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VENDREDI 17 JANVIER 2014
NOSTALGIE 1962
Ailier droit du Brésil 1958 dans l’ombre d’un gamin de dixsept ans nommé Pelé, Garrincha, joueur emblématique de Botafogo, éclaboussa de tout son talent la Coupe du monde 1962 au Chili, terminant meilleur buteur de la compétition (4 buts) et donnant à la Seleçao son deuxième trophée. Son incroyable facilité à éliminer les défenseurs chargés de le marquer a fait sa légende sur les terrains. Et aujourd’hui encore, il incarne la magie du dribble.
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Photos : Getty Images, L’Équipe et DR
LUNDI
Vie et mort d’un drôle d’oiseau
ENTRETIEN MARDI AUTOMOBILE MERCREDI
PORTRAIT
Double champion du monde avec le Brésil en 1958 et 1962, dribbleur génial et alcoolique, GARRINCHA a tout fait très vite, trop vite, jusqu’à en mourir à quarante-neuf ans, le 20 janvier 1983.
JEUDI
BUSINESS VENDREDI
NOSTALGIE RENDEZ VOUS
«
JAMAIS IL N’A PENSÉ QU’IL ÉTAIT SUPÉRIEUR AUX AUTRES SUR UN TERRAIN. IL NE SE RENDAIT PAS COMPTE QU’IL ÉTAIT GARRINCHA. POUR LUI, LA RÉFLEXION N’EXISTAIT PAS. IL NE VOYAIT LE MAL NULLE PART. IL ÉTAIT INSTINCTIF ET TOUT ÉTAIT BON ET BIEN. C’ÉTAIT UN SAINT AUTANT QU’UN FOU NILTON SANTOS, son coéquipier à Botafogo et en sélection
»
IL NE JOUAIT PAS dans des publicités pour des chaussures vert fluo hors de prix ou pour des Smartphones compliqués sur fond de samba de supermarché. Son football intuitif et génial, fait de dribbles enchanteurs et de ruptures de rythme, avait un demi-siècle d’avance sur les passements de jambe de Ronaldinho ou Neymar, mais Manoel Francisco dos Santos dit « Garrincha » dispa ru t ava n t m ê m e d e fê te r ses cinquanteans. C’était le 20 janvier 1983, il y a presque trente et un ans, et c’était bien triste. Le formidable ailier aux jambes arquées laissait derrière lui une vie de légende et d’excès, riche d’exploits sportifs inouïs et d’accidents de parcours répétés et noyés dans l’alcool. «Sa vie après sa carrière de footballeur a été la conséquence de sa naïveté et de son infantilisme, proportionnellement aussi importants que son génie ou ses performances sur un terrain, rappelle Rai, ambassadeur du groupe L’Équipe pour la Coupe du monde au Brésil. Il a vécu une époque romantique du football, entre le succès pendant ses matches et l’échec de sa vie.» Pouvait-il d’ailleurs échapper à son destin tragique ? Le plus grand ailier droit de tous les temps, vainqueur de la Coupe du monde avec la Seleção en 1958 puis en 1962, est né en 1933 à Pau Grande, dans l’État de Rio de Janeiro. Déclaré dix jours après sa naissance, il est issu d’une famille amérindienne, très pauvre, au sein de laquelle l’alcool est omniprésent. Le mal a un nom : le cachimbo, breuvage artisanal aux vertus soi-disant thérapeutiques. « Une médecine artisanale qui soigne tout, de l’angine à la coqueluche en passant par l’asthme et les maux de dents. Les femmes en boivent durant leur grossesse et en donnent aux nourrissons pour les aider à trouver le sommeil, écrivait en 2001 Francis Huertas, qui fut de longues années le correspondant en Amérique du Sud de L’Équipe et de
France Football. Ce remède miracle est fabriqué avec du miel, des bâtons de cannelle et de la cachaça, le tordboyaux (40 degrés d’alcool minimum) extrait de la canne à sucre.» Manoel, le futur Garrincha, est le cinquième des neuf enfants officiels d’Amaro et Maria Carolina. Mais Amaro est alcoolique, accro au cachimbo. Son fils le sera aussi, dès le biberon. À quatre ans, c’est l’une de ses sœurs, Rosa, qui le surnomme Garrincha en raison de sa petite taille. Garrincha, comme ce moineau vivant dans le nord-est du pays, un peu fragile et ne supportant pas la captivité. Autre sunom : « Mané », diminutif de Manoel, mais qui signifie aussi « simple d’esprit» en portugais du Brésil. Le gabarit modeste de Garrincha (il culminera à 1,69 m) n’en fait pas un futur crack évident et ses débuts de footballeur dans les rues poussiéreuses de Pau Grande ne sont pas immédiatement repérés par les recruteurs. À quatorze ans, il joue dans l’équipe de la fabrique textile (America Fabril) où il travaille, le SC Pau Grande, mais ne semble pas envisager une éventuelle carrière professionnelle. Pourtant ses problèmes congénitaux vont curieusement l’avantager balle au pied : sa colonne vertébrale est déformée, ses jambes sont extrêmement arquées et l’une, la droite, est plus longue que l’autre de plusieurs centimètres. De ce handicap, il tire une force, celle de pouvoir déséquilibrer son adversaire direct grâce à une feinte de corps étonnante qui va devenir sa signature (voir par ailleurs). Peu à peu, son talent fait causer et son oncle tente de le faire recruter par l’un des grands clubs de Rio, à une soixantaine de kilomètres de Pau Grande. À
1962 Pas moins de huit joueurs mexicains tentent de lui barrer le chemin du but. Mais personne n’arrêtera Garrincha et le Brésil lors de la Coupe du monde au Chili.
