MATIÈRE, MÉMOIRE, RESSOURCE Récit d’un processus de réemploi en territoire francilien Projet de fin d’études d’architecture / RAPPORT DE PRÉSENTATION
Hannah HÖFTE Encadrement : A. Wilson et S. Melemis ENSA Paris Malaquais 2019 / Mutations
Cette recherche et le projet de fin d’études qui s’en nourrit n’aurait pû naître sans l’aide de : Morgan Moinet, Mohamed Hamaoui, Aude Ndzana Ekani, Florian Corniquel, Lucien Fregosi, Caroline Lacroix, tous les volontaires de [de]construisons, et bien sûr mes parents, Herman Höfte et Catherine Bourgouin. Un grand merci à vous tous. Merci également à Ariane Wilson et Steven Melemis pour votre accompagnement et votre chaleureux soutien tout au long de cette année.
Toutes les illustrations sont personnelles, sauf dans les cas précisés
MATIÈRE, MÉMOIRE, RESSOURCE Récit d’un processus de réemploi en territoire francilien Projet de fin d’études d’architecture / RAPPORT DE PRÉSENTATION
Hannah HÖFTE
Encadrement : Ariane Wilson et Steven Melemis ENSA Paris Malaquais 2019 / Département Mutations
matière urbaine en mutation
15 avril 2018 Prémices
J’ai grandi en banlieue parisienne. A Saint Cyr L’école, plus précisément. Une petite ville des Yvelines, de 18 000 habitants, comportant une gare qui la relie bien à Paris. Quelques commerces, un Monoprix, une salle de cinéma d’art et d’essai, une piscine municipale, trois lycées, un collège, une maison de retraite, un marché, deux restaurants asiatiques et une crêperie bretonne. Pas mal à première vue. Au cours de mon enfance et adolescence, j’ai assisté à la mutation assez spectaculaire de la ville, enclenchée au début des années 2000, et qui s’accélère depuis. Il me semble me souvenir d’un enthousiasme assez partagé à l’idée de voir se développer notre petite ville, notamment avec l’installation d’un supermarché en face de chez moi, juste à côté du lycée, qui a permis un bon nombre de goûters gargantuesques à la sortie des cours. Et puis il y a eu une première histoire de copains qui partaient vivre ailleurs car leur maison était rachetée à prix d’or. Et qu’à cette place fleurissait rapidement de superbes « Villa Carla», «Villa Annabella », toutes identiques. En grandissant et en poursuivant des études d’architecture, j’ai posé petit à petit un regard plus pointu, et de plus en plus critique, sur cette transformation. Au début c’est un lot de maisons des années 50 qui a été détruit. Puis deux, puis trois, chaque fois des maisons plutôt en bon état. Rapidement on n’a même plus été surpris de voir s’afficher un énième permis de démolir devant des maisons plus anciennes.
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Le bâti ancien a ainsi commencé à être gommé, oublié, et la ville à s’uniformiser, à coup de bâtiments de catalogues. Certes St Cyr n’a jamais rayonné par son charme architectural depuis sa reconstruction après la seconde guerre mondiale, si ce n’est par son patrimoine incarné par le lycée militaire dont une partie construite au 18e siècle a subsisté. Mais si ce n’est une valeur architecturale qui est balayée, c’est tout de même un existant méritant d’être considéré. Plus encore au vu du niveau de qualité architecturale et urbaine proposé en remplacement: « Architecture à la Mansart », faux parement en pierre de taille et œil de boeuf en toiture, immeubles construits au ras de trottoirs peu larges pour optimiser le foncier, balcons de rez de chaussée donnant directement sur ceux ci, peu voire aucun équipements ou commerces proposés en contrepartie… Ces constats que j’ai eu l’occasion de faire en étant spectatrice de ces mutations sur plusieurs années m’amènent à douter de l’amélioration constituée par cette façon de régénérer la ville, basé sur des logiques productivistes et de pression foncière. Certes la densification est un élément difficile à contester. Mais n’y a-t-il pas moyen de faire autrement? Un renouvellement plus respectueux de ce qui est déjà-là, de ses habitants, de leur histoire et de leurs besoins ?
Densifier à tout prix Saint-Cyr-L’école est loin d’être la seule commune à subir ces phénomènes. Face à l’augmentation incessante de la population francilienne - plus de 12 millions d’habitants déjà - et la saturation de Paris, le besoin en logements se fait ressentir de plus en plus loin de la capitale. Les territoires qui y sont bien reliés par le réseau ferroviaire sont impactés en première ligne, accentué par le projet du Grand Paris Express. Saint-Cyr est particulièrement concernée, puisqu’elle comporte déjà une gare importante reliée à Paris par trois lignes différentes, et qu’elle disposera bientôt du tramway 13 et sera à proximité de la futur ligne 18 du Grand Paris Express (en gare de Saint Quentin en Yvelines et Versailles Chantiers). C’est dans cette logique que le Schéma directeur de la Région Ile de France (SDRIF) a été modifié en 2013, fixant un objectif d’augmentation de la densité d’habitation de 15% à proximité des gares à l’horizon 2030. Cet objectif a été repris par les communautés d’agglomérations, comme la Communauté d’agglomération Versailles Grand Parc qui a décidé,
«par délibération du 05 octobre 2011 de contribuer aux objectifs de la TOL (territorialisation de l’offre de logement) à hauteur de 1 500 logements par an.»1, puis
par les communes concernées, qui se
1. Rapport de présentation. Plan local d’Urbanisme de Saint-Cyr-L’école, octobre 2017
sont vues dans l’obligation de réviser leur Plan Local d’Urbanisme (PLU). C’est le cas de Saint-Cyr-L’école qui a ainsi révisé son PLU entre 2014 et 2017, augmentant la constructibilité du centre ville. Des règles assouplies, permettant par exemple des constructions jusqu’à 15m de hauteur, combinées à la perspective d’une arrivée importante de population désireuse de s’installer dans ces territoires, offre un terreau parfait aux projets de promotion immobilière. Affiches de projets de promotion privée et cabines “espace de vente” fleurissent ainsi à grande vitesse dans de nombreuses villes franciliennes. Face à l’escalade du prix du foncier, c’est en effet principalement les promoteurs immobiliers qui sont en capacité d’investir pour répondre à la demande de nouveaux logements. Ainsi, le territoire de Saint Cyr et ses environs, comme une grande partie de l’Ile de France notamment à proximité des futures gares du Grand Paris, a enclenché un phénomène de densification qui n’en est qu’à son démarrage. Ce renouvellement urbain est confié à des acteurs privés, portés par des logiques de rentabilité économique avant tout. La ville est alors considérée comme un ensemble de surfaces à bâtir et à rentabiliser, peu importe si elles comportent des constructions anciennes, qui ne tarderont pas à être démolies.
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Fontenay-le-Fleury
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Bois-d’Arcy Bois d’Arcy
Vue aérienne de Saint Cyr L’école, Fontenay, Bois d’Arcy (2019)
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Parc de
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Saint-Cyr-L’école -9
Tram 13 Train
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Guyancourt
Projet immobilier ayant nécessité des démolitions, depuis 2004 Démolitions prévues Gares
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Paris
matière oubliée
17 mai 2018 Gâchis de matière, gachis de mémoire
Un sentiment de gâchis s’est installé en moi. Un gâchis de cet existant, qui comporte malgré tout une mémoire, incarnant le vécu de ses différents habitants. Preuve de cet attachement mémoriel, l’association “Histoire et Patrimoine St Cyr” recense sur son site internet et dans son livre publié en 20151 photographies et vues aériennes montrant l’évolution urbaine de la ville entre 1850 et aujourd’hui. Un gâchis de matière aussi, d’une quantité énorme de matériaux souvent de qualité contenus dans ces constructions anciennes et envoyés sans regret à la benne. J’ai vu des tractopelles arriver un matin, puis repartir quelques jours plus tard laissant une parcelle vide, balayée de ce qui l’habitait encore peu de temps auparavant. “Quelle efficacité!”. Une efficacité certaine oui, qui semble justifier de détruire sans considération, écrasant, broyant, concassant fenêtres, portes, poutres, briques et tuiles. Mais à peine le temps de constater cela, que tout est déjà envoyé loin des regards, hors de la ville. Qu’advient-il de cette matière? Enfouie, brûlée, possiblement recyclée ? Je me souviens d’un ami de mon frère, un des premiers dont la maison a été rachetée pour être démolie qui, peu de temps avant de quitter les lieux, avait organisé plusieurs fêtes où “tout était permis” : tags, trous dans les murs, arrachement de papier peint… “Tout va être démoli de toute façon”. Comme une dévaluation soudaine de ce qui avait constitué son chez-soi face à une fatalité irrévocable.
