Nostalgiemelancolie

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Propos sur la nostalgie et la mélancolie

Par Michel Cornu

Rejouons pour quelques instants à la petite madeleine.

Que je sente l'odeur des roses en traversant un jardin, et reviennent des souvenirs doux-amers de la maison campagnarde de mon enfance, avec ses rosiers aux fleurs blanches qui grimpaient haut et s'accrochaient au crépi de la façade. Le crissement du gravier sous les pas, le porche en bois avec, gravés sur le fronton, les premiers mots latins que j'allais apprendre, "ora et labora", les sept marches à franchir pour arriver à la cour, enfin l'éclatement du parfum des boutons éclos. Jamais ces souvenirs-là, dans leur vivacité, ne franchissent la porte d'entrée de la maison campagnarde, mais ils appellent d'autres roses.

Un soir d'été, l'opéra de Belgrade, le Prince Igor entendu en compagnie de Varenka, l'entracte passé avec elle sur la terrasse, l'échancrure de sa robe d'où s'évadait un parfum de rose, et le retour tardif à la maison, le trouble, le mélange de la moiteur de l'air et de la peau, du parfum des roses de la façade et de celui de "sa Majesté la Rose".

Souvenirs fixés à jamais et qui reviennent toujours les mêmes. En temps normal, l'humour en prend distance dans un sourire bienveillant, mais que le parfum des roses dans un jardin surgisse et le moi perd pied, prisonnier du temps aboli.

Quel homme, un soir de canicule, les narines éveillées par un lourd parfum d'ambre, n'a pas suivi, à la trace de cette odeur, une femme en ne s'approchant jamais au-delà d'une limite précise, en ne s'éloignant jamais au-delà du point où il aurait perdu l'odeur et sa femme ou la femme et son odeur. Que cette ambre sucrée jaillisse de n'importe où et se précipitent en lui les ruissellements de cheveux noirs sur un dos nu, les pas légers de sandales estivales traversant la ville aux murs encore blancs de la chaleur diurne. Mais en réalité, dès que l'homme s'était mis à suivre la trace de l'ambre, il était déjà dans le souvenir sans le savoir peut-être tout en le sachant puisqu'il ne voulait pas rejoindre la femme, car, alors, le souvenir se serait brisé, la trace perdue. Ce qui semblait bien se dérouler dans le présent de la

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déambulation, se déroulait en réalité dans le passé de la séduction. Cette dernière ne seraitelle pas la recherche de ce qui, toujours, est déjà perdu? Le parfum ou la perte possible du sujet dans la nostalgie1. Nostos algos, le mal du pays. Perdu à tout jamais, ce pays. Le parfum, ici: le cordon ombilical qui m'enroule dans les cercles d'un éternel retour du même. Comme si ce retour allait enfin me rendre à mon origine. La nostalgie, ou le passé présent d'une origine absente2.

Parmi les musiques folkloriques, c'est, simplement pour des raisons d'histoire toute personnelle, la musique tzigane russe qui me touche le plus. Son rythme donne les fourmis aux pieds et la fièvre aux jambes, sa sensualité, jetant aux narines des odeurs de sueur, de sexe et de larmes, met le feu au ventre, sa douleur, venue de profondeurs souterraines, laisse pantelant dans "l'a-patrie" du vertige3. A une époque où mon existence s'ouvrait sur l'abîme 1