1958
1963
et enfants pour Il quitte femme ares. ilienne Elza So és br la chanteuse
Garrincha remporte sa première Coupe du monde en Suède au sein d’une équipe où Pelé se révèle.
Recalé par Flamengo puis Fluminense, Garrincha débarque à dix-neuf ans à Botafogo où il jouera jusqu’en 1964.
La perfection de son dribble irrésistible résidait dans l’imperfection anatomique de ses jambes déformées, la droite étant même plus longue que la gauche.
gnée d’un appel de saut et d’un saut sur le pied gauche, un mouvement facilité par cette conformation particulière de sa jambe gauche. La seconde phase du dribble, enchaînée avec une soudaineté fulgurante, consistait en un retour brutal du corps et de la jambe
droite, avec une touche de balle ultrarapide de l’extérieur du pied droit qui précédait la reprise d’appui. Sa rapidité de réflexe et surtout sa formidable puissance de démarrage lui permettaient de se retrouver instantanément à sa vitesse de course maximale, le ballon étant toujours maîtrisé... Il était inarrêtable. » Et Garrincha, qu’en disait-il lui-même ? « Je n’ai jamais vraiment cherché la façon par laquelle j’allais venir à bout de mon opposant, expliquait-il à France Football, en 1971. Le don du dribble est inné. Je pense ne rien avoir créé. À l’âge de huit ans, la manière était déjà la même. Le dribble doit être naturel. »
«
tient surtout qu’il abandonne femme (légitime) et enfants (idem) pour se lover dans les bras d’Elza Soares, célèbre chanteuse brésilienne. Il l’accompagne dans les salles de concert où elle se produit, et la bouteille n’est jamais loin. Il sombre réellement dans l’alcoolisme et son corps le lâche de plus en plus souvent : genoux en souffrance, prise de poids et performances décevantes sous le maillot des Corinthians où il signe en 1964. Lors de la Coupe du monde 1966 en Angleterre, il n’est plus que l’ombre du Garrincha étincelant de 1962, et le Brésil disparaît bien vite. Après un crochet – pour une fois – raté par Baranquilla, il revient à Rio en 1968, cette fois sous le maillot noir et rouge de Flamengo, pour une poignée de matches sans saveur. Il a trente-cinq ans, et les échecs s’accumulent tristement. Nilton Santos, son coéquipier à Botafogo et en sélection, l’un de ses meilleurs amis aussi, résuma bien le personnage Garrincha à L’Équipe Magazine en 1998 : « Jamais il n’a pensé qu’il était supérieur aux autres sur un terrain. Il ne se rendait pas compte qu’il était Garrincha. (…) Pour lui, la réflexion n’existait pas. Il ne voyait le mal nulle part. Il était instinctif et tout était bon et bien. C’était un saint autant qu’un fou.» Piètre gestionnaire d’une fortune dilapidée, il vit surtout la nuit et se re-
SA VIE APRÈS SA CARRIÈRE DE FOOTBALLEUR A ÉTÉ LA CONSÉQUENCE DE SA NAÏVETÉ ET DE SON INFANTILISME, PROPORTIONNELLEMENT AUSSI IMPORTANTS QUE SON GÉNIE OU SES PERFORMANCES SUR UN TERRAIN. RAI
»
Un dribble unique
GARRINCHA avait la jambe gauche tordue vers l’extérieur et la jambe droite déformée vers l’intérieur. De quoi claudiquer dans la vie de tous les jours mais aussi de quoi posséder une technique de dribble étonnante et implacable, même répétée des centaines de fois durant sa carrière. Jean-Philippe Réthacker, l’une des plus grandes plumes de l’histoire de L’Équipe, la détaillait ainsi : « Garrincha travaillait d’abord arrêté. Comme s’il voulait hypnotiser l’adversaire, ce qu’il semblait réussir parfaitement. Son dribble se décomposait alors en deux phases. La première, sans ballon, consistait en un balancement du buste et de la jambe droite vers sa gauche, vers l’intérieur du terrain, ce qui avait pour effet d’entraîner de ce côté et le corps et le regard et l’attention du défenseur. La feinte pouvait être poussée à l’extrême, à la limite du déséquilibre total, et même, le plus souvent, accompa-
