Fiction 20 supplément web

n°20 supplÊment en ligne

les mains

dans le cambouis, la tête dans les étoiles

L

Par Alex Nikolavitch

a science-fiction est une littérature des concepts. Nombreux sont les récits basés sur une idée-clef, une invention pas encore concrétisée dans le monde réel ou qui n’y a pas encore donné sa pleine mesure, comme le voyage spatial ou l’intelligence artificielle.

Parfois, l’histoire recourt aussi à des concepts parfaitement abstraits, comme l’univers parallèle. Et de fait, depuis qu’elle existe, la science-fiction s’est constituée toute une boîte à outils de motifs, de catégories, de principes et de vocables qui ne sont plus réellement remis en question.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière ces outils conceptuels ? D’où sortent-ils ? En a-t-on tiré toute la moelle ? Et surtout, ont-ils une existence concrète ? Le mutant et le robot de la réalité n’ont pas forcément grand-chose à voir avec ceux de la fiction, mais ça ne les empêche pas d’exister…

Alex Nikolavitch est le terroriste qui cache des messages subliminaux et des expériences de mémétique appliquée dans les traductions de vos illustrés préférés. Les messieurs en blanc ne vont pas tarder à le rattraper.

Gewll / 64 ans / retraité de la fonction publique / bidouilleur autodidacte // 1982 / collages papier puis / avec l’embellie de l’informatique / montages numériques à partir de photos empruntées / réalisés avec plus ou moins de bonheur // Tentatives ratées d’exprimer l’inexprimable // Rester discret sinon secret //

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«O

n n’est pas des robots », cri de guerre de tous les travailleurs exploités de notre monde. Qui feraient mieux de réviser leurs cours de langue tchèque, vu que précisément, si : le robot, c’est étymologiquement « celui qui travaille », et c’est pour ça que Karel Čapek a donné ce nom aux personnages artificiels d’une de ses pièces de théâtre, Rossumovi univerzální roboti, les Robots universels de Rossum, souvent abrégé en R.U.R. (qui n’est pas, comme son nom pourrait le donner à penser, un réseau de transport aussi universel que régional). Il ignorait alors qu’il léguerait un nouveau mot1 au lexique mondial.

Il est intéressant de noter que trois grands mythes très proches sont nés en Europe Centrale, ou sont liés de façon très forte à l’Europe Centrale : le Golem, le monstre de Frankenstein, et le Robot. Dans les trois cas, une créature artificielle qui se retourne contre son créateur. C’est ce qui se passe dans la pièce de Čapek, qui popularisera durablement l’image du robot méchant et ingrat.

Le robot se charge dès l’origine d’une symbolique prométhéenne. En créant une machine à son image, l’homme se fait le « singe de Dieu », pour reprendre l’expression médiévale. Il s’empare d’une prérogative de son créateur.

Peut-être d’ailleurs est-il dans sa nature d’homme créé à l’image de Dieu lui-même de se faire créateur à son tour ? Toujours est-il que cette usurpation est un péché dans son principe même. Péché d’orgueil renvoyant à la Tour de Babel, mais renvoyant aussi et surtout à l’acte de création lui-même : si Dieu s’est avéré incapable de contrôler ses propres créatures, de quel droit l’homme ferait-il mieux en gardant le contrôle de ses robots ? Que ce soit dans le mythe du Golem, dans l’histoire de Frankenstein ou dans la pièce consacrée aux bricolages de Rossum, cela se termine forcément mal. Cela ne peut que mal finir, et cela pose d’ailleurs un intéressant problème de philosophie : le libre arbitre ne peut-il engendrer que des conséquences désastreuses ? Les régimes autoritaires et totalitaires de toutes obédiences répondent par l’affirmative et ne visent qu’à le supprimer, dans le but avoué de faire des populations sous leur contrôle… des robots.

Alors, le robot, est-ce parce qu’il est doué de libre arbitre qu’il se retourne contre son créateur, ou est-ce justement par le fait d’un déterminisme symbolique ? Ses actes sont-ils l’effet d’une programmation ? Et les nôtres, alors ?

Voilà quelques unes des questions que pose la figure du robot. Questions auxquelles, d’ailleurs, cet article se gardera bien de répondre, vous renvoyant plutôt à 2 500 ans de philosophie, et 1 500 ans de plus de réflexion éthique sur le libre arbitre, dont il semble qu’elles n’ont jamais réussi à trancher définitivement ce nœud gordien-là.

1. Les Tchèques ont bien de la chance d’avoir laissé un mot pas trop péjoratif. Pour citer un exemple chez un de leurs voisins, le seul mot serbe qui soit passé dans la langue française, c’est « vampire ». Ça n’aide pas à se donner bonne réputation.

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ROBOT robot

Welcome to the machine

jouissaient les robots jusqu’alors. Et c’est leur interaction qui conduit le robot à la névrose et à la psychose, comme n’importe quel humain piégé par son inconscient.

Mais le grand avantage dramatique de ces lois, c’est qu’elles protègent l’humain qui est au contact de ses serviteurs mécaniques. Elles permettent d’évacuer les clichés du robot méchant et rebelle, et de s’orienter vers des récites nettement plus astucieux.

Le bon docteur Asimov n’est pas le seul auteur de son époque à se pencher sur les problèmes posés par des robots conçus pour le bien de l’homme. Dans « Les Bras croisés » (With Folded Hands…, 1947) et la version étendue aux dimensions d’un roman, Les Humanoïdes (The Humanoids, 1949), les robots sont asservis à une « Directive Première » qui est : « Servir, obéir et protéger l’homme de tout danger ». Appliquée à la lettre, cette instruction pétrie de bonnes intentions ne peut que produire des résultats désastreux.

Elle ôte à l’homme toute possibilité d’agir par lui-même et ne peut le conduire qu’à la révolte ou à l’anéantissement. Car sous le règne des machines bienveillantes, il ne peut que rester les bras croisés à attendre la mort. Son libre arbitre a été aboli. Pour le protéger, les machines ont été amenées à le couper de ce qui est considéré comme l’essence même de sa condition d’humain.

Dès lors, que protègent-elles exactement ?

Chez Philip K. Dick, dans les années 1960, l’androïde se fait métaphore de l’homme coupé de ses émotions, devenu rouage du système, devenu machine à force d’être un élément d’une machine sociale. Pour Dick, l’androïde, c’est l’image de la déshumanisation devenue psychose, et il rejoint en cela, d’une certaine façon, Hannah Arendt qui voit le mal comme l’atomisation mécanique de la responsabilité humaine : la tâche répétitive qui n’est

Mais en une époque un peu positiviste comme le xxe siècle, le robot ne pouvait rester éternellement cet antagoniste de principe. Il devenait intéressant de le renvoyer à son rôle d’outil pensant. C’est à cela que s’emploiera Isaac Asimov avec son cycle des robots positroniques1.

Mais un des clichés de toute l’œuvre d’Asimov, c’est justement le système bien huilé qui ne fonctionne pourtant pas comme il devrait, et la théorie brillante qui donne des résultats déviants. C’est le « Plan Seldon » qui échoue à prévoir l’action d’un individu anormal (dans le cycle de Fondation) et ce sont surtout ces robots qui interprètent au pied de la lettre les ordres qu’on leur donne, avec des conséquences catastrophiques (comme dans « Le Petit robot perdu », Little Lost Robot, 1947) ou qui se retrouvent pris au piège d’injonctions contradictoires (« Al 76 perd la boussole », Robot Al-76 Goes Astray, 1942).