Est-ce à cause de cette perte du sujet que les philosophes ont si souvent méprisé le sens olfactif. Dire qu'il est celui qui nous rapproche le plus de l'animal est mépriser non seulement ce dernier et la nature, mais aussi la culture. On connaît également la théorie de Freud qui attribue la perte de l'importance de l'odeur, voire son refoulement, au passage du quadrupède au bipède. Citons pour mémoire ce passage bien connu de Nietzsche: "Et en nos sens, quels délicats instruments d'observation nous possédons! Ce nez, par exemple, dont aucun philosophe n'a encore parlé avec respect et gratitude, est même, pour l'instant, l'instrument le plus fin dont nous disposions: il est capable de discerner des différences minimales de mouvement que le spectroscope ne constate pas." Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles. La «raison» dans la philosophie, N° 3. 2 Est-il nécessaire de préciser que l'on aurait pu prendre d'autres exemples dans d'autres sens que celui de l'odorat. Il n'en reste pas moins que les odeurs sont sans doute ce qui, par excellence, appelle le retour, alors que la musique, nous allons essayer de le montrer, appelle le devenir. Odorat et audition ont non seulement en commun d'être les premiers repères permettant au nourrisson de reconnaître sa mère, mais aussi d'échapper à la représentation et de se réaliser dans l'instant de la donation. 3 Si nous parlons ici de musique tzigane, nous savons bien que ce n'est pas son propre, mais celui de toute vraie musique que de produire une altération du sujet (voir le très important et très bon livre de Bernard Sève, l'Altération musicale, Le Seuil, Paris, 2002. Coll. Poétique). Les philosophes, dans leur grande majorité, ont suspecté la musique de briser les dernières résistances de la raison ou du sujet. Platon veut la mettre au pas, Kant la tient pour un art mineur. Et s'il la tient pour telle, c'est parce qu'elle ne laisse rien de stable à penser: "Si… l'on apprécie la valeur des beaux arts d'après la culture qu'ils procurent à l'esprit et si l'on prend pour mesure le développement des facultés qui dans le jugement doivent s'unir pour la connaissance, la musique occupera le rang le plus bas parmi eux…" Kant, Critique du Jugement, §53, p. 146. Vrin, Paris, 1951. Hegel veut à tout prix la faire entrer dans le système du savoir absolu. Il n'hésite pas pour cela à subordonner la musique pure à la musique vocale, soit au texte. La musique autonome en effet inquiète Hegel par son vide menaçant la pensée. A ce propos, B. Sève écrit: "Le texte, qui impose à la musique un sens transcendant ou objectif, la soumet à la rigueur et à la sagesse du concept, à des significations déjà disponibles et socialement reçues; c'est l'espace immense du chœur tragique, de la musique sacrée, du lied, de l'opéra. La musique se fait servante, expressive, théoriquement subalterne, donc. Elle a sa vérité hors d'elle, dans la poésie ou la religion; elle reçoit sa vérité sans la produire, quelque chose en elle est ainsi désamorcé." (Op. cit., p. 135). Quant au paysage philosophique français, jusqu'à ce siècle, il est plutôt désertique dans ce domaine précis de réflexion. Dans, La musique en respect (Galilée, Paris, 2002), MarieLouise Mallet écrit fort justement: "Et, pour s'en tenir au passé, on peut remarquer que les philosophes qui ont le mieux parlé de la musique sont tous quelque peu en marge de la grande tradition philosophique: qu'il s'agisse de saint Augustin dont le rapport à la musique est davantage celui d'un théologien, et plus encore d'un mystique, que d'un philosophe, de Rousseau, de Kierkegaard, de Schopenhauer, et enfin de Nietzsche.

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de nuits d'insomnie et de jours d'obscurité, je me saoulais des voix sauvages de Valia et d'Aliocha Dimitrievitch, des balalaïkas et des guitares de l'ensemble Matrioschka, je faisais des pots-pourris de leurs chansons, "Matouchka-aux-yeux-noirs-je-t'ai-aimée-le-temps-desfleurs-adieu".

Cette musique devait encore m'accompagner de longs mois pendant lesquels je cherchais des crépuscules et des aurores. Puis ce fut l'abstinence. Des années durant, plus de Valia ou d'Aliocha, plus de balalaïkas ou de guitares.

