L’OBJET DU MÉLANCOLIQUE Marie – Claude LAMBOTTE Parmi les symptômes de la mélancolie les plus souvent observés, outre l’inhibition, le négativisme généralisé et l’autodévalorisation, il y a, plus communément, le désintérêt du monde et de soi. Sans doute est-ce bien dans le cabinet de l’analyste que ce dernier symptôme a tout loisir de s’exprimer sachant qu’à l’extérieur de ce lieu, autrement dit dans la vie courante, il peut revêtir des formes très diverses qui peuvent aller de la plainte quérulente à l’agitation hypomaniaque interprétée, à tort, comme une attitude des plus actives. Mais cette attitude disparaît sitôt passé le seuil du cabinet de l’analyste et, à sa place, s’installe le silence ou les paroles d’impuissance relatives à la vanité des choses du monde. Rien ne m’intéresse, et d’ailleurs, rien ne vaut la peine qu’on s’intéresse à quoi que ce soit. Pour les autres, ça marche, ils s’impliquent dans des tas de choses, mais pour moi, ce n’est pas possible. Dépourvue de tout relief, la réalité du sujet mélancolique apparaît nivelée, plane, désespérément neutre, au point que tous les objets se juxtaposent sans qu’aucun ne puisse jamais acquérir plus de valeur qu’un autre. Tel pourrait se formuler le désintérêt mélancolique qui, au-delà même de l’ennui, relève de la nature du rapport qu’entretient le sujet avec la réalité, autrement dit avec cette image qu’il porte en lui et qui n’a pas rempli sa fonction, celle de lui présenter le monde à sa ressemblance. Il s’agit, bien sûr, de l’impact foncier du narcissisme originel et de la part de réel qu’il détient sous la caution symbolique de l’Autre. « Autrement dit, en citant Lacan, c’est l’image spéculaire en tant que telle, chargée du ton, de l’accent spécial, du pouvoir de fascination, de l’investissement propre qui est le sien dans le registre libidinal, bien distingué par Freud sous le terme d’investissement narcissique. »1 C’est donc la fonction de cette image spéculaire que nous interrogerons d’abord, et ceci relativement au rapport qu’entretient le sujet mélancolique avec la réalité dans la mesure où elle constitue, pour l’humain, le monde objectal comme tel. Mais la suite de la cure avec un tel patient révèle encore que l’intérêt peut à nouveau se faire jour et que, simultanément, la réalité peut regagner un certain relief. C’est au moment où le sujet mélancolique décrit un type d’activité tout à fait particulier auquel il s’adonne inlassablement et qui relève d’une sorte d’ordonnancement de son propre environnement. Cela peut concerner l’arrangement intérieur d’un appartement, la description d’une promenade comme on ferait celle d’un tableau ou bien encore la constitution d’une collection. C’est une activité de composition qui relie ces diverses occupations et 1
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert (1960-1961), Seuil, Paris, 1991, p. 434.
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qui concerne un environnement local ; et dès lors qu’on distribue différemment les éléments d’un environnement, certains d’entre eux qu’on ne voyait plus, ou qu’on n’avait jamais vraiment vus, apparaissent ou réapparaissent, mis en valeur dans un surgissement qu’on n’avait pas prévu. Que ces éléments ou, mieux encore, ces objets soient précieux ou banaux ne modifie en rien le nouveau statut qu’ils acquièrent par cela même qu’ils attirent dorénavant le regard sans plus d’autre utilité. Ce sont ce que nous nous accordons à définir comme des « objets esthétiques » au sens où ils ne cessent de susciter le regard et de conforter le plaisir. L’expérience de l’aura, par exemple, chez Walter Benjamin, en offre un bon témoignage : « L’expérience de l’aura repose donc sur le transfert, au niveau des rapports entre l’inanimé – ou la nature – et l’homme, d’une forme de réaction courante dans la société humaine. Dès qu’on est – ou qu’on se croit – regardé, on lève les yeux. Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux. »2 Ce sera donc notre deuxième proposition que de s’interroger sur la fonction et la nature de tels objets pour le sujet mélancolique, en sachant bien l’ambiguïté qui les enveloppe d’être à la fois objets et figures de discours, au sein d’une relation transférentielle. L’objet de la déception Tout se vaut, toutes les choses se valent, tout est pareil. Que tout objet soit indéfiniment substituable à un autre caractérise le rapport du sujet mélancolique à la réalité et, plus précisément, à la valeur accordée à la réalité qui, dans son cas, reste nulle. En effet, le mélancolique ne dénie pas la réalité mais dénie qu’elle puisse avoir quoi que ce soit à faire avec lui ; autrement dit, elle ne l’intéresse pas et, même, elle ne le concerne pas. Pour les autres, c’est très bien, ils aiment des choses et ils ont des choses à faire. Mais moi, ça ne m’intéresse pas. Différente du déni de la réalité, la figure mélancolique de la négativité vise bien plus la qualité du rapport à la réalité que l’existence de celle-ci, en d’autres termes, met en jeu la question de l’attribution plutôt que celle de l’existence. C’est donc de l’intentionnalité qu’il s’agit au sens où le sujet refuse toute proposition d’investissement, persuadé a priori de leur inanité3. Et, occupant une place d’exception caractérisée par l’extrême lucidité dont il pense faire preuve, le sujet mélancolique revendique une radicale solitude en comparaison de tous les « autres » qui acceptent de verser dans l’illusion générale du sens. Nous ne résistons pas à retranscrire, à ce propos, le rêve d’un patient sur ce 2 W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens (1939) in Walter Benjamin, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1990, p. 200. On trouve encore la même citation plus condensée dans Zentralpark : « Déduire l’aura comme projection dans la nature d’une expérience sociale parmi les hommes : le regard reçoit une réponse. » (op. cit., p. 227) 3 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage La mélancolie. Études cliniques, Anthropos, Paris, 2007 dont le chapitre IV traite de cette figure particulière de la négativité dans la mélancolie que nous avons appelée « déni d’intention ».
