence à se terminer lorsque nous devenons silencieux par rapport aux choses qui importent vraiment », disait Martin Luther King. On peut espérer que la frilosité envers toute forme de spiritualité est une séquelle de conflits idéologiques qui appartiennent résolument au passé. Frans Goetghebeur, président de l’Union Bouddhique Européenne
9 L’intrusion des religieux qui veulent contrôler la femme et l’école et ainsi augmenter leur emprise sur la société entière et la colonisation de l’espace public par les cultes deviennent des périls non-négligeables. « Ceux qui veulent coloniser subtilement nos valeurs pour ensuite les retourner contre nous » (Guy Haarscher) sont de plus en plus actifs ces derniers temps et ne manquent pas de trouver des alliés dans une certaine frange de la gauche et de la classe politique qui confondent le droit à la différence avec la différence des droits. « Ils mettent en place une habitude de revendiquer systématiquement des dérogations au droit commun pour des mots religieux », (cfr. L’ouvrage « La laïcité à l’épreuve du XXIème siècle »).
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Bibliographie
Carrette Jeremy and King Richard, Selling Spirituality, the silent takeover of religion, Routledge, 2007 Batchelor Stephen, Versets jaillis du centre. Une vision bouddhiste du sublime, Publications Kunchab, 2002 Comte-Sponville André, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006 Geerts Nadia, La laïcité à l’épreuve du XXI è siècle, Luc Pire, 2009 Goetghebeur Frans, Le bouddhisme, une spiritualité pour demain ?, Editions Luc Pire, 2007 Goetghebeur Frans, Les mille visages du bouddhisme, Editions Racine, 2008 Jacquard Albert, Le compte à rebours a-t-il commencé ?, Editions Stock, 2009 Kahn Jean-François, L’alternative, Fayard, 2009 Kyabgon Traleg, Au cœur du bouddhisme. Une introduction à sa philosophie et à sa pratique, Publications Kunchab, 2004 Maalouf Amin, Les identités meurtrières, Editions Grasset, 1998 Perenne Sophie, La vision paradoxale ou l’art de concilier les opposés, Editions Accarias L’Originel, 2009 Revel Jean-François, Le moine et le philosophe, Nil éditions, 1997 Todorov Tzvetan, La peur des barbares, Robert Laffont, 2008 Trungpa Chögyam, Pour chaque moment de la vie, Seuil, 2004 Wallace B. Alan, Contemplative science. Where Buddhism and neuroscience converge, Columbia University Press, 2007
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