Borduas l Lemieux l Riopelle

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Director and Distinguished Research Fellow of the Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art at Concordia University in Montreal. Gabor Szilasi

He is internationally recognized as an outstanding senior scholar in Canadian visual culture. He is a teacher, researcher, writer, lecturer and broadcaster, and a tireless promoter of Canada’s visual heritage.

François-Marc Gagnon, PhD, est le directeur fondateur et distingué professeur chercheur de l’Institut de Recherches en Art Canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky à l’Université Concordia, à Montréal. Sa biographique critique du peintre Paul-Émile Borduas lui valut le prix du Gouverneur Général en 1978. En 1999, il était reçu dans l’Ordre du Canada pour ses nombreuses contributions à la culture canadienne. En 2010, il était le récipiendaire du Prix Gérard-Morisset et en 2012, son livre The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas lui valait le Prix Sir-John-A-Macdonald pour le meilleur livre en histoire canadienne publié cette année-là. Il a récemment reçu la médaille de l’Académie des lettres du Québec pour son œuvre d’une vie. Des Premiers peintres de la Nouvelle-France (1976) à Paul-Émile Borduas: A Critical Biography (2013) et ses travaux récents sur JeanPaul Riopelle, on peut dire que ses ouvrages couvrent toute l’histoire de l’art québécois.

ISBN 978-1-927031-09-4

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Borduas

Lemieux

Riopelle

Essays on Three Quebec Painters Essais sur trois peintres du Québec

François-Marc Gagnon

Heffel

Il est reconnu internationalement comme un exceptionnel chercheur en culture visuelle canadienne. Professeur, chercheur, écrivain, conférencier et radiodiffuseur, il est un infatigable promoteur de l’héritage artistique canadien.

Borduas   |  Lemieux   |  Riopelle

His many books span the history of Quebec art, from Premiers peintres de la Nouvelle-France (1976) to Paul-Émile Borduas: A Critical Biography (2013), as well as recent writings on Jean-Paul Riopelle.

Essays on Three Quebec Painters / Essais sur trois peintres du Québec

Gagnon received the Governor General’s Award for his 1978 critical biography of PaulÉmile Borduas. In 1999, he received the Order of Canada for his contributions to Canadian culture. He was the recipient of the Prix GérardMorisset in 2010, and in 2012 he was awarded the Sir John A. Macdonald Prize for the best work of Canadian history for his book The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas. He recently received the medal of the Académie des lettres du Québec for his lifetime achievement.

François-Marc Gagnon

François-Marc Gagnon, PhD, is the Founding

Heffel

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Borduas

| Lemieux  | Riopelle


By the Same Author / Du même auteur La conversion par l’ image : Un aspect de la mission des Jésuites auprès des Indiens du Canada au XVIIe siècle, 1975 Premiers peintres de la Nouvelle-France, 2 vol., 1976 (in collaboration with / en collaboration avec Nicole Cloutier) Paul-Émile Borduas, Series on Canadian Artists ed. by Dennis Reid, no. 3, 1976 (also published in French / publié aussi en français) Borduas and America / Borduas et l’Amérique, 1977–1978 Paul-Émile Borduas (1905–1960) : Biographie critique et analyse de l’œuvre, 1978 (Governor General’s Award, 1978 / prix du Gouverneur général 1978) Paul-Émile Borduas, Écrits / Writings 1942–1958, 1978 (in collaboration with / en collaboration avec Dennis Young) “The Presence of Borduas”, special Borduas issue of Arts Canada, vol. XXXV, no. 224–225, December 1978–January 1979 Ces hommes dits sauvages : L’ histoire fascinante d’un préjugé qui remonte aux premiers découvreurs du Canada, 1984 Hommes effarables et bestes sauvaiges : Images du Nouveau-Monde d’après les voyages de Jacques Cartier, 1986 (in collaboration with / en collaboration avec Denise Petel) Paul-Émile Borduas, 1988 (also published in French / publié aussi en français) Chronique du mouvement automatiste québécois (1941–1954), 1988 (Raymond-Klibansky Award, 2000) Images du castor canadien XVe –XVIII.ze siècles, 1994 The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas, 2011 (in collaboration with / en collaboration avec Réal Ouellet and / et Nancy Senior) Paul-Émile Borduas: A Critical Biography, 2013


Borduas  | Lemieux  | Riopelle Essays on Three Quebec Painters / Essais sur trois peintres du Québec

François-Marc Gagnon

Heffel


Copyright © 2014 by François-Marc Gagnon and Heffel Fine Art Auction House All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in retrieval systems or transmitted in any form or by any means, digital, photocopy, electronic, mechanical, recorded or otherwise, without the prior written consent of the publisher. / Tous droits réservés. Aucune partie de la présente publication ne peut être reproduite, stockée dans un système de récupération ou transmise sous quelque forme que ce soit, numérique, photocopie, électronique, mécanique, enregistrement ou autre, sans avoir obtenu l’autorisation de l’éditeur. Published by Heffel Fine Art Auction House www.heffel.com Heffel Gallery Limited 2247 Granville Street Vancouver, British Columbia Canada V6H 3G1

Heffel Gallery Inc. 13 Hazelton Avenue Toronto, Ontario Canada M5R 2E1

Galerie Heffel Québec Ltée. 1840 rue Sherbrooke Ouest Montréal, Quebec Canada H3H 1E4

Book design by / conception graphique par Iris Schindel Editing in English by / relecture des textes en anglais par Rosalin Te Omra Copy editing in English by / révision des textes en anglais par Iris Schindel Proofreading in French by / révision des textes en français par Élise Bonnette ISBN 978-1-927031-09-4 Printed in Canada by / imprimé en Canada par Friesens, Manitoba

Dimensions of artworks are given as height x width Les dimensions des œuvres d’art sont indiquées en hauteur et en largeur


To the memory of my father, Maurice Gagnon (1904–1956), art critic and art historian — À la mémoire de mon père, Maurice Gagnon (1904–1956), critique et historien de l’art


Title page photograph of Paul-Émile Borduas / photographie de Paul-Émile Borduas en première de couverture et en page-titre : Portrait de Paul-Émile Borduas dans son atelier de Saint-Hilaire (Portrait of Paul-Émile Borduas in his Saint-Hilaire studio), 1951 Silver print, Rolleicord / Argentique, Rolleicord. Photograph / photographie : Maurice Perron Collection Musée national des beaux-arts du Québec Title page photograph of Jean Paul Lemieux / photographie de Jean Paul Lemieux en page couverture et en page-titre : Luc Chartier, Musée du Québec, circa 1974, from the exhibition catalogue Jean Paul Lemieux – Moscou Léningrad Prague Paris Title page photograph of Jean-Paul Riopelle / photographie de Jean-Paul Riopelle en page couverture et en page-titre : Portrait de Jean-Paul Riopelle (Portrait of Jean-Paul Riopelle), circa 1947 Silver print / Argentique, Premo, R.O. & C., N.Y. / Photograph / photographie : Maurice Perron, Collection Musée national des beaux-arts du Québec Photograph of author by / photo de l’auteur par Gabor Szilasi


Heffel We are industry leaders and are honoured to support scholarly, educational publications for learning and enjoyment. We believe that art inspires the human spirit.



Contents List of Figures / Liste des figures

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Foreword / Avant-propos

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Preface / Préface Paul-Émile Borduas Biographical Note / Note biographique

La danseuse jaune et la bête, 1943 Allegro furioso, 1949 Composition abstraite, 1950 À l’entrée de la jungle, 1953 Ronde d’automne, 1953 L’on a trop chassé, 1954 Blancs printaniers, 1954 Bouc centenaire, 1954 Au cœur de la banquise, 1955 Arabesque, 1955 Mazurka, 1955 Chant d’ été, 1955 Patte de velours, 1955 Où suis-je? 1955 Persistance des noirs, 1955 Composition, 1956 Chinoiserie, 1956 Sans titre, circa 1959 Jean Paul Lemieux Biographical Note / Note biographique

Les servantes, 1953 Les Brûlés, 1958 Le domaine, 1960 Ti-Gus, 1962 1910 Remembered, 1962 Le long voyage, 1963 Les voyageurs, 1964 Les Moniales, 1964 L’ heure du train, 1966 Dimanche, 1966 L’Apôtre, 1966 Le croisement, 1967 La dame au bouquet, circa 1975

15, 16 19 21, 22

24, 26 29, 31 33, 34 35, 38 40, 42 44, 46 48, 50 52, 54 56, 58 61, 63 65, 66 68, 71 73, 75 77, 78 80, 82 84, 86 88, 90 92, 94 97 99, 100 102, 104 106, 107 108, 109 111, 113 115, 118 121, 123 125, 127 130, 132 134, 135 137, 141 144, 146 148, 150 153, 154


Jean-Paul R iopelle Biographical Note / Note biographique

Le progrès envahi par la forêt, 1950 Sans titre (Composition #2), 1951 Grande fête, 1952 Jouet, 1953 Il était une fois une ville, 1954–1955 Sans titre, 1955 Sans titre, 1955 Sans titre, 1955 Sans titre, circa 1956 L’Île-Saint-Denis, 1956 Le cirque, circa 1956 Self, 1959 Sans titre, 1962 Le sanglier…, Dans ses campagnes, 1 and 2, 1966 De couples indiscrets, 1968 Index About the Author / À propos de l’auteur Colophon

The first page number refers to the location of the English version of the essay and the second number refers to the location of the French version / Le premier numéro de page fait référence à l’emplacement de la version anglaise de l’essai et le second fait référence à l’emplacement de la version française

157 159, 161 163, 165 168, 170 172, 175 178, 181 185, 187 189, 192 195, 198 201, 203 205, 207 209, 211 213, 214 216, 218 220, 221 223, 225 227, 229 231 236, 237 238


List of Figures / Liste des figures Paul-Émile Borduas

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Paul-Émile Borduas, Viol aux confins de la matière, 1943 Paul-Émile Borduas, Carquois fleuris, 1947 Paul-Émile Borduas, Parachutes végétaux, 1947 Paul-Émile Borduas, Figure aux oiseaux, 1953 Paul-Émile Borduas, Les boucliers enchantés, 1953 Paul-Émile Borduas, Blue Canada, 1955 Paul-Émile Borduas, Sans nom, 1955 Paul-Émile Borduas, Au cœur du rocher, 1950 Paul-Émile Borduas, Translucidité, 1955 Paul-Émile Borduas, Carnet de bal, 1955 Paul-Émile Borduas, Chatoiement, 1956 Paul-Émile Borduas, Abstraction en bleu, 1959

25 26 27 36 37 57 58 59 60 63 75 93

Jean Paul Lemieux

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Jean Paul Lemieux, La visite des dames, 1971 Jean Paul Lemieux, Julie et l’univers, 1963 Lemieux and his brother Henri at Kent House, summer 1911 Lemieux with his wife at the Quebec retrospective, fall 1967 Lemieux retrospective in Moscow, July 1974 Jean Paul Lemieux, Pise, 1965 Jean Paul Lemieux, Le visiteur du soir, 1956 Jean Paul Lemieux, Le train de midi, 1956 Jean Paul Lemieux, Les Ursulines, 1951 Jean Paul Lemieux, Lazare (The Raising of Lazarus), 1941 Jean Paul Lemieux, La Fête-Dieu à Québec, 1944 Jean Paul Lemieux, Le Pique-nique, 1944 Jean Paul Lemieux, La Sœur blanche, 1961 Jean Paul Lemieux, The Distant City, 1956 Jean-François Millet, La nuit étoilée, circa 1851 Edgar Degas, La femme aux chrysanthèmes, 1865

103 112 116 117 120 122 123 126 131 138 140 142 145 149 150 155

Jean-Paul R iopelle

29

30 31 32

33 34

Riopelle in front of a painting in his studio, 1953, photograph by Denise Colomb Jean-Paul Riopelle, Blue Night, 1952 Riopelle and Georges Duthuit in front of Pavane, circa 1954 Riopelle in front of his painting Pavane, 1956, photograph by Robert Doisneau Édouard Manet, Clair de lune sur le port de Boulogne, 1869 Jean-Paul Riopelle, 1965, photograph by Yousuf Karsh

173 179 190 197 203 218



Foreword Dear Friends of Heffel: It is with great pleasure that we present to you this outstanding collection of essays by François-Marc Gagnon, PhD, of the Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute of Studies in Canadian Art. As a friend of Heffel, you have been chosen as one of a limited number of recipients to receive this important literary work about three of Canada’s most prominent painters. An extraordinary force in the field of Canadian visual culture (and a recipient of the Order of Canada), Gagnon has composed essays which are not merely indispensable tools of critical review and analysis, but are uniformly a delight to read. Many of you have asked for Gagnon’s works to be collected in this manner and we are very proud to present as a gift this publication for your enjoyment. Sincerely, David & Robert Heffel 2014

Avant-propos Chers amis de la Maison Heffel, C’est avec grand plaisir que nous vous présentons cette collection exceptionnelle d’essais par le Pr François-Marc Gagnon de l’Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky. En tant qu’amis de la Maison Heffel, et à l’instar d’un nombre très limité de personnes, vous avez été choisis pour recevoir cet important ouvrage littéraire qui porte sur trois des plus éminents peintres canadiens. Force extraordinaire dans le domaine de la culture visuelle canadienne et récipiendaire de l’Ordre du Canada, M. Gagnon a écrit des essais qui sont non seulement des instruments indispensables d’étude et d’analyse critique, mais qui sont également agréables à lire dans leur entièreté. Plusieurs d’entre vous ont demandé à ce que les travaux de M. Gagnon soient réunis de cette façon. Nous sommes donc très fiers de vous présenter cette publication tel un cadeau et pour votre plus grand plaisir. Cordialement, David et Robert Heffel 2014 13

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Preface The present collection of essays on three Quebec artists – Paul-Émile Borduas, Jean Paul Lemieux and Jean-Paul Riopelle – comes from an out-of-the-ordinary collaboration between Heffel Fine Art Auction House and this Canadian art historian. More than ten years ago I was asked by Heffel to contribute an essay on a Canadian artist. I was not aware then of the existence of the beautiful catalogues they published on the occasion of their sales. Their expressed intention was to reach the collectors, not only from the need to assure them of the authenticity of the works they wanted to acquire, but also to give them the historical context and significance the work could have had at the time of its production. This was a concern that appeals very much to an art historian like me. On the one hand I am, like my colleagues, very often involved in what I call a kind of detective work, which consists of establishing the provenance of a work on sale. This is essential to validate its authenticity, but also often provides a never-commonplace story of the many changes of hands, exhibitions and occultations of the painting, no longer in public view but in private hands. The painting becomes an object with a history of its own. Some information is usually given by the actual collector, but often one can also discover much from the labels or inscriptions on the back of the work. On the other hand, the painting is not just an object. It is also the expression of an artist engaged in a time and a place of his own and responding to an imperative of some kind. Lemieux, for instance, always insisted that his paintings could not have been done anywhere other than in Quebec, with its hard winters and grey skies. Borduas also justified his paintings by relating them to nature, when he wrote: “Lines, forms and colours with no profound justification in the external world would be powerless to express the psyche.” And Riopelle – crossing the line between abstract and figurative art – while painting his great “mosaics” of the 1950s and his bestiary of the 1970s demonstrates the same attachment to place. The works also have significance in time. Borduas’s painting marks a desire to break with the old Quebec ideology of survivance, in which the main concern was to affirm Catholicism, French and some traditions of the rural life of our ancestors as the sole markers, one might say, of the Québécois identity. He wanted his painting to be open to the rest of the whole of society. And who better than Riopelle to fulfill this program, with his paintings now being known all over the world? Lemieux’s painting was served by the Quiet Revolution and the new nationalism in Quebec, although he was not tempted by the concept of Quebec

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separating from Canada. His return to figuration was often seen as an effort to reach his people. When Heffel gave me the opportunity to comment on the works of these great artists, I was delighted, because this was a way to fill the gap between the merchant, the collector and the art historian. It was a way to share the knowledge that art historians have accumulated with those collectors curious to know what significance the painting they acquired could have in the context of its creation. Art is a factor of unity, not of division. We are creating a new community of art lovers in Canada and abroad. Knowledge, as much as sensitivity, should be part of the process. François-Marc Gagnon Concordia University, Montreal May 2013

Préface La présente collection d’essais sur trois artistes du Québec – Paul-Émile Borduas, Jean Paul Lemieux et Jean-Paul Riopelle – est la suite d’une collaboration hors pair entre la Maison Heffel et l’historien d’art qui signe ces lignes. Il y a plus de dix ans, Heffel me demandait de contribuer par un essai sur un artiste canadien à la publication des magnifiques catalogues publiés annuellement par leurs soins et dont j’ignorais jusque-là l’existence. Leur intention était non seulement de rassurer les collectionneurs sur l’authenticité des œuvres acquises, mais de les informer des circonstances dans lesquelles elles avaient été produites et de leur signification. Ce genre de préoccupations rejoignait tout à fait l’historien d’art en moi. D’une part, comme mes collègues, je suis souvent engagé dans ce que nous appelons entre nous du « travail de détective », qui consiste à établir la provenance de l’œuvre étudiée. C’est essentiel pour établir l’authenticité de l’œuvre, mais souvent cette recherche nous révèle les jamais banals changements de mains, expositions et occultations du tableau, maintenant hors de la vue du public et conservé dans une collection privée. Le tableau – je veux dire l’objet lui-même – devient le sujet d’une histoire qui lui est propre. Il arrive que son possesseur actuel puisse nous mettre sur la piste de ses anciens collectionneurs. Une source surprenante de renseignements provient aussi des étiquettes collées au dos de la toile. D’autre part, le tableau n’est pas juste un objet. Il est aussi l’expression d’un

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artiste engagé dans son temps et son lieu, répondant à un besoin. Lemieux, par exemple, affirme constamment que ses tableaux n’auraient pu être peints qu’au Québec, avec ses hivers rigoureux et ses ciels gris. Borduas aussi justifie ses choix picturaux par référence au monde extérieur, quand il écrit : « Des lignes, des formes et des couleurs qui n’auraient pas de justifications profondes avec le monde extérieur seraient impuissantes à exprimer le psychisme ». Riopelle, franchissant allégrement la frontière de l’art abstrait à l’art figuratif, peignant tantôt ses grandes « mosaïques » des années 1950 et son bestiaire des années 1970 démontre le même attachement au lieu. Les œuvres tirent aussi leur signification du temps qui les voit naître. Borduas entendait bien que sa peinture rompe avec la vielle idéologie de la « survivance », qui définissait l’identité québécoise par la religion catholique, la langue française et un certain attachement au passé rural qu’on croyait pouvoir attribuer aux ancêtres de la nation. Sa peinture, au contraire, se voulait ouverte sur le monde et capable de faire appel à toutes les dimensions de la modernité. Et qui mieux que Riopelle avait suivi ce programme ? Sa réputation mondiale est là pour le prouver. La peinture de Lemieux, du moins dans sa forme la plus achevée, coïncide avec l’époque de la Révolution tranquille et avec la montée d’une nouvelle forme de nationalisme au Québec. Bien qu’il n’ait pas été lui-même attiré par le séparatisme, son style figuratif a été perçu comme une volonté de rejoindre plus largement son peuple. Quand Heffel m’a fourni l’occasion de commenter les œuvres de ces grands artistes, j’étais enchanté, car c’était l’occasion de mettre en relation le marchand de tableau, le collectionneur et l’historien d’art. C’était la meilleure façon de partager les connaissances que nous, les historiens d’art, avions accumulé au cours des ans avec les collectionneurs curieux de connaître la signification des tableaux qu’ils venaient d’acquérir. L’art est un facteur d’unité, non de division. Nous sommes en train de former une nouvelle communauté d’amateurs d’art canadien ici et à l’étranger. Doivent faire partie du processus, autant la connaissance que la sensibilité. François-Marc Gagnon Université Concordia, Montréal Mai 2013

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Paul-Émile

Borduas 1905 –1960



Biographical Note on Paul-Émile Borduas Paul-Émile Borduas was born November 1, 1905, in Saint-Hilaire, then a small village 40 kilometres east of Montreal. His primary schooling was cut short because of health problems, but he had the opportunity to meet Ozias Leduc, who also lived in Saint-Hilaire and was a famous church decorator. In 1921–1922, Leduc agreed to take the young artist under his wing. He encouraged Borduas to attend courses at the newly created École des beaux-arts (1923–1927) and even made it possible, through the intermediary of Olivier Maurault, PSS, vicar of Notre-Dame Church in Montreal, to complete his training at the Ateliers d’art sacré in Paris, directed by Maurice Denis, in 1929–1930. Borduas returned to Canada the year after, but the economic situation following the financial crash of 1929 was so bad that he had to renounce a career as a church decorator, like his old master, and instead began to teach drawing at the Collège André Grasset and in primary schools of the District Centre of Mon­ treal, just to make a living. Eventually he was hired at the École du meuble in 1937 by Jean-Marie Gauvreau, the director, where he found a more stimulating intellectual milieu, with colleagues such as the art historian Maurice Gagnon and the architect Marcel Parizeau. He developed a close relationship with some of his students, Marcel Barbeau, Jean-Paul Riopelle, Maurice Perron and Roger Fauteux among them. Through them he was put in contact with Fernand Leduc, Françoise Sullivan and Pierre Gauvreau at the École des beaux-arts, and finally with Jean-Paul Mousseau at the Collège Notre-Dame. They were in the habit of meeting to discuss all topics from art to religion, from psychoanalysis to abstract art, and later formed the Automatistes. In 1948, they published the manifesto Refus global, with Borduas being the author of the main essay, accompanied by texts by Bruno Cormier, Sullivan, Leduc and Claude Gauvreau, and with reproductions of their works. The manifesto, rejecting Catholicism and Rightist Nationalism, caused quite a scandal at the time, and Borduas lost his job at the École du meuble because of it. Being without financial resources, he lived from the sale of his paintings and from drawing lessons he gave to the children of Saint-Hilaire. This situation was too stressful for his own family, which left him in 1952. He sold his house and moved to New York City, hoping for some success there. He exhibited in 1954 at the Passedoit Gallery and later on was represented by the Martha Jackson Gallery. Borduas’s stay in New York was the occasion of a great development in his art. He was stimulated by Abstract Expressionism (he admired Jackson Pollock, even though very few of his watercolours and even fewer of his paintings can be

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Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

described as being influenced by Pollock). The New York period of Borduas has remained one of the most popular among collectors. He moved to Paris in 1955, hoping for recognition, but his stay there – until 1960, the year of his death – was not easy. He had his first one-man show in Paris only one year before his death, at the Galerie Saint-Germain, a gallery that did not last long. Nevertheless, Borduas’s Parisian period was one of the most important in his development. His famous Black and White paintings were done in Paris and exhibited in both Europe and Canada. Borduas was a painter who never stopped searching for new ways to express himself, and his contribution to Canadian art both in thought and in painting is becoming more recognized as crucial to the opening of Canadian art to nonfiguration, to the realization of the place of the artist in society and to his necessary commitment to a more open mind to the world. He died in Paris on February 22, 1960.

Note biographique sur Paul-Émile Borduas Paul-Émile Borduas naquit le 1er novembre 1905 à Saint-Hilaire, petit village situé à environ 40 kilomètres à l’est de Montréal. Des ennuis de santé l’empêchèrent de poursuivre plus avant sa formation scolaire. Heureusement, il eut la chance de faire la connaissance d’Ozias Leduc, peintre et fameux décorateur d’églises vivant à Saint-Hilaire comme lui. Dans 1921–1922, Leduc fit de Borduas son apprenti, l’encouragea à s’inscrire à l’École des beaux-arts, qui venait d’ouvrir ses portes (1923–1927) et lui rendit même possible, grâce à l’appui financier de l’un de ses amis, l’abbé Olivier Maurault, p.s.s., d’aller parfaire ses études en France aux Ateliers d’art sacré, dirigés par Maurice Denis (1929–1930). De retour au Canada l’année suivante, il ne put se trouver de travail comme décorateur d’églises, travail pour lequel il était bien préparé, à cause de la crise économique de 1929. Il dut se rabattre sur l’enseignement du dessin au Collège André Grasset et dans les écoles primaires du centre de Montréal pour gagner sa vie. Finalement, Jean-Marie Gauvreau, son directeur, l’engagea en 1937 à l’École du meuble où il trouva un milieu plus stimulant, grâce à la présence de l’historien d’art et critique Maurice Gagnon et de l’architecte Marcel Parizeau. À l’École du meuble, il développa des liens d’amitié avec certains de ses élèves, comme Marcel Barbeau, Jean-Paul Riopelle, Maurice Perron et Roger Fauteux. Ceux-ci le mirent encontact avec Fernand Leduc, Françoise Sullivan, Pierre Gauvreau, élèves de l’École des beaux-arts, auxquels se joignit Jean-Paul Mousseau, du Collège Notre-Dame. Ils prirent l’habitude de se réunir à l’atelier de Borduas. Tous les sujets étaient abordés, de l’art à la religion, de la politique à la psychanalyse,


Paul-Émile Borduas (1905–1960)

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de la figuration à l’abstraction et plus tard formés Les Automatistes. En 1948, ils publièrent leur manifeste Refus global. Borduas en avait rédigé l’essai principal, mais il comprenait aussi des textes de Bruno Cormier, de Sullivan, de Leduc et de Claude Gauvreau ainsi que des reproductions de leurs œuvres. Rejetant la religion catholique et le nationalisme de droite alors omniprésent au Québec, le manifeste ne pouvait manquer de faire scandale et Borduas fut démis de ses fonctions à l’École du meuble pour cette raison. Sans autres ressources financières que la vente de ses tableaux et de quelques cours de dessins donnés aux enfants de Saint-Hilaire, Borduas finit par imposer un tel stress à sa famille, qu’en 1952, il dut s’en séparer. Il vendit sa maison de Saint-Hilaire et alla vivre à New York en 1953, espérant y avoir quelque succès. Tout au début de l’année suivante, il avait sa première exposition à la Passedoit Gallery. Plus tard, il devait être représenté par la Martha Jackson Gallery. Son séjour à New York fut très heureux pour le développement de son art. Stimulé par l’expressionisme abstrait – il admirait Jackson Pollock, même si l’on ne peut désigner que quelques aquarelles et un ou deux tableaux marqués par son influence – sa peinture prit un nouvel essor. Sa période new yorkaise est demeurée très populaire auprès des collectionneurs. En 1955, Borduas quitta New York pour Paris, rêvant d’y être reconnu. Mais son exil parisien, jusqu’en 1960, date de sa mort, ne fut pas une période facile. Il dut attendre 1959, donc un an avant sa mort, pour y avoir une première exposition solo à la Galerie Saint-Germain, qui ne fit pas long feu comme galerie. Il n’en reste pas moins que cette période parisienne fut déterminante dans son développement. C’est l’époque de ses fameux tableaux « noir et blanc », qui furent exposés en Europe et au Canada. Borduas appartient à cette catégorie de peintres en constante évolution, évitant de se cantonner dans un style ou une manière. Sa contribution à l’art canadien, à la fois par la pensée et par la peinture, fut cruciale. Il ouvrit la peinture à la non-figuration et discuta de la place de l’artiste dans la société. Il encouragea les jeunes peintres à s’ouvrir à ce qui se passait dans le monde plutôt que de s’en tenir au seul problème du Québec. Avec Borduas, c’est un vent de liberté qui souffla sur l’art et la pensée au Canada.


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Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

1943

La danseuse jaune et la bête, 1943 oil on canvas, 18 1/2 x 22 in

La danseuse jaune et la bête was exhibited for the first time at the Dominion Gallery, Montreal, in 1943. This exhibition was much anticipated, because after the brilliant 1942 show of 45 Surrealist gouache works at L’Ermitage, Collège de Montréal, collectors, critics and amateurs were asking themselves what Paul-Émile Borduas could do in the medium of oil. After all, gouache was an easier medium to manipulate than oil. How was it possible to transpose into the medium of oil the spontaneity of inspiration and the vivacity of colours that had been so evident in gouache? In fact, Borduas took some time to find the solution. Gouache is a fast-drying medium – you can paint an entire work in gouache in a relatively short period of time. Moreover, the fact that water has a strong surface tension makes it possible to juxtapose well-defined areas of colour without the risk of one colour seeping into the other. To obtain the same effect in oil, the artist would have to wait long periods between each colour application, since oil is a slow-drying medium and has a weak surface tension. It was difficult in these


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circumstances to maintain the unity of inspiration obtained with the gouache. On the other hand, since the surface tension of oil is much lower than that of water, the line between two adjacent areas of oil colour tends to be blurred. The solution envisaged by Borduas in 1943 was to abandon completely the traditional division between line and colour that was still prevalent in the gouaches, and to adopt instead the dichotomy between object and background. In other words, he gave his preference to the landscape formula instead of the

Figure 1: Paul-Émile Borduas Viol aux confins de la matière, 1943

portrait or the still life as in his gouaches. Borduas first painted a very dark background, as seen here in Viol aux confins de la matière, 1943 (figure 1), and let it dry for a few days. On this perfectly dry background he then painted freely (and rapidly) the objects – in this case, the nebulae and the star which, we suspect, are at “the edge of the universe” – that are detached from the background. I am not sure that La danseuse jaune et la bête was painted that way. This painting is too close to the gouaches to be completely similar to Viol aux confins de la matière. The elements were painted in thin layers, carefully delineated to avoid one colour seeping into another. Little by little, the “danseuse” appeared on the right and the “bête” on the left. The objects do not detach themselves from the background as clearly as they would do later on, as in Carquois fleuris, 1947 (figure 2), or Parachutes végétaux, 1947 (figure 3), respectively at the Montreal Museum of Fine Arts and the National Gallery of Canada in Ottawa. It is remarkable, in these conditions, that La danseuse jaune et la bête is such a well-organized painting, almost sacred in character, as if a mysterious ritual was played out there. One more comment about the title. As with other paintings of Borduas’s automatist period, La danseuse jaune et la bête was completely non-preconceived;


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that is to say, it had no subject matter to begin with. It was only after the fact that Borduas gave it a title. The title is then just a possible reading of the painting, not the reflection of the painter’s intention. Nevertheless, it is possible, as I said before, to distinguish two forms facing each other – one more feminine, the other more menacing – a Surrealist interpretation of Beauty and the Beast! Maybe it was this transitional character – between the gouaches of 1942 and the oils of 1943 and later – that had attracted his first collector, the pharmacist Luc Choquette, to La danseuse jaune et la bête. He belonged, with Gérard Lortie, Gérard Beaulieu, Maurice Corbeil and Jo Barcelo, to the first generation of French Canadian collectors who became clients of the Dominion Gallery. Encouraged by the critic Maurice Gagnon, they were ready to take some risks and built very fine collections.

Figure 2: Paul-Émile Borduas Carquois fleuris, 1947

La danseuse jaune et la bête, 1943 huile sur toile, 47 x 55,9 cm

La danseuse jaune et la bête ont été exposées pour la première fois à la Dominion Gallery, à Montréal, en 1943. On était curieux, dans le milieu artistique du temps, de voir ce que Paul-Émile Borduas allait faire du médium à l’huile, après la brillante série de 45 gouaches exposées l’année précédente dans la salle des loisirs de l’Ermitage, édifice relié au Collège de Montréal. Après tout, la gouache était un médium de manipulation plus facile que l’huile. Comment Borduas allait-il transposer à l’huile la spontanéité de son inspiration et la vivacité de ses couleurs, si évidentes dans les gouaches ? Borduas mit quelque temps à trouver la solution. La gouache sèche très vite. Aussi, est-il possible de terminer une gouache dans un temps relativement court. Bien plus, médium à l’eau, la gouache possède


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une forte tension superficielle, ce qui permet au peintre de juxtaposer des aires bien définies de couleur les unes aux autres sans craindre qu’une couleur n’en vienne à se fondre dans sa voisine. Obtenir le même effet à l’huile ne va pas de soi. Par définition, la peinture à l’huile fait tache d’ huile – sa tension super­ficielle est beaucoup moins forte que celle de l’eau – et les couleurs voisines tendent à se fondre les unes dans les autres à leurs points de rencontre. Le peintre est donc contraint d’attendre qu’une première aire colorée ait séché avant de lui en juxtaposer une autre de couleur différente. Comment, dès lors, maintenir la même vitesse d’improvisation, la même unité d’inspiration que dans les gouaches ? La solution envisagée par Borduas en 1943 fut d’abandonner complètement la dichotomie traditionnelle de la ligne et de la couleur, encore sensible dans les gouaches, pour lui substituer celle des objets et du fond. Autrement dit, aux

Figure 3: Paul-Émile Borduas Parachutes végétaux, 1947

formules de composition du portrait et de la nature morte, omniprésentes dans les gouaches, Borduas est tenté par la formule du paysage. Dans Viol aux confins de la matière, 1943 (figure 1), par exemple, Borduas avait d’abord peint le fond noir, l’avait laissé sécher quelques jours, puis peint les « nébuleuses » et les étoiles, dont on soupçonne l’existence « aux confins de la matière », très librement et rapidement sur ce fond. Je ne suis pas certain que La danseuse jaune et la bête aient été peintes de cette manière. Le tableau comporte trop de réminiscences des gouaches pour être complètement convainquant à ce sujet. Les surfaces colorées sont posées en couches minces, prudemment délimitées, comme pour éviter les infiltrations d’une couleur dans sa voisine. Peu à peu se sont détachées du fond les formes de la « danseuse » à droite et celles de la « bête » à gauche. Aussi bien, les « objets » se détachent-ils mal du fond. Les éléments du tableau sont imbriqués les uns dans les autres. On ne peut s’empêcher de penser qu’ici du moins, la vitesse d’improvisation, si évidente dans Viol aux confins de la matière, a été sacrifiée.


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Cela est d’autant plus remarquable que La danseuse jaune et la bête restent un tableau unifié, presque hiératique, comme si quelque rituel mystérieux y était porté présent ! Ce n’est que plus tard, avec Carquois fleuris (figure 2) ou Parachutes végétaux (figure 3), tous deux de 1947, que les objets se détacheront clairement du fond et que toutes les potentialités entrevues dans Viol aux confins de la matière trouveront leur actualisation définitive. Une dernière note tout de même sur le titre. Comme tous ses tableaux de la période automatiste, La danseuse jaune et la bête furent entièrement non préconçues, peintes sans croquis préalable ou sans la moindre idée de ce à quoi devait ressembler le produit fini. Le titre ne fut donné qu’après coup. Il est comme une lecture du tableau une fois achevé, et non le reflet d’une intention du peintre. Malgré tout, il attire l’attention sur deux formes, l’une féminine, l’autre plus menaçante, se faisant face – comme si nous avions affaire à une interprétation surréaliste de « La Belle et la Bête » ! On peut se demander si c’est le caractère transitionnel de La danseuse jaune et la bête – entre les gouaches de 1942 et les huiles de 1943 et plus tard – qui motiva son premier acquéreur, le pharmacien Luc Choquette. Celui-ci faisait partie, avec Gérard Lortie, Gérard Beaulieu, Maurice Corbeil, le docteur Paul Dumas et l’avocat Jo Barcelo, du petit groupe des premiers clients canadiens français de la Dominion Gallery. Encouragés par le critique d’art Maurice Gagnon, ils étaient prêts à prendre des risques et se trouvèrent bientôt en possession de rares et remarquables collections.


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1949

Allegro furioso, 1949 oil on canvas, 28 x 24 3/4 in

“Enfin libre de peindre!” (At last, free to paint!) 1 exclaimed Paul-Émile Borduas when, after the publication of the manifesto Refus global in 1948, he lost his job at the École du meuble. Indeed, his painting production in 1949, done at the same time as the pamphlet Projections libérantes that he wrote in his defence, was abundant. By the spring of 1949, he already had 18 recent works to exhibit with 1 Paul-Émile Borduas, Projections libérantes. English translation: François-Marc Gagnon and Dennis Young, Paul-Émile Borduas, Écrits / Writings 1942–1958, The Nova Scotia College of Art and Design and New York University Press, 1978, page 81.


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his friends the Viau brothers. Allegro furioso was not shown on this occasion, though, and probably dates to a little later in the same year. Borduas, who had been in the habit of giving sequential numbers for the titles of his paintings (for example, 8:48 for the eighth painting of 1948), abandoned this practice in 1949, so we are less sure about the exact succession of the paintings from then on. It is an aptly titled canvas! Borduas had many reasons to feel both happy (allegro) and furious (furioso) at that time. He was happy to be able to resume painting, worried because painting became – with the exception of some drawing lessons given to the children of Saint-Hilaire – his only source of income, and furious with the authorities, both civil and religious, that caused him to lose his job because of his beliefs. Projections libérantes was written precisely to give vent to this anger and to express defiance against the powers that wanted to crush him. “You have ended it!” he wrote at the close of Projections libérantes. “So be it! But I defy any power to erase its memory or its example.” 2 In Allegro furioso Borduas proceeded in two steps, as we mentioned apropos Viol aux confins de la matière. First, the background was treated almost like a landscape, green and chartreuse at the bottom with vigorous strokes, and in a more gentle way, greyish at the top; one almost sees a horizon line at the visual centre of the painting. Second, the objects, painted with a spatula, stand out in the foreground. But here, the objects are not suspended in front of the background; instead, they seem to enter from the left and go out at the right of the pictorial space. This gives an impression of movement to the whole scene, and the fact that one encounters many pointed shapes augments this impression. Moreover, if you follow the spatula, you will see movement and counter-movement, leaps forward and backward, as if you were listening to music. With the suggestion of movement, we are not, indeed, so far from music, which is probably the reason for the title given, as always, after the fact. There are some other allusions to music in the works of Borduas: a 1955 painting was titled Musique acidulée; Chant d’été, on which we will comment later, was also from 1955; Chant de fête and Le chant de la pierre are from 1956, Symphonie en damier blanc from 1957 and Symphonie en noir from 1959. The idea of transposing music into painting has always been a temptation for painters, especially abstract painters. But it also must be said that painting as such is “mute”, as they used to say in the seventeenth century – movement and music are, by definition, out of its bounds. It is only through the movement of the hand of the painter and of the eyes of the onlooker that something like music can be translated mentally into image. Here, Borduas has succeeded very well. He is just asking us to listen with our eyes. 2 Paul-Émile Borduas, Projections libérantes. English translation: François-Marc Gagnon and Dennis Young, Paul-Émile Borduas, Écrits / Writings 1942–1958, The Nova Scotia College of Art and Design and New York University Press, 1978, page 115.


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Allegro furioso, 1949 huile sur toile, 71,1 x 62,9 cm

« Enfin libre de peindre ! » 3 écrit Paul-Émile Borduas, quand, après la publication du manifeste Refus global en 1948, il avait été renvoyé de l’École du meuble. C’est un fait que sa production de 1949, contemporaine de la rédaction de son pamphlet Projections libérantes, d’où je tire cette citation, est abondante. Dès le printemps de 1949, il avait déjà 18 œuvres récentes à exposer chez ses amis, les frères Viau. Allegro furioso, par contre, ne fut pas présenté à cette exposition et, pour cette raison, date probablement de plus tard la même année. Borduas, qui avait pris l’habitude de donner des titres numériques à ses tableaux – comme, par exemple, 8.48 pour indiquer qu’il s’agissait de la 8e œuvre produite cette année-là – abandonne malheureusement cette pratique en 1949. Par conséquent, la succession exacte de ses tableaux nous échappe à partir de ce moment. Quel titre ! En 1949, Borduas avait autant de raisons d’être heureux (allegro) que furieux (furioso). Il était heureux de retourner à la peinture, inquiet du fait que la peinture devenait pratiquement son seul gagne-pain – plus quelques cours de dessin donnés aux enfants de Saint-Hilaire – et furieux contre les autorités, civiles et religieuses, qui lui avaient fait perdre son emploi à cause de ses convictions. Il écrivit Projections libérantes précisément pour calmer sa colère et défier les pouvoirs qui tentaient de l’écraser. « Vous y avez mis fin, soit! », écrit-il à la fin de Projections libérantes, « mais je défie aucun pouvoir d’en effacer le souvenir et l’exemple. » 4 Dans Allegro furioso, nous retrouvons les deux étapes signalées à propos de Viol aux confins de la matière. Un fond, traité presque comme un paysage, fut d’abord peint par touches vigoureuses, en vert ou chartreuse vers le bas, plus doucement en gris dans le haut de la composition. On soupçonne même une ligne d’horizon au centre visuel du tableau. Puis des objets peints à la spatule furent ajoutés se détachant du fond. Les objets ici ne sont plus en suspension devant le fond, comme dans les tableaux de 1947 ou 1948, mais semblent entrer par la gauche et sortir par la droite de l’aire picturale. Toute la scène est ainsi mise en mouvement. Les formes aiguës contribuent d’ailleurs à cette impression. Bien plus, si vous suivez les mouvements de la spatule, vous décèlerez des mouvements et des contre-mouvements, des sauts en avant puis en arrière, comme si vous écoutiez de la musique. Dès qu’il y a suggestion de mouvement dans un tableau nous ne sommes pas loin 3 P.-É. Borduas, Projections libérantes, dans Paul-Émile Borduas. Écrits I, éd. critique par André-G. Bourassa, Jean Fisette et Gilles Lapointe, les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 1987, page 393. 4 P.-É. Borduas, Projections libérantes, dans Paul-Émile Borduas. Écrits I, éd. critique par André-G. Bourassa, Jean Fisette et Gilles Lapointe, les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 1987, page 479.


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de la musique, et c’est probablement l’une des raisons du titre, qui, comme dans tous les autres cas, est toujours donné après coup. On trouve quelques allusions à la musique dans l’œuvre de Borduas : Musique acidulée et Chant d’ été de 1955, Chant de fête, Le chant de la pierre de 1956, Symphonie en damier blanc, de 1957 et Symphonie en noir, de 1959. L’idée de transposer la musique en peinture est une tentation constante des peintres abstraits, même si leur moyen d’expression, « poésie muette » comme on disait au XVIIe siècle de la peinture, le leur interdisait. Ce n’est qu’à partir des gestes du peintre et des mouvements des yeux du spectateur que quelque chose d’analogue à la musique peut être mentalement traduit en images. Allegro furioso est une réussite de ce point de vue. Borduas nous demande d’écouter avec nos yeux.


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1950

Composition abstraite, 1950 gouache on paper, 11 1/4 x 9 1/4 in

Having few financial resources after his dismissal from the École du meuble in 1948, Paul-Émile Borduas had the idea of organizing a watercolour show at his studio at Saint-Hilaire in November of 1950. His friend Robert Élie did the same in his own apartment in Montreal in December of the same year, and these


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exhibitions were a real success. Often more cheerful than his paintings of 1949, the 1950 and 1951 watercolours (the term is generic, as in many of them gouache or ink was also used) sold well and seem to announce a rebirth of creative energy. Their hidden motif is often, as in Composition abstraite, some arborescent or plant-like growth. One could almost interpret the bright patches of red, green and white as flowers. They all had titles when presented, but the fact that this one remained without a title is probably because it was never exhibited, but was given to the painter Gabriel Filion as a wedding gift.

Composition abstraite, 1950 gouache sur papier, 28,6 x 23,5 cm

Étant sans ressources après son renvoi de l’École du meuble, en 1948, Paul-Émile Borduas organisa une petite exposition d’aquarelles dans son atelier de SaintHilaire en novembre 1950. Son ami Robert Élie fit de même dans son appartement de Montréal en décembre de la même année. Les deux expositions furent un succès. Souvent plus gaies que les huiles de 1949, 1950 et 1951, ces aquarelles – le terme est à prendre au sens large, Borduas utilisant l’encre, l’aquarelle et la gouache – se vendirent bien et semblèrent annoncer un regain d’énergie créatrice. Leur motif secret, comme dans cette Composition abstraite, est souvent quelqu’arborescence ou forme végétale. On peut presque lire les taches rouges, vertes et blanches comme des fleurs. Quand elles furent exposées, ces gouaches ou aquarelles reçurent généralement des titres littéraires. Le fait que celle-ci en soit dépourvue vient probablement du fait qu’elle n’a jamais été exposée, mais offerte au peintre Gabriel Filion comme cadeau de noces.


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1953

À l’entrée de la jungle, 1953 oil on canvas, 13 1/8 x 9 in

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On April 1, 1953, Paul-Émile Borduas left Canada for the United States, but not without some trouble at the border. The United States at the time was in the midst of McCarthy­ism, a period of intense anti-Communist suspicion. Borduas was suspected of being in sympathy with the Communists in Canada, as he had given an interview to Gilles Hénault in the review Combat, which was an organ of the Communist Party of Canada. He succeeded, however, in convincing the patrolman at the border of his lack of involvement in the party and went on to fulfill his intention to spend the summer in Provincetown, where he rented a nice studio, and then to move to New York. After all the troubles he had in Canada – the publication of the manifesto Refus global, the loss of his position at the École du meuble, health problems, separation from his

Figure 4: Paul-Émile Borduas Figure aux oiseaux, 1953

wife and the loss of his Saint-Hilaire house – Provincetown may have looked like a paradise. It was an artists’ colony, and I have always imagined that there he could have met Hans Hofmann, the famous German-born American artist who lived for a while in Paris, and who could have spoken French with Borduas (Borduas’s English was never strong!); but of this we have no record. One thing is sure – Borduas painted a lot in Provincetown. Many masterpieces of the so-called New York period came from this stay in Provincetown, like Figure aux oiseaux, 1953 (figure 4), which is at the Agnes Etherington Art Centre in Kingston, or Les boucliers enchantés, 1953 (figure 5), at the Art Gallery of Ontario in Toronto. À l’entrée de la jungle (Access to the Jungle) is a beautiful small Borduas painting, with layer upon layer applied with the painting knife in contrasting colours that create a mysterious depth behind the enticing white, pink and brown that occupy the foreground. But in speaking of depth and foreground I am not completely true to the effect created by the painting. It was in Provincetown that Borduas abandoned the dichotomy of a background with objects floating in


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front of it, as in so many of his automatist paintings. In À l’entrée de la jungle, the objects have more or less disappeared and are replaced by vertical strokes that cross the entire surface. On the other hand, since the background was now painted with a spatula, it acquired a density or a presence that a background simply painted with the brush could not have. Instead of receding towards infinity, it tends to migrate into the foreground and allows only a very shallow space for the whole painting. I think it is the reason that there was a hesitation on the title – as often occurs in Borduas’s œuvre. When he presented it at the Passedoit Gallery in New York January 5–23, 1954, he gave it another title: La verticale conquête (Conquest of the Vertical), listed as #9 in the catalogue. This title was closer to the real formal meaning of the work. But when he showed it at the

Figure 5: Paul-Émile Borduas Les boucliers enchantés, 1953

Hendler Galleries in Philadelphia April 3–30, 1954, he reverted to À l’entrée de la jungle as a more descriptive (and poetic) title. In fact, both titles are interesting. One stresses the fascination of the unconscious for the edge of the forest, and the other the struggle of a painter to grow out of his own system and conquer new formal dimensions for his painting, uncannily close to the Abstract Expressionism that he would encounter more deeply after his move to New York.


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À l’entrée de la jungle, 1953 huile sur toile, 33,3 x 22,9 cm

Le 1er avril 1953, Paul-Émile Borduas quittait le Canada pour les États-Unis, non sans rencontrer quelques difficultés à la frontière. On était alors en plein mccarthysme, et tout un chacun était facilement soupçonné de communisme. Borduas n’échappa pas à la règle. Il avait donné une interview à Gilles Hénault pour la revue Combat, organe du parti communiste au Québec à ce moment. Il réussit toutefois à convaincre le douanier à la frontière de sa non-implication dans le parti et mit en œuvre son projet de passer l’été à Provincetown, où il loua un bel atelier, avant de s’installer finalement à New York. Après tout ce qu’il venait de vivre à Montréal – publication du manifeste Refus global, renvoi de l’École du meuble, problèmes de santé, séparation de sa famille, vente de sa maison de Saint-Hilaire – Provincetown dut lui paraître un paradis. C’était une colonie d’artistes, où Hans Hofmann, le célèbre peintre américain d’origine allemande, donnait des leçons de peinture. Hofmann avait vécu à Paris et j’ai toujours imaginé, sans preuve à vrai dire, que Borduas aurait pu le rencontrer à Province­ town et échanger quelques mots en français avec lui. L’anglais de Borduas ne fut jamais très fort. Chose certaine, Borduas peignit beaucoup à Provincetown. Plusieurs de ses chefs-d’œuvre de la période new yorkaise ont été peints en réalité à Provincetown, comme Figure aux oiseaux, 1953 (figure 4), maintenant au Agnes Etherington Art Centre à Kingston, ou Les boucliers enchantés, 1953 (figure 5), au Musée des beaux-arts de l’Ontario à Toronto. À l’entrée de la jungle est un beau petit tableau de la période. Peint couche par couche à la spatule en couleurs contrastées, le tableau semble créer des ouvertures sur de mystérieuses profondeurs derrière les blancs, les roses et les bruns qui occupent le premier plan. Mais en parlant de profondeur et de premier plan, je ne suis pas complètement fidèle à l’effet produit par le tableau. C’est à Provincetown que Borduas abandonne la dichotomie entre un fond qui recule à l’infini et des objets en suspension devant ce fond, si caractéristique de sa période automatiste. Dans À l’entrée de la jungle, les objets ont pratiquement disparu, remplacés par des bandes verticales qui traversent toute l’aire picturale. De plus, comme le fond est peint à la spatule, comme le reste, il acquiert une densité ou une présence qu’un fond simplement peint au pinceau n’aurait pu avoir. Au lieu d’un mouvement de récession en profondeur, nous assistons désormais à une migration vers la surface, situant le tout dans un espace plus concis. C’est peut-être la raison pour laquelle il y a hésitation sur le titre de l’œuvre – comme il arrive souvent chez Borduas. Quand elle fut exposée pour la première fois, du 5 au 23 janvier 1954, à la Passedoit Gallery, à New York, elle portait le titre La verticale conquête, comme


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on peut le voir au no 9 du catalogue. Ce titre correspondait bien au défi formel de l’œuvre. Mais quand elle fut présentée, du 3 au 30 avril 1954, à la Hendler Galleries à Philadelphie, elle avait le titre plus poétique de À l’entrée de la jungle qu’on lui donne aujourd’hui. En réalité, les deux titres sont intéressants. L’un décrit l’effort fait par le peintre pour échapper à son propre système et conquérir une nouvelle dimension formelle pour sa peinture, bizarrement proche de l’expressionnisme abstrait qu’il rencontrera bientôt à New York, et l’autre, la fascination de l’inconscient pour tout ce qui est à l’orée de la forêt ou du mystère.


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Ronde d’automne, 1953 oil on canvas, 20 x 24 in

Ronde d’automne, 1953, appears as number 15 on a Liste des tableaux de Province­ town, 1953, written by Paul-Émile Borduas probably at the end of this fruitful stay in Provincetown. Borduas left Canada for the United States on April 1, 1953, as we have said. As he would explain to art critic Jacques Folch-Ribas, who published his words after his death: “I didn’t leave for New York right away. I left in springtime, in April. I had an old habit of summers in the country, and it seemed to me completely absurd to settle in New York for the oncoming summer. So I went instead to Provincetown, which is a charming place.” 5 Indeed, Provincetown, located on Cape Cod with sand dunes and the sea nearby, was beautifully situated. Borduas seems to have worked a lot in Province­ town; the Liste we just mentioned contains 35 titles of works. Of these, 18 – and among them our Ronde d’automne – were presented at the first Borduas exhibition in New York, at the Passedoit Gallery. It was also shown at the great Borduas retrospective held after his death at the Montreal Museum of 5 Jacques Folch-Ribas, “Borduas parle…”, Liberté, January–February 1962, page 12.