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registre mélancolique, déjà commenté ailleurs4, afin d’illustrer l’effet de juxtaposition des plans et des objets dans l’appréhension mélancolique du monde. Je suis mal placé dans la vie. Je suis comme dans une salle de théâtre, tout près de la scène, mais complètement de côté. Ainsi, je peux voir à la fois les acteurs sur la scène, le public devant et les coulisses derrière. Moi, je reste en dehors de tout, en dehors de la sphère. Je vois la fascination du public par les acteurs. Cela ne prend pas sur moi, je suis donc en retrait, non intégré, mais je vois ce qui se passe de tous les côtés. Cette apparente mauvaise place m’a servi à ne pas être hypnotisé. Je vois tout, dans tous les détails. Sans entrer dans l’analyse de ce rêve, cette position ubiquitaire pourrait bien indiquer l’écrasement des valeurs pour le sujet mélancolique, et l’effet de bénéfice qu’il parvient à en extraire dans l’expression d’une maîtrise de l’espace derrière laquelle se profile la projection d’un savoir où se mêlent à la fois désillusion et présomption. Ce même patient, adossé à la colonne d’un monument en un moment de repos, s’est vu saisir la colonne de ses bras pour mieux en ressentir, disait-il, le relief dont il semblait faire subitement la découverte. Le passage de la deuxième à la troisième dimension indiquait des moments de ponctuation et de surgissement dans la cure, et nous verrons qu’ils ne sont pas sans lien avec le type d’objet que nous avons présenté sous le qualificatif d’esthétique. Passer de la deuxième à la troisième dimension, c’est encore appréhender le relief en acceptant la réduction du point de vue, autrement dit la réduction de la perspective. Ne pas tout voir, et souhaiter explorer les multiples horizons de l’objet, pour employer une formulation de Merleau-Ponty, c’est encore ce à quoi s’efforçait d’accéder ce patient en tournant autour de la colonne. Mais la description phénoménologique en reste à la linéarité du discours, et son intérêt, lorsqu’elle met en jeu la typicité d’une telle attitude ou d’un tel rapport au monde, c’est d’en entendre les signifiants et d’en élaborer la métapsychologie. Aussi bien, la question du désintérêt mélancolique et de l’appauvrissement du moi, exprimés dans un discours qui laisse cependant place à des mouvements d’affect inopinés, renvoie-t-elle, en ces moments particulièrement sensibles de la cure, à celle d’un originaire spéculaire, celui-là même qui constitue notre mode de vision du monde. Dès lors, comment tenter de rendre compte, sur ce versant métapsychologique, de la substituabilité indéfinie des objets pour le sujet mélancolique et de l’arasement de la réalité qui s’ensuit ? On pense au statut de l’« objet d’échange », l’objet de l’équivalence, l’objet du transitivisme des biens que Lacan oppose à l’objet du désir sous la loi duquel se range l’objet partiel5. Il s’agirait là de l’objet de convoitise qui peut toujours trouver à se substituer à un autre à partir du moment où les deux parts du troc ont une valeur équivalente. Mais encore faut-il procéder à cette 4 5
Op. cit., chapitre VIII, p. 105. Voir J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert, op. cit, p. 175.
