L'autoroute de la Soie (1/2)

Page 1

GÉOPOLITIQUE

L’autoroute de la soie

Photos : Pascal Maitre / Cosmos

PARTIE 1 De Bakou à Aralsk

Ces camions partis de Turquie ou d’Europe ont emprunté, entre la mer Noire et la mer Caspienne, une portion entièrement rénovée. Arrivés à l’entrée sud de Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, ils défilent devant la mosquée de Bibi-Heybat, haut lieu du chiisme local.   geo

C’est un chantier titaRUSSIE Karabutak Aktobe nesque. L’Europe, la KAZAKHSTAN Khromtau Chine et les pays d’Asie Aralsk Almaty centrale sont engagés Aktau Ürümqi OUZB. Bichkek dans la construction TURKM. CHINE Bakou d’un nouvel axe com300 km IRAN mercial majeur, de la mer Noire à la mer Jaune. Il emprunte le tracé de l’ancienne route de la Soie, légendaire piste caravanière par laquelle transitaient les épices et les étoffes, et qui monopolisa les échanges Est-Ouest pendant des siècles, avant d’être supplantée par la voie maritime. Sa renaissance pourrait redistribuer les cartes, à l’heure où la mondialisation de l’économie fait pencher la balance vers l’Est. Plusieurs tronçons ont déjà été transformés en autoroute. Nos journalistes ont parcouru ce corridor stratégique sur près de 5 000 kilo­ mètres, entre l’Azerbaïdjan et la Chine occidentale. PAR pie rr e delannoy (T EXTE ) et Pasc al m aitre (pho tos)


GÉOPOLITIQUE Rotterdam

Une alternative au TRanssibérien et à la mer

Train : 21 jours

Sur cette voie historique de négoce, la high-tech et l’or noir ont remplacé les tissus précieux

Shanghai

St-Pétersbourg Camion : 15 jours Perm Bateau : 30 jours Iekaterinbourg Omsk

Moscou

RUSSIE

Vers Vladivostok

Novossibirsk Lac Baïkal

Irkoutsk

UKRAINE

Astana

Kiev

EUROPE

Aktobe Atyrau

KAZAKHSTAN

4

M O L D AV I E Odessa

Varna BULGARIE Istanbul Bosphore

Izmir

Aralsk

CAUCASE

RO OU UM MAAN NIIEE R Constanta

Mer Noire

S

Poti GÉORGIE E Tbilissi Batoumi

Samsun Ankara

2

Kars Erevan

T URQUIE

1

Lac Balkhach

5

Almaty

OUZBÉKISTAN Nukus

Tachkent

Douchanbé

Yining

Bichkek KIRGHIZISTAN

Samarkand TURKMÉNISTAN Achgabat

T

I A

Ürümqi

A N S H

N

Beijing (Pékin)

Kashi TADJIKISTAN

Hotan Lanzhou

Téhéran

SYRIE

3

IRAK

Oulan-Bator

MONGOLIE

Mer d’Aral

Bakou

Alat

Turkmenbashi AZERBAÏDJAN

ARMÉNIE

Mer Méditerranée

Beyneu

Mer C A U C C a s p i e n n e Aktau A

Lianyungang

Xi’an IRAN

A S I E

A F G H A N I S TA N PA K I S TA N

JORDANIE N É PA L

Bandar Abbas

CHINE

BOUTHAN

Me

INDE

o rR

BANGLADESH

Détroit d’Ormuz

ug

TA ï WA N

e

Bakou est le siège de Traceca (Transport corridor Europe Caucase Asie). Ce programme, lancé par l’Union européenne en 1993, vise à développer les connexions eurasiatiques et à harmoniser des législations liées au transport.

2

Alat, le nouveau terminal portuaire de Bakou, doit être achevé d’ici à 2015. Un chantier énorme : un chenal de 7 km va être creusé pour accueillir un trafic plus important et un dispositif «railferry» permettra aux trains d’embarquer sur les bateaux.

3

La route du sud, via la Turquie et l’Iran, est pour l’instant délaissée en raison des sanctions de l’ONU imposées à l’Iran. Ce pays, membre de Traceca depuis 2009, est par ailleurs en conflit avec ses voisins sur le partage des eaux de la Caspienne.