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Fine Arts, travelling to the National Gallery of Canada and The Art Gallery of Toronto in 1962. It is an interesting painting. You will notice that here Borduas maintained a difference between the centre and the periphery. The centre is busier than the edges. Or if you prefer, the movement, sometimes quite syncopated, calms down before reaching the perimeter of the canvas. This could be expected as an extension of a system already in place in 1952 and indicates how ready Borduas was then to adopt the all-overness of American painting, of which he was not yet aware. The colour in the painting is probably responsible for its title: pale green, brown and a few black and white accents could be seen as typical autumn colours. Borduas was a master of tonal colours. He did not like the overly simple opposition between primary or complementary colours, and it is not surprising that this enabled him to suggest atmospheric colours, such as here. The movements, also quite discernible, coming from two directions, could suggest the wind. We do not know how this specific painting was perceived at the time, except that it would end up in an extremely fine collection. But we can say that this first showing of Borduas in New York was well received. His exhibition at the Passedoit Gallery, January 5–23, 1954, was well attended. The famous critic and poet Frank O’Hara wrote that “his technique becomes completely abstract in style, similar to much New York work, with great dependence on palette knife and on equality of surface working as well as of tonal distribution.” 6 In other words, the door seemed open to Borduas in New York. And indeed, this New York period of his work became a favourite of the collectors, especially in Toronto. Robert Motherwell, who was at the opening of the Passedoit exhibition, is supposed to have said of Borduas: “He is the Courbet of the twentieth century!” 7 If this is true – it is the Canadian critic Rodolphe de Repentigny who reported it – Borduas could not have had a better assessment.

6 Frank O’Hara, “Paul-Émile Borduas”, Art News, vol. 52, no. 9, January 1954, page 70. 7 François Bourgogne (pseudonym of Rodolphe de Repentigny), “Exposition Borduas à la Galerie Passedoit”, L’Autorité du peuple, February 6, 1954, page 7. My translation.


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Ronde d’automne, 1953 huile sur toile, 50,8 x 61 cm

Ronde d’automne, 1953 est mentionné au numéro 15 d’une Liste des tableaux de Provincetown, 1953, rédigée par Paul-Émile Borduas, probablement à la fin de cette productive saison à Provincetown. Borduas avait quitté le Canada pour les États-Unis le 1er avril 1953. Comme il le dira au critique Jacques Folch-Ribas, qui rapportera ses propos après la mort de Borduas : « Je ne suis pas parti pour New York aussitôt. Je suis parti au printemps, en avril. J’ai une longue habitude de la campagne, et il me paraissait tout à fait absurde d’aller m’installer à New York durant l’été qui venait. Aussi, suis-je allé plutôt à Provincetown, un endroit charmant… » 8 Et, de fait, Provincetown, sur la péninsule de Cape Cod avec ses dunes de sable et la mer tout près, était magnifiquement située. C’était aussi une colonie d’artistes. Hans Hofmann, pour ne citer qu’un exemple, tenait sa fameuse « école d’été » à Provincetown. Il se peut que Borduas l’ait rencontré à cette occasion. Ce n’est qu’une possibilité. Nous n’en savons rien, d’autant que Borduas avait beaucoup travaillé à Provincetown. La liste que nous mentionnions à l’instant comporte 35 titres. De cet ensemble, 18 tableaux, dont notre Ronde d’automne, feront partie de la première exposition de Borduas à New York, à la galerie Georgette Passedoit. Ronde d’automne sera aussi de la grande rétrospective Borduas après sa mort, présentée successivement au Musée des beaux-arts de Montréal, à la Galerie nationale du Canada et à la Art Gallery of Toronto en 1962. C’est un tableau intéressant. Borduas y maintient une distinction entre motif central et périphérie. Le centre est plus occupé que les bords. Ou, si l’on veut, les mouvements parfois syncopés et agités se clament avant d’atteindre le périmètre de la toile. On pourrait y voir le prolongement d’un système déjà mis en place en 1952 et qui révèle un Borduas qui n’a pas encore fait le saut vers l’all-over composition, dont il n’avait pas encore conscience. Le titre Ronde d’automne a probablement été suggéré par les couleurs du tableau : vert pâle, brun, quelques accents blancs et noirs, bref des couleurs automnales. Borduas était un maître de la couleur tonale. Il n’était pas à l’aise dans les oppositions tranchées des couleurs primaires ou complémentaires. Et il n’est pas surprenant que sa couleur ait été souvent atmosphérique, comme c’est le cas ici. Les mouvements également très marqués ici pourraient suggérer le vent. Nous ne savons pas comment cette peinture en particulier fut perçue à l’époque, sauf qu’elle aboutira dans une excellente collection. Nous savons, par contre, que la première exposition de Borduas à New York fut bien reçue. Un bon 8 Jacques Folch-Ribas, « Borduas parle… », Liberté, janvier–février 1962, page 12.


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public se présenta, du 5 au 23 janvier 1954, à la galerie Passedoit. Le fameux critique et poète Frank O’Hara souligna la dimension « complètement abstraite » de la technique de Borduas, qu’il rapprocha de la peinture de New York : utilisation de la spatule sur toute la surface et distribution tonale de la couleur. 9 Autrement dit, les portes s’ouvraient pour Borduas à New York. Et, de fait, ses tableaux de la période new-yorkaise auront toujours la faveur des collectionneurs, spécialement à Toronto. On rapporte que Robert Motherwell, qui était au vernissage de l’exposition chez Passedoit, aurait dit de Borduas : « C’est le Courbet du XXe siècle ! ». Si c’est bien ce qui s’est passé – cela a été raconté par Rodolphe de Repentigny, 10 également sur les lieux à cette occasion – il est difficile d’imaginer une meilleure appréciation.

9 Frank O’Hara, « Paul-Émile Borduas », Art News, vol. 52, no 9, janvier 1954, page 70. 10 François Bourgogne (pseudonyme de Rodolphe de Repentigny), « Exposition Borduas à la Galerie Passedoit », L’Autorité du peuple, 6 février 1954, page 7.


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1954

L’on a trop chassé, 1954 oil on canvas, 24 x 20 in

In 1954, when Paul-Émile Borduas painted this work, he had already been living in New York’s Greenwich Village for almost a year and had been exposed to the “New American Painting” (to borrow a phrase from the critic Clement Greenberg). This picture in particular shows the impact of American Abstract Expressionism on Borduas’s style. Before moving to the United States, Borduas had defined a structure of composition still dependent on Surrealism. The pictorial


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space adopted was clearly three-dimensional and an illusion of depth was created. Guido Molinari used to say that Borduas and the Automatistes kept some attachment to the scenic space of the Renaissance! 11 In the 1940s and 1950s in the United States, a totally different approach to pictorial space was proposed. In reaction to the European belle composition, American painters developed what Greenberg called all-over composition. As opposed to a hierarchy of the elements with a clear focus on one or another of the elements, the proposed all-over painting was a style in which all the elements were more or less equal in intensity, and where there was no specific point of focus. In such a picture, a section of the painting could make the same impact as the painting as a whole. Needless to say, the illusion of depth was gone, and instead a bi-dimensionality of the surface was strongly suggested. A good example of all-over composition can be seen in Jackson Pollock’s paintings, and we know that Borduas saw Pollock’s work both at the Whitney Museum of American Art (October 1953) and at the Metropolitan Museum of Art (December 1953). Many of Borduas’s watercolours of 1954 could be seen as an experiment in dripping. In L’on a trop chassé (Some Have Hunted Too Much), Borduas is torn between a centralized composition (notice the yellow accents in the centre) and a centrifugal one, expanding from that centre towards the periphery. The all-overness comes from the fact that the surface is very busy, leaving not much room to breathe. Strokes are going in every direction and the colours, which range between warm grey, red, yellow, black and white, are distributed evenly on the whole surface. Perhaps Borduas reached a limit just before chaos, and his title reflects his doubts about it. The allusion to hunting in the title is interesting. One of the collaborators of the 1948 manifesto Refus global, Bruno Cormier (who became an important psychiatrist and psychoanalyst in Canada), compared the act of painting to hunting. The painter brings his own dynamism but the picture has its own too, a little bit like the hunter and the bird. The issue is never determined in advance. Another member of the Automatistes who signed the manifesto, Jean-Paul Riopelle, would also often use this comparison, because hunting always contains an element of risk that was dear to his conception of painting. He thought that even Automatism did not take enough risks, since the painters’ gestures were partially determined by their anatomy and their acquired habits. Only if the painter is like a real hunter can he hope to reveal the unknown side of Being.

11 Guido Molinari, “L’Espace tachiste ou Situation de l’automatisme”, Guido Molinari : Écrits sur l’art (1954–1975), edited by Pierre Théberge, National Gallery of Canada, Ottawa, 1976, pages 15–17.


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L’on a trop chassé, 1954 huile sur toile, 61 x 50,8 cm

Quand Paul-Émile Borduas peint ce tableau, il habite déjà dans Greenwich Village, à New York, depuis un an et a été exposé à la « New American Painting », comme l’a dit le critique Clement Greenberg. Ce tableau montre bien quel fut l’impact de cette peinture – expressionniste abstraite – sur Borduas. Avant qu’il ne s’installe aux États-Unis, la structure des tableaux de Borduas était encore marquée par l’influence du surréalisme. L’espace pictural adopté était nettement tridimensionnel et créait aisément une illusion de profondeur. Guido Molinari avait accusé Borduas et les Automatistes d’être restés attachés à l’espace scénique de la Renaissance ! 12 Or, aux États-Unis, durant les années quarante et cinquante, on se mit à cultiver une approche complètement différente au problème de l’espace en peinture. En réaction contre la « belle composition » pratiquée en Europe, les peintres américains adoptèrent ce que le critique Clement Greenberg appelait une all-over composition. De quoi s’agissait-il ? Au lieu de hiérarchiser les éléments de leurs tableaux et d’attirer ainsi l’œil sur l’un ou l’autre de ces éléments, ils se mirent à peindre des tableaux dans lesquels tous les éléments avaient, pour ainsi dire, la même intensité et aucun ne devenait un point de focalisation important, attirant l’œil plus qu’un autre. Dans une peinture de ce genre, une section pouvait avoir le même impact que le tout. Et, bien sûr, l’illusion de profondeur avait disparu. Au lieu de cela, on mettait l’accent sur la bi-dimensionnalité de la surface picturale. On trouve autant d’exemples que l’on voudra de cette all-over composition dans la peinture de Jackson Pollock. On sait que Borduas avait pu voir des œuvres de Pollock aussi bien au Whitney Museum of American Art (en octobre 1953) qu’au Metropolitan Museum of Art (en décembre 1953), et plusieurs des aquarelles de 1954 de Borduas font l’expérience du dripping. Dans L’on a trop chassé, Borduas hésite entre une composition centripète – notez l’accent jaune au milieu – et une composition centrifuge, qui part du centre jusqu’en périphérie. L’all-overness vient ici du fait que la surface est très occupée, presqu’étouffante. Des coups de spatule sont donnés dans toutes les directions et les couleurs vont du blanc au rouge, en passant par le bleu, le brun, le jaune et le gris. Borduas aurait-il senti qu’il était au bord du chaos ? Son titre, L’on a trop chassé, traduirait-il quelque chose de ce sentiment ? En fait, l’allusion à la chasse a probablement ici une tout autre signification. Comme on sait, le manifeste de 1948, Refus global, comprenait, en plus de l’essai 12 Guido Molinari, « L’Espace tachiste ou Situation de l’automatisme », Guido Molinari : Écrits sur l’art (1954–1975), textes compilés et présentés par Pierre Théberge, Galerie nationale du Canada, Ottawa, 1976, pages 15–17.


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de Borduas qui lui donnait son titre, quelques autres textes, dont un de Bruno Cormier, qui deviendra un des grands psychanalystes et psychiatres canadiens, qui comparait l’acte de peindre à la chasse. Le peintre était comme le chasseur et le tableau comme l’oiseau, lui échappant parfois, ayant sa dynamique propre et n’étant pas toujours facile à maîtriser. Il n’était pas toujours possible de prévoir comment la chasse finirait. Un autre signataire du manifeste Refus global, Jean-Paul Riopelle, aura aussi recours à cette comparaison, parce que la chasse comporte toujours un élément de hasard auquel il tenait particulièrement. Il ira jusqu’à dire que les Automatistes ne lui donnaient pas assez de place, préférant s’en remettre à une gestualité en partie déterminée par l’anatomie et en partie par l’habitude. Seul le peintre adoptant l’attitude du chasseur avait des chances de révéler une autre dimension de l’Être.


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Blancs printaniers, 1954 oil on canvas, 9 x 13 in

Blancs printaniers was first exhibited at the Hendler Galleries in Philadelphia in April of 1954. 13 Raymond Hendler, who lived in Paris for a while, was a friend of Jean-Paul Riopelle, and he probably heard of Paul-Émile Borduas from Riopelle. Unfortunately, this exhibition in Philadelphia was not a success. Hendler sent back most of the paintings to Borduas the following June, keeping only three on consignment. Even those would be sent back to the painter later on. However, Borduas soon had a much better prospect to deal with – Galerie Agnès Lefort in Montreal gave him a major exhibition entitled En Route, which took place October 12–26, 1954. 14 It was there that Blancs printaniers made an impact. The painting is dated 1954, and the clear reference to spring in its title plus the fact of its previous showing in Philadelphia give us a clue for a more specific date: probably early in the spring of 1954. At Hendler it was listed as #12 and at Lefort as #7, in both cases on a manuscript list done by Borduas himself. Needless to say, there is no doubt about the authenticity of the painting! The presentation at Galerie Agnès Lefort was especially important. Since an exhibition at the studio of Guy and Jacques Viau in 1949, Borduas had not 13 Identified as #12 on a handwritten list prepared by Borduas (file 203, Borduas Archives, Musée d’art contemporain de Montréal [ABMACM]). 14 Identified as #7 on a handwritten list prepared by Borduas (file 203, Borduas Archives, Musée d’art contemporain de Montréal [ABMACM]).


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exhibited in Montreal. He had shown some watercolours and sculptures briefly in his Saint-Hilaire home before going to New York, but this was a very short presentation, between friends. Agnès Lefort had a gallery on Sherbrooke Street in Montreal, and for Borduas it was the first opportunity to show his development since his departure for New York. Borduas travelled from New York to be at the vernissage. He was interviewed by Judith Jasmin for Radio-Canada and made a public appearance at L’Échouerie, a famous Montreal bistro, to meet the critics. The exhibition En Route was a great success. The art critics were enthusiastic, even if they were a little perplexed. The image they had of Borduas’s painting dated from his automatist period. There was nothing of that kind here, as is clearly shown by Blancs printaniers. Not only is there no illusion of depth, but the objects themselves have disappeared. Instead, we have a flow of colours covering the entire surface in thick impasto as if there was no longer a centre to the composition nor hierarchy between the elements. Since, as Pierre Gauvreau noted then, 15 recent American painting was not well known in Montreal, the concept that Borduas could show in his recent works some influence from American painting was not easy to demonstrate. In fact, as this small oil showed, the impact of New York painting had been important to Borduas’s development. The absence of hierarchy between the pictorial elements, the difficulty of focusing on one of them rather than another, the feeling that we had here just a take on a larger phenomenon (it could expand in all directions), all these were sure signs of the adoption of all-overness by Borduas. It meant also his definitive departure from the Surrealist conception of pictorial space, which was still essentially perspectivist. To go back to Blancs printaniers, one should notice how the handling of the painting knife gave an almost mineral quality to Borduas’s painting. This again is in contradistinction with the biomorphic forms favoured by the Surrealists. Here there is nothing amorphous like the melting watches of Salvador Dali’s painting – Dali compared them to filet of sole! On the contrary, one gets the impression of moving light (notice the yellow touches) on a rocky formation and melting snow. The dominance of white here is also meaningful. With time, Borduas would give more and more importance to white, as if it could include all colours and abolish the feeling of depth. As it stands, this small painting summarizes well all the issues of the New York period in Borduas’s development.

15 Pierre Gauvreau, “Borduas et le déracinement des peintres canadiens”, Le Journal musical canadien, November 1954.


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Blancs printaniers, 1954 huile sur toile, 22,9 x 33 cm

Blancs printaniers fut exposé pour la première à la Hendler Galleries à Philadelphie en avril 1954. 16 Raymond Hendler, qui avait vécu à Paris quelques années et qui y avait rencontré Jean-Paul Riopelle, avait probablement entendu parler de Paul-Émile Borduas par ce dernier. Malheureusement, cette présentation à Philadelphie ne fut pas un succès. Hendler se vit contraint de renvoyer à Borduas la plupart de ses tableaux, en juin, n’en gardant que trois en consignation. Même ceux-là seront remis au peintre un peu plus tard. Toutefois, une bien meilleure occasion d’exposer se présenta pour Borduas : la Galerie Agnès Lefort lui ouvrit ses portes pour l’importante exposition intitulée En Route qui se tint du 12 au 26 octobre suivant. 17 C’est dans ce nouveau contexte que Blancs printaniers fut présenté et remarqué. Le tableau est daté de 1954. La claire allusion au printemps dans le titre et sa présentation chez Hendler, en avril, suggèrent qu’il a été peint au début du printemps 1954. L’exposition chez Agnès Lefort était cruciale pour Borduas. Depuis son exposition aux ateliers des frères Jacques et Guy Viau, en 1949, Borduas n’avait pas exposé à Montréal, si on excepte quelques brèves présentations d’aquarelles et de sculptures à Saint-Hilaire ou chez Robert Élie, qui, de toute manière, furent des présentations entre amis. Agnès Lefort avait sa galerie sur la rue Sherbrooke à Montréal, et, pour Borduas, c’était pour la première fois la chance de présenter sa peinture récente depuis son déménagement à New York. Une entrevue avec Judith Jasmin à Radio-Canada et une rencontre avec la critique au restaurant L’Échouerie, fameux bistrot de Montréal, attira l’attention du public sur son exposition. Contrairement à ce qui s’était passé à Philadelphie, En Route fut un succès sans précédent. La critique fut enthousiaste, bien qu’un peu perplexe. L’idée qu’elle se faisait de la peinture de Borduas datait de sa période automatiste. Il n’en restait pas grande chose dans la présente exposition, comme on pouvait le voir dans Blancs printaniers. Non seulement on n’y trouvait plus la moindre suggestion d’un espace en profondeur, mais les « objets » avaient disparu. Au lieu de cela, on avait affaire à un flot de couleurs couvrant toute la surface de forts empâtements, comme s’il n’y avait plus de centre à la composition, ni même, à vrai dire, de hiérarchie entre les éléments.

16 Au no 12 sur une liste manuscrite rédigée par Borduas (dossier 203, Archives Borduas, Musée d’art contemporain de Montréal [ABMACM]). 17 Au no 7 sur une liste manuscrite rédigée par Borduas (dossier 203, Archives Borduas, Musée d’art contemporain de Montréal [ABMACM]).


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Et comme, par ailleurs – c’est Pierre Gauvreau qui en fit la remarque 18 – la peinture américaine récente était mal connue à Montréal, l’idée que Borduas ait pu montrer une influence américaine dans sa peinture récente n’était pas facile à démontrer. En réalité, ce petit tableau suffirait à lui seul à montrer que l’impact de la peinture américaine sur Borduas avait été important. L’absence de hiérarchie entre les éléments peints, l’absence de focalisation sur l’un plutôt que sur l’autre de ces éléments, l’impression que nous avons ici simplement une prise sur un phénomène beaucoup plus grand (qui s’étendait dans toutes les directions), autant de signes de l’adoption par Borduas de l’all-overness et de son détachement définitif de la conception surréaliste de l’espace pictural, qui, après tout, restait perspectiviste. Pour en revenir à Blancs printaniers, on notera comment le recours exclusif à la spatule donne une qualité presqu’exclusivement minérale à la peinture de Borduas. Nous sommes loin des formes biomorphiques chères aux surréalistes. Rien d’amorphe, comme les montres molles de Dali qui les comparait lui-même à des filets de sole ! Au contraire, on a l’impression que la lumière se déplace (notez les touches jaunes ici et là) sur quelques formations rocheuses ou sur la neige fondante. L’importance donnée au blanc n’est pas sans signification non plus. Avec le temps, Borduas donnera de plus en plus d’importance au blanc, comme s’il pouvait comprendre toutes les couleurs et abolir la profondeur. En somme, ce petit tableau résume à lui seul les principaux défis que s’était donnés Borduas durant son séjour à New York.

18 Pierre Gauvreau, « Borduas et le déracinement des peintres canadiens », Le Journal musical canadien, novembre 1954.


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Bouc centenaire, 1954 oil on canvas, 42 x 32 in

Sometimes the whole history of a painting is revealed on its back. We knew almost nothing before about Bouc centenaire. However, on the stretcher is found, typed with Paul-Émile Borduas’s old typewriter, a label that reads: “P.-E. Borduas, Bouc centenaire, 119 17, New York 3, 42 x 32", 1954”. On the lower stretcher is a Paris transport company label inscribed “Laing”, which is obviously a reference


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to Laing Galleries, Toronto, where the painting was acquired. This picture is mentioned in Borduas’s correspondence only once, on a bill of lading to Laing Galleries dated December 31, 1958. On October 20, 1958, G. Blair Laing visited Borduas in Paris and must have seen it there for the first time. As he had done before, he acquired a few paintings of the New York period for his gallery, but not our Bouc centenaire. The painting may have been acquired two months later, as can be deduced from a letter of Borduas to Laing dated December 21, 1958. 19 On the other hand, in a letter to Martha Jackson written just four days after Laing’s visit, Borduas expressed some worries that the vogue of his New York period among Canadian collectors had left him with few works from this time: “I sold a lot since your last visit to my studio. I am left with only six or seven paintings of the New York period. A sale of eight paintings this week worries me a little, and forces me to review my prices; maybe I should even retire them completely from the market, as I have done for the paintings of the St-Hilaire period.” 20 Both Dominion Gallery and Gérard Lortie were in competition with Laing for these works at the time. In 1961, Laing Galleries sold Bouc centenaire, one year after Borduas’s death. There is no doubt that Bouc centenaire was painted in New York. The address on the label on verso of the canvas is Borduas’s studio address in Greenwich Village. Once again, the impact of New York painting at the time is evident here. One finds the same all-over composition, the same importance given to the gesture, the same taste for the risk of working immediately without preconceived idea into the thickness of the medium with the palette knife. One feels here Borduas’s mastery at handling thick layers of paint to create a sumptuous effect. What about the title? A “bouc” is a male goat, an animal with a well-known lascivious reputation. In antiquity, the satyr was depicted with horns and hooves to show his lecherous disposition. But the added epithet “centenaire” (centenarian) seems to rule out this type of association. In French, “centenaire” rhymes with “émissaire” as in “bouc émissaire” or scapegoat, which seems to be a more plausible association. Could it be that the painting, with its traces of black, grey and beige, refers to the hair of a scapegoat? Borduas could have known, at least from a reproduction, the famous painting The Scapegoat by the English Pre-Raphaelite painter William H. Hunt (1790–1864), dated exactly 100 years before Borduas’s painting! Of course, the two paintings have nothing in common, Hunt’s being extremely realistic – based on the landscape of the Dead Sea, which the English 19 Borduas to G. Blair Laing, December 21, 1958, gives the dimensions and prices of paintings sold to Blair Laing (Écrits II, vol. 2, pages 1030–1031), but the following letter of December 31 (Écrits II, vol. 2, page 1033) mentions Bouc centenaire and gives 42 x 32 inches as dimensions; these dimensions were recorded as such in the previous letter. 20 Borduas to Martha Jackson, October 24, 1958, Écrits II, vol.2, pages 1016–1017. My translation. Refers to the sale to Laing Galleries of eight paintings, four days earlier.


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artist had visited at that time – and Borduas’s being completely abstract. But the motif could have attracted Borduas, who saw himself as the scapegoat of his own society when he was fired from his teaching position after the launching of the manifesto Refus global in 1948. He dared to say loud and clear what many thought in secret, but it was he alone who suffered the consequence of his audacity. All this is pretty speculative. After all, the painting is called Bouc centenaire and not Bouc émissaire. The only excuse for my short disquisition on this subject is that rarely are Borduas’s titles gratuitous or meaningless. They are always well thought out even if they are given after the fact.

Bouc centenaire, 1954 huile sur toile, 106,7 x 81,3 cm

Il arrive que l’histoire entière d’un tableau soit inscrite au verso. Nous ne savions pour ainsi dire rien sur Bouc centenaire avant sa réapparition récente chez Heffel. Toutefois, il porte sur le faux-cadre une étiquette tapée à la machine par Paul-Émile Borduas lui-même qui se lit comme suit : « P.-E. Borduas, Bouc centenaire, 119 17, New York 3, 42 x 32 po., 1954 ». Plus bas, toujours sur le faux-cadre, l’étiquette d’une compagnie de transport parisienne porte le nom « Laing », référence évidente aux Laing Galleries de Toronto. Cela confirmait la seule mention connue du tableau dans la correspondance de Borduas : un avis d’expédition aux Laing Galleries, daté du 31 décembre 1958. C’est probablement lors de sa visite chez Borduas à Paris, le 20 octobre 1958, que G. Blair Laing avait pu voir une première fois notre tableau. Il n’en fit pas l’acquisition à ce moment-là cependant. Bouc centenaire fut probablement acquis deux mois plus tard, comme on peut le déduire d’une lettre de Borduas à Laing, datée du 21 décembre 1958. 21 Dans une lettre à Martha Jackson, écrite tout juste quatre jours après le passage de Laing, Borduas s’inquiétait de ce que la vogue de sa production new-yorkaise auprès des collectionneurs canadiens le laissait sans beaucoup de tableaux de cette période : « J’ai beaucoup vendu depuis votre visite à l’atelier. Il ne me reste que six ou sept toiles de New York. Une vente de huit tableaux, cette semaine, m’affole un peu et m’oblige à réviser les prix – au moins pour cette période de New York – peut-être même à les retirer complètement du marché comme j’ai déjà fait pour les tableaux de St-Hilaire. » 22 Bien plus, la Dominion Gallery, d’une part, et Gérard Lortie, 21 Borduas à G. Blair Laing, 21 décembre 1958, ne donne que les dimensions et les prix des tableaux vendus à Blair Laing (Écrits II, t. 2, pages 1030–1031), mais la lettre du 31 décembre suivant (Écrits II, t. 2, page 1033) mentionne Bouc centenaire et lui donne 42 x 32 po. comme dimensions ; ces dimensions étaient notées telles quelles sur la lettre précédente. 22 Borduas à Martha Jackson, 24 octobre 1958, Écrits II, t. 2, pages 1016–1017. L’allusion à une vente de huit tableaux renvoie à la vente aux galeries Laing, quatre jours plus tôt.


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d’autre part, étaient en concurrence pour les mêmes œuvres. Laing, quant à lui, vendit Bouc centenaire en 1961, un an après la mort de Borduas. Il n’y a pas de doute que Bouc centenaire fut peint à New York. L’étiquette que nous citions plus haut donne l’adresse de l’atelier de Borduas dans Greenwich Village. L’impact de la peinture de New York sur Borduas se manifeste ici clairement : composition all over, importance donnée au geste, même goût du risque en travaillant directement sans idée préconçue à même la pâte. Borduas était passé maître dans le maniement des couches épaisses de peinture pour obtenir des effets somptueux. Que dire du titre de ce tableau ? Le bouc a mauvaise réputation. On le dit trop porté sur la chose. Les satyres, dans l’art de l’Antiquité, étaient affublés de cornes et de sabots pour suggérer ces tendances libidinales. Mais l’addition de l’adjectif « centenaire » semble exclure ce genre d’association. « Centenaire » rime avec « émissaire », comme dans l’expression « bouc émissaire » qui suggère une tout autre association. Se pourrait-il que notre tableau, avec ses traces de noir, de gris chaud et de beige rosé, évoque les poils d’un bouc émissaire ? Borduas connaissait peut-être, au moins en reproduction, le fameux tableau intitulé The Scapegoat par le peintre préraphaélite anglais William H. Hunt, peint exactement cent ans avant le tableau de Borduas ! Certes les deux tableaux n’ont rien en commun. Le tableau de Hunt est tout à fait réaliste – inspiré d’un paysage de la mer Morte que l’artiste avait visitée à cette époque – alors que celui de Borduas est complètement abstrait. Mais le sujet aurait pu attirer l’intérêt de Borduas, qui se voyait lui-même comme le bouc émissaire de sa propre société quand il fut remercié de ses services à la suite de la publication du Refus global. Ayant dit tout haut ce que plusieurs pensaient tout bas, il fut le seul à subir les conséquences de son audace. J’en conviens. Tout cela est très spéculatif. Après tout, le tableau n’est pas intitulé Bouc émissaire, mais Bouc centenaire. Ma seule excuse est que les titres de Borduas sont toujours réfléchis et jamais gratuits. De toute manière, voilà un magnifique tableau de la période new yorkaise de Borduas et il devrait être apprécié comme tel.


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1955

Au cœur de la banquise, 1955 oil on canvas, 23 x 30 1/8 in

In 1955, the date of our painting, Paul-Émile Borduas was at the end of his stay in New York. Soon he would leave for Paris, where he would spend the rest of his life. On the eve of his departure for Paris, he wished to be represented in New York by a more dynamic gallery than the Passedoit, where he had exhibited at the beginning of the previous year. This explains his choice of the Martha Jackson Gallery, situated then at 22 East 66 Street. In fact, at that time the Martha Jackson Gallery was not yet well known, having just opened its doors the year before. In 1954, a year prior to Borduas’s connection with the gallery, Martha Jackson had visited Europe, signing contracts with Karel Appel, Sam Francis and John Hultberg. Shortly after Borduas’s arrangement with the gallery, Jackson organized a successful Willem de Kooning exhibition. We have found in Borduas’s papers a short note dated September 20, 1955, in which he declared to have left in consignment “4 paintings” at the Martha Jackson Gallery. We know that one of them was Blue Canada (figure 6), a well-known painting from 1955. We also know of another one of the same date titled Sans nom (figure 7), which is now in the collection of the Musée d’art contemporain, Montreal. They were sent back to


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the family of Borduas by the gallery at its closing in 1969, from its better-known location at 32 East 69 Street in New York. The first painting, Blue Canada, was given by Mrs. G. Borduas to Lucien Bélair, the tutor of the Borduas children, and the other was part of a lot acquired in 1973 by the Corporation of National Museums of Canada and then deposited at the Musée d’art contemporain.

Figure 6: Paul-Émile Borduas Blue Canada, 1955

The two others mentioned on the Borduas note had remained a mystery until now. The discovery of Au cœur de la banquise probably reveals the existence of one of them and allows us to add a new title to Borduas’s catalogue raisonné. According to the Martha Jackson Gallery Archives, Au cœur de la banquise was sold in 1962 to a Canadian collector, with the help of Gallery Moos in Toronto. It would stay in his hands until its recent (2011) sale at Heffel. But what about the painting itself? And first, what about its title? The “banquise” is an ice-floe, that is to say an immense bank of floating ice from which icebergs detach to drift in the ocean. But in this painting, Borduas brings us to the heart of the ice-pack, as he did in the 1950 painting Au cœur du rocher (figure 8), exhibited in 1951 at The Art Gallery of Toronto. There is even a 1955 painting entitled Translucidité (figure 9) in which he demonstrates his fascination for all these materials more or less transparent, like ice – or more or less opaque, like rock – back to more or less translucent, like ice again. In all these cases, Borduas seems to challenge the idea of the Cambridge philosopher Henry More (1614–1687), a friend of Sir Isaac Newton, who defined matter as impenetrable! Borduas, on the contrary, proposed to penetrate it by imagination and discover from the inside, so to speak, this world of blue and white ice, a world in which we would lose our way, seeming to spread in all directions. Borduas’s approach, then, was not from the outside, as if he wanted to give us a view, albeit just allusive, of


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the ice-floe. He wanted us to change our approach, to imagine we were able to inhabit matter. Of course, this point of view was impossible and could exist only in the mind. Contrary to matter, the mind is penetrable, our old philosopher would have said! Is it too much to suggest that, even if these titles were always given after the fact and were never the result of a specific project defined beforehand, they nevertheless expressed a certain nostalgia for his “blue Canada” on the part of Borduas? This seems to be confirmed by many other titles from the year before (1954) which referred to snow or to frost, like Étang recouvert de givre, Jardin sous la neige, Miroir de givre and Neiges rebondissantes. Whether there was nostalgia or not, the feeling was not strong enough to bring him back to Canada. Borduas left for Paris, taking with him this world of translucent and white matter, ready for new adventures.

Figure 7: Paul-Émile Borduas Sans nom, 1955

Au cœur de la banquise, 1955 huile sur toile, 58,4 x 76,5 cm

En 1955, date de notre tableau, Paul-Émile Borduas arrivait à la fin de son séjour à New York. Bientôt, il allait partir pour Paris, où il finira ses jours. À la veille de son départ pour Paris, il souhaitait être représenté à New York par une galerie plus intéressante que la Passedoit Gallery où il avait exposé au début de l’année précédente. C’est ce qui explique son choix de la Martha Jackson Gallery, alors située au 22 est de la 66e rue. Certes, la Martha Jackson Gallery, qui venait d’ouvrir ses portes l’année précédente, n’était pas encore très connue. En 1954, donc un an avant sa rencontre avec Borduas, Martha Jackson s’était rendue en Europe


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et avait signé des contrats avec Karel Appel, Sam Francis et John Hultberg. Au lendemain des arrangements de sa galerie avec Borduas, Willem de Kooning y exposait avec succès. Les papiers Borduas conservent une courte note datée du 20 septembre 1955 déclarant qu’il avait laissé « quatre tableaux » en consignation chez Martha Jackson. L’un d’entre eux, intitulé Blue Canada, 1955 (figure 6), est connu. Un autre de la même année, Sans nom (figure 7), est maintenant dans la collection du Musée d’art contemporain de Montréal. Ces deux tableaux, restés invendus, furent remis à la famille Borduas en 1969, après la fermeture de la galerie qui, entre-temps, avait déménagé au 32 est de la 69e rue. Blue Canada avait été alors offert à Lucien Bélair, tuteur des enfants Borduas, et Sans nom fera partie du lot acquis en 1973 par la Corporation des Musées canadiens et remis au Musée d’art contemporain.

Figure 8: Paul-Émile Borduas Au cœur du rocher, 1950

Les deux autres tableaux mentionnés sur la note de Borduas et probablement vendus étaient restés jusqu’à tout récemment mystérieux. Au cœur de la banquise, avec l’étiquette de la Martha Jackson Gallery collée au dos, est très probablement l’un des deux qui restaient à retrouver. Les archives de la Martha Jackson Gallery nous apprennent qu’Au cœur de la banquise avait été vendu en 1962, avec l’aide de la Gallery Moos de Toronto, à un collectionneur canadien qui le conserva jusqu’à sa mise à l’encan chez Heffel en 2011. Que dire du tableau lui-même ? Et d’abord, de son titre ? La « banquise », comme on sait, est cet amas de glaces flottantes formant un immense banc dont se détachent parfois les icebergs en dérive dans l’océan. Dans ce tableau, Borduas


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nous conduit au cœur de la banquise, comme il nous avait menés, en 1950, Au cœur du rocher (figure 8) exposé l’année suivante à la Art Gallery of Toronto. On connaît même un tableau de 1955 intitulé Translucidité (figure 9), qui démontre sa fascination pour toutes ces matières plus ou moins transparentes, comme le rocher et la glace, ou plus ou moins translucides, comme la glace encore. Contrairement au philosophe de Cambridge Henry More (1614–1687), ami d’Isaac Newton, qui définissait la matière comme « impénétrable », Borduas proposait, au contraire, d’y pénétrer par l’imagination et de découvrir, pour ainsi dire de l’intérieur, un monde de glace, blanc et bleu, dont on ne verrait plus l’issue, paraissant s’étendre dans toutes les directions. On le voit, son approche ne partait pas de l’extérieur, comme s’il avait voulu nous donner une vue de la banquise, même d’une manière seulement allusive. Il nous invitait à changer notre approche, à nous imaginer capables d’habiter la matière. Certes, la prise de vue proposée est impossible et ne peut se faire qu’en imagination. Au contraire de la matière, aurait dit notre philosophe, l’esprit est pénétrable !

Figure 9: Paul-Émile Borduas Translucidité, 1955 oil on canvas 63,5 x 101,6 cm Montreal Museum of Fine Arts, legacy Annette L Tousignant, in. 1976.29

Même si les titres de Borduas sont toujours donnés après coup, une fois la toile terminée, et ne correspondent jamais à un programme défini d’avance, ne pourrait-on pas penser que dans Au cœur de la banquise il manifestait une certaine nostalgie pour son « blue Canada » ? Cela semble trouver confirmation dans plusieurs titres de l’année précédente faisant allusion au froid ou à la neige : Étang recouvert de givre, Jardin sous la neige, Miroir de givre et Neiges rebondissantes. Si nostalgie il y avait, elle ne sera pas assez forte pour le ramener au pays. Il partira pour la France, emportant avec lui cet univers de plus en plus transparent, de plus en plus blanc, prêt à de nouvelles aventures.


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Arabesque, 1955 oil on canvas, 42 x 32 in

Paul-Émile Borduas’s 1955 canvas Arabesque appears on a list of 18 paintings acquired by Gilles Corbeil, acting on behalf of his brother Maurice Corbeil, the well-known industrialist and collector, Gérard Beaulieu, an engineer, and himself. Borduas dated this list of works September 17, 1955. He was about to depart for Paris on September 21, when he would embark on the SS Liberté with his


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daughter Janine. In fact, the acquisition of this important collection of paintings was decided earlier, since we know that it was paid for on August 31, and that the first discussions about this deal date back as far as March 1955, when Gilles Corbeil visited Borduas at his New York studio. Borduas was very happy about this sale on the eve of his departure, since it made his sojourn in Paris easier. He was very appreciative of Gilles Corbeil, one of his staunch supporters in Canada, and on the back of one of the paintings of the series, Carnet de bal, 1955 (figure 10), he wrote: “À mon cher Gilles en témoignage d’une rencontre.” (To my dear Gilles, as a token of an encounter.) One thing that this brief contextualization makes clear is that Arabesque and the other paintings acquired at that time belonged to Borduas’s New York period. Even if, as in this painting, they indicated by certain characteristics the future development of his Black and White paintings, they are to be understood exclusively in the context of New York painting. Abstract Expressionists in New York had adopted the Surrealist idea of “écriture automatique” transposed into painting. A picture did not need any planning in advance, or sketches either. The painting was a risky experience, but full of unexpected turns of events, a struggle rather than a composition, an “arena” rather than a pictorial space. But what gives Borduas’s painting its title is the arabesque motif in red that we see superimposed as calligraphic signs written on the white or black background. Borduas seems to have been fascinated by this decorative motif, since we know of at least two other paintings with the same title (one from 1951 and another from 1956). As we know, the arabesque is an element of Islamic art, consisting of a repetitive geometric form used to decorate the walls of a mosque, because, by definition, it avoids any form of iconography. The repeated calligraphic arabesques in Borduas’s painting have the same meaning. They exclude any figurative reading of the painting and call for a more formalist approach. When this is understood, the effect of the whole painting is quite spectacular. In Arabesque, one has the sense of spontaneity and control, of order and movement, of organic forms and geometry. The white background is extremely rich in colour, with warm grey and bistre accents, and full of movement – almost musical. Borduas revealed himself here as perfectly able to assimilate the prevalent trend of New York painting of the 1950s, and to immerse it in a completely personal idiom.


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Arabesque, 1955 huile sur toile, 106,7 x 81,3 cm

Le titre de cette toile de 1955 de Paul-Émile Borduas paraît sur une liste de 18 tableaux acquis par Gilles Corbeil, agissant au nom de son frère Maurice Corbeil, grand industriel et collectionneur d’art canadien, en celui de l’ingénieur Gérard Beaulieu et en son nom propre. Borduas avait lui-même daté cette liste du 17 septembre 1955. Il était alors à la veille de son départ pour Paris, le 21 septembre suivant, quand il s’embarquera sur le paquebot Liberté avec sa fille Janine. En fait, les transactions pour acquérir cette importante collection de peintures remontaient depuis un certain temps déjà, puisque nous savons que Borduas avait été payé le 31 août et que les premières discussions dataient de mars 1955, quand Gilles Corbeil avait rendu visite à Borduas dans son atelier de New York. Borduas se félicita de cette vente importante à la veille de son départ, qui allait de fait faciliter son installation à Paris. Il était spécialement reconnaissant à Gilles Corbeil d’avoir mené l’affaire. Au verso de l’un des tableaux de la série, intitulé Carnet de bal, 1955 (figure 10), il avait noté : « À mon cher Gilles en témoignage d’une rencontre ».

Figure 10: Paul-Émile Borduas Carnet de bal, 1955

Cette brève mise en contexte permet d’établir qu’Arabesque et les autres tableaux acquis à cette occasion appartiennent tous à la période new yorkaise de Borduas. Même si, par certains signes, certains d’entre eux semblent annoncer l’émergence des « noir et blanc », ils ne font de sens que dans le contexte de la peinture new yorkaise du temps. Les peintres expressionnistes abstraits américains avaient adopté l’idée surréaliste de l’ « écriture automatique » transposée en


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peinture. Un tableau pouvait être non préconçu, fait sans esquisses préalables. Il devenait une entreprise aussi pleine de risques que de promesses. L’acte de peindre était plus de l’ordre d’un combat que d’une volonté de composition, la toile plus une « arène » qu’une surface picturale. Ce qui a donné son titre au tableau, c’est le motif d’arabesques en rouge superposées à la surface blanche, noire et beige, comme autant de signes calligraphiques. Borduas semble avoir été fasciné par ce motif décoratif, car on le retrouve dans deux autres tableaux – l’un de 1951 et l’autre de 1956 – titrés de la même façon. L’arabesque, on le sait, vient de l’art islamique et se présentait comme un motif décoratif ornant les murs de la mosquée où, par définition, on devait éviter tout motif iconographique. Le motif calligraphique de l’arabesque que l’on retrouve donc dans le tableau de Borduas a la même signification. Il exclut toute lecture figurative du tableau et encourage une approche plus formelle. Ainsi compris, l’effet créé par le tableau est tout à fait spectaculaire. Arabesque donne tout autant l’impression de spontanéité que de contrôle, d’ordre que de mouvement, de formes organiques que de géométrie. Bien plus, le fond est plus coloré qu’il n’y paraît au premier regard : des gris chauds s’y mêlent à des bistres clairs, ici et là, avec des accents verts, le tout en mouvement, quasi musical. Borduas se révélait donc ici capable d’assimiler une tendance dominante de la peinture de New York et de la transformer en un langage plastique personnel.


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Mazurka, 1955 oil on canvas, 42 x 32 in

As we saw in my comments on the previous painting, Borduas was already dreaming of his departure for Paris when, in March of 1955, his friend Gilles Corbeil visited him in New York. Mazurka was one of the 18 paintings finally agreed upon and acquired by Corbeil along with his brother Maurice and Gérard Beaulieu. As we have seen, Borduas was paid on August 31 and left New York for


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Paris a few weeks later, on September 21. The 18 paintings were expedited to Montreal on the very eve of his departure (the bill of lading is dated September 20). The collectors were to divide the group of works between themselves and each one was free to do what he wanted with his share. We do not know which one of the three acquired Mazurka. One thing is sure; he did not keep it for himself long, but sold it to a Montreal collector through Galerie Agnès Lefort’s good services. This makes sense, since Mrs. Lefort had held a major Borduas show at her gallery the year before, was familiar with his works and had contacts with collectors. This anecdote would not be of very great interest if it had not solved one problem: the dating of the work. Mazurka is dated on the painting itself, in the upper left corner. A 1955 Borduas painting could just as likely have been done in Paris, but in this case we are sure that Mazurka was painted in New York and represents the acme of his New York period. It is a beautiful painting, playing not only with the contrast of black and white, but also with the effects of transparency in the blue, pink and grey. Mazurka is a good title for this painting, suggesting centrifugal movement from the centre to the periphery, especially in its lower half. There is definitely the feeling of a dance movement, such as the Polish dances referred to in the title. Is it not traditional for peasant women to wear white shirts emblazoned with red when dancing the mazurka? One could add that among the 18 paintings bought, several had titles referring to dance, such as Tango and Carnet de bal. Blancs tournoiements could apply to dance but also to wind blowing the snow. The new freedom gained in New York opened for Borduas a complete new world of associations and inventions. This is why I spoke of the acme of the New York period apropos Mazurka. In Paris, as we know, Borduas went one step further by introducing the famous black shapes in his white background paintings in his renowned Black and White period. Blacks were already making an appearance in Mazurka, and the transparency in certain areas suggested a possibility of a new sense of depth. Borduas’s œuvre is extremely coherent, and historically, with Mazurka, we have an important link in his development.

Mazurka, 1955 huile sur toile, 106,7 x 81,3 cm

Comme nous l’avons vu, en commentant Arabesque, en mars 1955, quand Gilles Corbeil le visita à New York, Borduas rêvait déjà de son départ pour Paris. Mazurka fait partie du lot de 18 tableaux acquis le 31 août par Gilles Corbeil en son nom et en celui de son frère Maurice et en celui de Gérard Beaulieu. Borduas quittait


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New York pour Paris quelques semaines après, soit le 21 septembre. Ses tableaux furent expédiés à Montréal, le 20 septembre, comme en fait foi un document daté de la veille de son départ, le 20 septembre. Les collectionneurs se divisèrent le groupe de tableaux entre eux et chacun était libre de faire ce qu’il voulait avec sa part. Nous ne savons pas qui des trois acquit Mazurka. Mais, chose certaine, il ne le garda pas longtemps en sa possession. Il le mit en consignation à la Galerie Agnès Lefort – un bon choix étant donné qu’elle avait organisé une exposition majeure de Borduas dans sa galerie l’année précédente et qu’elle était familière avec son œuvre et le réseau des collectionneurs. Ces petits faits ne seraient pas d’un grand intérêt s’ils ne nous avaient pas aidés à résoudre le problème de la datation de l’œuvre. Mazurka porte en haut à gauche la date de 1955. À cette date, le tableau aurait pu être peint à Paris. Mais, dans le cas présent, nous sommes sûrs que Mazurka fut peint à New York et donc représente une œuvre clé de sa période new yorkaise. C’est un très beau tableau, jouant non seulement sur les contrastes du blanc et du noir, mais aussi sur des effets de transparence dans les bleus-verts, les roses et les gris bleutés. Le tableau est bien nommé. Une dérive centrifuge du centre vers la périphérie s’observe spécialement dans le registre inférieur du tableau. Un motif de danse est suggéré, de danse polonaise si l’on s’en remet au titre. N’est-il pas aussi traditionnel pour les danseuses de mazurka de revêtir une blouse blanche brodée de rouge ? D’ailleurs, dans les 18 peintures acquises à ce moment, quelques autres titres font allusion à la danse : Tango, Carnet de bal, et peut-être Blancs tournoiements, si ce titre ne s’appliquait pas plutôt au mouvement de la neige dans le vent tourbillonant. Les changements que Borduas introduisit dans son œuvre, sous l’impact de la peinture de New York, lui ouvrirent tout un monde d’associations et d’inventions nouvelles. C’est la raison qui me faisait parler d’une œuvre-clé à propos de Mazurka. À Paris, nous le savons, Borduas fera un pas de plus et introduira ses fameuses taches noires dans le fond blanc de ses tableaux. Quelques taches noires font déjà sentir leur présence dans Mazurka, et les effets de transparence suggèrent la possibilité d’une nouvelle définition de la profondeur. L’œuvre de Borduas manifeste toujours un fort degré de cohérence et, histor­ iquement, Mazurka pourrait bien constituer un lien important dans le développe­ ment de la peinture de Borduas.


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Chant d’été, 1955 oil on canvas, 42 x 36 in

Chant d’ été was also one of the 18 paintings acquired at Borduas’s studio in New York by Gilles Corbeil, acting on behalf of himself, his brother Maurice and Gérard Beaulieu. Chant d’ été is #5 on the list. This is confirmed by a label that appears on the back of Chant d’ été, inscribed “P5”, for the fifth painting on the list, and “Gérard Bealieu [sic], 3157 Lacombe Aven., Montreal 26”. The engineer Gérard Beaulieu was, with Gérard Lortie and Maurice Corbeil, an important collector of Borduas. Regrettably, Beaulieu died in 1970 at the age of 59 years. He had belonged to a family of artists: the painters Paul-Vanier


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Beaulieu and Louis-Jacques Beaulieu (who signs his pictures Louis Jaque) were his brothers, and another brother, the architect Claude Beaulieu, was one of the founders of the art magazine Vie des arts. Gérard Beaulieu put this painting on sale at the Galerie Camille Hébert in Montreal, and it is there that Edgar and Dorothy Davidson bought it on April 10, 1963. Camille Hébert was, by the way, along with Fernande Saint-Martin, Yves Lasnier and Otto Bengle, one of the courageous gallery owners in the sixties who were open to the new trends in art. Chant d’ été (Summer Song), as the title suggests, is an attempt to transpose music into painting. It is not the only case among the 18 paintings of the list: Musique acidulée (#11 on the list), seen recently at the Galerie Valentin in Montreal, is another example. We would have more if we added titles referring to dance, such as Tango, Carnet de bal and Mazurka, in the same lot. In fact, one finds in the whole of Borduas’s production a number of examples of titles referring to music. I am thinking, for instance, of Allegro furioso, 1949, which we have already mentioned, or of Symphonie en damier blanc or Symphonie no 2, 1957, which is in the collection of the Montreal Museum of Fine Arts. The Musée d’art contemporain de Montréal possesses Composition 42, also titled Symphonie en noir, dated circa 1959, from the very end of Borduas’s life. All these examples belong to a long tradition in modern art, where one can quote Arrangement in Grey and Black: Portrait of the Painter’s Mother, 1871, at the Musée d’Orsay in Paris, or Symphony in White #1: The White Girl, 1862, at the National Gallery in Washington, DC, both by James McNeill Whistler. Closer to home, one thinks of Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté’s beautiful Symphonie pathétique, 1925, at the Musée national des beaux-arts du Québec. Bertram Brooker also took music as subject matter, as witnessed by many of his titles including Toccata, circa 1927, in a private collection; Abstraction – Music, circa 1927, in the collection of the London Public Library and Art Museum, Ontario (now Museum London); and Sounds Assembling, 1928, in the collection of the Winnipeg Art Gallery. It was especially the first abstract painters, namely František Kupka, Wassily Kandinsky, Robert Delaunay and Paul Klee, who were keen to compare their abstract works to music. Delaunay was looking for “des lois fondées sur la transparence de la couleur, qui peut être comparée aux tons musicaux” (laws [of painting] based on the transparency of colour, which could be compared to musical tones). Even though abstract art did not represent anything, August Endell (1871–1925), a German designer and architect, predicted that it would touch our souls as strongly as music was ever able to do. When he saw some of the Fenêtres of Delaunay, Klee compared them to the fugues of Bach. Kupka titled


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one of his early abstract paintings Amorpha: Fugue in Two Colours, 1912. And, of course, the comparison between art and music is one of the recurrent themes of Concerning the Spiritual in Art, 1911, by Kandinsky. Thus Chant d’ été, ambitious in size for Borduas, belongs to a solid tradition in modern art. White is dominant, but many hues of grey, pink, ochre, green and blue play in transparency all over the surface of the painting, as if to give voice to the thought of Delaunay I just quoted. What is also striking is the surge of white from the right bottom corner towards the left upper corner, as if summer were taking over in a single movement. The small interventions of black and dark grey create a rhythm on the entire surface. When you look at the painting, musical terms come naturally to mind. Music is the art of time, a domain seemingly outside of the reach of painters. Painting seems at first to be given in the instant: all at once, so to speak. No special order of succession is suggested; the eye seems to be able to wander here and there in all directions. But in fact, by contemplating the work, by being absorbed into it, the spectator imbues the painting with time, imposes on it its own interior order and – why not? – its personal music. We do the opposite at a concert. We close our eyes and imagine lines or colours corresponding to the music. By giving Chant d’ été as the title of the painting, Borduas was revealing something of the music it evoked for him, the painter being the first spectator of his work. Neither a symphony nor a pure poem, Chant d’ été was for him a song, maybe a hymn – but without religious implications – dedicated to summer, in a work probably painted, at the latest, the previous spring.


