L'autoroute de la Soie (2/2)

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GÉOPOLITIQUE

L’autoroute de la soie PARTIE 2 D’Aralsk à Ürümqi Bakchichs aux frontières, routes défoncées, mais aussi péages rutilants et nouveaux temples des affaires… Notre reportage sur la renaissance de la mythique piste caravanière se poursuit, des steppes kazakhes à la Chine occidentale, via le Kirghizistan. L’occasion d’explorer ce chantier tita­nesque, qui est un enjeu majeur pour les grandes puissances de la région. Objectif : le désenclavement de l’Asie centrale et l’intensification des échanges Est-Ouest. En tête de la manœuvre : la Chine. Ce pays, qui inventa la route de la Soie au IIe siècle avant J.-C., en est, encore une fois, le promoteur le plus ardent. PAR Pie rr e delannoy (T EXTE ) et pasc al M aitre (pho tos)

Pékin a récemment inauguré la «nouvelle route de la Soie» – c'est son nom officiel –, qui permet de relier les monts Tian shan à la côte pacifique en moins de cinquante heures. Ses 4 395 km sont jalonnés d’ouvrages d’art, comme ce pont suspendu.

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GÉOPOLITIQUE

La Chine s’ouvre de nouvelles portes vers l’Ouest

Il faut douze heures pour faire 400 kilomètres jusqu’à Aralsk, un désastre post-soviétique

St-Pétersbourg

Perm

Iekaterinbourg Omsk

Moscou

RUSSIE

Vers Vladivostok

Novossibirsk

UKRAINE

Astana

Kiev

EUROPE

Aktobe

Karabotak Karabutak KAZAKHSTAN

Khromtau Kromtau

Atyrau

Odessa

CAUCASE

RO OU UM MAAN NIIEE R Constanta

Bosphore

Izmir

Poti GÉORGIE E Tbilissi Batoumi

Ankara

Kars Erevan

T URQUIE

ARMÉNIE

Aralsk

1

Mer d’Aral

Kyzilorda

OUZBÉKISTAN Nukus

S

Samsun

Bakou Turkmenbashi AZERBAÏDJAN

Lac Balkhach

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Douchanbé

Achgabat

Khorgos

Bichkek 3 KIRGHIZISTAN

Tachkent

Porte de Dzoungarie

Almaty

Samarkand

TURKMÉNISTAN

Alat

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Turkestan Shymkent Taraz

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Yining

A N S H

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Ürümqi XINJIANG

Beijing (Pékin)

DÉSERT DE TAKLA-MAKAN

Kashi TADJIKISTAN

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Hotan Lanzhou

Téhéran

SYRIE

Mer Méditerranée

Beyneu

Mer C A U C C a s p i e n n e Aktau A

Mer Noire

Lianyungang

Xi’an IRAN

IRAK

Oulan-Bator

MONGOLIE

M O L D AV I E

Varna BULGARIE Istanbul

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Lac Baïkal

Irkoutsk

A S I E

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JORDANIE

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BANGLADESH

Détroit d’Ormuz

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Léonie Schlosser et Hugues Piolet

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La mer d’Aral renaît grâce à une digue côté kazakh. Ce lac salé a perdu 50 % de sa surface en cinquante ans, à cause de la culture intensive du coton, gourmande en eau, lancée sous l’ère soviétique. Une des pires catastrophes écologiques du XXe siècle.

Mer Jaune

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La ville de Turkestan fut une étape fameuse de la route de la Soie. Tamerlan, petit-fils de Gengis Khan, y fit bâtir un sublime mausolée qui abrite entre autres le tombeau d’Abilay Khan, chef de la résistance contre les envahisseurs venus de Chine au XVIIe siècle.

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Le Kirghizistan est la tête de pont de Pékin en Asie centrale. Ce petit pays de cinq millions d’habitants a été le premier Etat d’ex-URSS à adhérer à l’OMC. Il est riche en or (10 % du PIB), cobalt et terres rares, mais souffre d’une instabilité politique chronique.

