ÉVASION TIMGAD
Algérie
Elle fut (re)découverte en 1765, après un millénaire d’amnésie. Mais seuls émergeaient alors des sables quelques pierres, tel cet arc de triomphe. Dégagée à partir de 1880, la colonie romaine, fondée en l’an 100 dans le massif des Aurès, dévoile un plan en damier parfait.
BeAU COMME L’ANTIQUE Pendant vingt ans, le photographe Josef Koudelka a sillonné la Méditerranée et
AMMAN Jordanie
De la citadelle de Philadelphia ne subsistent que quelques colonnes, des pans de murs et ces doigts de marbre, vestiges d’une statue colossale. Le temple, dédié à Hercule et érigé au IIe siècle, était pourtant imposant, comme le laisse deviner le gigantisme du socle.
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fait escale dans 200 sites gréco-romains. Une odyssée racontée en panoramiques. P a r
ÉVASION
ATHÈNES Grèce
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«
Il a fallu plus de six siècles pour achever le plus vaste temple du monde hellène, soutenu par une centaine de colonnes de deux mètres de diamètre et dix-sept mètres de haut ! Mais l’Olympiéion, inauguré en l’an 131 au pied de l’acropole, fut saccagé lors des invasions barbares qui ont sonné le glas de l’empire romain.
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e sang lumineux des siècles circule
dans ce marbre d’un rose de chair cuite au soleil» Jean Cocteau
SAGALASSOS Turquie Elle avait survécu au crépuscule de Rome. Sa prospérité était même insolente. Mais cette ville érigée sur les contreforts de la chaîne du Taurus a été engloutie par un séisme, à l’aube du VIIe siècle. Depuis deux décennies, les archéologues exhument ses splendeurs oubliées, thermes, agora, amphithéâtre…
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LEPTIS MAGNA Libye
T «
out un squelette de
grande cité défunte, toute la gloire triomphante
On croirait un mirage dans le désert : c’est la Rome africaine. D’abord comptoir phénicien, puis carthaginois, cette colonie à l’est de Tripoli a rivalisé avec Alexandrie, à partir du IIe siècle. Sur le forum, gisent des médaillons à têtes de méduses (photo de gauche).
des Césars (…) résorbée par les entrailles jalouses de cette terre d’Afrique» Isabelle Eberhardt
TOLMEITA Libye
OSTIE Italie
Un raid des Sarrasins, au IXe siècle, lui fut fatal. Le port antique de Rome, à l’embouchure du Tibre, fut longtemps abandonné aux pilleurs, avant que des fouilles ne le ressuscitent, à partir du XVIIIe siècle, sous l’impulsion du pape Pie VII.
Fondée au VIe siècle avant notre ère, l’ancienne capitale de Cyrénaïque, baptisée à l’époque Ptolémaïs, fut dévastée par les Arabes. Alimentée en eau par un aqueduc long de trente kilomètres, elle abrite toujours, sous l’agora, un impressionnant réseau de citernes (photo de droite).
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ÉVASION
ROME Italie
L
«
Une voie sacrée où défilaient les généraux victorieux transperce d’est en ouest le forum romanum, centre politique et religieux paré de temples, d’arcs, de basiliques... Délaissé à la chute de l’empire, enseveli sous des monceaux de terre, puis utilisé comme carrière, il a retrouvé son lustre au début du XXe siècle.
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es forum, les palais s’écroulent, (…) Le pied
des passants qui les foulent Écarte au hasard leurs débris» Lamartine
ORANGE France
«C’est la plus belle muraille de mon royaume», s’était exclamé Louis XIV devant le mur de scène, tout en marbres et stucs. Edifié sous le règne d’Auguste, au Ier siècle, ce théâtre romain est le mieux conservé d’Europe. Il pouvait accueillir 9 000 spectateurs.
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Delphes
Grèce
Bienvenue dans le «nombril du monde». Les pèlerins se pressaient dans ce sanctuaire, sur le mont Parnasse, pour entendre les oracles de la pythie. Ici, les ruines (IVe siècle avant J.-C.) du temple d’Apollon, dieu des arts et de la divination.