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Chant d’été, 1955 huile sur toile, 106,7 x 91,4 cm

Chant d’ été est un autre tableau qui faisait partie des 18 acquis à l’atelier de Borduas à New York par Gilles Corbeil, agissant en son nom, ceux de son frère Maurice et de Gérard Beaulieu. Chant d’ été est le cinquième sur une liste dressée par Borduas et datée du 17 septembre 1955. Cela est confirmé par une étiquette collée au verso de la toile : « P5 », P pour « peinture » et 5 pour « no 5 ». On lit au même endroit : « Gérard Bea[u]lieu, 3157 Lacombe Aven., Montréal 26 », donc le nom et l’adresse du premier collectionneur de la toile. L’ingénieur Gérard Beaulieu était, avec Gérard Lortie et Maurice Corbeil, un important collectionneur de Borduas. Beaulieu mourut prématurément en 1970, à l’âge de 59 ans. Il faisait partie d’une famille d’artistes. Les peintres Paul-Vanier Beaulieu et Louis-Jacques Beaulieu (qui signe ses tableaux Louis Jaque) étaient ses frères. Un autre de ses frères, l’architecte Claude Beaulieu, fut l’un des fondateurs de la revue Vie des arts. Chant d’ été fut mis en vente à la Galerie Camille Hébert. Et c’est là que les Davidson en firent l’acquisition, le 10 avril 1963. Rappelons que Camille Hébert fut, avec Fernande Saint-Martin, Yves Lasnier et Otto Bengle, l’un de nos marchands de tableaux des années soixante ouverts aux œuvres contemporaines. Chant d’ été, comme le titre le suggère, est un essai de transposition de la musique en peinture. Ce n’est d’ailleurs pas le seul cas dans le lot des 18 tableaux, puisqu’il est question, au no 11, de Musique acidulée, qui est réapparu récemment dans une exposition Borduas à la Galerie Valentin, à Montréal. Il serait intéressant de faire la liste de tous les titres faisant allusion à la musique dans l’œuvre entier de Borduas. Nous avons signalé plus haut Allegro furioso, 1949, une belle découverte de chez Heffel. On connaît aussi Symphonie en damier blanc ou Symphonie no 2, 1957, qui fait partie de la collection du Musée des beaux-arts de Montréal. Le Musée d’art contemporain de Montréal possède aussi une Composition 42 ou Symphonie en noir, datée de circa 1959, donc de la toute fin de la vie de Borduas. Il faut situer cette production dans une tradition propre à l’art moderne, depuis que James McNeill Whistler avait intitulé un portrait de sa mère Arrangement in Grey and Black: Portrait of the Painter’s Mother, 1871 (Musée d’Orsay, Paris) ou de Symphony in White #1: The White Girl, 1862 (National Gallery, Washington, DC). Au Canada, on pourrait citer Symphonie pathétique, 1925, de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, au Musée national des beaux-arts du Québec, et de nombreux exemples dans l’œuvre de Bertram Brooker, Toccata, Abstraction – Music, l’un et l’autre vers 1927 et Sounds Assembling, de l’année suivante, pour ne donner que quelques exemples.


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Ce sont surtout les peintres, comme František Kupka, Wassily Kandinsky, Robert Delaunay et Paul Klee, qui ont été tentés de suggérer une similitude de leurs œuvres abstraites avec la musique. Delaunay cherchait pour la peinture « des lois fondées sur la transparence de la couleur, qui peut être comparée aux tons musicaux ». L’architecte et designer allemand August Endell (1871–1925) avait prédit que même si l’art abstrait ne représentait rien, il arriverait à toucher les cœurs aussi directement que le faisait la musique. Quand il vit quelques unes des Fenêtres de Delaunay, Klee les compara à des fugues de Bach. Kupka, de son côté, intitula une de ses œuvres abstraites : Amorphe : Fugue en deux couleurs, 1912. Et, bien sûr, la comparaison de l’art abstrait et de la musique est l’un des thèmes importants de l’essai de Kandinsky, Le Spirituel dans l’art, 1911. Chant d’ été appartient donc à une solide tradition en art moderne. C’est un grand format pour Borduas. Le blanc y domine nettement, mais ici et là paraissent des accents de gris, de rose, d’ocre, de vert et de bleu en transparence, comme pour illustrer le propos de Delaunay que nous citions plus haut. Est remarquable, aussi, le grand mouvement allant du bas, à droite, vers le haut, à gauche, comme un hymne à l’été. Les interventions discrètes de noir et de gris foncé créent un rythme sur toute la surface. La contemplation du tableau suggère spontanément des termes musicaux. La musique est l’art du temps, qui, par définition, semble échapper à la peinture. Le peintre n’a qu’un instant à représenter, comme on disait au XVIIe siècle. C’était ne pas compter sur les mouvements de l’œil regardant le tableau. En contemplant le tableau, l’œil l’anime, lui impose son propre ordre intérieur et, pourquoi pas, sa propre musique intime. Au concert, l’auditeur fait le contraire. Les yeux fermés, il imagine des lignes et des couleurs. En intitulant son tableau Chant d’ été, Borduas, premier spectateur de son œuvre, révélait le genre de musique qu’il évoquait pour lui : ni une symphonie, ni un pur poème, peut-être un hymne à l’été, mais sans implications religieuses, dans un tableau probablement peint, au plus tard, le printemps précédent.


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Patte de velours, 1955 oil on canvas, 36 x 30 in

On May 15, 1958, G. Blair Laing visited Paul-Émile Borduas in his Paris studio. He purchased Patte de velours, 1955, along with six other paintings: Les boucliers enchantés, 1953, now at the Art Gallery of Ontario; Roses et verts, 1953; Le Château de Toutânkhamon, 1953, which belongs to a Montreal collector; La carrière engloutie, 1953; Le vent dans les ailes, 1953, now in the hands of a Toronto collector; and Vol vertical, a later picture, circa 1958. It is clear that Laing was conservative in his choice. Canadian collectors were probably reticent to support


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Borduas’s more recent undertakings. Most of the paintings Laing bought were from 1953, the year Borduas had decided to move to New York and had spent the summer in Provincetown before settling in Greenwich Village. As a matter of fact, three of the paintings purchased by Laing were painted in Provincetown: Les boucliers enchantés, Le Château de Toutânkhamon and La carrière engloutie. The other 1953 paintings were more than likely done at a later date in New York. The only really recent painting was Vol vertical, a small picture in brown, pink and black, but not typical of the bold black and white of the period. Patte de velours, clearly dated 1955 on the painting, was the only one of its kind. It was most likely painted at the end of Borduas’s New York stay or at the beginning of his Parisian period. It is not without some affinities with Bouc centenaire, already referred to, perhaps with less contrast and movement, because of the iridescent effect of the previous painting. It is possible that Patte de velours was shown at a joint Borduas and Jean-Paul Riopelle show presented at Laing Galleries in the latter part of 1958, although Hugo McPherson, who reviewed the exhibition for Canadian Art (winter 1959), does not mention it explicitly. What can we say about the title? In French, “patte de velours” describes the state of a cat’s paws when the claws are drawn in. One could say then that its paws are as smooth as velvet to touch. In a figurative sense, “faire patte de velours” means to hide one’s evil intention under a surface of affected sweetness. What is interesting here is less the moralistic overtone of the expression than the idea of two layers: a surface and, underneath it, something completely different, even contradictory. And indeed, at first the painting presents itself as a sumptuous surface, shimmering almost like mother-of-pearl, and prepares the stage for the beautiful Chatoiement, 1956 (figure 11), in the collection of the Musée d’art contemporain, Montreal. Borduas has completely abandoned the dichotomy of his automatist period, between background and object. On the contrary, the objects now explode and fuse with the background, achieving a nice flowing motion across the entire surface of the painting. There is no doubt that he has now assimilated the all-overness of American painting. Upon a closer look at Patte de velours, however, it is apparent that some of the dark shapes seem to create, if not real breaks in the surface, at least some tensions that will finally rupture the even surface. They are like the cat’s claws – ready to strike! Shortly afterward, Borduas would enter his Black and White period, where the black of his paintings may be read as black spots on a white background or, better yet, as ruptures on the surface opening into a black abyss. Patte de velours is a precursor of this imminent development, and that is why this superb Borduas is so important.


Paul-Émile Borduas (1905–1960)

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Patte de velours, 1955 huile sur toile, 91,4 x 76,2 cm

C’est le 15 mai 1958 que le marchand de tableaux torontois, G. Blair Laing, rendait visite à Paul-Émile Borduas dans son atelier parisien. Il fit alors l’acquisition de Patte de velours, 1955, et de six autres tableaux : Les boucliers enchantés, 1953, qui fait maintenant partie de la collection du Musée des beaux-arts de l’Ontario ; Roses et verts, 1953 ; Le Château de Toutânkhamon, 1953, qui appartient à un collectionneur montréalais ; La carrière engloutie, 1953 ; Le vent dans les ailes, 1953, aujourd’hui dans une collection particulière torontoise ; et Vol vertical, tableau plus tardif, de 1958. On le voit, Laing s’était montré prudent dans ses choix. Les collectionneurs canadiens n’étaient pas encore prêts à accompagner Borduas dans ses derniers développements. La plupart des tableaux acquis par Laing étaient de 1953, ou plus précisément, pour trois d’entre eux (Les boucliers enchantés, Le Château de Toutânkhamon, et La carrière engloutie), de l’été passé par Borduas à Provincetown avant son installation à Greenwich Village. Les deux autres tableaux de 1953 ont probablement été peints un peu plus tard, après son installation à New York. Vol vertical était le seul tableau récent acquis par Laing.

Figure 11: Paul-Émile Borduas Chatoiement, 1956

De dimensions modestes, peint en brun, rose et noir, ce petit tableau n’avait rien de commun avec les « noir et blanc » de la période parisienne. Patte de velours, clairement datée de 1955, est le seul de son espèce, probablement peint à la fin du séjour new yorkais ou au début de sa période parisienne.


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Il se peut que Patte de velours ait été exposée à une exposition conjointe Borduas – Riopelle présentée aux Laing Galleries vers la fin de l’année 1958, même si Hugo McPherson, qui fit la recension critique de l’exposition pour Canadian Art (hiver 1959), n’en parle pas explicitement. Que dire à propos du titre de cette œuvre ? Quand on dit qu’un chat fait « patte de velours », on veut dire qu’il retire ses griffes. Ses pattes sont alors douces au toucher comme du velours. Aussi, figurativement, « faire patte de velours » revient à cacher ses véritables intentions sous des dehors de douceur feinte. Ce qui est intéressant, dans le présent contexte, ce n’est pas le sous-entendu moralisateur de l’expression, mais l’idée de deux couches superposées : une surface, et en dessous, quelque chose de complètement différent, voire contradictoire. Et vraiment, le tableau se présente d’abord comme une somptueuse surface, quasi iridescente comme la nacre, un degré avant, pour ainsi dire, de Chatoiement, 1956 (figure 11), dans la collection du Musée d’art contemporain de Montréal. Il y a longtemps que Borduas a pris ses distances avec la dichotomie qu’il maintenait encore durant sa période automatiste, entre le fond et l’objet. Ici, au contraire, l’objet a éclaté et fusionné avec le fond. Un seul mouvement de lente ondulation parcourt toute l’aire picturale. Borduas a assimilé l’all-overness de la peinture américaine. Un examen plus attentif de Patte de velours révèle que certaines taches plus foncées, sans défoncer la surface, font craindre qu’une certaine tension finisse par y introduire des ruptures. Comme les griffes du chat prêtes à déchirer ! Bientôt, les « noir et blanc » succèderont à ces tableaux tout en surface, introduisant des taches sur le blanc dominant, ou créant des ouvertures sur un abîme de noir profond. Pattes de velours est comme un précurseur de cet important développement. D’où l’importance de ce tableau.


Paul-Émile Borduas (1905–1960)

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Où suis-je? 1955 oil on canvas, 15 x 18 in

Où suis-je? is a nice discovery. The last time we heard of this painting was on a bill of lading dated July 13, 1955, addressed to the well-known gallery owner Dr. Max Stern of Dominion Gallery in Montreal. Où suis-je? was named among the 11 paintings acquired by Stern at Paul-Émile Borduas’s New York studio. From then on, we did not know the fate of this painting. Due to the present New York collector, the mystery is solved. Où suis-je? was acquired by Sybil Kennedy, a sculptor who was represented by Stern; three of her works are in the collection of the National Gallery of Canada in Ottawa. Kennedy may have exchanged one of her sculptures for the Borduas. The tendencies clearly expressed by this painting are, on the one hand, the thickness of the impasto, and on the other hand, the overwhelming invasion of the white. Reaching the end of his stay in New York, and preparing for his departure to Paris, Borduas could ask the existential question par excellence: where am I? Where do I stand, at this turning point of my career? What have I learned? On the one hand, in many works of the Abstract Expressionists, the paintings retained traces of their genesis, as is so noticeable in the works of Jackson


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Pollock, Willem de Kooning or Franz Kline. Not only was importance given to the medium itself, but it was treated in such a way that something of the gestures used to apply it was kept on the canvas. One could almost recreate the steps taken to achieve the finished work. The heavy impastoes of Borduas’s paintings – not to mention those of Jean-Paul Riopelle – had the same purpose. On the other hand, the importance given to the white in Où suis-je? could be seen as Borduas’s answer to the all-overness of American painting. In fact, his painting is not really all-over. On the right side of the painting, many smaller events disturb the evenness of the white movement covering most of the painting surface. Moreover, Borduas succeeded in expressing movement in the white areas: vertically from the bottom to past the middle of the canvas in the slab on the left; with a clear orientation towards the left in the big slab at the centre; and in the opposite direction on the slab in the upper corner to the right. Nevertheless, by his handling of the white, Borduas succeeded in giving a strong feeling of unity to his painting. There was something in Borduas that resisted a complete absorption in American painting. He could ask himself on the eve of his departure for Paris: “Am I an American painter aspiring to be recognized in France? Or a French-speaking painter, longing for the country of my roots? Or, neither one nor the other – simply a Canadian painter?” In France, he would discover just how attached to the Americas, and how far from European sophistication, he was. But at this juncture between New York and Paris, it was probably still not easy to know. There is always a certain risk in reading the artist’s intentions in an abstract painting, but this one has a title (written on the back of painting, on the frame), and the title is never whimsical with Borduas. At least our interpretation gives an historical relevance to this beautiful painting.

Où suis-je? 1955 huile sur toile, 38,1 x 45,7 cm

Où suis-je ? est une belle découverte. La dernière fois qu’il avait été question de ce tableau, c’était sur un avis d’expédition daté du 13 juillet 1955, adressé au galeriste montréalais bien connu Max Stern, propriétaire de la Dominion Gallery. Il faisait partie d’un lot de 11 tableaux acquis par Stern à l’atelier new-yorkais de PaulÉmile Borduas. Depuis cette date lointaine, nous ignorions tout du destin de ce tableau. L’actuel collectionneur, vivant à New York, nous a révélé qu’Où suis-je ? avait été acquis par la sculptrice Sybil Kennedy, qui exposait chez Stern. Kennedy est une sculptrice d’une certaine notoriété. Le Musée des beaux-arts du Canada possède trois de ses œuvres. Il se peut que Kennedy ait échangé une de ses œuvres pour le Borduas.


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Deux choses s’imposent à une première inspection du tableau : l’épaisseur des empâtements; et la tendance du blanc à envahir tout l’espace pictural. Arrivant alors à la fin de son séjour new-yorkais, Borduas faisait la synthèse de ce qu’il avait appris à New York. C’est peut-être le sens premier du titre : Où suis-je ? Posant la question existentielle par excellence, Borduas entendait savoir où il en était à la fin de ce séjour si fécond en changements et inventions à New York. Borduas réagissait tout d’abord à cette idée, sensible chez certains peintres expressionnistes américains, comme Jackson Pollock, Willem de Kooning ou Franz Kline, que le tableau devait porter les traces de sa genèse. On retrouvait sur leurs toiles quelque chose des gestes qui y avaient appliqué leur médium. On pouvait presque recon­ stituer les étapes de leur construction. Les empâtements de Borduas, pour ne pas parler aussi de ceux de Jean-Paul Riopelle, avaient la même fonction. Par ailleurs, l’envahissement du blanc dans le petit tableau de Borduas pouvait correspondre à une tentative de sa part d’absorber quelque chose de l’all-overness des peintres américains. Tentative, car l’opposition entre la forme blanche centrale et les petites touches colorées sur les côtés y résiste. On notera comment Borduas était arrivé à suggérer le mouvement dans les blancs de son tableau : de bas en haut à la verticale, dans la dalle à gauche; et donnant carrément un élan vers la gauche à la grande dalle centrale. On décèle, par ailleurs, des mouvements dans d’autres directions dès qu’on approche de la périphérie du tableau. Borduas unifiait tout de même son tableau en donnant plus d’importance au blanc qu’à toute autre couleur. Il n’en restait pas moins que quelque chose résistait chez Borduas à une complète absorption dans l’expressionisme abstrait américain. Était-il un peintre d’Amérique aspirant à être reconnu en France ? Ou un peintre francophone aspirant à retrouver ses racines en France ? Ou encore ni un ni l’autre : simplement un peintre canadien. En France, il découvrira combien il était attaché à l’Amérique et combien loin il se sentait de la sophistique et du tarabiscotage parisiens. Mais au point où il en était, à la veille de son départ pour Paris, les enjeux n’étaient peut-être pas aussi clairs. Il y a toujours un risque à lire des intentions dans un tableau abstrait, mais celui-ci a reçu un titre de l’artiste (écrit au verso du tableau sur le faux-cadre) et les titres ne sont jamais gratuits chez Borduas. Espérons que notre interprétation n’est pas trop éloignée de son intention. Elle lui donne au moins une pertinence historique à ce tournant important de sa carrière.


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Persistance des noirs, 1955 oil on canvas, 18 x 15 in

This is a painting that has travelled a lot. It was shown at the Third Bienal de São Paulo at the Museu de Arte Moderna from June to October 1955, under the title Persistencia dos pretos. Also, a label affixed to the back of the painting shows that it was exhibited in Rio de Janeiro’s Museu de Arte Moderna soon after, from November 24 to December 11, 1955. This Third Bienal was an important event – since its inception in 1951, the Bienal de São Paulo wanted to create in the Americas an event analogous to the Venice Biennale in Europe. Paul-Émile Borduas and Jean-Paul Riopelle were representing Canada on this occasion. Their


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participation had been sponsored by the National Gallery of Canada under Robert H. Hubbard’s curatorship, and a catalogue was published indicating that Borduas had 12 recent paintings at this show. Our painting, catalogue #12, was the last mentioned. But this is not all. The painting was consigned 23 and exhibited at the Martha Jackson Gallery in New York in 1957, as attested to by another label on the back of the painting and a catalogue. 24 The painting was exhibited in England, first at Arthur Tooth & Sons, London, 25 and later, after the death of Borduas, at the Manchester Institute of Contemporary Arts, September 29 –October 29, 1961. 26 It is an extraordinary painting. Notice the many directions of the palette knife applying thick layers of paint, as if Borduas was determined to occupy the whole surface at once. The white seems to have been added towards the end of the process onto a darker and more colourful background, and it is indeed a miracle that the blacks have “persisted”. In this painting, Borduas seems to make a synthesis of his own work until then. He was always fascinated by the suggestion of depth, but under the impact of the painting of New York, he moved towards a more two-dimensional space. The fact that the black has persisted in creating openings in the white surface shows a will not to lose the third dimension completely. We are still far from the Black and White paintings of his Parisian period, but nevertheless on the way. On the other hand, Borduas has renounced the relationship to the object that was so conspicuous in his automatist paintings (see Parachutes végétaux, 1947, figure 3, page 25, for instance). Now the painting is purely gestural, creating an effect of proximity between the onlooker and the painter, which is very touching after so many years. My late colleague, René Payant, used to speak of the “indexality” of these Borduas paintings, 27 meaning there is a direct causal relation between the effect created by the painting and the handling of the medium by the painter. The presence of the painter producing the work is felt as immediate and real. It is not surprising that Borduas saw his own painting as striving “for the emotive synthesis of numerous elements”. 28 23 On verso is the Martha Jackson Gallery Inventory #1525 on the stretcher and on the gallery label. 24 Martha Jackson, Paul-Émile Borduas, Paintings 1953–1956, Martha Jackson Gallery, 1957, unpaginated. 25 Arthur Tooth & Sons, London, England, Two Canadian Painters, Paul-Émile Borduas, Harold Town, October 7–25, 1958. 26 Manchester Institute of Contemporary Arts (Manchester City Art Gallery, Athenaeum Annex), Canadian Trio: Paul-Émile Borduas – William Newcombe – Jean-Paul Riopelle, September 29– October 29, 1961, catalogue #3. 27 René Payant, “The Tenacity of the Sign”, Artscanada, vol. XXXV, no. 224 / 225, December 1978– January 1979, page 34. 28 Paul-Émile Borduas, “Answer to an Enquiry by J.-R. Ostiguy”, in François-Marc Gagnon and Dennis Young, Paul-Émile Borduas. Écrits / Writings 1942–1958, The Nova Scotia College of Art and Design and New York University Press, 1978, page 145.


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If I may be allowed to quote myself, in reviewing the 12 paintings shown at São Paulo, I wrote, “Certainly it is one of the more attractive paintings of the series.” 29 I have not changed my opinion since.

Persistance des noirs, 1955 huile sur toile, 45,7 x 38,1 cm

Ce tableau de dimensions modestes a beaucoup voyagé. On le trouve au Brésil, à la troisième Bienal de São Paulo au Museu de Arte Moderna, de juin à octobre 1955, sous le titre de Persistencia dos pretos. Une étiquette collée au dos du tableau nous apprend qu’il fut aussi exposé au Museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro, du 24 novembre au 11 décembre 1955. On ne saurait sous-estimer l’importance de la Bienal de São Paulo dont l’ambition était, depuis 1951, date de sa première présentation, de créer en Amérique un événement aussi significatif que la Biennale de Venise en Europe. Paul-Émile Borduas et Jean-Paul Riopelle représentaient le Canada à cette occasion. La Galerie nationale du Canada (aujourd’hui Musée des beaux-arts du Canada) avait appuyé leur candidature et, sous la direction de Robert H. Hubbard, son conservateur en art canadien, un catalogue avait été publié, indiquant que Borduas y avait 12 tableaux récents. Persistance des noirs, paraissant au no 12, fermait la liste. Ce passage par l’Amérique du Sud terminé, la toile revint à New York, où elle fut consignée 30 à la Martha Jackson Gallery, puis exposée à cette galerie en 1957, comme le démontre une étiquette collée au dos du tableau. 31 Le tableau fut également exposé en Angleterre, à la Arthur Tooth & Sons, 32 du 7 au 25 octobre 1958, puis, après la mort de Borduas, au Manchester Institute of Contemporary Arts, du 29 septembre au 29 octobre 1961. 33 C’est un magnifique tableau. On notera les directions multiples prises par les coups de spatule appliquant d’épaisses couches de peinture, comme s’il s’agissait d’occuper l’espace entier du tableau d’un seul coup. Le blanc semble être intervenu en fin de parcours, sur un fond plus sombre et plus coloré, et il y a quelque chose d’étonnant dans le fait que les noirs aient « persisté » justement ! Dans ce tableau, Borduas semble faire la synthèse de tout ce qu’il avait peint auparavant. Il avait toujours été fasciné par l’idée d’exprimer la profondeur en peinture, mais, 29 François-Marc Gagnon, Paul-Émile Borduas, A Critical Biography, McGill-Queen’s University Press, 2013, page 368. 30 Le dos de la toile porte le no d’inventaire de la Martha Jackson Gallery, 1525, no que l’on retrouve également sur le faux-cadre et sur l’étiquette de la galerie. 31 Martha Jackson, Paul-Émile Borduas, Paintings 1953-1956, Martha Jackson Gallery, 1957, non paginé. 32 Arthur Tooth & Sons, London, England, Two Canadian Painters, Paul-Émile Borduas, Harold Town, 7–25 octobre 1958. 33 Manchester Institute of Contemporary Arts (Manchester City Art Gallery, Athenaeum Annex), Canadian Trio: Paul-Émile Borduas – William Newcombe – Jean-Paul Riopelle, 29 septembre– 29 octobre 1961, catalogue no 3.


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sous l’impact de la peinture de New York, il en était venu à une peinture plus respectueuse de la surface. Le fait que les noirs aient persisté et créé des ouvertures dans la surface blanche montre que cet attachement à la troisième dimension ne l’avait pas quitté complètement cependant. Nous sommes encore loin des « noir et blanc » de sa période parisienne, mais tout de même sur la voie. Par contre, Borduas semble bien avoir renoncé à la présence de l’objet, si évidente dans sa peinture automatiste – comme, par exemple, dans Parachutes végétaux, 1947 (figure 3, page 25) au Musée des beaux-arts du Canada. Sa peinture est maintenant purement gestuelle, créant un effet de proximité entre le tableau et le spectateur, ce qui est particulièrement touchant après tant d’années. Mon regretté collègue à l’Université de Montréal, René Payant, parlait d’« indexalité » à propos de ces tableaux de Borduas, 34 signifiant qu’il y avait une relation directe entre le tableau, la manière dont il avait été peint et la présence même du peintre, qui avait laissé la trace de son geste dans la pâte de l’œuvre. Borduas luimême concevait ses tableaux comme faisant « une synthèse émotive d’éléments très nombreux », 35 comme il le disait dans ses Réponses à Jean-René Ostiguy. Écrivant en 1978 à propos des 12 tableaux de la Bienal de São Paulo, si on me permet de me citer moi-même, je déclarais à propos de Persistance des noirs : « Il s’agit certainement d’un des tableaux les plus intéressants de la série. » 36 Je n’ai pas changé d’opinion depuis.

34 René Payant, “The Tenacity of the Sign”, Artscanada, vol. XXXV, no 224 / 225, decembre 1978– janvier 1979, page 34. 35 Paul-Émile Borduas, « Questions et réponses (Réponses à une enquête de J.-R. Ostiguy) », dans François-Marc Gagnon et Dennis Young, Paul-Émile Borduas. Écrits / Writings 1942–1958, The Nova Scotia College of Art and Design and New York University Press, 1978, page 145. 36 François-Marc Gagnon, Paul-Émile Borduas (1905–1960), Biographie critique et analyse de l’œuvre, Fides, Montréal, 1978, page 384.


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1956

Composition, 1956 oil on canvas, 23 1/2 x 19 1/2 in


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In 1956, Paul-Émile Borduas had already been in Paris for a while. He left New York on September 21, 1955, on the steamship Liberté accompanied by his daughter Janine, and arrived in Le Havre five days later. He was in Paris on September 27, and settled at 19 rue Rousselet in a small studio found for him by Jean-Paul Riopelle and Gilles Corbeil. He was not happy with the choice and would move upstairs at the same address a little later. After the loft where he lived in New York, the Parisian accommodation might have seemed rather skimpy. One usually associates the famous Black and White Borduas paintings with his Parisian period. And it may come as a surprise that a canvas like Composition, 1956 – a few words will be added about this title further on – could have been painted in Paris. In fact, Borduas did not produce Black and White paintings immediately after his arrival in Paris. What we see, on the contrary, is the logical development of what he did in New York the year before. Borduas noted in a text sent to Jean-René Ostiguy, then at the National Gallery of Canada, which would be published in Le Devoir on June 9 and 11, 1956, “Even if these pictures became whiter and whiter, and more and more ‘objective’ with time, they still maintain a high degree of complexity, when I see all around me works with a clear and a precise meaning, from expressionism to graphism…My own always seem to make an emotional synthesis of so many elements.” 37 In fact, what was prevailing in Borduas’s painting at the beginning of his Paris stay was a clearer affirmation of the pictorial plane. Here, the surface is expressing “the totality of space”. This surface could be slightly modulated, as in the present case, but there is no way to read into it some endlessly receding horizon or some infinite depth. One is reminded that the great paradigm of painting since the Renaissance, which was to compare a painting to a window open on the world, was replaced in modern times by another one: the wall, as prophetically predicted in Honoré de Balzac’s 1837 short story “Le Chef-d’œuvre inconnu”. Balzac tells the story of an old artist, Master Frenhofer, who was obsessed with his portrait of the beautiful Catherine Lescault. He ceaselessly repainted it, as he wanted it to be his last masterpiece. But when he showed it to his visitors, Nicolas Poussin and Master Porbus, they could only see “un mur de peinture” (a wall of paint). It was as if the canvas, being a surface, could not allow any other effects than those of surface. The painting had become abstract – it was no longer a window open into reality, but a wall blocking the view. It was impossible to read its subject matter, except for one detail: the model’s foot in one corner. In New York, the American critic Clement Greenberg had stressed similarly that a painting being done on a surface must respect a certain flatness to not 37 Paul-Émile Borduas, “Answer to an Enquiry by J.-R. Ostiguy”, in François-Marc Gagnon and Dennis Young, Paul-Émile Borduas. Écrits / Writings 1942–1958, The Nova Scotia College of Art and Design and New York University Press, 1978, page 145.


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undermine its basic structure. Under his influence in New York at the time, there was a move to a more and more decisive affirmation of the pictorial plane among the artists admired by Borduas, such as Jackson Pollock, Clyfford Still and Barnett Newman. Regarding the title, Composition is probably not the title given by Borduas. It is too general and not poetic enough. We know of the titles of two paintings acquired by G. Blair Laing in March 1956 that had exactly the same dimensions as this one: Modulation aux points noirs and Girouette. In our painting also, the black modulates the surface, and the contradictory handlings of the palette knife could suggest the movements of the weathercock (“girouette” in French). Either of these two titles could apply to our painting, but unfortunately, it is impossible to make more than a mere conjecture given the state of our documentation today.

Composition, 1956 huile sur toile, 59,7 x 49,5 cm

En 1956, Paul-Émile Borduas vivait à Paris depuis un certain temps déjà. Il avait quitté New York le 21 septembre 1955 sur le Liberté, en compagnie de sa fille Janine, et débarquait au Havre cinq jours plus tard. Le 27 septembre, il s’installait au 19 rue Rousselet à Paris, dans un petit atelier que lui avaient trouvé JeanPaul Riopelle et Gilles Corbeil. Après le loft qu’il avait connu à New York, ces accommodements parisiens lui semblaient passablement étriqués et il déménagea bientôt à l’étage, à la même adresse. On associe généralement ses fameux « noir et blanc » à sa période parisienne. Il peut paraître surprenant qu’une peinture comme cette Composition – nous reviendrons sur ce titre à la fin de notre notice – puisse avoir été peinte à Paris. En fait, Borduas ne peignit pas ses « noir et blanc » dès son arrivée à Paris. Ce qu’on trouve d’abord, c’est la suite logique de ce qu’il avait peint à New York. Borduas avait d’ailleurs déclaré, dans un texte envoyé à Jean-René Ostiguy, alors à la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui Musée des beaux-arts du Canada), publié ensuite dans Le Devoir des 9 et 11 juin 1956 : « Que ces tableaux soient devenus de plus en plus blancs, de plus en plus “objectifs” avec le temps, ils n’en restent pas moins complexes, quand je vois tout autour de moi des œuvres au sens clair et précis, de l’expressionisme au graphisme. Toujours les miens semblent faire une synthèse émotive d’éléments très nombreux ». 38 En réalité, ce qui allait s’imposer au début de son séjour parisien, c’était la claire affirmation de la planéité de la surface peinte. Cette fois, la surface exprime « la totalité de l’espace ». Certes cette 38 Paul-Émile Borduas, « Questions et réponses (Réponses à une enquête de J.-R. Ostiguy) », dans André-G. Bourassa, Jean Fisette et Gilles Lapointe, Paul-Émile Borduas : Écrits I, Édition critique, Presses de l’Université de Montréal, 1987, page 532.


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surface pouvait être légèrement modulée, comme c’est le cas ici, mais il n’était plus possible d’y lire la moindre récession dans l’espace ou la profondeur. Il faut se rappeler que le grand paradigme de la peinture, depuis la Renaissance qui comparait le tableau à une fenêtre ouverte sur le monde, allait être remplacé, à l’ère moderne, par un autre : le mur. C’est Honoré de Balzac, qui dans « Le Chefd’œuvre inconnu », 1837, en avait pressenti le premier l’avènement. Dans cette nouvelle, Balzac raconte l’histoire d’un vieil artiste, Maître Frenhofer, obsédé par son portrait de la belle Catherine Lescault. Il le repeignait sans cesse, rêvant d’en faire son dernier chef-d’œuvre. Mais lorsqu’il montra son tableau à ses visiteurs, Nicolas Poussin et Maître Porbus, ils ne virent qu’« un mur de peinture », comme si le tableau, étant une surface, ne pouvait permettre d’autres effets que des effets de surface. Le tableau était devenu abstrait. Ce n’était plus une fenêtre ouverte sur la réalité extérieure, mais un mur qui en bloquait la vue. On ne pouvait plus y lire un sujet, sauf un détail dans un coin : un des pieds du modèle. À New York, le critique Clement Greenberg insistait de la même manière sur la nécessité pour la peinture de respecter la planéité de la surface pour ne pas contredire la structure de base du tableau. Sous son influence, on devait assister à New York à une affirmation de plus en plus grande de la surface peinte chez des artistes spécialement admirés par Borduas, comme Jackson Pollock, Clyfford Still ou Barnett Newman. Pour en revenir au titre, Composition n’est probablement pas un titre donné par Borduas. C’est un titre passe-partout, sans qualité poétique. On connaît les titres de deux tableaux acquis par G. Blair Laing en mars 1956 qui ont exactement les mêmes dimensions que notre tableau : Modulation aux points noirs et Girouette. Dans notre tableau, le noir module aussi la surface, et les directions contradictoires dans l’application de la spatule pourraient suggérer les mouvements d’une girouette. L’un ou l’autre titre pourraient donc s’appliquer à notre tableau. L’état actuel de notre documentation ne nous permet malheureusement pas de trancher.


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Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

Chinoiserie, 1956 oil on canvas, 23 1/2 x 28 3/4 in

Chinoiserie was purchased in Paul-Émile Borduas’s Paris studio on February 21, 1957, along with three other paintings, by M. Cochrane, director of Arthur Tooth & Sons in London, England. This gallery would show Borduas’s work several times, and our painting was exhibited October 7–25, 1958 in a joint show with the Toronto artist Harold Town, under the title Two Canadian Painters: Paul-Émile Borduas – Harold Town. Alan Jarvis, then director of the National Gallery of Canada, wrote the preface of the catalogue published on that occasion. G. Blair Laing’s gallery in Toronto bought this work from Tooth and brought it back to Canada. Chinoiserie belongs to a series of paintings from 1956 including Danses éphémères, Graphisme and Griffes malicieuses, in which Borduas seemed to want to keep in the medium of oil something of the fluidity and graphic quality of the watercolours he had made two years earlier, at a time when he was under the influence of New York painting, especially that of Jackson Pollock and Franz Kline. In Chinoiserie, he sometimes used the painting knife on the edge, instead of using the blade flat on the canvas, to get some linear effects. But sometimes the blade slipped and, instead of tracing a line, created subtle “passages” – to


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paraphrase Paul Cézanne – a word that describes the melting of one colour into another one. The pictorial area seems open and lines surge from outside the painting periphery, especially from the bottom of the canvas. The gentle touch, like skimming on the surface of the white paint, suggests the presence of Chinese landscape in Borduas’s imagination. He had always been fascinated by Chinese painting. In his personal library he had Art of the Far East: Landscape, Flowers, Animals, which included “16 Plates in Colour from the Work of Old Chinese and Japanese Masters” and an introduction by Laurence Binyon. At the end of his life, he wanted to travel to Japan, and was certainly attracted by the minimalism of Oriental art. Nevertheless, the word “chinoiserie” is slightly pejorative in French; it usually designates curios, trinkets or knick-knacks, not necessarily from China, but imitating Chinese style. Probably the choice of this title reflects the lack of pretension that Borduas wanted to convey when competing with the great art of China. Is there any sense in which this painting of Borduas could be said to have some relationship with Chinese art? For one thing, traditional Chinese painting is figurative and not abstract. Is this the reason that the painting’s title was changed from the title it had – Birches, Winter – when it was acquired by the Roberts Gallery, Toronto, from Laing? But even in an abstract form, Chinoiserie has one important feature in common with Chinese art. “Chinese painting,” as Norman Bryson explains, “has always selected forms that permit a maximum of integrity and visibility of structure through brushwork,” like foliage, bamboo, ridges of boulders, or mountain formations in the so-called boned style, or else “forms whose lack of outline…allows the brush to express to the full the liquidity and immediate flow of the ink,” like mist, the theme of still or moving water or aerial distance, in the boneless style. 39 Substitute a painting knife for the brush and oil medium for the ink, and you will not be too far in Borduas’s Chinoiserie from what Bryson said about Chinese painting. Abstract art, by groping for structure, putting form in question, giving more presence to the painterly gesture in the building of the image, is – maybe not always unconsciously – going back to the essence of Chinese painting. It is significant that Borduas could cross that road at the very moment when he was interested in “graphisme”, that is to say in the graphic or linear quality of a part of his art.

39 Norman Bryson, Vision and Painting: The Logic of the Gaze, Yale University Press, New Haven, 1983, page 89.


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Chinoiserie, 1956 huile sur toile, 59,7 x 73 cm

Chinoiserie fut acquise, avec trois autres toiles, par M. Cochrane, directeur de la Arthur Tooth & Sons de Londres, à l’atelier de Paul-Émile Borduas à Paris, le 21 février 1957. On sait que cette galerie londonienne exposera Borduas à quelques reprises. Notre tableau fut exposé du 7 au 25 octobre 1958 dans une exposition conjointe avec le peintre torontois Harold Town, sous le titre de Two Canadian Painters : Paul-Émile Borduas – Harold Town. Alan Jarvis, alors directeur de la Galerie nationale du Canada (aujourd’hui Musée des beaux-arts du Canada), rédigea la préface du catalogue. La Blair Laing Galleries de Toronto acquit ensuite Chinoiserie de la Arthur Tooth & Sons et la ramena au Canada. Chinoiserie fait partie d’une série de peintures, comme Danses éphémères, Graphisme et Griffes malicieuses, où Borduas semble tenter de retrouver à l’huile quelque chose de la fluidité et de la qualité calligraphique de ses aquarelles de 1954, époque où il subissait l’influence de la peinture américaine, surtout celle de Jackson Pollock et de Franz Kline. Dans Chinoiserie, il lui arrive d’utiliser la tranche de la spatule plutôt que de la poser à plat sur la toile et d’obtenir des effets linéaires de cette façon. Ailleurs, la spatule semble avoir glissé, créant des « passages » subtils. On sait que c’est le mot que Cézanne employait pour parler d’une couleur qui se fondait dans une autre. De plus, l’aire picturale semble ouverte sur la périphérie, et il arrive à certaines lignes de surgir du bas du tableau. Dans l’imaginaire de Borduas, la discrétion de la touche, effleurant à peine la surface blanche, a évoqué un paysage chinois. Borduas a toujours eu une certaine fascination pour l’Orient, sinon exclusivement pour la peinture chinoise. Il avait, dans sa bibliothèque personnelle, l’album de Laurence Binyon Art of the Far East : Landscape, Flowers, Animals, dans lequel on pouvait admirer « 16 planches de belles reproductions en couleurs d’œuvres de maîtres chinois ou japonais ». Vers la fin de sa vie, Borduas rêvait de se rendre au Japon et il était certainement attiré par le minimalisme de l’art oriental. Il n’en reste pas moins que le mot « chinoiserie » a quelque chose de péjoratif en français. Il désigne habituellement des bibelots sans grande valeur artistique, faits dans le style chinois et pas nécessairement en Chine ! Peut-être Borduas a-t-il voulu suggérer, en donnant ce titre à son tableau, qu’il était sans prétention par rapport à la grande tradition de la peinture chinoise qu’il tentait d’imiter. Peut-on dire, néanmoins, que le tableau de Borduas a quelque affinité avec l’art chinois ? Chose certaine, l’art chinois traditionnel est figuratif et l’art de Borduas, abstrait. Est-ce la raison pour laquelle, quand la Roberts Gallery de Toronto l’acheta de Laing, on lui donna pour titre Bouleaux, l’ hiver ? Mais, même


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abstraite, la peinture de Borduas a-t-elle quelque rapport avec l’art chinois ? Comme Norman Bryson l’a expliqué, « la peinture chinoise a toujours cherché ses formes dans ce qui rendait possible le maximum d’intégrité et de visibilité des structures par le coup de pinceau », comme, par exemple, les feuillages, le bambou, le bord des rochers ou les formations montagneuses dans le style dit « osseux », ou « des formes sans contour précis…permettant d’exprimer à plein la liquidité et l’immédiateté de l’encre avec le pinceau », comme le brouillard, le mouvement ou la tranquillité de l’eau, la distance aérienne, dans le style « désossé. » 40 Qu’on substitue la spatule au pinceau et l’huile à l’encre, et on ne sera pas si loin de Chinoiserie de Borduas et de ce que Bryson disait de la peinture chinoise. La peinture abstraite cherchant la structure, mettant la forme en question, donnant plus de présence au geste de peindre, coïncidait, peut-être pas toujours inconsciemment, avec la peinture chinoise. Il est significatif que Borduas se soit permis cette incursion vers l’Orient au moment où il s’intéressait spécialement au « graphisme », c’est-à-dire à la qualité linéaire d’une partie de son art.

40 Norman Bryson, Vision and Painting: The Logic of the Gaze, Yale University Press, New Haven, 1983, page 89, ma traduction.


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Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

1959

Sans titre, circa 1959 oil on canvas, 23 3/4 x 28 1/2 in

When Paul-Émile Borduas moved from New York to Paris, he thought that things would turn for the better for him. After all, he would not have to struggle with the problem of language. (Even though he could read and probably speak English, he wrote extremely rarely in English.) Moreover, he thought he knew Paris well, having been there from 1928 to 1930. But this is not what happened. He did not make an important gallery contact in Paris; nothing comparable to Martha Jackson in New York, for instance. The very first one-man show he had in Paris took place just one year before his death, in May–June 1959, at the short-lived Galerie Saint-Germain where he exhibited 17 works. Our Sans titre could have been in that exhibition, but we have no way of knowing that for sure, since the list of works exhibited is unknown and the journalists who visited the show spoke of it in very general terms. The reason, nevertheless, that Sans titre could have been part of this show is that we are sure that Abstraction en bleu, 1959 (figure 12), now in the collection of the Art Gallery of Ontario, was part of


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the exhibition, as it was reproduced on the invitation card. Like Abstraction en bleu, Sans titre seems to exemplify what Borduas wrote to the Montreal collector Gérard Lortie on February 19, 1959: “Went back to painting after a lengthy period of writing. A new phase starts, where colour claims some rights. Still too early to decide how it will develop.” 41 Sans titre probably belongs to the period between February and June 1959, since after his summer trip to Greece, his painting eliminates colour and returns to black on white. In November 1959, he told the Lorties: “Don’t count any more on the easy charm of colour…” 42

Figure 12: Paul-Émile Borduas Abstraction en bleu, 1959

At first, one is tempted to read Sans titre as two black and red columns standing in front of a white background. If, however, one follows carefully the movements of the painting knife, one discovers a more subtle integration of the red and black verticals with the white horizontal expanse, which appears less to recede in space than to interlock into the surface with the coloured elements. The result is a strong affirmation of the surface of the picture. If the painting is an “action”, as Harold Rosenberg used to say, the surface on which the painter works is an “arena”. It is evident that something more like an event than an image is happening here. We can feel the risk taken by the painter when he reduces, as he did in this case, his interventions to a few vertical and horizontal strokes, in a kind of 41 François-Marc Gagnon, Paul-Émile Borduas: A Critical Biography, McGill-Queen’s University Press, Montreal, 2013, page 453. 42 François-Marc Gagnon, Paul-Émile Borduas: A Critical Biography, McGill-Queen’s University Press, Montreal, 2013, page 460.


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new calligraphy. We are told that after Paris, Borduas was dreaming about living in Tokyo. He died too soon to realize this wish, but his painting was already suggesting a possible encounter with Japan. Sometimes Pierre Soulages or Franz Kline are mentioned apropos these last Borduas works. But Soulages is less material, less painterly than Borduas. He has his “little windows”, as Borduas said of this period of Soulages’s art, meaning that he managed to produce, between the strokes of black paint, some atmo­ spheric effects, which are completely absent from Borduas’s paintings. On the other hand, Kline refused the qualification of calligraphy for his painting. Indeed, Kline was not a painter of signs; Borduas could have been, if he had lived longer and if his very last works had not indicated a new direction once again. Sans titre, like Abstraction en bleu and the beautiful black and green cruciform Composition 44 at the Montreal Museum of Fine Arts, is a masterpiece in the genuine sense of the word. Only a master could risk as much and succeed so well.

Sans titre, circa 1959 huile sur toile, 60,3 x 72,4 cm

Quand Paul-Émile Borduas quitta New York pour Paris, il croyait que les choses tourneraient mieux pour lui. Au moins, il n’aurait plus de problème avec la langue. (Même s’il pouvait probablement lire et parler anglais, il n’osait presque jamais l’écrire.) Bien plus, il était persuadé de bien connaître Paris, y ayant vécu en 1928–1930. Mais ce n’est pas ce qui se passa. Il ne réussit à contacter aucune galerie importante – rien d’équivalent à la Martha Jackson Gallery de New York en tout cas. La première exposition particulière qu’il eut à Paris a eu lieu juste un an avant sa mort, à l’éphémère Galerie Saint-Germain où il exposa 17 tableaux en mai–juin 1959. Notre Sans titre aurait pu faire partie de cette exposition, mais nous n’avons aucun moyen de le savoir, étant donné qu’aucune liste d’œuvres n’a été conservée et que les journalistes qui ont parlé de l’exposition ne le firent qu’en termes très généraux. Le seul tableau dont la présence à la Galerie Saint-Germain est assurée est Abstraction en bleu, 1959 (figure 12), maintenant au Musée des beaux-arts de l’Ontario, parce qu’il est reproduit sur le carton d’invitation. Comme Abstraction en bleu, notre Sans titre semble justifier ce que Borduas écrivait au collectionneur montréalais Gérard Lortie, le 19 février 1959 : « Repris la peinture après de longues écritures. Une nouvelle phase, où la couleur revendique certains droits, s’amorce. Encore trop tôt pour en juger ». 43 Sans titre appartient sans doute à la période qui va de février à juin 1959, puisqu’après son voyage en Grèce, durant l’été qui suit, sa peinture élimine la couleur et retourne 43 André-G. Bourassa, Jean Fisette et Gilles Lapointe, Paul-Émile Borduas : Écrits II, t. 2, Édition critique, Presses de l’Université de Montréal, 1997, page 1055.


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au noir et blanc. En novembre 1959, il écrira en effet aux Lortie : « il ne faudrait pas compter sur les charmes faciles de la couleur ». 44 À première vue, on est tenté de lire Sans titre comme deux colonnes rouges et noires se dressant devant un fond blanc. Mais si on suit attentivement les mouvements de la spatule, on découvre une plus subtile intégration des bandes verticales rouges et noires avec les étendues horizontales blanches, qui paraissent moins servir de fond que venir se juxtaposer dans le même plan avec les bandes verticales. Il en résulte une forte affirmation de la surface picturale. Si le tableau est un « acte », pour reprendre une expression de Harold Rosenberg, et la surface sur laquelle le peintre intervient est une « arène », il est clair que nous avons affaire ici plus à un événement qu’à une image. On peut ressentir le risque pris par le peintre quand il réduisit, comme ici, ses interventions à quelques gestes horizontaux ou verticaux, inventant pour ainsi dire une nouvelle calligraphie. On sait qu’après Paris, Borduas rêvait d’aller vivre à Tokyo. Il mourut trop tôt pour réaliser son projet. Mais son tableau marquait bien une possible rencontre avec le Japon. On mentionne souvent Pierre Soulages ou Franz Kline à propos des derniers travaux de Borduas. Mais le Soulages que Borduas connaissait peignait en couches plus minces que Borduas. Il tenait encore à ses « petites fenêtres », comme disait Borduas, attirant l’attention sur le fait qu’il ménageait toujours la possibilité d’effets atmosphériques entre les bandes noires de ses tableaux. De son côté, Kline n’aimait pas qu’on qualifiât son travail de « calligraphique ». Kline n’était pas un peintre de signes. Mais Borduas aurait pu le devenir, s’il avait vécu plus longtemps, comme le démontre la direction nouvelle prise par ses derniers tableaux. Comme Abstraction en bleu et la très belle composition cruciforme connue comme Composition 44, au Musée des beaux-arts de Montréal, Sans titre est un chef-d’œuvre. Seul un maître pouvait risquer et réussir autant.

44 André-G. Bourassa, Jean Fisette et Gilles Lapointe, Paul-Émile Borduas : Écrits II, t. 2, Édition critique, Presses de l’Université de Montréal, 1997, page 1077.



Jean Paul

Lemieux 1904 –1990



Biographical Note on Jean Paul Lemieux Born on November 18, 1904, in Quebec City, Jean Paul Lemieux (he wrote his name without the hyphen between Jean and Paul) was raised in that city until 1916, when his family moved to Berkeley, California, for two years. His father, Joseph-Flavien, was a travelling salesman and often absent from home. Lemieux’s childhood was spent mainly with his mother, Corinne Blouin, his older sister Marguerite and his younger brother Henri. They had an easy life: during the winter months they lived in Quebec, but from May to November the family spent time at Kent House – today known as the Manoir Montmorency – an elegant hotel situated just above the Montmorency Falls, one of the more spectacular sites in Quebec. In 1918, the family settled in Montreal. In the spring of 1925, Lemieux was a student of Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, who had his studio on rue Sainte-Famille in Montreal. From September of the same year until 1929, Lemieux studied at the Montreal School of Fine Arts and had, among others, Edwin Holgate as a teacher. Interrupting his studies at the École des beaux-arts in 1929, Lemieux travelled to Europe with his mother. In Paris, he studied at the Académie de la Grande Chaumière and Académie Colarossi. Back in Canada, he returned to the Montreal School of Fine Arts from 1931 to 1934 and obtained a teaching diploma. He took a teaching position first at the École du meuble (1935), but only for a short period. In 1937 he left, and his position was taken by Paul-Émile Borduas. Lemieux had been offered a position at the École des beaux-arts de Québec, open since 1922, under the direction of Jean-Baptiste Soucy (1936–1963). Lemieux married Madeleine Desrosiers, and they moved to Quebec City, where he taught for many years until his retirement in 1965. Marcelle Ferron, Edmund Alleyn and Michelle Drouin were among his students. In 1954, he received a grant from the Royal Society of Canada to go to France. He was absent during the academic year of 1954–1955. After this year in France, Lemieux redefined his vision of the Quebec landscape, relating how it was necessary for him to go out of Quebec to discover it as it was – horizontal, with great expanses of snow, grey sky, almost empty of inhabitants. The “classic period” of Lemieux’s painting depicting lonely figures in empty landscapes of snow or grass, for which he is well known today, started then. In 1965, feeling that he could make a living from his painting, Lemieux retired on L’Isle-aux-Coudres near Baie-Saint-Paul on the St. Lawrence River. In 1969, the Montreal Museum of Fine Arts organized the first retrospective of his work. There were still more paintings to come, and in a completely new style. Indeed, his painting turned more expressionistic, showing the destruction

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100 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle of cities, denouncing nuclear attacks, and showing expression in the faces of his figures: brutality in the attackers, anxiety in the victims. In 1990, the Musée du Québec (now the Musée national des beaux-arts du Québec) organized a major retrospective of his work, but the painter died at the age of 86 on December 7, 1990, shortly before its opening. From October 2004 to January 2005, the National Gallery of Canada presented Homage to Jean Paul Lemieux, a centenary tribute to the painter.

