L’ opposition à toute hiérarchie artistique est un des éléments les plus palpitants de la peinture de Pat Andrea : ce travail est un mélange de références à l’histoire de l’art et à l’imagerie populaire. Très influencé par la bande dessinée, l’artiste, qui a notamment vendu des dessins à Hergé, rappelle que le verbe « illustrer » signifie étymologiquement « faire briller », impliquant une transformation valorisante de l’objet premier par l’action artistique. Cette attention à la narration par l’image demeure présente dans la pratique de Pat Andrea où se sent la prégnance des formes définies, du dessin et des contours qui servent un récit incroyable, souvent hybride et grotesque. Ici, l’extravagance ne s’oppose pas au réalisme : les compositions sont dynamiques, avec des lignes de force qui guident l’œil du spectateur à travers l’image. La peinture assume l’anecdote, c’est-à-dire l’inédit, qu’elle compose de manière précise et sans honte. Il en va, chez Pat Andrea, d’une transcription des énergies et de la psyché humaines de manière quasi scripturale. Cette question du rapport de l’illustration à l’écrit est dès lors particulièrement pertinente dans sa mise au ban des dichotomies classiques pour accéder à des phénomènes plus complexes : abstraction / figuration, réel / fiction, raison / imagination. Une bonne peinture n’est pas celle qui se situe - de manière un peu flottante et indécise - « entre » chaque pôle de ces opposés, mais plutôt celle qui surprend en les liant dans une image concrète. C’est précisément ce pont qui permet d’aller plus loin que le domaine du visible.
La fuite de l’âme, 2018
Huile et caséine sur toile
260 x 320 cm
Diptyque
Ce qui est frappant dans l’œuvre de Pat Andrea, c’est le cadre qui est factice et pointé comme tel par la peinture. D’une manière similaire, les repentirs, parfois, restent et sont mis en exergue. Il n’y a donc pas de saisie immédiate du réel, on ne l’appréhende que par le langage et la forme. Pourtant, la simplification et la stylisation des personnages n’empêchent pas leur grande expressivité et leur capacité d’évocation, concentrées dans les bouches, les sexes et les yeux. Ces mannequins confirment l’intention de l’artiste : établir un lien entre l’absurde et le réel. L’humour tient ainsi une place essentielle dans ce travail ; il est une façon de mettre en exergue l’instant prégnant, le moment décisif, et de contrer les conventions connues. Résister à ce qui existe en découvrant les profondeurs de ce que nous acceptons par simple habitude ces peintures extraordinaires s’amorcent dans l’ordinaire.
Pour qu’il y ait peinture, selon Jacques Lacan, « il faut que je sois regardé ». En d’autres termes, il faut que le tableau existe dans mon œil et que moi je sois dans le tableau. Ça me regarde, aussi dans le sens où ça m’intéresse et me captive. Ce saisissement se traduit régulièrement par un triangle du désir dans la peinture de Pat Andrea un personnage assiste à la scène dont il accuse la dimension incroyable, tandis qu’un autre fixe le spectateur, comme une invitation admonitrice à reproduire ce même état de surprise. L’instant unique qui est celui figuré dans le tableau, se traduit par des réceptivités multiples mais aussi par des rapports différents à la pesanteur, autres symptômes de la surprise que l’on peut notamment trouver dans ses expressions consacrées tomber des nues, tomber de haut, être atterré. Les grosses têtes sont encastrées dans des corps longilignes et tronqués, jouant des déséquilibres mais aussi d’une perspective symbolique propre au Moyen-Âge, où la taille des figures est proportionnelle à leur valeur. De tout ce jeu formel et géométrique, il résulte une peinture située entre la toise de la science et le vertige de la folie. « Il délire, mais sa folie ne manque pas de méthode » fait dire Shakespeare à Polonius à propos d’Hamlet devenu fou.