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«
elphes était vide, abandonné, livré à tous les fantômes de l’histoire» Jacques Lacarrière
DOUGGA Tunisie
Un capitole, un marché, un mausolée, un cirque, et ce théâtre… Ces vestiges témoignent de dixsept siècles d’opulence, sous domination numide, punique, grecque, romaine puis byzantine. Le site hébergeait encore de rares habitants jusque dans les années 1960.
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ÉVASION
A
un ami qui lui demandait avec insistance quel était le plus bel endroit du monde, le photographe d’origine tchèque Josef Koudelka avait répliqué : «Je m’efforce justement de ne jamais trouver cet endroit.» Sans doute qu’une telle découverte mettrait un point final à sa quête. En explorant le patrimoine antique du pourtour méditerranéen, ce nomade invétéré de 75 ans a pourtant pris le risque de débusquer cet absolu tant redouté : les 200 sites gréco-romains qu’il a patiemment scrutés pendant vingt et un ans comptent parmi les plus grandioses de la planète, Ephèse et son sanctuaire perdu dans les champs d’oliviers, Baalbek et son acropole toisant la plaine de la Bekaa, Petra et sa cité rose sculptée dans le roc… «Aucun photographe avant lui n’avait tenté avec une telle opiniâtreté et sans aide matérielle une représentation aussi complète des vestiges d’une grande histoire», souligne Bernard Latarjet, commissaire de l’exposition que la Vieille Charité, à Marseille, vient de consacrer à ce périple. Au départ, pourtant, l’archéologie ne préoccupait guère Koudelka. «Lorsque j’ai commencé ce travail, en 1991, j’étais largement ignorant de l’histoire des sites, affirme-t-il. Je ne fais pas de photos d’architecture ni d’archéologie, et je peux couper une colonne sans état d’âme.» Mais alors, qu’est-ce qui l’inspire ? «L’attrait pour la beauté, répond-il sans hésiter. C’est elle qui m’appelle et qui me conduit à revenir plusieurs fois dans les mêmes lieux, avec chaque fois l’espoir de la capter mieux que lors de la visite précédente.»
Heureux qui comme Koudelka a fait un beau voyage. Depuis 1991, ce chasseur d’images a exploré 200 sites antiques. Des berceaux de notre civilisation dispersés dans dixhuit pays, sur les deux rives de la Méditerranée. Voici ceux sélectionnés par GEO.
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t cette beauté-là a toujours, dans ses clichés, le visage saisissant de la solitude. Rome,
Athènes, Tipasa… ces destinations phares quadrillées par des hordes de touristes apparaissent, grâce à lui, miraculeusement vierges. «Tipasa, ville-port fondée par les Phéniciens, est le premier site cultu-
FRANCE
Orange
ITALIE
Rome ESPAGNE
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500 km
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Dion
Ostie
GRÈCE
TURQUIE
Ephèse Sagalassos Athènes É D Apamée SYRIE I T Tipasa Dougga E R Timgad Palmyre R A N E É Baalbek TUNISIE Apollonia ALGÉRIE Amman Tolmeita Leptis Magna Petra JORDANIE M E R
M
Delphes Olympie
LIBYE
rel d’Algérie, avec 100 000 visiteurs par an», commente Nathalie Lemoine-Bouchard, historienne de l’art et co-auteur de «Balade à Tipasa» (éd. du Tell, 2008). Une ruée qui, forcément, entraîne son lot de dégradations : jour après jour, habitations illicites, constructions routières et équipements publics grignotent ce paysage deux fois millénaire. Mais dans le Tipasa de Koudelka, pas l’ombre d’un homme ne trouble la quiétude des lieux. Seul un pan de mur écroulé, sorte de chimère mi-pierre mi-bête, veille sur l’antique nécropole romaine.
S
« ur la mer, c’est le silence énorme de midi», écrivait un Camus captivé par ces vestiges.