4

Au Kazakhstan passe l’axe lourd de Traceca. Les travaux ne sont pas financés par l’UE, qui n’apporte qu’une aide logistique. Les bailleurs sont la Banque européenne de développement, la Banque asiatique de développement, la Banque de développement islamique…

M YA N M A R

Hongkong

5

Côté chinois, on achève L A O S le «Xinsilu» («nouvelle route de la Soie»), une de T H AÏ quatre-voies LANDE 5 000 km qui relie la VIET NAM mer Jaune aux Tian CAMBODGE shan. Un axe qui a pour but de délester la route maritime, par laquelle transitent dix millions de containers par an.

Mer de Chine PHILIPPINES

Hugues Piolet

BRUNEI

GÉORGIE

Mer Jaune

Shanghai

Lhassa

KO W EÏ T

1

L

Karabotak Karabutak Khromtau Kromtau

Pays partenaire du programme Traceca

Transsibérien

Route Traceca

«Axe lourd» de Traceca

Autre branche

0

500

1 000 km

MALAISIE

e chauffeur du Volvo Globe Trotter assure qu’il n’a pas levé le pied malgré la tempête de neige. «La route est sûre, déclare-t-il, plutôt fier. La plupart du temps à quatre voies. Plus rien à voir avec la mauvaise départementale pleine de nids-de-poule d’autrefois. Maintenant, c’est un axe international. La nouvelle route de la Soie.» Parti de Poti, le gros port géorgien de la mer Noire, ce routier turc a traversé l’isthme caucasien en moins de trois jours. Il y a cinq ans, il lui en aurait fallu quasiment le double. C’est tout juste s’il concède qu’il a dû, tradition oblige, glisser quelques billets à des intermédiaires pour accélérer les formalités à la frontière. Il attend maintenant sur un parking à l’entrée de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan. Il convoie une dizaine de tonnes de matériel électrique à destination d’Alma­ty, au Kazakhstan, à près de 4 000 kilomètres de là. Si ça ne tenait qu’à lui, il serait passé par le Sud, via l’Iran et le Turkménistan, où il aurait laissé moins d’argent en bakchichs. Mais l’entreprise qui l’emploie ne veut pas passer outre les sanctions de l’ONU à l’encontre de Téhéran et courir le risque d’une amende. Il devra donc traverser la Caspienne. Pour rejoindre le port, il lui faudra pénétrer en ville, ce qui n’est autorisé aux camions qu’après le crépuscule. Plus pour longtemps. Un nouveau terminal pour ferries, tankers et cargos est en chantier à Alat, quatre-vingts kilomètres au sud. Cette gigantesque plateforme, dotée des meilleurs équipements, assurera toutes les connections possibles entre bateaux et trains, wagons-citernes et pipelines, containers et camions. «Alat pourra traiter jusqu’à vingt-cinq millions de tonnes de fret par an contre sept millions aujourd’hui depuis le vieux port de Bakou», confirme Mousa Panahov, le vice-ministre des Transports. Un pari transcontinental. Alors que l’essentiel du commerce entre l’Europe et la Chine se fait toujours par voie maritime, l’Azerbaïdjan mise gros sur

INDONÉSIE

GEO


GÉOPOLITIQUE

Fort de ses pétrodollars, l’Azerbaïdjan

finance même les travaux chez son voisin géorgien l’avenir de ce «pont» eurasiatique qu’est la route de la Soie. Cette légendaire piste caravanière monopolisa les échanges Est-Ouest pendant plus d’un millénaire (lire notre encadré), jusqu’à ce que la découverte du cap de Bonne-Espérance et l’ouverture de la route des Indes par la mer ne la condamnent à une existence au ralenti. Le rideau de fer imposé par les Soviétiques qui verrouillaient la région lui sera fatal. Mais l’effondrement de l’URSS en 1991, qui a mis fin à l’isolement de l’Asie centrale, lui a donné une seconde chance. La mondialisation et la généralisation de la gestion à flux tendus, qui exigent des délais de livraison de plus en plus courts, pourraient la consacrer à nouveau comme l’un des axes commerciaux majeurs de la planète. «Dans notre économie mondialisée, le transport routier international n’est plus simplement un mode de transport, affirme Janusz Lacny, président de l’Union internationale des transports routiers (IRU). Il est devenu un outil de production vital, entraînant le progrès économique, social et environnemental à travers le monde.» A Bakou, on ne parle que du concours   Eurovision 2012, l’événement de l’année