Il y a quelque temps, le hasard voulut que j'entendisse à nouveau chez des amis la même musique. La même musique? Nullement. Une fois encore, elle m'altérait, m'enivrait, me délogeait de mon siège, mais elle délogeait tout autant les repères posés sur une plage de mon passé. Qui étais-je alors, qui étais-je maintenant, je ne le savais pas et, sans doute, ne le saurais jamais, il fallait renoncer à la prétention d'un tel savoir. La musique ressemble à cette "trace imprimée dans l'eau qui ne peut ni se former avant qu'on ait appliqué le corps sur l'eau, ni demeurer quand on l'a retiré."1 Ou, comme le dit M.-L. Mallet: "Écouter c'est ne pas pouvoir garder, et en faire l'épreuve. C'est entendre s'éloigner, se perdre comme un écho fugace, ce que l'on écoute. Écouter c'est ne pas pouvoir maintenir, maintenir présent. C'est ne pas pouvoir retenir. C'est ne pas pouvoir revenir. Ce que l'on écoute n'est jamais présent mais passe et ne fait que passer. Ce qui n'a pas été entendu ne le sera plus. Ce qui a été entendu ne sera gardé qu'en mémoire, c'est-à-dire gardé comme perdu, sans pouvoir jamais s'assurer que l'on a bien entendu, sans pouvoir se rassurer."2 La musique, en altérant mon présent, m'indique que le souvenir lui-même n'est souvenir qu'altéré, que la répétition du même, au sens de Kierkegaard, n'est qu'une illusion. Elle m'entraîne inéluctablement vers un futur Remarquons aussi que, chez tous, on trouve une relation particulièrement forte entre leur pensée et leur existence, relation qu'ils ne cherchent pas à dissimuler, ni même à «relever», qu'ils «assument» pleinement, jusqu'à la «confession», ou l'«autobiographie»." (p. 12) On pourrait ajouter les "poètes-philosophes" romantiques, de E.T.A. Hoffmann et ses Écrits sur la musique (L'Age d'Homme, Lausanne, 1985), aux réflexions de Tieck et Wackenroder, aux propos de Novalis, notamment le célèbre, "Die Welt muss romantisiert werden", contemporain de la musique conçue comme absolue. "Lorsqu'on parle de la musique comme d'un art autonome, on ne devrait jamais penser qu'à la musique instrumentale qui, méprisant toute aide et toute intervention extérieure, exprime avec une pureté sans mélange cette quintessence de l'art qui n'appartient qu'à elle, ne se manifeste qu'en elle." E.T.H. Hoffmann, op. cit., p. 38. Et ceci encore: "…si le quatuor représente bien «ce qui pense dans la musique», il devait peu à peu devenir l'essence même de la musique absolue, dans la mesure où l'on accentuait, plutôt que l'élément métaphysique, le pressentiment de l'absolu, aspect spécifiquement esthétique –l'idée que la forme en musique est l'esprit même, et l'esprit la forme." Carl Dahlhaus, L 'idée de la Musique absolue. Une Esthétique de la Musique romantique, p. 21, Ed. Contrechamps, Genève, 1997. 1 Saint Augustin, De Musica, Livre, VI, C, II, 3. 2 Marie-Louise Mallet, op. cit., p. 49.

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indicible, anticipé et toujours inconnu. Elle est "à-venir". En passant, car elle est toujours passante, et passante toujours à son rythme à elle, elle m'invite à faire le deuil de moi-même comme me posant dans mon autonomie et posant le monde1. Donc à faire aussi le travail de deuil de l'origine toujours perdue. La musique est la plénitude d'un présent vide ou le vide d'un présent de plénitude, je ne sais trop, mais qu'elle est désir d'infini qui ne peut cesser et donc infini du désir, ça je le sens au plus profond du sentir. Et ce désir a pour nom, mélancolie2. Par mélancolie, j'entends ici, loin de toute psychopathologie, une certaine appréhension de notre réalité d'exister, une tonalité affective fondamentale3, une "Grundstimmung", et une attitude spirituelle marquée par la soif d'infini. "La mélancolie est l'inquiétude que provoque chez l'homme la proximité de l'éternel. C'est là ce qui le rend heureux et, en même temps, constitue pour lui une menace."4

Le plaisir de la nostalgie est plaisir d'illusion: celle de croire à un possible retour d'un "déjàperdu". "Déjà-perdu" depuis toujours? Comment répondre à cette question sans, par là même, la perdre? "Et si la musique, même la plus joyeuse, ne s'élevait, ne s'enlevait jamais que sur le fond sans fond d'une perte sans retour, de la perte sans rémission de l'être-perdu?", écrit encore Marie-Louise Mallet5. C'est pour cette raison qu'elle associe musique et nostalgie: "La nostalgie, la douleur du retour comme impossible, loge au cœur de l'écoute. Écouter c'est ne pas pouvoir maintenir présent, comme sous un regard, ce que l'on écoute. C'est, en même temps qu'on l'écoute, l'entendre déjà s'éloigner, devenir comme un lointain écho dans la mémoire. Écouter, c'est ne pas pouvoir garder, c'est perdre sans retour possible."6 Nous croyons au contraire que parce que la musique est essentiellement rythme et différence7, elle