Il me semble que ces matériaux ont pourtant une valeur : ils sont 1. Chenu G, Rose J. 2015. Histoire de Saint-Cyr à travers sa paroisse de l’origine à nos jours.
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constitués d’une ressource extraite de la terre, travaillée par la main de l’homme ou de la machine, qui a coûté de l’énergie, qui a acquis une valeur économique et qui a fait l’objet d’un investissement financier. De nombreuses personnes seraient probablement heureuses de leur donner une seconde vie. Pourtant, tout est détruit et jeté le plus vite possible. Quelque chose cloche. Ne sommes nous pas pourtant dans une époque où nous avons pris conscience de la finitude des ressources de notre planète ? N’est-il pas temps de changer de regard sur cette matière, toujours vue comme “déchet” alors qu’il pourrait s’agir d’une ressource? Ne pourrait-elle d’ailleurs pas être une ressource pour un renouvellement de la ville plus harmonieux ?
Démolitions et déchets La démolition de bâtiments existants semble être une pratique généralisée dans le renouvellement urbain actuel, comme cela se déroule à Saint-Cyr et dans de nombreuses autres villes. Le bâtiment existant devenu gênant pour le renouveau de la ville doit disparaître, il devient “déchet”. Déchet : toute substance ou tout objet, ou plus généralement tout bien meuble, dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire1
Cependant, ces bâtiments ne disparaissent pas vraiment, puisqu’il deviennent rapidement un amas de matière déchets. Les pratiques de démolition, depuis une centaine d’années, sont basées sur une logique de rentabilité liée à la rapidité. En effet, jusqu’au début du XXe siècle, la récupération des matériaux pour leur réemploi était répandue, mais cela a changé notamment lorsque le coût relatif de la main d’oeuvre a dépassé celui de la matière. Il est en effet devenu plus intéressant économiquement pour les entreprises de démolitions de détruire grossièrement et rapidement plutôt que de démonter proprement.1 Les restes du bâtiment sont ainsi réduits en matière à broyer, concasser, sans considération pour les matériaux ou 1. Définition Code de l’environnement article L541-1 2. Ghyoot M, Devlieger L, Billiet L, Warnier A. 2018. Déconstruction et réemploi : Comment faire circuler les éléments de construction. Lausanne. Chapitre 1
éléments architecturaux qui le compose et générant un volume colossal de déchets. Chaque année, 42,2 millions de tonnes de déchets3 sont produites par le secteur du bâtiment. Que deviennent alors ces tonnes de déchets à traiter? S’ils ne sont pas déposés dans des décharges sauvages, ils sont évacués vers des filières de traitement de déchets. Selon la nature de la matière et du tri qui a été effectué sur le chantier, il peut s’agir soit d’entreprises de recyclage de matériaux, soit de déchetteries, comme l’entreprise Paprec, où la matière pourra être triée pour être recyclée, brulée, ou encore enfouie… Chaque fois, le dépôt de matière a un coût pour l’entreprise, qui varie selon le type de matériau et la qualité du tri effectué : plus la matière est triée, moins elle coûte cher à déposer puisqu’elle pourra être valorisée plus facilement. A l’inverse, certains matériaux rares comme les métaux sont, eux, rachetés pour être refondus. Par exemple, les déchets inertes (gravats de béton, terre, sable) peuvent être valorisés si ils sont bien triés. C’est ce que pratique l’entreprise Yprema, sur un site à Trappes, à quelques kilomètres de Saint-Cyr-L’école. Entreprises de construction, artisans ou particuliers viennent y déposer leurs déchets 3. Enquête « Déchets et déblais produits par l’activité de construction en 2014 », SOeS
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Dépot de déchets de chantier non triés à la sortie de Saint-Cyr-L’école
Concassage de béton à
inertes déjà triés. Yprema prend soin de collecter seulement des matériaux dits “propres” qu’elle pourra valoriser. Elle concasse des blocs de béton en gravats de différentes tailles, qui pourront être revendus pour des chantiers de routes, remblais etc. Ce modèle de valorisation des déchets est rentable pour l’entreprise qui facture le dépôt des déchets, leurs stockage et les opérations de transformation, puis revend les matières transformées. Ainsi, le coût du traitement des matériaux est fonction de leur potentiel de valorisation, ce qui encourage en général les entreprises à prendre plus de temps pour trier sur le chantier afin d’économiser sur le coût de mise en décharge. En poussant cette logique, on pourrait imaginer qu’un prix suffisamment élevé de mise en décharge encouragerait les entreprises au delà du tri, à réduire la quantité de déchet qu’elles produisent sur leurs chantiers et favoriser ainsi la récupération d’éléments pour leur réemploi, en évitant alors qu’ils ne passent par la case “déchet”. Réemploi : toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus.4 Yprema, Trappes, visite le 4 février 2019
4. Définition ademe www.ademe.fr
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matière à expérimenter
30 juin 2018 Agir
Maintenant que c’est le tour de ma maison natale, ces prises de conscience sont plus présentes que jamais. Il y a quelques mois, un projet de promoteur est venu proposer de la remplacer, à son tour, en même temps que ses voisines de la rue. Plutôt que de m’apitoyer sur l’idée de voir ma maison natale partir en miette, mon envie de bousculer les choses m’y a fait voir une occasion d’agir. L’idée a germé depuis quelques temps : et si nous pouvions sauver une partie de la maison avant sa démolition? Et si la matière qui la constitue pouvait avoir une seconde vie ? Après tout, il s’agit de matière qui appartient à mes parents, en bon état, pourquoi ne pourrions nous pas l’emmener avec nous, ou lui trouver une nouvelle destination comme nous faisons pour les meubles et objets dont nous ne voulons plus via Leboncoin ? Notre voisin menuisier a déjà prévu de démonter des éléments qu’il avait fabriqués pour les emporter (placards, portes... ). Il faudrait généraliser le processus. J’en ai discuté avec plusieurs amis qui ont réagi positivement et étaient prêts à m’aider. Comment cela pourrait-il fonctionner? Est-ce aisé de démonter des éléments constructifs sans les abîmer ? Lesquels valent le coup? Combien de temps cela prend-il ? Quels outils sont nécessaires, peut-on le faire nous même ou doit-on faire appel à des artisans spécialisés? Il va falloir faire des recherches, et probablement beaucoup expérimenter. A l’école ou en agence, on nous enseigne la construction, mais jamais la dé-construction…
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Photos prises pendant le chantier participatif [de]construisons, du 4 au 7 octobre 2018
Extraits du manuel d’auto-déconstruction produit à la suite du chantier
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matière à sens
19 octobre 2018 Hommage
Drôle d’effet que de se retrouver dans cette maison quasi vide qui fût la mienne, qui l’est encore officiellement pour quelques jours mais qui n’y ressemble en plus grand chose. Les chambres ont été vidées de leurs meubles et même de leurs planchers, des parties de murs ont été dénudées pour libérer les cadres de certaines fenêtres. Un beau remue-ménage s’est déroulé il y a quinze jours, immédiatement après le déménagement de mes parents. Un remue-ménage créatif cela dit, avec une énergie débordante de la part des personnes présentes, des copains d’école ou des personnes à peine rencontrées; une envie de découverte de la (dé)fabrication de la maison, le défi de récupérer des éléments en bon état, tout comme, je crois, une motivation commune à participer à un acte un peu fou mais plein de convictions. La maison se vide de ses derniers cartons de papiers à trier, ses sacs de vêtements à donner, de jouets à transmettre, de bric à brac à jeter, avec difficulté. Toute une vie à mettre derrière nous avec le plus de sérénité possible. La maison a toujours son âme même vidée de ses occupants principaux. Des traces subsistent : des posters d’acteurs ou de footballeurs ; des morceaux de décorations qu’on ne voit même plus, tant ils font partie du décor et qu’on ne pense donc même pas à décrocher pour les emmener avec nous, si ce n’est à la dernière minute dans un accès soudain de nostalgie. Je me trouve là, au milieu de ce bazar plein de restes de vie et j’ai l’impression de me retrouver seule avec la maison ellemême. Comme une vieille copine, qui a toujours été un peu là dans le décor, au second plan, qu’on ne remarquait pas trop, mais qui nous accompagnait toujours. Et qui est devenue depuis quelques temps un personnage central, de par son destin fatal.