Note biographique sur Jean Paul Lemieux Né le 18 novembre 1904 à Québec, Jean Paul Lemieux (il signait sans trait d’union entre « Jean » et « Paul ») demeura à cet endroit jusqu’en 1916, quand sa famille déménagea à Berkeley, en Californie pour deux ans. Son père, JosephFlavien était commis voyageur et souvent absent de la maison. C’est plutôt avec sa mère, Corinne Blouin, sa sœur aînée, Marguerite et son jeune frère Henri, que Jean Paul passa son enfance. Temps heureux, où durant l’hiver on vivait à Québec, mais l’été venu on s’installait à Kent House (aujourd’hui le Manoir Montmorency), un élégant hôtel situé près des spectaculaires chutes Montmorency. En 1918, la famille s’installa à Montréal. En 1925, Lemieux devint un élève de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, qui avait son atelier sur la rue SainteFamille à Montréal. En septembre de la même année et jusqu’en 1929, Lemieux s’inscrit à l’École des beaux-arts et aura, entre autres, Edwin Holgate comme professeur. Interrompant ses études aux beaux-arts en 1929, Lemieux part pour l’Europe avec sa mère. À Paris, il étudie à l’Académie de la Grande Chaumière et à l’Académie Colarossi. Revenu au Canada, il reprend ses études aux beaux-arts de 1931 à 1934 et obtient un diplôme d’enseignant. En 1935, il devient professeur à l’École du meuble, pour une courte période. Quand un poste s’ouvrit à l’École des beaux-arts de Québec, sous la direction de Jean-Baptiste Soucy (1936–1963), il préféra retourner à Québec, peu après son mariage avec Madeleine Desrosiers. Il y enseignera de nombreuses années, jusqu’en 1965, date de sa retraite. Marcelle Ferron, Edmund Alleyn, Michelle Drouin furent de ses élèves. En 1954, une bourse de la Société Royale du Canada lui permit d’aller en France. Il sera donc absent de Montréal pedant l’année académique 1954–1955. À son retour, Lemieux redéfinit sa relation au paysage québécois. Il avait fallu le quitter pour le redécouvrir autrement – horizontal, couvert de neige, sous un ciel gris, presque vide d’habitants… Les tableaux typiques de Lemieux, à un ou deux personnages devant une grande étendue de terrain devaient sortir de cette expérience de dépaysement.


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En 1965, convaincu qu’il pouvait vivre de sa peinture, Lemieux se retira à L’Isle-aux-Coudres, près de Baie-Saint-Paul, sur le fleuve Saint-Laurent. En 1969, le Musée des beaux-arts de Montréal organisait la première grande rétrospective de son œuvre. Son style devait changer peu après, adoptant une attitude plus expressionniste pour dénoncer la destruction des villes, les attaques nucléaires et révélant de l’angoisse ou de la brutalité sur la figure de ses personnages. En 1990, nouvelle grande rétrospective de l’œuvre de Lemieux cette fois au Musée du Québec (aujourd’hui Musée national des beaux-arts du Québec). Le peintre mourut à l’âge de 86 ans (le 7 décembre 1990) peu avant son ouverture. D’octobre 2004 à janvier 2005 c’était au Musée des beaux-arts du Canada de lui rendre Hommage de Jean Paul Lemieux, cent ans après sa naissance.


102 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

1953

Les servantes, 1953 oil on board, 30.25 x 19 in


Jean Paul Lemieux (1904–1990) 103

Les servantes may look like an unusual painting by Jean Paul Lemieux, since we are used to his vast and empty landscapes or his single and static figures. But we are referring then to Lemieux after his return from France in 1956, when he experienced the shock of what he called the “horizontality” of the Canadian landscape (at least in the east!). Before this, Lemieux was a painter involved, like many of his American counterparts of the same period, in social concerns. Here he depicts maids, seemingly working in a small hotel in Quebec City or elsewhere, climbing up or going down stairs to serve the clients. In fact, this type of social concern for the lower class never completely left Lemieux. Certainly he painted important people such as the Queen of England, Pope John Paul II and Cardinal Léger, but these were commissions and not always his best paintings. He was much more at ease in Les servantes, where one gets the feeling, as Marie Carani so aptly observed in her essay for the great Lemieux retrospective in 1992 at the Musée du Québec (now the Musée national des beaux-arts du Québec), of a certain alienation between the women. Each lives in her own world without communication with others. The railings are like fences, and the change of level created by the stairs confirms the distance between the two women.

Figure 13: Jean Paul Lemieux La visite des dames, 1971

One is reminded of the universe explored by some great American counterparts of Lemieux like Raphael Soyer, Edward Hopper, or even Mark Rothko in his early paintings done in the subways of New York. In fact, if one looks closely at Lemieux’s painting, one is struck by the simplification of the faces: the upper woman is reduced to a profile and the lower one has no mouth. It already shows in what direction Lemieux’s painting was going. In 1971, he painted La visite des dames (figure 13), now at the Musée national des beaux-arts du Québec, where the same simplification is at play, but without the richness of psychological insight we have in Les servantes, as if Lemieux in the meantime had passed from the psychological to the ontological.


104 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle The setting of the scene in Les servantes is amazing. The upper level opens on a space where we see a vase with flowers on a table, an open room and a window shedding light on the background scene. The lower level shows the entrance of the hotel, with its shiny floor. This is the world of the servants, the world of their care, of their work. But it is also a powerful image of their inner world, of their unconscious, since without a doubt there is a dreamlike quality in this painting. And as in dreams, people are often faceless. Social awareness in Lemieux never reaches the political, except – maybe – in his last period, when he wanted to protest against nuclear war and the destruction of the environment. In the major part of his work, his social concerns stayed at the level of the existence of the people concerned, a little like in Louis Muhlstock’s painting. Both artists were aware of the misery and grandeur of their time, and knew how to express human dignity in misery. This is a rare gift and is particularly well rendered in Les servantes.

Les servantes, 1953 huile sur panneau, 76,8 x 48,3 cm

On pourrait penser que Les servantes ne sont pas un tableau très typique de Jean Paul Lemieux. C’est qu’on se réfère à ses grands paysages aux horizons infinis et à ses personnages, souvent uniques et inactifs, autrement dit à sa peinture d’après son retour de France en 1956, quand il aura le choc de l’horizontalité du paysage canadien (du moins dans l’est du pays !). Auparavant, comme plusieurs autres peintres de la même période aux États-Unis, Lemieux était préoccupé par les problèmes sociaux. Il dépeint ici des servantes, travaillant, semble-t-il, dans un petit hôtel de la ville de Québec ou des environs, grimpant ou descendant les escaliers pour servir leurs clients. Pour dire vrai, Lemieux est toujours resté attaché aux petites gens. Certes il a peint la reine d’Angleterre, le pape Jean Paul II, le cardinal Léger, mais il s’agissait de commandes et ce ne sont pas toujours ses meilleurs tableaux. Il est beaucoup plus lui-même quand il peint Les servantes. Dans Les servantes, on ne peut se défendre de l’impression, comme Marie Carani le fait remarquer justement dans son essai écrit pour le catalogue de la grande rétrospective Lemieux de 1992 au Musée du Québec (maintenant Musée national des beaux-arts du Québec), d’une certaine aliénation entre ces deux femmes. Chacune vit dans son monde, sans communication avec celui de sa voisine. La rampe des escaliers est comme une barrière, et le changement de niveau entre les paliers confirme cette impression de distance entre les deux femmes. On pense aux univers explorés par les grands contemporains américains de Lemieux, Raphael Soyer, Edward Hopper, voire Mark Rothko, qui avait consacré toute une


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série de tableaux au métro de New York dans les débuts de sa carrière, avant son passage à l’art abstrait. En regardant attentivement le tableau de Lemieux, on est frappé par la simplification des visages : on ne voit que le profil vague de l’une et les yeux de l’autre (la bouche n’est pas notée). C’est une direction que suivra la peinture de Lemieux. En 1971, par exemple, il peindra de la même manière La visite des dames (maintenant au Musée national des beaux-arts du Québec), avec encore moins de suggestion sur la psychologie des personnages. On passe de la psychologie à l’ontologie. Le réglage de la scène dans Les Servantes est remarquable. Dans le registre supérieur, un long corridor laisse voir un pot de fleurs posé sur un tabouret, une porte de chambre ouverte et une petite fenêtre qui jette de la lumière sur l’ensemble. Le registre inférieur fait voir le hall d’entrée de l’hôtel et son parquet brillant. C’est le monde des servantes, le monde de leurs soucis, de leur travail. Mais c’est aussi une image de leur monde intérieur, de leur inconscient, le monde qu’elles voient en rêve. N’est-il pas courant que les personnes vues en rêve n’ont pas de visage ? Les préoccupations sociales de Lemieux ne se traduisent pas en idées poli­ tiques, sauf peut-être dans ses tout derniers tableaux qui expriment de l’inquiétude pour l’environnement avec le développement du nucléaire. Dans la majeure partie de son œuvre, les préoccupations sociales en restent au niveau de l’existence des petites gens, un peu comme chez Louis Muhlstock. L’un et l’autre étaient très conscients de la grandeur et de la misère de leur époque et surent traiter de la dignité des simples. Les servantes en sont la preuve éclatante.


106 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

1958

Les Brûlés, 1958 oil on canvas, 12 x 38 in

In 1959, the National Film Board created a series of eight films for television on the early settlers of Abitibi, also titled Les Brûlés. The series was based on a novel published in 1947 by the journalist and novelist Hervé Biron, Nuages sur les brûlés, describing the colonization of Abitibi-Témiscamingue in northwestern Quebec near the border with Ontario. The term “grand-brûlé” in Cana­ dian French means a piece of land where fire has occurred but where the trees have not sprouted again. Such land is an inherent part of the landscape of the North, where some localities bear the name of Grand-Brûlé. For the new settlers it was an ominous sign of difficulties ahead, since all these burnt tree trunks were a sure sign of the poverty of the soil. As is often the case with Lemieux, however, what could have been regionalist subject matter or a reflection on one aspect of Quebec’s history of colonization is generalized. Lemieux always tried to escape from the particular and to reach the universal. He gave us his vision of the North, but showed at the same time the strangeness of nature, its non-human character, its foreignness to our own world, and as such reaches a broader level. The unusual horizontal format of the painting was imposed on Lemieux by the very horizontality of the landscape. The relatively low horizon adds to the sombre effect of the painting, which could be read today as symbolic of an ecological disaster. The tree trunks receding to infinity, the snow-covered land and the steel-grey sky with faint traces of whitish clouds create a surprising and unforgettable image of the North, but show at the same time the unforgiving hostility and aloofness of nature to Man.


Jean Paul Lemieux (1904–1990) 107

Les Brûlés, 1958 huile sur toile, 30,5 x 96,5 cm

C’est en 1959 que l’Office National du Film créa une série de huit films pour la télévision sur le thème des premiers colons de l’Abitibi, intitulée Les Brûlés. La série s’inspirait d’un roman du journaliste Hervé Biron, Nuages sur les brûlés, publié en 1947 et consacré à la colonisation de l’Abitibi-Témiscamingue, dans le nord-ouest du Québec, près de la frontière de l’Ontario. En québécois, « grandbrûlé » désigne une terre où un incendie a fait rage et où les arbres n’ont pas repoussé. Ces terres sont typiques du paysage du Nord. Certains villages portent même le nom de Grand-Brûlé. Pour les nouveaux colons, ces terres n’étaient pas de bon augure. Elles mettaient en évidence la pauvreté des sols. Comme c’est souvent le cas chez lui, au lieu d’en faire un sujet régionaliste ou le reflet d’une partie de l’histoire de la colonisation au Québec, Lemieux se détache du particulier et tente d’atteindre un niveau plus élevé de généralisation. Ce qu’il nous donne à voir, c’est le Nord, son caractère étrange, inhumain, implacable, mais en même temps sa possible ubiquité. L’horizontalité du paysage qui a tant frappé Lemieux lui a dicté le format inhabituel du grand rectangle allongé de son support. L’horizon relativement bas contribue au sentiment de désastre écologique que l’on éprouve en regardant Les Brûlés. Les troncs d’arbres reculant à l’infini, la neige partout et le ciel gris-fer tout juste rehaussé ici et là de traces plus pâles, en font une singulière et inoubliable image du Nord, et suggèrent une nature sinon hostile, du moins indifférente à la présence humaine.


108 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

1960

Le domaine, 1960 oil on canvas, 23 x 42 in

In Le domaine, Jean Paul Lemieux unites a landscape and a figure in the same pictorial space, a disposition that would recur many times in his paintings. Often the figure stands in the middle in the foreground. Here, on the contrary, the figure of a woman is positioned on the right, as if to show us more clearly the “domain” with which this person could have a special relationship. The landscape itself is fenced on the top by a row of bushes or trees, under a warm grey sky. Painted in 1960, and with such a title, it is tempting to propose that there is political content in the painting. A “domaine” is a property, and in this early period of the Quiet Revolution, the political slogan in Quebec was “Maîtres chez nous!” (Masters of our own domain!) However, there are two main reasons to resist such an interpretation. First, Lemieux’s political opinions are known – he was not a “separatist”. In fact, he made explicit declarations against the separation of Quebec from the rest of Canada. After all, the word “domaine” is not so far from the word “dominion”, and Canada used to be a Dominion! The other reason is quite simple. One look at the painting itself will convince any onlooker without prejudices that Lemieux goes far beyond politics. The presence of a human figure is crucial here. It is the woman who transforms what could appear as a mere tract of land delimited by a line of forest into a “domain”. In philosophical terms, one could say that it is her presence that unveils the


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meaning of this small region of the world, reveals its truth. Without her, indeed, this piece of land could easily return to a nondescript mystery as an ill-defined field under a grey sky. Lemieux always groped for a more universal meaning in his painting. He was touched when his paintings were well received in the USSR when shown at the Museum of Leningrad, August 1–21, 1974, and at the National Gallery in Prague, September 13–October 5, 1974. For Lemieux, it meant that he could touch not only people in Quebec but also other people around the world who could relate to a similar context. The relationship of the landscape to the figure is one of the prevailing themes of Lemieux’s work. In Le domaine, this relationship is not one of a worker on the land, nor of quiet contemplation of the land, since the woman’s back is turned to it. Her presence there is to reveal the true meaning of the landscape she is in, which is not just a landscape, but her domain. In other words, the figure in Lemieux’s painting confronts us like the “admonitor” in a classic religious painting of the seventeenth century. The admonitor was a character who, facing the spectator, pointed his finger towards the scene depicted in the centre of the canvas. He was positioned to the side, and his function was to establish a relationship between the spectator and the main topic of the painting, although he was not himself a part of the action. The fact that in Le domaine the human figure is also seen in a half-length view, almost belonging to the space where we stand to look at the painting, creates a stronger proximity between us and the “domain” depicted here. In an Old Master painting, the admonitor was habitually seen in full, but since the invention of photography we have learned of the efficacy of a cropped figure in a composition. It creates a nearness that was put to good use here in Le domaine.

Le domaine, 1960 huile sur toile, 58,4 x 106,7 cm

Dans Le domaine, Jean Paul Lemieux réunit sur la même aire picturale un paysage et un personnage, dispositif qui reviendra souvent dans son œuvre. Souvent le personnage se dresse au milieu, au premier plan. Ici la femme est reportée sur la droite, comme pour mieux faire voir « le domaine » auquel, on le suppose, elle est spécialement attachée. Le paysage lui-même se réduit à un champ fermé, dans le haut de la composition, par une rangée d’arbustes ou d’arbres, le tout sous une mince bande de ciel gris. Peint en 1960, et avec pareil titre, le tableau aurait-il un sens politique ? Dans les premiers temps de la Révolution tranquille, le slogan qui


110 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle revenait le plus souvent était « Maîtres chez nous », maîtres de notre domaine ! Toutefois, s’agissant d’un tableau de Lemieux, on peut avancer deux raisons pour rejeter pareille interprétation du tableau. La première tient à ce que les opinions politiques de Lemieux sont connues. Il n’était pas un « séparatiste » ; il a même fait des déclarations explicites contre la séparation du Québec du reste du Canada. Après tout le mot « domaine » n’est pas si loin de « Dominion », comme on avait l’habitude d’appeler le Canada autrefois! La seconde est tirée du tableau lui-même. Il est difficile en effet d’y voir une intention partisane. La présence de la femme à droite change tout. C’est elle qui transforme en « domaine » le petit coin de pays qui nous est donné à voir. En termes philosophiques, on pourrait dire que c’est sa présence qui dévoile la signification de ce petit espace, qui manifeste sa vraie nature. Sans elle, ce même endroit perdrait toute identité et redeviendrait un simple champ sous un ciel gris. Lemieux cherche toujours à atteindre à l’universel. Il avait été particulièrement touché par l’accueil enthousiaste qu’on avait fait à sa peinture lors des présentations en Union Soviétique, au Musée de Leningrad (du 1 au 21 août 1974) et à la galerie nationale à Prague (du 13 septembre au 5 octobre de la même année). Il y vit la preuve que sa peinture ne rejoignait pas seulement les Québécois, mais bien d’autres gens en tout autre contexte. La relation d’un individu avec son paysage est un thème récurrent chez Lemieux. Dans Le domaine, cette relation n’est pas celle d’un paysan avec sa terre, ni d’un contemplatif avec la nature, puisque la femme tourne le dos à son lopin de terre. Sa simple présence suffit à révéler le vrai sens du paysage où elle se trouve. Justement, ce n’est pas un simple paysage, mais c’est son domaine. Autrement dit, le personnage, dans le tableau de Lemieux, nous interpelle comme l’« admoniteur » d’un tableau religieux du XVIIe siècle. On sait que l’admoniteur était un personnage qui regardait le spectateur et qui pointait le doigt vers le personnage ou l’événement le plus important du tableau. Il était en général placé sur un des côtés et s’excluait, par le fait même, du centre de la scène. Si on revient à notre tableau, on note en plus que la personne qui joue ce rôle est vue à mi-corps, et appartient de ce fait presqu’à l’espace du spectateur, en tout cas le rapproche singulièrement du « domaine » représenté ici. Dans la peinture ancienne, l’admoniteur est généralement vu en pied. Mais depuis l’invention de la photographie, nous avons appris l’efficacité d’un cadrage plus serré de la figure humaine. Il crée une intimité avec le sujet, que Lemieux a su exploiter avec bonheur dans Le domaine.


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1962

Ti-Gus, 1962 oil on canvas, 45 1/4 x 30 in


112 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle This is a well-known painting by Jean Paul Lemieux, since it was presented in 1967 at his retrospective exhibition at the Montreal Museum of Fine Arts, the Musée du Québec and the National Gallery of Canada, and it was reproduced in the catalogue published for that occasion. Lemieux had often said that he attached as much importance to his paintings with people as to his landscapes. Ti-Gus, 1962, could be said to belong to both genres, since it represents a boy in front of a typical Lemieux horizontal landscape with a grey winter sky. Obviously Lemieux was attracted by the idea of creating characters rather than portraits of specific individuals. Ti-Gus could be described as a typical French Canadian boy (Ti in Québécois stands for petit and Gus for Gustave). This is probably the reason why no family name is given to the boy. He is known only by a nickname, not by a surname. This remark applies to other Lemieux paintings. One thinks of the famous Julie et l’univers, 1963 (figure 14), for instance.

Figure 14: Jean Paul Lemieux Julie et l’univers, 1963

Even though we feel that he is full of life, Ti-Gus stands still, like a soldier, with his arms alongside his body and his back straight. Often Lemieux’s people are inactive, standing in front of the landscape doing nothing in particular, just being. I have often thought that Lemieux had a philosophical mind and was expressing the very idea of Heidegger’s dasein, to be there, the ‘there’ (da) being the almost empty landscape that had struck him when he came back from a trip to France in 1956. But Ti-Gus’s lack of activity has another meaning. It reflects a certain renun­ ciation of action. The very fact that one finds so many children among Lemieux’s


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characters is not insignificant. By definition, children are not yet in the real world. We protect them from it and let them live in a universe of their own. This is true also of other people in Lemieux’s paintings such as L’orpheline, 1956; L’enfant de chœur, 1957; La servante, 1966; or Le petit frère convers, 1971. Like the people in Chaïm Soutine’s paintings – the first communion girl, the cook’s helper or the altar boy – they belong to the margins of society, if not to a lumpenproletariat. They will not be a source of change in the society in which they accept both the rules and the limitations. Like nineteenth-century characters in novels – and one could say that, taken as a whole, Lemieux’s personages belong to the universe of the novel, like Charles Dickens or George Eliot characters – they have renounced their desire and do not contest the rules, even though they are crushed by them. Ti-Gus is a nice boy, but he is not completely happy. His face expresses some worry, his future is uncertain and the bleak landscape behind him is not very hopeful either. But, at the same time, how endearing are these Lemieux characters! Because of their archetypal nature they become a source of identification for everyone. Lemieux always strived to be as far as possible from any narrow nationalism, to the point of being astonished, or even embarrassed, to have been called “le peintre québécois par excellence”. It is true that one could find a Ti-Gus anywhere there are children, snow and winter.

Ti-Gus, 1962 huile sur toile, 114,9 x 76,2 cm

Tableau bien connu de Jean Paul Lemieux, puisqu’il avait fait partie de le rétrospective de 1967 présentée au Musée des beaux-arts de Montréal, au Musée du Québec et à la Galerie Nationale du Canada, Ti-Gus est reproduit au catalogue publié à cette occasion. Lemieux a souvent déclaré qu’il attachait autant d’importance à ses tableaux à personnages qu’à ses paysages. On pourrait dire que Ti-Gus appartient aux deux genres, puisqu’il représente un jeune garçon debout devant un paysage de neige, traité à l’horizontale, typique de Lemieux. Lemieux est évidemment attiré par l’idée de créer des types plutôt que de faire le portrait d’un individu en particulier. On pourrait décrire Ti-Gus comme un jeune garçon canadien-français type. C’est probablement la raison pour laquelle aucun nom de famille ne lui est donné. Il est connu par un surnom, même pas un prénom. On pourrait même la même remarque de bien des personnages de Lemieux. On pense au fameux tableau Julie et l’univers, 1963 (figure 14), par exemple. Même s’il a l’air plein de vie, Ti-Gus est à l’attention, comme un soldat, les bras serrés le long du corps et le dos très droit. Les personnages de Lemieux sont


114 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle souvent inactifs. Ils se tiennent devant le paysage ne faisant rien en particulier, sauf exister. J’ai toujours pensé que Lemieux avait un esprit philosophique. Par exemple, ici, il me semble exprimer ni plus ni moins que l’idée heideggérienne du dasein, de l’être là, où le là est ce paysage presque vide qui l’avait tant frappé quand il était revenu de son voyage en France en 1956. Mais l’inaction de Ti-Gus a un autre sens. Elle témoigne d’un certain renoncement à l’action. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que l’on retrouve beaucoup d’enfants dans la production de Lemieux. Par définition, les enfants ne sont pas encore dans le vrai monde. Nous les en protégeons et nous les laissons vivre dans leur propre univers. Ils sont comme hors jeu. On retrouve quelque chose d’analogue dans L’orpheline, de 1956, L’enfant de chœur, de 1957, La servante, de 1966, Le petit frère convers, de 1971. Comme les personnages de Chaïm Soutine – les communiantes, les aides cuisiniers, les enfants de chœur – ils appartiennent tous aux marges de la société, sinon à un lumpenproletariat. Ce ne sont pas eux qui vont changer la société dont ils acceptent les manières de vivre et les interdits. Ils sont comme les personnages des grands romans du XIXe siècle – les personnages de Charles Dickens ou de George Eliot. Ils ont renoncé à leurs désirs et ne contestent pas les règles, même si elles les écrasent. Ti-Gus est un bon petit garçon, mais il n’est pas complètement heureux. Son visage est quelque peu inquiet. Son avenir est incertain et l’austère paysage derrière lui n’est pas très encourageant non plus. Mais, en même temps, combien ces personnages de Lemieux sont attachants ! Ils sont comme des archétypes dans lesquels tous et chacun d’entre nous peuvent se projeter. Lemieux cherche toujours à éviter tous les particularismes. Il avait même été surpris d’être appelé « le peintre québécois par excellence ». Aussi pouvons-nous rencontrer un Ti-Gus partout où il y a des enfants et de la neige.


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1910 Remembered, 1962 oil on canvas, 42 x 57 1/2 in

Jean Paul Lemieux was born in Quebec City on November 18, 1904. As his father was a travelling salesman who was often away from home, the childhood of Lemieux was spent mostly with his mother, his older sister Marguerite and his younger brother Henri. They lived comfortably: during the winter months they lived in Quebec City, but from May to November they stayed at Kent House (now the Manoir Montmorency). This is an elegant hotel situated just above the Montmorency Falls, one of the more spectacular sites in Quebec. Kent House got its name from a romantic episode in the life of the Duke of Kent, who spent time there, between 1791 and 1793, with Madame de Saint-Laurent. Even though 1910 Remembered does not show the building, the fact that the title of the painting is in English was probably a way to refer to it. In 1910, the young Jean Paul was a child of six years. It is he and his parents who are depicted in 1910 Remembered. There is a photo of him (figure 15) with his younger brother near a fountain at Kent House, in which he wears a sailor outfit similar to the one we see in this painting. In fact, 1910 Remembered was the first of a series of autobiographical paintings in which the painter represented himself at different ages. In Les temps passés, 1965, he put himself in the company of people from the past; in L’ été de 1914 from the same year (collection of the Musée national des beaux-arts du Québec),


116 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle he represented himself a little older, at 10 years of age, near Kent House – clearly shown and recognizable this time – with his sister Marguerite. Everybody knows his Autoportrait of 1974, also in the collection of the Musée national des beauxarts du Québec, where he represented himself three times – as a boy, as an adolescent and as an old man of 70 years (his age when he painted this self-portrait). They all face the viewer, and behind them Lemieux quoted his own paintings, Le visiteur du soir, 1956 (figure 19, page 123, collection of the National Gallery of Canada), and Le cavalier dans la neige, 1967 (in a private collection).

Figure 15: Jean Paul Lemieux and his brother Henri at Kent House, summer 1911

1910 Remembered, then, is an evocation of the childhood of the painter. Lemieux was quoted by the art critic Guy Robert as saying: “Childhood is light, joy, the age of perfect happiness. You can be happy before 10 years old, and after 50 years old. In between, it is the time of struggle, and bitter fights…” 45 Perhaps it has not been emphasized enough that Lemieux was a painter of childhood. This same year, as we have seen, he painted Ti-Gus. But it would be presumptuous to conclude from his sayings about the happiness of childhood that his representations of children are sweet and joyful. Most of the time they show some complexities of character that seem to imply that even childhood is not free from struggle and misery. One recalls L’orpheline, 1956 (collection of the National Gallery of Canada), or, even more, La mort par un clair matin, 1967 (collection of the Musée national des beaux-arts du Québec). which shows a child and her mother in black, mourning their loved one. The child looks sad and determined, facing the unknown but bearing up under the circumstances. If we go back to our painting, the child seems more quiet than happy, and the parents, although facing each other, seem lost in their own thoughts without too much communication between them. Maybe the cloud that hangs over the boy 45 Guy Robert, Jean Paul Lemieux, la poétique de la souvenance, Éditions Garneau, Quebec, 1968, page 10. My translation.


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is slightly symbolic. It is not, then, an easy portrait of a happy family. The boy is closer to his father in this picture, maybe because he missed him more during that period. Nevertheless, the open space behind them suggests that the scene was taking place near Kent House, above the Montmorency Falls. We see also a lady in white with a parasol walking in the distance. Lemieux had a tendency to represent the surroundings of the manor as an immense park, which in reality is not so extensive. But is it not typical of childhood memory to give unreal dimensions to space, dimensions that correspond more to the feeling of freedom experienced then? This famous painting, often reproduced, was exhibited at the Lemieux retrospective held at the Musée du Québec in 1967. One can see it on the wall in a photo of Lemieux and his wife standing alone in the big room of the Museum (figure 16). It was also presented in Moscow. A Lemieux exhibition was organized by the Musée du Québec in 1974 and travelled to Moscow, where it was shown at the Artists’ Union Gallery, July 1–21. It continued on to the Russian Museum in Leningrad, August 1–21, to the National Gallery of Prague, September 13–October 6, and finally to Paris, at the Musée d’art moderne de la ville de Paris, November 15, 1974–January 5, 1975. A catalogue was published for the occasion by the Quebec Ministry of Cultural Affairs, which included an essay by the poet Anne Hébert (1916–2000).

Figure 16: Jean Paul Lemieux and his wife Madeleine Desrosiers during the Musée du Québec’s (now the Musée national des beauxarts du Québec) retrospective exhibition, fall 1967 Gestion A.S.L. Inc., copyright for Jean Paul Lemieux

In Moscow, a visitors’ book was kept in which numerous comments were written. They include comments by V. Iakovlev, a soloist with the Philharmonic; D. Garlov, a sculptor; two painters, A. Petrova and Lida Ermolenko; and many others. All these people were very touched by the Lemieux exhibition and saw an unmistakable resemblance between their country and our own. Lemieux’s success in the Soviet Union and Czechoslovakia inspired him to comment during an interview by a journalist: “I never quite understood why I was considered to be


118 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle the Québécois painter par excellence. Sure enough, I remained figurative, hence traditional in my way of painting, but what I have painted could have been found as easily in the West as in Norway or Russia.” 46 In a photograph taken in Moscow (figure 17, page 120), we see the painting hung not far from L’ été de 1914. Lemieux saw himself as a painter of the North rather than of a specific territory. He thought that his winter landscapes could speak to Norwegians or Russians as much as to Canadians. In that sense, Lemieux could be seen as keeping a distance from the Group of Seven, which sought to express Canadian identity by the depiction of a specific landscape, like the wilderness of Northern Ontario, the Rockies, even the Far North. For Lemieux, it was more crucial to find the exact hue of grey for his northern sky than to paint mountains or icebergs.

1910 Remembered, 1962 huile sur toile, 108 x 148,8 cm

Jean Paul Lemieux est né à Québec le 18 novembre 1904. Son père, JosephFlavien, était un homme d’affaires qui voyageait beaucoup et était souvent absent de la maison. Jean Paul vécut son enfance essentiellement avec sa mère, Corinne Blouin, sa grande sœur Marguerite et son plus jeune frère Henri. Bien nantie, la famille passait l’hiver à Québec, mais, de mai à novembre, se retrouvait à Kent House, le Manoir Montmorency comme on le désigne aujourd’hui, élégant hôtel situé au-dessus des chutes Montmorency, site touristique des plus spectaculaire près de Québec. L’endroit s’est appelé Kent House en souvenir du duc de Kent, qui y passa quelques moments heureux avec une madame de Saint-Laurent, entre 1791 et 1793. Le tableau de Lemieux ne montre pas Kent House, mais le fait que son titre soit en anglais est peut-être une façon d’y faire allusion. En 1910, le jeune Jean Paul n’avait que six ans. C’est lui et ses parents que l’on retrouve dans son tableau. Une photo nous le montre avec son jeune frère près d’une fontaine à Kent House (figure 15). Il porte le même petit costume de marin que dans son tableau. De fait, 1910 Remembered est le premier d’une série de tableaux autobiographiques peints par Lemieux et où il s’est représenté à différents âges : dans Les temps passés, 1965, il est compagnie de gens du passé ; dans L’ été de 1914, de la même année (Musée national des beaux-arts du Québec), il s’est représenté un peu plus vieux, près de Kent House, facilement reconnaissable cette fois, avec sa sœur Marguerite. Enfin, tout le monde connaît son Autoportrait, 1974, faisant aussi partie de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec, dans 46 Lemieux quoted in Jacques Michel, “À 70 ans, Jean Paul Lemieux reste solitaire, curieux de tout, mais pessimiste”, Perspectives, March 1, 1975, page 20. My translation.


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lequel il s’est représenté trois fois, comme un jeune garçon, un adolescent et un vieil homme de 70 ans (l’âge qu’il avait quand il peignit ce tableau). Les trois personnages font face au spectateur et, derrière eux, Lemieux s’est cité lui-même en représentant deux de ses tableaux Le visiteur du soir, 1956 (figure 19, page 123, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa) et Le cavalier dans la neige, 1967 (collection particulière). 1910 Remembered est donc une évocation de l’enfance du peintre. Guy Robert a rapporté un propos de Lemieux disant : « L’enfance, c’est la lumière, la joie, l’âge du bonheur parfait. Il est possible d’être heureux avant l’âge de dix ans, puis après cinquante ans. Entre ces deux âges, c’est la lutte, les âpres combats… » 47 On ne l’a peut-être pas assez dit, Lemieux fut un peintre de l’enfance. La même année, il peignait Ti-Gus, dont il a été question plus haut, pour ne citer qu’un exemple. Il ne faudrait pas conclure de ses propos sur le « bonheur parfait » de l’enfance, que ses représentations d’enfants soient toujours gentilles et joyeuses. La plupart du temps, ses portraits d’enfants témoignent d’une certaine complexité de caractère, l’enfance n’étant pas aussi épargnée des « âpres combats » comme il le dit. Qu’on se souvienne de L’orpheline, 1956 (Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa), ou mieux encore de La mort par un clair matin, 1967 (Musée national des beaux-arts du Québec), qui montre une fillette avec sa mère vêtues de noir, manifestement en deuil. L’enfant paraît triste et déterminée, faisant face à l’inconnu, mais restant à la hauteur des circonstances. Si on revient à notre tableau, il me semble que l’enfant s’y montre plus paisible qu’heureux, et les parents qui se font face aux deux extrémités du tableau, plus perdus dans leurs pensées qu’en relation l’un avec l’autre. Peut-être que le nuage suspendu au-dessus de l’enfant est quelque peu symbolique. 1910 Remembered n’est pas l’image facile d’une famille heureuse. Le garçon est plus près de son père que de sa mère, peut-être parce que sa présence lui a davantage manqué durant cette période. Certes, l’espace ouvert derrière les personnages évoque les alentours de Kent House, au-dessus des chutes Montmorency. On voit aussi au loin une dame avec un parasol, prise par le spectacle devant elle. Lemieux a tendance a exagérer la superficie du parc autour de Kent House, mais n’est-il pas caractéristique des souvenirs d’enfance de transformer les dimensions des espaces où l’on s’est senti plus libre ? Ce fameux tableau, souvent reproduit, faisait partie de la grande rétrospective de Lemieux au Musée du Québec en 1967, comme l’atteste une photo prise à ce moment, où on le voit avec sa femme. Ce même tableau fit aussi partie d’une exposition organisée par le Musée du Québec, en 1974 (figure 16), et qui fut montrée à 47 Guy Robert, Jean Paul Lemieux, la poétique de la souvenance, Éditions Garneau, Québec, 1968, page 10.


120 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Moscou à la Galerie de l’union des artistes, du 1er au 21 juillet (figure 17), puis au Musée russe de Leningrad, du 1er au 21 août, à la Galerie nationale à Prague, du 13 septembre au 6 octobre et finalement au Musée d’art moderne de la ville de Paris, du 15 novembre 1974 au 5 janvier 1975. Le Ministère des affaires culturelles du Québec avait publié un catalogue à cette occasion, avec un beau texte de la femme de lettres Anne Hébert (1916–2000). À Moscou, un livre des visiteurs avait recueilli les impressions de plusieurs : un soliste de la Philarmonique, V. Iakovlev ; un sculpteur, D. Garlov ; deux peintres, A. Petrova et Lida Ermolenko, et plusieurs autres. Tous avaient été très émus par les tableaux de Lemieux et avaient vu beaucoup de ressemblances entre leur pays et le nôtre. Cette réaction du public étranger avait amené Lemieux à faire le commentaire suivant à un journaliste : « Je n’ai jamais compris pourquoi on m’a considéré le peintre québécois par excellence. Je suis resté figuratif, donc traditionnel dans ma façon de peindre, mais ce que j’ai peint aurait pu se trouver tout aussi bien dans l’Ouest, en Norvège ou en Russie. » 48

Figure 17: Jean Paul Lemieux retrospective in Moscow, July 1974

Lemieux se voyait comme un peintre du Nord plutôt que d’un territoire en particulier. Il croyait que ses paysages d’hiver parleraient autant à des Norvégiens, à des Russes qu’à des Canadiens. En un sens, Lemieux prenait ses distances avec le Groupe des Sept qui cherchaient à exprimer l’identité canadienne au moyen de l’évocation d’un paysage spécifique : le nord de l’Ontario, les Rocheuses, le Grand Nord canadien. Pour Lemieux, il était plus important de trouver la bonne nuance de gris pour peindre le ciel de ses tableaux que de représenter des montagnes ou des icebergs.

48 Propos de J.P. Lemieux rapportés par Jacques Michel, « À 70 ans, Jean Paul Lemieux reste solitaire, curieux de tout, mais pessimiste », Perspectives, 1 mars 1975, page 20.


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1963

Le long voyage, 1963 oil on canvas, 40 x 57 in

The first thing to be said about this remarkable painting is the autobiographical reference one can detect in the presence of a long train on the left, seemingly following the bank of the St. Lawrence River frozen in winter. Jean Paul Lemieux has related how, during a train trip between Quebec City and Trois-Rivières (in Quebec), after his sojourn in Europe in 1954–1955, he was struck for the first time by the horizontality of the landscape of Quebec. “I didn’t notice,” he declared, “up till now how horizontal our country is. I had to distance myself from it to realize it.” 49 In complete contrast with the verticality of the urban landscape of Europe, where he visited and painted some of the great architectural monuments (for instance in Pise, 1965, figure 18), the horizontality of this landscape where no monuments, hills or mountains of any consequence could be seen to interrupt the horizon was striking. For Lemieux, this was a clear demonstration that you have to go outside your country to see it as it is: “C’est ailleurs qu’on se découvre.” (It is elsewhere that one discovers oneself.) The other thing that must be said about Le long voyage concerns its subject matter. Here we have a seemingly pure landscape by Lemieux, without people, as 49 Guy Robert, Lemieux, éditions Stanké, Montréal, 1975, page 111. My translation.


122 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle in Le domaine, which we have previously commented on, for instance. Although the discreet presence of the train has a human connotation, it is the vastness of the vista that is striking at first sight. Nevertheless, this landscape is seen, we must surmise, by the passengers on the train. And here Lemieux defines an important relationship between the onlooker and the landscape: the relationship of a visitor to the country he goes across. Everybody has seen his famous painting at the National Gallery of Canada, Le visiteur du soir, 1956 (figure 19). It shows a priest probably going to dispense the sacrament of extreme unction, somewhere beyond what we are given to see. This painting seems to me paradigmatic of the strategy of composition adopted by Lemieux in many of his paintings. His point of view

Figure 18: Jean Paul Lemieux Pise, 1965 Oil on canvas Musée national des beaux-arts du Québec Legacy Marcel Carbotte

is that of a visitor. It is also the secret of its great appeal for so many people: for Canadians who can definitively identify with this type of landscape; but also for non-Canadians because it is done from their point of view and corresponds to their expectations of Canada, of its forbidding winter, of its emptiness. Nature, not culture, is expected when people come here from abroad. Certainly, for a Quebecer, this view has something familiar. I suggested previously that it shows the St. Lawrence River completely frozen, in the heart of winter. But this view will not be familiar to the rest of Canada or to Europe. The St. Lawrence River does not have a long iconographic tradition like the Seine in Paris or the Nile in Egypt, or even the Jordan in Israel. Paradoxically, this non-familiarity serves Lemieux’s intention. He always strived to universalize the


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Quebec landscape he knew best, to give it a general character that could appeal to many people in and outside of Quebec. For that reason, Le long voyage becomes a general Nordic landscape. It could be Norwegian or Russian, it could be somewhere in the Canadian Prairies or some remote part of the Yukon, but the artist does not give us enough clues – for instance, a church spire or some harbour installation – to decide where we are exactly. We are somewhere in the Far North, but without landmarks. The very scale suggested by the tiny train gives a sublime dimension to the landscape. Its emptiness has something of the uncanny. But we feel inspired by what the French perspective specialists aptly call a point de fuite (the vanishing point). In short, there is more here than what meets the eye.

Figure 19: Jean Paul Lemieux Le visiteur du soir, 1956

Le long voyage, 1963 huile sur toile, 101,6 x 144,8 cm

Il faut noter tout d’abord le caractère autobiographique de ce remarquable tableau. Sur ce qui paraît être à gauche l’une des rives du fleuve Saint-Laurent gelé en hiver, on aperçoit un long train. Jean Paul Lemieux a raconté comment, durant un voyage en train de Québec à Trois-Rivières, à son retour d’Europe, il avait été frappé pour la première fois par l’horizontalité du paysage québécois. « Je n’avais pas remarqué jusque-là combien notre pays est horizontal. Et il a fallu m’en éloigner pour m’en rendre compte. C’est bien vrai que c’est ailleurs qu’on se découvre. » 50 En complet contraste avec la verticalité de l’environnement urbain en Europe, qu’il venait de visiter, voire qu’il peindra (Pise, 1965, figure 18), ce paysage où aucun monument, colline ou montagne de moindre conséquence ne venaient troubler l’horizon s’imposait, au contraire, par son horizontalité. Cette 50 Guy Robert, Lemieux, éditions Stanké, Montréal, 1975, page 111.


124 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle prise de conscience démontrait pour Lemieux la nécessité de sortir de son pays pour le percevoir tel qu’il est; « C’est ailleurs qu’on se découvre ». Il faut ensuite s’attarder au sujet traité dans Le long voyage. Nous sommes ici en présence d’un paysage à l’état pur de Lemieux, je veux dire d’un paysage sans personnage, comme dans Le domaine, 1960, que nous avons commenté un peu plus haut. Certes la présence discrète du train a une connotation humaine, mais c’est l’immensité du paysage qui attire d’abord l’attention. On peut toutefois supposer que ce vaste paysage est vu de la fenêtre d’un train. C’est dire que Lemieux suppose que celui qui regarde le paysage est un peu comme un visiteur dans un pays étranger. C’est la position qu’il adopte lui-même, et qu’il aimerait nous faire partager devant le paysage canadien. On connaît son très célèbre tableau, maintenant au Musée des beaux-arts du Canada, intitulé Le visiteur du soir, 1956 (figure 19). On y voit un prêtre allant porter les derniers sacrements à un agonisant. Le « soir » dont il est question dans le titre est « le soir de la vie ». Mais l’idée de « visiteur » me semble paradigmatique des stratégies de composition de plusieurs tableaux de Lemieux. Son point de vue est celui d’un visiteur. Mais ce point de vue de visiteur explique à la fois l’impact de la peinture de Lemieux sur tant de publics différents : les Canadiens se reconnaissent dans ses paysages; les nonCanadiens aussi, car ces paysages correspondent à ce qu’ils en attendent : l’hiver, le vide. On visite le Canada moins pour sa culture que pour sa nature. J’ai suggéré plus haut que Le long voyage était la vue du Saint-Laurent complètement gelé au cœur de l’hiver. Cette vue ne sera pas trop familière dans le reste du Canada ou en Europe. Le Saint-Laurent n’a pas le privilège comme le Nil, la Seine ou le Jourdain d’avoir une longue tradition iconographique. Paradoxalement, cette absence de familiarité sert l’intention de Lemieux. Il cherche à conceptualiser le paysage québécois, celui qu’il connaît mieux, à en donner une vue pour ainsi dire universalisée, capable de rejoindre un très vaste public. Le long voyage devient un paysage nordique. Il pourrait être un paysage norvégien ou russe. Il pourrait appartenir aux prairies de l’Ouest canadien, au Yukon, mais l’artiste ne nous donne aucun indice – un clocher d’église, une installation portuaire – pour nous situer exactement. Nous sommes quelque part dans le Nord. L’immense paysage, comparé aux dimensions du train, devient sublime. Son vide a quelque chose d’étrange et d’inquiétant à la fois. Nous sommes comme aspirés par ce qu’on appelle le point de fuite. Bref, il y a plus ici que ce qui est donné à voir.


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1964

Les voyageurs, 1964 oil on canvas, 30 3/4 x 74 3/8 in

Two imposing men occupy the foreground of this painting by Jean Paul Lemieux titled Les voyageurs: one is facing us, carrying an attaché case, and the other shown in profile with dangling arms. On the right, one can see a train from which we assume the man with the valise just disembarked. There is no indication of a station, or even of a road going from the train to the figures. They are left in a completely empty country that is immense and covered with snow. If we assume that the man on the left with a cap is a taxi driver or a chauffeur, we have no indication of any car, or any other means of transport. Evidently, Lemieux was spare with details. Even the faces of the two men are not very clear – you have to look carefully to see their expressions. They do not seem to look at each other, or even to exchange a word. If one could imagine that the man with the valise is the boss and the man with a cap a servant – as in the Hegelian opposition of the master and the slave – the title does not stress this. Both are called “les voyageurs” (the travellers), without distinguishing between them. The archetype of the numerous train pictures in Lemieux’s œuvre is the famous Le train de midi (The Noon Train), 1956 (figure 20), in the National Gallery of Canada’s collection in Ottawa. The relationship with Les voyageurs could be questioned, since in Le train de midi no one is in sight. But things are less simple. In the preparatory sketches of Le train de midi, Lemieux played with the idea of having one or two people added in the foreground of the compo­ sition. He decided, I think rightfully, not to follow this lead in Le train de midi,


126 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle which remains a haunting image today. But the idea of people was not lost either. Rightfully, he again decided to give them all his attention, and so we have Les voyageurs, with the train barely visible on the right.

Figure 20: Jean Paul Lemieux Le train de midi, 1956

The concept of the tourist is often seen as opposite to that of the voyageur. The tourist is said to be a superficial spectator, almost a voyeur, and the voyageur, somebody more deeply involved with the country he visits. But here this opposi­ tion is barely applied, since we are obviously speaking of “voyageurs” who belong to the country they are travelling in; they are not visiting a foreign country. The purpose of their presence in this vast empty landscape does not seem to have anything to do with tourism. Lemieux saw himself as a “voyageur” in his own country. He could take a fresh look at the landscape, as if he saw it for the first time, and at the same time have a strong feeling of belonging. We could apply to Lemieux a nice Hasidic story quoted by the French Cana­ dian philosopher Serge Cantin. 51 Living in Cracow, Poland – the story goes – was a poor rabbi name Eisik. One night, he heard a voice in a dream that he should go to Prague, where he would find a treasure under a bridge. The rabbi was skeptical at first. But he had the same dream the next day, and the day after, so he set out for Prague on foot. Two months later, he was in Prague near the bridge, but he saw that the bridge was guarded. Trying to figure out how to get to the bridge, he attracted the attention of a guard, who asked him politely if he had lost something. The rabbi could not lie and told him his dream. The guard burst out laughing. He told him that he also had had a dream, telling him to go to Cracow to the house of a certain rabbi, where he would find a fantastic treasure behind the stove. “Reasonable as I am,” the guard told the rabbi, “I would never have obeyed a voice heard in a dream.” The rabbi thanked him and rushed back home to Cracow, looked behind the stove and found the treasure that ended his misery! 51 Serge Cantin, Nous voilà rendus au sol, 2003, page 34.


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Lemieux would have loved this story. The real treasure, the one that ends our misery, is not in a far distant country, but at home, inside us. Nevertheless, you often need to go to a foreign country to discover this simple truth. This was the experience of Lemieux, discovering the true appearance of Canada when he returned from France. Moreover, it is often somebody met during your trip abroad who makes you realize that you should take a better look at your own country. In the case of Lemieux, we do not know who this person could have been. But all this, which applies to Lemieux and his relationship to the Quebec landscape, does not apply as neatly to the men of Les voyageurs. They are not painters and they do not seem to look at the landscape around them. The tall one, who faces us, could be a businessman, if not a voyageur de commerce, as we used to say in the old days in Quebec to describe a travelling salesman. But a voyageur de commerce normally would not take a taxi, and would be even less likely to have a chauffeur. He would have his own car and travel alone. So, again – as often in Lemieux’s paintings – we are left with a certain ambiguity. We suspect there is a story behind the scene, something that Lemieux saw that caught his attention, but we are left to ourselves to reconstruct a story about this painting. There is certainly a distance between the two men, if not a complete alienation of one from the other, but we have no key to go much further. After all, this is a painting, not a novel!

Les voyageurs, 1964 huile sur toile, 101 x 189,5 cm

Deux imposants personnages occupent le premier plan dans cette peinture de Jean Paul Lemieux intitulée Les voyageurs : le premier nous fait face, portant une mallette, et l’autre est vu de profil, les bras le long du corps. Sur la droite, on peut voir le train dont l’homme à la valise, du moins pouvons-nous le supposer, vient de descendre. On ne voit ni gare, ni chemin qui relierait le train à la scène que nous avons devant les yeux. Ils sont là, dans cette immense espace couvert de neige. Si on tient pour acquis que l’homme de profil, à gauche, avec sa casquette est un chauffeur de taxi ou simplement un chauffeur, nulle trace de sa voiture ou d’un quelconque moyen de transport n’est visible. Pour sûr, Lemieux est avare de détails. Même les visages de ces deux hommes sont difficiles à lire. Il faut les regarder de près pour y voir la moindre expression. Ils n’échangent aucun regard, encore moins de paroles. Si on imagine que l’homme à la valise est le patron et l’autre un serviteur – l’opposition hégélienne du maître et de l’esclave – le titre semble démentir cette interprétation. Il n’est questions que des « voyageurs » sans distinction.


128 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle L’archétype des nombreux tableaux de Lemieux mettant en scène des trains est son fameux Le train de midi, 1956 (figure 20), de la collection du Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa. La relation de ce tableau avec notre tableau, Les voyageurs, pourrait paraître un peu tirée par les cheveux, puisque Le train de midi est sans personnage. Mais les choses ne sont pas si simples. Dans des études préparatoires à son tableau – dessins rapides au stylo feutre sur les pages d’un carnet – Lemieux avait envisagé l’idée d’ajouter, au premier plan, un ou deux personnage à la scène. Il décida par la suite, avec raison je crois, de n’en rien faire, de sorte que Le train de midi est resté l’image obsédante qu’il est aujourd’hui. Mais l’idée des personnages ne fut pas perdue non plus. Il décida, avec raison encore, de leur donner toute la vedette, dans nos Les voyageurs justement, reléguant cette fois le train complètement sur la droite de son tableau. On oppose souvent le touriste au voyageur. Le touriste ne prendrait qu’une vue rapide et superficielle des endroits qu’il visite, presque celle d’un voyeur, alors que le voyageur en aurait une vue plus profonde et une meilleure compréhension. Mais cette opposition ne semble pas s’appliquer ici, puisqu’à l’évidence, nos « voyageurs » ne sont pas en pays étranger. Leur présence dans ce trop vaste espace n’a rien à voir avec le tourisme. Lemieux se voyait aussi comme un « voyageur » dans son propre pays. Il pouvait voir le paysage avec des yeux neufs, tout en ayant un fort sentiment d’appartenance au pays. On pourrait appliquer au cas Lemieux la jolie histoire hassidique racontée par le philosophe québécois, Serge Cantin. 52 On raconte donc que vivait à Cracovie, en Pologne, un pauvre rabbin nommé Eisik. Une nuit il entendit en rêve une voix qui lui enjoignait d’aller à Prague, où il trouverait un trésor sous un pont. Sur le coup, le rabbin se montra sceptique. Mais le même rêve se répéta le lendemain et encore une fois le surlendemain. Il n’hésita plus et partit pour Prague à pied. Deux mois plus tard, il était près du pont à Prague, mais il vit que le pont était gardé. Cherchant un moyen d’atteindre le pont, il attira l’attention d’un des gardes qui lui demanda poliment s’il avait perdu quelque chose. Ne pouvant mentir, le rabbin raconta son rêve au garde. Celui-ci éclata de rire et lui dit que lui-même avait rêvé qu’il devait se rendre à Cracovie, dans la maison d’un certain rabbin et qu’il trouverait là un trésor derrière le poêle. Mais il ajoutait que, quant à lui, en homme raisonnable qu’il était, il n’allait tout de même pas obéir à une voix entendue en rêve ! Le rabbin le remercia et revint en toute hâte à Cracovie, chercha derrière son poêle et trouva le trésor qui mit fin à sa misère. Lemieux aurait aimé cette histoire. Le vrai trésor, celui qui met fin à nos misères, n’est pas à chercher au loin, il est en nous. Il n’en reste pas moins qu’on a parfois besoin des voyages pour découvrir cette vérité, voire d’un étranger 52 Serge Cantin, Nous voilà rendus au sol, 2003, page 34.