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"La musique n'est-elle pas un insurmontable défi à la question du «propre»? Ne met-elle pas en crise la notion même de propre? Peut-on répondre à la question«Qui?» lorsqu'on écoute une musique? Pas plus qu'à la question «quoi?»." M.-L. Mallet, op. cit., p. 159. 2 Une des thèses du livre cité de Bernard Sève est que, loin qu'il faille partir de l'altération en général pour comprendre l'altération musicale, c'est bien plutôt cette dernière qui nous aide à comprendre ce qu'est l'altération en général. De même, on pourrait dire que c'est la musique, art de la mélancolie, qui nous aide à comprendre "l'esprit de la mélancolie". 3 "Elle (la mélancolie) est comme une atmosphère qui baigne tout, comme un fluide qui pénètre tout, comme une amertume profonde et, en même temps, une douceur mêlée à tout." Romano Guardini, De la Mélancolie, p. 64. Le Seuil, 1992 (Coll. Points- Sagesse). 4 Romano Guardini, op. cit., p. 69. 5 M.-L. Mallet, op. cit., p. 117 6 op.cit., p. 149. M.-L. Mallet reconnaît sur ce point sa dette à l'égard de l'analyse de Derrida dans, Mémoires Pour Paul de Man. D'une manière générale, Derrida est très présent dans l'ouvrage de Mme Mallet et le lecteur n'échappe pas toujours à l'agacement qu'il y a à subir le suivisme inconditionnel du disciple. 7 Cf. André Boucourechliev: "La musique serait donc un système de différences qui structure le temps sous la catégorie du sonore." Le Langage musical, p. 21. Fayard, 1993 (coll. «Les chemins de la musique»).

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nous pousse en avant vers la quête de l'infini. Celle-ci n'est certes possible que parce qu'il y a eu perte ou plutôt manque (comment perdre ce que l'on n'a jamais possédé ou connu?) de l'origine. Comme le laisse bien entendre Mme Mallet, chaque interprétation est une reproduction; une "altération", dit plus justement B. Sève. Mais re-production, altération sont création, et jamais retour du même. La musique est création non reproduction (on ne peut pas cloner la musique!)1. La nostalgie est maladie de l'impossible retour, liée à la naissance qui scelle à tout jamais la perte de l'origine. Le désir de la mélancolie, dans la douleur même, est désir de perpétuelle renaissance, événement du commencement toujours commençant, ouverture sur l'infini libérateur de l'origine, connivence avec le détachement de la volonté d'être pour enfin exister. Si les larmes de la mélancolie sont une douce musique au mélancolique, c'est qu'elles sont "religieuses"2, nous reliant à ce qui ne peut être que reçu dans l'instant et, comme tout don, jamais possédé. C'est par ce caractère, énoncé plus haut, de perpétuelle création dans l'incessant mouvement que la musique est révélatrice de notre dimension de mélancolie, si l'on veut bien, ce que nous faisons, ne pas laisser à la seule psychiatrie le droit de définir ce terme et si l'on veut bien encore distinguer nostalgie et mélancolie, ce que l'auteur de La musique en respect ne fait pas: "Mais alors même qu'elle dit «oui», la musique comporte une incurable nostalgie, une insurmontable mélancolie."3 Nous croyons au contraire à deux mouvements de l'âme différents. La langue allemande semble d'ailleurs nous donner raison: si le "Heimweh" est le "nostos algos", la nostalgie, la mélancolie, elle, se dit "Sehnsucht", où apparaît à la fois le côté pathologique ("süchtig") et le désir ("sich sehnen nach")4. Le mélancolique cherche les ténèbres –et Nietzsche ne disait-il 1