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Almaty rêve d’un nouvel avenir radieux : l’ancienne capitale du Kazakhstan, supplantée en 1998 par Astana, est demeurée le pôle intellectuel du pays. Elle compte sur le «revival» de la route de la Soie et sur sa position stratégique, au pied des Tian shan.

M YA N M A R

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Hongkong

Ürümqi est tournée vers L A O Sl'Occident et ses marchés. Première grande ville chinoise sur la route T H AÏ L A N D E de l’Europe, elle est la capitale du Xinjiang, VIET NAM C A M B Oautonome DGE province peuplée en majorité d’Ouïgours, qui voient d’un mauvais œil la néocolonisation de Pékin.

Mer de Chine PHILIPPINES

B R U N E I0 MALAISIE

500 km

a route de la mort», avait dit le gamin aux yeux bridés avec un grand sourire. Il ne plaisantait pas. Après Karabutak, au nord du Kazakhstan, où nous l’avions rencontré, nous attaquons une bonne vieille route soviétique des années 1960. Un enfer de bosses et d’ornières que l’épaisse couche de neige et le brouillard rendent très difficiles à détec­ter. Ça fait des heures qu’on n’a pas vu un camion. Ni un caravansérail, ni une isba où passer la nuit. La «nouvelle route de la Soie», mise en œuvre par le programme européen Traceca (Transport corridor Europe Caucase Asie) n’est pas encore arrivée jusqu’ici. Entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan, de gros tronçons sont achevés et l’on roule sur une quatrevoies aux normes internationales. Mais au Kazakhstan, «axe lourd» du projet, aux dires d’un diplomate français rencontré à Bakou, le chantier est loin d’être fini. La partie kazakhe de la route relève de Traceca mais aussi du programme Carec (Central Asia Regional Economic Cooperation), qui vise à établir un corridor de 8 445 kilomètres entre l’Europe et l’Asie. La Chine en est partie prenante. D’où son nom de «corridor international Europe de l’Ouest - Chine de l’Ouest». Nous allons l’emprunter jusqu’à Ürümqi, capitale du Xinjiang, en Chine occidentale. La lune s’est couchée, on n’y voit pas à dix mètres. Un éclair jaillit d’entre les phares. Renard ou lièvre blanc de Sibérie… Le brusque écart du chauffeur, qui somnolait, a failli nous coller dans le fossé. «Ça aurait pu être pour l’éternité», bougonne la babouchka qu’on tente d’attendrir avec nos malheurs afin qu’elle nous loue une chambre dans son hôtel minable. Il est sept heures du matin, l’aube se lève à peine. On a mis plus de douze heures pour faire 400 kilomètres. Aralsk ! La ville, un désastre post-soviétique, était jadis située au bord de la mer d’Aral, qui s’est retirée de cinquante kilomètres. On repart sous un ciel blanc qui se confond avec la steppe aux buissons de saxaoul recouverts de givre. La circulation a repris. On croise surtout des «trailers», qui portent des plaques TIR (Transit International Routier).

INDONÉSIE

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Après Kyzilorda, le ruban d’asphalte tout neuf est un paradis Partout, des engins de chantier, bulldozers, rouleaux compresseurs, et des camions-bennes KamAZ, légendaire marque russe. Les heures passent, le regard fixé sur le ruban d’asphalte qui fuit jusqu’à l’horizon. Froid polaire. La chaussée est rénovée ou en train de l’être. L’ancienne route soviétique devrait avoir fait place nette d’ici à mars 2013. Sur le bascôté, un poisson séché dans une main, un pull en poil de chameau dans l’autre, des femmes mûres aux pommettes hautes et aux dents plaquées or tentent de séduire les camionneurs pressés. Les gargotes sont rares ; les garages, les parkings et les motels, encore plus. Leur nombre serait inférieur de moitié aux normes conseillées par l’IRU, l’International Road Transport Union. «Le monde entier se bat pour acheminer   les vingt millions annuels de containers chinois»

Au volant de son Volvo, un chauffeur turc quitte Almaty, où il a livré sa cargaison, et la chaîne de l’Alatau. Pour rejoindre son pays, il passera par l’Ouzbékistan et l’Iran, dont les douaniers ont la réputation d’être les moins corrompus de la région. Par le Kazakhstan et le Kirghizistan, les camionneurs déboursent jusqu'à 4 000 dollars de taxes et bakchichs.

