Mohamed Sahbi Basly
AU SERVICE DE LA
REPUBLIQUE
PRÉFACE
L’auteur de ce livre, le Docteur Sahbi Basly, a en effet servi, comme il le proclame en page liminaire, la République et la Tunisie; en tant que gouverneur d’abord et ambassadeur ensuite. Tout en exerçant ces deux hautes fonctions à sa manière, que je qualifierai… d’originale, il a représenté la République et la Tunisie dans leur ensemble. Et, à ce titre, nécessairement le président de cette République qui était, à l’époque, Zine el-Abidine Ben Ali. * * * Il est de bon ton de ne dire, depuis le début de 2011, que du mal du président Ben Ali, qui s’est imposé à la tête de la Tunisie tout au long des vingt-trois années qui ont suivi ce 7 novembre 1987 où il a conquis le pouvoir. Mais lorsqu’elle sera écrite, l’Histoire de la Tunisie établira sans aucun doute que le coup d’État du 7 novembre 1987 était nécessaire, bienvenu, et très bien « habillé ». Et que le général Ben Ali, s’il a accaparé tout le pouvoir et l’a exercé en autocrate de moins en moins éclairé, a été, quinze années durant – jusqu’en 2004 –, un bon président. Durant ses premières années à la tête de la Tunisie, il a poursuivi l’œuvre de Bourguiba, consolidé et élargi les droits de la femme tunisienne, modernisé le pays, approfondi son développement. Comme il le relate fort bien dans les pages qui suivent, Sahbi Basly a participé à ce chapitre de l’Histoire tunisienne, à une place privilégiée où il a laissé sa marque. 15
Je puis témoigner que Ben Ali savait très bien que le Dr Basly était un homme particulier, difficile à manier et à imposer. Il a envisagé de le nommer à la tête d’un grand ministère de souveraineté mais n’a jamais concrétisé cette intention. Soit parce que son proche entourage s’y est opposé, soit parce que luimême s’est retenu. Le Dr Basly le savait et a continué à servir son pays, imperturbablement. Je puis également témoigner que les péripéties étonnantes qui jalonnent sa carrière et qu’il narre avec talent dans ce livre sont bien réelles. Et que les dirigeants des trois grands pays où il a été accrédité comme ambassadeur gardent un excellent souvenir de sa prestation, et continuent d’avoir, grâce à lui, une bonne image de la Tunisie. * * * En janvier 2011, lorsque l’édifice construit par Ben Ali, dont la clé de voûte était un RCD domestiqué, s’est écroulé comme un château de cartes, le Dr Sahbi Basly s’est trouvé, lui aussi, libéré. Il s’est lancé dans la politique et, dans les sept derniers chapitres de ce livre, décrit le système politique tunisien de l’ère post-Ben Ali. On y sent le désarroi de la classe politique et les incertitudes des Tunisiens : ils avaient vécu, pendant plus d’un demi siècle, avec à leur tête un chef qui se voulait unique et qui leur tenait lieu de boussole. Pour la première fois de leur histoire récente, ils sont, depuis deux années fertiles en péripéties, sans guide ni repères. Ne dit-on pas des esclaves qui gagnent tout d’un coup leur liberté qu’ils se sentent en terre inconnue et comme perdus, saisis par le vertige de cette liberté ?
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Ni dans ses chapitres décrivant la Tunisie post-Ben Ali, ni même dans la conclusion de son livre, le Dr Basly ne prétend tracer un chemin dans l’avenir. « Sommes-nous sur la bonne voie ? L’avenir immédiat nous le dira, écrit-il Cependant force est de constater que nous n’avons pas beaucoup avancé sur le chemin de la démocratisation. Nous n’avons pas su, jusqu’ici, dépasser le conjoncturel pour aller vers l’essentiel. » On ne saurait mieux dire. * * * La Tunisie a fermé, à la fin de 2010, le premier grand chapitre de son histoire de pays indépendant et républicain ; ce chapitre couvre plus d’un demi-siècle et se divise en deux parties : - L’ère Bourguiba 1956 – 1987 - L’ère Ben Ali 1987 – 2010 Le chapitre II n’a que deux ans et ne porte pas de nom, sauf peut-être, s’il n’est pas annulé ou confisqué, celui d’avènement démocratique. Qui dit « avènement » dit recherche, incertitude, tâtonnements et même, il ne faut pas l’exclure, retour en arrière. Avec son livre, le Dr Basly apporte sa pierre à un édifice qui en est encore à ses premiers fondements. Sa génération le sortira-t-elle de terre ? J’en doute. * * * La génération actuellement aux affaires en Tunisie est composée d’hommes et de femmes qui ont été les victimes de Ben Ali, ou qui ont dû, bon gré mal gré, collaborer avec lui. Ils ne sont ni très à l’aise ni les mieux placés pour construire la nouvelle Tunisie.