Une des grandes avancées d’Asimov, ce sont les lois qui portent à présent son nom : les « Lois d’Asimov », ou « Trois lois de la robotique », dont la formulation définitive est surtout due à son rédacteur en chef de l’époque, John W. Campbell, on l’oublie trop souvent. Ces lois suppriment dans une large mesure le libre-arbitre dont 1. Il est intéressant de noter que le positron, ou positon (qu’Asimov a probablement choisi pour des raisons de sonorité), se comporte peu ou prou comme le banal électron, dont il est la contrepartie « positive ». Un cerveau positronique n’est donc qu’une variante du banal cerveau électronique (banal dans la sciencefiction de l’époque, en tout cas). La nuance tient au fait que le positron appartient à cette classe de particules qu’on appelle généralement « antimatière ». Chacun des robots d’Asimov est donc une bombe ambulante, mais cet aspect n’est hélas jamais traité dans son cycle.

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Pas de quoi rire Oui, de menace terrifiante, le robot a fini par être tellement banalisé qu’il est, à partir des années 1970, employé comme comic relief, c’est à dire comme élément rigolo permettant d’alléger le propos. C’est le tandem R2-D2/C3PO dans Star Wars, mais aussi Nono1 le petit robot mangeur de boulons d’Ulysse 31, ou l’irritant « bidibidi » de la série télévisée consacrée à Buck Rogers à partir de 1983. Il faut le Terminator de James Cameron pour opposer efficacement un 1. Une pensée émue pour le créateur graphique de Nono, disparu en début d’année et au nom prédestiné : le regretté René Borg.

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se syndiquer non plus.

Vers cette époque, le robot est en tout cas devenu tellement présent dans le quotidien et la vision collective du monde qu’il peut devenir prétexte à danser, avec le groupe allemand Kraftwerk, puis avec certaines figures du break dance.

pas mauvaise en soi, accomplie mécaniquement sans se poser de question, fait potentiellement de celui qui l’accomplit un rouage du mal, un rouage d’une machine à détruire, une machine lui-même. Les systèmes gigantesques abolissent à la fois le libre arbitre et l’empathie, et il devient en effet difficile de différencier l’homme de la machine qu’il a créée.

Mais Dick écrit à un moment où, dans le monde réel, l’industrialisation entre dans sa phase robotique. Certes, les robots qu’on commence à voir dans les usines ne sont pas très intelligents, tout juste bons à accomplir ces tâches répétitives qu’on confiait jadis à des ouvriers non qualifiés, avec l’avantage sur ces derniers qu’ils ne se syndiquent pas et ne risquent pas de se révolter. Le robot industriel qui soude un châssis à Detroit ou à Flins ne fait pas vraiment peur en lui-même, et les conséquences sociales de son arrivée seront limitées par le fait qu’on découvrira bien vite qu’un Chinois est capable de faire le même travail pour encore moins cher, et sans

Äkta Mäniskor1, font du robot une métaphore sociale. Dans Top 10 (Alan Moore, Zander Cannon et Gene Ha, Wildstorm Studios), bande dessinée policière se déroulant dans une ville où tout un chacun est nanti de pouvoir, ou bien mutant, ou extraterrestre, les robots sont une catégorie à part reléguée dans des ghettos à la criminalité galopante. Ils ont leur argot bien à eux, écoutent du rap, et sont victimes de contrôle au faciès de la part de flics qu’on n’ose qualifier de racistes. Le déguisement est clair, on est dans les ghettos noirs américains et, appliqué à des machines, le discours des racistes devient ridicule et hilarant, surtout quand un robot à l’aspect inspiré de Shogun Warrior est lui-même intégré dans la brigade.

Dans Äkta Mäniskor, série télévisée produite en Suède et diffusée chez nous par Arte, les androïdes sont intégrés à la vie quotidienne des humains à la manière des smartphones et tablettes. Et ils connaissent les mêmes détournements d’usage. Mais ils sont aussi en bute au racisme, fantasmes et autres préjugés. Et si jamais ils arrivaient à acquérir le même libre arbitre que l’homme, il faudrait commencer à les traiter comme des égaux, ce que la société qui les a produits n’est pas prête à accepter.

contre-modèle à l’envahissant robot rigolo, et symboliquement, il met le paquet : de forme humanoïde, le Terminator est une machine tueuse, que les circonstances amènent graduellement à se dépouiller de son masque. Petit à petit, le visage humain qui lui permettait de se mêler à ses cibles cède la place à un squelette métallique au regard rougeoyant, parodie terrifiante du squelette humain, et image d’une mort d’autant plus impitoyable qu’elle est totalement désincarnée.

Les choses s’apaisent avec la série Star Trek: the Next Generation, dans laquelle un des membres d’équipage est un androïde très avancé, Data. Si l’humour n’est pas absent dès qu’intervient Data, c’est un humour de situation. Data est fasciné par la richesse de l’expérience humaine, qui lui est partiellement inaccessible. Il est d’ailleurs symboliquement mis en face de la Bétazoïde Deanna Troy, qui elle n’est qu’empathie et émotion brute. Sa trajectoire dans la série s’apparente à une découverte graduelle mais chaotique de l’humain, chapelet de tentatives d’apprentissage sur le vieux principe essai/erreur.

La destruction de l’homme par ses robots peut avoir des raisons diverses. Les Cylons, dans Battlestar Galactica, semblent avoir un plan pour sauver l’humanité d’elle-même. Et ce plan implique semblet-il d’en massacrer la plus grande partie pour pousser les survivants à se dépasser et à trouver des solutions originales aux problèmes posés. C’est une superbe synthèse à laquelle se livre cette série : le robot homicide rencontre le robot protecteur, trop protecteur, des Humanoïdes, mais aussi l’androïde humain, trop humain, de Blade Runner ou de L’Oiseau d’Amérique (Mockingbird, Walter Tevis, 1980).

Les clickers dans Top 10, les Hu-bots dans

La guerre des cerveaux Dans la série japonaise Patlabor, déclinée en manga, série, OAV, longs métrages animés et bientôt film live, le terme labor per1. Oui, je sais, la télévision française a diffusé cette excellente série sous le titre Real Humans.

Mais je trouve ridicule cette manie snobinarde qu’ont nos producteurs et éditeurs de traduire sous nos latitudes des titres en suédois, japonais ou russe par des titres… anglais !

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sophistication qui la voit apparaître ?

Et quel volume de circuits cette complexité représente-t-elle, initialement.

A-t-elle besoin d’une forme au moins vaguement humanoïde (en considérant qu’avec sa tête et ses jambes, R2-D2 est « vaguement humanoïde ») ?

En d’autres termes, peut-on voir HAL 9000 comme un robot aux dimensions d’un vaisseau ? En tout cas, dans 2001, l’Odyssée de l’espace, il se retourne contre les hommes conformément aux origines du mythe, dans le cadre d’une dialectique purement prométhéenne de tension de l’homme vers la divinité. La boucle est bouclée.

On n’a pas encore épuisé le thème du robot. Mais c’est normal : le robot est, par nature, infatigable.

Boîte à outils Un film à voir : Planète hurlante (Screamers, Christian Duguay, 1995), avec Peter Weller. Les robots tueurs à usage militaire se sont retournés contre tout le monde. Pire encore, ils commencent à prendre forme humaine pour pouvoir infiltrer les rangs des soldats qui les combattent.

Un livre à lire : Face aux feux du Soleil (The Naked Sun, Isaac Asimov, 1957), parce qu’il permet de donner un sens inédit à l’expression judiciaire « accessory to murder ».

Une bande dessinée à regarder : Ian, de Fabien Vehlman et Ralph Meyer. Parce que le sujet de la programmation et du libre arbitre est inépuisable.

Un disque à écouter : El Baile Aleman, par Señor Coconut Y su Conjunto, parce que « We Are the Robots » en cha-cha-cha, ça fait des trucs bizarres dans les oreilles.

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met de garder le sens de robota, en revenant au Latin plutôt qu’au Tchèque.