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évaluation selon la référence symbolique des poids et des mesures. Et celle-ci n’entre pas dans le discours du sujet mélancolique pour lequel l’objet appelle un absolu supposé ailleurs, derrière les choses, derrière cette réalité plane qui semble remplir précisément la fonction de le cacher. Or, si la réalité revêt, pour le sujet mélancolique, une telle banalité, c’est bien, précisément, parce que ce qu’elle recouvre brille de tous ses feux et qu’elle ne peut en supporter la comparaison. On pense alors à la Chose à laquelle le sujet mélancolique n’aurait pas renoncé – pour résumer rapidement certaines thèses actuelles -, de la même manière que le sujet psychotique resterait traversé par la jouissance. Le rabattement de la mélancolie sur la psychose, entendu comme dernier ressort, efface toute l’originalité d’un discours et d’une figure de la castration qui ressortit à une organisation psychique particulière dont Freud a su reconnaître la variété des symptômes, la spécificité du processus pathologique, et dont il a fait le paradigme des psychonévroses narcissiques6. Saisissons alors cette question du narcissisme comme une ouverture de recherche ménagée par Freud à partir de l’observation d’un troisième type de conflit intrapsychique (moi/surmoi) qui fait de la mélancolie une catégorie clinique autonome. Si la métapsychologie de la mélancolie ne peut tout entière se ranger dans la problématique de la Chose, et en réchappe, si l’on peut dire, c’est parce qu’il y est sans cesse question d’une certaine déception autour de laquelle tourne tout le discours du sujet. C’est cette déception qui le pousse à se plaindre de la trahison toujours possible de l’Autre et de la résignation impuissante qui en résulte. Les jeux sont déjà faits et les propositions de futuro n’entrent pas dans sa logique. De toute façon, je suis né sous une mauvaise étoile, il n’y a rien à faire, et il est trop tard. C’est le destin. Le « il est trop tard » reste sans doute à retenir pour l’indication qu’il exprime d’un « avant » et d’un « après » ; et cette perspective fait hésiter entre l’effet d’une privation originaire dont le sujet n’aurait rien su et celui d’une frustration de la part d’un Autre dont il pensait à bon droit recevoir une réponse. La frustration est, en effet, différente de la privation ; ainsi Lacan la définit-il : « La frustration porte sur quelque chose dont vous êtes privé par quelqu’un dont vous pouviez justement attendre ce que vous lui demandiez. Ce qui est ainsi en jeu, c’est moins l’objet que l’amour de qui peut vous faire ce don. L’objet de la frustration est moins l’objet que le don. »7 Si la demande se trouve exaucée, l’objet s’évanouit dans la réception symbolique du don et s’insère dans la chaîne qui en supporte la répétition ; si, au contraire, elle se trouve refusée, l’objet rejoint l’aire d’appartenance narcissique du sujet et alimente un processus inextinguible de revendication. Pour ce qui concerne le sujet mélancolique, il ne semble pas, à la différence du sujet hystérique, qu’il ait versé dans la revendication ; il paraît, au contraire, résigné, sans désir apparent, 6 7
Voir S. Freud, « Névrose et psychose » (1924) J ; Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet (1956-1957), Seuil, Paris, 1994, p. 100-101.
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tout entier occupé à justifier un discours qui prouverait la naïveté de l’attente. Or, un tel discours, caractérisé le plus souvent par un formalisme logique parfaitement valide à l’allure pseudo-philosophique, dénué de représentations, organisé autour du « on » ou du « nous » indéfini, s’accompagne et se soutient d’une croyance en un absolu (le Sens, la Vérité, la Jouissance) qui se situerait ailleurs, plus justement derrière les choses, derrière la banalité de cette réalité même qui lui fait écran. Il doit bien y avoir la vraie vérité quelque part ! [sic] Quel statut attribuer alors à la déception du sujet mélancolique sachant qu’il semble difficile d’exclure a priori l’un des trois manques de l’objet, tels du moins qu’ils se trouvent avancés par Lacan ? La question de la déception semble bien constituer, au plan phénoménologique, l’un des ressorts principaux qui anime le négativisme mélancolique par trop de répétition ou par trop d’excès. Ainsi du discours du patient qui ne cesse de dénoncer les failles de la réalité en des exemples d’échec qui finissent par invalider d’avance toute possibilité d’investissement. L’aventure risque manifestement de susciter une nouvelle déception, et le sujet mélancolique se retrouve bientôt dans la situation de provoquer la rupture plutôt que de devoir en subir passivement les effets. La réalité devient alors comme la preuve indéfiniment renouvelée d’une vaste tromperie dans les rebondissements métonymiques des effondrements qu’elle provoque. La faute en est généralement attribuée à l’Autre qui a manqué de parole, à l’Autre qui revêt dès lors l’habit du traître et sous le signe duquel se rangera désormais le ton essentiel de la relation humaine. Ce serait trop simple de dire que le grand Autre, dans ce cas, échapperait à la barre de la castration. Celle-ci se trouve bien plutôt et, paradoxalement, affirmée, moyennant un déplacement de la référence absolue hors de la réalité, derrière les choses, là où doivent briller le Sens et la Vérité. Qu’il s’agisse d’une figure pathologique de la castration, les symptômes en témoignent qui tiennent le sujet mélancolique en retrait des investissements possibles et le condamnent à déjouer les effets d’une catastrophe originaire supposée devoir se répéter. Il reste que le signifiant du Destin, à la place de l’absolu supposé, le maintient dans un rapport à l’objet à travers la figure du négativisme qui va jusqu’à nier son propre moi dans le « je ne suis rien ». Mais on sait que le « rien » n’est pas rien8, et qu’il renvoie à ce qui aurait pu être comme à cette déception fondamentale qui empêche, au début de l’analyse des patients mélancoliques, de s’appuyer sur de la représentation. Dans la position d’exception qu’il revendique et qui, par là même, lui offre quelque gratification narcissique, le sujet mélancolique exprime le manque de quelque chose dont auraient naturellement bénéficié les autres ; et ce manque – qu’on aurait envie 8
« Rien », XIe siècle. Du latin rem, accusatif de res « chose ». Féminin jusqu’au XVIe siècle, avec le sens de « chose », on en trouve le masculin depuis le XVe ; il est devenu négatif au XVIe siècle avec l’emploi de ne et pas.