Mais alors que l’auteur de «Noces à Tipasa» s’enchantait aussi des «bougainvillées rosat […], des hibiscus rouge pâle […] et des longs iris bleus», le photographe, lui, nous offre une Méditerranée de brume et d’ardoise : «Je n’ai utilisé la couleur qu’une seule fois, en 1971 en Espagne, confie-t-il, et je n’ai pas aimé le résultat.» Dans l’univers de Koudelka, Delphes, le nombril de la Grèce, baigne dans une grisaille celtique, et la Via Appia, «la reine des voies» romaines, trempe dans une flaque noire. Pourtant, nulle mélancolie ne nimbe ces ruines. Le somptueux noir et blanc du «Soulages de la photographie» – comme le surnomme Bernard Latarjet – évacue le pittoresque pour montrer ce qui subsiste à travers les âges, malgré les intempéries, les déprédations ou l’indifférence. «Ce que je recherche, assure Koudelka, ce sont les traces que laisse l’homme après que ses activités ou que sa vie ont disparu.» Dans son œuvre, ces traces-là sont dotées d’une singulière énergie. A Dion, ville sacrée de la Macédoine au pied du mont Olympe, une gracieuse Aphrodite sans tête ni jambes poursuit sa marche têtue parmi les roseaux. En Jordanie, sur la citadelle d’Amman écrasée par un ciel de plomb, une main et un crâne colossaux surgissent des profondeurs de la terre : «Ces fragments de marbre blanc appartenaient vraisemblablement à une statue d’Hercule haute de neuf mètres », analyse Jacques Seigne, de l’Institut français d’archéologie du Proche-Orient. Sous le regard de l’artiste, ces débris qui jonchent le sol éclipsent de très loin les colonnes intactes du temple voisin qui attirent les foules. La verticalité, signe manifeste de pérennité architecturale, a toujours eu la faveur des cartes postales. Mais pour Josef Koudelka, même les éboulis sont éloquents. A Olympie, c’est une colonne écroulée du temple de Zeus qui envahit tout le cadre. L’imposant sanctuaire, édifié au Ve siècle avant notre ère, abritait en son centre l’une des sept merveilles du monde antique : la gigantesque statue en or et ivoire du roi des dieux. Malgré son rayonnement, le site n’a pas survécu à un séisme et à une inondation, survenus dix siècles plus tard. Affaissé, enseveli, oublié, le berceau des jeux Olympiques n’est revenu à la vie qu’au XIXe siècle. D’abord sur l’initiative de Français, débarqués dans le Péloponnèse en 1829, et ensuite
ÉVASION de France à Tripoli sous Louis XIV, des centaines de colonnes firent le chemin en sens inverse, vers la rive nord de la Méditerranée, à destination de Toulon, puis de Paris. Aujourd’hui encore, du marbre de Leptis Magna orne le jubé de la cathédrale de Rouen, l’autel de l’église de Saint-Germain-des-Prés à Paris et les sols polychromes de Versailles. Entre les deux continents, africain et européen, la boucle était symboliquement bouclée.
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« e photographie le paysage originaire de nos cultures d’Europe», affirme Koudelka. Or,
Italica
Espagne
Les mosaïques des villas et des thermes n’ont rien perdu de leur éclat. Ce lieu de villégiature andalou a été bâti sur ordre de Scipion l’Africain pour ses légionnaires. Ainsi naquit la première ville romaine d’Hispanie, en 206 avant notre ère.
sur celle d’Allemands, qui entreprirent des fouilles systématiques à partir de 1875. Depuis sa résurrection, le site accueille tous les quatre ans la cérémonie de l’allumage de la flamme des J.O. modernes. «En 2004, à l’occasion des jeux d’été à Athènes, une colonne du temple de Zeus a été entièrement remontée», rappelle Antoine Hermary, professeur d’archéologie grecque à l’université d’Aix-Marseille. Dans une Grèce tenaillée par la crise, le coût d’une telle entreprise – 150 000 euros par colonne – a rapidement calmé les ardeurs reconstructrices. Ce n’est pas Koudelka qui s’en plaindra. «Il y a, dit-il, des destructions en parfait état qu’il serait malheureux de retoucher. Mêmes en ruines, ces sites sont la perfection.» Dans son Olympie à lui, immortalisée en 2003, soit un an avant les joutes athéniennes, on ne voit ni flamme ni chapiteau, mais un agrégat de calcaire, stupéfiant de vitalité. Sur l’image en gros plan, la colonne effondrée s’est muée en formidable reptile prêt à se redresser.