Aujourd’hui, il faut compter au minimum un mois pour acheminer des marchandises depuis Shanghai jusqu’à Rotterdam par la mer, via le canal de Suez. Moins de trois semaines en train, et environ quinze jours en camion. Les experts estiment que ces deux derniers temps de voyage terrestre pourraient être réduits de moitié en améliorant les infrastructures et en harmonisant les législations. Un programme dont l’Azerbaïdjan se verrait bien le champion. Le budget consacré par Bakou aux transports (trois milliards d’euros en 2010) est d’ailleurs le premier poste de dépense de l’Etat azéri. Elément essentiel de cette stratégie, la voie ferrée Bakou-Tbilissi-Kars (en Turquie) a été rénovée, des rails et traverses aux locos et à l’alimentation électrique. Dans les trains de passagers relookés, on trouve maintenant des sièges inclinables et des écrans plats. Fort de ses pétrodollars, l’Azerbaïdjan a prêté 400 millions d’euros à son voisin géorgien pour ce chantier. La nuit tombe tandis que la tourmente fait rage. Monstrueux embouteillage à l’entrée de Bakou. Comme dans tous les anciens pays communistes, on croise un maximum de 4 x 4 rutilants. Entre deux rafales de poudreuse, on aperçoit la mosquée de Bibi-Heybat et, en contrebas, l’un des plus anciens champs pétrolifères de la ville. Il date de 1874. Des «becs de canard» (des pompes) fonctionnent encore. Tout cela sera incessamment détruit, la terre

Le gisement de Bibi-Heybat, exploité depuis 1874, est le plus vieux de Bakou. Bientôt, à la place des installations vieillottes, se dresseront un parc et un musée dédiés à l’or noir, qui fit du pays le premier producteur mondial de brut, à l’aube du XXe siècle.

GEO


GÉOPOLITIQUE

Les marchandises venues de Chine inondent chaque jour, le bazar géant de Sadarak

Voitures et boutiques de luxe fleurissent dans le centre de la capitale azérie, comme en témoigne cette vitrine, au rez-de-chaussée d’un immeuble du XIXe siècle. Une richesse inégalement répartie : le PIB par habitant n’est que de 4 800 euros par an (huit fois moins qu’en France).

Le marché couvert de Sadarak, au sud de Bakou, regorge sur cinquante hectares de marchandises venues de Chine par la mer, pour l’instant. On y vend surtout de la pacotille, du coupe-ongles à la guirlande électrique. Les camionneurs de l’autoroute de la Soie le connaissent bien car il jouxte le bâtiment des douanes.

Les chauffeurs routiers parlent couramment de la «route de la Soie», qui désigne d’abord pour eux le trajet entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Cette voie, flambant neuve, aboutit aujourd’hui au vieux port de Bakou. Mais un nouveau terminal ultramoderne est en chantier à Alat, au sud de la ville.