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d’assimiler à de la privation – continuerait à produire ses effets lors d’expériences répétées de frustration, celles-là même qui lui font dire qu’il a réellement manqué de quelque chose et qui le conduisent à dénier le « manque à être » constitutif de notre propre organisation psychique. Aussi bien, cette problématique ressurgit-elle lors des situations décevantes de la réalité, celles qui en appellent au don ou au refus d’amour symbolique, et participe de ce négativisme généralisé entendu dès lors comme un rabattement sur la satisfaction du besoin au même titre qu’une addiction ou qu’un mécanisme défensif compulsif. Le rien de l’impuissance Comment le « je ne suis rien » du sujet mélancolique ne ferait-il pas alors résonance avec le « manger le rien » de l’anorexique que Lacan évoque dans le séminaire La relation d’objet et qui s’offre à l’enfant comme le seul recours pour défier la toute-puissance maternelle dans le droit qu’elle se réserve d’accorder ou non son amour ? Comme « le manger le rien » de l’enfant anorexique, le « je suis le rien » (Ich bin das Nichts) du sujet mélancolique relève du plan symbolique puisque « rien » réfère nécessairement à quelque chose – comme nous l’évoquions plus haut - et qu’il répond alors, comme l’indique Lacan, à « une satisfaction substitutive de la saturation symbolique ». Et de la même façon, le désintérêt général mélancolique serait alors le « s’intéresser à rien » symbolique face au réel qui transforme la réalité en une suite nécessaire de leurres qui réduit le sujet à un état d’impuissance. Le négativisme remplit ici toute sa fonction de mécanisme défensif face à la situation de déception indéfiniment répétée qui caractérise la réalité et à laquelle le sujet mélancolique refuse d’avoir affaire. Mais Lacan nous met en garde contre cette analyse trop rapide du processus pathologique, qui porte essentiellement sur l’action mise en œuvre, pour en reporter l’accent sur l’objet qui, parce qu’annulé symboliquement avec le « rien », place l’autre, à son tour, dans une situation d’impuissance. L’anorexique et le mélancolique parviennent ainsi à échanger les rôles en réduisant l’autre à ce même état de dépendance dont ils ont pâti une première fois et dont les effets constituent encore un danger. « On pourrait dire un peu vite, écrit Lacan, et dire que le seul pouvoir que détient le sujet contre la toute-puissance, c’est de dire non au niveau de l’action, et introduire ici la dimension du négativisme […] ce n’est pas au niveau de l’action et sous la forme du négativisme, que s’élabore la résistance à la toute-puissance dans la relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet, qui nous est apparu sous le signe du rien. C’est au niveau de l’objet annulé en tant que symbolique, que l’enfant met en échec sa dépendance, et précisément en se nourrissant de
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rien. »9 Peut-être serait-ce là une interprétation pertinente du « suicide de l’objet » qu’évoque encore Lacan à propos de l’objet du mélancolique à la fin du séminaire Le transfert10. On pense à l’objet introjecté freudien, à l’objet (a) éternellement manquant dont la pulsion fait le tour ou bien à l’objet inséré dans l’image spéculaire i(a). Le suicide relève nécessairement du meurtre, et l’effet de remords sur lequel insiste Lacan à propos d’un objet disparu, de son fait ou du risque encouru dans l’aventure, est bien fait pour penser au meurtre de l’objet d’amour par trop de déception. Et l’importance de l’ambivalence du sentiment, soulignée par Freud pour ce qui concerne la mélancolie, confirmerait aussi la position active d’un sujet sur lequel viendrait se retourner la culpabilité du meurtre. Pour suivre Lacan, on sait que l’objet, au cours des premiers échanges entre la mère et l’enfant, et dès lors qu’il n’est plus l’objet réel qui comble le besoin, devient essentiellement le signe du don d’amour de la mère ; et sa capacité de répondre à la satisfaction s’en trouve, de ce fait, ramenée à un intérêt tout à fait secondaire. Mais que se passe-t-il alors si cette transformation de l’objet réel du besoin en l’objet symbolique du don d’amour vient s’écraser dans une incertitude vis à vis du sentiment maternel ? Ce sera le rabattement sur l’objet du besoin dans un recours à l’addiction mais aussi le refus de se prêter une nouvelle fois à ce qui revêtit, pour certains sujets, l’allure d’une véritable catastrophe. Par exemple, la plainte de certains patients relative au « remplissage » qui désignerait la fonction nutritive maternelle ou bien encore le doute envers les principes inculqués par l’éducation familiale quand « il n’y a rien derrière » dénoncent