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Kyzilorda, la «horde rouge», est la première grosse ville depuis notre départ d’Aktobe. La région, très riche en pétrole et en gaz, a été colonisée par Pékin. Seize compagnies pétrolières chinoises sont installées ici. Un pipeline dessert la mère patrie à travers la Porte de Dzoungarie, l’un des points de transit principaux vers la Chine. Avec les pétrodollars, Kyzilorda s’occidentalise. Hôtel pour businessmen internationaux, hall de marbre, chambre fonctionnelle, déco standard, Wi Fi. Nous avons rendez-vous à Shagan, un village voisin, avec le staff local d’AkkordOkan. Cette joint-venture turco-azérie est l’une des premières entreprises mondiales de génie civil. Elle a décroché le contrat de réhabilitation de deux tronçons du corridor «Europe de l’Ouest-Chine de l’Ouest». Au petit matin, par moins dix, sous un ciel bleu pétrole, c’est de la pure poésie industrielle. Les engins semblent danser selon une chorégraphie rodée. Le gros œuvre de cette section est bien avancé. Cinquante centimètres de gravier et de sable, trente centimètres d’asphalte, un tissu «géotextile» contre les infiltrations… Un vrai paradis pour les «trailers» de quarante tonnes, dont la vitesse moyenne passera de soixante à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. «Le monde entier se bat pour acheminer les vingt millions annuels de containers chinois. Et il y en aura bientôt trente», s’enthousiasme Javid Agayev, le coordinateur d’Akkord pour l’Asie centrale, qui nous reçoit dans un somptueux restaurant chinois. Akkord vise aussi la concession du secteur AlmatyKhorgos, juste avant la frontière chinoise. «Un endroit clef», surenchérit le boss azéri à la gueule de playboy latino. Javid est très fier de lui, de son entreprise, de l’Asie. «C’est là que ça se passe maintenant», déclare-t-il en lançant d’un doigt négligeant le plateau de verre tournant qui recouvre l’immense

pour les «trailers» de quarante tonnes


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«Le trafic va créer de l’activité. Avec cet axe, bientôt, on verra des saloons dans le désert !»

Près de Kyzilorda, au cœur du Kyzilkum, le «désert rouge», les ouvriers de l’entreprise turco-azérie AkkordOkan achèvent d’asphalter un tronçon de 54 km. La route file désormais tout droit et permettra aux camions de passer de 60 à 90 km/h en moyenne.

La mosquée d’Ak-Biik se dresse à mi-chemin entre Shimkent et Taraz, au sud du Kazakhstan. L’islam kazakh est traditionnellement modéré. Mais le pays est la cible de mouvances radicales : en 2011, un kamikaze islamiste a tué huit personnes à Taraz.

Sur la route de Taraz, des pèlerins orthodoxes déjeunent dans un hangar. De nombreuses familles chrétiennes résident toujours dans cette ville. Elles sont les héritières de l’église nestorienne, qui s’installa dans l’actuel Kazakhstan aux alentours du VIIe siècle.

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Près de Bichkek, se trouve le plus grand bazar d’Asie

A 2 000 m d’altitude, la nouvelle route de la Soie longe le lac Sailimu, le plus grand du Xinjiang. Construite ex nihilo, elle traverse la province autonome du nord-ouest de la Chine. Les travaux, commencés en 2004, ont duré quatre ans. Ils se poursuivent désormais dans les provinces voisines.