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La voilà magnifiée par le sort qui lui est réservée et par l’action qu’on a eu sur elle il y a deux semaines. Plusieurs personnes m’ont alors demandé si ça ne me faisait pas mal au coeur de la “détruire”, de casser des cloisons dans notre processus de déconstruction. Mais j’ai plutôt eu un sentiment contraire, un sentiment rassuré de voir qu’une partie d’elle était sauvée, voire honorée. Je ne peux pas m’empêcher de penser à toutes les personnes qui sont dans cette même situation; bien qu’ils n’aient pas forcément tous les mêmes idéaux engagés écologiquement que moi, personne ne peut être insensible à la vision de son habitat démoli. J’ai l’impression, en écrivant cela, de prendre conscience d’un réel socle émotionnel à mon projet et à la posture que j’essaye de développer. Elle n’est pas seulement guidée par le constat pragmatique d’un gâchis de ressources à contrecarrer; mais bien aussi par une démarche sensible qui pourrait constituer une forme d’hommage à la mémoire d’un lieu qui m’est cher.
«Ainsi, par-delà toutes les valeurs positives de protection, dans la maison natale s’établissent des valeurs de songe, dernières valeurs qui demeurent quand la maison n’est plus.»1 1. Bachelard G. 1957. La poétique de l’espace. Paris. p 34
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Mémoire et sensorialité En plus de constituer une ressource à préserver d’un point de vue pragmatique, les matériaux portent en eux une histoire, une mémoire, propre à ses différents usagers et habitants, incarnées par les marques d’usures qu’ils peuvent comporter. Cette usure illustre les strates du temps qui ont oeuvré sur lui et le passage de corps avec lequel il est entré en friction. Souvent vue comme un défaut, une imperfection, un état dégradé ou non hygiénique, elle est magnifiée du côté de la culture japonaise, comme l’explique Jun’ichirō Tanizaki dans Eloge de l’ombre1 : “ Il nous arrive certes, à nous aussi, de nous servir de bouilloires, de coupes, de flacons d’argent, mais nous nous gardons bien de les polir ainsi qu’ils [les occidentaux] le font. Bien au contraire, nous nous réjouissons de voir leur surface se ternir et, le temps aidant, noircir tout à fait ; (...) Les Japonais disent “l’usure”: le contact des mains au cours d’un long usage, leur frottement, toujours appliqué aux mêmes endroits, produit avec le temps une imprégnation grasse; en d’autres termes, ce lustre est donc bien la crasse des mains.”
Peut être que la culture japonaise met en valeur cette usure car elle permet de dévoiler cette dualité de la matière que résume très bien l’anthropologue Tim 1. Tanizaki J. 1977. Eloge de l’ombre. Paris.
Ingold : la matière d’un côté comme “composante matérielle et physique” et de l’autre comme réalité existante par son contact avec l’homme, son corps et sa culture, “la manière dont ces propriétés matérielles sont inscrites dans les projets de vie des humains”2.
Un parquet pourra ainsi avoir essuyé des roulades de générations d’enfants ou des pas de danses de folles soirées, la poignée d’une porte laissera apparaître avec le temps la trace des différentes mains qui l’auront enserrée et les escaliers d’un immeuble le frottement d’un pas alourdi par l’effort physique. Là est la force sémantique et esthétique du matériau de réemploi, du moment qu’on accepte l’usure comme élément intrinsèque de celuici. Cette idée a été mise en valeur par le collectif d’architectes Rotor dans le pavillon belge pour la 12e Biennale d’architecture de Venise en 2010, où des éléments architecturaux issus de déconstructions sélectives, sortis de leur contexte, étaient exposés tels des oeuvres d’art accrochées sur de larges murs blancs. « Ces morceaux choisis invitent également à sentir la fusion entre la matière et les traces d’usure qu’elle comporte, à en faire l’expérience. Car, en définitive, c’est avec cela, un matériau voué à porter les traces de son usage, que travaille le concepteur.»3 2. Ingold T. 2017. Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture. Bellevaux. p70 3. Rotor & al. 2010. Usus / usures : présentation du pavillon belge de la XIIe biennale d’architecture de Venise. La Biennale di Venezia.
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«Si le pot a une vie (et celleci pourrait être «courte» ou «longue», selon qu’on la considère à partir du moment où il a été manufacturé jusqu’à celui où il a été jeté ou, éventuellement, celui où il a été retrouvé), elle ne correspond pas à la vie intrinsèque des matériaux dont il fut issu, mais à la vie humaine qui l’a entouré et lui a donné sens.»1
1. Ingold T. 2017. Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture. Bellevaux. p71 Photo page de gauche : Usure exposée dans le pavillon belge de la XIIe Biennale de Venise, comissaire d’exposition : Rotor - @Eric Mairiaux
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matière à considérer
4 novembre 2018 Mentalités
En prenant du recul sur ce que nous avons accompli (la récupération d’un beau nombre de matériaux de bonne qualité) avec finalement peu (une bande de personnes motivées pendant 4 jours, quelques outils et un peu de logistique), j’ose me dire, probablement un peu naïvement: pourquoi cette démarche ne pourrait-elle pas être généralisée ? C’est vrai que quand nous avons commencé le chantier, plusieurs voisins nous ont dit “vous pouvez venir faire la même chose sur notre maison!”. Je réalise en fait qu’il y a probablement de nombreuses raisons pour lesquelles ma démarche semble encore tout à fait marginale, difficile à généraliser du côté des particuliers. - 29
Qu’en est-il des professionnels? C’est peut-être aussi à eux de donner l’exemple. Les pratiques de dépose minutieuse des matériaux pour le réemploi étaient tout à fait répandues il y a encore une centaine d’années, avant la vague d’industrialisation de la construction où le coût de la main d’oeuvre est devenu plus élevé que celui des matériaux, et où la recherche de la rapidité pour la rentabilité a tout balayé. Remettre ces pratiques au goût du jour demande donc des efforts importants de changement de pratiques de la part des professionnels de la construction. C’est justement ce qu’essaye d’enclencher l’association Réavie, avec qui j’ai eu la chance d’entrer en contact au cours de mes recherches initiales. Je rencontre à plusieurs reprises Mohamed Hamaoui, fondateur de l’association, qui m’explique sa genèse, issue de sa volonté initiale de réduire les déchets sur les chantiers qu’il dirigeait en tant que conducteur travaux chez Eiffage. Elle s’est concrétisée par l’organisation de déconstructions sélectives sur des chantiers de démolitions, notamment en faisant appel à des ouvriers en réinsertion.