L’idée est de se débarrasser d’un terme chargé de toutes les connotations vues ci-dessus, pour en revenir à l’essentiel : une machine faite pour travailler, à l’intelligence artificielle d’ailleurs réduite, sans conscience d’elle-même. Mais le contexte japonais, dans lequel le rapport aux objets n’est pas tout à la fait le même, permet de leur donner un petit quelque chose en plus. Il ne suffit pas de grand-chose pour que la machine s’anime, au sens le plus fort du terme.

Et cette absence de conscience pose en creux le problème de l’intelligence artificielle. Comment donne-t-on une « âme » à un robot ? Est-elle une propriété émergente de la complexité croissante des systèmes ? Y a-t-il un seuil de

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dans le cambouis, la tête dans les étoiles

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Par Alex Nikolavitch

a science-fiction est une littérature des concepts. Nombreux sont les récits basés sur une idée-clef, une invention pas encore concrétisée dans le monde réel ou qui n’y a pas encore donné sa pleine mesure, comme le voyage spatial ou l’intelligence artificielle.

Parfois, l’histoire recourt aussi à des concepts parfaitement abstraits, comme l’univers parallèle. Et de fait, depuis qu’elle existe, la science-fiction s’est constituée toute une boîte à outils de motifs, de catégories, de principes et de vocables qui ne sont plus réellement remis en question.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière ces outils conceptuels ? D’où sortent-ils ? En a-t-on tiré toute la moelle ? Et surtout, ont-ils une existence concrète ? Le mutant et le robot de la réalité n’ont pas forcément grand-chose à voir avec ceux de la fiction, mais ça ne les empêche pas d’exister…

Alex Nikolavitch est un personnage fictif créé par un collectif de schizophrènes se partageant la même carcasse. Ce n’est pas parce que vous croyez l’avoir rencontré qu’il a une existence réelle.

Gewll / 64 ans / retraité de la fonction publique / bidouilleur autodidacte // 1982 / collages papier puis / avec l’embellie de l’informatique / montages numériques à partir de photos empruntées / réalisés avec plus ou moins de bonheur // Tentatives ratées d’exprimer l’inexprimable // Rester discret sinon secret //

INTELLIGENCE artificielle

«J’

ai peur, Dave » lâchait au bout du compte le superordinateur Hal 9000 au moment où l’astronaute David Bowman le lobotomisait sans pitié aucune (désolé de vous avoir spoilé la fin du film au passage). Ce cri pathétique est autant destiné à son bourreau qu’au spectateur : il s’agit de faire comprendre que malgré sa froideur, malgré sa logique, malgré ses crimes, Hal n’est pas si différent de nous, que s’il présente une différence de nature matérielle, d’un point de vue spirituel, les choses sont beaucoup moins tranchées.

Il peut sembler redondant de se livrer dans ces colonnes à une petite réflexion sur l’intelligence artificielle si peu de temps après avoir y évoqué le robot, tant les deux problématiques sont liées.

Mais dans le cas du robot, quand on met en scène ce genre d’être mécanique, on considère le problème de l’intelligence artificielle comme résolu d’emblée. Le robot parle, interagit, résout des problèmes et en pose d’autres, mais il est considéré comme un interlocuteur par ceux qui le côtoient. Tout au plus se pose-t-on des problèmes essentiellement métaphysiques sur son libre arbitre et son âme, sur un mode essentiellement binaire (oui/non) assez raccord après tout avec les modes de fonctionnement de ses microprocesseurs.

Le traitement de l’intelligence artificielle en tant que telle est tout autre. Il est généralement basé sur la notion de seuil. À partir de quand l’ordinateur atteint-il le stade d’intelligence ? À partir

de quand se dote-t-il d’une apparence d’âme ? C’est presque le même problème que celui posé par le robot, certes, mais s’y adjoint un critère de temporalité : on subodore un genre de masse critique de circuits, de connexions ou d’informations qui permet une sorte de saut quantique vers une nature transcendante de la machine. On a même trouvé un mot pour ça, la Singularité.

Et comme toujours, le problème est probablement mal posé, ou dans des termes trompeurs.

Tout est une question de définitions.

D’où un premier petit sujet de philo : avant de parler d’intelligence artificielle, ne devrait-on pas essayer de définir l’intelligence tout court ?

Intel inside Si l’on prend la définition la plus scolaire de l’intelligence, celle qui vous a probablement été assénée à l’école par les forts en maths, alors c’est simple, l’intelligence artificielle existe déjà depuis Eniac, et même auparavant par Z3 et Colossus. Si le plus intelligent, c’est celui qui arrive à manipuler des notions mathématiques complexes, alors l’ordinateur est déjà très intelligent1.

Il faut probablement donc affiner la définition et les applications du concept.

L’intelligence artificielle se manifeste 1. Et l’on note que pour nos petits Eniacs de cour de récré, le summum de l’intelligence, c’est d’entrer à l’ENA. Il y a peut-être un lien, et on voit le résultat d’ailleurs.

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déjà dans certaines formes de data mining, qui consistent à faire ingurgiter à la machine des quantités énormes de données pour faire émerger patterns et des corrélations (en prenant bien garde à ne pas confondre corrélations et causalités, bien entendu). Cette capacité à trouver des liens entre les faits, c’est étymologiquement la nature de l’intelligence1.

Là encore, l’intelligence artificielle est à nos portes. Mais force est de constater que même un ordinateur de bureau capable de se livrer à des simulations complexes et de répondre à des requêtes formulées à haute voix dans une syntaxe à peu près humaine est très éloigné de HAL 9000 et consort.

Le problème n’est pas en soi l’intelligence, quoi que l’intelligence froide de Hal, son petit côté Hannibal Lecter dans sa cage (et on se prend à cauchemarder d’un HANNIBAL 9000 qui dévorerait ses petits camarades I.A. en les mettant en réseau, un peu à la Matrix) ne fasse pas de doute.

Non, ce que l’on recherche, en fait, c’est la conscience artificielle, et force est de constater que ce n’est pas du tout le même bestiau.

Parce que quand on pense à « intelligence artificielle », ce qu’on vise, c’est précisément ce petit supplément d’âme qui permet à Hal d’avoir « peur, Dave ».

Et ce que Dave déconnecte, ce n’est pas l’intelligence de la machine, dont il continue d’avoir besoin pour assurer la bonne marche du vaisseau, mais ses fonctions dites « supérieures », ramenant graduelle-

Un embryon de réponse vient de l’éthologie. Avec un accent et sans « n ». L’éthologie, c’est un peu comme l’ethnologie, c’est une étude des comportements. Sauf qu’au lieu de s’appliquer à l’homme, elle s’applique aux animaux2. Depuis longtemps, l’étude de nos amies les bêtes a mis de l’eau dans son vin à propos de tout plein de notions comme « le pur instinct inné » et autres. Elle s’est mise en tête de repérer et quantifier le degré de conscience de cer-

1. Le mot tel qu’on le connait est construit sur la même racine signifiant « lien », qu’on retrouve aussi dans « religion », d’ailleurs, ce qui ne nous renseigne pas tant sur la nature de la religion en elle-même que sur la façon dont la pratiquaient et la concevaient les anciens Romains, mais cela nous éloigne de notre sujet. Ou pas tant que ça, mais je vous laisse vous débrouiller avec Frank Herbert.

2. Mais des éthologues ont appliqué à l’homme, vu comme animal social, le résultat de leurs recherches, et c’est aussi enrichissant qu’amusant. Disons que malgré toutes ses prétentions de supériorité, Homo sapiens sapiens ne s’est pas toujours complètement éloigné de ses ancêtres simiesques qui se balançaient du caca à la figure pour régler leurs conflits. Seule la nature du caca diffère.

ment son adversaire à un niveau enfantin, puis infantile, puis purement mécanique. Éternelle distinction entre l’âme et l’esprit posée par bien des systèmes de croyances, mais qui reste toujours un peu délicate à manier et à trancher ? Où se place le curseur, en définitive ?