Le mode infini des interprétations ne concerne pas, certes, la seule musique. Mais, à la différence des interprétations infinies possibles d'un texte, la musique, au contraire de la littérature, si elle est aussi langage, n'est pas langue: "Tenons-nous-en à deux arguments principaux. D'un côté, les signes musicaux ne peuvent accomplir le geste référentiel, le renvoi à une réalité extérieure; […] d'un autre côté, un texte musical ne peut jamais être traduit en un autre système de signes; on traduit un texte de Cervantès d'espagnol en français; on traduit pour les sourds un exposé oral en langue de signes; on ne traduit pas une partition." (B. Sève, op. cit., p. 267.) D'où l'échec à vouloir en rendre compte de manière purement rationnelle. Dans un fragment de 1880, Nietzsche écrit: "Dès que nous recommençons à entendre des paroles et à faire des déductions, c'est-à-dire dès que nous comprenons le texte, c'est que notre sens de la musique est devenu superficiel […] c'en est fait… de ce crépuscule coloré qui relayait enfin le jour spirituel." Cité par M.-L. Mallet, op. cit., p. 163. Et ce passage encore d'André Boucourechliev: "Qu'en revanche le véritable sens de la musique lui soit immanent, qu'il renvoie à la musique elle-même où il est illusoire de vouloir chercher du rationnel, provoque des résistances, quoique cela soit vrai et d'autant plus vrai que se trouve ainsi soulignée l'absolue singularité de chaque œuvre musicale." (op. cit., p. 11.) 2 Nous admettons, avec Kierkegaard, qu'il y a une souffrance, un "pathos" du religieux. 3 M.-L. Mallet, Op. cit., p. 190. 4 Puisque Mme Mallet parle de Schumann et des "Gesänge der Frühe" (p. 147), nous nous permettons de demander si l'on peut qualifier la musique de Schumann de nostalgique ou si, plutôt, seul l'adjectif de mélancolique lui convient. Brigitte Massin cite un passage du Journal, 1827, de Robert Schumann: «L'extrême jeunesse connaît de ces instants où le cœur ne peut trouver ce qu'il désire car, obscurci par une Sehnsucht inexprimable, il ne sait ce qu'il cherche. C'est quelque chose de muet et de sacré dans lequel

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pas de la musique qu'elle est la nuit du philosophe- non pour elles-mêmes, mais parce que d'elles surgira la clarté. La nuit est inspiratrice, libératrice en même temps de la fausse clarté diurne1. Le mélancolique est tragique, et non nihiliste, parce qu'il vit intensément la contradiction inhérente à l'existence2. Parviendrait-il au nihilisme qu'il trouverait le repos, la fin de la tension qui le fêle. Aspirant à la Beauté, il est tout autant tenté par le gouffre du néant, par la fuite dans la mort. «N'importe où hors du monde», cela peut être l'évasion tout autant que la révolte contre la médiocrité, la laideur du monde. Le mélancolique vit plus intensément que le commun des mortels le tragique de la finitude, et, par là, peut nous éclairer sur notre véritable condition, éveiller en nous la part d'inquiétude spirituelle qui donne sens au fini. Accablé par les contradictions, il tend en même temps à l'harmonie3. Dans son conflit, il est aspiration ("Sehnsucht") à l'amour4. "De l'amour sous toutes ses formes et à tous ses l'âme pressent son bonheur lorsque l'adolescent interroge rêveusement les étoiles.» Et elle commente: "On y notera les deux mots clés: aspiration (Sehnsucht) et interrogation, les deux piliers sur lesquels repose l'aventure créatrice et spirituelle de Schumann." B. Massin, in, Histoire de la Musique occidentale, p. 764. Fayard, Paris, 1985 (Coll. Les Indispensables de la Musique). Et plus loin: "Fils romantique de Beethoven par ce souhait d'une appréhension cosmique de sa mission, frère du «voyant» Franz Schubert, Robert Schumann déclare: «La musique est ce qui nous permet de nous entretenir avec l'au-delà»; «La musique nous aide à descendre en nous-même, à y découvrir la divinité que nous cherchons en vain dans la vie et dont nous avons une soif inaltérable.»" (op. cit., p. 766.) 