le manque d’amour dans l’aspect purement formel des relations intrafamiliales. Et le patient mélancolique, à la différence d’autres patients qui peuvent tenir ce même discours, dans l’évitement réitéré d’un tel type de relation ou d’un tel rapport à l’objet, va jusqu’à se retirer du monde dans la dynamique autodestructrice de son identification au rien en « agissant » le signifiant au niveau régressif du besoin. « L’objet y est, chose curieuse, écrit Lacan, beaucoup moins saisissable pour être certainement présent, et pour déclencher des effets infiniment plus catastrophiques, puisqu’ils vont jusqu’au tarissement de ce que Freud appelle le sentiment le plus fondamental, celui qui vous attache à la vie. »11 La possibilité virtuelle de « néantisation symbolique » attachée à la toutepuissance maternelle, comme la conçoit Lacan, repousse alors la « cause » 9
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet, op. cit., p. 187. « Il s’agit de ce que j’appellerai, non pas le deuil, ni la dépression au sujet de la perte d’un objet, mais un remords d’un certain type, déclenché par un dénouement qui est de l’ordre du suicide de l’objet. Un remords donc, à propos d’un objet qui est entré à quelque titre dans le champ du désir, et qui, de son fait, ou de quelque risque qu’il a couru dans l’aventure, a disparu. » (Le séminaire, Livre VIII : Le transfert, op. cit., p. 459.) 11 J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert, op. cit., p. 458. 10
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mélancolique - qui apparaît bien relever d’une privation - vers un temps plus primaire, celui de la formation de l’image réelle qui donne la coloration à l’investissement narcissique et, par conséquent, à la relation d’objet. Avant même de s’apercevoir dans le miroir, le petit d’homme, au contact du premier Autre, reçoit de celui-ci l’image qu’il portera en lui-même et qui le fera se reconnaître parmi les humains. Sans pour autant qu’elle lui soit encore singulière, cette impression de la forme humaine comportera déjà tout un lot d’attributs (les indices de qualité) qui, en tant qu’éléments d’une expérience vécue à son insu, celle du Nebenmensch, traceront les premiers frayages qui conduiront au plaisir. La caractéristique de cette image réelle i(a), c’est qu’elle ne pourra se laisser appréhender qu’à travers le reflet du miroir, autrement dit sous une forme virtuelle, et que, dans cette réplique, elle perdra quelque chose de son premier surgissement : l’objet (a).12 Et c’est sous la référence du manque (x) qu’elle s’inscrira dans le miroir et y ménagera un point de fuite hors limite, témoin du « toujours au-delà » du désir. Deux hypothèses s’offrent alors concernant la formation de cette organisation narcissique que recouvre la pathologie mélancolique selon qu’elle se rapporte à l’image réelle ou à l’image virtuelle spéculaire. Concernant l’image réelle, il s’agirait des plus grands troubles de l’organisation du moi provoqués par de véritables carences desquelles on ne pourrait distinguer ce qui relève du registre des soins vitaux de ce qui relève de celui du désir ; et le découpage perceptif du monde s’en trouverait sans doute altéré. Quant à l’image virtuelle, c’est à dire l’image à laquelle s’identifie le petit d’homme sous l’assentiment de l’Autre, si elle dépend nécessairement des qualités de l’image réelle, elle relève déjà du rapport à l’autre et de la dialectique du désir. En effet, face à l’image du miroir, le petit d’homme va s’apercevoir que, non seulement l’Autre maternel reste rivé à cet au-delà qui manque à l’image, mais encore que la maîtrise du corps maternel lui échappe dans l’impuissance qu’il ressent à pouvoir le diriger. Ainsi, au-delà de l’objet qu’il figure pour la mère, apparaît à l’enfant « cette forme que l’objet d’amour est pris, captivé, retenu, dans quelque chose que lui-même, en tant qu’objet, n’arrive pas à éteindre – à savoir une nostalgie, qui se rapporte au propre manque de l’objet d’amour. »13 L’expérience spéculaire est donc essentiellement transitive, et l’image offre à l’enfant ce point de tension laissé en blanc qui la fait à la fois s’animer et animer les autres. C’est aussi, avec les marques sensorielles originelles propres à l’image réelle – qui entreront déjà dans la structure signifiante de l’inconscient (les Vorstellungen primitives) -, ce point de tension insaisissable qui organisera notre perception en un découpage radicalement singulier de Vorstellungsrepräsentanzen. Et c’est, précisément, ce découpage qui semble faire 12 13
Voir à ce propos notre article « Le narcissisme et la question de l’originaire », Psychanalyse, 9. J. Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet, op. cit., p. 176.