Elora Weill-EngererElles sont d’accord 2022
Huile et caséine sur toile 54 x 65 cm
The little grey cloud, 2022
Huile et caséine sur toile 54 x 65 cm
La chaise jaune, 2021
Huile et caséine sur toile 54 x 65 cm
The virgin of the twilight stroll 2022 - 2023
Huile et caséine sur toile 54 x 65 cm
La visite surprise, 2021
Huile et caséine sur toile 54 x 65 cm
Champ de soja, vengeance 2022
Huile et caséine sur toile 54 x 65 cm
La vierge de l’hippodrome de Palermo, 2021
Huile et caséine sur toile 54 x 65 cm
Simon Pasieka et Nazanin Pouyandeh sont d’anciens élèves de Pat Andrea, dont ils ont hérité un certain sens de la liberté : Pat n’imposait rien à ses élèves mais leur donnait les outils pour faire ce qu’ils voulaient faire. Ce mode de transmission douce et horizontale semble être la condition à un enseignement de l’art par l’art, où l’individualité artistique se révèle plus qu’elle ne s’apprend. Pat, Simon et Nazanin sont les membres de ce que l’on pourrait appeler une « famille artistique ». À la vision singulière de chacun s’appliquent les contacts des autres : appui, incitation, impression. Dans son De Rerum Natura, Lucrèce analyse la déclinaison des atomes, qui leur donne la capacité de dévier de leur trajectoire prévue et leur permet de se combiner pour former des objets plus complexes. La peinture au sein d’une « famille artistique » pourrait être comparée à cette déviation où l’influence directe ou indirecte des artistes s’ajoute comme une charge de regards à la pratique des autres, déviant toujours un peu plus de son point d’arrivée.
Cette articulation de la liberté et de la volonté en peinture, d’un côté, et de la nécessité (ou non) de faire « école », de l’autre, a suscité beaucoup d’intérêt chez les historiens de l’art, particulièrement Aloïs Riegl avec le concept de « kunstwollen » qu’il développe en 1893. Selon ce principe, la force dynamique qui anime les artistes et les œuvres d’une époque donnée peut être considérée comme la manifestation d’une volonté singulière tout en restant conditionnée à des facteurs externes d’influence. L’équation posée s’applique par métonymie à la peinture. Elle relève, chez les trois artistes, d’une machine diégétique (fondée sur le récit) faite de conduits en détour ou en ligne droite, de passages plus ou moins étroits, de poids qui contrebalancent les substances éthérées. Limitée dans son médium et sa surface, la peinture projette notre esprit-corps au-delà de ces limites ; en plus de la vue, la peinture ne renonce pas à la musique, au théâtre, à la sculpture, la gravure et la danse. Elle en convoque les sens sur sa surface sensible. Aussi, au-delà du large éventail de sujets présents (jeu, guerre, sport, amour, religion), ces peintures parlent de peinture. Elles se prêtent à une réflexion sur leur histoire et leurs caractéristiques essentielles : la palette, le cadre, le croquis et la lumière intègrent la réalité du tableau dans des moyens proprement picturaux.
Low moon over Toscane, 2017 - 2018
Huile et caséine sur toile 160 x 180 cm
What they are longing for , 2021
Huile et caséine sur toile 160 x 160 cm
An orange table arangement, 2017 - 2018
Huile et caséine sur toile 160 x 180 cm
APPAREMMENT, LA JUXTAPOSITION DE DIFFÉRENTES PLASTICITÉS SUR LA TOILE RELÈVE D’UN CERTAIN MANIÉRISME
ET IL EST TOUJOURS POSSIBLE, CHEZ PAT, SIMON ET NAZANIN, DE PERCEVOIR LA TECHNICITÉ DU MEDIUM.
MAIS L ’ARTISTE N’A JAMAIS HONTE DE FAIRE ŒUVRE MANUELLE.
LA VÉRITABLE ANALOGIE
ESTHÉTIQUE QUI EXISTE ENTRE LES SYSTÈMES PICTURAUX - RÉALISTES, ABSTRAITS, FIGURATIFS -, LA SEULE, C’EST QU’ILS CONSTITUENT TOUS UNE FORME INVENTÉE.
Pour autant, une forme plastique n’est pas le fruit du transfert plus ou moins mimétique d’une vision sur un support. C’est un ajustement conscient de quelque chose qui est intérieur : une peinture est nécessairement un ordre. « Ce qui s’oppose à la loi, selon Jean Baudrillard, n’est pas du tout l’absence de loi, c’est la règle ».