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table. Son «laptop» glisse jusqu’à moi entre un plat de canard laqué et un verre de vodka. Défilent à l’écran, sur fond de Google Earth, toutes les connexions qu’il rêve de créer, au Turkménistan, en Ouzbékistan, en Ukraine… Et de reparler du tunnel sous le Bosphore, en cours de réalisation, et de celui sous le détroit de Béring, que les Russes se disent prêts à percer d’ici à 2030. Il y a du Jules Verne chez ce bâtisseur. C’est l’«effet route de la Soie» ! Il faut être à la hauteur de la légende. A mesure que nous approchons des frontières ouzbèkes et kirghizes, le cœur historique de l’Asie centrale, le trafic se fait plus dense. Camions chinois Shacman, copies conformes des célèbres Man allemands, Scania, Volvo, Mercedes… immatriculés en Chine, en Allemagne, aux Pays-Bas. Même paysage monotone de steppe sous la neige, même programme répétitif : on roule tantôt sur une, deux ou quatre voies parfaitement asphaltées, tantôt sur des déviations pierreuses et chaotiques qui contournent

les tronçons en voie de réhabilitation. Dans les restaurants tout neufs, carrelés comme des salles de bains, sont servis des soupes de nouilles farcies et des «langan», spaghettis à la mode ouïghoure. 90 % des marchandises transitent encore   par le rail, moins cher et moins polluant

Après Shimkent, la grosse ville industrielle de la région, on change de chauffeur. Celui-là veut qu’on l’appelle «Rocketa» («fusée», en russe). Les stationsservice kazakhes Hélios ont bien du mal à résister à la prolifération des Sinoil, leurs concurrentes chinoises. Tout le long du trajet, qui suit le cours du Syr-Daria, une voie ferrée double la route : 90 % des marchandises – surtout du pétrole et des matières premières à destination de la Chine – transitent par le rail. Les camions se chargent des denrées périssables et des produits finis : équipement industriel, machines, biens de consommation courants… La valeur d’une tonne de fret routier est quatre fois

centrale, une «ville» composée de 78 000 containers

supérieure à celle acheminée par le train. Dans tous les projets d’interconnexion Est-Ouest, le chemin de fer est privilégié, à cause de son imbattable rapport qualité-prix et de son faible impact environnemental. A condition que les lignes soient modernisées et que les deux tiers des locomotives soient renouvelés, les trains pourraient atteindre, dans le corridor eurasiatique,une vitesse moyenne de cinquante kilomètres à l’heure. Le transport du futur sera «multimodal», insistent les experts. Regrettant que seul 1 % du commerce entre l’Europe et l’Asie se fasse par la route, le président du syndicat international du transport routier (IRU) rappelle que les camions assurent un service unique : le porte-àporte. «Ils génèrent de la vie, créent de l’activité, expliquait déjà Daniel Patat, le conseiller économique de l’ambassade de France à Bakou. Le ferroviaire, ce sont trois gars dans une motrice et trois kilomètres de wagons, c’est tout. La future route de la Soie, ce seront des saloons dans le désert.»

A sept kilomètres du centre de Bichkek, la capitale du Kirghizistan, le bazar Dordoy est le plus grand d’Asie centrale. «Le dixième au monde», prétendent les commerçants frigorifiés. On le déconseille aux amateurs d’exotisme. Aucune voûte faïencée ici, aucun caravansérail avec fontaine, il n’y a que des containers : 78 000 au total. Accolés les uns aux autres et entassés sur deux niveaux, ils forment une étrange ville de métal labyrinthique qui s’étend sur 300 hectares. L’explication est simple : puisque les marchandises – essentiellement des vêtements qui viennent de Chine et de Turquie – sont livrées par containers, autant négocier le rachat des boîtes vides (1 000 dollars la pièce) et s’en servir de boutique. Fermées à clef, elles sont quasi inviolables. Dordoy a 10 ans et ne cesse de s’agrandir. On déjeune dans un petit bar niché au milieu des boîtes. Trois babouchkas en manteau de fourrure, des grossistes manifestement contentes de leurs ventes, se réchauffent à coup de vodka Zanatchka. L’étiquette de

Sur un parking situé à quelques kilomètres de Fukang, grosse ville du Xinjiang qui fut une étape importante de la route de la Soie lors de la dynastie Qing, un camionneur répare avec des moyens de fortune une pièce de son moteur. Le charbon constitue l’essentiel du fret convoyé par les transporteurs chinois locaux.