Leur première intervention s’est déroulée sur le chantier de l’ancienne école Centrale à Chatenay Malabry. Mohamed me raconte cette première expérience et l’importante part de pédagogie dont il a dû faire preuve. Au delà des contraintes techniques et économiques, c’est peutêtre la volonté et les mentalités qui sont les plus délicats à faire bouger...
Du côté des démolisseurs Entretien avec Mohamed Hamaoui, fondateur de l’association Réavie Fondée en 2017, l’association Réavie est notamment intervenue sur le chantier de démolition de l’ancienne école Centrale à Chatenay Malabry avec le soutien d’Eiffage, aménageur du site soucieux de promouvoir une démarche environnementale vertueuse sur ses chantiers. “Il y avait cette volonté de faire quelque chose d’innovant, par rapport à l’écoquartier. Le projet leur est un peu tombé dans les bras.”
Réavie a ainsi collaboré avec Eiffage pour intégrer aux appels d’offre curages - démolitions une contrainte de dépose minutieuse sur un certain nombre de matériaux repérés en amont. L’association avait ainsi la casquette “Assistance à maîtrise d’ouvrage” et a été chargée d’accompagner les démolisseurs sur le chantier, pour la plupart peu sensibilisés à la démarche: “Ils [les démolisseurs] ont un peu découvert le truc. Certains avaient dû avoir déjà fait un peu de dépose méthodique sur des éléments qu’ils revendent, tout ce qui est cuivre etc. Mais la dépose méthodique avec le bon outillage et sans casser, ils font pas trop ça, ou alors c’est vraiment anecdotique et pas organisé. C’est pas une démarche volontaire pour faire du réemploi.”
Mohamed a du faire preuve de beaucoup de patience et de pédagogie. “Le but était de leur expliquer quel était l’intérêt. (...) Ils ont commencé à comprendre au fur et à mesure. Au début ça leur paraissait abstrait. C’est au fur et à mesure de l’opération que ça prend son sens, qu’on tisse des liens de confiance. Au début tu parles au conducteur de travaux, après un chef de chantier, des fois il y a même des sous-traitants. C’est toute une organisation de chantier, dans laquelle il faut s’intercaler. A la fin quand ils voient tout ce qui a été déposé, ils se rendent compte que c’était con de jeter.”
Ainsi, sensibiliser et accompagner les acteurs de la démolitions est un levier capital de la démarche réemploi. Tous ne sont pas réceptifs de la même façon, mais certains comprennent désormais que c’est une “marche à suivre”. En effet, à la suite de ce chantier, Réavie a été appelée par plusieurs entreprises pour répondre ensemble à un appel d’offre pour un chantier de démolition. Plus que dans un intérêt économique direct, leur motivation semble être plutôt d’ “adhérer à une démarche avant tout”. “C’est un chemin à suivre par rapport à leur stratégie. Ils s’adaptent aux nouveautés du métier de démolisseur, conforté par le fait qu’ils trouvent la question du réemploi dans les cahiers des charges de plus en plus d’appels d’offres.”
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A gauche : Dépose sélective sur un chantier de bureau à La Garenne Colombes par l’association Réavie, visite le 28 février 2019 A droite : Matériaux récupérés et stockés par Réavie sur le site de l’ancienne école Centrale à Chatenay Malabry, visite le 8 mars 2019
matière à réguler
3 décembre 2018 Et la politique?
Le changement de mentalités semble tout doucement enclenché du côté des professionnels, mais il y a encore du travail. Une autre piste à explorer me vient à l’esprit : La récupération des matériaux ne serait-elle pas la responsabilité du maître d’ouvrage opérant la démolition, dans ce cas précis le promoteur immobilier ? Pour l’y contraindre, ne serait-ce pas alors une affaire de réglementation publique urbaine ? Après tout, les communes et les régions n’ont-elle pas un rôle à jouer dans la circulation des matières et la production de déchets sur leur territoire ? Il est vrai que depuis tout ce temps où j’assiste au renouvellement urbain de Saint-Cyr, je me suis souvent demandée: “Que font les urbanistes de la ville? N’ont-ils pas un pouvoir et une responsabilité sur l’action des promoteurs immobiliers?”. Il me semble qu’il est temps de tenter d’éluder cette question. J’ai donc pris rendez-vous avec V. Cognatta, responsable du service urbanisme de Saint-Cyr-L’école. Au cours d’un long entretien, elle m’explique les processus urbanistiques des projets immobiliers, que le Plan Local d’Urbanisme est là pour les encadrer mais ne peut pas tout contrôler, qu’il est impossible d’interdire un projet tant qu’il est “dans les règles”, même si il ne plaît pas à la mairie et que le secteur privé domine toute leur action de par leur capital financier…
“On ne peut pas empêcher les gens de vendre, on ne peut pas empêcher aux promoteurs d’acheter.”
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Pavillon en pierre de meulière caractéristique de la région, partiellement démoli. Janvier 2019, Saint-Cyr-L’école
Un engagement des communes nécessaire La commune de Saint-Cyr semble ne pas avoir pleinement la main sur les transformations urbaines qui s’opèrent sous ses yeux, orchestrées principalement par des opérateurs privés. Pourtant, la mairie dispose d’un pouvoir restrictif via le Plan Local d’Urbanisme. Comme l’explique l’urbaniste de Saint-Cyr, Mme Cognatta, celui ci est en fait très contraint par les différentes strates territoriales qui leur imposent des objectifs (le schéma directeur d’Ile de france, le PLH intercommunal, Versailles Grand Parc…) et une fois le PLU rédigé, les modifications ne sont pas forcément aisées : “Il faut lancer des procédures de révisions. Mais c’est long, ça prend au moins deux ans, voire trois. Mais c’est très encadré ça aussi, il ne faut pas que ça diminue les droits à construire, il faut pas que ça retire une protection d’une zone naturelle ou d’un bâtiment protégé… Il faut bien rentrer dans les cases sinon ça ne passe pas en préfecture.”
la protection du cadre de vie et du patrimoine bâti et non bâti». En plus d’empêcher la construction en coeur d’ilôt et en fond de parcelle, le service urbanisme a travaillé avec le CAUE1 des Yvelines pour classer une série de bâtis anciens remarquables, empêchant ainsi leur démolition. Cela a également été réalisé à Saint Cyr pour une série de maisons en meulière le long de l’école militaire. Ainsi, les communes disposent de quelques leviers réglementaires via leur Plan Local d’Urbanisme. Cependant, empêcher la démolition à tout prix semble compliqué, au vu des contraintes fixées par les objectifs de densification de l’état et de la région, près des gares notamment. A l’inverse, une surprotection du bâti existant risquerait de faire tendre les villes vers une muséification allant à l’encontre de leurs besoins de transformation. Imposer une déconstruction sélective pourrait constituer une alternative aux projets de démolitions ne pouvant être évités. Serait-il possible d’intégrer cela dans les réglementations? D’un point de vue local, Mme Cognatta nous dit:
C’est pourtant ce qu’a initié Bois d’Arcy, une commune limitrophe de StCyr, dont la volonté est de restreindre la densification. Une modification simplifiée du PLU a récemment été votée, consistant à «renforcer 1.Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement (entitée départementale)
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“Je ne sais pas si on peut imposer ce genre de choses dans notre PLU. Ça relève de la construction. A une époque on parlait de matériaux bio-sourcés, il y a peut-être maintenant possibilité de mettre des objectifs de réemploi, ou au moins de récupération. Le souci c’est que tout ce qu’on met dans le PLU en terme de réglementation, comment on le contrôle derrière ? Ça veut dire, si on impose ce genre de chose, qu’il faut des outils de contrôle à la fin ou surtout en cours de route. Il y a quelque chose à intégrer dans l’ensemble du processus. Ça pose des questions de droits. Ou alors c’est sur la base du volontariat, de l’image sur laquelle peut communiquer l’entreprise ou la collectivité. C’est peut être surtout ça. La carotte c’est toujours mieux que le bâton.”