Vasco de Gama, il n’est pas accepté aux tests car il a oublié ses chaussures. Flamengo puis Fluminense le recalent, mais, un jour de match à Pau Grande, un défenseur de Botafogo le voit multiplier les dribbles et le recommande à son club, où Garrincha débarque à dixneuf ans, signant son premier contrat professionnel. Pendant plus de dix ans, de 1953 à 1964, il fait briller très haut l’étoile de Botafogo, où ses crochets, ses buts et ses excès en pagaille sous le magnifique maillot rayé noir et blanc le transforment en idole. Il fait ses débuts en équipe du Brésil en 1955, mais ne perd pas ses habitudes et s’enfonce dans un mode de vie assez baroque : cachaça, cognac, femmes de plus ou moins grande vertu, voyages incessants avec son club ou la Seleção, paternités multiples et pas toujours reconnues… En dépit de tests des médecins fédéraux l’ayant diagnostiqué quelques années plus tôt débile mental léger, il est sacré champion du monde en 1958 en Suède dans le sillage de la révélation Pelé. « Nous étions imbattables, déclara-t-il bien des années plus tard à Dominique Grimault pour France Football. Je suis certain d’avoir figuré
1964
dans la meilleure équipe de tous les temps. » Un an plus tard, immensément populaire au Brésil, il est ivre mort au volant de sa voiture quand il manque de renverser… son père dans une rue de Pau Grande. Les voisins menaçent de lyncher Garrincha, enfermé dans ses addictions et ses divagations nocturnes, dont il sort néanmoins le temps de quelques performances époustouflantes. Comme en 1962, lors du Mondial disputé au Chili, où la blessure de Pelé le propulse au premier plan. Il réussit un doublé contre l’Angleterre en quarts de finale (3-1), un autre contre le Chili en demi-finales (4-2) puis se fait expulser. La Fédération brésilienne parvient à convaincre la FIFA de le laisser disputer la finale, remportée contre la Tchécoslovaquie (3-1) ! Il est élu meilleur joueur du tournoi, à vingt-huit ans. Son apogée sportive.La chute sera assez brutale. Certes, il remporte, toujours en 1962, le Championnat de Rio avec Botafogo devant Flamengo (3-0) dans un Maracana comble, mais la presse carioca re-
trouve ruiné et isolé, mais le milieu du football brésilien vient à son secours en organisant un jubilé en 1973, au Maracana, devant 100 000 spectateurs. La recette de cette soirée de gala lui permet de subsister, mais les démons le rattrapent. La mère d’Elza Soares décède lors d’un accident de voiture alors qu’il est au volant. Il tente de se suicider, puis sa compagne le quitte en 1977. Entre 1979 et 1983, il est interné près de quinze fois, en psychiatrie ou pour des cures de sevrage. En 1980, tout le pays est horrifié de le voir défiler sur un char d’une école de samba pendant le carnaval de Rio : il ne ressemble plus à rien. Il part pour une énième cure de désintoxication, on lui organise à nouveau des matches de soutien et la Fédération brésilienne lui loue une maison dans la banlieue carioca où Garrincha passe un semestre au calme. Mais, le 20 janvier 1983, un œdème pulmonaire lui est fatal et il s’éteint dans un hôpital de Rio, à quaranteneuf ans. «La Joie du peuple», Alegria do Povo en V.O., l’un de ses plus magnifiques surnoms, se transformait définitivement en chagrin inéluctable. STÉPHANE KOHLER (avec R.F.)