Ce qui nous pose un deuxième, et très croustillant, problème de définition. Parce que si l’intelligence est déjà difficile à quantifier et à définir, la conscience, c’est encore plus compliqué.

L’autoréflexivité en est une condition, mais sans doute pas suffisante : n’importe quel ordinateur moderne dispose d’outils d’autodiagnostic, et ça n’en fait pas une machine dotée d’une conscience de soi.

Si l’on en revient encore à l’étymologie, la « con-science » implique une mise en relation, une rétroaction avec le soi, avec ce qui l’entoure, avec l’autre.

Poulpe fiction

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Chez le poulpe, par contre, la présence de tentacules permet d’agir sur l’environnement et de le modifier, ainsi que de résoudre par l’intelligence des problèmes complexes (comment attraper une langoustine dans un bocal fermé, par exemple – ça n’a l’air de rien, mais c’est quand même assez compliqué, et ils y arrivent).

Chez nos ancêtres préhumains, on a déterminé que chaque amélioration dans la façon de s’alimenter en protéines générait une amélioration du fonctionnement du cerveau et une augmentation de sa masse, qui en retour permettait d’optimiser à nouveau l’alimentation.

Mais le critère déterminant, ce n’est pas la conformité ou pas à des conditions préalables. Les éthologues ont mis au point un test tout simple permettant de repérer chez un être la complexité du premier niveau de conscience, la conscience autoréflexive, la conscience de soi-même : le test de la tache. Il ne demande, en plus du sujet à étudier, qu’un miroir et un colorant bien visible. On présente le sujet au miroir et on le lui laisse apprivoiser. Au mieux, un sujet « non conscient » saura y reconnaître un congénère, et pourra se lancer dans une parade d’intimidation, le voyant comme un rival. Un sujet conscient dépassera très vite ce stade et s’apercevra que l’image répond à ses actions, que l’image, c’est lui-même. Et pour être sûr que l’examinateur ne projette pas son propre anthropomorphisme sur son sujet, c’est là qu’intervient la tache. Pendant un moment d’inconscience de l’animal (sommeil ou narcose provoquée), on lui applique sur le front le colorant, de façon bien visible, d’une couleur qui soit bien en anomalie.

Une fois présenté au miroir, s’il a le geste de tenter de l’effacer (ou s’il réagit à l’anomalie : les dauphins sont positifs à ce test, mais n’ont pas d’organe préhensile leur permettant d’agir sur la tache, de la gratter

1. J’appelle à la barre Monsieur Douglas Adams, de Cambridge, qui avait une théorie très élaborée sur le sujet.

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taines espèces, et de définir ses conditions d’émergence et de maintien (le fameux seuil évoqué plus haut).

Quatre conditions ont été repérées : L’adaptation à un milieu, parce qu’une espèce mal adaptée aura des difficultés à y survivre, et que toutes ses ressources seront alors concentrées sur la survie et elle seule.

Un organe préhensile permettant une interaction fine avec ce même environnement, et une action sur lui, pour générer des mécanismes complexes de rétroaction.

Un gros cerveau, au moins comparativement à la taille du bestiau, parce qu’il faut avoir de la ressource « processeur » en trop qui n’est pas monopolisée par la mécanique du corps.

Et en dernier lieu un langage permettant la communication entre membres de l’espèce considérée. Et là, il s’avère que le cas est beaucoup plus commun qu’on ne le croit. Les chimpanzés disposent d’un code tambouriné sur des troncs permettant de faire passer à distance un certain nombre d’informations précises, et même de les combiner entre elles (prédateur-en approche-en haut, prédateur-pas loin-en bas, etc.) et les cétacés communiquent à grande distance des notions qui nous demeurent obscures1, mais avec des accents et des dialectes locaux.

Ce qui est très intéressant avec ce système de critères, c’est que du coup, le poulpe est sans doute plus haut sur l’échelle que gentil dauphin (qui n’y suis pour rien). En effet, malgré son cerveau développé et son langage très complexe, la capacité d’interaction de ces charmants bestiaux est très limitée. La conscience a clairement émergé chez eux, mais risque fort de se heurter à un mur.

ou de la frotter), c’est bien qu’il y a reconnaissance et constitution de l’image de soi.

C’est par la comparaison des êtres positifs à ce test que nous pourrons peut-être avancer dans la définition et la compréhension de ces phénomènes cruciaux1 : la conscience et la pensée. C’est en les comprenant qu’on parviendra à les modéliser, puis à les simuler, puis à les reconstruire.

En apparence, tout ceci nous a quand même pas mal éloignés de notre sujet initial.

De fait, appliquer ces concepts à des machines demande de grosses adaptations : si la notion d’organe préhensile et de langage peuvent s’appliquer directement à un gros ordinateur, et que le problème du cerveau se pose dans d’autres termes, quid de l’adaptation au milieu, qui implique une relation suivie avec ce milieu ? Et comment réaliser le test de la tache ou lui trouver un équivalent ? Quels seront nos rapports avec ces intelligences forcément différentes, mais qui nous tendront néanmoins un miroir éclairant notre propre psyché ?

induit un biais très important : le résultat dépend au moins autant de la subjectivité du testeur que de la capacité du testé à reproduire un comportement humain.

Pire encore, et Philip K. Dick avait très bien posé le problème en son temps, une simulation du comportement humain peut s’avérer manipulatrice par essence, et s’adresser à l’empathie de l’humain pour la tromper, comme dans Seconde Variété (1953). Et il indiquait que, pire encore, le risque de « faux négatif » est important : le test Voight-Kampf de Blade Runner (Do Androids Dream of Electric Sheep, 1966) est-il réellement capable de différencier un répliquant inhumain d’un simple sociopathe déconnecté de ses semblables ?

Ces dernières années, on s’est même retrouvés avec des résultats positifs face à des logiciels de conversation, fonctionnant grâce à un moteur statistique déterminant quelles phrases semblent acceptables dans tel ou tel contexte sémantique en analysant les réponses faites par les utilisateurs humains précédents. Dans un tel cas, l’intelligence n’est pas dans la machine, mais dans la qualité de l’algorithme. Et se pose alors la question : quelle est la part de l’intelligence dans la conversation courante de nos semblables2 ?

Que dire aussi d’une machine du calibre de Shalmaneser, l’entité chargée de dépouiller les masses insensées de données produites par le monde surpeuplé de Tous à Zanzibar (Stand on Zanzibar, John Brunner, 1968) ? Shalmaneser ne prétend aucunement émuler le fonctionnement de l’humain, mais s’avère peut-être aussi manipulateur que ses opérateurs dans un rapport de rétroaction infiniment subtil.

Miroir de l’esprit Le test dit de Turing est censé offrir une alternative à celui de la tache. Il consiste en une discussion entre un humain et le sujet d’expérience. Si, après un temps suffisamment long, l’humain a l’impression d’être face à un autre humain, ou plus précisément à une « personne », alors le test est considéré comme positif. Mais ce test 1. Et pas que dans le domaine des ordinateurs : il est aussi à la clé des recherches de vie extraterrestre. Trouver des lombrics ou des paramécies de l’espace sera un exploit scientifique et fera avancer la connaissance, mais le cœur de ce que l’on cherche là-haut, ce sont bien des frères d’outre-espace, des civilisations capables de nous répondre.

2. L’utilisation du téléphone portable dans les transports publics et la télé-réalité nous donnent déjà un début de piste pour répondre à cette dernière question.

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fonctionnant approximativement comme ceux des espèces animales, dont la nôtre.

On sait assembler des machines permettant une énorme capacité de calcul et de traitement. Le problème n’est pas purement technique, il est conceptuel.

On l’a dit et l’on y reviendra toujours : c’est un problème de définitions…

Boîteà outils Un film à voir : A.I., de Steven Spielberg qui, malgré son titre, ne pose pas du tout le problème de l’intelligence artificielle, mais seulement celui du robot. C’est ça, la magie d’Hollywood.