C’est cette option du volontariat qu’a cherché à suggérer la ville de Viroflay, à quelques kilomètres de Saint-CyrL’école. Face à la colère des habitants engendrée par la destruction de plus en plus de maisons anciennes en meulière, la mairie a fait appel au CAUE pour rédiger une charte à destination des promoteurs, dans laquelle figure notamment le réemploi. Cette charte est non réglementaire mais constituera une base de négociation avec les promoteurs immobiliers, qui pourront peut-être y voir l’occasion de véhiculer une image vertueuse en respectant cette charte.
La ressourcerie «La Mine» à Arcueil, dans un hangar municipal. Crédit photo : La Mine, et 94.citoyens.com
Ces quelques exemples de démarches à l’échelle locale montrent qu’une volonté forte de la part des élus est nécessaire. Alors, plutôt que d’un combat mené par chaque commune, l’économie circulaire pour les matériaux de la construction ne pourrait-elle pas s’inscrire à une échelle plus globale, régionale voire nationale, via des réglementations? Il existe bien une réglementation thermique obligatoire, peut-être pourrait-il en exister une stipulant le réemploi? Par ailleurs, les communes peuvent aussi être actrice du développement du réemploi en soutenant des initiatives locales. À Arcueil (Val-de-Marne), la mairie a mis un hangar municipal à disposition de l’association «La Mine», porteuse d’un projet de ressourcerie.1 Ce lieu, ouvert en 2016, offre un espace de stockage et de vente d’objets, meubles, et matériaux de seconde main. Il a également un rôle social fort, employant des salariés en insertions, et proposant des ateliers ouverts à tous, un café associatif, une crêperie et des événements réguliers.
1.www.ressourcerie-la-mine.com/
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matière à valoriser
Jeudi 7 février 2019 Des intermédiaires nécessaires
La déconstruction sélective est une chose, mais qu’en est-il de la suite du processus? C’est la question que je me suis posée, comme plusieurs autres personnes à la sortie du chantier participatif. “Que vas-tu en faire?” “Où vas-tu mettre les matériaux?” L’instinct de récupérer est facile à suivre mais encore faut-il trouver un avenir pour ces matériaux. La plupart sont encore en bon état, je me dis qu’il y a forcément des repreneurs intéressés quelque part. Mais comment entrer en relation avec eux? Il y a bien des méthodes informelles comme LeBoncoin, mais quel labeur… Et si je ne trouve pas de repreneurs moi même dans l’immédiat, où conserver ces matériaux à l’abri ? Il faudrait un lieu de stockage consacré à proximité. Aussi, certains matériaux doivent probablement être nettoyés avant d’être remis en oeuvre ; comment assurer cette étape? Je réalise qu’il existe des étapes intermédiaires importantes avant d’imaginer le réemploi de ces matériaux, et que des acteurs extérieurs sont probablement nécessaires pour les mener à bien. C’est en réponse à ce besoin que le collectif d’architectes Rotor, spécialiste du réemploi en Belgique depuis une dizaine d’années, a monté il y a trois ans “Rotor DC”, une entreprise spécialisée dans la déconstruction et la revente de matériaux de réemploi. Je profite d’un détour par Bruxelles pour aller les rencontrer et visiter leurs espaces de stockage et de vente. Maarten Gielen, un des fondateurs de Rotor, m’explique l’importance de ce lieu multifonctionnel dans le développement d’une filière de réemploi sur le teritoire bruxellois.
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Stockage extĂŠrieur et intĂŠrieur dans la plateforme de Rotor DC
L’importance d’un lieu dédié à la valorisation du matériau. Visite chez Rotor DC (Bruxelles) le 7 février 2019
Dans la grande cour à l’entrée est entreposé un stock impressionnant de dalles de marbre, carrelages, sanitaires, soigneusement rangés. Le lieu est divisé en trois zones : une cour de stockage extérieur, un hangar de stockage intérieur, et un magasin, ouvert au public. À l’arrière, des ateliers de reconditionnement et les bureaux du collectif. À l’intérieur du magasin, si ce n’est l’ambiance vintage qui semble réunir la plupart des matériaux et objets, le lieu a tout d’un Leroy Merlin: rayonnage bien organisé, étiquette et code barre sur chaque produit, caisse au fond. Carrelage à motifs, luminaires en verre soufflé, mobilier de designer, portes, poignées de portes, ferraille en tout genre. Certains éléments en parfait état, on dirait du neuf. Le tout élégamment mis en valeur par des présentoirs, estrades, étagères et un éclairage soigné. L’entreprise fonctionne selon différents modèles suivant les situations : elle peut être appelée sur des chantiers où elle va prendre en charge la dépose sélective, payer ou non une somme pour
les matériaux selon leur valeur, pour les mettre en vente sur sa plateforme. Elle peut aussi être rémunérée pour intervenir sur une mission complète d’accompagnement sur un chantier, de la dépose au réemploi in situ. Elle propose également un service de dépôt vente pour des démolisseurs qui récupèrent eux même des matériaux. En somme, il n’y a pas qu’une façon de procéder et le tout est de rester flexible. Les matériaux vendus sur la plateforme sont principalement du second oeuvre et des matériaux de finition de bonne qualité. “Au début sur le premier chantier que tu visites tu penses que tout a de la valeur, que tout est réutilisable, mais on s’est rendu compte au fur et à mesure que non, il fallait sélectionner. ”
Maarten explique que l’offre de matériaux disponibles est énorme et qu’il a fallu rapidement resserrer le champ d’action de l’entreprise. Le choix de l’activité a été orienté par l’étude Opalis1, un inventaire en ligne des artisans revendeurs de matériaux réalisé par le collectif Rotor, qui leur a permis de comprendre le marché et là où il y avait une activité à créer. L’entreprise a donc décidé de se consacrer aux matériaux de finition contemporains, datant des années 30
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Rayonnages dans le magasin de Rotor DC
jusqu’à nos jours. “On cherche des matériaux qui ont une patine, une histoire…”
Rotor DC cherche à valoriser au maximum les matériaux qui entrent sur leur plateforme. “Si tu veux rajouter de la valeur, tu dois rajouter du service, c’est tout simple.”
L’entreprise prend donc soin de remettre à neuf les matériaux, ce qui est une étape importante du processus. Le carrelage, par exemple, leur a demandé beaucoup de recherche et de tentatives pour aboutir à une technique efficace de nettoyage du mortier. Les produits entrants sont ensuite tous photographiés en studio et une annonce est publiée sur leur plateforme en ligne. De la même façon, bien connaître le produit, sa provenance et son histoire, permet de le mettre en valeur et d’augmenter ses chances de revente. “Le démolisseur qui a amené du carrelage en dépôt vente, il l’a apporté un peu en vrac, pas bien emballé... Nous on l’a bien conditionné, et on a trouvé l’historique du fabricant, on sait maintenant que c’est tel type de marbre, donc on connaît toute l’histoire et ça en fait un chouette produit à vendre. C’est différent qu’une photo
prise à la va vite ou on voit ton pied au flash sur un site internet.”