1 On pense ici à ce texte magnifique, musical, Les Hymnes à la Nuit de Novalis. 2 Commentant brièvement le célèbre tableau de Dürer, Melancolia, Jacqueline Russ écrit: "Souvenons-nous de cette femme ailée, personnifiant le génie créateur, assise sur une dalle et accablée de dépression. Tout exprime sa tension intérieure, sa «mélancolie» et son découragement. Or un compas et un livre, posés sur ses genoux, un marteau, des clous et des scies nous signalent que la mélancolie n'est pas passive, mais active, qu'elle donne à voir l'homme productif, et ce même si la Mélancolie ailée fixe momentanément le vide." Jacqueline Russ, Le Tragique créateur. Qui a peur du Nihilisme?, p. 16. Armand Colin, Paris, 1998 (Coll. «Références» Philosophie). 3 N'y a-t-il pas là, soit dit en passant, un élément fondamental de la musique dont l'harmonie et le mouvement sont des données essentielles? "L'harmonie est l'élément fondamental de la musique, inhérente à sa nature même, qu'elle qualifie. De plus, elle est un facteur de cohérence qui agit puissamment au long d'une série choisie de notes –celles d'une monodie notamment. L'absence d'harmonie rendrait la monodie (la mélodie, la phrase) totalement arbitraire: le n'importe quoi. Aussi la monodie est-elle inscrite dans un ton et des degrés spécifiques, définis, limités et hiérarchisés." A. Boucourechliev, op. cit., p. 127. Et encore: "C'est dans et par l'harmonie souveraine que naît le style mélodique, que peut naître, au sein du madrigal, la voix dominante et devenir «miroir de l'âme». On pense trop au modèle scolaire du «chant donné à harmoniser». Mais si la mélodie peut, en effet, être harmonisée de plusieurs façons (non infinies), le contraire est tout aussi vrai: le chant surgit de l'harmonie, il en est l'émanation, en dépit de toute apparence." op. cit., p. 144. 4 Il faudrait, mais ce serait l'objet d'un autre texte, préciser l'articulation dialectique du Don et de l'Éros. Faisons simplement ici quelques brèves remarques. Lévinas, en opérant le renversement de la phénoménologie, en montrant que la passivité est première, a permis de rendre à la philosophie la dimension du don. Plus que de don, il parle de responsabilité comme réponse au visage d'autrui qui m'appelle. Par là, il fait de l'éthique ce qui est premier. Ne risque-t-il pas alors de nous enfermer dans l'éthique? Parler de don ne permet-il pas d'aller à un commencement plus antécédent: le don premier de mon exister? Comment pourrais-je être responsable d'autrui si cet exister était le fruit contingent du hasard, d'un clonage (Habermas dans son livre, L'Avenir de la Nature humaine. Vers un Eugénisme libéral?, Gallimard, Paris, 2002. Coll. NRF Essais, pose remarquablement le problème) ou le produit d'une malédiction du Destin? Autre question: dans l'infinie responsabilité à laquelle m'ordonne le visage d'autrui, quelle place reste-t-il pour l'éros? "Le pathétique de l'amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C'est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l'altérité, mais la conserve. Le pathétique de la volupté est dans le fait d'être deux.", écrit E. Lévinas dans, Le Temps et l'Autre, p. 78. (Fata Morgana,

