Edward le conquĂŠrant Roald Dahl
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Edward le conquĂŠrant
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L
ouisa, un torchon
à la main, sortit par
la
porte
de
sa cuisine dans le
froid soleil d’octobre.
« Édward ! appela-t-elle.
Ed-ward ! Viens déjeuner ! » Elle la
se
pelouse,
petite
devant puis
mit
suivie
ombre.
devant
effleura
à
traverser
Elle les
d’un
de
sa
passa
rosiers,
doigt
le
cadran solaire. Bien qu’elle fut
petite et épaisse, ses mouvements ne manquaient pas de grâce. Sa
démarche était bien rythmée et elle balançait légèrement les bras et les épaules. Elle passa devant le mûrier pour atteindre le sentier
de briques. Elle s’y engagea pour
arriver enfin à l’endroit d’où elle put voir jusqu’au fond du jardin. « Edward ! Déjeuner ! »
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À présent, elle le voyait, à quatre-vingts mètres environ de là,
tout au fond, en bordure de bois. Son long corps maigre dans
sa salopette kaki et son chandail vert foncé. Il s’affairait autour d’un grand feu de bois, une fourche à la main. Le feu flamboyait
sauvagement,
jaune et orange. Il envoyait
surtout le jardin une odeur
d’automne. Pour rejoindre son
au ciel les nuages d’une mari,
Louisa
L’homme
se
descendit
retourna
doigt un coin, près
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fumée
laiteuse
et
le chemin en pente. pour la voir du feu.
répandait
montrer du
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Près du feu, si près que les flammes semblaient quelquefois le toucher réllement,
un
gros
chat
d’une
couleur insolite était accroupi par
terre. Calme, la tête penchée d’un côté.
« Il va se brûler ! » s’écria Louise.
Elle laissa tomber son torchon et
courut vers le chat. Elle le posa un
peu plus loin, à l’abri des flammes. L’homme et la femme se mirent
à remonter vers la maison. Le chat se leva et les suivit, à distance
d’abord, puis de plus en plus près. Bientôt il se trouvait à leur côté,
puis il les précédait comme pour leur montrer le chemin. Il rentra avec eux un
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peu
et Louisa lui de lait.
donna
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Après le déjeuner, Edward retourna à son jardinage tandis que
Louisa, comme d’habitude, alla à son piano. C’était une pianiste de
premier ordre et une anthentique musicienne. Presque tous les jours, elle passait plus d’une heure à jouer pour son plaisir. Le chat s’était couché sur le sofa. Une de ses joies particulières, c’était de s’offir tous les jours un petit récital. Elle ne s’accordait qu’un très bref
arrêt après chaque morceau, arrêt reservé aux applaudissement et
aux acclamations de son public imaginaire. La chambre se noyait peu à peu dans l’obscurité et elle interminables rangs
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ne voyait plus que les de spectateurs.
En tourant légèrement la tête à
droite, elle pouvait voir le chat endormi.
Lorsque
les
premières
un
petit
retentirent
notes
graves
du
Concerto Grosso, elle enregistra remue-ménage
sur
le
sofa. L’animal était à présent assis bien droit sur le sofa. Ses y e u x regardaient
fixement
piano.
Louisa
clavier
pour
oreilles
du
le
posa
de
nouveau les mains sur le continuer
à jouer son Vivaldi. Les aplaties yeux
Louisa
chat
à
présent,
mis-clos. aurait
que l’animal réellement
étaient les
Alors, juré
appréciait
son
jeu.
Elle
passa directement au prochain
morceau, le deuxième Sonnet de
Pétrarque, de Liszt. Il se produisit
alors une chose extraordinaire. Au
bout de trois ou quatre mesures à
peine, les moustaches de l’animal se mirent à palpiter à vue d’oeil.
C’est au beau milieu de cette
scèneque,
venant
du
Edward fit son entrée.
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jardin,
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Il s’assit dans un fauteuil, prit une
cigarette dans une boîte et l’alluma. « Je pense que nous nous trouvons
en ce moment en présence de Franz Liszt en personne ! » prononça Louisa.
Le mari tira longuement sur sa
cigarette, puis souffla la fumée au plafond. « Je ne marche pas, dit-il. »
Louisa lui raconta tout. Pendant
qu’elle parlait, son époux était
vautré sur son fauteuil, les jambes
écartées. Il sourait cyniquement. Sur une étagère, Louisa prit un album de Liszt, le parcourut rapidement et choisit une de ses plus belles pages, la sonate
en si bémol mineur. Elle joua la sonate jusqu’au
bout. Lorsqu’elle eut finit, elle
regarda son mari en souriant.
« Voilà, dit-elle. Tu ne vas pas me dire qu’il n’a pas
adoré
ce morceau !
- Écoute, dit-il. J’ai faim. Va,
prépare-nous quelque chose de bon.»
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Louisa disparut dans sa cuisine. Elle passa un moment à se
demander quel plat spécial elle pourrait bien préparer.
Lorsque tout fut prêt, elle le mit sur un plateau et le porta à
la salle de séjour. Au moment même où elle entrait, elle vit son mari qui revenait du jardin par la porte-fenêtre.
« Le dîner est prêt », dit-elle en posant le plateau sur la
table. Puis elle jeta un regard vers le sofa. «Où est-il ? »
Son mari referma la porte, puis traversa pièce pour se chercher
une cigarette.
« Edward, où est-il ? - Qui ?
- Tu sais bien.
- Ah, oui c’est vrai. Eh bien, je vais te le dire. »
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Lorsqu’il leva les yeux, il vit que
Louisa regardait ses chaussures et
le bas de son pantalon qui étaient humides de rosée.
« Je suis sorti pour voir le feu »,
dit-il.
Les yeux de Louisa se posèrent
alors sur ses mains. Sa façon de le regarder le rendit mal à l’aise. « Qu’est-ce que c’est ? » fit-
il en reposant le briquet. Puis il baissa les yeux et découvrit la
longue égratignure qui lui barrait
diagonalement le revers de la main. « Edward !
- Oui, dit-il, je sais. Ces ronces sont terribles. Ça vous met en morceaux. Voyons, Louisa ! Qu’est-ce que tu as. - Edawrd !
- Oh, pour l’amour de Dieu,
assieds-toi et reste tranquille.
A quoi bon te tourmenter ? Assieds-toi, Louisa, assieds-toi, va ! »
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