Cette stratégie, misant au maximum sur le soin et la mise en valeur de l’histoire des matériaux et leur patine, semble porter ses fruits. De nombreux artisans, architectes ou particuliers, viennent s’approvisionner chez eux depuis toute la Belgique et les pays voisins. Par ailleurs, leur structure à l’identité forte semble être encore relativement unique sur le marché, en Belgique comme en France. Pour preuve, un architecte parisien ayant prescrit une dépose minutieuse de plaques de bardages métalliques pour leur réemploi, s’est vu contraint de les livrer chez Rotor à Bruxelles, ne trouvant pas de repreneurs du même type en région parisienne. Ainsi, la place unique que Rotor a réussi à occuper au bout de plusieurs années sur le marché des matériaux de réemploi leur donne accès à une offre en matériaux plus qu’abondante. Ne pouvant répondre à l’intégralité de celle-ci, l’entreprise est amenée à sélectionner les produits dont la valeur économique est la plus grande ou qui ont une originalité, une histoire particulière. Qu’est-il alors de tous les autres matériaux, les plus ordinaires, qui sont en quantité énorme partout dans nos constructions contemporaines ? 1. http://opalis.be
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matière économique
Vendredi 22 février Massifier le réemploi ?
Rotor semble donc avoir développé un modèle porteur, basé sur la sélection de matériaux atypiques ou de très bonne qualité et leur mise en valeur. Je me demande ce qu’il en est du reste, des matériaux les plus ordinaires qui constitue une grande partie de notre environnement bâti. Est-il possible d’imaginer une logique économique valable aussi pour les matériaux standards ou qui ont une faible valeur ajoutée esthétique ? Ma rencontre avec Noé Basch, cofondateur de Mobius réemploi, m’éclaire sur cette question. La structure fondée en 2017 propose du conseil en réemploi mais aussi de la fourniture de matériaux de réemploi, notamment des dalles de faux planchers techniques. Mobius s’est focalisée sur cet élément caractéristique des bâtiments de bureaux contemporains, qui «ne se voit pas et coûte cher». Mobius possède aujourd’hui une plateforme de stockage et de reconditionnement de ces dalles à Aubervilliers, dans des entrepôts désaffectés en attente d’être démolis, que je visite. Noé me partage son expérience audacieuse, qui a consisté beaucoup à “du bricolage” pour faire changer les pratiques.
«On a crée la demande pour amener l’offre. Si il n’y a rien écrit dans les CCTP1, il ne se passe rien derrière.»
1. Cahier des clauses techniques particulières
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En haut : Dalles de faux planchers de réemploi dans l’immeuble «Pulse», Icade, livré en janvier 2019 En bas : Stockage et atelier de reconditionnement de Mobius, Aubervilliers
Labels et nouvelles économiques
logiques
Visite chez Mobius réemploi avec Noé Basch La société Mobius récupère, reconditionne et fournit une assurance pour des dalles de faux planchers de seconde main. Stockées dans leur entrepôt à Aubervilliers, elles sont ensuites revendues, au même prix que des dalles neuves, à destination de projets de bureaux neufs. A deux pas de leur entrepôt, l’immeuble “Pulse” du promoteur immobilier Icade, livré en janvier 2019, intègre 21 800 m² de dalles de faux planchers fournies par Mobius. Celles ci ont participés à l’obtention de différentes certifications notamment le label E+C-1. L’obtention de ce label qui exige un bilan carbone faible du bâtiment, peut être facilité par la mise en oeuvre de matériaux de réemploi, dont le bilan carbone est très bas par rapport au matériau neuf.
Sachant que le prix du matériau de réemploi est ici équivalent au neuf, le choix de la maîtrise d’ouvrage d’intégrer du réemploi n’est pas motivé par un argument économique mais bien par l’obtention d’un label pour son bâtiment, vecteur d’une bonne image de marque. D’après Noé, la demande pour ce type de prestation semble 1. icade-pulse.com 2. www.batiment-energiecarbone.fr
être de plus en plus forte du côté des groupes immobiliers. Ce potentiel de labelisation, permet de donner de la valeure à un matériau, vu jusqu’à présent comme déchet. Cela entraîne par ailleurs un changement de paradigme chez les démolisseurs qui prennent conscience de la valeur financière qu’ils ont potentiellement sous la main. Ainsi, les nouveaux métiers qui se créent pour développer le réemploi, à l’image de Mobius réemploi, doivent trouver leur place dans le tissu d’acteurs de la construction déjà en place. Consultants en réemploi, associations ou entreprises de déconstruction et fournisseurs de matériaux de réemploi, se développent de plus en plus en expérimentant différents modèles démontrant l’intérêt éthique et économique de leur action. Développer une filière du réemploi nécessite de bousculer un équilibre économique en place et d’inventer de nouvelles logiques, tout en interrogeant la valeur financière des matériaux. L’image de marque vertueuse et la motivation des labels semblent stimuler certains maîtres d’ouvrages à faire le choix du réemploi. Cependant, c’est un équilibre financier qui doit se mettre en place peu à peu, pour les maîtres d’ouvrages comme pour les entreprises ou associations oeuvrant pour le réemploi.3 3. cf analyses en annexe
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matière à normaliser
Mercredi 13 mars 2019 Ambiguïtés
L’instinct qui m’a poussée à vouloir récupérer ces matériaux est assez clairement explicable et sensé : éviter que toute cette matière soit envoyée à la benne, au vu du manque de ressources auquel nous allons de plus en plus faire face, cela fait sens, c’est une action difficile à contredire. Et c’est finalement un consensus autour duquel de plus en plus d’acteurs se réunissent en prônant une démarche vertueuse : la déconstruction sélective pour la récupération des matériaux, d’accord. Mais l’étape d’après semble encore bien opaque. Lorsqu’il s’agit de déterminer concrètement ce qui est faisable constructivement et architecturalement avec ces matériaux récupérés, il me semble me heurter à beaucoup plus d’ambiguïtés. Une des questions à laquelle je me retrouve donc confrontée, comme beaucoup est : peut-on construire correctement avec des matériaux de réemploi et si oui comment, dans quelle logique architecturale? Ou encore, vouloir “à tout prix” remettre en oeuvre ces matériaux a-t-il du sens au vu des nombreuses questions que pose l’acte de construire aujourd’hui, comme la maîtrise énergétique du bâtiment, ses performances thermiques, la recherche d’une économie de moyens, de temps… Peut-on imaginer atteindre les «performances» attendues aujourd’hui dans la construction avec des matériaux de réemploi ? Estil possible de répondre à des normes, avec des éléments non standards ? Ces doutes entrecoupent mon enthousiasme par rapport à la démarche réemploi, qui me semble de plus en plus apparaître comme une “marche à suivre”, c’est pourquoi il me tarde de réussir à les éluder. Je me sens comme dans un laboratoire de recherche, cherchant à faire la preuve, ou non, de l’intérêt de
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prôner une nouvelle façon de construire. Le processus que j’ai enclenché par ce projet de fin d’études aboutira peut-être à des conclusions négatives ? J’ose espérer qu’il débouchera plutôt sur des questions ouvertes et excitantes.