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rencontré en voyage pour se le faire dire. Qui aurait-il pu être dans le cas de Lemieux ? On l’ignore. Mais ce qui s’applique à Lemieux lui-même et à sa relation au paysage québécois, ne semble pas s’appliquer à notre tableau, Les voyageurs. Ces personnages ne sont pas des peintres et ne semblent pas porter beaucoup d’attention au paysage autour d’eux. Le plus grand, celui qui nous fait face, pourrait être un homme d’affaires, peut-être même ce qu’on appelait dans le temps un « voyageur de commerce ». Mais un voyageur de commerce ne prendrait pas de taxi et ne pourrait encore moins se payer les services d’un chauffeur. Il aurait eu sa propre auto et aurait voyagé seul. Une fois de plus, comme il arrive souvent chez Lemieux, nous sommes laissés dans une certaine ambiguïté. On soupçonne que le tableau est parti d’un fait vécu, observé puis transformé, simplifié par Lemieux. Mais ici, nous sommes laissés à nous-mêmes pour reconstituer l’histoire. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il y a une distance entre ces deux hommes, voire une véritable aliénation, mais il est difficile d’aller plus loin. Après tout, il s’agit d’un tableau, non d’un roman !


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Les Moniales, 1964 oil on canvas, 41 5/8 x 80 3/8 in

An intriguing aspect of Les Moniales by Jean Paul Lemieux is a label fixed to the back of the painting, on which one can read MOCKBA (Moskva): “Moscow” in Russian! So, this is another painting that was shown in the exhibitions we mentioned before, in Moscow, Leningrad and Prague. As much as we can understand the enthusiastic reaction of the Russian public to Lemieux’s landcapes, we are perplexed by its reaction to Les Moniales, which represents sisters in religion living in a nunnery, probably from a contemplative order. Their counterparts in the Soviet Union were rather scarce! After all, the Communist regime wanted to eliminate all forms of religion, “the opium of the people”, and replace them with atheism. Les Moniales had a more solid place in Quebec and, in the œuvre of Lemieux, we could relate it to Les Ursulines, 1951 (figure 21), in the collection of the Musée national des beaux-arts du Québec. In both cases the subject matter is sisters belonging to a religious order. In actual fact, the comparison between the paintings does not go very far, since the Ursulines are depicted in an exterior and the Moniales are inside their convent. Lemieux did not paint many interiors, and when he did, they were often, as here, reduced to the essential. Even in his early paintings, before his style had been clearly defined, the interiors he painted – although more complex than here – were relatively empty. Take two examples, both from the collection of the Musée national des beaux-arts du Québec: Le bouquet de fleurs, 1953, where we see, through an opening quite similar to what we have here, a lady sitting near a bouquet; or Le tapis rouge, 1957, where again, through the same type of opening, we see a woman playing a piano. In Les Moniales, the walls


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are in fact pure planes without any moulding or decoration. Even for a convent, the abode of our Moniales is very stark and bleak. We will find a similar kind of interior in La visite des dames, 1971 (figure 13, page 103), where five well-dressed ladies with fancy hats, one even with a small dog, walk in an interior without communicating amongst themselves. The interior in question is reduced to a white wall with two openings. By looking attentively at the wall, you may see the vague form of two rectangles, white on white. One wonders immediately if Lemieux had included some of his paintings and then decided afterwards to cover them with white. After all, in his Self-portrait, 1974, he had some of his own easily recognizable paintings on the wall. But here it is not the case; there is no discernible difference in the layers of painting on the wall where one suspects the presence of pictures. In fact, what Lemieux has represented here is ladies visiting a gallery empty of art, happy to show themselves off rather than look at paintings.

Figure 21: Jean Paul Lemieux Les Ursulines, 1951

In Les Moniales, the walls are empty as in La visite des dames. The two sisters in the foreground do not seem to communicate, but the two in the middle opening appear to exchange a few words. In a convent, it is improper to have lengthy conversations in the corridors: if you must speak, you must reduce it to a minimum, especially if you are in the dormitorium where each sister has her cell (as they call their rooms). The two doors in darker tone that are visible suggest that we are in this section of the nunnery. Reduced to a minimum, the lack of communication seems to go well with the emptiness of the walls. The interior in this painting is more an inner space, resisting the solicitation of the senses in order to concentrate on the presence of God, as one could expect from a convent of contemplative sisters. And could we not say the same of many Lemieux landscapes? Are they not a depiction of the feeling created by the landscape, rather than the depiction of an actual landscape? Lemieux was a studio painter, working from memory, not a


132 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle plein air painter putting his easel in front of the motif. Are his landscapes not a place of inaction, since the person often found in the foreground does nothing in particular, just stands there? Can we not also speak here of contemplation?

Les Moniales, 1964 huile sur toile, 105,7 x 204,1 cm

Souvent l’arrière des tableaux nous réserve quelques surprises. Au verso des Moniales on peut lire sur une étiquette le mot MOCKBA, Moscou en russe ! Il fit donc partie des tableaux montrés à Moscou, Leningrad et Prague dont nous parlions plus haut. Autant il est facile d’imaginer la réaction enthousiaste du public russe aux paysages de Lemieux, autant leur réaction aux Les Moniales nous laisse un peu perplexe. Après tout, on ne trouvait pas beaucoup de couvents en Russie soviétique. N’y avait-on pas éliminé toute forme de religion, cet « opium du peuple », comme disait Karl Marx, et prêché l’athéisme ? Le tableau, Les Moniales, est mieux situé au Québec et, dans l’œuvre de Lemieux, on peut le comparer à Les Ursulines, 1951 (figure 21), dans la collection du Musée national des beaux-arts du Québec. Dans les deux cas, il s’agit de représenter des religieuses vivant en communauté. Mais, à vrai dire, la comparaison entre les deux tableaux ne nous mène pas très loin, étant donné que les Ursulines nous sont présentées dans un extérieur et les Moniales dans leur couvent. Lemieux n’a pas peint beaucoup d’intérieurs, et quand il le faisait, il avait tendance à les réduire à l’essentiel. Même dans des tableaux du début de sa carrière, avant d’avoir défini son style, il avait tendance à traiter ses intérieurs plutôt sobrement. Ne donnons que deux exemples de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec : Le bouquet de fleurs, 1953, où l’on voit, par une embrasure assez semblable à celle que nous avons ici, une femme assise et, sur le bord d’une fenêtre, le bouquet de fleurs qui donne son titre au tableau ; ou bien Le tapis rouge, 1957, où, par le même genre d’ouverture, on voit une dame à son piano et, au sol, une sorte de catalogne, au premier plan, et un tapis rouge dans le fond. On pourrait en dire autant des Servantes que nous avons commentées plus haut. Certes, dans Les Moniales cette tendance à la simplification est poussée à l’extrême. Les murs sont réduits à des plans, sans moulures ni décor, même pas une croix sur un mur. Même pour un couvent, celui de nos Moniales est particulièrement austère et dépouillé. On retrouve le même genre d’intérieur dans un tableau postérieur de sept ans intitulé La visite des dames, 1971 (figure 13, page 99), où l’on voit défiler cinq dames bien vêtues, portant chapeau de fantaisie, l’une même avec un petit chien, dans ce qui pourrait être une galerie d’art complètement vide. On voit vaguement


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sur le mur les traces de deux rectangles blancs. On se demande si le peintre avait voulu y mettre deux de ses tableaux, puis avait décidé de les effacer par la suite. Après tout, dans son Autoportrait, 1974, il avait certains de ses propres peintures facilement reconnaissables sur le mur. Mais ici ce n’est pas le cas, il n’y a pas de différence discernable dans les couches de peinture sur le mur où l’on soupçonne la présence de peinture. Manifestement, les dames sont venues ici pour se montrer dans leurs plus beaux atours plutôt que pour regarder des tableaux. La galerie finit par ne consister qu’en deux murs vides percés de deux ouvertures. Dans Les Moniales, les murs sont aussi vides que dans La visite des dames. Les deux religieuses, au premier plan, ne semblent pas communiquer entre elles, mais les deux qui paraissent par une ouverture, au centre, semblent bien échanger quelques mots. Dans un couvent, il n’est pas permis d’avoir de longues conversations dans les corridors. Vous êtes censé les réduire au minimum, spécialement si vous êtes au dormitorium, où chaque sœur a sa cellule. C’est bien l’endroit que nous suggère les deux portes noires visibles au second plan. Cette parcimonie dans les communications semble bien aller avec l’austérité des lieux. Ne pourrait-il pas s’agir plutôt d’un espace interne, résistant à la sollicitation des sens et attentif à la présence de Dieu, comme on pourrait s’y attendre dans un couvent de religieuses contemplatives ? Ne pourrions-nous pas dire la même chose de plusieurs paysages de Lemieux? Ne traduisent-ils pas l’effet que le paysage a sur nous plutôt que sa simple représentation factuelle ? Lemieux était un peintre d’atelier, travaillant de mémoire plutôt qu’en plein air devant le motif. Ne pourrait-on pas dire que ses paysages sont le lieu non pas de l’action – les personnages qui les habitent n’y font rien – mais de la contemplation ?


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1966

L’heure du train, 1966 oil on board, 18 1/2 x 36 1/2 in

Jean Paul Lemieux wrote, “I have often travelled by train, because it gives us the time to see the landscape coming, to let it appear, spread over, and disappear. It is a fascinating spectacle to watch it scroll quietly outside the window. After I came back from Europe in 1956, I was on a journey between Quebec and Montreal by train, and I was struck, around the area of Trois-Rivières, by something strange in our spaces.” 53 “L’heure du train” is the time of the train’s arrival. A car is rushing towards the tiny red station to be on time, and in the opposite direction the train is emerging out of the horizon, slowing down and stopping near the station (notice the smoke rising vertically above the engine). The situation depicted in L’ heure du train seems simple. But here Lemieux condenses one moment, one instant of time, and it is the moment of an encounter between visitors from abroad and local people, some of whom can be seen detaching themselves from the white background. It is because of this specific theme of the encounter, the mitsein (to be with), that Lemieux felt the need to stress the time of the arrival of the train in such a huge expanse of space. It is the encounter that determines a place in such a vast expanse, and it is also the encounter that determines a moment in the infinity of time. It is the encounter that defines the space and stops time. Everything in this painting makes us aware of these determinations which give meaning to the event. 53 Jean Paul Lemieux as cited in Guy Robert, Jean Paul Lemieux, la poétique de la souvenance, Éditions Garneau, Quebec, 1968, page 178.


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The snow, here painted in rather heavy impasto as if the road had to be literally carved into it, covers everything in the landscape and affirms pure space, just bracketed on each side by the dark streak of forested hills. The meeting of the visitors and their people feels more important than this entire void, so much so that they seem frail and vulnerable in such an expanse of snow. The eye is attracted to the right corner of the painting, precisely because we have so little to see elsewhere. Consistent with this junction of time and space is the special illumination that permeates the whole scene. Certainly, the sky is overcast as it often is in winter in Canada, but the promise of a faint glow of sunlight seems to emerge. Lemieux is a painter of atmosphere, and he depicted here precisely the light one would expect towards the end of winter. Notice the reflection of the car that rushes towards the station on the road, as if the snow had melted there. This need to define a precise type of illumination goes with the need to depict a specific moment in time. I do not think Lemieux is describing a particular place in Quebec here. The same remark applies to other train images by Lemieux. His approach transcends mere regionalism. Looking at L’ heure du train, you cannot avoid thinking about time and space and their correlation to the meaning of an event. All this is in a very abstract way, so much so that the painting could be situated in any other location. It is this appeal to a broader experience that makes Lemieux a universal painter able to reach a large public and to create endless cause for reflection.

L’heure du train, 1966 huile sur panneau, 47 x 92,7 cm

On connaît ce propos de l’artiste : « J’ai souvent voyagé en train, parce qu’on a le temps de voir venir le paysage, de le laisser apparaître et s’étaler, puis disparaître. C’est un spectacle fascinant qu’on voit défiler tranquillement sous sa fenêtre. De retour d’Europe en 1956, je faisais le trajet entre Québec et Montréal en train, et j’ai été frappé à peu près à la hauteur de Trois-Rivières, par quelque chose d’étrange dans nos espaces. » 54 « L’heure du train », c’est l’heure de son arrivée en gare. Une auto se presse pour arriver à temps vers la petite gare peinte en rouge. Et, venant de l’autre direction, le train a ralenti pour s’arrêter en gare. On notera le mince panache de fumée s’échappant au-dessus du train à la verticale. Rien de plus simple donc, pensera-t-on, que ce qui est représenté ici. Mais, en fait, Lemieux condense en un 54 Jean Paul Lemieux cité dans Guy Robert, Jean Paul Lemieux, la poétique de la souvenance, Éditions Garneau, Québec, 1968, page 178.


136 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle seul instant l’événement complexe de l’arrivée des voyageurs et l’accueil qui leur est fait par les gens venus à la gare, certains d’entre eux se détachant sur le fond blanc. Le thème ici est la rencontre, le mitsein, l’être avec, que Lemieux a cru devoir situer dans cet immense espace. C’est la rencontre qui crée le lieu au sein d’une si vaste étendue, et c’est aussi elle qui détache un moment dans l’infini du temps. C’est elle qui délimite l’espace et arrête le temps. Tout dans le tableau met en valeur ces limites qui donnent tout leur sens à l’événement de la rencontre. Peinte dans une pâte relativement épaisse, la neige fait place à une route pour ainsi dire sculptée dans sa masse. C’est elle qui affirme l’étendue, tout juste limi­tée de chaque côté par des boisés plus foncés. L’accueil fait aux voyageurs par les gens de la place prend plus d’importance que tout ce vaste espace, même s’ils y ont l’air perdus, sinon menacés. Nos yeux n’arrivent pas à se détacher du coin supérieur droit, parce que si peu nous est donné à voir dans tout le reste du tableau. On notera aussi la lumière dans ce tableau. Certes le ciel est couvert, comme souvent en hiver au Canada. Mais la promesse d’une faible lueur plus claire se fait sentir. Lemieux est un peintre d’atmosphère. Il décrit ici exactement le genre de lumière que l’on pourrait attendre à la fin de l’hiver. On notera aussi sur la route le reflet de la voiture qui se hâte vers la gare, comme si la neige avait fondu à cet endroit. Ce besoin qu’a Lemieux de définir exactement le type d’illumination dont il a besoin est cohérent à la fois avec son sentiment de l’espace et sa perception du temps. Je ne crois pas que Lemieux décrit ici un endroit précis au Québec. On pourrait en dire autant de tous ses tableaux mettant en scène un train. Son approche n’est pas régionaliste. L’espace et le temps impliqués dans L’ heure du train sont des catégories de l’entendement, traitées d’une manière aussi abstraite qu’un concept kantien. C’est cette référence à une expérience proprement humaine qui fait de la peinture de Lemieux une peinture universelle, capable de rejoindre un vaste public et susciter d’incessantes réflexions.


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Dimanche, 1966 oil on canvas, 67 3/4 x 31 3/4 in


138 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Impressive both in size and colour, Jean Paul Lemieux’s painting Dimanche (Sunday) represents a lady of the bourgeoisie, properly dressed including gloves, and heading to mass, as one can conclude from the fact that she is carrying her prayer book. The sky behind her is very dark, giving contrast to the colour of her coat and hat. Looking around him, Lemieux could not dismiss the importance of Catholicism in the life of French Canadians of his time. Even though he was not often attracted by religious iconography as such – I am not aware that he ever worked directly for the Church – he often painted subject matter related to religion. Some of his more important works are devoted to a religious subject. Thus, Lazare (The Raising of Lazarus), 1941 (figure 22), in the collection of the Art Gallery of Ontario, is an interesting transposition of a passage of the Gospel According to St. John telling how Jesus resuscitated Lazarus from the dead (John 11:38–43).

Figure 22: Jean Paul Lemieux Lazare (The Raising of Lazarus), 1941

In the foreground one sees a church, the roof of which has been removed to show what is happening inside. The vicar is preaching to a group of parishioners, probably about that passage from the Gospel, since war – as the date is 1941 – is raging outside. A funeral procession on the bottom right of the composition recalls that death is very present in those difficult times, but in the upper corner, where the raising of Lazarus by Jesus in modern clothing is depicted, some hope in the infinite power of Christ is evoked. The major example of this kind of painting is, however, the famous La FêteDieu à Québec (The Corpus Christi Procession in Quebec), 1944 (figure 23), in


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the collection of the Musée national des beaux-arts du Québec. In this painting, one sees the priest carrying the host in a silver monstrance, under a canopy carried at the four corners by the church wardens. This group forms the centre of a long procession wherein all the religious brother- or sisterhoods, leagues of men and women, troops of girls and boys, are represented in good order. They have left the Notre-Dame Church in the Haute-Ville of Quebec and they are moving towards the Basse-Ville, to the Chapel Notre-Dame-des-Victoires. In that painting, Lemieux has represented some of his friends, such as Paul Rainville, the director of the Musée du Québec (as it was called then), transformed into the captain of a company of Zouaves, or Gérard Morisset, the famous art historian, standing in front of the Taverne du peuple. The tavern’s sign indicates it belongs to “Jean Paul Lemieux, propriétaire”, and he is depicted standing among the others observing the procession, but not taking part in it. This last detail, I think, gives the key to many of his religious paintings. It does not directly criticize the religious habits of his compatriots, or the trium­ phalism of the Catholic Church so evident in these kinds of manifestations. One finds nothing in Lemieux of Paul-Émile Borduas’s direct confrontation with the Church, as expressed in the manifesto Refus global. One may rather feel in him the will to detach himself slightly from the spectacle, to keep some distance from it, perhaps to take a gently ironic stance. I feel confirmed in this idea by another painting of the period entitled Le Pique-nique, 1944 (figure 24), also in the collection of the Musée national des beaux-arts du Québec. It represents a group of girls accompanied by two nuns. They are near a brook, and some of them are lifting their gowns and putting their feet in the water. In the foreground, on the left side, one girl bends over a model sailboat, inadvertently showing her derrière during the risky manœuvre! The Mother Superior is not aware of what has happened. Nevertheless, she has a bell in her hand, as it is time to get out of the water and to eat (hence the title The Picnic). Again, Lemieux added a touch of irony to what cannot be seen only as a mere description of a small event in the life of a convent. Sexuality was heavily controlled in the convents of the time; the girls wore dark dresses with long sleeves that modestly covered their whole bodies. But of course, Lemieux did not explicitly denounce this repression. He was happy to make us smile at the scene and recognize the irony of the situation. Maybe he felt that this was as far as he could go in the good society of Quebec. He had no need to denounce or, even less, to condemn what he perceived as a normal way of life – certainly not the result of an abominable form of oppression – as Borduas did. Whatever the reason, this seems to have been a constant in his approach to religious subjects.


140 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Dimanche, which is dated 1966, belongs to another period of Lemieux’s production, long after he had completely renewed his style following his return from Europe. Religious subjects, however, did not disappear from his motifs nor, I believe, did the gentle irony with which he treated them, including Dimanche. As such, this work belongs to a series of paintings initiated by the famous Le visiteur du soir (The Evening Visitor), 1956 (figure 19, page 123), in the collection of the National Gallery of Canada. As in Dimanche, we have a single figure in movement, detached from a sombre background. The big difference is, of course, the format. In Le visiteur du soir, we see a long stretch of land, in front of which Lemieux put his single figure. The format is horizontal. In Dimanche, on the contrary, it is vertical.

Figure 23: Jean Paul Lemieux La Fête-Dieu à Québec, 1944

For a painter who claimed to find his inspiration exclusively in his own country, 55 the perfect profile view adopted here is not without connection to Florentine portraits of ladies in the Renaissance. One thinks, for instance, of the Portrait of Battista Sforza (spouse of Federico da Montefeltro) by Piero della 55 He once declared to a journalist: “[Painters should] always look at the country where they are born…I have difficulty understanding how a painter born in Chicoutimi, marked by the northern winds, can express himself as a Mediterranean. Before, the Canadian painter was isolated, didn’t travel much, but was looking and expressing what was around him. In fact the best works were always done in isolation. See Ozias Leduc for example.” Quoted from Lyse Nantais, « Rencontre avec Jean Paul Lemieux. Propos recueillis par Lyse Nantais », Le Devoir (Montreal), January 23, 1961. My translation.


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Francesca, in the collection of the Galleria degli Uffizi in Florence. Nevertheless, the Lemieux painting has a flavour of its own and commands attention with a forceful presence that is admirable.

Dimanche, 1966 huile sur toile, 172,1 x 80,6 cm

De grandes dimensions et impressionnant par ses couleurs, le tableau de Jean Paul Lemieux intitulé Dimanche représente une grande bourgeoise dans ses plus beaux atours, y compris les gants, se rendant à la messe, comme on peut le déduire du missel qu’elle tient à la main. Le ciel derrière elle est très sombre, faisant contraste avec la couleur de son manteau et de son chapeau. Conscient de son environnement, Lemieux ne pouvait ignorer l’importance du catholicisme dans la vie des Canadiens-français de son temps. Même si, à ma connaissance, il n’a jamais travaillé directement pour l’Église, il a souvent été attiré, sinon par l’iconographie religieuse, du moins par des scènes à caractère religieux. C’est le cas, par exemple de Lazare, 1941 (figure 22), dans la collection du Musée des beaux-arts de l’Ontario, qui transpose à la moderne le passage de l’évangile de saint Jean, 11, 38–43, qui raconte la résurrection de Lazare par Jésus. Au premier plan, une église dont le toit a été enlevé nous permet de voir ce qui se passe à l’intérieur. Le curé est en train de prêcher à un groupe de paroissiens, probablement sur le même thème, puisque, comme la date du tableau nous le suggère, 1941, la guerre bat son plein à l’extérieur. Un convoi funèbre occupe le bas de la composition, à droite, et nous rappelle que la mort est une réalité bien présente en temps de guerre. Au registre supérieur, c’est Jésus en complet veston qui ressuscite un Lazare moderne, fondant l’espérance des paroissiens. Mais l’exemple majeur d’un tableau à connotation religieuse chez Lemieux est son fameux La Fête-Dieu à Québec, 1944 (figure 23), dans la collection du Musée national des beaux-arts du Québec. On y voit un prêtre tenant l’ostensoir, sous un dais porté par quatre marguilliers. Ce groupe occupe le milieu d’une longue procession, où toutes les confréries, toutes les ligues d’hommes ou de femmes et tous les groupes d’enfants sont représentés en bon ordre. Ils ont quitté la cathédrale Notre-Dame de Québec, dans la Haute-Ville, et se dirigent vers NotreDame-des-Victoires, dans la Basse-Ville. Dans ce tableau, Lemieux a aussi représenté quelques-uns de ses amis, comme Paul Rainville, le directeur du Musée, transformé pour l’occasion en capitaine des zouaves, et l’historien d’art Gérard Morisset, devant la Taverne du peuple. Cette « taverne » est d’ailleurs déclarée appartenir à « Jean Paul Lemieux, propriétaire ». Il s’est lui-même mis parmi les gens qui regardent la procession, sans y participer.


142 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Ce dernier détail est significatif, il me semble, et donne la clé de plusieurs de ses tableaux à sujets religieux. Lemieux ne critique pas directement les mœurs religieuses de ses compatriotes, ni le triomphalisme de l’Église catholique, pourtant si évident dans ce genre de manifestations. Lemieux n’est pas Borduas, auteur du Refus global, et ne cherche pas une confrontation directe avec l’Église. Il se contente de prendre quelque distance avec elle, d’ironiser gentiment.

Figure 24: Jean Paul Lemieux Le Pique-nique, 1944

Me confirme dans cette idée un autre tableau de la même période, Le Pique-nique, 1944 (figure 24), également dans la collection du Musée national des beaux-arts du Québec. Il représente un groupe de couventines accompagnées de deux religieuses. Elles sont près d’un ruisseau. Certaines retroussent leurs jupes et se mettent les pieds dans l’eau. Mais il y en a une qui, nous tournant le dos, se penche au-dessus d’un petit bateau à voile et, du coup, nous montre ses petites culottes. La Mère Supérieure n’a rien vu. Elle sonne la cloche. C’est le temps de sortir de l’eau et de manger (d’où le titre Le Pique-nique). Une fois de plus, Lemieux ajoute une touche d’ironie à ce qui ne peut pas être considéré seulement comme la représentation anodine d’une scène de la vie de couvent. Les fillettes portent des robes foncées à longues manches qui couvrent tout leur corps. Rien n’était laissé au hasard quand cela concernait la sexualité à l’époque. Mais Lemieux ne dénonce pas directement la répression. Il se contente de nous faire sourire, quand on réalise le côté un peu saugrenu de la scène. C’est sans


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doute la limite qu’il se croyait permis dans la bonne société québécoise du temps. Peut-être n’y voyait-il pas non plus une forme d’oppression, comme Borduas l’aurait vu. Peu importe, il s’en tiendra toujours à cet équilibre quand il traitera des sujets religieux. Certes, Dimanche, qui date de 1966, appartient à une toute autre période de la production de Lemieux, mais témoigne de son intérêt pour les sujets religieux qu’il traite, même ici, avec la même gentille ironie. En fait, Dimanche appartient à une série de tableaux qui commence avec Le visiteur du soir, 1956 (figure 19, page 123), dont nous avons déjà parlé. Comme dans Dimanche, ce tableau mettait en scène un seul personnage en mouvement, se détachant sur un arrière-plan très sombre. Certes le format n’est pas le même, horizontal dans un cas, pour suggérer la distance à parcourir, vertical dans l’autre. Pour un peintre comme Lemieux, qui affirme tirer son inspiration directement de l’endroit où il vit, 56 la vue parfaite de profil de son personnage n’est pas sans faire penser aux portraits florentins de dames de la Renaissance. On pense, par exemple, au Portrait de Battista Sforza, épouse de Federico Montefeltro, par Piero della Francesca, aux Galleria degli Uffizi à Florence. Cela n’enlève rien au tableau de Lemieux, bien sûr, qui a une présence bien à lui et qui tient le mur, comme on dit.

56 « [Les peintres devraient] regarder dans le pays où ils sont nés (…) Je comprends mal, par exemple, qu’un peintre né à Chicoutimi et pétri parles vents du nord s’exprime à la manière d’un méditerranéen… Autrefois, le peintre canadien était isolé, il ne voyageait à peu près pas, il regardait ce qu’il y avait autour de lui et l’exprimait. Au fond les meilleures œuvres ont été faites dans l’isolement. Ozias Leduc en apporte l’exemple ». Lyse Nantais, « Rencontre avec Jean Paul Lemieux. Propos recueillis par Lyse Nantais », Le Devoir (Montréal), January 23, 1961.


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L’Apôtre, 1966 oil on canvas, 41 1.2 x 31 in

It could be argued that Jean Paul Lemieux’s landscapes are more popular among collectors than his figures. This was not Lemieux’s point of view, however. He even said that sometimes he started by making a landscape and, by turning the canvas 90°, transformed it into a figure, as if the passage from one to the other was natural to him. There is, in fact, more than just a matter of orientation to


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consider – one composition being adaptable, so to speak, to the other – when one becomes aware of this easy connection between landscape and figure in Lemieux’s painting. Both genres were part of developing a paradoxical view of Quebec and its society at the time. To begin with landscape, it is a fact that what struck Lemieux so strongly – the horizontality, the emptiness, the bleakness of the land – was in complete contrast to the new urban consciousness that was developing during that period. The rural world was no longer the principal centre of attention of intellectuals as it was in the thirties, for instance, when le retour à la terre (going back to the land) was seen as a solution to the economic crisis of 1929. Quebec was now fully industrialized and urbanized, and the real issues were being discussed in the cities. The same paradox prevails when one considers the people painted by Lemieux during that same period. The sixties were the time of the Révolution tranquille (the so-called Quiet Revolution), the time of a rebirth of Quebec nationalism and of a new defence of the French language through poetry and folksinging. All

Figure 25: Jean Paul Lemieux La Sœur blanche, 1961

this could be seen as a revolution indeed, and it occupied the centre of attention. But that was not what Lemieux perceived and then translated into his canvases. The least we can say is that his figures were never revolutionaries! They seem, on the contrary, gentle, not imposing (even when he painted Cardinal Léger or the Pope), always humble in their demeanours, even inactive. The Catholic Church – which was seen as such an obstacle by the anticlerical movement of the time, which denounced its oppression and its triumphalism – is represented in Lemieux’s œuvre by works such as La Sœur blanche, 1961 (figure 25), Le petit frère


146 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle convers, 1971, and our L’Apôtre (Apostle): the least threatening people one can imagine! Look at the face of this apostle. His eyes are cast down, but he does not look down on us. On the contrary, he seems lost in his thoughts, not sure of what he should tell us, maybe even doubting the advisability – if not the truth – of his message. His white cloak hides his hands, and he also has a half-smile, laughing at himself, rather than smiling at the good deeds of others. As is often the case, Lemieux’s people are inactive, or rather disinterested in action. For an apostle, or a missionary, this could be problematic! Considering Lemieux’s figures, one cannot escape the conclusion that they are at the same distance from the reality felt in Quebec society in those times as were his landscapes from urbanized Quebec. How, then, can we explain their appeal? Was he simply looking towards the past instead of the future? Was he detaching himself from modernity? I do not think so. The paradox of Lemieux is that when he seemed nostalgic or sentimental, he was, in fact, expressing the timeless essence of the Quebec landscape and describing something profound in the Quebec mentality, something beyond appearances, that could explain why, in Quebec, even a revolution could be tranquille.

L’Apôtre, 1966 huile sur toile, 105,4 x 78,7 cm

On serait porté à penser que les collectionneurs préfèrent les paysages de Jean Paul Lemieux à ses tableaux à personnages. Ce ne serait pas l’avis de Lemieux, cependant. Il a dit qu’il lui est arrivé de commencer un paysage, puis de tourner la toile de 90° pour en faire un tableau à personnage, comme si le passage d’un format à l’autre ne lui faisait aucune difficulté. Ce n’est d’ailleurs pas simplement un problème d’orientation de la toile, une formule de composition pouvant s’adapter à une autre. Car les deux genres picturaux se répondent chez Lemieux et ont proposé une vue paradoxale du Québec et de la société québécoise au moment où il y a eu recours. Ainsi, si l’on songe à ses paysages, il est clair que ce qui l’a frappé dans le paysage québécois, l’horizontalité, le vide, la sauvagerie, était en complet contraste avec la nouvelle conscience urbaine qui était en train de se développer à ce moment. L’agriculturisme prôné durant les années trente, quand on prêchait « le retour à la terre » pour parer aux conséquences de la crise de 1929, était passé de mode depuis longtemps. Le Québec était complètement industrialisé et urbanisé. Les vrais débats avaient lieu dans et à propos des villes. On retrouve le même paradoxe si on s’attache aux personnages de Lemieux peints durant la même période. Les années soixante étaient le temps de la


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Révolution tranquille, l’époque d’un renouvellement du nationalisme québécois et d’une nouvelle promotion de la langue française chez les poètes et les chansonniers. Mais rien de cela ne se retrouve dans les peintures de Lemieux. Le moins qu’on puisse dire est que ses personnages n’avaient rien de « révo­ lutionnaire » ! Ils ne sont jamais agressifs, mais gentils, quelque peu effacés (même lorsqu’il peint le cardinal Léger ou le pape), toujours réservés dans leur attitude, voire inactifs. L’Église catholique, qui avait été la cible, depuis Refus global, de tant d’attaques des mouvements anticléricaux qui dénonçaient son oppression sur les consciences et son triomphalisme, est bien représentée dans l’œuvre de Lemieux. Mais que nous donne-t-il à voir ? La Sœur blanche, 1961 (figure 25), Le petit frère convers, 1971, notre L’Apôtre – les personnages les moins menaçants qu’on puisse imaginer. Portez attention au visage de cet « apôtre ». Il baisse les yeux, mais sans nous toiser. Au contraire, il semble un peu perdu dans ses pensées, incertain sur ce qu’il devrait nous dire, peut-être même doutant, sinon de la vérité de son message, du moins de son opportunité pour les temps présents. Sa robe blanche cache ses mains. Son demi-sourire ne s’adresse qu’à lui. Il ne veut pas avoir l’air d’être content de nous, de nous donner l’impression qu’il aurait pu inspirer notre action. Comme c’est souvent le cas, chez Lemieux, non seulement son apôtre est inactif, mais il semble désintéressé de l’action, ce qui peut devenir quelque peu problématique pour un apôtre ! Autrement dit, les personnages de Lemieux semblent aussi loin de la société québécoise des années soixante, que ses paysages de la vie urbaine de la plupart des Québécois. Comment expliquer leur attrait ? Serions-nous simplement touchés par des images de notre passé ? Je ne le crois pas. Le paradoxe de Lemieux, c’est qu’au moment où il paraît nostalgique et sentimental, il exprime l’essence et du paysage québécois et de l’âme québécoise. Un au-delà des apparences qui explique, après tout, qu’il n’y a qu’au Québec que l’on ait vu une révolution tranquille.


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1967

Le croisement, 1967 oil on canvas, 14 1/2 x 70 3/8 in

At first, one thinks of Jean Paul Lemieux’s Le croisement, 1967, as the winter’s night version of one of his paintings from 1956, The Distant City (figure 26). Lemieux never liked the city. He was happy to move to L’Isle-aux-Coudres in 1965, when he quit teaching. In The Distant City, the foreground is occupied by a large expanse of land, with what looks like two dirt roads bringing us towards the city, indicated by the grey silhouette of a church and indistinct buildings on the left, both treated in the same way. In Le croisement, things are more dramatic. First, the city seems much more distant. Since we see it at night, its architecture is revealed only by tiny specks of light and a faint glow just above them. If it were not for the marks in the snow, the foreground would have been the familiar one in a Lemieux painting: a huge layer of snow covering the whole landscape, seen as a grey mass because of the dark sky. But something different happened in Le croisement. Engulfing the space of the onlooker, starting from behind him at the very lowest edge of the canvas, two sets of tracks cross each other (hence the title) and continue on to the horizon, marking the immensity of the site. They seem too big to be the tracks of skidoos – perhaps they were left by two snowmobiles coming from (or going to) opposite directions, at different times. The tracks depicted from the left side of the canvas must represent marks done after the tracks seen starting from the right. There is no suggestion of an encounter in the middle of nowhere – the crossing pattern of the marks would not have been so neat. If there was an encounter, it was not in real life, but only in the mind of the painter, fascinated by the idea of these mysterious marks on the snow. In fact, these marks could be seen as a desecration of the whiteness and the purity of the snow. One suspects that Lemieux condemned the noise, the smell, the dirt and the traces that these mechanical beasts left behind them. This snow, which had previously appeared as a formidable presence erasing everything, now reveals its fragility, its vulnerability to machines. We are


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left with the imprint of something that is not represented, with the traces of the extraordinary hubris of man, profaning the silence of the night and the infinity of space. It is not even clear if the tracks were going towards the city, or coming from it to an even more mysterious destination. The marks were made as aimless, futile affirmations of power, nothing else. At the same time, they solicit our curiosity. Who were these people able to affront such immensity? Why did they have to travel by night? Or is it possible that these tracks were made some time ago and left undisturbed by a change of weather? To go back to the people, were they fearless or lost, merry or alarmed, innocent or dangerous? What a haunting image finally, closer to the image of dreams than that of real life! As in a dream, one cannot avoid imagining a narrative when looking at this painting. It is often the case with Lemieux’s paintings. They invite a commentary that sounds like a novel or a short story, as if in Lemieux there was the soul of a novelist. This is particularly true of his depictions of people, as they stand like unlikely heroes of a potential novel. But Le croisement demonstrates that it can be true even of his landscape paintings.

Figure 26: Jean Paul Lemieux The Distant City, 1956

Lemieux was an extraordinary night painter. It is a subject matter that has tempted many painters before him, but none has succeeded as well as Jean-François Millet in evoking the mystery of a “starry night” (the title of his circa 1851 painting La nuit étoilée [The Starry Night], figure 27, in the collection of the Yale University Art Gallery). The landscape is difficult to make out in the pitch darkness of the scene. There is no moon to help us to make out its details – one sees fuzzy shadows of trees and maybe a road starting in the foreground, and nothing more. Nevertheless there is a feeling of intimacy in that painting. The point of view of the painter is close to the land, and one shares his wonder at the sight of this sparkling sky with its shooting stars and numerous constellations. In contrast, the space suggested by Lemieux is pure openness. It expands indefinitely in this elongated horizontal format that he prized so much. There are no stars to be seen in the sky and no trees on either side to frame the composition. Even the land is hidden, covered as it is by snow. The feeling here is eerie, not cozy! As humans, we feel ignored by the land, excluded, negated. It is significant


150 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle that the tracks in the snow can also suggest speed, or maybe just a will to escape, to take refuge in the distant city. No one has seen the starkness, the desolation of the night like Lemieux. It becomes, under his brush, the very image of Nothingness, of which so many philosophers have spoken, from Heraclitus to Jean-Paul Sartre. One could say that Lemieux is a metaphysical painter, always aware of Being and Nothingness, as in Le croisement.

Figure 27: Jean-François Millet La nuit étoilée, circa 1851

Le croisement, 1967 huile sur toile, 49,5 x 178,7 cm

À première vue, le tableau de Jean Paul Lemieux intitulé Le croisement, 1967, semble être une version nocturne d’un de ses tableaux de 1956 intitulé The Distant City (La cité lointaine), figure 26. Lemieux n’a jamais beaucoup aimé la ville. Il fut heureux de pouvoir s’installer à L’Isle-aux-Coudres quand, en 1965, il décida de quitter l’enseignement. Dans The Distant City, le premier plan consiste en une vaste étendue de terrain, avec ce qui pourrait être deux chemins de terre conduisant à la ville, elle-même indiquée seulement par la silhouette grise d’un clocher d’église et quelques édifices indistincts sur la gauche, traités de même manière. Dans Le croisement, les choses sont plus dramatiques. Tout d’abord, la ville est située beaucoup plus loin. Comme nous sommes en pleine nuit, on ne voit de son architecture que quelques points lumineux et une lueur au dessus de la plus grande concentration d’édifices ou de maisons. Si ce n’avait été des traces dans la neige, le premier plan nous aurait semblé familier dans un tableau de Lemieux : une immense couche de neige couvrant tout le paysage, traitée en gris parce que


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c’est la nuit. Mais il se passe autre chose dans Le croisement. Commençant pour ainsi dire derrière lui et paraissant tout au bas du tableau, le spectateur est comme emporté par le passage d’on ne sait quels véhicules ayant laissé derrière eux leurs traces se croisant (d’où le titre du tableau) et s’engouffrant dans l’espace jusqu’à l’horizon. Les traces semblent trop grandes pour être celles de motoneiges. On pense plutôt à des traces d’autoneiges, venant de, ou allant vers, deux directions, à différents moments. Les traces de l’autoneige, disons celles de gauche pour être clair, ont dû être faites après celles de droite. Il n’y a pas eu rencontre au « croisement » des lignes. Les traces n’auraient pas été si nettes si cela avait été le cas. Ou plutôt, s’il y a eu rencontre, c’est dans l’esprit du peintre, fasciné par la présence de ces mystérieuses traces dans la neige, plutôt que dans la vraie vie. On pourrait voir ces marques comme une désacralisation de la blancheur et de la pureté de la neige. Je soupçonne Lemieux de n’avoir été très chaud pour le bruit, la senteur, la saleté et les traces laissés derrière elles par ces machines diaboliques. La neige, qui nous était apparue d’abord comme une formidable présence effaçant tout de sa masse et pesant sur le paysage, révélait sa fragilité, sa vulnérabilité à nos machines. Dans Le croisement, nous sommes donc mis en présence de quelque chose dont nous ne voyons que les traces, mais qui témoigne de l’extraordinaire hubris de l’homme, profanant le silence de la nuit et l’infinité de l’espace. Il n’est pas clair, comme nous le suggérions plus haut, si les traces indiquent un mouvement vers la cité, ou de la cité, et allant vers une destination encore plus mystérieuse. Ou s’agit-il de traces sans but, simple et futile affirmation de puissance, et rien de plus ? Chose certaine, on s’interroge. Qui étaient ces gens capables d’affronter l’immensité de l’espace ? Pourquoi voyager en pleine nuit ? Étaient-ils sans peur ou perdus, joyeux ou angoissés, innocents ou dangereux ? Ces traces sont-elles anciennes, l’absence de changement dans la température ne les ayant pas modifiées depuis ? Quelle image fascinante, plus près du rêve que de la vraie vie ! Comme dans un rêve, on ne peut s’empêcher de se raconter quelque chose à la vue de ce tableau. Cela se produit fréquemment chez Lemieux. Ses tableaux encouragent le spectateur à se faire des romans ou, si l’on veut, des nouvelles. Je soupçonne Lemieux d’avoir eu l’âme d’un romancier, comme on le voit souvent dans ses tableaux à personnages. Mais Le croisement démontre que cette narrativité peut être aussi le fait de ses paysages. La nuit est un motif qui a tenté les peintres. Nul n’y a réussi aussi bien peutêtre que Jean-François Millet en évoquant les mystères de « la nuit étoilée ». C’est le titre de l’un de ses tableaux daté vers 1851 (figure 27), dans la collection de la Yale University Art Gallery. On distingue à peine le paysage tant la nuit est profonde. Les rayons de la lune ne sont pas là pour éclairer la scène. Nous ne voyons que la silhouette floue des arbres, peut-être une route au premier plan.


152 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Malgré tout, le tableau de Millet a quelque chose d’intime. Son chevalet n’est pas loin. On partage son émerveillement à la vue de ces étoiles filantes et de ces nombreuses constellations. Au contraire, dans le tableau de Lemieux, il n’y a rien de cette intimité. Qu’une ouverture à l’état pur. Qu’un espace s’étendant à l’infini dans ce format allongé prisé par le peintre. Aucune étoile au ciel, même pas d’arbres pour encadrer la composition. Même le sol nous échappe, couvert de neige. Rien de rassurant, plutôt une inquiétante étrangeté. Comme humains, nous sommes niés, exclus de la scène. Il est significatif, il me semble, que les traces dans la neige suggèrent la vitesse, peut-être simplement le désir de s’évader, le désir de trouver refuge dans cette ville lointaine. Personne n’a compris cette dureté, cette désolation de la nuit, comme Lemieux. Sous son pinceau, elle devient l’image du Néant dont les philosophes, d’Héraclite à Jean-Paul Sartre, ont si souvent parlé. J’ai déjà dit que, pour moi, Lemieux était un peintre métaphysicien. Le croisement en donne une nouvelle preuve, entre l’être et le néant.


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1975

La dame au bouquet, circa 1975 oil on canvas, 26 x 32 in

Here is a charming painting by Jean Paul Lemieux, painted with looser brushwork than he used in the sixties. One is reminded of the famous Edgar Degas painting La femme aux chrysanthèmes, 1865 (figure 28), in the collection of the Metropolitan Museum in New York (the museum revised the title to A Woman Seated Beside a Vase of Flowers when it was noticed that the flowers in the arrangement were not chrysanthemums). The compositions are the same, but in reverse. In Degas’s painting, the woman is on the right and looks out of the picture plane in that same direction. In Lemieux’s picture, the woman is on the left and looks outside of the picture plane in that direction. Both women touch their face with their hands. And of course, in both paintings the enormous bouquet of flowers occupies the entire centre of the painting. Degas’s image suggests that his woman was resting after having poured water into the huge bouquet – one sees the pitcher half full of water. Of this detail, only a small blue saucer is left in the Lemieux painting.


154 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle One could be surprised – if not annoyed – by these reminiscences of one painter from another, as if it denoted a lack of originality; but on the contrary, this should be seen as the need of the Canadian painter to belong to a tradition. Painting is always in dialogue with other paintings. Nothing is more suspect than the claim of absolute singularity. There is a fascinating study to be made in the paintings of Lemieux of this kind of rapport with tradition, especially in the representation of the figure. It is not always as evident as here, but masters of the Renaissance, just as much as contemporary painters, were a source of inspiration for him even when the subject matter was typically “québécois”. Lemieux always aspired to universality and wanted his figures, in particular, to have a presence beyond the anecdotal. The discreet homage to Degas here certainly works in that way. La dame au bouquet could be of many countries, of many epochs and of many classes. We are left with the mystery of her thoughts…unless she is thinking of a certain Degas painting, seen at the Met in New York! It is also typical of Lemieux in the seventies to have expressed emotion in his figures. In the sixties, they are habitually expressionless, standing in front of an empty landscape, reduced to a pure presence. In the seventies, they begin to express something, as here: some inner pleasant thoughts or the pleasure of being alive. The bouquet echoes this feeling and makes the canvas a happy composition, notable for a painter who had the reputation of being, if not sombre, then at least earnest and grave. Indeed, over time Lemieux would become more political. His last paintings denounced war and the destruction of the planet. La dame au bouquet is certainly a lovely interlude before that.

La dame au bouquet, circa 1975 huile sur toile, 66 x 81,3 cm

Peint de manière plus libre que ses tableaux des années soixante, ce charmant tableau de Lemieux nous fait penser à un célèbre Edgar Degas peinture, La femme aux chrysanthèmes, 1865 (figure 28), dans la collection du Metropolitan Museum de New York (le musée a révisé le titre à Femme assise près d’un vase à fleurs quand on a remarqué que les fleurs dans le tableau n’étaient pas des chrysanthèmes). La composition est la même, mais inversée. Dans le tableau de Degas, la dame est assise à droite et regarde hors-champ dans la même direction. Dans celui de Lemieux, la dame est à gauche et regarde aussi vers la gauche hors-champ du tableau. L’une et l’autre femme portent la main au visage. Et, bien sûr, dans les deux tableaux un énorme bouquet de fleurs occupe le centre de la composition. Degas suggérait en plus que la dame prenait un moment de repos après avoir arrosé ses fleurs – on voit près d’elle un pichet à moitié vide. De ce dernier détail, il ne reste qu’une petite soucoupe bleue dans le tableau de Lemieux.


Jean Paul Lemieux (1904–1990) 155

Figure 28: Edgar Degas La femme aux chrysanthèmes, 1865

On pourrait se sentir un peu mal à l’aise devant cet emprunt à Degas, voire en faire le signe d’un manque d’originalité. J’aime mieux y voir le besoin de nos artistes canadiens de se rattacher à la grande tradition de la peinture. Les tableaux dialoguent entre eux. Rien n’est plus suspect que la prétention à l’originalité absolue. Il y aurait une étude fascinante à faire dans la production de Lemieux, et spécialement à propos de ses personnages, de leur rapport avec la peinture de la Renaissance ou de maîtres modernes comme ici. Lemieux aspirait toujours à l’universalité et cherchait à éviter l’anecdote dans ses tableaux à personnages. L’hommage discret qu’il fait ici à Degas n’y contredit pas. On pourrait retrouver sa La dame au bouquet, dans plusieurs contextes de temps ou de lieux. Ne nous reste que le mystère de ses pensées…à moins qu’elle ne pense à un certain tableau de Degas qui se trouve au Metropolitan, à New York ! Il est caractéristique de la peinture de Lemieux des années soixante-dix d’exprimer plus d’émotion sur le visage de ses personnages que dans sa peinture antérieure, où ils sont souvent réduits à la pure présence. Ici, manifestement, la « dame au bouquet » entretient quelques pensées plaisantes, une certaine joie de vivre. Le bouquet est à l’avenant. La composition est heureuse, ce qui peut surprendre chez un peintre qui a la réputation d’être plutôt sérieux et grave, sinon sombre. Et de fait, plus tard encore, sa peinture prendra un tour politique quand il dénoncera la guerre et les risques de destruction de la planète que nous fait courir le nucléaire. Nous n’en sommes pas encore là avec La dame au bouquet, qui représente un joyeux interlude avant ce dernier tournant dans l’art de Lemieux.