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Il reviendra vraisemblablement à une autre génération – postSalah Ben Youssef, post-Habib Bourguiba, post-Zine el-Abidine Ben Ali, et post XXè siècle – d’écrire le chapitre II de la Tunisie indépendante. Plus précisément et plus justement, ce sera le premier chapitre de la IIe République tunisienne. Nous en aurons rêvé, et peut-être l’avons-nous préparé ; nos enfants auront à le concevoir et à l’écrire. Souhaitons-leur de réussir, avec l’aide de Dieu. Béchir Ben Yahmed
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CHAPITRE 1
LA RENCONTRE
« Monsieur le président, estimant être un haut responsable dans l’administration tunisienne, et après avoir eu le privilège de vous représenter à la tête d’une région, j’aurais préféré être reçu par vous selon le circuit officiel et non pas, malgré le plaisir de vous rencontrer, grâce au circuit informel ! - Qui vous a permis de me rencontrer ? - Votre fille Ghazoua. - Oui, en effet ! Elle fut stagiaire en médecine du travail. Sachez que tous les moyens sont bons pour rencontrer le chef de l’État ! » C’est par ces mots qu’a débuté mon premier rendez-vous en tête-à-tête avec le président de la République tunisienne. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions le troisième jeudi du mois de septembre 1994. Il était 11 heures et le soleil brillait. Je n’avais jamais fait appel à qui que ce soit pour tenter de rencontrer le président. Mais j’avais connu son ancien beau-frère, Ladhili Kefi, à Bordeaux, alors que nous étions étudiants en faculté de médecine. L’ayant revu par hasard, en ce mois de septembre, à un feu rouge, il m’avait demandé : « Pourquoi n’as-tu jamais fait appel à moi auparavant, sachant mes liens avec le président ? Je sais dans quelles circonstances tu as été nommé et comment tu as été dégommé…
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- Soit, puisque tu souhaites m’aider… Cela fait longtemps que j’essaie de rencontrer le président, sans succès. Peux-tu m’aider à le faire ? - Tu sais très bien que je ne le vois plus autant qu’avant, car il vient de divorcer de ma sœur. Mais en revanche, je sais que Ghazoua te respecte. Je vais lui en parler. » Le lendemain matin, le protocole de la présidence, longtemps muet, m’appela pour me signifier que j’avais rendez-vous avec le chef de l’État. J’avais été remercié neuf mois auparavant de mon poste de gouverneur de Médenine, où je fus nommé le 13 juin 1992. À cette époque, la Libye sous embargo venait d’être sanctionnée par le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations unies, à la suite de l’attentat de Lockerbie. C’est dire la complexité de gérer cette région à quelques dizaines de kilomètres seulement de la frontière libyenne. Ce jeudi de septembre, donc, je rencontrai Ben Ali pour la première fois. La fin de ma mission, le 7 décembre 1993, au gouvernorat de Médenine, fut brutale, incompréhensible, aussi imprévisible que l’avait été ma nomination. Pourquoi avais-je été nommé gouverneur et, surtout, pourquoi avais-je été remercié ? J’estimais pourtant avoir convenablement rempli ma mission, en toute impartialité et en conformité avec les lois de la République. Mais j’avais sous-estimé le rôle occulte des forces en présence. Dès le départ, ma ligne de conduite avait été claire : me comporter en véritable rassembleur et agir au-delà des clivages et surtout au-dessus des partis. J’avais beaucoup appris sur la structure tribale du Sud tunisien, sur l’opposition, aussi bien légale que non autorisée – avec laquelle j’avais de furtives relations –, sur le yousséfisme, qui relève de notre histoire et pour lequel j’avais, en tant que pur produit de la Tunisie indépendante, une perception bourguibienne. N’ayant pas compris pourquoi j’avais été éjecté de mon siège de gouverneur, je fis des pieds et des mains pour rencontrer celui qui était censé m’avoir nommé à ce poste. Conformément aux textes, les gouverneurs sont, avant tout, les garants de l’ordre 20
