Critique - Le temps de quelques jours par Véronique Dufief Sanchez

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« Vie dans les plis » par Véronique Dufief Sanchez

Le Temps de quelques jours : la comparaison avec Le Grand Silence vient spontanément à l’esprit du spectateur : une caméra dans un cloître, le parallèle est vite là, alors que c’est peut-être le seul point commun entre les deux expériences cinématographiques. Le Grand silence s’efforce de nous faire entrer non seulement dans le silence contemplatif des Chartreux, mais dans une autre temporalité, ralentie, où tout est fait consciemment, dans la vigilance spirituelle qui est l’un des fruits de l’ascèse monastique. Pour donner une idée de la vie réglée des moines, le cinéaste a pris le parti de nous en faire faire une expérience aussi proche que possible de la réalité intérieure qui caractérise toute existence consacrée à la prière.

d’un monastère voué au recueillement à l’écart du monde. Il y a aussi un homme, le chocolatier, dans la clôture, qui n’est donc pas non plus aussi stricte qu’on pourrait l’imaginer. C’est le seul homme du lieu. Il est à la fois dedans et dehors. Il est proche, aussi bien des moniales que des spectateurs. Relais du cinéaste à l’intérieur du film, il remplit cette fonction avec le plus grand naturel.

« le souci de la beauté est d’autant plus fort que la tension spirituelle est plus exigeante » Le spectateur est donc plongé dans un silence imposant, dans la lenteur, dans une certaine solennité et aussi dans l’obscurité grâce au merveilleux office des Ténèbres dans le mystère duquel il est invité à entrer. Comme le film se veut lui-même prière, il propose une certaine ritualisation ou idéalisation dans la manière de filmer : la réalité appréhendée est stylisée, elle est rendue par une démarche esthétisante, ce qui peut paraître paradoxal, car le souci de la beauté est d’autant plus fort que la tension spirituelle est plus exigeante. De tout ceci, on peut déduire que le réalisateur vise plutôt un public déjà au fait de l’expérience spirituelle, à qui il s’agit de faire découvrir jusqu’à quelle radicalité peut aller cette expérience dans la quête de Dieu escarpée qui est celle des Chartreux. Avec Le Temps de quelques jours, le propos est tout autre, malgré l’apparente similitude du projet cinématographique. D’abord par le public visé, qui est beaucoup plus large, au point que des catholiques pratiquants peuvent être tout à fait déstabilisés par cette approche. Le film va directement à la vie concrète : il y a du bruit chez ces religieuses, bruit des machines dans la fabrique de chocolat qui oblige les moniales à porter des casques, bruit du tracteur, bruit de l’aspirateur. Eh oui, il y a ici des machines, dont on n’associe pas spontanément l’image à celle

Comme l’indique avec modestie le titre du documentaire, les choses et les êtres, envisagés à l’échelle de la vie quotidienne, sont filmés dans une pauvreté quasiment franciscaine : une petite caméra vidéo, tout ce qu’il y a de plus simple. Elle filme presque comme on écrit : avec les moyens du bord, et ce dénuement manifeste combien l’œil du cinéaste se méfie de toute sublimation des réalités observées. L’humilité du réalisateur va d’ailleurs jusqu’à laisser une trace de son passage sur les images filmées : c’est le bruit précautionneux des sandales qui couinent un peu trop fort sur les dalles de l’église, parce que la religieuse qui marche, filmée, perçoit aussi pour cette raison, davantage que d’habitude, le chuintement du caoutchouc que produit son pas. C’est encore cette silhouette qui se retourne insensiblement vers la caméra au moment de franchir une porte. C’est enfin le beau visage de cette jeune novice polonaise qui offre la grâce de son sourire, et se laisse approcher avec une pudeur qu’elle partage avec celui qui la regarde. Le tout premier plan du film, plan fixe qui s’attarde longuement sur le monastère vu de l’extérieur propose un temps d’arrêt, un seuil – que le spectateur est