Jean-Paul

Riopelle 1923–2002



Biographical Note on Jean-Paul Riopelle Born in Montreal on October 7, 1923, Jean-Paul Riopelle lived a great part of his life in France and would have objected to being characterized as a Quebec painter. He was also very much attracted by sculpture! Nevertheless, his training was done in Montreal, first under Henri Bisson, his teacher at the School Saint-Louis-de-Gonzague, and then at the École du meuble, under Paul-Émile Borduas. Nothing could be more opposite than the concepts both teachers had of art and their role as teachers. Bisson’s ambition was to make his student able “to copy nature” and to be as far as possible from any form of subjective interpretation of it. In his opinion, even the Impressionists were taking too much liberty. To Borduas, on the contrary, this lack of subjective involvement with the motif could only end up in an “academic” rendering of nature, and was of no interest whatsoever. At first, Riopelle resisted Borduas’s teaching but, encouraged by Marcel Barbeau, Jean-Paul Mousseau and other members of the Automatistes, he started to experiment with the idea of non-preconceived painting, done with neither model nor program. In 1947, Riopelle went to Paris and made contact with the Surrealists. He was the only Canadian to exhibit with them in the exhibition Le surréalisme en 1947 at the Galerie Maeght in Paris. That same year, Riopelle signed the Surrealist manifesto, Ruptures inaugurales, which aimed to dissociate the movement from any party politics, especially from the Communist Party. Back in Montreal in 1948, he encouraged the Automatistes to have their own manifesto. Refus global was the outcome of this, although Riopelle’s own contribution to it was only a black and white reproduction of one of his watercolours for the cover of the manifesto. In November 1947, he married Françoise l’Espérance (with whom he later had two daughters, Yseult and Sylvie) and returned to Paris. He had his first one-man show in 1949 at Galerie “La Dragonne”, directed by Nina Dausset. In Paris, Riopelle was in contact with a few American painters, including Sam Francis, who became a close friend. In 1959, he began a long relationship with the Ameri­can painter Joan Mitchell. They lived near Giverny, because of their mutual admiration for Monet rather than for Picasso, as was the trend in France at that time. Their relationship ended in 1979, but in 1992, in his large-scale three-section painting Homage à Rosa Luxemburg, Riopelle paid tribute to Mitchell, who had died that year. He used to call her “Rosa Malheur”, a play of words on the name of a famous painter of horses, Rosa Bonheur, of course. Hence the title, referring to one of the great Communist leaders in Germany before the First World War. When in prison, Rosa Luxemburg used to send coded letters to her friends, and so the idea of a coded painting about Mitchell and himself appealed to Riopelle. 159


160 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle In 1953, he showed at the James Johnson Sweeney exhibition Younger European Painters, held at the Solomon R. Guggenheim Museum in New York. The idea of the show was to determine if the young generation of painters of the École des beaux-arts de Paris could stand their ground before the American painters of the new Abstract Expressionist movement. Riopelle’s painting Blue Night, 1952 (figure 30, page 179), was praised by the critics (F. O’Hara and J. Fitzsimmons in particular) and acquired by the museum. The Pierre Matisse Gallery then represented him in New York. At the end of the 1960s, Riopelle became interested in sculpture. La joute (The Joust), 1969, was his major public sculpture. It was first installed in the Hochelaga-Maisonneuve district of Montreal, near the Olympic Stadium. Its relocation to Place Jean-Paul-Riopelle during the redevelopment of the Quartier international de Montréal in 2003 provoked controversy and outrage from the residents of Hochelaga-Maisonneuve, who claimed that moving it from the Parc Olympique deprived it of the context required for its full meaning as an homage to sport. In 1972, Riopelle returned to Quebec and built a studio at Sainte-Margueritedu-Lac-Masson. He visited the Far North, which inspired his Icebergs series of 1977– 1978, signalling his return to figuration. In 1981, he became the first signatory of the Refus global manifesto to be awarded the prestigious Prix Paul-Émile-Borduas in Quebec. Riopelle established a studio at Estérel, Quebec, but lived his last years at Isle-aux-Grues, an isolated island situated in the St. Lawrence River. He died in Saint-Antoine-de-l’Isle-aux-Grues on March 12, 2002, leaving behind a reputation as one of the most prolific and most universally known Quebec painters.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 161

Note biographique sur Jean-Paul Riopelle Jean-Paul Riopelle est né à Montréal le 7 octobre 1923. Peut-être aurait-il soulevé quelques objections à l’idée d’être désigné comme un peintre québécois, puisqu’il vécut une grande partie de sa vie en France et fut puissamment tenté par la sculpture! Quoi qu’il en soit, sa première formation fut entièrement montréalaise. Il eut d’abord pour maître un certain Henri Bisson, son professeur à l’École Saint-Louis-de-Gonzague qui donnait des leçons de peinture chez lui en fin de semaine, et Paul-Émile Borduas à l’École du meuble. Rien ne pouvait être plus éloigné que les conceptions que ces deux professeurs se faisaient de l’art et de leur rôle. Bisson avait l’ambition d’apprendre à ses élèves à « copier la nature », et à se tenir le plus loin possible de toute interprétation subjective du motif. Même les Impressionnistes en prenaient trop large à ses yeux. Pour Borduas, au contraire, ce manque de présence de l’artiste dans son œuvre la rendait inintéressante, ou « académique », pour employer le vocabulaire du temps (« académique » s’opposait à « art vivant »). Au début, Riopelle résista à l’enseignement de Borduas, mais, encouragé par l’exemple de Marcel Barbeau, Jean-Paul Mousseau et les autres membres du futur Automatistes, il finit par expérimenter l’idée d’un tableau entièrement non-préconçu, fait sans modèle ni programme préalable. En 1947, Riopelle se rendit à Paris et prit contact avec les Surréalistes. Il sera le seul Canadien à participer à la grande exposition Le Surréalisme en 1947, à la Galerie Maeght de Paris, après la guerre. La même année Riopelle signe le manifeste Ruptures inaugurales où les surréalistes tendaient à se dissocier de tout parti politique, y compris du parti communiste. De retour à Montréal en 1948, Riopelle encouragea le groupe à produire son propre manifeste. Refus global, en sortira, même si la contribution de Riopelle au manifeste lui-même ne consistera qu’en la reproduction d’une de ses aquarelles pour la couverture de l’ouvrage. En Novembre 1947, il avait épousé Françoise l’Espérance, qui lui donnera deux filles, Yseult et Sylvie. Revenu à Paris, il y tiendra sa première exposition solo en 1949 à la Galerie « La Dragonne », dirigée par Nina Dausset. Il fit aussi la connaissance de nombreux peintres américains, ou aux études, ou installés définitivement en France, dont l’un des plus importants fut sans doute Sam Francis. En 1959, une longue liaison avec la peintre américaine Joan Mitchell devait l’amener à Giverny, à cause de leur mutuelle admiration pour Monet, plutôt que Picasso comme c’était la mode alors en France. Leur relation tumultueuse prit fin en 1979, mais en 1992, à la nouvelle du décès de Joan Mitchell, Riopelle entreprit son énorme triptyque, Hommage à Rosa Luxemburg, en souvenir de leur amitié. Il avait l’habitude de l’appeler « Rosa Malheur », un jeu de mot sur la peintre Rosa Bonheur, célèbre pour ses peintures de chevaux. D’où le titre inspiré du


162 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle nom d’une des grandes révolutionnaires d’avant la Première Guerre Mondiale. En prison, Rosa Luxemburg avait l’habitude d’envoyer des lettres codées à ses amis. L’idée d’une peinture codée sur sa liaison avec Mitchell séduisit Riopelle. En 1953, Riopelle était l’un des Younger European Painters retenu par James Johnson Sweeney pour sa grande exposition au Solomon R. Guggenheim Museum de New York. Il s’agissait de vérifier si la jeune École des beaux-arts de Paris d’après-guerre pouvait tenir le coup devant la montée de l’expressionisme abstrait américain. Son tableau, intitulé Blue Night, 1952 (figure 30, page 179), fut remarqué, loué par la critique (F. O’Hara et J. Fitzsimmons en particulier) et acquis par le Musée. La Pierre Matisse Gallery devait le représenter à New York après cette manifestation. Riopelle s’intéressa à la sculpture. En 1969, en sortira sa majeure contribution que sera La Joute. Installée d’abord près du Stade Olympique, dans le quartier populaire d’Hochelaga-Maisonneuve, elle fut ensuite relocalisée sur la Place Jean-Paul-Riopelle en 2003 au cœur du district des affaire de Montréal, non sans protestation des résidents d’Hochelaga-Maisonneuve pour qui ce déménagement la privait de son hommage au sport et au Stade. En 1972, Riopelle était retourné au Québec et s’était fait construire un atelier à Sainte-Marguerite du Lac Masson. Il visita le Grand Nord. La série des Icebergs, 1977–1978, en sortira. Son retour au Québec coïncide avec son retour à la figuration. En 1981, il fut le premier signataire du manifeste Refus global à recevoir le prestigieux Prix Paul-Émile-Borduas octroyé par le Gouvernement du Québec. Riopelle installa ensuite son atelier à L’Estérel, mais vécut ses dernières années à l’Isle-aux-Grues, une île du fleuve Saint-Laurent en amont de Québec. Il mourut à Saint-Antoine-de-l’Isle-aux-Grues, le 12 Mars 2002, laissant la réputation de l’un de nos peintres du Québec les plus prolifiques et le plus universellement connu.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 163

1950

Le progrès envahi par la forêt, 1950 oil on canvas, 28 1/2 x 23 3/4 in

A Jean-Paul Riopelle from 1950 is quite a find! In 1950, Riopelle was already living in Paris. The year before, he had his first solo show at the Galerie Nina Dausset (la Dragonne, as one used to say), with a preface in the catalogue by Benjamin Péret, and André and Elisa Breton: not bad for a beginning! Breton did not know what to do with this Canadian and decided to present him as “un


164 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle trappeur supérieur” (a superior trapper), an epithet which stuck to him in Paris for a long time. The art critic Georges Duthuit would even adopt it when he presented Riopelle in New York. Riopelle was introduced to the French avant-garde by the Surrealists, and he was the only Canadian to participate in Le Surréalisme en 1947, the great post-war exhibition of the Surrealists organized by André Breton and Marcel Duchamp at the Galerie Maeght in Paris. But he realized soon enough that too close an association with the Surrealists, and with Breton in particular, was not the best choice in post-war Paris. Breton had left France during the war to live in the USA and travel in Mexico and Canada, and was resented by people like the poet Tristan Tzara (born Samuel Rosenstock, Tzara was Jewish Romanian) and members of the group La Main à Plume who stayed in France during the Occupation and suffered under the Germans. More interesting were the few American artists that Riopelle met in Paris. Many of them, beginning with Sam Francis, took advantage of the GI Bill to study in Paris. Francis has told about his interactions with Fernand Léger in the French capital. Through Francis, Riopelle was put in contact with many Ameri­can painters: Al Held (1928–2005), also a beneficiary of the GI Bill, and who was studying at La Grande Chaumière (1949–1953) with Ossip Zadkine (1890–1967); Kimber Smith (1922–1981), a close friend of Joan Mitchell (Riopelle was to meet her in 1955); Norman Bluhm (1921–1999), who studied at the École des beaux-arts in Paris; John Hultberg (1922–2005), who exhibited at Galerie Nina Dausset in Paris, a gallery well known to Riopelle; Ruth Francken (1924–2006), who also had a show at that gallery in 1950 and lived in Paris; and Shirley Jaffe, a friend of Francis. Pierre Schneider recalls the group as a “loose, open community” of minds, which met more or less regularly at the Café du Dragon. The members all agreed on a few basic points. For them, a painting was good when one did not think of painting. They regarded themselves as anti-system and scorned attempts to categorize people, painters, their work or their thoughts. They had no interest in Pablo Picasso’s art, whereas Claude Monet and Henri Matisse were important to them. Terms like “nuagistes” and later “tachistes” made them laugh. 57 These new surroundings could have been a factor in Riopelle’s gradual distancing of himself from Automatism. He was exploring the potentialities of “la matière” with his arachnean webs of lines thrown on a mosaic of thick impasto coloured slabs. The effect was so intense that Duthuit, whom we mentioned earlier, would describe it as choking: not giving space for thought to breathe, as 57 Robert T. Buck, “The Paintings of Sam Francis”, Sam Francis: Paintings 1947–1972, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, 1972, page 17.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 165

if we were confronted by a completely materialistic or instinctive painting. That this description reflected more the limits of the French critic than the reality intuited by Riopelle is suggested by the title of the painting: Le progrès envahi par la forêt, Progress Invaded by the Forest! One could understand the perplexity of critics like Duthuit in front of these paintings by Riopelle (see Retour d’Espagne, 1951–1952, in the Power Corporation Collection, for a similar example). European painting, even in its most avantgardist form, always retained the idea of composition. However, in Riopelle’s work, what we had was rather a hard-won compromise between risk and control, chaos and awareness. In fact, as Riopelle’s subsequent development would amply show, thought was never absent in his paintings – as long as one does not confuse thought with information. Riopelle was certainly trying to get rid of what he knew, and God knows that his first attempt at painting under the direction of Henri Bisson filled his head with useless knowledge. This matièriste manner adopted in Paris liberated him from everything else and gave him the opportunity to give form to his thinking. Instead of focusing his effort on himself, Riopelle was getting in touch with the world – with a world of his own. It is a good thing that the forest was invading the progress and not the other way around.

Le progrès envahi par la forêt, 1950 huile sur toile, 72.4 x 60.3 cm

Un Jean-Paul Riopelle de 1950, voilà une belle trouvaille ! En 1950, Riopelle était déjà installé à Paris. L’année d’avant, il avait eu sa première exposition particulière à Paris, à la Galerie Nina Dausset, à la Dragonne, comme on disait familièrement. Une préface de Benjamin Péret, d’André et d’Élisa Breton au catalogue – pas mal pour un débutant ! Breton ne savait trop que faire de ce Canadien et décida de le présenter comme « un trappeur supérieur », épithète qui lui collera au dos longtemps à Paris, voire à New York. Le critique Georges Duthuit y aura recours quand il présentera Riopelle à New York. Riopelle était donc présenté à l’avant-garde française par les surréalistes. Il avait d’ailleurs été le seul Canadien à participer à la première grande exposition surréaliste après la guerre, intitulée Le Surréalisme en 1947, organisée par Breton et Marcel Duchamp à la Galerie Maeght à Paris. Il prit assez vite conscience que cette association avec le surréalisme et avec Breton en particulier risquait de lui en aliéner plusieurs. Breton, qui avait passé la guerre à New York et en avait profité pour visiter les États-Unis, le Mexique et le Canada, n’avait plus autant la faveur de l’intelligentzia qu’avant la guerre. Le poète Tristan Tzara et les membres du groupe La Main à Plume, qui étaient restés en France durant l’occupation et qui,


166 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle en particulier Tzara – juif roumain né Samuel Rosenstock – avaient souffert de l’occupation nazie, le considéraient presque comme un déserteur. De meilleur calcul pour Riopelle était son association avec les quelques peintres américains qu’il rencontra à Paris, dont Sam Francis qui, prenant avantage du GI Bill, se payait des études à l’atelier de Fernand Léger dans la Ville Lumière. Sam Francis mit aussi Riopelle en contact avec tout un groupe d’expatriés américains profitant pour la plupart, comme lui, du GI bill pour faire des études ou des séjours à Paris : Al Held (1928–2005), qui étudiait sous Ossip Zadkine (1890–1967) à La Grande Chaumière (1949–1953) ; Kimber Smith (1922–1981), un ami de Joan Mitchell avec laquelle Riopelle aura une liaison à partir de 1955 ; Norman Bluhm (1921–1999), qui étudiait à l’École des beaux-arts de Paris ; John Hultberg (1922–2005), qui exposait chez Nina Dausset, une galerie que Riopelle connaissait bien ; Ruth Francken (1924–2006), qui exposa au même endroit en 1950 et qui vivait à Paris ; Shirley Jaffe, une amie de Sam Francis. Pierre Schneider se souvient que le groupe formait une « communauté d’esprits libres et ouverts » qui se rencontraient plus ou moins régulièrement au Café du Dragon. Ils étaient tous d’accord sur un certain nombre d’idées. Pour eux, une peinture était d’autant meilleure qu’on ne pensait pas peinture en la faisant. Ils se voulaient contre tout système et n’avaient que mépris pour toute tentative de classer les gens, les peintres, leurs travaux ou leurs idées. Ils n’étaient pas intéressés par Pablo Picasso, alors qu’ils plaçaient très haut Claude Monet et Henri Matisse. Des termes comme « nuagistes » et plus tard « tachistes » les faisaient rire. 58 On peut se demander si ce nouvel environnement ne fut pas pour quelque chose dans le détachement de Riopelle de l’automatisme canadien. En explorant les potentialités de « la matière », en jetant ses réseaux arachnéens de lignes sur un fond de « mosaïque » fait d’épais empâtements, il entendait bien faire autre chose. L’effet produit était si intense que le subtil Duthuit trouvait ses tableaux étouffants, ne donnant pas assez d’espace à la pensée pour respirer à la pensé, comme si nous étions confrontés à une peinture totalement matérielle et instinctive. Ce genre de commentaire reflétait plus les limites de la critique française en face de la production de Riopelle que ses intentions, si l’on se fie ici à la suggestion du titre : Le progrès envahi par la forêt ! On comprend la perplexité des critiques devant des tableaux comme celui-ci ou, autre exemple, comme Retour d’Espagne, 1951–1952, de la collection de la Power Corporation. La peinture européenne, même dans ses formes les plus avancées, avait retenu l’idée de composition. Les tableaux de Riopelle témoignaient plutôt d’une victoire chaudement gagnée du contrôle sur le hasard, de la conscience sur 58 Robert T. Buck, « The Paintings of Sam Francis », Sam Francis: Paintings 1947–1972, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, NY, 1972, page 17.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 167

le chaos. Comment faire un tableau sans composer, semblaient dire ces critiques ? Étiez-vous prêt à abandonner toute forme de pensée et à vous en remettre au seul instinct ? En fait, rien n’était plus éloigné de Riopelle, comme le reste de son œuvre le montrera. Il ne faut pas confondre la pensée et l’information. Riopelle rompait certainement avec ce qu’il avait appris, et Dieu sait s’il partait de loin quand on songe aux leçons de peinture académique que lui avait inculquées Henri Bisson dans sa jeunesse. Le matiérisme qu’il avait adopté à Paris le libérait de tous ces vieux apprentissages et lui permettait d’être lui-même. Riopelle se mettait en contact avec le monde, avec son monde. Il était heureux que la forêt envahisse le progrès et non l’inverse.


168 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

1951

Sans titre (Composition #2), 1951 oil on canvas, 127 x 164.4 cm

It is characteristic of Jean-Paul Riopelle’s paintings from 1951 to show a web of relatively straight and very thin lines cast on a heavy impasto background. The lines animate the surface, sometimes echoing the rectangular or square format of the canvas, and sometimes not. In Sans titre (Composition #2), for instance, they introduce an oblique that suggests a tilting of the surface towards the left. Each painting of that year is a gem and this one is no exception. One cannot deal with this 1951 painting by Riopelle without clarifying his position with regard to what was happening in New York at the time. In fact, the confrontation between Paris and New York happened in this same year, in an exhibition organized by the painter Georges Mathieu (1921–2012), one of the leaders of the movement Abstraction lyrique in France, entitled Véhémences confrontées, held at the Galerie Nina Dausset in Paris. In this exhibition was Jackson Pollock’s Number 8, 1950, an all-over dripping composition that included alumi­num paint, and Willem de Kooning’s Untitled (Woman, Wind and Window), 1950, a somewhat figurative picture, both paintings from Alfonso A. Ossorio’s


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 169

collection. In the leaflet published by the critic Michel Tapié (1909–1987) on this occasion, Riopelle, Pollock and Wols (a pseudonym of Alfred Otto Wolfgang Schulze, 1913–1951) were presented together and labelled as “amorphic”. Greatly admired in post-war Europe, especially by Mathieu, Wols was less known in America. But the very fact that Riopelle and Pollock were brought together in the same category begs for an explanation. Mathieu, like many French artists (or critics, for that matter) of the time, had difficulties with the concept of an all-over composition, where there is no hierarchy between the elements and no points of focalization on the painted surface to attract the eye in one direction or another. It was the very fact of this lack of focalization that brought the reproach that one could not know why the painting stops where it does. It could have continued out of the periphery of the canvas, in all directions, without much damaging the general effect. As reported by critic Clement Greenberg in an interview with Deborah Solomon in December 1983 about Pollock’s Mural, 1944: “People said it just went on and on like glorified wallpaper”! 59 For Mathieu, Riopelle and Pollock had gotten rid of form completely. He did not see that they were in fact getting rid of, each in his own manner, the orderly and hierarchical composition so common in European painting at the time. Wols, Pierre Soulages and Mathieu himself maintained the opposition between centre and periphery, between shapes and background, and presented their forms standing out on a background receding in depth behind them. It could even be more appropriate to speak of an all-over “construction” in the case of Pollock and Riopelle, as my late colleague René Payant proposed, to stress precisely this lack of composition. From this point of view, the title of our painting (Composition #2) is a misnomer. Wisely, I believe, Yseult Riopelle’s catalogue raisonné designates it just as a Sans titre. We suspect that Composition #2 is a title given by a gallery when the painting was exhibited. In those days, “composition” could have been viewed as an equivalent of abstraction. Even Greenberg talked of all-over “composition”. It seems more logical not to designate as “composition” a painting that aims at escaping any form of composition. This is true both of Riopelle’s and Pollock’s works. It is important, however, not to exaggerate the convergence of Pollock and Riopelle at that time. The fact that Pollock was tempted by figuration – as seen in his show at the Fachetti Studio in 1952 – did nothing to bring him closer to Pollock, even if, as in this painting and the previous one, the tenuous lines in 59 Deborah Solomon, Jackson Pollock: A Biography, 1987, quoted from the author’s interview with Clement Greenberg in December 1983, page 153.


170 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle white or black covering the mosaic surface could make one think of Pollock’s drippings. It would be some time before critics were able, on the one hand, to see that the lines in Riopelle’s painting are superimposed on a richly coloured background, as was already the case in his watercolours of 1946–1947, and on the other hand, to realize how different were the techniques used by the two painters to obtain these lines. Pollock worked above a canvas laid on the floor and would literally “drip” his paint from a stick. Riopelle worked with his canvas on an easel or leaning on the wall and projected his paint violently onto a canvas already rich in texture and impastoes.

Sans titre (Composition #2), 1951 huile sur toile, 127 x 164,4 cm

Il est caractéristique des tableaux de 1951 de Jean-Paul Riopelle de comporter, comme celui-ci, un réseau ténu de lignes superposé à un fond aux forts empâtements. Ces lignes animent la surface, tantôt faisant écho à la forme carrée ou rectangulaire de la toile, tantôt, comme ici, introduisant des obliques qui font pencher le motif vers la gauche. Chaque tableau de cette année est une merveille. Celui-ci n’échappe pas à la règle. On ne peut traiter de la peinture de Riopelle à cette époque sans tenter de clarifier ses rapports avec ce qui se passait en même temps aux États-Unis. Une confrontation entre Paris et New York avait eu lieu cette année 1951, lors d’une exposition organisée par le peintre Georges Mathieu (1921–2012), chef de file du mouvement d’abstraction lyrique en France, intitulée Véhémences confrontées et présentée à la galerie de Nina Dausset à Paris. Jackson Pollock y était représenté par un dripping, rehaussé à la peinture aluminium, intitulé Number 8, 1950, et Willem de Kooning, par Untitled (Woman, Wind and Window), 1950, plus figuratif, l’un et l’autre tableau de la collection d’Alfonso A. Ossorio. Sur le dépliant publié par le critique Michel Tapié (1909–1987) à cette occasion, Georges Mathieu avait classé Riopelle, Pollock et Wols (pseudonyme d’Alfred Otto Wolf­ gang Schulze, 1913–1951) parmi les « amorphiques ». Faisant l’admiration des peintres d’après guerre en Europe, en particulier de Mathieu lui-même, Wols était moins connu en Amérique. Mais pourquoi mettre Riopelle dans la même catégorie que Pollock ? Mathieu, comme plusieurs artistes (ou critiques à vrai dire) français de l’époque, n’était pas à l’aise avec le concept de composition all-over, qui éliminait la moindre hiérarchie entre les éléments et gommait les points de focalisation du regard sur un point ou sur l’autre du tableau. Cette double option expliquait, pensait-on, le fait qu’il n’y avait pas moyen de savoir où le tableau s’arrêtait, à gauche ou à droite, en haut ou en bas. Il aurait pu se prolonger au-delà des limites


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 171

physiques du support sans grand dommage pour son aspect général. Comme le rapportait Clement Greenberg, dans une entrevue de décembre 1983 avec Deborah Solomon, à propos de Mural, de Pollock, 1944 : « les gens disent que ça se poursuit sans fin comme un glorieux papier peint… » 60 Pour Mathieu, Pollock et Riopelle s’étaient débarrassés de la forme complètement. Il ne s’était pas rendu compte que l’un et l’autre, chacun à sa manière, s’étaient libérés moins de la forme que de l’idée même de composition, si importante encore en Europe. Wols, Soulages et lui-même avaient maintenu l’opposition entre le centre et la périphérie, les formes et le fond, et présentaient souvent les formes en suspens devant un fond qui reculait à l’infini. Il était même plus approprié, comme mon regretté collègue René Payant l’avait proposé, de parler, dans le cas de Pollock et de Riopelle, de « construction » all-over plutôt que de « composition » all-over, pour souligner cette absence de composition. Pour cette raison, on peut regretter que notre tableau soit aussi connu comme Composition #2. Aussi bien, Yseult Riopelle a eu raison, je crois, de le laisser Sans titre dans son catalogue raisonné. Nous soupçonnons que le titre Composition #2 a été donné par une galerie quand on exposa le tableau. On croyait sans doute que cela revenait à le désigner comme une abstraction. Après tout, même Greenberg parlait d’all-over composition. Il semble plus logique de ne pas continuer de désigner comme Composition une peinture qui tente d’y renoncer. Cela s’applique aussi bien à Riopelle qu’à Pollock, même si Riopelle maintenait la dichotomie entre lignes et taches de couleurs, créant en surface un délicat réseau de lignes comme emportées par le vent au lieu d’être simplement imbibées dans la toile, comme chez Pollock. Il est important, cependant, de ne pas exagérer la convergence de Pollock et de Riopelle à ce moment. Le fait que Pollock était tenté par un retour à la figuration, comme sa présentation au Studio Fachetti, en 1952, l’avait démontré, suffisait déjà à l’éloigner de Riopelle, même si le réseau de lignes superposées à ses fonds colorés pouvait suggérer un rapprochement avec les drippings de Pollock. La critique mettra du temps à faire le lien entre les Riopelle de 1951 et ses aquarelles de 1946–1947, où les lignes noires étaient comparables à une sorte de toile d’araignée posée sur un fond coloré. Et, par ailleurs, il lui faudra admettre que les méthodes des deux peintres n’avaient pas grand-chose en commun. Pollock travaillait au-dessus d’une toile posée à plat au sol, sur laquelle il laissait dégouliner (to drip) de la peinture d’un bâton. Riopelle quant à lui projetait violemment de la peinture sur une toile déjà chargée de couleurs, posée sur un chevalet ou appuyée sur un mur, donc à la verticale. 60 Deborah Solomon, Jackson Pollock: A Biography, 1987, cité par l’interview de l’auteur avec Clement Greenberg en décembre 1983, page 153. Ma traduction.


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1952

Grande fête, 1952 oil on canvas, 39 3/8 x 19 3/4 in


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“Great feast” indeed! We have all seen the photo of the young Jean-Paul Riopelle in his Parisian studio on Durantin Street in front of a canvas in this style. There is, however, a photo taken by Denise Colomb in 1953 (figure 29), a year after our painting, which seems quite relevant here. Riopelle is in his working outfit, leaning on the back of a chair in front of a painting quite similar to Grande fête, at least by the size and the format. Behind him there is a table covered with newspaper where one can see a spatula – the famous palette knife with which most of his paintings were done. At his feet, on a dirty floor, are less expected tin cans, one brush, a bottle of oil (or of thinner) and maybe another spatula. No paint tubes! Riopelle is known to have mixed his pigments himself, to get purer colours. A window spattered with paint droplets throws light on the scene. Riopelle seems self-assured, looking directly at the photographer, a hand on his hip.

Figure 29: Jean-Paul Riopelle, 1953 Denise Colomb (1902–2004) © Denise Colomb – RMN Photo credit: Ministère de la Culture / Médiathèque du Patrimoine Dist. RMN / Art Resource, NY

At the time this photo was taken, Riopelle’s reputation in Paris was beginning to gather momentum. In a photo from the same period, he is pictured with Pierre Loeb (the Paris gallery owner who launched many painters of the so-called Abstrac­tion lyrique movement, like Georges Mathieu, Maria Helena Vieira da Silva, Zao Wou-Ki and Riopelle himself, in his gallery in Paris) standing in front of paintings similar to Grande fête; they are in deep conversation. The year before he painted Grande fête, Riopelle, as we have seen, participated in Véhémences confrontées at Galerie Nina Dausset. This is a gallery he knew well, since it is where he had his first solo exhibition in Paris, held March 8–31, 1949. As the 1951 show’s title suggests, Véhémences confrontées would at least confront the


174 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle French, American and Italian avant-garde. Riopelle, who was already in contact with American artists then living in Paris such as Joan Mitchell and Sam Francis, must have appreciated this idea of “confrontation”. He wrote the text for a leaflet published on this occasion, which happens to be one of the few writings he ever published, in which he defined his position of the moment, talking in particular of his distance from Canadian Automatism. “Automatism,” he wrote, “which had intended to be totally open, proved itself to be a restriction of chance… Only total risk can be productive.” 61 But since he was underlining at the same time the importance of “consciousness”, “awareness” and of “real control”, it was clear that he was advocating a view as far from monotony as from chaos. Monotony could come from excessive control, and chaos from unbridled risk, if they were exclusive one from the other. But the two taken together avoided these dangers. We are reminded of a quote attributed to the Greek philosopher Democritus: “Everything existing in the universe is the fruit of chance and necessity.” The astrophysicist Hubert Reeves, whom I heard recently on television, quoted this paradoxical saying attributed to that philosopher, giving snowflakes as an example of his thought. Each snowflake is constructed on the basis of a hexagonal structure (necessity), but no two snowflakes look alike (chance). Nature seems to like working that way: starting from chaos and randomness and slowly, by combination, coalescence, association or other means, creating structures, order and harmony – starting with quarks and ending with neurons in the human brain! I am tempted to apply the same idea to Grande fête. Chance has certainly played a role in the elaboration of the painting. How can one make sense otherwise of the red-brown, yellow and blue strokes of the palette knife patiently laid on the whole surface of the painting? They do not seem to follow any specific pattern of their own. (When Riopelle was asked if his painting could be described as “abstract”, his answer was: “Abstract means to come from nature…I would rather say that what I want is to go towards nature…”) On this background were superimposed long lines of white and black that indeed structured the initial chaos and created an ordered composition, a harmonious totality. Notice that this is a utilization of line very different from what we see in Jackson Pollock’s paintings. In Pollock’s paintings, line does not structure anything. It is “pure energy made visible”, to borrow the title of the famous book by B.H. Friedman, 62 applied to a background, which is the unprimed canvas, precisely to show that the line is an entity in itself, independent of any function of contouring or detaching shapes from a background. In one of the rare Pollock works in a Canadian museum, the mesh of lines was projected on glass ,which dematerializes the support even more. 61 Quoted in George Mathieu, De la révolte à la renaissance, Gallimard, Paris, 1973, page 70. 62 B.H. Friedman, Jackson Pollock: Energy Made Visible, De Capo Press, Boston, 1995.


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I speak, of course, of No. 29, 1950, at the National Gallery of Canada in Ottawa. In other words, in the Riopelle painting, onto the thickly painted ground has been thrown – like a fishnet or a giant spider web – a mesh of lines in black and white. These lines or­gan­ize the surface, which otherwise would be difficult to read properly. The format is vertical and the lines work like the traces of fireworks; hence the title: Grande fête. We could say also that it is a solution that Riopelle had already explored in works on paper done previously. In these early works, the black lines drawn with the pen were superimposed onto less defined areas of colour. Here he pursued the same idea, but on a much bigger scale. The result is both satisfying and intriguing, both abstract and readable. On a label on the back of the painting one reads the word “masterpiece”, probably written by Pierre Matisse himself. I think he knew what he was saying!

Grande fête, 1952 huile sur toile, 100 x 50,2 cm

« Grande fête » que ce tableau, en effet ! Nous avons tous vu des photos du jeune Jean-Paul Riopelle dans son atelier de la rue Durantin à Paris, se tenant devant une toile dans ce style. Il y a cependant une photo qui date de 1953 (figure 29), donc d’une année postérieure à notre tableau, qui a été prise par Denise Colomb et qui semble avoir plus de rapport qu’aucune autre. En costume de travail, s’appuyant au dossier d’une chaise, Riopelle paraît devant un tableau assez semblable par la dimension et le format à Grande fête. Derrière lui une table couverte de papier journal où l’on peut voir une spatule, l’instrument le plus utilisé par Riopelle. À ses pieds, sur un plancher très sale, paraissent des boîtes de conserve, des pinceaux, une bouteille d’huile de lin (ou de térébenthine ?), et peut être une autre spatule. Pas un seul tube de peinture, ce qui est plus étonnant ! On sait que Riopelle mêlait ses pigments lui-même pour obtenir des couleurs plus pures. Une fenêtre maculée de taches de peinture éclaire la scène. Plein d’assurance, le poing sur la hanche, Riopelle fixe le spectateur. Au moment où cette photo fut prise, la réputation de Riopelle à Paris commençait à s’imposer. Il avait déjà attiré l’attention d’André Breton, le fondateur du mouvement surréaliste, qui l’avait qualifié de « trappeur supérieur », expression que Georges Duthuit, un habitué, comme lui et Samuel Beckett, du Café du Dragon, reprendra quand il sera question de le présenter à New York. Sur une autre photo de l’époque, il est déjà en compagnie de Pierre Loeb, le marchand de tableaux qui lancera la carrière de plusieurs membres du mouvement d’ab­ straction lyrique, comme Georges Mathieu, Maria Helena Vieira da Silva, Zao Wou-Ki et lui-même. C’est un de ses tableaux qu’on voit au mur de la galerie où la photo a été prise.


176 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle L’année précédant Grande fête, nous l’avons vu, Riopelle avait participé à Véhémences confrontées, à la Galerie Nina Dausset, du 8 au 31 mars 1951. C’est une galerie que Riopelle connaissait bien, puisque c’est là qu’il avait eu sa première exposition solo à Paris en 1949. Comme son titre le suggérait, Véhémences confrontées voulait, sinon opposer, du moins confronter les avant-gardes française, américaine et italienne. Riopelle, qui était déjà en contact avec des artistes américains vivant alors à Paris, comme Sam Francis et Joan Mitchell, a dû apprécier cette idée de « confrontation ». Il a écrit un texte pour le feuillet publié à cette occasion, un des rares textes jamais publiés par Riopelle, dans lequel il prenait ses distances avec l’automatisme. « L’automatisme, » écrivait-il, « qui s’était voulu ouverture totale, s’est révélé comme une restriction du hasard. (…) Seul peut être fécond un hasard total. » 63 Mais, comme il soulignait en même temps l’importance de la « conscience » et du « contrôle réel », il est clair qu’il était loin de défendre la monotonie du pur chaos. La monotonie pouvait venir d’un contrôle excessif et le chaos d’un hasard débridé. Mais les deux pris ensemble évitaient ces dangers. On pense à cette phrase de Démocrite : « Tout dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité. » L’astrophysicien Hubert Reeves, que j’écoutais récemment à la télévision, citant ce paradoxe du philosophe grec, donnait l’exemple des flocons de neige comme une parfaite illustration de sa pensée. Chaque flocon est construit sur la même structure hexagonale (nécessité), mais il n’y en pas deux semblables (hasard). La nature aime travailler de cette façon : elle part du chaos et du hasard et lentement, par combinaison, coalescence, fédération et que sais-je encore, réussit à créer des structures, de l’ordre et de l’harmonie. Cela commence par des quarks et finit par les neurones de notre cerveau ! Je serais tenté d’appliquer la même idée à Grande fête. Le hasard a certainement joué un rôle dans l’élaboration de cette peinture. Comment expliquer autrement les taches brun-roux, jaune et bleu qui couvrent toute la surface du tableau ? Elles ne semblent suivre aucune organisation particulière. Quand on demandait à Riopelle si sa peinture était « abstraite », il avait l’habitude de répondre : « Abstraire, ça veut dire : venir de. Moi, je voudrais que ça retourne à… ». Sur ce fond ont été lancés les réseaux de longues lignes blanches ou noires qui, de fait, structurent le chaos initial et créent un ensemble ordonné, une harmonieuse totalité. On notera au passage combien cette utilisation de la ligne, chez Riopelle, est différente de celle de Jackson Pollock. Dans les tableaux de Pollock, la ligne n’a pas cette fonction de structuration. Elle est pure « énergie rendue visible », pour reprendre le titre du fameux livre de B.H. Friedman, 64 lancée sur une toile non 63 George Mathieu, De la révolte à la renaissance, Gallimard, Paris, 1973, page 70. 64 B.H. Friedman, Jackson Pollock: Energy Made Visible, De Capo Press, Boston, 1995.


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préparée, précisément pour la révéler comme pure entité, libre de toute fonction de contour ou de détachement de la forme du fond. Un des rares Pollock conservé dans un musée canadien est peint sur verre, justement pour dématérialiser le support au maximum. Je parle bien sûr de N o 29, 1950, au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Autrement dit, dans le tableau de Riopelle, le réseau de lignes a été jeté comme un filet, ou comme une immense toile d’araignée, sur le fond à fort empâtement. Ces lignes rendent possible la lecture de la surface. Les lignes, sur un format vertical, peuvent aussi faire penser à un feu d’artifice, d’où, peut-être, le titre Grande fête. C’est aussi une solution que Riopelle avait explorée dans des œuvres antérieures sur papier. Dans ces œuvres plus anciennes, Riopelle avait tracé un réseau de lignes à l’encre de Chine sur un fond coloré imprécis. Il reprenait donc cette idée ici, mais sur une échelle beaucoup plus grande. Le résultat est étonnant et plaisant, abstrait et lisible. Sur une étiquette collée au dos du tableau, on lit le mot « chef d’œuvre », peut être de la main de Pierre Matisse. J’imagine qu’il savait ce qu’il disait !


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1953

Jouet, 1953 oil on canvas, 44 7/8 x 57 1/2 in

Jouet is a major Jean-Paul Riopelle painting from the early 1950s that has recently surfaced. Dated 1953, it belongs to the crucial period when Riopelle confronted the New York scene head-on. He participated in the James Johnson Sweeney show entitled Younger European Painters at the Solomon R. Guggenheim Museum (which was not yet in the Frank Lloyd Wright building) at the end of 1953 and the beginning of 1954, exhibiting the rather dark Blue Night, 1952 (figure 30), now in the collection of the Guggenheim Museum. At this time, Riopelle was already in contact with the Pierre Matisse Gallery in New York. Moreover, the art critics noticed his contribution to the Guggenheim show, singling him out as one of the most promising among the 33 “younger European[!] painters” exhibited. It was a grand debut. Meanwhile his teacher, Paul-Émile Borduas, was having his first one-man show in New York, at the Passedoit Gallery at 121 East 57th Street, not far from the Pierre Matisse Gallery (situated in the Fuller Building at 41 East 57th Street) where Riopelle was also showing. The issue, of course, was the competition between New York and Paris, not Canadian painting. Had Sweeney’s show demonstrated the existence of a new


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avant-garde in Paris, strong enough to leave behind what was then happening in New York? It is in this context that the critics who mentioned Riopelle’s contribution to Younger European Painters should be considered. For instance, the art historian Robert Goldwater suggested that “Pollock and Riopelle, Soulages and Kline, Bazaine and Brooks, etc.” should be compared to each other. 65 The comparison between Wols (the pseudonym of Alfred Otto Wolfgang Schulze) and Jackson Pollock, attempted by Georges Mathieu in Paris, was dismissed in favour of Riopelle. For James Fitzsimmons, three major painters were exhibited at Younger European Painters: Riopelle, Pierre Soulages and Mathieu! 66 For Robert Coates, who is regularly credited as the creator of the appellation Abstract Expressionism, Soulages, Serge Poliakoff, Pierre Tal-Coat and Riopelle were the best in the exhibition. 67 We find the same type of selection from James Thrall Soby; for him, Soulages and Mathieu came first, but Alberto Burri, Erich Mendelsohn, Riopelle, Raoul Ubac and Maria Helena Vieira da Silva were also worthy of attention. 68 The only one to directly attempt a comparison between Pollock and Riopelle was Fitzsimmons, in his Art and Architecture article already alluded to.

Figure 30: Jean-Paul Riopelle, Blue Night, 1952

Fitzsimmons wrote, “Riopelle’s painting is large and horizontal, and resembles some of Pollock’s later compositions. But Riopelle did less with line and more with colour, and the reference to the external world, to nature, was more overt. He laid on his colour (deep reds, greens, blues and blacks) very thickly, layer on layer, with short choppy strokes that were sometimes parallel, some65 Robert Goldwater, “These Promising Younger Europeans”, Art News, vol. 52, no. 8, December 1953, pages 14–16 and 53–54. 66 James Fitzsimmons, “Art”, Art and Architecture, vol. LXX, no. 12, December 1953, pages 32–33. 67 Robert M. Coates, “Young Europeans at Guggenheim Museum”, The New Yorker, no. 29, December 19, 1953, page 89. 68 James Thrall Soby, “Younger European Painters”, Saturday Review, vol. XXXVII, January 1954, pages 61–62.


180 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle times diagonal to each other. Over and among these colours he threw a tracery, a torn web of sparkling white lines. The final result is quite magnificent: a sort of tapestried richness of substance.” 69 There is much to say about this description. Speaking of “tapestry”, Fitz­simmons was quite close to the metaphor that would be used later about Riopelle’s pictorial effect, when the word “mosaic” was used instead. The difference between Pollock and Riopelle was aptly put: Pollock worked with line, Riopelle with colour. Indeed, Pollock came from Pablo Picasso and Riopelle from Claude Monet. Even when Pollock broadened his lines, as in the magnificent Greyed Rainbow, 1953, at the Art Institute of Chicago, they remained what they were: lines. We should not forget that 1953 is the date of Pollock’s Portrait and a Dream, in the collection of the Dallas Museum of Art, where figuration influenced by Picasso clearly surfaced. In his article, Fitzsimmons insisted on the figurative effect of Riopelle’s Blue Night, stating: “For me the painting has the feeling of a dense forest at night with the blue night sky showing through the thick leaves and branches.” In fact, Blue Night was much more abstract than his contemporary Pollock’s painting of 1952–1953. And Fitzsimmons did not advance his case by stressing that since Riopelle was a Canadian, who “worked for a time as a trapper”, he must have known the forest! Why not say that Pollock, who came from Wyoming, worked as a cowboy and took the idea of his use of line from the movement of lashes? By the way, this story of Riopelle having been a trapper was the pure invention of André Breton, and not based on fact! In Paris, Riopelle and his American friends Sam Francis and Joan Mitchell had quite deliberately detached themselves from the vogue for Picasso after the war and became interested in Monet, who, when almost blind, transformed his beloved garden in Giverny into abstract fields of colour. This was understood early on by Francis and Riopelle: painting could be a colour field, more or less homogenous, that invaded the scope of vision. Julien Alvard (1916–1974), a French critic, invented the word “nuagisme” (from nuage, cloud) to describe the effect produced by their paintings. The real affinity between Pollock and Riopelle lies at a deeper level. Both had been looking for a way to remain extremely conscious during the act of painting. Pollock put his canvas flat on the floor in order to dominate the whole surface. He created line with paint thrown from above, staying in constant control of what he was doing; otherwise, he could not have achieved the all-over effect he was searching for. The canvas became, as Harold Rosenberg suggested, an “arena in which to act, rather than a space in which to reproduce, re-design, analyze, or 69 James Fitzsimmons, “Art”, Art and Architecture, vol. LXX, no. 12, December 1953, pages 32–33.


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express an object, actual or imagined”, 70 an arena where “energy is made visible”, to paraphrase the title of the biography of Pollock written by B.H. Friedman. 71 The same was true of Riopelle. One has to realize how the use of the palette knife was as determinant for Riopelle as the drip technique was for Pollock. When the palette knife charged with colour was applied, the result was unknown, or rather it would only be known after Riopelle lifted the knife from the canvas. Then he would have to decide what to do next. Each stroke of the palette knife was a succession of hiding and emergence that made the painter extremely aware of what was happening on his canvas. Each stroke of paint became a conscious decision, always risky. In the case of both Pollock and Riopelle, the consciousness of the process of painting was at the maximum. The very awareness of each painter made him feel in control of what was at stake on the canvas. Neither Pollock nor Riopelle wanted to get involved in copying nature, because they would have lost themselves in the object being painted. They wanted to “work from within”, as Pollock famously said. One last word about the title of the work: why Jouet (Toy)? I do not think Riopelle wanted to suggest that painting was for him just a playful activity. It was done with too much inner struggle to be considered as such. In fact, Riopelle had often been reluctant to give titles to his pictures, preferring to simply leave them untitled and to let others do the job. However, in 1953 he had two small children in the house: Yseult was five years old and Sylvie four. I would imagine that there were some toys around!

Jouet, 1953 huile sur toile, 114 x 146 cm

Jouet est un très important tableau de Jean-Paul Riopelle du début des années cinquante. Daté de 1953, il appartient à cette période cruciale de première confrontation avec le milieu de la peinture à New York. Participant à Younger European Painters, exposition organisée par James Johnson Sweeney au Solomon R. Guggenheim Museum (non encore installé dans le fameux édifice de Frank Lloyd Wright), à la fin de 1953 et au début de 1954, Riopelle y avait un tableau plutôt sombre, Blue Night, 1952 (figure 30), qui fait maintenant partie des collections de ce musée. Il était aussi en contact avec la Pierre Matisse Gallery à New York. Bien plus, les critiques, le comparant déjà à Jackson Pollock, remarquèrent 70 Harold Rosenberg, “The American Action Painting”, Art News, vol. 51, no. 8, December 1952, pages 22–23 and 48–50. 71 B.H. Friedman, Jackson Pollock: Energy Made Visible, De Capo Press, Boston, 1995.


182 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle son tableau au Guggenheim et le déclarèrent comme l’un des plus prometteurs des 33 « jeunes artistes européens (!) » exposés. Cela ne pouvait pas mieux commencer. Dans le même temps, son professeur à l’École du meuble, à Montréal, Paul-Émile Borduas, avait sa première exposition solo à New York à la Passedoit Gallery, au 121 est 57e rue, pas si loin de la Pierre Matisse Gallery, située dans le Fuller Building, au 41 est 57e rue, où Riopelle exposait. L’enjeu était alors la compétition entre New York et Paris et non l’art canadien. L’exposition de Sweeney avait-elle démontré l’existence d’une nouvelle avant-garde à Paris, assez forte pour devancer ce qui se passait alors à New York ? Telle était la question, et c’est dans ce contexte qu’on doit interpréter les commentaires des critiques new yorkais sur la peinture de Riopelle. Ainsi, l’historien d’art Robert Goldwater encourageait les comparaisons entre « Pollock et Riopelle, Soulages et Kline, Bazaine et Brooks, etc. ». 72 La comparaison que le peintre Georges Mathieu avait tentée entre Wols (pseudonyme d’Alfred Otto Wolfgang Schulze) et Jackson Pollock était écartée en faveur de Riopelle. Pour James Fitzsimmons, les trois peintres majeurs à Younger European Painters étaient sans contredit Riopelle, Pierre Soulages et Mathieu. 73 Pour Robert Coates, l’inventeur présumé du terme « expressionnisme abstrait », Soulages, Serge Poliakoff, Pierre Tal-Coat et Riopelle étaient les meilleurs artistes du groupe. 74 James Thrall Soby mettait Soulages et Mathieu au premier rang de son choix, mais Alberto Burri, Erich Mendelsohn, Riopelle, Raoul Ubac et Maria Helena Vieira da Silva avaient aussi attiré son attention. 75 Toutefois, le seul critique qui tenta d’élaborer une véritable comparaison entre Pollock et Riopelle est Fitzsimmons dans l’article d’Art and Architecture que nous venons de citer. Fitzsimmons écrivait : « Le tableau de Riopelle est de grandes dimensions et horizontal de format, et ressemble aux plus récents tableaux de Pollock. Mais Riopelle travaille moins avec la ligne qu’avec la couleur, et les références à la nature sont plus explicites chez lui. Il pose ses couleurs (des rouges foncés, des verts, des bleus et des noirs) en couches épaisses, les unes après les autres, en touches agitées et serrées, parfois en parallèle, parfois en diagonale les unes aux autres. Sur ce fond et dans ces interstices, il lance le filet déchiré d’une fine dentelle de lignes blanches. Le résultat final est vraiment splendide : une sorte de tapisserie riche et substantielle. » 76 72 Robert Goldwater, « These Promising Younger Europeans », Art News, t. 52, no 8, décembre 1953, pages 14–16 et 53–54. 73 James Fitzsimmons, « Art », Art and Architecture, t. LXX, no 12, décembre 1953, pages 32–33. 74 Robert M. Coates, « Young Europeans at Guggenheim Museum », The New Yorker, no 29, 19 décembre, 1953, page 89. 75 James Thrall Soby, « Younger European Painters », Saturday Review, t. XXXVII, janvier 1954, pages 61–62. 76 James Fitzsimmons, « Art », Art and Architecture, t. LXX, no 12, décembre 1953, pages 32–33.


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Cette appréciation mérite commentaire. En parlant de « tapisserie », Fitz­ simmons n’était pas si loin de la métaphore de la « mosaïque » qu’on utilisera constamment et exclusivement par la suite à propos de Riopelle. Il avait raison d’insister sur la ligne, chez Pollock, et sur la couleur, chez Riopelle. Pollock partait de Pablo Picasso ; Riopelle, de Claude Monet. Même quand Pollock donne plus d’ampleur à ses lignes, comme dans le magnifique Greyed Rainbow, 1953, à l’Art Institute de Chicago, elles restent des lignes. N’oublions pas que Portrait and a Dream, dans la collection du Dallas Museum of Art, est de 1953. Pollock y laisse affleurer clairement des réminiscences de Picasso. Fitzsimmons insistait de plus, dans son article, sur les références figuratives dans Blue Night de Riopelle. « Pour moi, cette peinture évoque une dense forêt la nuit avec le ciel bleu perçant çà et là à travers les branches. » En réalité, Blue Night était beaucoup plus abstrait que plusieurs tableaux des années 1952–1953 de Pollock. Et Fitzsimmons n’arrangeait pas les choses en disant que ce rapport à la forêt « n’est peut-être pas surprenant puisque Riopelle vient du Canada où il travailla comme trappeur » ! Alors pourquoi ne pas dire que Pollock utilisait la ligne parce qu’il venait du Wyoming et avait travaillé comme cow-boy et savait lancer le lasso ? Au fait, cette histoire de Riopelle trappeur est une pure invention d’André Breton, qui l’appelait le « trappeur supérieur ». On aime les trappeurs à Paris. Riopelle et ses amis américains à Paris, Sam Francis et Joan Mitchell, avaient très délibérément pris leurs distances de la vogue de Picasso après la guerre et s’étaient plutôt intéressés au Monet de la fin, quand, presqu’aveugle à cause de ses cataractes, il avait transformé ses vues de Giverny en tableaux abstraits, véritables « colourfield painting » avant la lettre. Riopelle et Francis avaient compris rapidement qu’un tableau pouvait être une simple étendue de couleur, plus ou moins homogène, envahissant tout le champ visuel. Le critique français Julien Alvard (1916–1974) inventa le terme de « nuagisme » pour décrire l’effet créé par leurs tableaux. L’affinité qu’on peut déceler entre Pollock et Riopelle passe à un autre niveau, plus profond. L’un et l’autre ont cherché à maintenir le plus haut degré de conscience durant l’acte de peindre. Pollock posait sa toile au sol de manière à dominer la surface entière. Il traçait des lignes avec de la peinture tombant d’en haut, restant en constant contrôle tout le temps de l’opération. Il n’aurait pas pu obtenir autrement l’effet all-over qu’il cherchait à atteindre. La toile devenait, aux dires du critique Harold Rosenberg, « l’arène d’une action, plutôt que l’espace où il fallait reproduire, refaire, analyser ou exprimer un objet, réel ou imaginaire », 77

77 Harold Rosenberg, « The American Action Painting », Art News, t. 51, no 8, décembre 1952, pages 22–23 et 48–50.


184 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle une arène où « l’énergie devenait visible », pour citer le titre du livre de B.H. Friedman sur Pollock. 78 Il en allait de même pour Riopelle. En fait, en peignant au couteau à peindre plutôt qu’avec des pinceaux, Riopelle avait pris une décision aussi importante que Pollock optant pour le dripping. Quand il écrasait sa spatule chargée de couleurs sur sa toile, Riopelle ne voyait pas d’abord le résultat. Il fallait qu’il la soulève pour voir les traces qu’elle avait laissées. Il ne pouvait décider de ce qui devait suivre qu’à la condition de lever son instrument. Chaque application de couleur était donc une suite d’obscurcissements et de décèlements, de disparitions et de révélations, qui ne pouvait que rendre le peintre extrêmement conscient de ce qui se passait sur la toile. Chaque coup de spatule devenait l’objet d’une décision et donc de risque pris en toute conscience. Dans les deux cas, autant chez Riopelle que chez Pollock, la technique même adoptée pour peindre était l’objet d’une prise aiguë de conscience. Ils se sentaient en absolu contrôle de ce qui se passait sur la toile. Ni l’un ni l’autre n’aurait voulu copier la nature, car il aurait fallu se perdre hors de soi, dans l’objet à peindre. Ils voulaient « travailler de l’intérieur », selon le mot célèbre de Pollock. Un mot, pour finir, sur le titre du tableau de Riopelle. Pourquoi Jouet ? Certainement pas pour suggérer que pour lui la peinture n’était qu’un jeu. Il y entrait trop de risques et de luttes intérieures pour être considérée si légèrement. En fait, Riopelle a toujours été très réticent à titrer ses tableaux, laissant volontiers à d’autres le soin de s’en charger. En 1953, ses filles, Yseult et Sylvie, avaient respectivement cinq et quatre ans. J’imagine que quelques jouets pouvaient traîner dans la maison.