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défaut à la perception du sujet mélancolique dans la description d’une réalité nivelée où tous les objets paraissent juxtaposés les uns aux autres, sans perspective aucune. De là cette fonction de l’objet esthétique que nous avons introduite et qui se rapporte étroitement à cette organisation spéculaire par un truchement métonymique de ce « laissé en blanc » qui permet de rétablir le regard sur un point de focalisation. La fonction de l’objet esthétique Mais avant d’interroger ce nouveau statut de l’objet, il reste à mentionner une deuxième hypothèse relative à cet aplanissement de la réalité du sujet mélancolique et au désintérêt qui en résulte, hypothèse que nous ne pouvons suivre dans le cadre de cet article et qui, cependant, mériterait un important développement métapsychologique. Il s’agit de ce geste caractéristique de l’infans devant le miroir qui se retourne vers la personne qui le porte comme pour lui demander son assentiment ou sa caution. Lacan y insiste à plusieurs reprises en s’arrêtant sur l’irréductible dédoublement moïque que provoque le regard de l’adulte chez l’enfant dès lors que ce dernier y entrevoit l’image d’un moi idéal porté par le désir et bientôt contredit par un moi plus authentique, le sien propre, qu’il devra s’efforcer d’assumer même s’il n’atteint pas la perfection14. Le caractère mélancolique de la dévalorisation du moi pourrait ainsi trouver à s’ancrer dans un imaginaire parental qui se rapporterait, non pas à l’image d’un modèle symbolique normatif, mais bien à une déception déjà inscrite dans le regard accordé à l’enfant comme un regard que le désir n’habite plus. L’observation clinique nous donne l’occasion de constater cette forme de projection négative lorsque le temps d’un « avant » et d’un « après » vient couper l’histoire individuelle du sujet autour d’un événement dont on radicalise la signification. Le dédoublement du moi bascule alors au profit d’un moi antérieur idéalisé relativement auquel le moi actuel ne cesse de subir la comparaison. Plus généralement, les vacillements du désir de l’Autre entrent bien en jeu dans l’appropriation ou le maintien de l’image narcissique et incitent encore le sujet à recourir au rien de l’identification pour mieux anticiper le pouvoir annihilateur de l’indifférence ou de la déception15. Dans le séminaire Les formations de l’inconscient, Lacan évoque, à propos de la réaction thérapeutique négative, la résistance que peuvent offrir des enfants non désirés au jeu de la réalité, à savoir au jeu des signifiants et de la demande, dès lors qu’ils n’y ont pas été incités faute de ce regard désirant de l’Autre chargé de leur initiation. « […] nous rencontrons le caractère de la réaction thérapeutique 14
Voir J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII : Le transfert, le chapitre XXIV : L’identification par « ein einziger Zug ». 15 Voir à ce propos notre analyse d’Ivanov de Tchekhov dans « Ivanov ou la mélancolie sans défense », LEXI/Textes 7 (Revue du Théâtre National de la Colline), saison 2003-2004, L’Arche, Paris.
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négative sous la forme de cette irréductible pente au suicide qui se fait reconnaître dans les dernières résistances auxquelles nous avons affaire chez ces sujets plus ou moins caractérisés par le fait d’avoir été des enfants non désirés. A mesure même que s’articule mieux pour eux ce qui doit les faire s’approcher de leur histoire de sujet, ils refusent de plus en plus d’entrer dans le jeu. Ils veulent littéralement en sortir. Ils n’acceptent plus d’être ce qu’ils sont, ils ne veulent pas de cette chaîne signifiante dans laquelle ils n’ont été admis qu’à regret par leur mère. »16 La seule perspective serait alors de trouver à s’identifier ailleurs, ailleurs qu’à la place de l’image réelle, là où le petit d’homme a reçu la marque de l’Autre primordial en même temps que disparaissait ce qui en constituait l’atmosphère essentielle, à savoir l’objet (a). Mais comment, pour le sujet mélancolique qui dénie la possibilité du rapport intentionnel à la réalité en en dénonçant les failles signe par signe, ne pas verser dans la tendance à faire se rejoindre l’objet de sa croyance en l’absolu - l’objet (a) - avec le trait singulier de l’Autre primordial, constitutif de son Idéal du moi ? Et faute, pour cet Autre, d’avoir su maintenir son désir (« pour quelque risque qu’il a couru dans l’aventure »), on comprend mieux l’aspect de pur formalisme qu’a revêtu l’Idéal du moi désormais réduit à la seule logique de l’absolu. Faudrait-il en déduire, pour le sujet mélancolique, la reconstitution de l’objet (a) en cet absolu supposé derrière les choses, et ceci jusque dans l’affirmation du manque chez l’autre semblable ? Ce serait souligner la fonction défaillante de l’image narcissique dans la mélancolie mais également rendre compte du recours original du sujet à un substitut métonymique de représentation susceptible de recomposer le cadre spéculaire originel au sein duquel peut alors se rejouer la scène du manque. Or, les exemples de regain d’intérêt exprimés par les patients mélancoliques exemples évoqués au début de notre article – sous la forme d’une même activité d’arrangement, de composition de l’environnement local, et qui faisaient naturellement surgir un ou des objets dès lors voués au regard, semblent bien devoir remplir ce rôle. Il s’agit, en effet, en un espace cadré – un appartement, un paysage, une collection -, de laisser apparaître des objets qui, bientôt, focalisent le regard et redonnent à la perception, par là même, un point de vue partiel, autrement dit une perspective. Et si nous nous risquons à interroger la fonction et le statut de ces objets, c’est parce qu’ils produisent un effet parallèle à leur surgissement, celui de redonner à la réalité son relief et de rendre à nouveau possibles ses investissements. Pourrait-on dire alors que la fonction d’écran que jouait la réalité par rapport à l’absolu supposé du sujet mélancolique se serait déplacée sur l’objet esthétique devenu, à lui seul, le lieu 16