Un livre à lire : Destination vide, de Frank Herbert (et éventuellement ses suites coécrites avec Bill Ransom). Le problème de la conscience artificielle y est directement posé et décortiqué, avec des conséquences étranges et métaphysiques.

Un disque à écouter : Les chants des baleines, parce qu’en s’y mettant tous, peut-être qu’on parviendra à les décrypter un jour !

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L es mains da ns le ca mb o ui s, l a tête dans l es étoi l es

Émulation de l’esprit humain, ou entité autre, ne s’abaissant à nous ressembler que pour communiquer avec nous, à quoi ressemblera l’intelligence artificielle, si toutefois nous arrivons à la produire ?

Ce sont toutes ces questions qui constituent en fait les murs auxquels se heurte la recherche dans ce domaine. On sait fabriquer ou simuler des réseaux neuronaux

I

« nclassables », « transfictions », « OLNI », « iconoclastes », « atypiques » : certaines œuvres défient toute classification et peinent à imposer leur singularité/bizarrerie à un public trop habitué à une regrettable division entre littérature générale et littérature populaire.

Passerelles, ces livres se jouent des codes et des formes littéraires, empruntant, sans distinction, leurs richesses à la « blanche » autant qu’aux « mauvais genres ».

Ils titillent nos habitudes de lecteur inhibé par les sacro-saintes cases dans lesquelles a été enfermée la fiction ; ils proposent, à travers leurs bifurcations, de troublantes et rafraîchissantes expériences de lecture.

La rubrique proposera, par l’exploration de thématiques (le labyrinthe, le temps métamorphosé, la re/é- création de l’espace littéraire, l’éclatement des mythes…), un panorama de ces œuvres, et tissera, au fil des ans, une vision plurielle d’une lecture passerelle, hors des cases.

Par Julie Proust Tanguy

Julie Proust Tanguy est professeur de lettres classiques, pirate et vénitienne de cœur. Quand elle n’écrit pas des essais pour les Moutons électriques (Pirates ! et Sorcières !), elle anime le site De Litteris (http://www. delitteris.com/), et collectionne les OLNI, les artefacts de lion et les dés de jeu de rôle.

C’

est une curieuse spécificité de notre paysage éditorial, de notre enseignement de la littérature et de sa critique : les genres y sont tronçonnés, répartis entre éditeurs spécifiques, créant des poches de lecteurs qui hésitent parfois à naviguer d’une étagère à l’autre de leur librairie.

Pour l’amoureux de la fantasy, un seul salut : celui de se réfugier chez ses éditeurs de prédilection, sans se rendre compte que les mythes, qui nourrissent les chimères urbaines et autres paysages épiques chers à son cœur, sont aussi explorés par des auteurs de littérature dite générale. Le lecteur de prose « blanche » – cette dénomination clin d’œil aux célèbres couvertures de la NRF – qui serait également épris de merveilleux et de matière de Bretagne, pourrait, quant à lui, trouver son bonheur dans des écrits médiévaux fantastiques popularisés, ces dernières années, par des adaptations cinématographiques : il ne s’aventure hélas que rarement du côté de la littérature dite de « mauvais genre ».

Il existe pourtant de fascinantes passerelles entre ces univers réputés irréconciliables, des livres qui auraient pu être publiés chez un éditeur-Némésis.

des Terres du Milieu, livrée dans sa version bilangue : français-wardwesân.

L’univers de Ward (deux volumes à ce jour, couvrant les ier, iie et iiie siècles de ce monde) trouve ses racines dans une expérience philologique : sensible à la disparition des langues et à l’érosion de leur diversité, Frédéric Werst a décidé de bâtir une uglossie, une utopie linguistique, qui l’inscrit dans la lignée des explorations sémiotiques d’un Tolkien ou des inventions des dialectes Dothraki et Valyrian utilisés dans la série Game of Thrones, à ceci près que sa langue imaginaire ne saupoudre pas ponctuellement le texte, mais en est le corps intégral. Werst écrit d’abord en wardwesân pour mofidier sa vision du monde, puis traduit en français.

Son idiome fictif emprunte ses sonorités et ses structures à un mélange d’arabe et de langues orientales, mâtiné de quelques relents de grec et de créations purement musicales. L’alphabet y diffère légèrement du nôtre, la grammaire y est souple, le pluriel complexe, et le vocabulaire étonnamment développé – dix mille mots à ce jour – permet d’exprimer des nuances émotionnelles subtiles que le français ne maîtrise pas.

Conscient qu’une langue sans support est vouée à mourir, Werst l’a agrémentée d’un univers précis, doté d’une histoire d’exodes et de successions obscures, d’un panthéon archaïque, de questions scientifiques, religieuses, politiques et littéraires. Tout commence, comme souvent dans une saga de fantasy, par une carte : celle-ci a pour but de localiser les

Frédéric Werst est un nouveau Tolkien : il est toutefois publié dans la prestigieuse collection « Fictions & Cie » du Seuil. Sous une couverture blanche on ne peut plus sérieuse se cache une création littéraire apte à ravir l’adepte

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UNEauxFANTASY interstices

chimères et de matérialiser le lieu dans lequel se déploiera cet imaginaire régi par cinq points cardinaux. S’ensuit une série de textes fondateurs permettant, comme a pu le faire Le Silmarillion, d’élaborer une cosmogonie, une histoire immémoriale, où poètes, conteurs, prosateurs, philosophes et autres géographes rêvent l’aube d’une civilisation et spéculent son développement.

Werst nous livre au final une véritable anthologie wardwesâne, doublée de commentaires subversifs, qui se lit comme une enquête, celle qui scrute la naissance d’une méta-littérature où la langue n’est plus « une simple technologie vouée à la communication », mais une « production de monde », et où la création littéraire interroge ses tendances à l’imitation et son rapport antagoniste au réel. C’est sans doute, outre la formation classique de

l’auteur (un professeur de lettres amoureux de langues antiques, qui n’aurait pas lu Le Seigneur des Anneaux et avoue peu d’intérêt pour la fantasy), la principale raison qui explique que ce livre fut publié par un éditeur généraliste : il ne cherche, pour toute aventure épique, qu’à reconquérir une littérature vouée à « donner texture à la parole », à « donner une vision du monde », à « inventer “une” littérature dans l’espoir que la littérature ait lieu »… et non pas à explorer un passé mythique où valsent les archétypes et les péripéties.

D’autres auteurs s’adonnent à la mythopoétique avec une sensibilité et une grâce qui pourrait ravir les amoureux de Neil Gaiman ou Terri Windling. Claude Louis-Combet réécrit ainsi des figures féminines immémoriales pour dire, à tra-

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comme puissance tellurique qui est célébrée. En nous donnant à lire la naissance d’un corps féminin et l’immanence de sa beauté, Claude Louis-Combet chante l’éclosion d’une puissance d’adoration et de désir : « le rythme est né de la suprême émotion d’être femme et d’être au monde ».

S’éloignant de ces évocations sensibles, Mala Lucina, la maléfique accoucheuse, lui permet de renouer avec l’archétype de la Femme-Danger. Oscillant entre puissance de vie et de mort, Lucine façonne les humains, leurs folies et leurs difformités ; puissance créatrice et destructrice, elle dit toute l’ambivalence des mythes féminins à travers les siècles : « Je ne suis pas un fléau, songe Lucine. Je ne tue que ceux que j’aime – et pour les protéger. Je n’accouche des monstres que pour me distraire – comme d’autres écrivent des livres. Et je ne produis des fous qu’afin de connaître la vérité ». Si, délaissant ces figures de la

vers elles, la part sauvage de l’être, ses angoisses, ses fantasmes. Ses écrits prennent la forme d’une célébration sensuelle, tellurique, inquiétante, qui conte la femme dans sa sensibilité, sa sexualité, sa sainteté et ses maléfices. À travers Gorgô, il chante la fascination-répulsion pour le sexe de la femme, béance insatiable de vie et de mort, tabou qui serpente ses mystères à travers les siècles. Interrogeant la figure hybride de Méduse, ce « ramassis de haine et d’amour », il dit la férocité du désir féminin et sa réception, scrute les limites entre animalité et humanité, et rappelle les diverses nuances du mythe (Gorgô, comme force de destruction paralysante, mais aussi comme force de vie donnant naissance à Pégase). En redessinant les contours de sa rencontre avec Persée, il offre aussi au monstre-femme une réinterprétation en forme d’expiation surprenante. Avec Terpsichore, muse de la danse, c’est la femme

Mais qu’en est-il des éditeurs spécialisés ?