78 B.H. Friedman, Jackson Pollock : Energy Made Visible, De Capo Press, Boston, 1995.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 185

Il était une fois une ville, 1954–1955 oil on canvas, 76 1/2 x 51 in

This is a splendid Jean-Paul Riopelle painting, a true masterpiece. Riopelle is in perfect control of his “mosaic” technique and defines his unique space. We


186 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle pass rapidly from the feeling of an extremely rich and sumptuous surface, seen from close up, to a sense of aerial space, as if we were given a view of some piece of land from far above, from an airplane. Often the fields seen that way, especially in Europe, have this intricate geometry: irregular patches of greens or reds according to the seasons, or to the time of day. In this painting, Riopelle works on the opposition of red and green, two complementary colours, as if we were situated at some improbable border between flower beds and the forest, or even better, since the title suggests it, between the city proper and the suburbs, or at the edge of the countryside. But from this height, the border is blurred and we are confronted rather with a “continuum”, to use a word from the American critic James Fitzsimmons. I prefer in this case to speak of a continuum instead of all-overness, because the equally distributed palette knife-strokes are not very different from the ones you could find in a Paul Cézanne painting where the brush-strokes are independent of the subject matter. Moreover, in Riopelle’s painting, the red is concentrated in the lower left corner and suggests the movement of a big wheel that gets lost in the green. The black and white put some accents in this purely “instinctive” (as the art critic Georges Duthuit would say) painting, but without tearing apart the fabric of its texture. We are now far from the hesitations of the beginning of the fifties, where some dripped lines were still superimposed on the surface to give it a structure. On the contrary, in Il était une fois une ville structure comes from within the very matter of the painting. As well, Riopelle’s interest in the philosophy of Friedrich Nietzsche was having an effect on his work. A clue to this can be found in the short text mentioned above apropos Sans titre, 1951, and Grande fête, 1952, which Riopelle wrote to accompany the Paris exhibition Véhémences confrontées. Riopelle quotes from a letter written by Nietzsche to his friend Franz Overbeck around Christmas of 1888, in which chance is mentioned as a powerful revelator of the self. What seems completely unexpected and out of our control often reveals hidden desires of the unconscious. Not only is this painting not preconceived to start with, but all through its execution it cultivates chance – taking risk after risk – to finish in a completely new statement. What is remarkable is that the result is so personal, as if chance were the key to his personality. When Il était une fois une ville was shown at the Kunsthalle of Berne in 1955, it was clear to everybody that this painting owed nothing to French Abstraction lyrique or to American Abstract Expressionism. It was not calligraphic, not really all-over, not composed or chaotic, not programmatic or really abstract – a sure sign that some original statement had been made. Riopelle had found his unique voice, and from then on he would create endless variations on this theme.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 187

Il était une fois une ville, 1954–1955 huile sur toile, 194,3 x 129,5 cm

Splendide ! Un vrai chef-d’œuvre ! Jean-Paul Riopelle s’y révèle en parfait contrôle de son espace propre et de sa technique de la « mosaïque ». Sans transition, nous passons de l’impression d’une très riche et somptueuse surface, en vue rapprochée, à une vue prise de très loin, de terres à perte de vue. Les champs cultivés vus d’avion, surtout en Europe, ont souvent cette géométrie intriquée : surfaces irrégulières de verts ou de rouges, selon les saisons ou les heures du jour. Riopelle travaille ici sur une opposition de rouge et de vert, deux couleurs complémentaires, comme si nous étions à quelqu’improbable frontière entre un champ de fleurs et la forêt, ou mieux, puisque le titre du tableau le suggère, entre la ville et ses banlieues, ou à l’endroit où la ville finit et où la campagne commence. Mais, de cette hauteur, la frontière n’est pas nette et nous sommes plutôt mis en présence d’un « continuum », pour citer une fois de plus le critique américain James Fitzsimmons. Je préfère parler, en effet, dans le cas présent, de continuum plutôt que d’all-overness, parce que la distribution régulière des coups de spatule est plus proche de celle des coups de pinceau que l’on trouverait dans un tableau de Paul Cézanne et qui sont, comme on sait, indépendants du motif traité. De plus, dans le cas du Riopelle, le rouge se retrouve surtout dans le bas de la composition, à gauche, et suggère le mouvement d’une grande roue qui va se perdre dans le bleu et le vert. Le noir et le blanc viennent mettre quelques accents dans ce champ bleu et vert, sans en rompre la texture régulière. Nous ne sommes plus au début des années cinquante, où quelques lignes étaient encore superposées aux empâtements de la surface pour la structurer. Au contraire, dans Il était une fois une ville, la structure est donnée par les rebords de chaque coup de spatule, et vient donc de la matière picturale elle-même. Riopelle a manifesté quelqu’intérêt pour la philosophie de Friedrich Nietzsche. Du moins il cite une phrase de sa correspondance avec Franz Overbeck, de la fin de décembre 1888, dans le texte qu’il donnait à Véhémences confrontées, l’exposition parisienne qui esquissait un rapprochement entre les avant-gardes parisienne et new yorkaise dont nous avons déjà parlé. Nietzsche suggérait que le hasard pouvait être un puissant révélateur du soi. Ce qui pouvait paraître complètement inattendu et hors de contrôle se trouvait à manifester quelques désirs inconscients. Or, il est clair que non seulement un tableau comme Il était une fois une ville était entièrement non préconçu au départ, mais qu’il cultivait le hasard – prenant risque après risque – de manière à être une proposition totalement nouvelle à la fin. Il est remarquable que le résultat soit si personnel, comme si, en effet, le hasard était un révélateur du soi !


188 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Quand Il était une fois une ville fut présenté au Kunsthalle de Berne en 1955, il était clair pour tous que ce tableau ne devait rien ni à l’abstraction lyrique française ni à l’expressionisme abstrait américain. Il n’avait rien de calligraphique, il n’était pas vraiment all-over, ni composé ni chaotique, ni référentiel ni complètement abstrait, bref il était une proposition originale. Riopelle avait trouvé sa voie.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 189

1955

Sans titre, 1955 oil on canvas, 44 3/4 x 76 7/8 in

There is a famous photograph (figure 31), probably taken one year before Sans titre was painted, in which Jean-Paul Riopelle and Georges Duthuit are having a dis­cussion in front of Pavane, the 1954 triptych in the collection of the National Gallery of Canada. Duthuit, who married Marguerite, the daughter of Henri Matisse, was a Byzantinist and became a Matisse scholar, even though he did not succeed in publishing much about the Fauvist master. He was also interested in contemporary artists and writers, especially Nicolas de Staël, Bram van Velde, Riopelle and Samuel Beckett. Duthuit and his assistant Pierre Schneider were, like Riopelle and some of his American friends in Paris, regular clients of the Café du Dragon. There they would meet such people as Sam Francis, Joan Mitchell, Shirley Jaffe, Norman Bluhm, Kimber Smith and, from time to time, Beckett himself. All of these good people would gather to discuss art, to complain about the labels the critics tried to give them, or perhaps to consider their preference for Claude Monet or Henri Matisse over Pablo Picasso. At the time he painted Sans titre, Riopelle was in complete control of his style and was producing his famous “mosaics” of the 1950s, of which our Sans titre is a good example. Duthuit wrote admirably on Riopelle, and to our delight he did so in a Canadian Art article, his article having been translated into English by none other than Beckett. Duthuit comments, “His painting is purely physical, or rather (for that definition is too strong) instinctive. His pictures take the form, or


190 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle better they suffer the form, of a tangle of sensations not yet differentiated. They hold together but not by means of any given category of composition; rather they revolve confusedly about and receive their impetus from a series of primary organic nuclei.” 79 Each word here seems to have been written with Sans titre in mind. Of course this is not so, since Duthuit’s text was published in 1952, three years before Sans titre was painted. Nevertheless, Duthuit seems to anticipate what Riopelle’s development would be in the 1950s.

Figure 31: Jean-Paul Riopelle and Georges Duthuit in front of Pavane, circa 1954

It is remarkable that this specialist in Byzantine art never made a comparison with mosaic when he spoke of Riopelle’s paintings of that period. He was more fascinated by a phenomenon linked, I believe, to Riopelle’s technique. By defi­ nition, when you use a spatula to spread your colour on the canvas, there is an instant when you do not see what will happen, and it is only when you lift the palette knife from the canvas that the result appears. It can never be completely controlled. The mixture of colours so obtained might surprise you, and creates a new challenge for the next stroke. Duthuit saw in that process Riopelle’s way to abolish intentions from the process of his work, a way to obtain a kind of detachment from the process itself. He stated, “For that consciousness to be absent from his work, he must labour to destroy it, and this labour demands of him such an intensity, such an expenditure of energy, that it becomes difficult to remember that the end he is striving for is the Eden of pure sensation.” Nothing indeed can be further from the technique of mosaic than the technique of Riopelle. In mosaic, the control from the beginning to the end of all the effects desired is ensured by an under-drawing. The roughly cubic elements of stone or coloured glass (the tesseræ) used to make the mosaic can be positioned according to this drawing, and the expected effect realized in full consciousness. 79 Georges Duthuit, “A Painter of Awakening – Jean-Paul Riopelle”, Canadian Art, vol. X, no. 1, October 1952, pages 24–27.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 191

Nothing of the kind occurs with Riopelle’s palette knife technique. There is no under-drawing, nothing to guide the project. As a matter of fact, any preconception of the painting is abolished at its inception. This was an idea that Riopelle owed to the Surrealists, but one that he carried to an extreme to which they were not always ready to go. “What a stupendous exertion of strength,” wrote Duthuit, “is involved in this stripping oneself bare of all that is not pure intuition! Tons of colour, layer upon layer, spasm after spasm, employed to prove he has rid himself of any sense of cause and effect (a miracle, incidentally, that the outcome should be only transparency and delicacy). He must be constantly on the watch lest something of conscious logic steal into the picture, for the least of such incursions would render it null and void. The work must be completed in a single stretch – sometimes lasting ten hours, in a kind of vertiginous semi-consciousness.” In Sans titre, one of the more abstract of Riopelle’s paintings of the 1950s, the invasion of the blacks into the emerald green and the golden ochre, the mysterious gyratory movement that animates the whole surface, the explosion towards the periphery contradicted by the implosion towards the centre and a kind of drift towards the right, all make of Sans titre an endless source of contemplation. We are really in “the Eden of pure sensation”. After all, we are not so far from the series of Nymphéas (Water Lilies) by Claude Monet, which have the same transparency and the same opposition of the clouds, the sky, the foliage and their reflections in the ponds of Giverny. Even the rectangular format of Sans titre may recall something of Monet’s “grandes décorations”. This is also why Riopelle’s painting should not be characterized as purely automatic. “To accuse this painting of automatism,” Duthuit remarked, “is to reproach it with not being alive. Whereas it is precisely its quality of life, undeniable in our opinion, which contains the germ of development.” Duthuit was hoping that in this tangle of sensations, some “gaps” would appear, some “spaces where the mind can, must function” would show up. Duthuit was probably reacting, like many European critics, to the choking sensation created by the all-overness of the composition so typical of the American-style painting of the period. Sans titre was in the collection of the Dallas Museum of Fine Arts. It was de-accessioned in 1980, at the time of the construction of the new building downtown. Ellsworth Kelly and Claes Oldenburg were the new stars of the Dallas Museum, and perhaps Riopelle seemed too European in that context. Who knows? Riopelle’s fate in the United States has always been problematic. Sans titre was then sold at auction in 1988 at Christie’s New York, where its penultimate owner acquired it. This is a major work, which unfortunately did not stay in Canada.


192 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

Sans titre, 1955 huile sur toile, 113,7 x 195,2 cm

Une célèbre photographie (figure 31), probablement prise un an avant notre Sans titre, montre Georges Duthuit et Jean-Paul Riopelle en conversation devant le grand triptyque du Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, intitulé Pavane. Duthuit, qui avait épousé Marguerite, la fille d’Henri Matisse, était un byzantiniste et un spécialiste de Matisse, même s’il publia peu sur lui. Il était aussi intéressé par l’art contemporain, et tout spécialement par les peintres Nicolas de Staël, Bram van Velde, Riopelle et par l’écrivain Samuel Beckett. Duthuit, Pierre Schneider, son assistant, Riopelle et ses amis peintres américains étaient aussi des habitués du Café du Dragon. S’y retrouvaient donc, en plus de ceux que je viens de mentionner, Sam Francis, Joan Mitchell, Shirley Jaffe, Norman Bluhm, Kimber Smith, voire de temps à autre Beckett lui-même. Tout ce beau monde discutait d’art, méprisait les étiquettes qu’on tentait de leur donner et préférait Claude Monet ou Henri Matisse à Pablo Picasso. Quand il peignit Sans titre, Riopelle était en complet contrôle de son style dit en « mosaïque » dont c’est un exemple majeur. Duthuit écrivit magnifiquement sur Riopelle et, qui plus est, son article fut publié dans Canadian Art (en traduction anglaise faite par ni plus ni moins que Beckett lui-même). La version française de son texte est connue. Voici ce qu’il disait de la peinture de Riopelle : « C’est une peinture purement physique, ou plutôt, car la distinction est déjà trop forte, instinctive. Ces tableaux se composent, ou mieux s’imposent comme la broussaille des sensations non encore différenciées, se tiennent mais non grâce à telle ou telle catégorie de la forme : tournoient confusément autour et se propagent à partir de noyaux d’organisation primaires. » 80 Chaque mot ici semble avoir été écrit avec notre Sans titre en tête. Il n’en est rien, bien sûr, puisque le texte de Duthuit est daté de 1952, donc bien avant notre Sans titre. Il n’en reste pas moins que Duthuit semble anticiper le développement de Riopelle durant les années cinquante. Il est remarquable que ce spécialiste de Byzance ne parle jamais de mosaïque à propos de Riopelle. Il était plus fasciné, il me semble, par la technique de Riopelle. Par définition, quand vous utilisez la spatule pour peindre, il y a un moment où vous ne voyez pas ce qui va se produire, et ce n’est que lorsque vous la détachez de la toile, que les traces que la spatule chargée de couleurs a laissé sur la toile, deviennent apparentes. Vous n’avez jamais un contrôle absolu sur le 80 Georges Duthuit, « A Painter of Awakening – Jean-Paul Riopelle », Canadian Art, t.x, no 1, octobre 1952, pages 24–27 ; la version française originale de ce texte, que nous citons ci-après, a paru dans le catalogue Jean-Paul Riopelle. Peinture 1946–1977, Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou, Paris, 30 septembre–16 novembre 1981 ; Musée du Québec, 9 décembre 1981–24 janvier 1982 ; Musée d’art contemporain, Montréal, 16 juillet–22 août 1982, pages 75–76.


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résultat. Le mélange des couleurs est inattendu et il crée un défi pour le prochain coup de spatule. Duthuit vit dans ce procédé une façon d’abolir la conscience, ou du moins une manière de s’en détacher un moment durant l’élaboration de l’œuvre. Il ajoutait : « Pour que dans son œuvre la conscience soit absente il faut qu’il s’applique à la détruire, travail qui exige de lui une telle intensité, une telle dépense d’énergie qu’il est difficile de se rappeler que c’est l’Éden de la sensation pure qui en est le but. » En réalité, rien de plus éloigné de la technique de Riopelle que la technique de la mosaïque. En mosaïque, le contrôle de tous les effets est obtenu par un dessin préalable et sous-jacent. Les petits éléments cubiques de pierre ou de verre (les tesserae) sont disposés en suivant les lignes directrices de ce dessin, et les effets obtenus sont parfaitement conscients. Rien de ce type ne se produit sous la spatule de Riopelle. Aucun dessin préparatoire ne guide sa main. À vrai dire, l’œuvre n’est préconçue d’aucune manière, une idée que Riopelle devait aux surréalistes et qu’il poussa souvent plus loin qu’eux. « Quelle stupéfiante dépense de force », écrivait encore Duthuit, « pour arriver à se dépouiller jusqu’à l’intuition pure ! Des tonnes de couleurs mises en œuvre pour démontrer, secousse sur secousse, épaisseur sur épaisseur, qu’il n’a plus d’esprit de suite (et c’est miracle, soit dit en passant, qu’il n’en résulte que légèreté et transparence). L’attention doit se tenir sans cesse en éveil pour que la conscience n’insinue dans le tableau un peu de sa logique. La moindre de ses irruptions le rendrait non avenu. Il faut donc que la toile soit traversée d’une traite – cela dure parfois dix heures – dans une sorte d’état second vertigineux. » Une fois de plus, tout ce qui est dit ici s’applique à Sans titre, un des tableaux les plus abstraits jamais peints par Riopelle. L’invasion des noirs dans les verts émeraude et les ocres dorés, les mystérieux mouvements giratoires qui animent toute la surface, l’explosion en périphérie contredisant l’implosion vers le centre font de ce tableau une source intarissable de contemplation. Nous sommes vraiment dans « l’Éden de la sensation pure ». Nous ne sommes pas si loin, finalement, de la série de Nymphéas de Claude Monet, qui ont la même transparence, la même opposition de nuages, de ciel, de feuillage et de leur réflexion dans l’étang de Giverny. Même le format rectangulaire du Riopelle peut rappeler les « grandes décorations » de Monet. C’est aussi la raison pour laquelle on ne devrait pas faire de la peinture de Riopelle une peinture automatiste. « Accuser cette peinture d’automatisme, » remarquait encore Duthuit, « c’est lui reprocher de n’être pas vivante. Or, c’est précisément cette qualité de vie, indéniable selon nous, qui contient le germe d’un développement. » Duthuit souhaitait que, dans ce faisceau de sensations, des « vides » se créent, des « espaces où pourra, où devra se mouvoir la pensée ». Duthuit


194 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle réagissait probablement, comme plusieurs de ses collègues européens, au sentiment d’étouffement créé par l’all-overness des tableaux américains de la période. Sans titre a fait partie de la collection du Dallas Museum of Fine Arts. Il a été mis en vente en 1980, au moment où le musée se réinstallait dans un nouvel édifice au centre-ville. Ellsworth Kelly et Claes Oldenburg devenaient les nouvelles stars du Musée, et c’est peut-être pour cette raison que le Riopelle leur semblait trop européen ? Comment savoir ? Le destin américain de Riopelle a toujours été quelque peu problématique. Sans titre fut ensuite mis à l’encan en 1988 chez Christie’s New York où son avant-dernier propriétaire en fit l’acquisition. Il s’agit d’une œuvre majeure, qui n’est malheureusement pas restée au Canada.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 195

Sans titre, 1955 oil on canvas, 44 3/4 x 57 1/4 in

Another major Jean-Paul Riopelle painting at Heffel! Another surprise! This work was origin­a lly acquired from Laing Galleries in Toronto by Lawrence T. Porter, an important early collector of modern Canadian art. Sans titre is typi­cal of Riopelle’s so-called mosaic style. Warm in tone, opened at the top by an unexpected yellow sky, this rather dark painting in brown and black remained a “Sans titre”. Admittedly, there is something frustrating in this habit of many modern artists to leave their work untitled, or to call them simply “Painting” or “Composition”. Riopelle was particularly prone to this, even allowing critics or friends to give titles to his paintings. It seems to imply that these images, as moving or powerful as they are, are without content, or are “Pictures of Nothing”, to quote the title of a series of lectures given in 2003 by John Kirk Varnedoe, Chief Curator of Painting and Sculpture at the Museum of Modern Art in New York. In the same breath, we are told that it is a bad habit to look for content in an abstract painting, as bad as finding subject matter in music. In fact, is it so? The ancient Greeks used to distinguish between praxis and poesis to designate two different ways to produce something. In the case of praxis, the thing produced was simply the product of a will to produce, without regard


196 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle to a possible meaning of the form of the object, or for that matter, to the need of the spectator to understand what it was all about. The key word here is the “will”, or the desire to produce. The only justification of such a thing is that it reflects the will of its maker. Poesis was a different concept. The thing produced by poesis was intended to express something, to have a meaning, to speak to the spectator. In poesis, the content was important. Poesis aspired to unveil a truth, to manifest an aspect of the world shared both by the artist and the spectator. At the same time, poesis was contributing to the creation of a world, in the sense of a spiritual world, of a culture, of a way to perceive and enjoy the world around us. Even if it may seem paradoxical, many figurative paintings could be defined as typical products of praxis. Their content is not really important; they serve only the ego of the one who produced it, and they do not add much to our understanding of the world around us. A pure imitation of a scene does not reveal much more than the scene itself! It is true that it detaches the spectator from the scene and gives him the opportunity to study it at leisure, but at the price of losing a grip on the experience of the actual scene. On the other hand many abstract paintings, like this magnificent Riopelle, could be defined as the product of poesis. In fact, in Sans titre we experience a surge towards light; its joyful celebration of the early sun that puts an end to the darkness of the night is more meaningful, has more content, than many superficial figurative paintings which are only anecdotal or purely decorative. In Riopelle’s Sans titre, it is our world which is manifested, unveiled. After all, the word for truth in Greek was alètheia, meaning unveiling. It is well known that Riopelle never attached too much importance to the distinction between figurative and non-figurative art. He had indeed often crossed the border in one direction or the other. Our Sans titre is more on the side of abstract art, even of what in France was called Abstraction lyrique, as opposed to geometric abstraction. In fact, one could say that in this Sans titre what we hear is a voice, not words about this or that, but the mighty voice of Nature, the voice of every morning on the Earth. Not for nothing was so much brown, dark red and black – the colours of the earth – introduced here. At the same time, no direct clues are given of the exact intention of the painter. The extraordinary thing is that through this voice we also hear the voice of the painter. Each stroke of the palette knife is witness to his presence. Each stroke of paint represents a decision, and a risk overcome. Riopelle was known to work in a single session with his big paintings, in the greatest concentration of mind possible. Some sessions, we are told, could last up to 24 hours. There is a Robert Doisneau photograph from 1956 (figure 32) showing Riopelle in front of his large painting Pavane, with a heap of empty oil paint tubes in front of it.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 197

He smiles at the camera, and it is a triumphant smile, the smile of somebody who has tamed the risk and not lost control of the painting. Nothing is further from the truth than the idea sponsored by cartoonists, that modern artists like Jackson Pollock, Franz Kline or Riopelle just threw their paint at the canvas.

Figure 32: Jean-Paul Riopelle in front of his painting Pavane. Photograph by Robert Doisneau, 1956

We are left with a “wall of paint” that is also a “window” open on the world around us. Riopelle always refused to choose between these two paradigms of modern art. As an admirer of the late Claude Monet, he could have seen a perfect example of the “wall of painting”. Suffering from cataracts on both eyes and scared to death of the needed operation, Monet at the end of his life could not distinguish colour as before, and even when painting very familiar scenes in his garden at Giverny produced barely readable paintings. The result was both troubling and premonitory of the abstract revolution ahead in the works of American painters like Sam Francis, Mark Rothko, Clyfford Still, Joan Mitchell and, of course, Riopelle himself. The result is clear in our Sans titre. It is not possible to choose between the two directions: both are present and in competition with each other. The “wall of paint” opens on tous les matins du monde, all the mornings of the world.


198 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

Sans titre, 1955 huile sur toile, 113,7 x 145,4 cm

Le premier propriétaire de cette œuvre majeure de Jean-Paul Riopelle était l’important collectionneur d’art moderne canadien Lawrence T. Porter. Il l’avait acquise des Laing Galleries de Toronto. De tons chauds, ouvert au sommet sur un ciel jaune inattendu, ce tableau plutôt sombre en noir et brun rouge est resté sans titre. Je sais bien que cette habitude de plusieurs artistes modernes de laisser leurs œuvres sans titre ou de simplement les intituler Peinture ou Composition a quelque chose d’agaçant. Riopelle y était spécialement porté, allant jusqu’à laisser des critiques ou des amis titrer ses tableaux. Veut-on de cette manière laisser supposer que ces tableaux, si émouvants ou puissants qu’on les suppose, seraient sans contenu ou, comme disait John Kirk Varnedoe, le regretté conservateur en chef de peinture et de sculpture au Musée d’art moderne de New York, des « Pictures of Nothing » ? Ne dénonce-t-on pas aussi comme une mauvaise habitude la tendance à chercher un sujet dans un tableau abstrait, comme d’ailleurs dans une pièce de musique classique ? Est-ce vrai ? Les Grecs faisaient la distinction entre praxis et poesis pour décrire deux manières différentes de produire quelque chose. Dans le cas de la praxis, la chose produite était simplement le résultat d’une volonté de produire, sans qu’on puisse attacher de l’importance à la signification de la forme ainsi produite, et encore moins qu’il soit nécessaire que celui qui la regarde comprenne de quoi il s’agissait. Seul le vouloir de son auteur justifiait l’existence de la chose produite. La poesis était tout autre. On entendait exprimer quelque chose dans le cas d’une chose obtenue par la poesis, et donc de faire du sens pour le spectateur. Dans le cas de la poesis, le contenu était important. La poesis devait dévoiler une vérité, manifester un aspect du monde partagé par l’artiste et le spectateur. Et, en même temps, la poesis contribuait à la création d’un monde, au sens spirituel du terme, au développement d’une culture, d’une manière de percevoir et de jouir du monde qui nous entoure. Cela pourra sembler paradoxal, mais je suis convaincu que plusieurs peintures figuratives sont de purs produits de la praxis. Leur contenu est sans importance. Ils servent l’ego de celui qui les produit et n’ajoute pas grand-chose à notre compréhension du monde. L’imitation parfaite d’une scène dans un tableau ne nous avance pas beaucoup plus que la contemplation de la scène elle-même ! On me dira que cela nous détache de la scène et nous permet de l’observer à loisir. Je veux bien, mais pourquoi ne pas faire cela devant la scène elle-même ? D’un autre côté, plusieurs peintures abstraites, comme ce magnifique Riopelle, sont les purs fruits de la poesis. En fait, Sans titre, qui s’élance vers la lumière, qui


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 199

est une joyeuse célébration du commencement du jour et de la fin de la nuit, fait plus de sens, a plus de contenu que plusieurs peintures figuratives sans profondeur qui ne sont qu’anecdotiques ou décoratives. Dans son Sans titre, Riopelle nous révèle, nous dévoile un aspect de notre monde. Après tout, le mot grec pour vérité était alètheia, dévoilement. On sait que Riopelle n’a jamais attaché beaucoup d’importance à l’opposition entre peinture figurative et peinture non figurative, passant facilement de l’une à l’autre. Ce Sans titre est plus du côté de l’art abstrait, voire de ce qu’on appelait en France l’abstraction lyrique, dans la mesure où on veut le distinguer de l’abstraction géométrique. Mais nous verrons un exemple plus tardif de peinture figurative chez Riopelle, se rattachant en particulier à un thème qui l’a beaucoup intéressé : le bestiaire. On pourrait dire que, dans ce Sans titre, on entend une voix, non des mots sur ceci ou cela, une voix, la voix puissante de la Nature, la voix de tous les matins sur terre. Ce n’est donc pas étonnant que le tableau comporte autant de brun, de noir et de rouge – les couleurs de la terre. Mais en même temps, aucun indice ne nous est fourni des véritables intentions de l’artiste en faisant son tableau. Chose certaine, cette voix que l’on entend dans Sans titre, est aussi la voix du peintre. Chaque coup de spatule témoigne de sa présence. Chaque touche est le fruit d’une décision, d’un risque pris et dépassé. On sait que Riopelle avait l’habitude de travailler son tableau en une seule session, pour ne pas perdre sa concentration. On a rapporté que certaines de ces sessions pouvaient durer jusqu’à 24 heures. On connaît peut-être la photo de 1956 (figure 32) prise par Robert Doisneau qui montre Riopelle devant Pavane, son fameux triptyque du Musée des beaux-arts du Canada, que nous avons déjà mentionné. Devant le peintre, qui arbore un large sourire de triomphe, paraît une « montagne » – j’exagère – de tubes vides de peinture à l’huile. Rien n’est plus loin de la vérité que les caricatures montrant les artistes modernes lançant leur peinture sur la toile. Ni Pollock, ni Franz Kline, ni Riopelle n’ont procédé de cette façon. Au contraire, ils ont toujours gardé le contrôle et assumé toutes les décisions – aussi risquées fussent-elles – prises en cours de production. Nous sommes donc devant « un mur de peinture » qui est aussi une « fenêtre » ouverte sur le monde. Riopelle a toujours refusé de choisir entre ces deux paradigmes de l’art moderne. En tant qu’admirateur des derniers tableaux de Claude Monet, il avait été mis en présence du meilleur équivalent concret du « mur de peinture ». Souffrant des cataractes aux deux yeux et craignant l’extrême l’opération, Monet, à la fin de sa vie, n’arrivait plus à lire les couleurs. Aussi, même en peignant des scènes qui lui étaient très familières, comme l’étang de Giverny, il n’était arrivé à produire que des peintures à peine lisibles. Le résultat, aussi troublant qu’on l’ait perçu, annonçait en réalité la voie dans laquelle allaient s’engager


200 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle les peintres américains Sam Francis, Mark Rothko, Clyfford Still, Joan Mitchell et, bien sûr, Riopelle lui-même. On en voit le résultat dans notre Sans titre. Il n’y a pas moyen de choisir entre l’un ou l’autre paradigme. Le « mur de peinture » s’ouvre sur tous les matins du monde.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 201

Sans titre, 1955 oil on canvas, 13 x 16 1/4 in

An interesting piece of evidence about this Sans titre appears on the back of the painting. Before going to Galerie Agnès Lefort in Montreal, where the important collectors of Canadian art Edgar and Dorothy Davidson acquired it, this work was owned by the Pierre Matisse Gallery in New York. Pierre Matisse, of course, owned one of the most important galleries in New York until his death in 1989. He was the youngest son of the painter Henri Matisse. The Pierre Matisse Gallery was especially important for the Surrealists. Joan Miró, Yves Tanguy, Paul Delvaux, Wilfredo Lam, Leonora Carrington and many others exhibited there. Zao Wou-Ki and Sam Francis, two of Jean-Paul Riopelle’s friends, also exhibited at the gallery. Pierre Matisse began to represent Riopelle during the time of Riopelle’s participation in the Younger European Painters exhibition at the Solomon R. Guggenheim Museum in New York, from December 2, 1953, to February 21, 1954. Riopelle had his first solo show in New York at the Pierre Matisse Gallery, from January 5 to 23, 1954. One can understand Matisse’s attraction to this particular painting by Riopelle. This work makes it clear that black is a colour! This was an old debate; the Impressionists used to quote Leonardo da Vinci, who stated: “Black is not a


202 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle colour.” 81 And Paul Gauguin recommended to “reject the black, and this mixture of the white and the black that we call the grey. Nothing is black, nothing is grey.” 82 Under the influence of the theories of the chemist Eugène Chevreul (1786–1889), many painters of the second half of the nineteenth century decided to lighten their palette, to resort to the theory of simultaneous contrast of colours, to paint outside the studio in nature (en plein air), with the consequence that black tended to disappear from their painting. One thinks of the famous blue shadows in Claude Monet’s paintings. And of course, the paradox of the period was that while painting wanted to get rid of black, photography and film had no other choice but to be in black! To conquer colour both in photography and film was difficult and took time. This is not true of all painters of the period, however. Édouard Manet, under the influence of Diego Velázquez and Rembrandt van Rijn, remained an admirable painter of the colour black. His famous Clair de lune sur le port de Boulogne, 1869 (figure 33), at the Musée d’Orsay, is a good instance of his fondness for black. Closer to the time of Riopelle, Pierre Soulages in France as well as Mark Rothko and Ad Reinhardt in the USA were tempted by the colour black. The Rothko Chapel in Houston is a major example; it contains the last paintings of the American master done in the last six years of his life, and most of them are black-on-black. Riopelle could claim to be in good company in this usage of black in his Sans titre. In fact, much like in Manet’s painting, the black here has nothing melancholic. It accompanies rather affirmatively – I was tempted to say almost joyously – the pale hues of pink, beige and cyan that peer from behind the black. Moreover, it is responsible for the strong impression of movement created by the painting’s many diagonals: movement, not agitation, since this is a very controlled painting. There is a balance between strokes tending to escape outside of the picture plane and others that tend to stop that centrifugal movement and reaffirm the rectangularity of the pictorial plane. The result is both satisfying and calming.

81 Michel Pastoureau, Noir: Histoire d’une couleur, Seuil, Paris, 2008, page 177. My translation. 82 Michel Pastoureau, Noir: Histoire d’une couleur, Seuil, Paris, 2008, page 177. My translation.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 203

Sans titre, 1955 huile sur toile, 33 x 41,3 cm

On découvre toutes sortes de choses au dos des tableaux. On apprend, par exemple, qu’avant d’aboutir à la Galerie Agnès Lefort à Montréal, où les Davidson en firent l’acquisition, ce Sans titre avait été consigné à la Pierre Matisse Gallery à New York. Pierre Matisse était, comme on sait, le propriétaire d’une des plus importantes galeries de New York, jusqu’à sa mort en 1989. Il était le plus jeune fils du peintre Henri Matisse. Sa galerie fut particulièrement importante pour les surréalistes. Joan Miró, Max Ernst, Yves Tanguy, Paul Delvaux, Wilfredo Lam, Leonora Carrington et plusieurs autres exposèrent à cet endroit. Deux amis de Jean-Paul Riopelle, Zao Wou-Ki et Sam Francis, y exposèrent également. Au moment où Riopelle participait à l’exposition Younger European Painters, du 2 décembre 1953 au 21 février 1954, au Solomon R. Guggenheim Museum de New York, il exposait déjà chez Pierre Matisse (du 5 au 23 janvier 1954).

Figure 33: Édouard Manet Clair de lune sur le port de Boulogne, 1869

On peut comprendre l’intérêt de Matisse pour ce tableau de Riopelle en particulier. Ce Sans titre démontre clairement que le noir est une couleur ! Il s’agissait d’un vieux débat. Les impressionnistes avaient l’habitude de citer Léonard de Vinci : « Le noir n’est pas une couleur. » 83 Paul Gauguin recommandait de « rejeter le noir, et ce mélange du noir et du blanc qu’on appelle le gris. Rien n’est noir, rien n’est gris. » 84 Influencés par les théories du chimiste Eugène Chevreul (1786–1889), plusieurs peintres de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle avaient allégé leur palette, s’en étaient remis à la théorie des contrastes simultanés, 83 Michel Pastoureau, Noir, Histoire d’une couleur, Seuil, Paris, 2008, page 177. 84 Michel Pastoureau, Noir, Histoire d’une couleur, Seuil, Paris, 2008, page 177.


204 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle avaient décidé de peindre à l’extérieur (en plein air) avec, comme conséquence, que le noir tendit à disparaître de leurs tableaux. On pense aux fameuses ombres bleues des tableaux de Claude Monet. Le paradoxe de la période qui voit l’invention de la photographie était, bien sûr, qu’au moment où la peinture chassait le noir et blanc, la photo y était réduite. On mettra du temps à trouver le moyen de faire des photos en couleur. Ce refus du noir ne s’applique pas à tous les peintres de la période cependant. Édouard Manet, sous l’influence de la peinture de Diego Velázquez et de Rembrandt van Rijn, resta fidèle à la couleur noire. Son Clair de lune sur le port de Boulogne, 1869 (figure 33), au Musée d’Orsay, à Paris est un bon exemple de son amour du noir. Parmi les contemporains de Riopelle, on pourrait citer Pierre Soulages en France, Mark Rothko et Ad Reinhardt aux États-Unis. La chapelle de Rothko à Houston est un exemple majeur. Elle contient les derniers tableaux du maître, exécutés durant les six dernières années de sa vie, et la plupart sont peints noir sur noir. Riopelle se trouvait donc en bonne compagnie. En fait, le noir, dans son tableau, comme dans le tableau de Manet, n’a rien de mélancolique. Il accompagne avec force – j’allais dire presque joyeusement – les lueurs de rose, de beige et de cyan qui paraissent çà et là dans les interstices. Bien plus, il est à l’origine de la forte impression de mouvement créée par les diagonales dans ce tableau. Je dis bien mouvement et non agitation, puisqu’il s’agit d’un tableau très contrôlé. S’équilibrent les gestes qui tendent à sortir de la surface du tableau, et les autres qui stoppent ce mouvement centrifuge et réaffirment l’orthogonalité du support. Le résultat est à la fois satisfaisant et apaisant.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 205

1956

Sans titre, circa 1956 oil on canvas, 39 1/4 x 32 in

As we have seen, it was not at all unusual for Jean-Paul Riopelle to leave one of his works untitled. The reason for this apparent nonchalance is in fact serious. It reflects the fact that each painting is an adventure, where the painter takes risks. From this point of view, painting is first a process before ending up as a finite object.


206 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Consider the technique of Riopelle, especially his use of the palette knife to spread colour. He knew, of course, which colour he put on the canvas (here, for instance, white, red, blue, green or black) but he could not completely control the effect he would get when he applied his tool, sliding it over the surface of the canvas. When he lifted the knife and cleaned it, what he saw was partly a surprise, partly intended. Traces of different colours appeared within the domi­ nant one. What began as a pure red turned brown or violet depending on what was mixed in the final touch. It was in the very act of painting that the painter discovered what the painting was all about. One way to control colour was to use thick impasto, as is especially the case here. But even in the white, where a lot of matière has been used, some mixture of black gives us grey; of red, pink; of blue, baby blue. It is a constant of Riopelle’s painting always to integrate the invisible, or rather the non-visible. Think of his last period when he sprayed colour on objects to reveal their negative shapes, a void circumscribed by a cloud of droplets. Each time, the revelation brought up by these techniques created a new challenge for the painting. And one can be sure that it became more and more complex with time. One of the consequences of this way of proceeding is a strong need for organi­ zation of the strokes on the surface. In this case, the frequent recourses to right angles, to square or to arrow shapes and the complete absence of curves are notice­ able. One gets the impression of a strict architecture, but it is not architecture planned in advance – no sketch precedes the painting – it was architecture in the making when the painter was working on it. That an extreme concentration is necessary to proceed this way goes without saying. He used to say: “When I am not sure, I don’t paint; when I paint, I am sure.” 85 But to be sure, not to hesitate, he had to be able to be completely absorbed by the painting – alienated, if I may say so, in the sense of being outside of himself. The result is often stunning, as in this instance, and more generally of the period of the 1950s. Here is a painting done with the primary colours of the retina (blue, green and red) or the national colours of France (blue, white and red). The painting remains abstract, even if something of nature trickles through this white cascade of colours, from the upper right corner to the bottom left one. One can only admire Riopelle’s mastery in controlling this impetuosity.

85 Jean-Paul Riopelle, D’ hier et d’aujourd’ hui, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, 1990, page 30.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 207

Sans titre, circa 1956 huile sur toile, 99,7 x 81,3 cm

Nous n’y échappons pas. Jean-Paul Riopelle a une prédilection pour le « sans titre ». Est-ce le signe d’une certaine négligence ? Nous ne le croyons pas. Chaque tableau est une aventure, pleine de risques et de dangers. De ce point de vue, un tableau est plus un processus qu’un objet fini. Revenons sur la technique de Riopelle, spécialement sur son utilisation de la spatule pour étendre sa couleur. Il sait, bien sûr, quelles sont ses couleurs de départ, sorties du tube et posées sur la toile – ici le blanc, le rouge, le bleu, le vert et le noir. Ce qu’il ne contrôle pas complètement cependant, c’est ce qui va se passer quand il appliquera sa spatule sur les couleurs et la fera glisser sur la toile. Quand il lève sa spatule de la toile, ce qu’il voit est en partie inattendu, en partie attendu. Des traces d’autres couleurs paraissent dans les couleurs dominantes. Ce qui avait été prévu comme un rouge pur paraît ici un peu brun et là un peu plus violet, à cause des mélanges avec le noir ou le bleu. C’est dans l’acte même de peindre que l’artiste découvre son tableau. Pour avoir un meilleur contrôle de la couleur, le peintre s’en remet à de forts empâtements, comme c’est le cas ici. Mais même dans le blanc, qui fut appliqué en couches épaisses, quelques mélanges de noir ont donné du gris ; de rouge, du rose ; de bleu, du bleu pâle. Riopelle cherche toujours à intégrer l’invisible, ou mieux le non visible, à sa technique picturale. Dans les débuts, il avait été fasciné par la décalcomanie. Dans ses dernières œuvres, où les formes sont obtenues en vaporisant de la couleur sur des objets de manière à révéler leurs formes en négatif, un moment d’invisibilité fait partie du processus de peindre. Ces techniques fonctionnent par manifestation ou révélation de ce qui avait été d’abord un non-vu. Et bien sûr, avec le temps, cette chasse à l’invisible est devenue plus complexe et plus subtile. Une des conséquences de cette manière de procéder est la nécessité de rester conscient de ce qui se passe sur la surface. C’est sans doute la raison qui l’amène ici à recourir à des formes coudées, rectangulaires ou en forme de flèches et à exclure les formes irrégulières et les courbes. Il crée ainsi l’impression d’une architecture rigoureuse, mais ce n’est pas une architecture planifiée d’avance – aucun croquis préparatoire – c’est une architecture qui se fait au fur et à mesure que le tableau progresse. Qu’une extrême concentration soit nécessaire de la part du peintre, cela va sans dire. Riopelle en oubliait le temps, s’enfermant pour des heures en atelier, tout entier absorbé par son travail. « Quand j’hésite, je ne peins pas; quand je peins, je n’hésite pas, » aurait-il dit. 86 Pour être sûr, pour ne pas 86 Jean-Paul Riopelle, D’ hier et d’aujourd’ hui, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, 1990, page 30.


208 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle hésiter, il faut qu’il soit complètement absorbé dans l’acte de peindre, aliéné si l’on veut, au sens de hors de soi. Le résultat est souvent étonnant, comme c’est le cas ici et plus généralement de sa peinture des années cinquante. Voilà un tableau fait avec les couleurs primaires (bleu, vert et rouge) ou les couleurs de la France (bleu, blanc, rouge). Le tableau demeure abstrait, même si quelque chose de la nature passe dans cette cascade de blanc sur la gauche. Riopelle est en parfait contrôle de cette impétuosité.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 209

L’Île-Saint-Denis, 1956 oil on canvas, 35 x 51 in

When we are dealing with a Jean-Paul Riopelle painting from a great period – as is obviously the case here – two references are to be kept in mind: a reference to geography and a reference to Impressionism. As such, they are not contradictory, since Impressionism could be credited with substantially renewing the art of the landscape. By titling his work L’Île-Saint-Denis, Riopelle was referring to both a long, curved island in the Seine, north of Paris, and to Alfred Sisley, the Impression­ist painter who had been particularly active in that region. In fact, these references which seem obvious today were not so at the time. Much of French painting immediately after the war referred either to Paul Cézanne or to Pablo Picasso, and had nothing to do with Claude Monet and the Impressionists. For example Roger Bissière, Jean Bazaine, Alfred Manessier and Maurice Estève, who were disciples of Cézanne, or Jean Carzou of Picasso, or Jean Gorin, Auguste Herbin and Alberto Magnelli, of Piet Mondrian, all look much more structured, much more architectonic. Even the Abstraction lyrique movement, with which it was natural to associate Riopelle, was attracted to calligraphy (such as Georges Mathieu, Hans Hartung and Zao Wou-Ki) or to a more rigorous construction (such as Serge Poliakoff and Maria Helena Vieira da Silva). Only Riopelle and a few of his American painter friends in Paris, such as Sam Francis and Joan Mitchell, focussed specifically on Monet. There was, then,


210 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle a certain originality in looking back to the Impressionists. But why did this ­attraction exist? One can answer the question by looking carefully at our L’Île-Saint-Denis, the painting we are discussing. Considering this dynamic painting, one has the feeling of a conquest of order over chaos. The mixture of colours (ochre and grey in the white, green in the red, blue in either one), the many directions adopted by the palette knife (vertical, curved and horizontal) and the equilibrium of the masses seem to confront the painter with an almost impossible task. It is to his credit that he succeeded with so many elements to master. For each problem he has found a solution, but not without risk. Riopelle always loved to take risks. There is, in fact, in his whole œuvre, a dual tendency – towards the creation of a world (what I called geography) out of chaos and towards what some French critics like Michel Tapié used to call the “informel”, or what is left behind by the form. It was Joachim Gasquet who reported comments made by Cézanne on his last paintings, the Mont Sainte-Victoire series: “I see in splotches of colour. The geological foundation…give[s] away; it collapses as if struck by a natural disaster … A new stage begins. The real one! Only colours exist now, and in them brightness, the being who imagines them, this ascent of the earth towards the sun.” 87 What better description than this could we find for Riopelle’s painting? This is why the attraction to Monet and the Impressionists remained so strong in Riopelle. In fact, in the very late works of Monet, this triumph of colour over form was even more evident, because he could not control it anymore. His vision failing at the end of his life, the artist who had explored all the forms of landscape was now losing sight of the horizon. Sky and clouds were reflected in the pools of Giverny, and there was no way to know where reality began and reflection stopped. The advent of pure colour, the “ascent of the earth towards the sun” in the last works of Monet, these are what always attracted Riopelle. In comparison, Sisley’s perambulations on L’Île-Saint-Denis are not crucial. They just point the finger, so to speak, in the right direction, as one could say this fine painting ­relates more to Monet’s later works at Giverny.

87 Joachim Gasquet, translated by C. Pemberton, Cézanne: A Memoir with Conversations, Thames & Hudson, London, 1991, page 154.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 211

L’Île-Saint-Denis, 1956 huile sur toile, 88,9 x 129,5 cm

Quand on a affaire à un Jean-Paul Riopelle des années cinquante, il est souvent utile d’avoir deux références en tête : une référence à la géographie et une référence à l’impressionnisme. Il n’y a d’ailleurs pas d’opposition entre l’une et l’autre, puisqu’on peut attribuer à l’impressionnisme d’avoir renouvelé substantiellement le genre pictural du paysage. En titrant son tableau L’Île-Saint-Denis, Riopelle faisait allusion à l’une de ces longues îles de la Seine, au nord de Paris, où le peintre Alfred Sisley, en particulier, avait souvent travaillé. Ces références n’allaient pas de soi à l’époque. Le gros de la peinture française après la guerre était encore marqué par Paul Cézanne ou Pablo Picasso, et ne devait rien ni à Sisley, ni à Claude Monet, ni à l’impressionnisme. C’était une originalité de Riopelle et de quelques uns de ses amis peintres américains à Paris, nommément Sam Francis et Joan Mitchell, de s’intéresser en particulier au dernier Monet. En comparaison, les disciples de Paul Cézanne, comme Roger Bissière, Jean Bazaine, Alfred Manessier et Maurice Estève, ou de Picasso, comme Carzou, ou de Piet Mondrian, comme Jean Gorin, Auguste Herbin ou Alberto Magnelli, paraissaient beaucoup plus structurés, beaucoup plus architectoniques. Même les tenants de l’abstraction lyrique, où il était tentant de situer Riopelle, étaient ou attirés par la calligraphie (Georges Mathieu, Hans Hartung, Zao Wou-ki) ou par des compositions plus rigoureuses (Serge Poliakoff et Maria Helena Vieira da Silva). Mais pourquoi cet attrait pour l’impressionnisme de Monet ? On peut répondre à cette question en regardant de plus près notre tableau, L’Île-Saint-Denis. En regardant cette peinture mouvementée, on ne peut se défendre de l’impression d’une conquête de l’ordre sur le chaos. Les couleurs sont souvent le résultat de savants mélanges. Les gris ont des nuances de bleu, de vert, parfois même de brun en traces discrètes. Les verts tournent au brun. Les blancs luttent pour rester blancs. Et, par ailleurs, les directions multiples d’application de la pâte – notez les mouvements glissant vers la droite – rendent l’organisation des masses de couleur (le rouge et le blanc surtout) difficiles à maîtriser. Riopelle a toujours aimé les risques. Il lui a fallu trouver une solution à chaque problème. Il y a d’ailleurs dans toute son œuvre une double tentation : celle de la création d’un monde (ce que j’ai appelé plus haut une préoccupation géographique) contre le chaos et la tentation inverse, la tentation de l’« informel », pour reprendre une catégorie inventée par Michel Tapié, la tentation d’aller au-delà (ou en-dessous) de la forme. C’est Joachim Gasquet qui a rapporté ces propos de Cézanne commentant ses tableaux de la série des Mont Sainte-Victoire : « Je vois des taches


212 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle de couleur. Les formations géologiques disparaissent; elles s’effondrent comme atteintes d’un désastre naturel… Une nouvelle étape commence. La vraie… Seule la couleur existe maintenant, et en elles la clarté, l’être qui les a imaginées, la montée de la terre vers le soleil. » 88 Quel meilleur commentaire pourrait-on faire de notre tableau ! Et c’est la raison pour laquelle, plus encore que la peinture de Cézanne, c’est la peinture du dernier Monet qui a davantage attiré Riopelle. Dans les derniers Monet, la couleur l’emporte sur la forme, car sa vue chancelante l’empêchait de faire autrement. Le peintre qui avait exploré si souvent le paysage, perdait peu à peu l’horizon. Le ciel et les nuages se reflétaient dans l’eau de l’étang de Giverny, et on ne savait plus très bien où s’arrêtait la réalité et où commençait le reflet. L’avènement de la pure couleur, la « montée de la terre vers le ciel », voilà ce qui attirait Riopelle chez Monet. Les promenades de Sisley sur l’Île-Saint-Denis ne faisaient pas le poids. Elles ne firent tout au plus que pointer le doigt dans la bonne direction : Giverny, Monet…

88 Joachim Gasquet, traduit par C. Pemberton, Cézanne: A Memoir with Conversations, Thames & Hudson, London, 1991, page 154.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 213

Le cirque, circa 1956 oil on canvas, 28 1/2 x 39 1/2 in

The circus has provided subject matter for many modernist painters: think of Edgar Degas (Miss La La au Cirque Fernando, 1879), Édouard Manet (Un bar aux Folies-Bergère, 1882), Pablo Picasso (La famille de saltimbanques, 1905) and Alexander Calder (Cirque Calder, 1926–1931). Jean-Paul Riopelle himself remained interested in the theme all his life: for example, an album of 12 lithographs published by Michel Tétreault in 1996, six years before his death, was devoted to le cirque. It has been said that a constant strategy of modern art has been to look at low art in order to transform it into high art. The clearest examples are in pop art when, for instance, Roy Lichtenstein took his inspiration from comic strips or Andy Warhol from advertisements for Coca-Cola or Brillo. Also, one could think of Jean Dubuffet’s interest in graffiti. Riopelle’s later fascination for spray-can art of the street and for hockey games (as in La joute, 1969, now installed at Place Jean-Paul Riopelle in the heart of the business district of Montreal) seems to go in the same direction. But the interest in the circus and sports is a little more specific. It echoes Jean-Jacques Rousseau’s praise of the fête populaire and comparison of it to the theatre. The participation in such an event was more than just the simple passive watching of a spectacle. One could say indeed that the circus and sports fill


214 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle the space between a play at the theatre and a dance in the street. They certainly imply a more active participation from the spectators than mere attendance at a play. The awe we experienced at the performance of an acrobat or at the sight of dangerous animals at the circus when we were young is a clear indication of this difference. In that sense, Riopelle always retained something of his youthful experience of the circus. At any rate, it was this kind of participation that Riopelle was dreaming about when painting Le cirque. The challenge here was that he thought it was possible to elicit this participation by renouncing figuration. What we are left with then are colour, contrast, movement and space – something more akin to music than to visual form. In fact, the movement created in this painting is very specific. It starts from the bottom right and opens up to the top. It follows a kind of curve that evokes both the movement of the trapeze and of the crowd looking up to follow the boldness of the acrobats. The dominant red, white and black is also evocative of the circus atmosphere, where strong contrast between dark and light is exploited for special effect. One sees also that there is nothing mechanical in Riopelle’s application of paint in heavy impasto, where each stroke is thought out. With time, they became more autonomous in Riopelle’s œuvre, less repetitive, as if he needed a more extended vocabulary. The worn-out comparison with mosaic loses its meaning. Notice, for instance, how the white areas are treated differently depending on their location. Riopelle had learned from Claude Monet that a stroke of paint is more the notation of a sensation than an element of representation – this is why it can be freed from figuration and remains expressive. In the country that created the Cirque du Soleil, it makes sense that one of the greatest Canadian artists has paid homage to the circus in several works, including this extraordinary painting from the fifties, a great period in Riopelle’s production.