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Dernière lubie du président kazakh : un «port sec» à la

La frilosité des Kirghizes à l’égard de la Chine a aussi des racines plus profondes : le «syndrome du péril jaune». Comme son voisin kazakh, le Kirghizistan a été durablement meurtri par les invasions venues de l’empire du Milieu. Depuis plus de mille ans, «L’Epopée de Manas», fabuleux récit, oral puis littéraire, narrant les exploits d’un jeune guerrier kirghiz contre les Chinois, est le ciment de l’identité nationale. Les envahisseurs sont aujourd’hui de retour. Leurs armes : des containers. Leur voie de passage : l’autoroute Tachkent-Bichkek-Almaty. Entre la capitale kirghize et son ex-homologue kazakhe (près de 300 kilomètres), elle a été entièrement refaite il y a cinq ans. Le soleil se couche sur l’Alatau enneigée quand nous arrivons à Kel­ kelen, à une trentaine de kilomètres d’Almaty. Sur le bas-côté, une pancarte de carton indique la direction du «Park Soufi». En fait de parking, c’est une pauvre cour de terre battue enclose par une clôture de bric et broc. Pas de garage, et pour tout service,

Débauche de néons au péage de la nouvelle route de la Soie juste avant Ürümqi. C’est Pékin qui a fait le plus d’efforts pour réhabiliter l’ancienne piste des caravanes. Un ouvrage pharaonique grâce auquel la Chine entend renouer avec son statut de première puissance mondiale, comme au XVIIIe siècle.

la bouteille précise, en vers s’il vous plaît : «Pour éviter les ennuis avec ta femme/La vodka Zanatchka est ce qu’il te faut/Pourquoi se disputer entre époux/ Cache ça et bois avec tes copains.» Retour en ville. En vacances chez ses parents à Bichkek, Ekaterina Kasymova est doctorante en histoire de la Défense et des Relations internationales à l’université de Strasbourg. La jeune femme se montre très critique vis-à-vis du projet Traceca : «C’est le favori des pays d’Asie centrale qui veulent se soustraire à l’influence russe, reconnaît-elle. Mais c’est le plus onéreux, à cause des frontières et des ruptures de charges que constituent les traversées des mers Noire et Caspienne. Le Transsibérien n’a pas ces problèmes. Le coût de transport d’un container de trente mètres cubes – de quoi déménager une petite maison – revient à un peu plus de 1 200 dollars via le “Transsib” contre 4 000 dollars environ via Traceca.» C’est l’empire, tsariste puis bolchevique, qui, à grand renfort de rails, a arraché l’Asie centrale à sa torpeur : 1896, construction du Transsibérien ; 1899, du Trancaspien ; 1906, du Transaralien ; 1931, du Turksib… En matière de transport, la région reste aujourd’hui dépendante de la Russie. Pour désenclaver son pays, Ekaterina préférerait

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frontière chinoise, entièrement dédié au business

que se développe la voie du sud, par l’Iran. Mais la mise au ban de Téhéran par les Nations unies a interrompu les projets de jonction avec ce pays. Reste une ultime alternative pour le Kirghizistan : s’intégrer dans la stratégie du grand voisin chinois, déjà omniprésent sur son sol. Pékin joue sur tous les tableaux : soutient Traceca, envisage avec Moscou un TGV jusqu’à la Baltique, rêve de lancer un maximum de pipelines avec le Proche-Orient (son principal fournisseur d’hydrocarbures). Meurtris par les invasions de l'empire du Milieu, les Kirghizes redoutent le retour du «péril jaune»

«En 2001, raconte Ekaterina, les Chinois ont réalisé une étude de faisabilité pour un train qui irait de la Chine du Nord-Ouest à l’Ouzbékistan en passant par le Kirghizistan. Un ouvrage dément, passant des cols de plus de 3 000 mètres d’altitude. Coût : deux milliards de dollars. Ça nous en aurait rapporté presque autant en droits de transit. Pékin voulait bien nous accorder un gros prêt, mais il fallait leur céder des droits exorbitants sur l’exploitation des métaux précieux, comme le cobalt et les terres rares.» La valse des présidents kirghizes – en octobre dernier, un nouveau a été élu – aura raison de l’affaire.