C
ette étrange énergie du minéral, l’artiste l’a captée jusqu’en Libye, dans les yeux
écarquillés d’une Gorgone. Si la méduse de Persée pouvait changer en pierre quiconque l’observait, la méduse de Koudelka pourrait bien figer sur place quiconque la contemple. Le regard effaré de ce monstre mythologique est troublant de modernité. Peut-être même a-t-il été prophétique ? Deux mille ans plus tard, Khoms, la ville voisine de Leptis Magna où a été prise la photo, a connu le cauchemar. En 2011, une soixantaine d’opposants à Kadhafi ont été enfermés dans des containers. Seuls deux ont survécu. Pendant le conflit, le bruit avait couru que le «Guide» voulait lui-même pénétrer à Leptis Magna avec ses chars pour y attirer les bombardements de l’Otan. Si elle avait eu lieu, une telle attaque contre une cité antique inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco aurait fait grand bruit. Avec ses 425 hectares déployés en Tripolitaine, Leptis Magna s’est longtemps rêvée l’égale de Rome. Au tournant du IIIe siècle, sous le règne du premier empereur romain d’origine africaine, Septime Sévère, des tonnes de marbre furent importées à grand frais des carrières grecques de Karystos. Ironie de l’histoire : 1 500 ans plus tard, sous l’impulsion d’un certain Claude Lemaire, consul
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ce territoire-là déborde largement nos frontières mentales. Depuis la Turquie jusqu’à la Libye, le patrimoine gréco-romain s’affiche partout en majesté. «Avant d’arriver ici, le pays se limitait à mes yeux au pétrole et à Kadhafi, avoue Vincent Michel, directeur de la mission archéologique française en Libye. J’ai été ébahi par la monumentalité de Cyrène, la plus grande colonie du monde grec, capable de rivaliser avec Athènes et Syracuse aux Ve et VIe siècles avant J.-C.» De l’ancien port de Cyrène, connu sous le nom d’Apollonia et aujourd’hui au tiers englouti, le photographe offre une vision bouleversante de grâce et de légèreté : sur les décombres de la basilique occidentale, de jeunes figuiers sauvages montent à l’assaut des colonnes écaillées. «On contemple cette image datée de 2007 avec les yeux des premiers explorateurs !» s’enthousiasme Vincent Michel. Les archéologues français sont pourtant familiers des lieux : le site libyen d’Apollonia est leur fief depuis 1976. En presque quarante ans, ils ont tout connu : le gel politique des années 1980, l’embargo économique des années 1990, l’ouverture des années 2000, et, bien sûr, la révolution de 2011, qui les a contraints d’arrêter les fouilles pendant un an. «Si la guerre a épargné les vestiges, la période actuelle est pleine d’incertitudes, insiste Vincent Michel. Entre les zones de non-droit, le pillage des antiquités et la frénésie de la construction hôtelière, les villes antiques sont continuellement menacées.» Josef Koudelka ne le sait que trop. «Chaque fois que je photographie quelque chose, assure-t-il, je me dis que cette chose est vouée à disparaître.» Peut-être est-ce déjà le cas de Palmyre et d’Apamée, les majestueux sites grécoromains de Syrie, exposés depuis deux ans aux bombes et aux déprédations. Fin mars 2012, la directrice générale de l’Unesco, Irina Bokova, a officiellement appelé les «parties impliquées dans le conflit» à protéger leur héritage culturel. Espérons que les images saisies entre 2006 et 2007 ne soient pas celles d’un monde tristement révolu... Si l’odyssée d’Ulysse a duré vingt ans, celle de Koudelka promet d’être beaucoup plus longue. Il a décidé de poursuivre son périple, en Grèce et en Italie, bien sûr, mais surtout en Turquie, où, selon lui, «gît un véritable trésor». Tant que le plus bel endroit du monde n’a pas été trouvé, le voyage peut continuer. L Christèle Dedebant