Normes et réglementations Le domaine de la construction est aujourd’hui en France un des plus réglementés. Les pratiques constructives se sont standardisées pour répondre à ces normes. L’usage de matériaux de réemploi, non standards, anciens, ne présentant généralement pas de documentation technique ou de certification, vient bousculer ce système normatif et réglementaire bien en place. Cependant, il est important de rappeler que 98% des normes françaises sont «d’applications volontaires» et ne sont donc pas obligatoires1. «La réglementation relève des pouvoirs publics. Elle est l’expression d’une loi, d’un règlement et son application est imposée. A contrario, les normes revêtent un caractère volontaire. S’y conformer n’est pas une obligation.»1
Ainsi, les normes ne représentent en général pas une obligation légale mais peuvent souvent faire l’objet d’une obligation contractuelle. Elles représentent une base de référence sur laquelle les concepteurs s’appuient généralement, et que les assurances et les bureaux de contrôle peuvent exiger. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il n’existe pas d’autres solutions aussi performante que celle prescrite par la norme. Or ces autres solutions, dans 1. source normalisation.afnor.org/
lesquelles pourrait s’inscrire le réemploi de matériaux, sont alors souvent bloquées par les assurances. C’est ce à quoi répond le «permis d’expérimenter», défini par le décret n°2019-184 de la loi ESSOC, paru le 12 mars 2019 au Journal officiel. Il permet aux maîtres d’ouvrages de déroger à un certain nombre de normes de construction pour promouvoir une solution innovante, «sous réserve qu’ils apportent la preuve que cette solution parvient à des résultats équivalents à ceux visés par lesdites normes et que les moyens mis en œuvre présentent un caractère innovant.»2
Dans les domaines d’application est indiqué «les matériaux et leur réemploi». C’est donc un grand pas qui est fait d’un point de vue juridique pour l’intégration de nouvelles pratiques constructives telles que le réemploi. Il convient désormais d’apporter les preuves nécessaire démontrant que la solution innovante proposée par les matériaux de réemploi, permet d’atteindre des résultats équivalents à ceux atteints avec des matériaux neufs répondant à la norme. Les réglementations, elles, ne peuvent être contournées.Ainsi, une menuiserie extérieure qui ne saurait garantir la performance thermique nécessaire pour répondre à la RT 2012 devra trouver un autre usage. C’est là que la créativité démarre. 2. www.architectes.org/actualites/favoriser-linnovation-le-permis-d-experimenter-est-ne
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matière à créer
Mercredi 20 mars 2019 Construire avec du réemploi ?
Me lancer dans des premiers essais de forme et de spatialité avec les matériaux récupérés a déclenché de nombreux questionnements. Est ce que les matériaux sont simplement réemployés dans leur fonction d’origine, est-ce qu’ils peuvent devenir autre chose ? Trois châssis vitrés peuvent former une verrière, et voilà que j’imagine une véranda. Mais cette véranda n’était pas prévue dans le projet initial, voilà que je cherche à l’augmenter pour y ajouter à tout prix les matériaux de réemploi. Ne vaudrait-il pas mieux que le réemploi constitue une alternative à un nouvel apport de matière plutôt qu’un ajout ? Mais lorsqu’on tente de placer une fenêtre ou une porte de réemploi dans une ouverture existante, on est face à une autre contradiction : trop petite ou trop grande, il faut soit la recouper, donc négliger son entièreté, soit l’augmenter d’éléments sur-mesure qui vont nécessiter un nouvel apport de matière. Il me semble mettre là le doigt sur une question fondamentale dans la théorie de l’architecture : le matériau doit-il s’adapter au dessin d’une forme ou la forme est-elle issue du matériau? Si l’on se fie à Tim Ingold et son idée de «faire» comme un processus de croissance issue du matériau1, celui ci ne pourrait être dégradé pour se plier à une forme architecturale dessinée sans l’avoir pris en compte. Peut-être alors que l’architecture de réemploi ne pourrait naître qu’une fois la connaissance du matériau, placé au centre de la conception ? Comment un matériau de réemploi pourrait-il alors venir se greffer à un projet existant? Je décide de contacter les architectes d’Encore Heureux, qui se sont confrontés à ces questions à plusieurs reprises dans leurs projets. Sonia Vu, architecte associée de l’agence, me répond et me permet de nuancer ma vision. 1. Ingold T. 2017. Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture. Bellevaux.
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Trois projets de l’agence Encore Heureux : en haut, Le pavillon circulaire, Paris, 2015 (photo : pavillon de l’Arsenal)
en bas, La Maison du projet Morland Mixité Capitale, Paris, 2018 (photo : Encore Heureux) page suivante, La Grande Halle, Colombelles, livraison automne 2019 (photo personnelle)
De multiples façons d’aborder le réemploi en architecture Entretien avec Sonia Vu, architecte associée de l’agence Encore Heureux L’agence Encore Heureux se penche sur la question du réemploi depuis plusieurs années, notamment depuis l’exposition “Matière Grise”1 qu’elle a organisée au pavillon de l’Arsenal en 2014. Les architectes développent une approche de recherche et d’expérimentation dans la plupart de leurs projets, dont certains ont pu intégrer le réemploi selon différents procédés, soit comme élément fort conceptuel, soit comme paramètre secondaire. Le pavillon circulaire (image 1), construction éphémère sur le parvis de l’Hôtel de ville de Paris à l’occasion de la Cop 21 en 2015, avait pour vocation une réelle expérimentation et démonstration des potentiels du réemploi. Dans ce cas particulier, la recherche de matériaux a été préalable à la conception et le dessin du pavillon s’est fait en fonction du gisement de portes qui ont été récupérées. La forme et les proportions du pavillon ont ainsi été déterminées par les dimensions des portes. Dans le cas de la Maison du projet
Morland Mixité Capitale (image 2), pavillon temporaire de présentation du chantier voisin, il s’agissait d’utiliser la matière disponible sur place, issue directement du chantier. Le projet a été dessiné à partir d’un catalogue disponible, qui a donné lieu à des tests de façade à partir des différents matériaux disponibles. A l’inverse, dans le cas de la Grande Halle, la réhabilitation d’une halle industrielle près de Caen, le projet a été lancé avant d’avoir les gisements de matériaux de réemploi. Celui ci s’est adapté en fonction des matériaux dénichés au fur et à mesure par un “lot réemploi” qui a été spécifiquement créé au sein de ce projet pour la recherche de gisements sur les chantiers alentours. C’est ce qui s’est produit quand un lot de fenêtres très récentes a été récupéré à proximité du chantier : celles ci allaient être intégrées en remplacement de châssis fixes en polycarbonates initialement prévues, modifiant alors le dessin de la façade (avant que celles-ci ne soient malheureusement dérobées). Cette approche réinvente la fabrique du projet, qui se dessine moins qu’il ne se construit, et qui consiste surtout à établir des règles du jeu restant ouvertes à des évolutions. Ainsi, dans ce cas, concevoir avec du réemploi revient à 1. Choppin J, Delon N (eds), Encore Heureux. 2014. Matière grise : matériaux, réemploi, architecture.
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accepter une forme d’incertitude qui devra être palliée par une capacité d’adaptation tout au long du projet. C’est aussi cette part d’imprévu, d’imperfection qui va faire naître la force de l’architecture intégrant le réemploi, rendant un bâtiment unique, imparfait, sensoriellement fort. Du point de vue de la mise en oeuvre concrète du matériau de réemploi, et du niveau de compétences nécessaires, Sonia Vu explique que l’important est surtout la flexibilité d’esprit. “Le réemploi c’est pas une spécificité. Quand on réemploie des portes en bois, il faut un travail en menuiserie... C’est pas plus compliqué que de mettre au point un détail. Il faut simplement savoir travailler avec l’inconnu. Des fois on a pas encore récupéré un matériau, on pense qu’on va le mettre en œuvre comme ça mais on en est pas sûr. (...) Le savoir faire il existe, ça reste un métier d’artisans, après c’est sûr qu’il faut avoir les bonnes entreprises”
Par ailleurs, en plus d’une capacité d’adaptation, mettre en oeuvre des matériaux de réemploi d’une façon pertinente relève beaucoup d’une “balance” à garder à l’esprit. “Si on doit mettre quatre tubes de silicones pour recréer une étanchéité, est ce que ça a du sens de faire du réemploi ? On est
toujours en train de faire la balance de la justesse de ce qu’on fait. Parce que des fois le réemploi n’a pas de sens quand on met tout bout à bout.”
Cependant, malgré ces considérations, l’architecture en matériaux réemployés relève encore d’un grand champ de recherche à explorer, qui peut peut-être justifier de ne pas être exemplaire sur tous les points, dès lors que la démarche est déjà fortement innovante d’un point de vue environnemental. L’important est aussi d’expérimenter des nouvelles façons de faire, et de rester dans une démarche réflexive afin d’en tirer les enseignements par la suite. “C’est bien de tenter et de pouvoir se dire peut être après coup qu’on ne le refera pas, mais d’être allé au bout pour le voir. Il faut expérimenter des choses.”