N’ont-ils pas, eux aussi, dans leurs catalogues, des perles qui auraient pu prétendre à une couverture plus pâle et être reconnues, par des critiques « généralistes », comme des œuvres littéraires de première importance ?

La collection « Interstices » de Calmann-Levy – au nom prédestiné ! – comporte de tels trésors : parmi eux, nous distinguerons La Cité des saints et des fous, de Jeff Vandermeer. Laissez-vous surprendre par les sortilèges d’Ambregris et ses détours labyrinthiques, au fil d’un livre qui est à la fois un guide de voyage, un essai historique et un recueil de légendes. Il y a une volonté similaire à celle de Ward dans cet opus, mais sans l’aspiration linguistique : celle de créer une anthologie, plutôt qu’un récit linéaire, un art de la fragmentation pour suggérer la réalité d’un univers. La ville d’Ambregris est le véritable personnage principal de ces éclats où le réel et la fiction se défient – le quatrième texte est ainsi une curieuse nouvelle où un écrivain dit avoir inventé Ambregis et se retrouve interné, pour avoir osé questionner la vraie nature de la cité. Hanté par les ombres de Borges, Lovecraft, Kafka et Joyce, le livre brasse monographie autour du Calmar royal, lettres, notes, fascicule touristique, bibliographie critique, traité philosophique et autres nouvelles, pour mieux laisser émerger, au fil de ce puzzle aux descriptions aussi drôles qu’effrayantes, la psychogéographie d’une ville tentaculaire. Construction littéraire impressionnante, La Cité des saints et des fous peut ravir les amoureux de réalisme magique, les adeptes de romans polyphoniques ou ceux qui collectionnent les ouvrages de la défunte collection Bibliothèque de Babel aux éditions du Panama : bref, des curieux qui sauront trouver, sous la couverture graphiquement sobre, de singulières

mythologie antique, Claude Louis-Combet se tourne vers la matière de Bretagne, c’est pour mieux livrer une Mélusine en demi-teintes philosophiques et psychologiques, déchirée par l’antagonisme qui fait d’elle une fée nourricière et destructrice.

On peut retrouver des échos anglo-saxons à cette vision psycho-poétique de la féminité dans le recueil La Compagnie des loups d’Angela Carter : qu’elle revisite Le Chat botté, Barbe-Bleue, Le Petit Chaperon rouge ou Blanche-Neige, Carter sait délivrer une interprétation gothique, féministe, érotique, moderne et délicieuse des archétypes créés par les contes de fées.

Dans Adieu à ce qui vient, Pierre Cendors revisite le mythe d’Amour et Psyché dans une Venise théâtrale que n’auraient pas renié Charlotte Bousquet et son Archipel des Numinées : arrivé à Venise, une nuit sans lune, Innocenzo, dit Inno, espère trouver, dans les vapeurs perpétuelles des fêtes sérénissimes, l’Unique, l’amante jusque-là invisible qui saura répondre à ses chimères. Il se heurtera, dans sa quête, à la figure-Némésis de l’astronome Ricorni, et croisera les silhouettes superbes de la courtisane Fulvia, au nom jaune fauve terni par sa profession de courtisane, et Auria, l’oiseau-lyre à la voix d’or pur. Qui sera, de cet Amour(eux), la Psyché ? Dans cette ville, « sphinx d’eau » où les rêves respirent, qui saura faire revivre le (s) mythe(s) ? Pierre Cendors nous narre la célébration d’un insaisissable songe amoureux et donne vie à un conte qui, à l’image de Venise, laisse « l’impression d’un sortilège embrouillé et magnifique ».

Ces auteurs – sans doute par fidélité à leurs éditeurs respectifs ou à l’image littéraire qu’ils s’étaient forgée – n’ont pas connu la joie d’une édition sous une couverture délicate d’Amandine Labarre, mais l’on peut imaginer que ces mythopoétiques séduiraient le cœur d’amateurs de Tanith Lee.

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Saga oubliée ou fiction tragique à l’universalité étonnante ? Le lecteur hésite sans cesse, trahi dans ses raisonnements par l’objet-livre lui-même : dessins aux allures de gravures hindoues surannées, papier fort élégant, couverture au graphisme dépouillé que son inconscient associerait plus volontiers à l’édition scientifique d’un classique oublié… Tout est fait pour démultiplier le réalisme de cette création épique et donner au lecteur l’impression qu’il a déniché une mythologie négligée dans le patrimoine mondial.

belles-lettres aux accents « fantasystes ».

La collection « Ourobores » de Mnémos propose, elle aussi, des textes ayant « pour vocation la description de lieux imaginaires tels que villes, contrées, mondes ou cosmos au moyen de textes mythologiques, descriptions scientifiques, encyclopédies, témoignages, récits, nouvelles, bestiaires, portraits de personnages, fac-similés, cartes, illustrations ou tous autres documents et représentations appropriées ». Autrement dit, des livres interstitiels, des créations littéraires originales permettant de donner ses lettres de noblesse littéraire à la fantasy, encore trop souvent réduite au saint quatuor elfe-nain-mage-guerrier dans l’esprit de ceux qui ne la connaissent pas. Si la fantasy tire ses racines dans des œuvres comme L’Odyssée, La Reine des fées, Don Quichotte ou Beowulf, pourquoi ne pas jouer à recréer, à son tour, de nouvelles mythologies, inventer des archétypes inédits, des terres d’aventures épiques qui interrogeraient métaphoriquement notre univers ? Pourquoi ne pas prétendre à l’écriture précieuse des textes fondateurs et enfanter un nouveau Silmarillion ?

Ainsi, Régis Antoine Jaulin, dans son Dit de Sargas, nous conte-t-il les « mythes et légendes des Mille-Plateaux » : s’inspirant tant de la Bible que des contes philosophiques de Voltaire, des Mille et une nuit que du Mahabharatha, il nous dévoile la genèse d’une civilisation et d’un panthéon, une guerre titanesque entre hommes et dieux, les débuts tâtonnants de l’histoire des hommes après la disparition des divinités, le basculement progressif du temps des légendes au temps historique. Cette genèse et cette apocalypse sont sublimées par une écriture archaïque, porteuse du poids poussiéreux d’un passé dont on ne sait s’il « fut inventé de toutes pièces par quelques aèdes des temps anciens comme divertissement des premiers principes ».