Le cirque, circa 1956 huile sur toile, 72,4 x 100,3 cm

Le cirque est un sujet qui a souvent été traité par les peintres modernes. Pensez à Edgar Degas (Miss La La au Cirque Fernando, 1879), à Édouard Manet (Un Bar aux Folies-Bergères, 1882), à Pablo Picasso (La famille de saltimbanques, 1905), à Alexander Calder (Cirque Calder, 1926–1931). Riopelle lui-même est resté attaché à ce thème jusqu’à la fin de sa vie, témoin l’album de 12 lithographies publié par Michel Tétreault en 1996, six ans avant sa mort, consacré au cirque. On a dit qu’une des stratégies constantes de l’art moderne a été d’aller chercher son inspiration dans des formes d’art populaire (ou plus largement le low art),


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 215

pour les transformer en grand art (high art). On sait comment les artistes pop américains se firent les champions de cette approche, Roy Lichtenstein’s in­spirant des bandes dessinées ou Andy Warhol, de la publicité du Brillo ou du Coca-Cola. En Europe, on pourrait citer Jean Dubuffet tirant son inspiration des graffiti et de l’art brut. Riopelle sera aussi fasciné par le graffiti, non pas le graffiti gratté sur les murs sales de Paris, mais le graffiti fait à la bombe aérosol dans nos villes américaines. L’intérêt pour le cirque va dans le même sens, mais d’une manière plus large. On pourrait presqu’appliquer au cirque ce que Jean-Jacques Rousseau disait de la fête populaire en l’opposant au théâtre. Dans la fête populaire, le spectacle est pour ainsi dire dans la salle, puisque tout le monde y participe. Au théâtre, le spectacle est sur la scène et il est reçu plus passivement par le public. Le cirque est à mi-chemin entre les deux. La participation émotive du spectateur devant les risques pris par les acrobates, ou l’apparition d’animaux dangereux comme les lions ou les tigres, est beaucoup plus active qu’au théâtre. Riopelle a toujours gardé quelque chose de l’émotion des cirques de son enfance. En peignant Le cirque, il a cherché à retrouver quelque chose de ses premières émotions. Le défi particulier qu’il s’est donné ici, est de n’avoir pas eu recours à la figuration. Ce qui nous est resté donc, c’est la couleur, les contrastes le mouvement, l’espace…quelque chose plus près de la musique que des formes visuelles. Le mouvement qui anime ce tableau est très particulier. Il suit une sorte de courbe qui évoque à la fois le balancement des trapèzes et les mouvements de la foule suivant les performances des acrobates. Le rouge, le blanc et le bleu évoquent aussi l’atmosphère du cirque, où l’on cherche toujours à créer de grands contrastes dans les éclairages. Il n’y a rien non plus de mécanique dans l’application de la peinture en forts empâtements, où chaque touche est pensée. Avec le temps, les touches de Riopelle deviennent plus autonomes, moins répétitives, comme s’il avait besoin de se créer un vocabulaire plus étendu. La vieille comparaison avec les mosaïques perd son sens. Notez comment les aires blanches sont traitées différemment selon leur localisation. Riopelle avait appris de Claude Monet qu’une touche de peinture était plus la notation d’une sensation qu’un élément de la représentation – ce qui explique que tout en ne servant plus un propos figuratif, elle reste expressive. Dans le pays du Cirque du Soleil, il tombe sous le sens qu’un de nos grands artistes ait rendu hommage au cirque dans plusieurs de ses œuvres, y compris ce beau tableau des années cinquante, qui, comme on le sait, fut une grande période dans sa production.


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1959

Self, 1959 oil on canvas, 51 x 38 in


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We all know the face of Jean-Paul Riopelle. He has been photographed so many times: as a child, as a young man sure of himself, as a mature artist, as in the famous photograph by Yousuf Karsh (figure 34), and as an old man, dishevelled and pointing his finger, with a glass of wine in front of him. However, there are very few self-portraits by Riopelle. In fact we only know of three: a 1945 work on paper often reproduced; another one, also on paper, from 1989; and this one, the only one on canvas, recently discovered in a private collection and dated 1959. Of the three, this is the most disquieting, the most extraordinary and the most fascinating. A face reveals itself in the apparent disorder of the painting after a few moments of contemplation, even better discerned with half-closed eyes. We see him in profile, detached from a white background. An eye, a nose and a chin can be read on the left, and on the top of the head, dishevelled tufts of hair appear also. But we could also see him facing us, with two eyes without irises, a line for the nose, and closed lips. Whatever reading we choose, the face seems to have been slashed by long strokes of white, red and brown, as if the painter tried to conceal what he revealed, negate what he expressed, perhaps repress what he became aware of, in a kind of rage. Only in the 1973 series Le roi de Thulé will one find in Riopelle’s œuvre the same intensity when considering the human face, or the same erasure of the features of the face. Self-portraits by a painter are always important, especially when they are as rare as in Riopelle’s case. In Riopelle’s œuvre, one feels a constant need to reaffirm the self, to awaken the consciousness in the very act of painting, perhaps because he himself felt threatened. Monique Brunet-Weinmann has revealed that on November 8, 1930, when Riopelle was seven years old, his younger brother Pierre died. We cannot fathom the meaning of such a traumatic experience at this early age. Suffice it to say that Riopelle had to confront death, this great reaper of the self, very early in his life. Let us bring our attention now to an aspect of his apprenticeship as a painter when, while still an adolescent, he took lessons from Henri Bisson. “We wanted to copy Nature,” Riopelle said of that period. At the end, their paintings looked so much alike that it was impossible to know who did what, as if the process of immersing themselves in the motif had erased from each of them their individual subjectivity. Later, after his registration at the École du meuble, Riopelle worked with Marcel Barbeau and Jean-Paul Mousseau in the studio of the former. There, he experimented with Automatism and abstraction for the first time. In addition, he suggested that they should intervene in each other’s paintings as if, again, one could ignore the personality – or even the unconscious – of each individual. Needless to say, not many examples of such collaborative works exist!


218 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle How troubling then, is this sudden affirmation of the self at the end of the fifties, a formidable decade of production and recognition of his importance to the art scene, both in Paris and New York! Not only did Riopelle not paint a triumphal image of himself, he instead did the opposite, producing in Self a tormented, desperate image. One feels the struggle between the affirmation and the negation, the building up and the deconstruction. In short, we have here a great self-portrait of the twentieth century and the most intimate portrait that Riopelle ever did.

Self, 1959 huile sur toile, 129,5 x 96,5 cm

Tout le monde connaît le profil de Jean-Paul Riopelle. Il a été photographié si souvent : enfant, jeune homme sûr de lui, homme mûr, comme dans la célèbre photo de Yousuf Karsh (figure 34), vieillard hirsute pointant le doigt, un verre de vin posé sur une table devant lui. Par ailleurs, il y a très peu d’autoportraits de Riopelle. À vrai dire, on n’en connaît que trois : une œuvre sur papier de 1945, souvent reproduite, une autre, aussi sur papier, mais de 1989, et celle-ci, la seule sur toile, récemment découverte dans une collection particulière et datant de 1959. Des trois, c’est la plus troublante, la plus extraordinaire et la plus fascinante.

Figure 34: Jean-Paul Riopelle, 1965. Photograph: Yousuf Karsh © Estate of Yousuf Karsh

Un visage se révèle après quelques moments d’attention dans l’apparent désordre du tableau, mieux encore en plissant les yeux. On le voit de profil, se détachant d’un fond blanc. On arrive à lire un œil, un nez, un menton. Et sur la tête des cheveux en broussaille. Mais on pourrait aussi le voir de face : deux yeux sans prunelles, la ligne du nez et une bouche fermée. Peu importe la lecture choisie, de profil ou de face, le visage ici représenté semble avoir été marqué de


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longues balafres blanches, rouges et brunes, comme si le peintre avait tenté de cacher ce qu’il révélait, de nier ce qu’il exprimait, de supprimer ce qui s’était peutêtre révélé malgré lui, dans une sorte de rage. Ce n’est qu’en 1973, dans la série Le roi de Thulé, que l’on retrouvera dans l’œuvre de Riopelle la même intensité et la même tentation d’effacer les traits du visage dans ce qu’on pourrait encore appeler des « portraits ». L’autoportrait est un genre pictural toujours important, spécialement s’il est rare, comme c’est le cas chez Riopelle. Toute l’œuvre de Riopelle est marquée par le besoin constant de réaffirmer la présence de l’artiste, de rester conscient de soi dans et par l’acte de peindre, peut-être parce qu’il se sentait lui-même menacé. Monique Brunet-Weinmann a révélé que le 8 novembre 1930, quand il n’avait que sept ans, son jeune frère Pierre mourut. Il est difficile de mesurer la profondeur d’un tel traumatisme à un âge si jeune. Chose certaine, Riopelle fut confronté à la mort, cette grande destructrice du moi, à un très jeune âge. Je serais tenté de faire appel à un autre élément biographique pour appuyer ce que je viens de dire. Il a raconté qu’étant adolescent, il avait suivi les leçons du peintre académique Henri Bisson. « Nous voulions copier la nature », déclarait Riopelle à propos de cette période. Mais avec le temps, les tableaux du maître et de l’élève avaient fini par se ressembler tellement qu’il n’était plus possible de les attribuer correctement à l’un ou l’autre artiste, comme si la volonté de coïncider avec le motif avait fini par effacer complètement toute subjectivité. Plus tard, après son inscription à l’École du meuble, Riopelle partagea un atelier – dit atelier de la ruelle – avec Marcel Barbeau et Jean-Paul Mousseau. C’est là qu’il fit ses premières expériences de peinture automatiste. Il aurait suggéré à ses amis d’instituer le droit de chacun d’intervenir dans les travaux de l’autre, comme si – une fois de plus – il était possible d’ignorer la subjectivité – y compris l’inconscient – de chacun. Inutile de dire que sa suggestion ne fut pas très populaire ! Combien révélatrice alors cette soudaine affirmation du « self » à la fin des années cinquante, alors que s’achevait une formidable période de production et de reconnaissance tant à Paris qu’à New York! Non seulement Riopelle ne donna pas une image triomphale de lui-même, mais il fit plutôt l’inverse, peignant un Self tourmenté. S’y livre une lutte désespérée entre l’affirmation et la négation, entre la création et la déconstruction. Dans Self, nous avons un des grands autoportraits du XXe siècle, et le plus intime que Riopelle ait jamais fait.


220 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle

1962

Sans titre, 1962 oil on canvas, 28 3/4 x 39 1/2 in

Sometimes we can reconstruct the whole provenance of a painting by looking at the back of it. On the verso of Jean-Paul Riopelle’s Sans titre there is an old label from Arthur Lenars, a Paris shipper also used by Paul-Émile Borduas. On this label appears the name Laing in large letters and a date of 1962. Art dealer G. Blair Laing had been in the habit of visiting the studios of Canadian artists living in Paris. He acquired this painting at that time, directly from Riopelle. There is another label, this time from Galerie Dresdnere, 12 Hazelton Avenue, Toronto. It is a fact that this painting was included in a show at Galerie Dresdnere entitled The Automatists: Then and Now, May 1–21, 1986. It was even reproduced in colour in the catalogue published on that occasion. 89 This is what we call a solid provenance! But what about the recto of Sans titre? Riopelle in the 1960s considerably transformed his “mosaic” style that had been typical in the 1950s. As this Sans titre makes it clear, the strokes of the painting knife are no longer equal, no longer oriented in a predictable manner, and seem much freer, more chaotic and impulsive. It is as if the whole compo­ 89 Karen Wilkin, The Automatists: Then and Now, Galerie Dresdnere, Toronto, 1986, catalogue #41, where it is noted as belonging to a private collection, Toronto.


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sition has overthrown a tendency towards the formal. The result is more moving because it gives the impression that so many risks were taken during the painting’s elaboration. The painting retains something of a landscape, but also of a catastrophe – some shattering of structures due to mysterious hidden forces, like in an earthquake. On the other hand, the colour saves everything here: the white and the red in particular imposing a kind of order after all. We have already made some remarks on the remarkable technique of Riopelle. Working in that manner, Riopelle had to give central attention to the paint medium, to la matière. It became more and more prevalent in his work. The joy of painting was to get out of the formless painting medium, if not a kind of order, at least the feeling of movement, of direction and of irrepressible energy. Follow the red and white accents in this Sans titre, and you feel the control the painter had on the totality of the surface. With Riopelle, conscious control is never opposite to freedom of expression, even to danger. On the contrary, it is when danger is at its maximum that the conscious control is at its best. Needless to say, each painting demanded his total commitment, and could be done in one session of intense awareness of what was happening on the canvas. The result is always surprising, and unmistakably Riopelle.

Sans titre, 1962 huile sur toile, 73 x 100,3 cm

Ce tableau porte au verso toute l’histoire de sa provenance. On y trouve tout d’abord une étiquette vieillie d’Arthur Lenars, expéditeur parisien dont Paul-Émile Borduas avait aussi à l’occasion réservé les services. Sur cette étiquette on peut lire en grosses lettres le nom de Laing et la date de 1962. Il s’agit, bien sûr, du marchand torontois G. Blair Laing qui avait l’habitude de visiter les ateliers des artistes canadiens installés à Paris. Il fit donc l’acquisition du tableau en 1962, directement de Riopelle. On trouve une autre étiquette, toujours au verso du tableau, cette fois de la Galerie Dresdnere, 12 Hazelton Avenue, à Toronto. C’est un fait que ce tableau faisait partie de l’exposition organisée du 1er au 21 mai 1986 par Dresdnere et intitulée Les Automatistes d’ hier à aujourd’ hui. Il est même reproduit au no 41 du petit catalogue publié à cette occasion. Bref, c’est qu’on appelle dans le milieu une « solide provenance ». Dans les années soixante, la peinture de Riopelle subit des changements importants. On n’y retrouve plus le style « mosaïque » des années cinquante. Comme il est clair pour qui regarde ce Sans titre, les coups de spatule ne sont plus de dimensions égales, ni orientés d’une manière prévisible. Ils paraissent beaucoup plus libres, chaotiques et impulsifs. C’est comme si toute la composition résistait à la


222 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle forme. Le résultat est émouvant, car on sent plus clairement les risques pris par le peintre dans l’élaboration de son tableau. Sans titre a quelque chose d’un paysage, mais d’un paysage où une catastrophe géologique aurait laissée des traces, où quelque force souterraine aurait secoué les structures, comme un tremblement de terre. Qu’on suive les accents colorés – le rouge, et le blanc surtout – et l’on assistera à cette cosmogonie. Nous avons déjà fait des remarques sur la technique particulière à Riopelle, utilisant le couteau à peindre et maintenant une part de non-vu en cours de production de son tableau. Peignant comme il le faisait, Riopelle se trouvait à cacher l’effet qu’il entendait produire, introduisant une sorte d’aveuglement dans le processus pictural même. La matière reprenait pour ainsi dire le dessus. Et la matière l’informe qu’il s’agissait justement de la maîtriser et de la transformer. À l’idée d’ordre et de composition succédait celle de mouvement, d’énergie, de force irrépressible. Chez Riopelle, le contrôle de toute la surface à peindre ne sacrifie rien à la liberté du peintre. Au contraire, plus le risque de tout perdre est grand, plus le contrôle est grand et la joie de peindre plus manifeste. Chaque tableau devient ainsi une arène, engageant le peintre totalement dans un combat avec les éléments, demandant une prise de conscience de tous les instants. Le résultat est toujours surprenant et, sans erreur possible, propre à Riopelle.


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1966

Le sanglier…, Dans ses campagnes no. 1, Dans ses campagnes no. 2, 1966 oil on canvas triptych, 38 1/4 x 136 in

The “sanglier” is a wild boar. The other part of the title is, in my opinion, a mischievous allusion to a carol we used to sing in Quebec during Christmastime: “Les anges dans nos campagnes” (The angels in our countries), but I could be wrong on this. This work is the only example known of a “sanglier” painted in oil by Jean-Paul Riopelle, since the other examples are in prints. There is no doubt about the subject matter when one considers the centrepiece of the triptych. The massive silhouette of the animal, oriented towards the left on its short legs, detaches itself from a pale blue and white background. One can even make out its vicious small eye on the top of the head. The two other sections of the triptych are perhaps less easy to read, but the form, in each case seen from a different angle, detaches itself from a similar background in pale blue and white. This triptych, along with other examples of Riopelle’s depiction of animals in his œuvre (one thinks of his Hibou works, of course), brings to our attention the challenge of how he treated animals in painting. Obviously, the technique he used makes it difficult to have a contour delineating the animal, or to clearly distinguish it from its environment. What we see rather is an improbable boundary, often open here and there, that helps us to separate the animal from its background, but never with the utmost clarity. In fact, the animal is not completely separated from its world, which Riopelle terms “ses campagnes” (his countries). He is part of it, so to speak, in the sense that the pale blue of the background invades the outline of the wild boar here and there. Riopelle was always sensitive to the definition of the animal in its world. When, much later, he would paint with the spray can instead of the palette knife, often the animal image would be deposited on the canvas and then sprayed over, leaving just a negative impression of itself. The animal was like an empty form detaching itself from a rich environment. Something of the kind prevails here in Le sanglier… Its shape is complex


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left panel / panneau de gauche :

Dans ses campagnes no. 1 28 3/4 x 39 1/4 in / 73 x 99.7 cm

centre panel / panneau central :

Le sanglier… 38 1/4 x 57 1/2 in / 97.1 x 146 cm


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right panel / panneau de droite :

Dans ses campagnes no. 2 28 3/4 x 39 1/4 in / 77 x 99.7 cm

and the animal is reduced to a magma of reddish, black and green strokes, but is nevertheless immersed in an environment. Riopelle would have liked us to believe that this was the hunter’s concept of an animal: a fugitive apparition hard to detach from its surroundings, demand­ing extreme attention and speed of reflexes. Just as he was not eager to talk about painting, he was even less fond of hunting stories from the Canadian wilder­ness. But when one thinks of it, hunting is not such a bad metaphor for painting. As in hunting, painting demands a complete mental control of the situation. Distractions could be fatal to the outcome of both the hunt and the picture. And what better metaphor than a hunting trophy when one thinks of a successful painting?

Le sanglier…, Dans ses campagnes n o 1, Dans ses campagnes n o 2, 1966 huile sur toile triptych, 97,1 x 345,4 cm

Qu’est-ce qu’un sanglier vient faire dans « ses campagnes »? Je soupçonne Jean-Pierre Riopelle d’avoir malicieusement emprunté une partie de son titre à un cantique que nous avions l’habitude de chanter durant le temps de Noël au Québec : « Les anges dans nos campagnes ». Certes, je peux faire erreur


226 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle là-dessus, et Riopelle n’est plus là pour me corriger. Mais…soyons sérieux. Ce triptyque est le seul exemple de « sanglier » peint à l’huile par Riopelle. Les autres exemples connus sont gravés et imprimés sur papier. Il n’y a pas de doute sur le sujet traité si l’on considère la partie centrale du triptyque. La silhouette massive de l’animal, orientée vers la gauche, ses courtes pattes, se détache du bleu pâle du fond. On distingue même son petit œil vicieux au sommet de la tête. Les deux autres sections du triptyque sont peut-être moins faciles à lire, mais les formes, prises chaque fois d’un autre angle, se détachent du même fond bleu pâle. Ce triptyque n’est qu’un exemple dans l’œuvre de Riopelle de sa fascination pour les animaux – on pense également aux Hiboux, bien sûr. Certes, la technique utilisée lui rendait difficile l’idée d’un contour net, le détachant clairement de son environnement. Ce que nous voyons plutôt, c’est une frontière imprécise, ouverte ici et là, qui isole l’animal du fond, mais jamais très clairement. À vrai dire, l’animal n’est jamais séparé de son monde, de « ses campagnes », pour reprendre le mot de Riopelle dans le titre de l’œuvre. Il en fait partie et il arrive que le bleu pâle du fond morde ici et là sur le contour de l’animal. Riopelle traitera toujours ainsi l’animal dans son environnement. Beaucoup plus tard, quand il troquera la spatule pour la bombe aérosol, il arrivera que l’animal mort soit posé sur la toile et aspergé de gouttelettes colorées. En retirant ensuite la bête de la toile, il n’en restera qu’une impression négative, qu’une forme vide se détachant d’un riche entourage. Quelque chose de ce genre se passe dans Le sanglier… L’animal est réduit à un magma de taches rougeâtres, noires et vertes tout en étant immergé dans son environnement. Pour Riopelle, c’était l’animal tel que défini par l’œil du chasseur : une apparition fugitive difficile à détacher du lieu où il a été aperçu, et donc demandant une attention accrue et une grande rapidité de réflexes. Autant Riopelle parlait peu peinture, autant il aimait raconter des histoires de chasse dans la sauvagerie canadienne. On appréciait ces histoires du « Canadien » en France. À bien y penser, la chasse n’est pas une si mauvaise métaphore de la peinture. Comme à la chasse, le peintre doit avoir un parfait contrôle de la situation. La moindre distraction pourrait être fatale à l’issue de la chasse autant qu’à la complétion du tableau. Et quelle meilleure métaphore qu’un trophée de chasse pour un tableau, que dis-je, pour un triptyque réussi !


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1968

De couples indiscrets, 1968 oil on canvas, 45 3/4 x 35 in

It is always worthwhile to notice the directions taken by Jean-Paul Riopelle’s painting knife. All around the surface of this picture, and with a centrifugal movement, the spatula seems to have framed the central motif. There is no hesitation, either, on the orientation of the painting. At the bottom, where he


228 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle signed the painting, all the white and grey strokes are more developed than on the sides and at the top. In fact, Riopelle took possession of his surface by creating a frame of grey strokes all around the picture. One finds this arrangement in many of his paintings and prints of this period. You could interpret it also as a window. It is, of course, an old idea, that what we are seeing on a painting is what can be seen through a window open into reality. Leon Battista Alberti, in his Della pittura, published in Florence in the fifteenth century, explained what he was doing as a painter in this manner: “First of all about where I draw, I inscribe a quadrangle of right angles, as large as I wish, which is considered to be an open window through which I see what I want to paint.” This formula, which was to become one of the great paradigms of painting, had struck the French poet André Breton, creator of Surrealism. In a famous essay, he wrote, “[I]t is impossible for me to envisage a picture as being other than a window, and…my first concern is then to know what it looks out on, in other words whether, from where I am standing, there is a beautiful view, and nothing appeals to me so much as a vista stretching away before me and out of sight.” 90 Could we say the same about the vista seen through the window of this Riopelle painting? If we take into account the title, the indiscretion of some couples should be the spicy subject matter of this painting. The least we could say is that this is not very clear! Indeed, one has to be careful not to expect too much from Riopelle’s titles. Instead, we are confronted by a sensuous mass of colours distributed in a more agitated fashion than on the rim of the picture. The vague shape of one (or two?) triangle(s) can be made out. We do not get any feeling of depth. On the contrary, this shimmering surface is so rich, like an Oriental carpet, that one could say that the window has taken on the consistency of a wall. We are then reminded of another paradigm of painting, mentioned in the famous short story by Honoré de ­Balzac, “Le Chef-d’œuvre inconnu”, where the painters Nicolas Poussin and Frans Porbus are confronted by “un mur de peinture” (a wall of paint) when Master Frenhofer shows them the masterpiece on which he was working. In this case also, the subject matter could have been described as slightly indiscreet, since Frenhofer was painting a naked lady, the foot of whom was the only part left visible. By playing on the two paradigms of painting (the window and the wall), Riopelle has created an intriguing painting. He always liked these zones of ambiguity between the abstract and the figurative, between risk and control, between spontaneity and mastery, and now, between surface and depth, periphery and centre. They all meet here in this painting. 90 André Breton, Le surréalisme et la peinture, Gallimard, Paris, 1965, page 2­3. My translation.


Jean-Paul Riopelle (1923–2002) 229

De couples indiscrets, 1968 huile sur toile, 116,2 x 88,9 cm

Il y a toujours un intérêt à suivre la direction des coups de spatule dans les tableaux de Jean-Paul Riopelle. Tout autour de la surface de ce tableau, la spatule semble avoir, par une série de mouvements centrifuges, entouré de chaque côté le motif central. Il n’y a pas non plus d’hésitation sur l’orientation du tableau. Les coups de spatule en gris et blanc, plus larges que les autres, indiquent bien où se trouve le bas du tableau. C’est d’ailleurs là qu’apparaît la signature de l’artiste. On retrouve ce motif de l’encadrement dans plusieurs œuvres gravées ou dans les tableaux de la période. Or cette disposition rappelle quelque peu l’idée d’une fenêtre ouverte sur le monde. C’est d’ailleurs une idée un peu ancienne, puisqu’on la trouve dans le Della pittura de Leon Battista Alberti, publié à Florence au XVe siècle. Il recourait à cette image pour expliquer sa manière de peindre : « Et d’abord comment je procède. Je commence par tracer un rectangle, aussi grand que je le désire, et le considère comme une fenêtre ouverte par laquelle je vois ce que je veux peindre. » Cette formule, qui allait devenir l’un des grands paradigmes de la peinture, avait frappé le poète André Breton, fondateur du mouvement surréaliste en France. Dans un de ses essais sur la peinture, il écrivait : « [I]l m’est impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle donne, autrement dit si, d’où je suis, « la vue est belle », et je n’aime rien tant que ce qui s’étend devant moi à perte de vue. » 91 Pourrait-on dire la même chose de la vue sur laquelle donne la « fenêtre » du tableau de Riopelle ? Si on se fiait au titre, l’indiscrétion de quelque couple devrait être le sujet un peu aguichant qui nous serait donné à voir. Le moins qu’on puisse dire, si c’était le cas, c’est que le sujet en question ne saute pas aux yeux ! Certes, il ne faut jamais trop attendre des titres de Riopelle. Mais, ici, nous sommes confrontés à une sensuelle masse de couleurs, distribuées de manière quelque peu plus agitée que celles qui font le tour du tableau. On arrive à lire une ou deux formes triangulaires, mais nous n’avons pas le sentiment de la profondeur. Au contraire, la surface chatoyante de ce motif « vu par la fenêtre » est si riche, comme un tapis oriental, qu’on pourrait dire qu’elle a pris la consistance d’un mur. Il va sans dire que cette dernière remarque nous met sur la voie d’un autre paradigme de la peinture, la voie sur laquelle nous amène le grand romancier Honoré de Balzac dans son nouvelle, « Le Chef-d’œuvre inconnu », 1831, qui raconte la visite de Nicolas Poussin, encore jeune et inconnu, et de Frans Porbus 91 André Breton, Le surréalisme et la peinture, Gallimard, Paris, 1965, page 2­3.


230 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle chez un vieux peintre, Maître Frenhofer (personnage fictif cette fois), qui les confronte à « un mur de peinture » en leur montrant le chef-d’œuvre qu’il était en train de peindre. Dans son cas aussi, on aurait pu décrire le sujet de son tableau comme quelque peu « indiscret », puisqu’il était en train de peindre une femme nue mais, comme on ne voyait à peine qu’un pied dans le bas du tableau, il était difficile de le faire. En jouant sur les deux paradigmes de la peinture (la fenêtre et le mur), Riopelle a créé un tableau séduisant et intriguant. Il a toujours aimé ces zones d’ambiguïté entre l’abstrait et le figuratif, entre le hasard et le contrôle, entre la spontanéité et la maîtrise et, cette fois, entre la surface et la profondeur, entre la périphérie et le centre. Elles se retrouvent toutes dans ce tableau qui devrait donner du plaisir pour longtemps à son contemplateur.


Index 231

Index A Abitibi 106, 107 Abstract Expressionism 21, 23, 37, 39, 44, 79, 160, 162, 179, 186, 188 Abstraction lyrique 168, 170, 173, 175, 186, 188, 196, 199, 209, 211 Académie Colarossi, Paris 99, 100 Académie de la Grande Chaumière, Paris 99, 100, 164, 166 Agnes Etherington Art Centre, Kingston 36, 38 Alberti, Leon Battista 228, 229 Alleyn, Edmund 99, 100 Alvard, Julien 180, 183 Appel, Karel 56, 59 Art and Architecture, magazine 179, 180, 182 Art Gallery of Ontario, Toronto 36, 38, 73, 75, 92, 94, 138, 141 Art Gallery of Toronto 41, 42, 57, 60 Arthur Tooth & Sons, London 81, 82, 88, 90 Art Institute of Chicago 180, 183 Artists’ Union Gallery, Moscow 117, 119, 130, 132 Art News, magazine 41, 43, 179, 181, 182, 183 Artscanada, magazine 81, 83 B Balzac, Honoré de 85, 87, 228, 229 Barbeau, Marcel 21, 22, 159, 161, 217, 219 Barcelo, Jo 26, 28 Bazaine, Jean 179, 182, 209, 211 Beaulieu, Claude 69, 71 Beaulieu, Gérard 26, 28, 61, 63, 65, 66, 68, 69, 71 Beaulieu, Louis-Jacques 69, 71 Beaulieu, Maurice 66 Beaulieu, Paul-Vanier 68, 71 Beckett, Samuel 175, 189, 192 Bengle, Otto 69, 71 Bienal de São Paulo, Brazil 80, 82, 83 Biron, Hervé 106, 107 Bissière, Roger 209, 211 Bisson, Henri 159, 161, 165, 167, 217, 219 Blouin, Corinne 99, 100, 118 Bluhm, Norman 164, 166, 189, 192 Borduas, Janine 62, 63, 85, 86

Borduas, Paul-Émile 21–93, 99, 139, 142, 159, 178, 182, 220 Bourgogne, François, see de Repentigny, Rodolphe Breton, André 163, 164, 165, 175, 180, 183, 228, 229 Breton, Elisa 163, 165 Brooker, Bertram 69, 71 Brooks, James 179, 182 Brunet-Weinmann, Monique 217, 219 Burri, Alberto 179, 182 C Café du Dragon, Paris 164, 166, 175, 189, 192 Calder, Alexander 213, 214 Canadian Art, magazine 74, 76, 189, 190, 192 Carani, Marie 103, 104 Carrington, Leonora 201, 203 Carzou, Jean 209, 211 Cézanne, Paul 89, 90, 186, 187, 209, 210, 211, 212 Chevreul, Eugène 202, 203 Choquette, Luc 26, 28 Christie’s New York 191, 194 Coates, Robert 179, 182 Colomb, Denise 11, 173, 175 Combat, review 36, 38 Corbeil, Gilles 61, 62, 63, 65, 66, 68, 71, 85, 86 Corbeil, Maurice 26, 28, 61, 63, 65, 68, 71 Cormier, Bruno 21, 23, 45, 47 Corporation of National Museums of Canada 57, 59 Corpus Christi Procession, see La Fête-Dieu à Québec Courbet, Gustave 41, 43 Czechoslovakia 117 D Dali, Salvador 49, 51 Dallas Museum of Art 180, 183, 191, 194 Dausset, Nina 159, 161, 166 Davidson, Edgar and Dorothy 69, 71, 201, 203 Degas, Edgar 153, 154, 155, 213, 214 de Kooning, Willem 56, 59, 78, 79, 168, 170


232 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Delaunay, Robert 69, 70, 72 Delvaux, Paul 201, 203 Democritus 174, 176 de Repentigny, Rodolphe 41, 43 Desrosiers, Madeleine 99, 100, 117 de Staël, Nicolas 189, 192 Dickens, Charles 113, 114 Doisneau, Robert 196, 197, 199 Dominion Gallery, Montreal 24, 26, 28, 53, 54, 77, 78 Drouin, Michelle 99, 100 Dubuffet, Jean 213, 215 Duchamp, Marcel 164, 165 Duke of Kent 115, 118 Durantin Street, Paris 173, 175 Duthuit, Georges 164, 165, 166, 175, 186, 189, 190, 191, 192, 193 E Échouerie, bistro, Montreal 49, 50 École des beaux-arts de Montréal 21, 22, 99, 100 École des beaux-arts de Paris 160, 162, 164, 166 École des beaux-arts de Québec 99, 100 École du meuble, Montreal 21, 22, 23, 29, 31, 33, 34, 36, 38, 99, 100, 159, 161, 182, 217, 219 Élie, Robert 33, 34, 50 Eliot, George 113, 114 Elizabeth II, Queen of England 103, 104 Endell, August 69, 72 Ermitage, Collège de Montréal 24, 26 Ernst, Max 203 Estève, Maurice 209, 211 Expressionisme abstrait, see Abstract Expressionism F Fachetti Studio, Paris 169, 171 Ferron, Marcelle 99, 100 Filion, Gabriel 34 Fitzsimmons, James 160, 162, 179, 180, 182, 183, 186, 187 Folch-Ribas, Jacques 40, 42 Francesca, Piero della 140, 143 Francis, Sam 56, 59, 159, 161, 164, 166, 174, 176, 180, 183, 189, 192, 197, 200, 201, 203, 209, 211 Francken, Ruth 164, 166 Frenhofer, Master 85, 87, 228, 230 Friedman, B.H. 174, 176, 181, 184

G Gagnon, Maurice 5, 21, 22, 26, 28 Galerie Agnès Lefort, Montreal 48, 50, 66, 67, 201, 203 Galerie Camille Hébert, Montreal 69, 71 Galerie de l’union des artistes, see Artists’ Union Gallery, Moscow Galerie Dresdnere, Toronto 220, 221 Galerie « La Dragonne », see Galerie Nina Dausset Galerie Maeght, Paris 159, 161, 164, 165 Galerie nationale à Prague, see National Gallery of Prague Galerie nationale du Canada, Ottawa, see National Gallery of Canada, Ottawa Galerie Nina Dausset, Paris 159, 161, 163, 164, 165, 168, 170, 173, 176 Galerie Saint-Germain, Paris 22, 23, 92, 94 Galerie Valentin, Montreal 69, 71 Galleria degli Uffizi, Florence 141, 143 Gallery Moos, Toronto 57, 59 Gasquet, Joachim 210, 211 Gauguin, Paul 202, 203 Gauvreau, Claude 21, 23 Gauvreau, Pierre 21, 22, 49, 51 Giverny, France 159, 161, 180, 183, 191, 193, 197, 199, 210, 212 Goldwater, Robert 179, 182 Gorin, Jean 209, 211 Gospel According to St. John 138, 141 Greenberg, Clement 44, 45, 46, 85, 87, 169, 171 Greenwich Village, New York 44, 46, 53, 55, 74, 75 Group of Seven 118, 120 H Hartung, Hans 209, 211 Hébert, Anne 117, 120 Hébert, Camille 69, 71 Heffel Fine Art Auction House 15, 16, 17, 54, 57, 59, 71, 195, 238 Heidegger, Martin 112, 114 Held, Al 164, 166 Hénault, Gilles 36, 38 Hendler Galleries, Philadelphia 37, 39, 48, 50 Hendler, Raymond 48, 50 Heraclitus 150, 152 Herbin, Auguste 209, 211 Hofmann, Hans 36, 38, 42


Index 233

Holgate, Edwin 99 Hopper, Edward 103, 104 Hubbard, Robert H. 81, 82 Hultberg, John 56, 59, 164, 166 Hunt, William H. 53, 55 J Jackson, Martha 53, 54, 56, 58, 81, 82, 92 Jaffe, Shirley 164, 166, 189, 192 Jaque, Louis, see Beaulieu, Louis-Jacques Jasmin, Judith 49, 50 K Kandinsky, Wassily 69, 70, 72 Karsh, Yousuf 217, 218 Kelly, Ellsworth 191, 194 Kennedy, Sybil 77, 78 Kent House 99, 100, 115, 116, 117, 118, 119 Klee, Paul 69, 72 Kline, Franz 78, 79, 88, 90, 94, 95, 179, 182, 197, 199 Kunsthalle de Berne 186, 188 Kupka, František 69, 72 L La Fête-Dieu à Québec 138, 140, 141 Laing, G. Blair 53, 54, 55, 73, 74, 75, 86, 87, 88, 220, 221 Laing Galleries, Toronto 53, 54, 74, 76, 89, 90, 195, 198 Lam, Wilfredo 201, 203 La Main à Plume 164, 165 Lasnier, Yves 69, 71 Lazare (The Raising of Lazarus) 138, 141 Le Devoir, Montreal 85, 86, 140, 143 Leduc, Fernand 21, 22, 23 Lefort, Agnès 49, 50, 66 Léger, Cardinal 103, 104, 145, 147 Léger, Fernand 164, 166 Lemieux, Jean Paul 99–155 Lemieux, Joseph-Flavien 99, 100, 118 Leningrad 109, 117, 120, 130, 132 Lescault, Catherine 85, 87 l’Espérance, Françoise 159, 161 Liberté, magazine 40, 42 Liberté, SS, ship 61, 63, 85, 86 Lichtenstein, Roy 213, 215 L’Île-Saint-Denis, France 209, 210, 211, 212 L’Isle-aux-Coudres 99, 101, 148, 150 Loeb, Pierre 173, 175 Lortie, Gérard 26, 28, 53, 54, 68, 71, 93, 94

M Magnelli, Alberto 209, 211 Manchester Institute of Contemporary Arts 81, 82 Manessier, Alfred 209, 211 Manet, Édouard 202, 203, 204, 213, 214 Manoir Montmorency, see Kent House Martha Jackson Gallery, New York 21, 23, 56, 57, 58, 59, 81, 82, 94 Mathieu, Georges 168, 169, 170, 171, 173, 175, 179, 182, 209, 211 Matisse, Henri 164, 166, 189, 192, 201, 203 Matisse, Marguerite 189, 192 Matisse, Pierre 175, 177, 201, 203 McCarthyism 36, 38 McPherson, Hugo 74, 76 Mendelsohn, Erich 179, 182 Metropolitan Museum of Art, New York 45, 46, 154, 155 Millet, Jean-François 149, 150, 151, 152 Miró, Joan 201, 203 Mitchell, Joan 159, 161, 164, 166, 174, 176, 180, 183, 189, 192, 197, 200, 209, 211 Molinari, Guido 45, 46 Mondrian, Piet 209, 211 Monet, Claude 159, 161, 164, 166, 180, 183, 189, 191, 192, 193, 197, 199, 202, 204, 209, 210, 211, 212, 214, 215 Montefeltro, Federico da 140, 143 Montreal Museum of Fine Arts 25, 40, 42, 69, 71, 94, 95, 99, 101, 112, 113 Montreal School of Fine Arts, see École des beaux-arts de Montréal More, Henry 57, 60 Morisset, Gérard 139, 141 Moscow 117, 118, 119, 120, 130, 132 Motherwell, Robert 41, 43 Mousseau, Jean-Paul 21, 22, 159, 161, 217, 219 Muhlstock, Louis 104, 105 Musée d’art contemporain, Montréal 56, 57, 59, 71, 74, 76, 192 Musée d’art moderne de la ville de Paris 117, 120 Musée de Leningrad, see Russian Museum in Leningrad Musée des beaux-arts de l’Ontario, see Art Gallery of Ontario, Toronto Musée des beaux-arts de Montréal, see Montreal Museum of Fine Arts


234 Borduas  |  Lemieux  |  Riopelle Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, see National Gallery of Canada, Ottawa Musée d’Orsay, Paris 69, 71, 202, 204 Musée du Québec, see Musée national des beaux-arts du Québec Musée National d’Art Moderne, Paris 192 Musée national des beaux-arts du Québec 69, 71, 100, 101, 103, 104, 105, 112, 113, 115, 116, 117, 118, 119, 130, 132, 139, 141, 142, 192 Museu de Arte Moderna, Rio de Janeiro 80, 82 Museu de Arte Moderna, São Paulo 80, 82 Museum London, Ontario 69 Museum of Leningrad, see Russian Museum in Leningrad Museum of Modern Art, New York 195, 198 N National Film Board of Canada 106, 107 National Gallery of Canada, Ottawa 25, 41, 42, 45, 46, 77, 78, 81, 82, 83, 85, 90, 100, 101, 112, 113, 116, 119, 122, 124, 125, 128, 140, 175, 177, 189, 192, 199 National Gallery of Prague 109, 110, 117, 120 National Gallery, Washington, DC 69, 71 Newcombe, William 81, 82 Newman, Barnett 86, 87 Newton, Sir Isaac 57, 60 Nietzsche, Friedrich 186, 187 Norway 118, 120 Nova Scotia College of Art and Design 29, 30, 81, 83, 85 O Office National du Film, see National Film Board of Canada O’Hara, Frank 41, 43 Oldenburg, Claes 191, 194 Ossorio, Alfonso A. 168, 170 Ostiguy, Jean-René 83, 85, 86 Overbeck, Franz 186, 187 P Pape Jean Paul II, see Pope John Paul II Passedoit, Georgette 42 Passedoit Gallery, New York 21, 23, 37, 38, 40, 41, 42, 43, 56, 58, 178, 182 Payant, René 81, 83, 169, 171 Péret, Benjamin 163, 165

Picasso, Pablo 159, 161, 164, 166, 180, 183, 189, 192, 209, 211, 213, 214 Pierre Matisse Gallery, New York 162, 178, 181, 182, 201, 203 Poliakoff, Serge 179, 182, 209, 211 Pollock, Jackson 21, 22, 23, 45, 46, 77, 79, 86, 87, 88, 90, 168, 169, 170, 171, 174, 176, 177, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 197, 199 Pope John Paul II 103, 104, 145, 147 Porbus, Frans 85, 87, 228, 229 Porter, Lawrence T. 195, 198 Poussin, Nicolas 85, 87, 228, 229 Prague 109, 110, 126, 128, 130, 132 Provincetown 36, 38, 40, 42, 74, 75 Q Queen of England, see Elizabeth II, Queen of England Quiet Revolution 15, 17, 108, 109, 145, 147 R Rainville, Paul 139, 141 Reeves, Hubert 174, 176 Refus global 21, 23, 29, 36, 38, 45, 47, 54, 55, 142, 147, 159, 162 Reine d’Angleterre, see Elizabeth II, Queen of England Reinhardt, Ad 202, 204 Révolution tranquille, see Quiet Revolution Riopelle, Jean-Paul 159–230 Riopelle, Sylvie 159, 181, 184 Riopelle, Yseult 159, 161, 169, 171, 181, 184 Robert, Guy 116, 119 Roberts Gallery, Toronto 89, 90 Rosenberg, Harold 93, 95, 180, 181, 183 Rosenstock, Samuel, see Tzara, Tristan Rothko, Mark 103, 104, 197, 200, 202, 204 Rousseau, Jean-Jacques 213, 215 Russia 117, 118, 120, 130, 132 Russian Museum in Leningrad 109, 110, 117, 120 S Saint-Hilaire, Québec 21, 22, 23, 30, 31, 33, 34, 36, 38, 49, 50, 53, 54 Saint-Martin, Fernande 69, 71 Saint Petersburg, see Leningrad Sartre, Jean-Paul 150, 152 Schneider, Pierre 164, 166, 189, 192 Schulze, Alfred Otto Wolfgang, see Wols


Index 235

Sforza, Battista 140, 143 Sisley, Alfred 209, 210, 211, 212 Smith, Kimber 164, 166, 189, 192 Soby, James Thrall 179, 182 Solomon, Deborah 169, 171 Solomon R. Guggenheim Museum, New York 160, 162, 178, 181, 182, 201, 203 Soulages, Pierre 94, 95, 169, 171, 179, 182, 202, 204 Soutine, Chaïm 113, 114 Soyer, Raphael 103, 104 Stern, Dr. Max 77, 78 Still, Clyfford 86, 87, 197, 200 Sullivan, Françoise 21, 22, 23 Surrealism 24, 26, 44, 46 Suzor-Coté, Marc-Aurèle de Foy 69, 71, 99, 100 Sweeney, James Johnson 178, 181, 182 T Tal-Coat, Pierre 179, 182 Tanguy, Yves 201, 203 Tapié, Michel de Ceyleran 169, 170, 210, 211 Tétreault, Michel 213, 214 Town, Harold 81, 82, 88, 90 Tzara, Tristan 164, 165, 166 U Ubac, Raoul 179, 182 V van Rijn, Rembrandt 202, 204 van Velde, Bram 189, 192 Varnedoe, John Kirk 195, 198 Velázquez, Diego 202, 204 Venice Biennale 80, 82 Viau, Guy and Jacques 30, 31, 48, 50 Vieira da Silva, Maria Helena 173, 175, 179, 182, 209, 211 Vinci, Leonardo da 201, 203 W Warhol, Andy 213, 215 Whistler, James McNeill 69, 71 Whitney Museum of American Art, New York 45, 46 Winnipeg Art Gallery 69 Wols 169, 170, 171, 179, 182 Wright, Frank Lloyd 178, 181

Y Yale University Art Gallery 149, 151 Z Zadkine, Ossip 164, 166 Zao, Wou-Ki 173, 175, 201, 203, 209, 211 Zouaves 139, 141


About the Author

Gabor Szilasi

François-Marc Gagnon, PhD, is the Founding Director and Distinguished Research Fellow of the Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art at Concordia University in Montreal. Gagnon is internationally recognized as an outstanding senior scholar in Canadian visual culture. He is a teacher, researcher, writer, and lecturer, and a tireless promoter of Canada’s visual heritage. A dynamic and inspiring teacher, he taught at the Université de Montréal for 35 years. He was also a lecturer in Concordia’s graduate art history program. He is a prolific researcher and has published a wide range of writings. Gagnon received the Governor General’s Award for his 1978 critical biography of Paul-Émile Borduas. In 1999, he received the Order of Canada for his contributions to Canadian culture. He was the recipient of the Prix Gérard-Morisset in 2010, and in 2012 he was awarded the Sir John A. Macdonald Prize for the best work of Canadian history for his book The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas. He recently received the medal of the Académie des lettres du Québec for his lifetime achievement. Among his many books are La Conversion par l’ image (1975), Paul-Émile Borduas: Ecrits/Writings 1942–1958 (1978), Paul-Émile Borduas (1988) for the Montreal Museum of Fine Arts, Chronique du mouvement automatiste québécois 1941–1954 (1998) and Paul-Émile Borduas: A Critical Biography (2013). Other numerous monograph studies span the history of Quebec art, including such publications as Premiers peintres de la Nouvelle-France (1976) to recent writings on Jean-Paul Riopelle. Gagnon also has written a substantial number of essays for exhibition catalogues and has curated a number of these exhibitions. In addition he has regularly contributed chapters to a lengthy list of books on Quebec visual culture. He has also been a regular contributor to The Journal of Canadian Art History / Annales de l’ histoire de l’art canadien and is a member of its editorial board. Many of his publications have received awards, and all of his writings take pride of place in the history of Canadian and Quebec art. In addition, Gagnon has been an honoured speaker at numerous scholarly conferences across Canada and also reached the wider community through his television series entitled Introduction à la peinture moderne au Québec for Canal Savoir. More recently he has presented a series of annual lectures on aspects of Canadian art at the Montreal Museum of Fine Arts in conjunction with the Jarislowsky Institute. He has served on various boards of museums and is frequently called upon as a consultant to art and academic institutions.


À propos de l’auteur François-Marc Gagnon, PhD, est le directeur fondateur et distingué professeur chercheur de l’Institut de Recherches en Art Canadien Gail et Stephen A. Jarisloswy à l’Université Concordia, à Montréal. Internationalement reconnu comme un chercheur émérite en culture visuelle canadienne, il est professeur, chercheur, écrivain, conférencier et infatigable promoteur de l’héritage visuel canadien. Professeur dynamique et stimulant, il a enseigné à l’Université de Montréal durant 35 ans. Il a aussi enseigné au sein du programme de maîtrise de l’Université Concordia. Il est un chercheur prolifique et a beaucoup publié. Sa biographie critique de Borduas publié en 1978 lui a valu le prix du Gouverneur général. En 1999, il recevait l’Ordre du Canada pour sa contribution à la culture canadienne. En 2010, il était le récipiendaire du Prix Gérard-Morisset, et en 2012, son livre The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas lui valait le Prix Sir-John-A-Macdonald pour le meilleur ouvrage en histoire canadienne publié cette année-là. Il a récemment reçu la médaille de l’Académie des lettres du Québec pour son œuvre d’une vie. Parmi ses nombreuses publications, citons La Conversion par l’ image (1975), PaulÉmile Borduas (1988), catalogue du Musée des beaux-arts de Montréal, Chronique du mouvement automatiste québécois 1941–1954 (1998) et Paul-Émile Borduas: A Critical Biography (2013). Ses autres monographies couvrent toute l’histoire de l’art au Québec, des Premiers peintres de Nouvelle-France (1976) à ses travaux récents sur Jean-Paul Riopelle. Gagnon est l’auteur d’un grand nombre de catalogues d’expositions et en a été le conservateur invité à plusieurs reprises. Il a publié des chapitres de livres collectifs sur la culture visuelle du Québec. Il a été aussi un collaborateur assidu au Journal of Canadian Art History / Annales de l’ histoire de l’art canadien et membre de son équipe de rédaction. Plusieurs de ses publications lui ont gagné des prix et lui ont assuré une place enviable dans l’histoire de l’art canadien et québécois. Signalons qu’il a souvent été l’invité d’honneur d’un grand nombre de conférences à travers le Canada et a rejoint un public plus large par une série de cours télévisés à Canal Savoir, sous le titre d’Introduction à la peinture moderne au Québec. Depuis il a présenté dans les deux langues une série de conférences annuelles au Musée des beaux-arts de Montréal, en lien avec l’Institut Jarislowsky. On le retrouve enfin sur les comités de divers musées et d’institutions d’enseignement où l’on fait appel à son savoir.


The preparation and printing of this limited edition book was funded by Heffel Fine Art Auction House and is free of charge and not for profit. It is intended for private distribution as an educational tool for fine art collectors and admirers. La préparation et l’ impression de ce livre en édition limitée ont été financées par Heffel Fine Art Auction House et est gratuite et à but non lucratif. Il est destiné à la distribution privée comme outil éducatif pour les collectionneurs et admirateurs d’art.

Colophon The typefaces used in this work are Adobe Garamond Pro for the text and Helvetica Light / Helvetica Bold for the headings.

Colophon La typographie dans ce travail utilise les polices Adobe Garamond Pro pour le texte et Helvetica Light / Helvetica Bold pour les en-têtes.



Director and Distinguished Research Fellow of the Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art at Concordia University in Montreal. Gabor Szilasi

He is internationally recognized as an outstanding senior scholar in Canadian visual culture. He is a teacher, researcher, writer, lecturer and broadcaster, and a tireless promoter of Canada’s visual heritage.

François-Marc Gagnon, PhD, est le directeur fondateur et distingué professeur chercheur de l’Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky à l’Université Concordia, à Montréal. Sa biographie critique du peintre Paul-Émile Borduas publiée en 1978 lui a valu le Prix du Gouverneur général. En 1999, il recevait l’Ordre du Canada pour sa contribution à la culture canadienne. En 2010, il était le récipiendaire du Prix Gérard-Morisset, et en 2012, son livre The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas, lui valait le Prix Sir-JohnA.-Macdonald pour le meilleur ouvrage en histoire canadienne publié cette année-là. Il a récemment reçu la Médaille de l’Académie des lettres du Québec pour l’ensemble de son oeuvre. Ses nombreuses publications, dont Premiers peintres de la NouvelleFrance (1976), Paul-Émile Borduas: A Critical Biography (2013) et ses travaux récents sur Jean-Paul Riopelle couvrent toute l’histoire de l’art québécois.

ISBN 978-1-927031-09-4

Borduas

Lemieux

Riopelle

Essays on Three Quebec Painters Essais sur trois peintres du Québec

François-Marc Gagnon

Heffel

Il est internationalement reconnu comme un chercheur remarquable en culture visuelle canadienne. Enseignant, chercheur, écrivain, conférencier et communicateur, il est un inlassable promoteur de l’héritage artistique canadien.

Borduas   |  Lemieux   |  Riopelle

His many books span the history of Quebec art, from Premiers peintres de la Nouvelle-France (1976) to Paul-Émile Borduas: A Critical Biography (2013), as well as recent writings on Jean-Paul Riopelle.

Essays on Three Quebec Painters / Essais sur trois peintres du Québec

Gagnon received the Governor General’s Award for his 1978 critical biography of PaulÉmile Borduas. In 1999, he received the Order of Canada for his contributions to Canadian culture. He was the recipient of the Prix GérardMorisset in 2010, and in 2012 he was awarded the Sir John A. Macdonald Prize for the best work of Canadian history for his book The Codex Canadensis and the Writings of Louis Nicolas. He recently received the medal of the Académie des lettres du Québec for his lifetime achievement.

François-Marc Gagnon

François-Marc Gagnon, PhD, is the Founding

Heffel


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