J. Lacan, Le séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient (1957-1958), Seuil, Paris, 1998, p. 245.
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du regard indéfiniment dépassé ? Ou bien encore que cet objet assumerait à son tour cette fonction d’écran reprise à la réalité ? Dans la mesure où la venue au regard de l’objet exige une découpe de l’espace et un travail de composition, on pense tout naturellement à l’élaboration d’un paysage ou, plus généralement, à celle d’un tableau. Et l’on connaît ces exemples célèbres de compositions picturales pour lesquelles l’artiste demande à ce qu’elles soient contemplées dans l’obscurité, uniquement éclairées par derrière à l’aide d’une petite lumière destinée à diriger le regard sur un objet particulier du tableau. C’est alors autour de cet objet « irradiant » que s’organisera tout le contexte perceptif17. Cette illustration didactique de la fonction de l’objet qui, à la fois, se fait voir et fait voir le monde, montre bien cette alternative entre les deux figures possibles de la contemplation selon que l’objet se détache de son contexte ou bien, au contraire, selon qu’il y reste caché en continuant toutefois à témoigner de sa présence par les effets de fascination qu’il produit. C’est le cas du tableau pour cette dernière figure qui se rapporterait au mode de vision normal18, c’est le cas de l’objet esthétique pour l’autre figure qui se rapporterait au mode de vision mélancolique dans la mesure où elle doit nécessairement prendre appui sur la réalité (Wirklichkeit) d’un objet pour maintenir le point de vue d’une perspective. Aussi bien, et pour ce qui concerne le statut de cet objet, il pourrait sans doute s’apparenter à l’objet fétiche en bien des traits dont celui, essentiel, de permettre au sujet d’entrevoir ce « laissé en blanc » dans l’image – que nous avons mentionné plus haut, – en d’autres termes, cet au-delà de l’autre en ce point de fuite de l’image que le sujet mélancolique ne vient pas occuper mais dont il reste en éternelle nostalgie. « La perversion, écrit Lacan à propos de la perversion fétichiste, a en effet la propriété de réaliser un mode d’accès à cet audelà de l’image de l’autre qui caractérise la dimension humaine. Mais elle ne le réalise que dans des moments comme en produisent toujours les paroxysmes des perversions, des moments syncopés à l’intérieur de l’histoire du sujet. On observe une convergence ou une montée vers le moment qui peut être très significativement qualifié de passage à l’acte. Pendant ce passage à l’acte,
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Voir à ce propos notre article « Fonction du contexte dans le statut de l’objet esthétique » in Effets de cadre. De la limite en art, sous la dir. de C. Doumet, Presses Universitaires de Vincennes (PUV), coll. Esthétique, 2002 dans lequel nous évoquons les directives que le peintre Caspar David Friedrich donne au poète russe Vassili Andreievitch Shukowski pour regarder les quatre tableaux sur papier transparent qu’il lui a expédiés. Il s’agit, entre autres exemples, et pour la représentation de l’avare et de son trésor enfermés dans un cercle magique, de placer une lampe derrière l’image du trésor pour en accuser l’effet de séduction. (Voir C. D. Friedrich, Lettre à W. A. Shukowski du 12 décembre 1835, dans De la peinture de paysage dans l’Allemagne romantique, Klincksieck, Paris) 18 Nous faisons la différence entre l’« objet artistique » élaboré autour de la Chose et reconnu symboliquement comme tel, et l’« objet esthétique » à plus large extension, qui ne concerne que le sujet dans les modalités de sa réceptivité sensible et dans sa capacité de contemplation. L’« objet artistique » se trouve donc inclus dans la catégorie de l’« objet esthétique ».