Sans aller jusqu’à la création de folklores perdus, certains auteurs de fantasy se distinguent par une recherche littéraire accrue, un jeu particulier avec le texte qui pourrait leur faire prétendre aux sirènes plus médiatiques de la littérature générale : se réclamant tant d’influences fantasystes que d’auteurs considérés comme classiques (Joyce, Woolf, Nabokov…), ils défient les étiquettes que le public a l’habitude d’attribuer à leurs éditeurs et le déroutent par leur imaginaire non standardisé. Ainsi, Fabrice Colin, dans Or not to be, nous séduit-il avec son Vitus Amleth de Saint-Ange et sa douce schizophrénie onirique qui l’amène à fantasmer la vie de Shakespeare. Sous sa plume, « la plus émouvante et la plus impénétrable de toutes les maladies mentales », se transforme en quête d’identité (celle de Vilnus, celle de Shakespeare, celle de l’Auteur) et en recréation d’un merveilleux virevoltant où se dessinent les chemins d’une Arcadie rêvée. Quant à David Calvo, il s’impose comme le fils caché de Lewis Carroll et de G. K. Chesterton. Que cet auteur à la plume détrempée de magie et de folie douce fasse tomber sur son lecteur de Minuscules flocons de neige depuis dix minutes ou qu’il l’entraîne dans son Nid

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Ces auteurs et ces choix éditoriaux nous invitent plus que jamais à une lecture décloisonnée : peu importe, au final, que la couverture s’orne d’une pâleur légendaire ou d’une illustration à la magie évocatrice, que le livre commence ou non par une carte, que le merveilleux qu’il exalte soit celui d’un mythe recomposé ou d’une langue revivifiée… Il est tout simplement temps de décoller de la fantasy l’étiquette de « mauvais genre » un peu niais dans lequel on aimerait la confiner, et de la prendre pour ce qu’elle est : une littérature innovatrice et intelligente, qui interroge notre rapport au réel, à la langue et à la légende.

Repères bibliographiques Charlotte Bousquet, saga de L’Archipel des Numinées (2 tomes : Cytheriae, Arachnaé), Mnémos, 2013 Angela Carter, La Compagnie des loups, Seuil, 1997 Pierre Cendors Adieu à ce qui vient, Finitude, 2011 Fabrice Colin, Or not to be, L’Atalante, 2002 David Calvo, Minuscules flocons de neige depuis dix minutes, Les Moutons électriques, 2006 David Calvo, Nid de coucou, Les Moutons électriques, 2007 Régis Antoine Jaulin, Le Dit de Sargas, Mnémos, 2014 Claude Louis-Combet, Gorgô, Galilée, 2011 Claude Louis-Combet, Terpsichore et autres riveraines, Fata Morgana, 2004 Claude Louis-Combet, Le Roman de Mélusine, Albin Michel, 1986 Jeff Vandermeer, La Cité des saints et des fous, Calmann-Levy, 2006 Frédéric Werst, Ward (2 tomes), Seuil, 2011, 2014

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de coucou, son imaginaire est teinté de cabrioles stylistiques à la poésie absurde, qui entrelacent dans un fougueux élan Kate Bush, les Looney Tunes, Casimir, Godzilla, les jeux vidéo, Robert Louis Stevenson, James Matthew Barrie, Walt Disney, Franck Sinatra et les nanotechnologies. Son exploration des nouveaux mythes populaires dégage une sorte de mélancolie étrange, générée par le mélange de fascination et de répulsion que lui inspire cette modernité saugrenue qui réinvente sans cesse ses pixels et que l’on ne peut dompter qu’à travers les pouvoirs de la littérature.

De l’autre côté du

mir oir Julie PROUST TANGUY

À

contre du dédale des calle. Leurs regards fantomatiques ont façonné la cité autant que les bâtisseurs des doges : il y a là les yeux mélancoliques de Thomas Mann, l’air d’intellectuel perpétuellement en exil d’Henry James et les prunelles introspectives de Proust. Non loin d’eux, un prêtre roux s’essaye à capturer l’essence de cette nouvelle saison vénitienne qui s’ouvre à vous : Vivaldi mime, dans les airs, les virevoltes des cordes qui résonneront plus tard à la Fenice. Tournant le dos aux curieux, Canaletto et Guardi rivalisent de science pour recréer sur leur toile une nouvelle vue improbable de la Sérénissime, tandis que David Lean songe à offrir

vous qui arrivez à la Sérénissime par le train, s’ouvre une vue inattendue : à peine sortis de la trop moderne gare Santa Maria Lucia, une branche du Grand Canal s’offre à vos yeux. L’eau bleu pâle s’anime d’un ballet gracieux de vaporetti, gondoles et autres motoscafi, mêlant leurs odeurs d’essence à celle, saline et douceâtre, de cette avenue aquatique.

Si vous plissez un peu les yeux, vous pourrez deviner d’étranges personnages brumeux, qui attendent que les touristes qu’ils ont attirés prennent garde à eux.

Leurs murmures sont engloutis par le roulis des valises se précipitant à la ren-

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© Casterman, Hugo Pratt.

DANS LES PAS DE CORTO MALTESE

la puissante pourpre, ne véhiculent plus que des caricatures de voyageurs insistant pour entendre un O sole mio de bon aloi.

Non : vous vous enfoncerez dans l’âme de la cité d’or et de marbre, vous marcherez sur la forêt renversée qui la soutient, dans les pas d’un vénitien de cœur et non de naissance, qui n’a jamais oublié, au fil de ses errances vers Mu ou la pâle Russie, la ville aux eaux céladon qui a ravi son âme.

Corto vous fait bifurquer de calle en calle jusqu’à vous entraîner, Fondamenta Savorgnan, le long du Canale di Cannaregio.

Celui-ci est ourlé de quelques rares palazzo dont les riches façades contrastent avec celles, plus modestes, d’immeubles de briques aux volets verts. Le quartier est visiblement plus populaire que le tableau baroque qu’offrait le Grand Canal : on y sent des odeurs de pêches écrasées, de café moulu, de frittura mista et de crème que l’on cuit. Ça piaille le long des bistrots qui ponctuent le bord du canal : le vénitien se mêle par gouttes à l’italien, dans le joyeux entrechoquement des verres.

Corto s’apprête à franchir un pont aux trois arches – le seul, à Venise – et vous attend. Dans son dos, la ligne sombre du

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une fin plus heureuse à son Summertime.

Mais ce ne sont pas vers ces fantasmes que vos pas vous portent : une autre silhouette, également mythique, fixe sur vous un regard aussi mélancolique qu’amusé.

Costume de marin taillé au cordeau, cravate noire négligemment nouée, regard outre-mer projeté vers l’aventure, boucles sombres et demi-sourire ironique : Corto Maltese vous attend, enveloppé dans une brume de tabac au parfum de Havane.

Vous hochez la tête, en signe de reconnaissance, et lui emboîtez le pas.

Le caban de marin vous entraîne loin de la gare, par un premier dédale de ruelles où les touristes se clairsèment : la Venise de Corto ne supporte pas les itinéraires tous faits, de ceux qui conduisent par masse grouillante vers les attractions phares de la Sérénissime. Vous verrez certes la piazza San Marco et son rêve doré de basilique, peut-être même devinerez-vous, sur un malentendu, la silhouette altière du Rialto, mais ce ne seront pas vos arrêts de choix.

Vous ne monterez pas non plus dans une de ces gondoles noires qui, loin de transporter avec grâce les courtisanes aux cheveux d’or fin ou les doges sévères drapés dans

pont ferroviaire sur laquelle file le train vous rappelle que vous ne faites qu’arriver.

Face à vous, l’avenue aquatique que vous venez de longer : vous distinguez au loin le Palazzo Suriàn Belloto, siège de l’ambassade française où Rousseau logea alors qu’il était le secrétaire de comte de Montaigu. Si la façade de cet édifice est abondamment décorée d’atlantes et de mascarons voués à impressionner le visiteur, ses côtés, austères, exhibent une brique pratique, solide et totalement dépourvue de luxe. Mais telle est Venise, chuchote Corto, perdue entre apparences et vérité : s’y promener équivaut à s’abandonner à un mirage envoûtant dont on n’est jamais sûr, une fois qu’on le quitte, qu’il existe et n’est pas seulement tissé de l’étoffe de vos rêves.

Sous vos doigts, la pierre fissurée du pont dessine des fables muettes. Mais déjà la silhouette élégante de votre guide est repartie et vous emporte dans son sillage.