Cette pensée, issue de son ouvrage sur la séduction, fait particulièrement sens pour la peinture de Pat, Simon et Nazanin. La séduction ne relève pas d’une énergie expressionniste mais du signe et du rituel : comme au théâtre, on adhère d’autant plus à la chose qu’on sait qu’elle prend place dans un espace fictif. Et le caractère jubilatoire de cette peinture provient en grande partie de cette relation consentie au jeu et au simulacre.
Elora Weill-EngererDe gauche à droite :
Sniper 2, 2016
Huile et caséine sur toile
300 x 330 cm
Diptyque
La trinité et Lilith 2014
Huile et caséine sur toile 300 x 330 cm
Diptyque
Pages suivantes
Syracusa, 2018 - 2019
Huile et caséine sur toile
180 x 320 cm
Diptyque
N’est-il pas réconfortant que l’art de peindre, tellement soumis à de si violents assauts venus de tous côtés (cela ne date pas d’hier), puisse toujours affirmer sa légitimité avec l’évidence forte par laquelle Pat Andrea l’impose ? Son geste de résistance, soit de liberté grande, apparaît d’autant plus exemplaire qu’il l’exerce souverainement dans la sphère figurative. Comme chez les maîtres anciens dont il se réclame (Van Eyck et Goya, entre autres), ou les contemporains « d’avant », tels Otto Dix, Max Beckmann ou Max Klinger, le dessin est pour lui primordial. Les couleurs peuvent venir. Après. Sourdes, le plus souvent, avec une profonde dilection pour une sorte de vert fantomatique. L’œuvre de Pat Andrea s’inscrit dans le courant de ce que le critique Jean Clair a défini comme « la Nouvelle subjectivité », qu’il intronisait en majesté au Festival d’Automne à Paris en 1977. Il n’est certes pas indifférent que l’artiste se situe de lui-même « entre Bacon et Balthus », mais le suivre à la lettre sur cette piste reviendrait à le priver un tant soit peu de sa singularité poignante. Les représentations qu’il offre, à qui se plante devant chacun de ses tableaux, sont toutes de l’ordre d’un théâtre de l’inconscient subtilement mis en scène, qui semble régi par des élans filtrés dans le sommeil, au sein duquel se dictent des actes guidés par le désir sans frein, enfin exempt de toute surveillance diurne (à la ville, Pat Andrea s’avance en homme paisible, courtois, voire lisse). Une bouleversante teinture d’angoisse en mouvement pose un glacis sur ces scènes érotiques hantées par des visages de femmes en posture d’énigme, qui dévisagent parfois le spectateur, le voyeur plutôt, que nous sommes. La voilà bien, l’inquiétante étrangeté dont on nous rebat les oreilles à tout bout de champ, chez lui intacte, close sur son secret et pourtant si parlante pour qui sait écouter-voir. « L’homme bouge, affirme Pat Andrea, l’homme pense, l’homme est aussi la proie de pulsions sexuelles. Comment ne pas prendre en compte celles-ci » ? On ne saurait mieux dire. Grand voyageur, hollandais volant partout chez lui, Pat Andrea a su créer un genre de communion universelle du fantasme, au fil d’une dramaturgie picturale donnée en partage à chacun, ce qui est sans doute le comble paradoxal d’une subjectivité irradiée par le perpétuel duo d’Eros et Thanatos, escortés là par des chiens qui ne sont pas couchants, mais commis à conduire dans la nuit du sexe l’aveugle humanité unanime.
