MONOGRAPHIE
Fabienne Verdier 1
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« La calligraphie ouvre les portes de la peinture. »
Fabienne Verdier est une peintre française contemporaine. Elle a débuté comme calligraphe chinoise et s’est convertie à la peinture, la calligraphie étant sa grammaire. Après des études brillantes à l’École supérieure des beaux-arts de Toulouse, elle a vingt ans dans les années 1980 quand elle décide de tout quitter et de partir en Chine pour assouvir son admiration de l’art pictural chinois et de la calligraphie chinoise. En Chine, elle partage un temps la vie spartiate des étudiants du Sichuan. Mais l’omniprésence et la surveillance constante du Parti ne facilitent pas les contacts qu’elle recherche : les lettrés versés dans les arts anciens, peintres, calligraphes, sculpteurs de sceaux, ne répondent plus aux normes du réalisme socialiste. C’est à force de persévérance qu’elle poursuit donc son apprentissage et sa quête, tant artistique que philosophique. Elle quitte la Chine au bout de dix ans, enrichie de ce bagage, et continue depuis à développer son art en France.
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Entretien avec Fabienne Verdier, peintre calligraphe Eurasie : Pourquoi avoir bifurqué de l’école des Beaux-Arts de Toulouse vers la calligraphie chinoise ? Fabienne Verdier : La première raison est ma déception de l’enseignement de l’art en France. C’était l’époque freudienne où l’on devait axer la création sur l’ego. Cette façon d’enseigner me paraissait un peu légère. Il me manquait un véritable enseignement, complet, comme à l’époque de De Vinci. Je me suis entraînée seule à la peinture tant que j’ai pu. J’ai été séduite par l’approche du silence que vit le peintre. Pour acquérir des bases solides, j’ai donc été étudier pendant trois ans à l’école des Beaux-Arts de Toulouse. Deux de mes professeurs (dessin et calligraphie) ont compris que les cours ne me suffisaient pas : ils m’ont encouragé à explorer d’autres domaines. Eurasie : Comme la calligraphie ? Fabienne Verdier : Effectivement. C’était un enseignement concret, complet et long. Par chance, cette nouvelle orientation allait pouvoir prendre corps grâce à un concours de la ville de Toulouse dont le premier prix était une bourse 4
d’études pendant une année. J’ai refusé le prix et ai parlé au maire de l’époque, Dominique Baudis, de mon intérêt pour la Chine et la calligraphie. Très ouvert, il m’a proposé de faire partie d’un voyage pour sceller le pacte de jumelage entre les villes de Toulouse et Chongqing, située dans la province chinoise du Sichuan. J’ai encore refusé... Eurasie : Pourquoi donc ? C’était pourtant une occasion unique de découvrir la Chine de 1984. Fabienne Verdier : Je ne voulais pas me contenter d’un court voyage d’échanges culturels. J’avais entre temps fait la connaissance et sympathisé avec les sinologues Jacques Pimpaneau et Jacques Gernet qui m’ont poussé et aidé à entreprendre un plus long voyage. Mon projet de devenir la première étudiante à l’école d’art de Chongqing a enthousiasmé Dominique Baudis. Et j’ai finalement réussi à partir, grâce à une bourse, ce qui n’a pas plu à l’ambassadeur de l’époque, que j’avais de la sorte court-circuité : en effet les étudiants en arts allaient uniquement à Hangzhou ou à Pékin.
Fabienne Verdier et son maître Huang Yuan. École des Beaux Arts du Sichuan 1984 / 89
Eurasie : Vous avez donc commencé à étudier la calligraphie... Fabienne Verdier : Oh non, cela aurait été trop facile ! Passé le premier choc frappant à la rencontre de la Chine des années 1980, je me suis retrouvée seule, dans un petit bureau administratif avec des barreaux aux fenêtres, face au bureau du PC et de la statue de l’écrivain Lu Xun. L’administration avait collé sur ma porte un dazibao, que j’ai mis des mois à comprendre, il interdisait aux gens d’avoir des contacts avec moi ! J’étais donc confinée, mangeait seule tout en voyant les étudiants chinois crever de faim et vivre dans des conditions très dure. J’étais loin de mon rêve de recevoir l’enseignement d’un maître calligraphe. Eurasie : Comment avez vous réagi ? Fabienne Verdier : Au bout de plusieurs mois, je me suis décidée à crier ma colère au directeur de l’école : être confinée et réapprendre l’académisme russe ne m’apportait pas grand chose. Il m’a répondu qu’il n’y avait plus de cours de calligraphie, mais il m’a laissé me mêler aux autres étudiants. J’ai enfin pu apprendre le chinois, ce qui m’a permis de découvrir l’existence
«Son enfance, on la subit ; sa jeunesse, on la décide»
Ligne espace-temps No 4 2009 Pigments et encre sur toile Courtesy galerie Jaeger Bucher
de quelques maîtres calligraphes. J’ai immédiatement demandé à les rencontrer.