GEO


GÉOPOLITIQUE

Iles artificielles, gratte-ciel mégalos en forme de flamme… Bakou se relooke en Dubaï de la Caspienne dépolluée sur trois mètres de profondeur. On bâtira à la place un parc et un musée dédié à l’or noir, cette manne qui fit et refait la fortune de la «Cité des vents», signification de Bakou en azéri. Un peu plus loin, face à la baie, s’élève un gigantesque chantier. Celui du futur palais où se tiendra l’édition 2012 du concours Eurovision de la chanson. Du ministre au chauffeur de taxi, tout le monde ne parle que de cet événement et de sa préparation, couramment comparés à l’organisation de la Coupe du monde de foot ou des JO. Bakou exulte. On y pénètre de nuit comme dans un rêve de riche. Le centre-ville a été restauré. Tout est illuminé, surligné de néons, la tour de la Vierge de la vieille cité comme les façades baroques des immeubles haussmano-mauresques construits par les barons de l’or noir à la fin du XIXe siècle. Jusqu’aux arbres exotiques du flamboyant parc récemment aménagé entre la mer et le toujours dénommé «boulevard des Ouvriers du pétrole». Ultime souvenir de l’époque soviétique. Partout, des boutiques de luxe éclairées «a giorno». Toutes les grandes marques sont là. Sauf Chanel et Ferrari. La rumeur raconte que la première dame et les hommes du clan au pouvoir se seraient ainsi assurés qu’aucun milliardaire de base ne puisse s’afficher avant eux avec les derniers modèles de ces griffes, qui sont leurs marques fétiches. Du Caucase aux Tian shan, la nouvelle route de la Soie n’aligne que des pays tenus par des hommes à poigne aux mœurs de satrapes. Mais au sous-sol riche et très convoité. La tempête oblige le ferry «Zarifa Aliyeva» à jeter l’ancre pendant deux jours près des côtes

L’heure officielle est à l’euphorie. Même si, au slogan sexy des promoteurs – «Nous créons quelque chose d’inouï en Azerbaïdjan» – répond cruellement l’inflation immobilière (le prix d’un studio a été multiplié par cinq, voire sept, en moins de dix ans) et ses conséquences (les habitants des quartiers historiques convoités par la nouvelle élite sont expropriés sans ménagement). Mieux vaut le taire. Les grands chantiers ont commencé il y a dix ans, quand le pays a enfin tiré profit de l’industrie pétrolière. En 2006, grâce à la mise en service du BTC (Bakou-Tbilissi-Ceylan, voir GEO no 326), le premier super­ oléoduc à destination de l’Europe, et à la flambée des cours du brut, le petit Etat caucasien a affiché une croissance de 36 %. Record mondial. Depuis, la crise a frappé là comme ailleurs (le PIB n’a augmenté que de 0,3 % en 2011), mais l’enthousiasme demeure. L’Azerbaïdjan est doublement attractif. Comme fournisseur d’hydrocarbures d’abord, mais aussi et

Dominant la capitale, les trois Flame Towers, dont la plus haute mesure 182 mètres, seront bientôt achevées. Elles évoquent le feu des torchères et celui que vénéraient les zoroastriens de l’ère préislamique. Elles combinent appartements, hôtels de luxe, bureaux et business center. Un projet d’îles artificielles est aussi dans les tiroirs.

GEO  11


GÉOPOLITIQUE

surtout parce qu’il occupe une remarquable position géostratégique à l’heure où l’économie mondiale bascule vers l’Est. Bakou est la porte naturelle et historique de l’Europe vers l’Asie. Un point névralgique sur la route de la Soie version XXIe siècle. L’Union européenne a choisi Bakou comme siège de son programme Traceca. Lancé en 1993, le «transport corridor Europe Caucase Asie» avait au départ pour but d’aider les anciennes républiques soviétiques à s’arracher à la tutelle du grand frère russe et à l’isolement géographique. L’Asie centrale est en effet la région la plus éloignée des océans de la planète. Pour qu’elle puisse accéder et s’ouvrir aux marchés internationaux, l’UE a proposé le développement d’un couloir est-ouest de communications qui conjuguerait route, rail, pipelines, gazoducs, lignes téléphoniques… L’Europe investit très peu d’argent. Traceca étant avant tout un programme d’assistance technique. En revanche, elle œuvre au rapprochement des acteurs de la zone impliqués dans les transports, donne des conseils et pointe les dysfonctionnements. Plus que la qualité du bitume ou l’écartement des rails des voies ferrées, c’est le temps et l’argent perdus aux frontières – environ 40 % de la durée et du coût du voyage – qui sont les principaux obstacles à la «reconstruction de la route de la Soie» : l’objectif officiel, imprimé noir sur blanc, de Traceca. Le corridor européen vers l’Asie n’a pas encore gagné la partie, loin de là. A Bakou, au supermarché Sadarak, sur cinquante hectares (oui, cinquante !), on trouve, en ce mois de novembre, des légions de Père Noël «made in China». Cette camelote n’est pas venue par la route. Elle est arrivée par bateau, jusqu’au port iranien de Bandar Abbas, avant d’être acheminée ici en camion. La route de la Soie du troisième millénaire, de même que son modèle original, ne suit pas un trajet unique. Depuis la rive orientale de la mer Caspienne, trois itinéraires différents permettent de rejoindre les contreforts des Tian shan, puis d’entrer en Chine par une dizaine de points de passage. Nous avons choisi d’emprunter la branche nord de ce réseau, qui passe par le Kazakhstan. «C’est l’axe lourd de Traceca, explique Daniel Patat, le chef de la mission économique de l’ambassade de France