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quelque chose est réalisé, qui est fusion, et accès à cet au-delà. »19 On pense, bien sûr, au rapt suicidaire par défenestration du sujet mélancolique et à l’identification au rien de l’au-delà du miroir entendue, dans ce cas, comme l’autre face de l’absolu. Mais, encore une fois, le rien n’est pas rien et se constitue toujours symboliquement par rapport à quelque chose qui aurait pu/dû être ou aurait disparu. Le revers du rien, pour le sujet mélancolique, se rapprocherait alors bien plutôt de ce qui parviendrait à signifier ce « laissé en blanc » du miroir, à savoir ces objets phalliques dont parle Lacan et qui ne manquent pas de se laisser deviner par l’effet de surgissement qui accompagne, comme en une épiphanie, la mise en valeur de l’objet esthétique. Il fait lever les yeux, pour reprendre la définition de l’aura par W. Benjamin, et fait en un instant, venir se confondre au premier plan le fond et le relief d’un paysage dans une expérience de suspension du temps. C’est dire que la fusion tant recherchée peut trouver à forger ses signifiants dans le réel perceptif et répondre au danger du passage l’acte dans une activité de composition qui consiste à instaurer une dynamique possible entre l’objet et son contexte, et ceci indéfiniment.
Cette isolation et cette dépendance tout à la fois de l’objet esthétique par rapport à son contexte nous mène encore – et ceci en guise de conclusion qui ne fait qu’ouvrir sur la suite à donner à une telle analyse de l’objet du mélancolique – à la question de l’objet partiel séparable du corps, plus généralement à tous ces objets que Lacan réunit sous la catégorie d’« objets phalliques » (le phallus, les seins, le mamelon) et qui ont pour caractéristique d’occuper une place en avant, isolée dans l’imaginaire psychique, des objets somme toute émergents. Et la métaphore qu’utilise Lacan pour signifier la « présence manquante » de ces objets est celle d’une carte marine sur laquelle les îles ne sont représentées que par leur pourtour, autrement dit par un « laissé en blanc » qui, cependant, se perçoit en relief20. Il semble bien que le sujet mélancolique participe de cette structuration de l’image du corps autour de l’objet phallique ; sa double identification le confirme qui en appelle tantôt au rien et tantôt à sa situation d’exception caractérisée par une extrême lucidité qu’il brandit au-dessus de l’aveuglement des autres. Le recours à l’objet inanimé constitue cependant un détour nécessaire dans son parcours vers l’autre, mais à la différence de l’objet fétiche qui relève de la forme du déni partiel, l’objet esthétique ou bien encore l’objet de contemplation, s’il rend compte de retrouvailles possibles mais toujours ajournées – et ceci sur un mode métonymique répétitif -, relève cependant d’un travail d’élaboration qui s’offre 19 20
J.Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet, op. cit., p. 85. Voir J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert, plus particulièrement p. 443-445.
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comme les prémices obligées de la rupture métaphorique proprement sublimatoire. Aussi bien, le statut et la fonction de l’objet du mélancolique, ainsi dégagés de la dynamique de la cure analytique, offriraient-ils encore matière à travailler, au plan de l’esthétique philosophique cette fois, la proposition d’une visée intentionnelle esthétique qui, en deçà de la structuration perceptive dégagée par Merleau-Ponty et a priori vouée au sens, rendrait compte d’un originaire sensible antéprédicatif fort voisin du champ réel de l’image spéculaire.
Marie-Claude Lambotte
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RÉSUMÉ
Le désintérêt du sujet mélancolique envers les choses de la réalité se manifeste, entre autres éléments exprimés, par l’équivalence des objets, autrement dit par leur caractère de substituabilité à l’infini. C’est dire que les objets se présentent dans une sorte de juxtaposition plane, sans aucun relief, et qu’aucun d’entre eux n’acquiert plus de valeur qu’un autre. Le déni de leur valeur va de pair avec la croyance en un absolu du sens qui doit bien exister quelque part, derrière les choses, derrière cette réalité plane qui lui fait écran. De quelle déception ou de quelle traîtrise originelle s’agit-il pour le sujet mélancolique qui se défend ainsi d’un objet essentiellement défaillant et qui reporte son investissement sur un idéal supposé derrière les choses ? La collusion entre l’objet (a) et l’Idéal du moi est alors à redouter. Mais le sujet mélancolique parvient encore, dans une reprise d’intérêt pour une activité spécifique qui consiste en la composition, en l’agencement de son environnement local, à faire surgir des objets de contemplation, autrement dit des objets esthétiques susceptibles de désigner cet au-delà des choses de façon métonymique et de remplir cette fonction d’écran attribuée jusqu’à présent à la réalité. Si un tel objet semble bien relever de l’esthétique au plan philosophique, quel statut revêt-il au plan métapsychologique ?
(A paraître dans la revue Essaim à la fin du mois du mai)