No way ! 2022
Huile et caséine sur toile 60 x 73 cm
La virgen de las mentiras, 2020 - 2021
Huile et caséine sur toile 60 x 73 cm
La Proie Écorchée, 2020
Huile et caséine sur toile 150 x 180 cm
Grand-écart, 2018 - 2023
Huile et caséine sur toile 150 x 180 cm
Pages suivantes
La mèche 2020
Huile et caséine sur toile 180 x 300 cm Diptyque
Coup de Vent, 2020
Technique mixte sur papier 150 x 180 cm
Zumbido de Insectos, 2008
Technique mixte sur papier 150 x 180 cm
Annonciation - L’ ange 2019
Huile et caséine sur carton 80 x 37 cm
Susto + Cabesita 2019
Huile et caséine sur carton 70 x 18 cm
Dream of the Fish, 2017 - 2018
Huile et caséine sur toile 150 x 180 cm
« Simon Pasieka est un peintre allemand né en 1967. Il a choisi de vivre en France depuis 1998. Il peint des figures humaines sans âge dans un cadre naturel peuplé d’architectures mystérieuses. Rives de lac, herbes folles, corps nus androgynes, structures de métal rouillé, humidité de l’air, irisation, jeux de reflet et de transparence composent le vocabulaire visuel du peintre en pleine maturité. Baignés dans une lumière de petit matin, les personnages se reposent, jouent, peignent, sculptent, avec sérénité. Pasieka travaille d’imagination et pourtant se contraint à un réalisme strict.
SES TABLEAUX D’UTOPIE CHARRIENT D’AUTANT PLUS LEUR POÉSIE GRAVE ET DÉLICATE QUE CE SONT DES MONDES POSSIBLES. »
Grand Verre 2015
Huile sur toile 240 x 200 cm
Pages suivantes
Source, 2018
Huile sur toile 200 x 250 cm
Peintre et dessinatrice, Nazanin Pouyandeh est née à Téhéran en 1981. Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, elle vit et travaille à Paris. Le travail de Nazanin Pouyandeh a fait l’objet de nombreuses expositions monographiques et collectives en France et à l’étranger : Ex Africa au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac (commissariat Philippe Dagen), à la Fondation Yves et Claudine Salomon, le Suquet des Art(iste)s à Cannes, le Centre d’art contemporain de Meymac, le Centre d’art et de Culture à Cotonou au Bénin, au Städtisches Museum Engen à Engen en Allemagne ou au Frissiras Museum à Athènes.
IMAGES QUI S’Y MEUVENT, PRIVENT DU VERBE ET SE SITUENT AU-DELÀ DU SIGNIFIANT. IL NE FAUT PAS Y CHERCHER DE SENS, SINON CELUI DU RÊVE ».
Je jure de t’aimer jusqu’à l’aube, 2017
Huile sur toile
130 x 97 cm
« LES TOILES DE NAZANIN POUYANDEH SONT DES HUIS CLOS, OUVERTS. DES ESPACES LIBRES, TAILLÉS POUR L’ÉCLOSION DU FANTASME. LES
Tendresse printanière, 2020
Huile sur toile 92 x 73 cm
De gauche à droite et de haut en bas :
Gourmandise, 2021
Huile sur toile 35 x 27 cm
Sans Titre 2017
Huile sur toile 51 x 60 cm
La Reine de Béhanzin, 2021
Huile sur toile 35 x 27 cm
Madeleine au masque mexicain et l’Azulejos 2022
Huile sur toile 50 x 40 cm
Le Duel, 2011
Huile sur toile 160 x 200 cm
Page suivante
L’Alliance, 2021
Huile sur toile 162 x 130 cm
Published by Strouk gallery
Exposition CROSSWALK du 05.05.23 au 03.06.23
CRÉDITS ARTISTES
©Pat Andrea
©Simon Pasieka
©Nazanin Pouyandeh
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES
© Romain Darnaud
© Atelier Simon Pasieka pp. 35-41
© Atelier Nazanin Pouyandeh pp. 43-48
COORDINATION
Marie Laborde & Juliette Susini
TEXTES
Elora Weil-Engerer
Jean-Pierre Léonardini
Thomas Levy-Lasne
Léa Chauvel-Levy
GRAPHISME
Juliette Susini
www.stroukgallery.com
PARIS
2, avenue Matignon, 75008 5, rue du Mail, 75002
T +33 1 40 46 89 06 contact@stroukgallery.com
@stroukgallery @strouk_editions @laurentstrouk
Achevé d’imprimer en avril 2023 sur les presses d’Agpograf, Barcelone, Espagne
Dépôt légal mai 2023
ISBN 978-2-493962-02-7