12  geo

à Bakou. C’est le plus abouti, celui par lequel transiteront le plus de marchandises.» Nous embarquons vers minuit à bord du «Zarifa Aliyeva», un ferry qui assure la traversée de la Caspienne. Quelques heures plus tard, nous sommes à l’ancre à l’abri de la péninsule d’Apchéron, que le capitaine n’a pas voulu doubler à cause du vent violent. Balloté par une houle vert émeraude, le bateau, qui porte le nom de la mère du président azéri, somnole. Coursives désertes, silence ouaté. Le «Zarifa Aliyeva» transporte cinquante-deux wagons-citernes. Une bonne moitié appartient à une entreprise qui dépend de l’ONU. C’est par la Caspienne et la route de la Soie que transite une partie du pétrole et de l’approvisionnement (à l’exception des armes) destinés aux forces alliées en Afghanistan. Tous les wagons sont vides. Prêts à être remplis d’or noir kazakh. Outre sa propre production (cinquante millions de tonnes à l’année), l’Azerbaïdjan gère en effet une portion du brut kazakh (quatre-vingts millions de tonnes). En 2006, le gouvernement de Bakou a signé avec celui d’Astana un accord sur l’acheminement du pétrole kazakh à travers la Caspienne et le corridor caucasien. La Caspian TransCo, la société azérie spécialiste du transport des produits pétroliers qui est détenue à 30 % par la Socar, la compagnie d’Etat, est présente dans tous les pays d’Asie centrale. A peine débarqué, notre traducteur azéri   est convoqué par un agent du KGB

Après deux jours de gros temps, puis vingt-quatre heures de traversée, nous arrivons à Aktau. Le ferry à quai, nous devrons attendre quatre heures, confinés dans notre cabine, avant que les gardes-frontière ne montent à bord. Suspicieux, ils inspectent toutes les boîtes de médicaments, font renifler les pilules au chien-loup qui les accompagne. Effet pervers de la réouverture de la route de la Soie, le trafic de stupéfiants s’envole. A peine débarqué, notre traducteur azéri est convoqué par un agent du KGB (qui porte toujours ce nom au Kazakhstan). L’entretien durera une heure. Kamil sera sommé de s’expliquer sur sa religion, sa ferveur. Deux attentats islamistes ont récemment eu lieu au Kazakhstan. Les Azéris, chiites, sont pointés du doigt par leurs voisins sunnites. Le business et les rapprochements qu’il entraîne ont bien du mal à triompher des nationalismes et des méthodes policières. A l’hôtel Silk Road d’Aktau, le réseau Wi-Fi s’appelle Silk 4. Il y a encore quelques années, la route de la Soie n’était que le produit touristique local, une «formule magique» pour orientalistes nostalgiques et aventuriers en quête de l’esprit des steppes. Aujourd’hui, de la mer Noire à la mer Jaune, c’est un label marketing, un marqueur à usage commercial, qu’on trouve accolé aux noms des banques, des

Pendant plus d’un millénaire, la route de la Soie – ou plutôt les routes car il s’agissait en réalité d’un vaste réseau – fut un terrain d’échange fécond entre l’Europe et l’Extrême-Orient.

IIe siècle avant J.-C.

Une piste ouverte par les Chinois

C’est le général Zhang Qian qui ouvrit le premier la route de la Soie, sous la dynastie Han. L’empereur Wu l’envoya mater les nomades Xionghu vivant à l’ouest du Taklamakan et sécuriser le trajet. Pour financer cette expédition, il fallait de l’argent : Wu décida de faire le commerce de la soie, dont seule la Chine possédait l’art de la filature. L

Ier siècle avant J.-C.