républicain et les seuls représentants du chef de l’État. Cette perception et cette application théorique de la fonction ont été mes plus gros handicaps dans un système sociopolitique tunisien où il existe une grande confusion entre l’État et le Parti. Pour moi, c’était clair : je représentais l’État et je considérais le Parti comme un acteur majeur, mais pas exclusif. Telle a toujours été ma démarche. Je n’avais d’ailleurs aucune directive allant contre cette dernière ; absolument personne n’a jamais essayé de me détourner de cette approche, car elle correspondait à l’esprit des textes. C’est ce que j’expliquai au président lors de ce tête-à-tête : « Quelle est la raison de ma mise à l’écart ? - Votre ministre de l’Intérieur ne vous apprécie guère. - Est-ce une raison pour évincer quelqu’un ? - Vous ne le sollicitez pas pour prendre son avis, ça l’agace et il estime que vous êtes un électron libre. Ce n’est pas à son goût. J’ai voulu vous préserver de la méchanceté du système politique, vous épargner les vicissitudes de ces gens, car je vous considère comme un homme de valeur, vous pouvez servir le pays autrement. J’aurai besoin de vous en février, car j’envisage un remaniement. » Effectivement, en novembre 1994, alors que je revenais d’une mission d’expertise d’un mois au Cameroun, Mohamed Jegham, fraîchement nommé ministre de l’Intérieur, m’appela pour me demander si je parlais aisément l’anglais. Je lui répondis par l’affirmative. Il m’informa alors que le président souhaitait me nommer ambassadeur à La Haye, aux Pays-Bas. Grand amateur d’Europe, j’en fus ravi. Mais cette annonce ne fut jamais suivie d’effet. Quelques mois plus tard, alors que j’assistais à l’enterrement de Moussa Rouissi, père de Moncer Rouissi, dont j’ai pu apprécier les qualités humaines lorsqu’il était ministre des Affaires sociales, devenu depuis un ami, le directeur de cabinet du Premier ministre, Abdel Hakim Bouraoui, s’approcha soudain de moi : « Félicitations pour votre nouvelle affectation ! - Mon affectation ? 21
- Oui, vous n’êtes pas au courant ? Vous venez d’être nommé secrétaire permanent du Parti chargé des relations extérieures, avec rang de secrétaire d’État. - Personne ne m’a contacté pour me proposer ce poste. D’où tenez-vous cette information ? - Du Premier ministre, Hamed Karoui ! » Alors que la cérémonie prenait fin, cette même personne vint une nouvelle fois à ma rencontre pour me dire d’oublier cette information, finalement non avenue. Dans ce système, il était de coutume de nommer les personnes et de les remercier au gré des humeurs. Dans mon cas, après investigation, j’appris que le président avait suggéré au bureau politique ma nomination à ce poste de secrétaire permanent, en lieu et place de feu Hachemi Ameri, originaire de Kairouan, comme moi. Personne n’avait trouvé à y redire. Mais Chedli Neffati, secrétaire général du Parti, en rentrant dans ses quartiers, trouva la parade : Néziha Zarrouk, secrétaire permanente chargée de la Femme au Parti, n’était autre que ma sœur. Il téléphona donc au président pour lui signifier qu’il était impossible qu’un frère et une sœur occupent tous les deux un poste clé au sein du parti. Le président répondit : « Mais elle est Zarrouk, lui est Basly ! » Au même moment, le secrétaire général du Parti sortit de son chapeau la carte du jeune Mohamed Ghariani pour occuper le poste de secrétaire permanent chargé de la jeunesse et des associations, lui aussi originaire de Kairouan. C’est précisément lui qui fut, bien plus tard, secrétaire général du Parti jusqu’au 14 janvier 2011, Sadok Fayala se chargera des relations extérieures au sein du Parti. Quant à moi, jugé non conforme à leur conception de la politique, j’ai toujours été, depuis, poussé par les dirigeants du Parti RCD en marge de cette institution.