invité à franchir en se laissant guider par le chant des oiseaux qui fournissent le seul mouvement, l’image étant figée, de cette entrée en matière. Le spectateur sait ainsi, d’emblée, que ce qu’il va voir importe peutêtre moins que ce qu’il va entendre ou qu’il lui faut regarder non en voyeur, ni même en spectateur, mais avec cette attention particulière, toute contemplative, qu’on a quand on écoute. D’ailleurs, lorsque le film commence à proprement parler à partir de cet arrêt sur image, la vie du cloître – en l’occurrence une sœur qui marche – est filmée à partir du cadre que fournit la porte d’une grange : celui qui filme part de l’intérieur, sa caméra ne surplombe pas, elle ne fait pas semblant de ne pas exister, elle ne dévore pas non plus les images qu’elle enregistre. Elle regarde à partir du dedans. C’est une intimité qui regarde et dont on sait ainsi d’emblée que son seul vrai travail est d’intérioriser les réalités saisies. Ce refus de toute prétention dans l’appréhension du monde monastique se vérifie dans la scène quotidienne du repas : à nouveau un plan fixe, un cadre au milieu duquel circulent, vont et viennent des corps perçus partiellement, des objets, de la vaisselle, des plats, des denrées. De la vie décrite, on ne pourra jamais donner que quelques jours, des fragments – mais qui ne s’avise ici que c’est la condition même de toute communion ? De temps en temps, la nature impose sa beauté dépouillée par le biais d’une image qui dure, sans jamais pour autant faire carte postale. Cette nature est toujours habitée, ne serait-ce que par le sillage d’un avion. Parfois, elle fait l’objet d’une inspiration désarmante de simplicité, comme cette pluie qui, au lieu de tomber, remonte vers sa source céleste, et d’un coup, c’est toute la réalité qui est enchantée, comme lorsque la jeune novice polonaise se contente de fendre les herbes de ses jupes, ou qu’un escargot facétieux contamine de son humour la plus vieille et la plus drôle des religieuses. Ce que nous confient toutes ces moniales, celles dont on a parlé jusqu’ici ou encore la jeune novice qui évoque avec une si savoureuse franchise sa garde-robe, ou la Mère supérieure dont le silence est au moins aussi éloquent que les paroles, c’est une aptitude pleine de santé à appeler un chat un chat, une joie qui ne recule pas devant l’angoisse de plonger en soi, une bonhomie rieuse qui permet de relativiser tant de choses en les rangeant avec une

sagesse d’écolière à leur place exacte. Ce ne sont pas des sœurs qui s’adressent à nous dans ces entretiens, ce sont nos sœurs, elles ne sont pas perdues, distantes, dans le lointain d’un ailleurs auquel nous ne pourrions comprendre grand-chose et encore moins avoir part : elles sont là, elles sont vivantes. Leur pudeur n’exclut pas l’intensité du désir avec lequel elles s’engagent dans la vie qu’elles ont choisie. Leur sérieux n’exclut pas l’art de sourire ou de se moquer de soi-même avec gentillesse et douceur. Leur sagesse n’exclut pas la folie de dire non à tant de choses dont nous ne pouvons nous passer pour pouvoir dire oui à quelque chose… ou à quelqu’un – que le film se garde bien de nous montrer !

« En nous tenant sur le bord de l’inattendu, de l’inespéré, nous découvrons que cette seule présence attentive, au monde et à soi-même, suffit : absolument. » Ainsi Le temps de quelques jours évite-t-il la redondance et la facilité, forcément réductrice, qui aurait consisté à montrer les religieuses en prière. Le dénuement d’une approche que n’entrave aucun a priori, la liberté que s’accorde le cinéaste de découvrir ce qu’il découvre au fur et à mesure que cette découverte s’offre à lui, le parti pris de ne pas embellir facticement ce qui est regardé, mais de laisser la beauté advenir quand elle veut, par surprise, tout cela donne à voir, selon le beau titre d’un recueil de Paul Eluard, sans commentaire, sans leçon, sans intention. Ainsi se révèle cette « vie dans les plis » dont un autre poète, Henri Michaux, a restitué l’imprévisible mouvement. Tout le film témoigne de cette ouverture intérieure qui consiste à laisser venir à soi, comme un animal sauvage, ce que l’on espère, avec une patience de guetteur à l’affût et le cœur nous bat, à nous spectateurs, de découvrir sur le vif ce qui advient et qui résume très fidèlement l’expérience spirituelle elle-même. En nous tenant sur le bord de l’inattendu, de l’inespéré, nous découvrons que cette seule présence attentive, au monde et à soi-même, suffit : absolument. Véronique Dufief Sanchez auteure de La Souffrance désarmée Prix du livre de spiritualité Panorama-La Procure


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