Grecs et Romains raffolent de la soie

Les Latins prirent l’habitude de nommer «pays des Sères», c’est-àdire pays des Soyeux, ce territoire mystérieux d’où provenait cette étoffe fine et peu encombrante (donc facile à transporter). En Chine, elle était si précieuse qu’elle servit de monnaie d’échange sous forme de rouleaux. L’exportation des vers à soie et la divulgation des secrets de fabrication étaient punies par la peine de mort. L

VIe-VIIIe siècle

Le monopole des marchands sogdiens

Les Sogdiens, originaires de l’actuel Ouzbékistan, ont assuré à cette époque l’essentiel du commerce entre la Chine et l’Occident. Polyglottes, ils ont fourni bon nombre d’espions, de traducteurs ou d’agents diplomatiques à qui voulait bien les employer. Maîtres de la Transoxiane (région située entre les fleuves Oxus et Syr Daria), ils prélevaient de nombreuses taxes qui enrichirent les prestigieuses cités de

Dagli Orti / The Picture Desk Ltd

Les transporteurs laissent 40 % du coût du voyage en taxes et bakchichs aux frontières

UNE ROUTE AUX ORIGINES DE LA MONDIALISATION

Les caravanes décrites par Marco Polo comptaient jusqu’à 500 personnes.

Samarkand et de Boukhara. Ils contribuèrent également à la diffusion de religions comme le nestorianisme ou le manichéisme. L

ans dans ces contrées avant de rentrer à Venise et de livrer un récit épique mêlé de fiction, désormais célèbre : le «Devisement du monde» (aussi appelé le «Livre des merveilles»). L

XIe siècle

Un itinéraire parsemé de caravansérails

Ces auberges fortifiées (pour les protéger des pillages) accueillaient les marchands et leurs convois. Ceux-ci étaient formés de caravanes de chameaux ou de dromadaires et pouvaient compter 500 personnes. Chaque bête portait jusqu’à 140 kg de marchandises. Ces gîtes d’étape gratuits étaient aussi des lieux d’échanges intellectuels très importants et permettaient de faire circuler les informations. L

Fin du XIII siècle Le témoignage d’un invité de marque e

En 1272, le marchand vénitien Marco Polo traversa l’Asie centrale avec son père et son oncle pour se rendre en Chine, alors aux mains des Mongols. Entré au service de l’empereur Kubilaï Khan, petit-fils de Gengis Khan, il passera vingt-quatre

XVe siècle

Le lent déclin face à la concurrence maritime

Après la dislocation de l’Empire mongol et l’ouverture par les Européens de la route maritime des Epices, la route de la Soie devint moins rentable et tomba progressivement en désuétude. En outre, la fabrication de la soie se développa en Europe et cessa d’être un monopole asiatique.

L

XIXe siècle

Un nom mythique inventé sur le tard

L’expression «route de la Soie» a été employée pour la première fois en 1877 par le baron von Richthofen, géographe allemand. La soie elle-même n’en représentait qu’une petite partie. Le riz, le coton, la cannelle, les céramiques, mais aussi des inventions majeures, comme le papier ou la boussole, sont ainsi parvenus à l’Ouest, de même que le bouddhisme et l’islam.

GEO  13


GÉOPOLITIQUE

«Nous créons le futur, un monde de possibilités sans fin»,

Le «Zarifa Aliyev», ferry qui relie Bakou au Kazakhstan par la Caspienne, convoie cinquante-deux wagons-citernes. Le transport de produits pétroliers constitue pour l’instant l’essentiel du trafic. Les autorités azéries espèrent que les marchandises chinoises passeront un jour par ici.