une bicoque avec une demi-douzaine de tables couvertes de toile cirée fleurie. Une dizaine de camionneurs turcs jouent aux dominos en buvant du thé. Ils viennent de livrer des matériaux de construction et des produits alimentaires en provenance d’Europe et attendent un coup de fil de leurs entreprises pour savoir ce qu’ils ramèneront. Plusieurs iront demain à Bichkek, où ils chargeront des haricots et de l’aluminium. D’autres rejoindront la frontière chinoise et Ürümqi, la capitale de la région autonome du Xinjiang, où ils se fourniront en vêtements, jouets bon marché, appareils numériques… La valeur de leurs chargements, jusqu’à trente-six tonnes autorisées, peut aller de dix mille à un million de dollars. Venu d’Istanbul avec des textiles, Semsi, l’un de ces chauffeurs, repart avec 170 000 dollars de chewing-gums Orbit. Tous se plaignent du temps perdu aux frontières. Ils devraient mettre dix jours pour faire le trajet, il leur faut près d’un mois à cause des tracasseries administratives. En plus des


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Pour Pékin, la quatre-voies où ânes et bolides se croisent taxes officielles (aux alentours de 500 dollars par pays), ils doivent graisser la patte des douaniers. Il leur en coûte au total entre 3 000 et 4 000 dollars. Leurs employeurs leur versent un peu moins du double, salaires inclus. A eux de négocier avec les «ripoux». «Sinon, commente Osman sous sa grosse moustache, il ne nous reste plus rien.» Du coup, les chauffeurs peuvent poireauter très longtemps dans des parkings comme celui-ci en attendant que leurs intermédiaires locaux – ils parlent de «dealers» – trouvent un accord avec les prédateurs en uniforme. Ce soir, pour tuer le temps, ils enregistrent sur leurs portables les miaulements du chaton de la maison. Où dorment-ils ? «Quelle question ! Dans nos camions, évidemment.» Moscou accuse les Européens de chercher   à saper ses relations avec ses anciens satellites

Dans l’est du Xinjiang, à une quarantaine de kilomètres de Turfan, la ville la plus éloignée des océans au monde, une Ouïgoure fidèle aux modes de transport traditionnels emprunte une bretelle de l’autoroute de la Soie pour rentrer chez elle. Les populations locales se sont rapidement approprié cette voie de communication.

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Sur la taxation aux frontières, Murat Bekmagambetov, académicien renommé et directeur de l’Institut des transports d’Almaty, donne raison aux camionneurs. Son bureau d’études vient de réaliser avec l’IRU une «analyse des flux commerciaux en Asie centrale». Bekmagambetov, qui rêve de parkings sécurisés avec motels et centres médicaux tous les 300 kilomètres, est fier que le Kazakhstan soit le pilier du dispositif Traceca. Mais il sait que son pays est contraint à une «politique multivectorielle». En clair, les Kazakhs ne doivent pas oublier que la Russie est leur partenaire historique. Moscou, de son côté, considère Traceca comme une «lubie politique» des Européens destinée avant tout à saper ses relations avec ses anciens satellites. Le Kazakhstan, qui est membre de l’ODKP, l’Organisation du traité de sécurité collective, l’anti-Otan montée par les Russes, continuera donc d’utiliser le Transsibérien, de même que les oléoducs et les routes russes. Existe-t-il une meilleure solution pour désenclaver l’Asie centrale ? La réponse n’est pas simple, tant les intérêts divergent : soutien des Européens (à cause du pétrole et du gaz), pression économique et militaire du Grand Frère russe, appétit des Chinois (pour les matières premières et l’ouverture du maximum de marchés à l’Ouest). «Cela passe par l’Iran», pense Murat Bekma­gambetov, comme la jeune doctorante de Bichkek précédemment. «Téhéran est membre de Traceca depuis 2009», rappelle-t-il, regrettant que «la politique et l’économie fassent trop souvent mauvais ménage». Khorgos, à quatre heures de route «soviétique» d’Almaty, est le plus important des quatre postes frontières entre le Kazakhstan et la Chine. Une file de camions patiente dans la tempête de neige. On a franchi la chaîne de l’Alatau à travers les gorges

est l’aboutissement d’un rêve de conquérant


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La publicité s'empare des montagnes du Xinjiang