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CHAPITRE 2
BASLY, L’ATYPIQUE
Dès mes débuts en politique, j’avais montré qu’on ne pouvait pas me cataloguer. En avril 1990, je mis les pieds pour la première fois de ma vie dans les bureaux d’un gouverneur. J’étais alors un pensionnaire averti de la société civile. Je n’imaginais pas, ce jour-là, quitter mes fonctions dans le domaine de la santé pour embrasser une tout autre carrière. Mais un simple appel allait changer le cours des choses. Le gouverneur de l’Ariana, Abdallah Kaabi, devenu depuis un ami, me convoqua un jour dans son bureau. Je ne savais pas, en franchissant la porte de sa résidence, que la suite de ma vie allait être consacrée à la politique de mon pays. Ce gouverneur était natif de Kairouan. Des origines que nous partagions, puisque, bien que né à Sousse, je suis originaire d’une famille traditionnelle d’enseignants de Kairouan. En fait, je ne sais pourquoi, le bureau politique du Parti avait proposé mon nom pour briguer le siège de président de la municipalité de l’Ariana. J’en étais bien évidemment touché, et mon parcours, qui m’avait conduit de M’Saken, dans le Sahel, à La Goulette et au lycée de Carthage, m’avait permis de côtoyer toutes les couches sociales. Pourtant, bien que mon expérience m’eût permis de mener à bien une mission d’intérêt public, à la proposition du gouverneur, je répondis : « Je ne suis pas natif de cette ville, vous trouverez certainement des personnes nées à l’Ariana plus aptes à occuper ce poste que moi. » Je me dirigeai alors vers le professeur Moncef Darghouth, à qui j’exposai les faits et à qui je suggérai de se sacrifier pour le service public. Il apprécia, je pense, ma franchise 23
et me proposa de m’aider à trouver une autre personnalité pour briguer ce poste. Il me fit part d’une réunion à venir avec les grandes familles de l’Ariana. Le lendemain, il m’appela et me confia que mon honnêteté avait fait mouche auprès des notables de la ville et que j’avais donc toute leur confiance pour occuper le poste de président de la municipalité. Je lui avouai que je ne voulais en aucun cas quitter mon Institut de santé et de sécurité au travail, que je venais de créer, pour être maire à plein temps, mais que j’acceptais d’apparaître sur les listes électorales. À la veille de l’annonce des listes, j’appris que feu Mahmoud Mestiri venait d’être choisi comme tête de liste pour les municipales. Si Mahmoud, un ancien ministre des Affaires étrangères, était à l’époque ambassadeur au Caire. En atterrissant en provenance d’Egypte, il demanda à me rencontrer. À ma grande surprise, il avait l’air déçu et il me lança : « Je ne sais pas quelles sont les raisons qui vous ont poussé à refuser ce poste, mais je n’ai accepté cette mission que par devoir. Cela m’ennuie de revenir aux affaires régionales. Savez-vous de combien de membres le conseil municipal est composé ? - Non, dites-moi ! - Quarante ! Et j’ai peur d’arriver dans la caverne d’Ali Baba et les 40 voleurs ! » L’élection de Mahmoud Mestiri, auquel j’apportai mon soutien total, fut un franc succès – nous fûmes tous deux élus à l’unanimité, le deuxième vice-président ne recueillant que vingt voix sur les quarante possibles. Je fus heureux d’être, pour mes premiers pas dans la vie publique, le rassembleur. Et malgré deux années merveilleuses avec Mahmoud Mestiri, je plongeai dans ce monde de requins qu’est la politique… Mais comme beaucoup de mes concitoyens, j’avais mal vécu la fin de l’ère Bourguiba, qui fut moribonde. Le tout fraîchement autoproclamé président Ben Ali était, il ne faut pas l’oublier, le sauveur. Nous nous sentions libérés, nous voulions participer à la construction de cette nouvelle Tunisie. De notre Tunisie. Cette fois sans échouer dans notre quête. En juin 1992, alors que je regardais
le journal télévisé, j’appris avec étonnement ma nomination au poste de gouverneur de Médenine. Je n’avais jamais rencontré le ministre de l’Intérieur, ni même le secrétaire général du Parti, ni, a fortiori, le directeur de cabinet du président de l’époque, pourtant originaire de la région de Médenine. En fait, je me souviens avoir passé la journée à Monastir avec Ahmed Smaoui, ministre des Affaires sociales, dans le cadre des négociations pour les conventions collectives. Alors que la délégation, comme à l’accoutumée, déjeunait avec le gouverneur de la région, je préférai m’éclipser pour rendre visite à mon oncle, feu Abdelaziz Basly, et à son épouse, Naïra Denguezli, à Sousse. J’aimais partager l’humour de ce couple, dont j’étais très proche. Ce n’est donc que tard, en rentrant à Tunis, que j’appris ma nomination au journal télévisé.
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