14  geo

compagnies d’aviation, d’assurances, des supermarchés, des stations-service, des centres culturels… Il n’y a pourtant vraiment pas de quoi se rouler dans la soie à Aktau, petite ville de 200 000 habitants environ, dominée par une centrale nucléaire et une usine de désalinisation d’eau de mer. Certes, cette fois, on est en Asie, les yeux sont fendus, les pommettes hautes. Mais une Asie toujours très soviétisée. A la différence de l’Azerbaïdjan, il y a encore beaucoup de Russes au Kazakhstan. Et le russe est la seconde langue officielle du pays. Construite au début des années 1960, Aktau (la «colline blanche») n’a longtemps été qu’un campement amélioré pour ouvriers. Du coup, les rues n’ont pas de nom, rien que des numéros. A mesure que s’est intensifiée l’exploitation des matières premières de la péninsule du Mangystan et des rivages orientaux de la Caspienne, Aktau s’est agrandi, a

absorbé une mine d’uranium à ciel ouvert et la piste principale de l’ancien aéroport. Triste ensemble de barres d’immeubles de béton gris ponctué de temps à autre par des édifices pompeux de verre bleu et d’acier – les sièges des compagnies d’hydrocarbures et de leurs fournisseurs –, c’est une cité sans attrait, sinon celui de la proximité de la mer. Avenue Lénine (la seule qui porte un nom), au Guns and Roses, un pub de la jeunesse branchée, la bière est bonne, la musique aussi, et les filles sont jolies. Mais on est loin du Miami eurasiatique, l’oasis aux caravansérails high-tech promise par l’Etat kazakh ! Pour rejoindre Aktobe, cité pétrolière, il faut compter deux à trois jours de pistes défoncées

«Aktau City, le hub énergétique de la Caspienne», comme le vantent les plaquettes publicitaires, se résume pour l’heure à un banal chantier où s’affai-

affirme la propagande de l’Etat kazakh

rent quelques dizaines de travailleurs illégaux ouzbeks qui s’enfuient à notre approche. Rien à voir avec les lumières de Bakou l’enchanteresse. Face à la mer, juste devant l’hôtel Marriott, un Mig grandeur nature est fixé sur un socle de béton. Au siège de la Caspiy, l’établissement public qui gère le futur d’Aktau, on nous rassure. «Ce que vous avez vu est le démarrage de la construction d’Akkou 33, un nouveau quartier», explique Azat Shagizbayev, un des vice-directeurs. Le mégaprojet d’Aktau City, lui, est en cours de validation par les ministères concernés. Et comme il s’agit d’une initiative du président Nazarbaïev, la décision devrait être rapide. «Oui, confirme Azat, ça sera un hub – le Caspian Energy Hub –, un carrefour de tous les savoirs liés aux hydrocarbures, extraction, transformation, transport, impact écologique…» Et de glisser un DVD d’animation dans son ordinateur. Sur fond de commentaire triomphal

– «Nous créons le futur, un monde de possibilités sans fin» –, des foules de jeunes gens venus du monde entier circulent entre des laboratoires et des bureaux d’études aux lignes futuristes. Ce seront au total 600 hectares d’intelligence entièrement consacrés aux énergies fossiles. L’école des mines de l’université du Colorado est partenaire du Caspian Energy Hub. Azat a encore mieux dans son DVD : Kenderli, à 210 kilomètres au sud d’Aktau. Là, c’est le Miami kazakh. Une station balnéaire vieillotte pour ouvriers du pétrole qui va bientôt devenir l’incontournable complexe de la côte orientale de la Caspienne. Azat en détaille les cinq «zones» : le Meret Marine Paradise (hôtels de luxe), le Bosaga Family Paradise (camping sous la yourte), le Tamshaly Fun Paradise (sport et boîtes de nuit) et le Shair Golfing Paradise (pour les clients «sophistiqués»). Dernière création, la seule à ne pas être qualifiée de «paradis», le

La mosquée d’Aktau tranche avec l’architecture soviétique de la ville. Seul port international du Kazakhstan, Aktau accueillera bientôt «le hub énergétique de la Caspienne». Sur 600 ha, l’Etat compte implanter des laboratoires et des bureaux d’études consacrés aux hydrocarbures.

GEO  15


GÉOPOLITIQUE

Au Kazakhstan, de nombreux tronçons de la nouvelle route de la Soie sont encore en chantier. On peut parcourir plusieurs centaines de kilomètres sans trouver ni stations-service ni restaurants.