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degrés, de la sensualité la plus élémentaire jusqu'à l'amour suprême de l'esprit. L'impulsion de la mélancolie est l'Éros, l'exigence d'amour et de beauté."1 Cette exigence et l'inquiétude qui lui est liée ne se laissent enfermer ni dans un système rassurant de dogmes, ni dans un spiritualisme égocentrique qui, oublieux de l'histoire, se "sauve" en fuyant l'incarnation, ni dans la satisfaction du devoir accompli, pas plus que dans l'absolutisation de l'éthique. Le mélancolique se sent bien dans la solitude. "Son besoin constant de se réfugier dans la retraite s'exprime aussi dans toute la structure de son existence qui est pleine de coulisses et de masques. Sans cesse l'essentiel se dissimule derrière l'accessoire. Le savoir-vivre, une négligence élégante, des reparties, l'esprit réaliste, tout cela se transforme en façades derrière lesquelles se cachent un état d'âme tout différent, souvent un sombre désespoir."2 Le masque est pudeur de la souffrance de qui a été blessé par l'infini, et non simple mépris de l'autre, de soi-même; il est encore relation3. Dans ce "retrait-présent-absent", la musique, et la musique romantique tout particulièrement, dans leur quête d'infini, leur tentative de dire l'indicible,

Montpellier, 1979.) Où peut alors se vivre la dimension fusionnelle qui, qu'on le veuille ou non, appartient à l'éros, au désir s'accomplissant dans l'instant hors du temps de la jouissance? Lévinas conteste cette dimension, non pas au nom de la nature, mais de l'éthique. "Posséder, connaître, saisir sont des synonymes du pouvoir." Et ceci: "J'ai voulu précisément contester que la relation avec l'autre soit une fusion. La relation avec autrui, c'est l'absence de l'autre…" (op. cit., p.83.) Aussi la volupté est-elle "…l'événement même de l'avenir, l'avenir pur de tout contenu, le mystère même de l'avenir…" (ibid.) Est-on vraiment condamné soit à la possession, soit au désir comme désir du désirable? Les "romantiques allemands", pour user d'une expression convenue, ne nous ouvrent-ils pas, par leur sens du religieux, une voie plus gracieuse? Nous ne développerons pas ici la question. Pour y répondre valablement, il faudrait reprendre toute l'œuvre de Lévinas et la confronter à celles, par exemple, de Novalis ou de Goethe qui, certes, n'est pas un romantique, mais qui a décisivement influencé ces derniers. Si nous avons posé la question, c'est que M.-L. Mallet pour qui, outre Derrida, Lévinas est une référence permanente, en critiquant l'ontologie de la présence, en ramenant la musique à un passé toujours déjà perdu, à un deuil permanent, manque, à notre avis, totalement la dimension de l'éros. Or, si la musique commence par le don et la réception, si elle est ce qui toujours passe, elle est aussi, oh combien et par là même, ce qui met en mouvement Éros. Elle est non seulement mouvement, non-reproduction, mais aussi instant plein de la jouissance, où l'interprète ou l'auditeur, dans la jubilation, oubliant toute volonté de possession ou d'auto-position, se fait, dans l'abandon, musique. Il trouve alors une unité, une "fusion" non pas, à la manière de Platon, avec l'origine et dans la nostalgie d'un regard tourné vers le passé, mais dans le présent de la réconciliation avec lui-même en sa condition d'existant qui n'existe que dans la quête de l'indicible, tout autant que dans le renoncement à la maîtrise. Harmonie, "uni-son", la musique ne l'est pas nécessairement qu'avec elle-même, mais elle peut en faire le "présent" à l'auditeur, le temps où elle est jouée: on se souvient des propos de Schopenhauer sur la musique qui, plus que tout autre art, nous libère, momentanément, de la souffrance inhérente au vouloirvivre; on se souvient de l'esthétique du sentiment (l'"Empfindsamkeit") de Wackenroder pour qui la musique peut nous transporter vers la présence de l'infini, dissolvant notre sentiment particulier en unité vivante. La contradiction entre altérité et unité, entre Don et Éros, ce qu'une certaine théologie a stigmatisé par l'opposition d'éros et d'agapè, (nous pensons notamment au livre de Anders Nygren, Éros et Agapè, Aubier, 1962.) trouve un début de solution dans cette dimension de mélancolie que nous abordons ici. 1 R. Guardini, op. cit., p. 57 2 R. Guardini, op. cit., p. 47. 3 Nous nous permettons ici de renvoyer aux pages176-190 de notre ouvrage, Kierkegaard et la Communication de l'Existence, L'Age d'Homme, Lausanne, 1972, où nous abordons la question des pseudonymes dans l'œuvre de Kierkegaard. (Philosophe mélancolique s'il en est, Kierkegaard, non seulement parle admirablement de la musique, mais veut créer une langue musicale; raison pour laquelle il désirait qu'on lise à haute voix ses textes).

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dans leur mouvement sans cesse renaissant, nourrissent à la fois son inapaisable besoin de consolation, son désir toujours brûlant de beauté et de Beauté, sa révolte à l'encontre de l'endommagement fait à l'homme par l'homme. Mais aussi, l'espace d'un instant, elle le met à l'unisson de l'infini. Hanté par la conscience de la fragilité, sachant d'expérience que la beauté est mortelle, transi par la peur de la précarité de l'amour, du caractère éphémère du créé, tenaillé au plus profond de lui-même par la tristesse de sa propre médiocrité, désolé de son irrémédiable insuffisance, harcelé par le désir d'absolu sous forme d'Amour et de Beauté, le mélancolique est un malheureux-heureux1, bref, un existant pour lequel la vie sans musique ne serait pas l'existence.

© Michel Cornu www.contrepointphilosophique.ch Rubrique Esthétique Janvier 2003

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Ne retrouve-t-on pas tous les traits de cette description dans le moindre lied de Schubert? Dans un texte littéraire, "Mein Traum", 1822, Schubert écrit: "J'étais un frère de beaucoup de frères et sœurs. Notre père et notre mère étaient bons. J'étais attaché à tous par un amour très profond. […] Je portai mes pas ailleurs et, le cœur débordant d'un amour infini pour ceux qui en faisaient fi, j'errai dans une contrée lointaine. Pendant des années, je me sentis partagé entre la plus grande douleur et le plus grand amour. […] Pendant des années je chantai des lieder. Si je voulais chanter l'amour, il se transformait pour moi en douleur; si je voulais à nouveau ne chanter que la douleur, elle se transformait pour moi en amour." Cité par B. Massin, in, Histoire de la Musique occidentale, pp. 680-681.

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