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CONVERSATION AVEC LUK PERCEVAL

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ARGUMENT

ARGUMENT

Silence & musique

Entretien avec Luk Perceval, propos recueillis par Clara Pons

À l’âge de 36, 37 ans, vous étiez arrivé au point de mourir ou de vivre le reste de votre vie en chaise roulante. Tout d’un coup, le focus de votre vie est véritablement dans la survie et non plus dans la course au succès : vous découvrez alors l’importance du calme et du mouvement, du yoga et de la pratique bouddhiste de la méditation. L’épuisement précoce fait place à une nouvelle énergie et à des questions de prémisses, Luk Perceval, pourquoi faites-vous votre travail ?

L’art n’est pas de l’amusement : c’est-à-dire l’art de faire passer le temps, entertainment en anglais ou Unterhaltung en allemand – ce que par exemple est la politique pour le moment. L’art est une réponse au monde et aux gens désorientés et déprimés. Comme le silence et la rencontre sont le pendant du bruit et du mouvement, l’art permet au moins de formuler le point d’interrogation, de poser la question. Ainsi, la douleur a été pour moi un point crucial dans mon existence. Ce fut une expérience pivot, à partir de laquelle j’ai appris que la vie est sombre et que l’art peut constituer une catharsis et nous aide à accepter la douleur, la douleur physique bien sûr mais aussi celle de cette découverte. Dans ce sens, la scène est pour moi un miroir de la vie, un reflet du monde. Et elle est aussi un miroir de l’esprit.

Dans le Sérail, votre recherche a été celle de l’au-delà de l’anecdotique: que veut raconter Mozart sous ses derrières de turqueries et de

numéros slapstick ?

Le désir de se libérer de la souffrance et des peurs en chacun de nous sont au centre de la pièce, une thématique que nous renforçons encore par le lied que nous avons choisi comme finale avec Fabio Biondi. C’est un lied qui est l’expression intime de l’intersection entre le désir et sa résolution. J’ai en effet construit la mise en scène de ce jeu dramatique autour de deux pôles: d’une part celui des vivants, des gens actifs qui se dépêchent dans la ville, qui courent et arrivent toujours trop tard mais ont encore de l’espoir et d’autre part, ceux qui attendant la mort, regardent les autres courir, entre nostalgie, envie et défaitisme : « À quoi bon, si tout ce qui reste est bientôt la mort, au-delà du souvenir ? »

Vous explorez le désir du désir (Sehnsucht nach der Sehnsucht), occasionné, provoqué,

selon vous, par la fugacité de la vie et notre perception dramatique du passage du temps.

Le désir – ou plutôt Sehnsucht en allemand, qui a un sens à la fois plus large et plus précis – est en effet le noyau du Sérail : il est défini quelquefois comme désir de mort ou bien d’autres fois comme la peur de la mort. Ce ne sont que différents aspects d’une même recherche, une recherche de quelque chose qui puisse répondre à ce désir et qui se traduit de manières distinctes: dépression, amertumes, nationalisme, amours. Il y a bien sûr la figure résultant d’une idéologie unique et celle qui peut découler d’une spiritualité figée. Il y a aussi la nécessité de s’allier, de s’unir individuellement dans l’amour romantique ou de former un collectif qui renforce et justifie l’objet inventé du désir. Car une chose est certaine : il doit y avoir quelque chose de plus, quelque chose de plus à comprendre, à attraper. Il manque toujours quelque chose ou, autrement dit, le désir d’autre chose provoque le manque. Mais le manque de quoi ? Cette pièce est sur ce que les gens n’ont pas, sur ce désir et ce manque. Pourquoi tant de gens connaissent l’air de Constance ? Cet air énonce l’amour romantique, l’amour de l’absence plus que du manque comblé.

Luk Perceval, vous cherchez le secret derrière l’émotion, c’est-à-dire pour vous la manière de (ne pas) montrer l’émotion sur scène, de montrer quelque chose plus près de la réalité ?

L’art sert à exprimer l’intériorité de ses émotions, à les développer, à les « trouver ». Mon questionnement, c’est comment puis-je trouver la forme théâtrale qui exprime cela vers l’intérieur et non vers l’extérieur. Et comment articuler cela, comment articuler les effets de miroir et de synchronisme avec les hasards de la musique.