Tectonique III 2006 Encre noire et lavis, 181x137 cm
Eurasie : N’ont-ils pas été étonné de voir une Occidentale s’intéresser à leur art ? Fabienne Verdier : Plutôt ! J’ai rencontré le maître Huang Yuan, totalement déconnecté de la vie universitaire. Malmené pendant la Révolution Culturelle, il ne survivait que dans son monde de paysages. Quand je lui ai demandé de 5
Eurasie : Comment s’est déroulé votre enseignement ?
m’apprendre son art, il m’a ri au nez, « vous une Occidentale et une femme ? Comment apprendre ? N’y pensez même pas ! ». Je lui ai souri et je suis partie. Eurasie : Vous n’avez pas été tenté d’abandonner ? Fabienne Verdier : Je l’aurais été si je n’avais été dans le même cours que le fils de ce calligraphe. Il m’informait que son père examinait chaque jour avec attention mes exercices. L’absence de réponse commençait à devenir pesante au bout de ces six mois. Et puis un jour, le maître Huang Yuan frappa à ma porte, mes rouleaux d’exercice sous le bras, et vint me parler de l’acuité de mes choix de calligraphie. Il n’avait plus enseigné depuis la Révolution Culturelle. Il sentait un « terrain intéressant » en moi. D’où sa proposition : « Il faut vous préparer à dix années de travail, c’est ça ou rien ! »
Bourrasque 2007 Diptyque vertical, technique mixte et encre 162x106 cm
Série Incandescence 2009 Pigments sur toile 253x100 cm
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Fabienne Verdier : Il s’est révélé être une suite d’émerveillements, de découvertes initiatiques et de voyages. Pendant des mois, on n’a pas pris le pinceau, mais on a réfléchi sur la manière d’être. J’ai donc appris une ascèse avant même la technique. J’ai visité toutes les montagnes sacrées de Chine, et ai rencontré les grands maîtres calligraphes, tous disparus aujourd’hui. Une caste de métiers que je n’aurais pu découvrir sans mon maître. Il m’a fallut apprendre, comprendre. Mais, ce n’était pas toujours facile ; je suis très souvent tombée malade et ai été confrontée à la dureté de la vie chinoise. Mon maître me cachait parfois dans des paniers pour prendre des bus dans des régions interdites aux étrangers ! La récompense de ces épreuves ? J’ai découvert les minorités ethniques et leurs cultures, inconnues de la majorité des occidentaux, et qui vont le rester à cause de la destruction de leur culture. Aujourd’hui les Hans, population ultra-majoritaire en Chine, éradiquent les cultures minoritaires, c’est un monde qui disparaît.
Eurasie : Que pensent « les puristes » de vos mariages de techniques et de supports ? Fabienne Verdier : Avant de quitter la Chine, j’ai fait une exposition de mes travaux en 1991 au Centre culturel français de Pékin. Les grands noms de la peinture se sont déplacés. L’un d’eux a fait un discours élogieux car il sentait que je respectais la tradition, il a félicité mes maîtres de m’avoir transmis leur savoir. Mes tableaux actuels sont venus après mon retour en France. J’ai créé mon univers en mariant influences et techniques : peinture primitive flamande, vernis, encre de ChineS Je suis enfin sortie de ma solitude en participant à des expositions à Hong Kong en 1993 et à Taïwan en 1997.
«Dans l’ infiniment petit de nos tableaux, nous ne faisons que reproduire le principe de l’ infiniment grand du cosmos.»
Rythmes et Pensées 2008 Pigments et encre sur toile Courtesy galerie Jaeger Bucher
américanisés. Mon travail ne laissait pas indifférent : j’ai eu droit à des émissions à la télévision et à la radio. La ministre de la culture de Taïwan a pleuré devant mes tableaux, émue qu’une Française ait été la seule à recevoir cet enseignement et à le perpétuer en le renouvelant. Il y eut aussi des polémiques stupides : un galeriste m’insultait sans avoir vu mon travail. Au final, j’ai tout de même vendu tous mes tableaux. Une belle reconnaissance de mes calligraphies.
Eurasie : Quelles furent les réactions ? Fabienne Verdier : Les anciens me soutenaient, les jeunes galeristes me fustigeaient, qu’ils soient avant-gardistes ou
Concrétion I 2006 Pigments et encre sur toile Courtesy galerie Jaeger Bucher
Eurasie : Que vous a apporté la calligraphie ? Fabienne Verdier : Je me rends compte que ce n’était qu’un moyen de comprendre le principe d’être de toute chose. Avec cette maîtrise, il est possible d’interpréter chaque élément de l’univers. Et de donner vie à une peinture. Je commence à découvrir que l’on a tout en nous, il suffit d’aller chercher ces données. 7
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