Enfin, la question de l’esthétique véhiculée par le réemploi semble aussi revenir régulièrement dans les réflexions des architectes d’Encore Heureux. Certaines commandes, comme le pavillon circulaire, recherche à ce que “ça se voit que c’est du réemploi” : “Il fallait que ce soit démonstrateur, c’était très dur, il fallait vraiment que les gens comprennent que c’était du réemploi, et que ce soit beau.”
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ExpĂŠrimentation en maquette - mars 2019
Cette approche considère le réemploi comme un acte fort, une démonstration qu’il faut absolument mettre en image. Le manque de valeur de communication du réemploi a d’ailleurs été reproché à l’agence sur la maison du projet Morland, où l’on ne devine pas que les matériaux sont de seconde main. Les architectes auraient entendu parfois “c’est trop propre, trop lisse, ça ne se voit pas que c’est du réemploi, vous avez un devoir de communiquer dessus.” Cependant, l’intégration du réemploi ne serait-elle pas encore plus forte si elle était généralisée sans plus qu’on s’attarde dessus comme un “geste architectural fort”, et auquel cas il n’aurait aucun besoin de s’afficher comme tel ?
L’important, conclut Sonia, n’est pas tant l’image véhiculée mais surtout l’idée “de faire un beau projet qui a du sens.” Cette question du sens amène donc à considérer le réemploi comme une option à préconiser selon un contexte favorable, dans l’idée du juste “mix matériautique”1. Ainsi, de la même façon qu’on choisirait d’utiliser du bois ou de la pierre car ils sont disponibles à proximité et répondent au besoin, le 1.Notion mise en avant pendant l’exposition “Matière Grise”, 2014.
réemploi pourrait ainsi correspondre à une nouvelle ressource locale, et ouvrir ainsi la piste d’une nouvelle forme d’architecture vernaculaire.
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Partant de constats personnels alarmants, mon expérience m’amène à envisager le réemploi comme une alternative à nos modes actuels de productions de la ville. En creusant, je me suis confrontée aux nombreuses questions que cette hypothèse soulève. Elles sont techniques, économiques, sociologiques, sémantiques, architecturales. Elles bousculent un modèle en place et font entrer en friction de nombreux acteurs et leurs pré-conçus. Elles dessinent des enjeux excitants en suggérant de nouvelles façons de concevoir l’architecture d’aujourd’hui et de demain. Cette alternative nécessite une énergie de départ, une étincelle, dans laquelle nous, architectes, avons un rôle à jouer. L’architecte est celui qui peut faire la synthèse entre ces différentes problématiques et acteurs. C’est lui qui peut faire la démonstration de l’intérêt du processus réemploi, c’est aussi lui qui peut en faire le récit. Pourquoi ne pas tester ce récit, cette démonstration sur un échantillon de territoire, celui d’où tout cela est parti?
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Glossaire Réemploi : toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus.1 Réutilisation : opération qui permet à un déchet d’être utilisé à nouveau en détournant éventuellement son usage initial.2 Recyclage : recyclage est l’opération par laquelle la matière première d’un déchet est utilisée pour fabriquer un nouvel objet.3 Déconstruction sélective ou dépose méthodique : opération consistant à démonter soigneusement des éléments architecturaux d’un bâtiment en vue de leur réemploi ou leur réutilisation. Ces éléments sont généralement préselectionnés dans un diagnostic ou inventaire ressource. CCTP (Cahier des Clauses Techniques Particulières) : document contractuel qui rassemble les clauses techniques d’un marché public
1. Définition Ademe www.ademe.fr 2.3. Défintion Refer www.reemploi-idf.org
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cénarios
Annexes Trois scénarios de démarche de réemploi
Analyse des échanges et intérêts des acteurs au cours du processus
Argent Temps/énergie Activité/éthique/ lien social
Scénarios
Déconstruction
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1) Du particulier au particulier +
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Déconstruction Transport continu, soit par une ligne pointillée création d’emplois
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Argent Temps/énergie Activité/éthique/ lien social
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aux PC)
surcoût des ajustements de chantier
Bibliographie Cités dans le rapport : Plan local d’Urbanisme de Saint-Cyr-L’école, Rapport de présentation, octobre 2017 consultable à https://www.saintcyr78.fr/wp-content/uploads/2018/11/sce.1.1.rp_diag_ approbation.pdf Chenu G, Rose J. 2015. Histoire de Saint-Cyr à travers sa paroisse de l’origine à nos jours. Ghyoot M, Devlieger L, Billiet L, Warnier A. (Rotor) 2018. Déconstruction et réemploi : Comment faire circuler les éléments de construction. Lausanne. SOeS. 2015. Enquête sur les déchets et déblais produits par l’activité BTP en 2014. Bachelard G. 1957. La poétique de l’espace. Paris. Tanizaki J. 1977. Eloge de l’ombre. Paris. Ingold T. 2017. Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture. Bellevaux. Rotor & al. 2010. Usus / usures : présentation du pavillon belge de la XIIe biennale d’architecture de Venise. La Biennale di Venezia. Choppin J, Delon N (eds), Encore Heureux. 2014. Matière grise : matériaux, réemploi, architecture. www.ademe.fr www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr www.ressourcerie-la-mine.com www.opalis.be icade-pulse.com www.batiment-energiecarbone.fr www.normalisation.afnor.org www.architectes.org/actualites/favoriser-l-innovation-le-permis-d-experimenter-est-ne www.reemploi-idf.org
Autres lectures : Articles Billiet L, Gielen M, Ghyoot M (Rotor). 2012. Le cerisier et la plaque de plâtre. Criticat (9): 102–113. Druot F. 2009. Ne pas démolir est une stratégie. L’Architecture d’Aujourd’hui (374): 66–74. Rapport scientifique Bellastock, Benoit J. 2018. Rerpar 2 : Le réemploi passerelle entre architecture et industrie. Paris. Livres Barles S. 2014. La ville gisement de ressources, fin 18e-fin 19e siècles. Excreta urbains, agriculture et industrie. Recycler l’urbain. Pour une écologie des milieux habités. MétisPresses: Genève, 121–132. Boniver T, Devlieger L, Ghyoot M, Rotor. 2010. Usus / Usures : état des lieux / How things stand. Bruxelles. Friedman Y. 2000. Utopies réalisables. Guattari F. 1989. Les trois écologies. Pallasmaa J. 2010. Le regard des sens. Paris. Web materiauxreemploi.com
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Table
Matière urbaine en mutation
4
Matière oubliée
10
Matière à expérimenter
16
Matière à sens
22
Matière à considérer
28
Matière à réguler
34
Matière à valoriser
50
Matière économique
47
Matière à normaliser
50
Matière à créer
54
Glossaire
65
Annexes
66
Bibliographie
70
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ICI PROCHAINEMENT
La pression immobilière grandissante en Ile-de-France conduit à des démolitions rapides de bâtiments existants, notamment pavillonnaires. Ce processus entraîne un grand gâchis de matière mais également de mémoire : les matériaux constituant ce bâti existant sont détruits, emportant avec eux la mémoire de ses différents habitants. Pourtant ces matériaux, souvent en bon état, pourraient avoir une seconde vie. L’expérience de déconstruction sélective d’un pavillon à Saint-Cyr-L’école avant sa démolition, en octobre 2018, a ouvert la piste d’un processus de réemploi de matériaux sur ce territoire. Cette pratique ancestrale oubliée pourrait constituer une alternative au gâchis de ressources qui a lieu actuellement en Ile-de-France. La remettre au goût du jour soulève des problématiques de différentes natures, techniques, économiques, sociologiques, sémantiques, architecturales, qu’il convient de saisir en allant à la rencontre d’acteurs engagés.