Nous vivons dans une société qui est dirigée par un désir de reconnaissance et par la pression de réussir, c’est-à-dire l’obligation de succès. Le discours est orienté vers l’extérieur seulement. Il semblerait qu’en 2050, la première cause de maladie sera la dépression. C’est ce manque de certitude, ce manque de repères auxquels s’accrocher que je thématise en disant « monde et gens désorientés », c’est ce que j’essaye de faire apparaître dans ce jeu en apparence si anodin et léger de Mozart. En choisissant de doubler les rôles chantés par leurs rôles parlés, de mettre les mots du Mandarin miraculeux dans la bouche des personnages, âgés, de Mozart, de faire dialoguer les temporalités entre ceux qui regardent en avant et ceux qui regardent en arrière, entre ceux qui observent depuis le seuil de la nuit et ceux qui courent et cherchent encore après le sens de leur propre existence, nous faisons apparaître tout d’un coup au lieu du sérail le grand arc entre le deuil et le mariage, entre la naissance et la mort, tout un déroulé de vie en quelques moments clés.

Pas d’orientalisme donc mais une simplification à la racine, une radicalisation sans tout le

superflu et l’apparent en somme ?

Oui, c’est ce qui m’a touché dans les textes du Mandarin de Aslí, cette proximité à la fragilité de sa propre existence, sans tabou, avec même un peu de cruauté envers soi-même pour regarder là où ça fait mal, là où la cicatrice laisse encore respirer la blessure. Scéniquement, je cherche aussi cette sincérité. Elle vient s’insérer dans le décor extrêmement sobre et abstrait qui a quelque chose du monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace : personne ne sait ce qu’il y a dedans, c’est une surface de projection, comme l’est la forme théâtrale en elle-même et les monologues que nous avons ajoutés.

Vous réintroduisez la forme du mélodrame, c’est-à-dire le texte parlé sur la musique, en cherchant une forme d’interaction, une sorte de fusion entre le chanté et le parlé.

À l’opéra, il y une forme de solitude unique, il n’y a pas vraiment d’expérience collective, chacun est seul face à ses émotions, à son état intérieur, unique à cet instant. Pour moi, les airs mozartiens du Sérail expriment le sentiment d’être étranger à soi-même, à sa propre vie, à sa ville – être sans attache aussi – c’est de tout cela dont Aslıparle dans son texte. Bien sûr, chez Mozart, ils sont cachés derrière les marionnettes de l’amusement mais ça ne les empêche pas, au contraire même, d’être des surfaces de projection universelles. La tristesse est souvent quelque chose de beau en art. Peutêtre parce qu’elle touche aux extrêmes, à nos limites. Qu’elle nous libère même enfin de nos limites et de nos peurs de rater.

Dans les pays du Sud, je regarde les gens âgés et je pense qu’ils trouvent un vrai salut dans la prière et dans les rituels. Nos textes sont comme des conversations intérieures, des monologues intimes avec soi-même. Or, quand est-ce que ça arrive encore aujourd’hui ? Quand a-ton l’occasion de parler encore avec soi-même ? Quand quelqu’un de nos proches meurt, on ressent peutêtre quelque chose de cet ordre-là. Quand on supprime le tabernacle, où prie-t-on encore pour soi-même ? Nous avons besoin de nos désirs, nostalgies et manques, de nos histoires, ces histoires que nous nous racontons à nous-mêmes. Peu importe que nous sachions que ce sont des histoires. Elles nous sont nécessaires.

L’exil ou la perte des mots

Propos d’Aslı Erdoğan

Je suis en train de le perdre, le language. Juste parce que je ne peux pas l’entendre, je ne peux écouter du turc. Je sens, quand j’essaye d’écrire, que mes phrases sont étranges, peut-être pas à un œil extérieur mais pour moi, je sais, elles sont étranges. Parce que je pense de plus en plus en anglais maintenant et le turc et l’anglais sont très très différents dans leur structure.

Je suis loin de ma langue, je suis loin de ma bibliothèque. Je n’avais rien d’autre qu’une bonne bibliothèque : 3 000 livres, la plupart en turc, et je devais les utiliser avant de commencer à écrire. Je commence à écrire en lisant, c’est mon rituel. — Maintenant, sans ma bibliothèque, je suis perdue. La langue ne vient pas par elle-même. Elle doit être cultivée à travers d’autres : d’autres écrivains, d’autres poètes.

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