Silk Way Park, 182 hectares consacrés à l’évocation de la route de la Soie. Coût global de l’opération, plus de deux milliards d’euros, selon Azat. Un aéroport international sera construit. Les promoteurs du projet Kenderli Star attendent un million de passagers annuels à partir de 2020. Crédible ? Le vice-directeur enfonce le clou et annonce, entre deux consultations de son iPhone, qu’une zone économique spéciale sera également ouverte juste en dessous, à Bolashak, sur la frontière avec le Turkménistan. Ce site sera l’une des «intersections principales des corridors de transport eurasiatiques». Sur la carte du futur, une route et une voie ferrée courent en parallèle du sud au nord de la Caspienne, puis plongent vers l’est et la Chine. Le Kazakhstan y est qualifié de Great Bridge, le «grand pont». Sauf que, pour l’heure, rien n’existe. Pour rejoindre Aktobe, autre cité pétrolière à plus de mille kilomètres au nord, il faut compter deux à trois jours de pistes défoncées. Aktobe, non loin de la frontière russe, est le point de départ de la branche nord de Traceca. Il neige. Impossible de poursuivre par la route. Nous

L

NUIT De galère DANS LA VALLéE DE LA MORT

a route de la Soie, c’est encore l’aventure. Pierre Delannoy et Pascal Maitre témoignent : «Arrivés à Aktobe vers 16 h, nous avons négocié avec un chauffeur de taxi russe. Comme on ne voulait pas rouler de nuit, il nous a assuré qu’un de ses copains pouvait nous héberger, dans un village, plus loin. Vers 21 h, on a trouvé le village, pas le copain. On a roulé deux ou trois heures sur une route verglacée. Le chauffeur paniquait. Nous aussi. Puis, nous sommes tombés sur un caravansérail où les gars dormaient les uns sur les autres. On y a mangé avant de reprendre la route vers 23 h, persuadés de trouver où dormir. Mais rien. Le chauffage de la voiture était poussif. Nous sommes arrivés à Aralsk à 7 h. Frigorifiés.»

16  geo

décidons de prendre l’avion. Un petit Antonov 24 à hélices de la compagnie Silk Way Airlines. Ses sièges fatigués jurent avec le design du nouvel aéroport. On se croirait à Dubaï, la foule en moins. Aktobe, 16 h, moins 16 °C. Un soleil rouge illumine la steppe balayée par le vent. Nous reprenons notre trajet en voiture. Les panneaux indiquent «AktobeAlmaty : 2 309 km». La route, à quatre voies au départ, est entièrement verglacée. Apparemment, Nicolaï, le chauffeur, un vieux Russe, sait y faire. Un crucifix orthodoxe est accroché au rétroviseur. On dépasse Khromtau, une petite ville construite autour d’une mine de chrome à ciel ouvert. On s’arrête dans une gargote à la lisière sud de Karabotak, un gros bourg, le dernier avant la mer d’Aral. La nuit est tombée, le thermomètre aussi. Moins 25 °C. Nicolaï nous a promis un de ces caravansérails où les camionneurs dorment ensemble sur des bas flancs de bois parmi des odeurs d’hommes et d’aventure. Bortsch, mouton bouilli dans son gras, thé, vodka. Tout va bien. Cette fois, on est sur «la» route. Les chameaux fonctionnent désormais au diesel et ne transportent guère plus d’étoffes précieuses. Mais les paysages décrits par Marco Polo, les intempéries, et le défi de les vaincre, sont là. «Silk Road spirit !» Le jeune serveur à la bille de Mongol tente d’expliquer à son père l’usage d’une calculette. Le vieux préfère son boulier. Une lune rousse s’est levée. On distingue par la fenêtre deux chameaux qui blatèrent dans le froid. Deux routiers ont les mains dans les moteurs de leurs engins qu’ils chauffent avec des braseros bricolés avec des bidons. Comme nous nous apprêtons à partir, le gamin s’inquiète de notre destination, Aralsk, à 400 kilomètres de là. « Aralsk ! Faut traverser la vallée de la mort !»  Pierre Delannoy Le mois prochain : «D’Aralsk à Ürümqi»


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.