La plus grosse compagnie d’assurance de Chine s’offre une publicité sur le chemin du «lac du Ciel», une des principales attractions touristiques du Xinjiang. Les deux mannequins, Yaoming et sa femme Yeli, sont des stars du basket chinois.

de Kokpek. On est maintenant au pied des Tian shan, qui séparent l’Eurasie de l’ancien empire du Milieu. Hormis les semi-remorques et une guérite de bois, il n’y a rien. Même pas une buvette. A une centaine de mètres, on distingue un imposant bâtiment futuriste. «Le nouveau poste douanier», me dit un chauffeur. C’est surtout la première pierre d’un autre projet dément du président kazakh Nazarbaiev : le Centre international de la coopération transfrontalière. Une ville nouvelle sinokazakhe entièrement dédiée au business et aux transports. Un «dry port». Un carrefour Est-Ouest à la hauteur de la nouvelle route de la Soie. On pourra y vivre sans visa pendant trente jours ! Depuis l’Antiquité, la tentation occidentale  est une constante de l’histoire chinoise

A une heure de là, légèrement à l’écart de la route principale, Yining est la première ville chinoise. Rien qu’en marchant dans la rue, on comprend l’histoire de cette région partagée entre les Ouïgours (les premiers habitants, aux pommettes hautes, des turco-mongols musulmans, comme les Kazakhs), et les Hans (des Chinois venus de l’Est, aux visages nettement plus ronds). Avec l’aide des Britanniques, Pékin avait, en 1884, annexé le Turkestan oriental, convoité depuis des siècles. Les Mandchous l’avaient rebaptisée «Xinjiang», «nouvelle frontière». En 1949, Mao lui a donné le statut de république autonome. Les noms des rues, des magasins, des administrations sont écrits en mandarin et en arabe. Les heurts interethniques n’ont jamais cessé, tandis que le pouvoir central expédiait de plus en plus de colons vers ces terres riches en pétrole qui sont aussi la porte de l’Ouest et de ses marchés. Hormis quelques

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périodes d’isolationnisme, la tentation occidentale est une constante de l’histoire chinoise. On doit l’ouverture de la route de la Soie à un empereur Han du IIe siècle avant J.-C. En visite en Asie centrale en 1994, le Premier ministre Li Peng, le «bourreau de Tiananmen», déclarait : «Il est important de promouvoir l’ouverture d’une version moderne de la route de la Soie.» Nous y voilà. Yining est en pleine expansion. Depuis ma chambre aussi vide qu’immense, je contemple la forêt de tours en béton. Audelà, c’est le Takla-Makan, l’un des plus terribles déserts de la planète. La route de la Soie le contourne par le nord et le sud. Direction Kashgar ou Ürümqi. Nous choisissons cette dernière destination. Le jour se lève sur la nouvelle route de la Soie, «Xin Si Chou Zhi Lou». C’est son nom officiel. «Xinsilu», pour faire plus court. Un rêve de conquérant, près de 5 000 kilomètres d’une quatre-voies parfaite aux rails de sécurité vert pastel lancés depuis la mer Jaune, de l’autre côté, à l’assaut des contreforts de l’Eurasie. Un ouvrage d’art. On frôle le vertige en fonçant à 3 000 mètres d’altitude le long du lac Sailimu. Si profond qu’il ne gèle pas. Sur ses rives, des bergers aux chapeaux de feutre pointus poussent leurs troupeaux de moutons et de chameaux. Des camions au profil de bolide perforent la paix cristalline. Il y a de la musique dans les toilettes des restos de routiers aux sols de carrelage nickel. Oubliés, les chantiers et les gargotes azéris, kazakhs, kirghizes, nous roulons enfin sur l’«autoroute de la Soie».  Pierre Delannoy La première partie de ce reportage est parue dans notre numéro du mois d'avril (n°398).


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