Vous le suivez et commencez déjà à vous sentir perdu, dans cet élégant dédale où l’ocre des murs contraste avec le vert sapin des volets écaillés. Dans le Ghetto,

vous ne trouvez nulle trace de ce Melchisedech qui enseigna à Corto la valeur de l’émeraude de Salomon. Les immeubles, oppressants, rappellent tristement la ségrégation dont fut victime la communauté juive pendant des siècles : quoique leurs couleurs soient gaies – brassées de jaunes et d’ocre, striées par les couleurs multiples des fleurs ornementant les balcons et par l’odeur crémeuse de blondes pâtisseries –, leur hauteur dépasse de loin les autres toits de la Sérénissime, en dévore la lumière dorée et la transforme en labyrinthe étouffant.

Quittant cet enclos d’ombres, de peur d’y croiser celle du Golem, Corto vous entraîne vers le Rio della Madonna dell’Orto où, en 904, Sud Khalula se noya, entraînant avec lui, dans les eaux vert agave, la clavicule de Salomon. La « très belle et pure émeraude » disparut pendant des siècles avant de réapparaître dans la poche de votre silencieux cicerone, au cours d’une déambulation mystique et nocturne dans une Venise impossible transformée en décor de théâtre.

Vous le suivez, intrigué, passez devant le

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De l’a ut re cô t é du mùi roi r : : Cor to M al tese Palais des Maures – les trois frères Mastelli, encastrés dans un mur, raillent votre précipitation – et admirez le bas-relief du Palazzo del Cammello. Vous vous arrêtez face à la fontaine arabe, à droite de la façade : sa faconde orientale contraste agréablement avec la frise byzantine de la base du palais et son balcon à la romaine. Elle rappelle également le formidable brassage de culture dont Venise fut l’épicentre.

D’un signe de tête, Corto vous indique une petite cour centrée sur l’un de ces innombrables puits qui font la richesse de Venise ; derrière son contour de pierre pâle agrémenté d’un profil de lion, une volée de marches. Serait-ce là l’entrée de la fameuse loge d’Hermès ? Corto sourit, murmure quelque chose à propos d’une fameuse chute l’ayant fait atterrir sur un curieux échiquier et d’un mur frappé du sceau de Salomon, puis reprend sa route.

Au bout du rio, le Ponte di Sacca donne à voir la plus grande aquarelle du monde : au premier plan, la lagune nord abrite une aire de réparation de bateaux et ses pon-

tons ponctués de poteaux pareils à des bonbons striés de bleu et de blanc ; au fond se dessinent les promesses sépulcrales du cimetière San Michele, cette île aux morts où repose l’excentrique Baron Corvo, dont la lettre mènera Corto sur la piste de la clavicule de Salomon. En se penchant, à gauche, on aperçoit la sombre silhouette du Casino dei Spiriti : fantômes de sorcières, bergamasques licencieuses tournant au drame… autant de pensionnaires inespérés qui doivent troubler le repos des personnes âgées qui vivent actuellement dans cet hospice !

Mais déjà, à grandes enjambées blanches, Corto a repris sa route et, de bifurcations en bifurcations, boudant les silhouettes magistrales des Schuola Vecchia della Misericordia et du Palazzo Lezze del Longhena, accordant à peine un regard à l’un des rares ponts sans rambarde de la Sérénissime, vous conduit à l’une des cours des arcanes. Des plantes en pots en dévorent les briques, déversant leur vert affamé sur la grisaille étonnante des murs, encadrant de

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Mais déjà, Corto file, laissant affleurer dans son sillage d’autres silhouettes familières – là, la maison de Casanova, ici, un Abraxas mystique dévoilant les dessous ésotériques de la Sérénissime. Il dépasse sans mot dire la Casa Maltese et son entrée aquatique, traverse à grandes foulées le Campo San Giovanni et Paolo – sur son cheval, le condottiere Bartolomeo Colleoni vous fait signe de ralentir le pas, en vain –, salue rapidement une belle accoudée à une altana, caresse le dos d’un chat ronronnant Corte Sconta detta Arcana – mais n’est-ce point là le point de départ de ses aventures chinoises ? Vous n’avez pas le temps de l’interroger : le caban a déjà disparu au détour d’une ruelle.

Au loin, vous devinez les sonorités dorées des cloches de la basilique Saint-Marc : Corto contourne soigneusement la fameuse piazza, devenue la proie de hordes de touristes à cette heure avancée du jour. Vous ne verrez donc pas Petit Pied d’Argent vendre des graines pour nourrir les pigeons : ceux-ci ont de toute façon en grande partie disparu de la place, chassés par ces mêmes décrets municipaux qui ne savent pas protéger Venise de l’invasion des bateaux de croisière qui ravagent ses pilotis. Vous ne verrez pas non plus le désolant Pont des Soupirs : il est loin dans votre dos, quand Corto se décide à vous entraîner sur la Riva degli Schiavoni : c’est ici qu’il a discuté d’amour, de Venise et d’ésotérisme avec son comparse Böeke. C’est sans doute l’un des plus beaux trottoirs du monde, que celui qui ourle le Bacino e Canale di San Marco : il permet au flâneur d’admirer, entre deux piquets d’amarrage ponctués de gondoles, les promesses des îles San Giorgio di Maggiore et du Lido, et, au-delà, l’appel de la mer. Ici, l’eau perd ses teintes céladon ou vert glauque pour virer au turquoise ou à l’aigue-marine ; ici, l’odeur de la brique effritée cède

leurs parfums de glycine le nom pourpre de la Corte Lovo. Il règne, dans cette petite cour abouchée à un fragment de canal, un calme magique et apaisant. Là, « le séducteur frustrant et frustré, le parasite romantique et peut-être sentimental » est venu soupirer après les charmes d’Hipazia, Bouche dorée, Esmeralda, Changaï Li et Ambiguïté de Poincy, et réparer son cœur brisé par des aventures sibériennes.

Vous n’avez guère le temps de l’interroger : Corto, homme de peu de paroles, semble préférer jouer les traits d’union entre vous et la ville. Le voilà qui repart, les pans de son manteau laissant flotter, dans le vent qui se lève, une odeur d’embruns et de tabac. Les pavés irréguliers des ruelles bossellent vos pieds de fatigue, tandis que vos yeux, éblouis, tentent de s’approprier le kaléidoscope de couleurs qui s’offre à eux. C’est toute la palette des peintres qui défile : vert Véronèse, rose Tiepolo, blanc Tintoret... La silhouette noire et blanche de Corto tranche sur ces réminiscences picturales et dessine, loin des cadres dorés des grands maîtres, une ligne aventureuse et mélancolique. Il se tourne vers vous, de temps à autre, comme pour vous inviter à presser le pas, ne s’accordant que de brèves haltes pour caresser la tête d’un lion de pierre, humer la lessive fraîche de linges étendus à un balcon de pierres chaudes ou l’odeur fétide d’un reflux de vase, près d’un rio à l’eau stagnante. « Je suis chez moi entre le jour et le rêve », murmure-t-il en dépassant l’église Santa Maria dei Miracoli : cette ravissante bonbonnière présente la gracilité d’un songe de marbres polychromes, dont on peine à croire qu’elle repose sur une forêt de pilotis solidement implantés dans la lagune.

Elle pourrait incarner, à elle seule, le caractère impossible de Venise : sa grâce fragile défie les lois lacustres pour s’imposer, utopie faite chair.

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De l’a ut re cô t é du mùi roi r : : Cor to M al tese à celle, salée, de l’aventure maritime.

Mais la casquette du marin vous a une nouvelle fois distancé : Corto remonte le Rio dell’Arsenale. Les tours rouges de l’Arsenal vous scrutent majestueusement.

Sur leur flanc gauche, une armée de lions grecs solennels converse avec votre guide.

L’un d’entre eux – le plus beau, sans doute – semble même lui adresser un clin d’œil complice. Sur son poitrail, une spirale de runes à moitié effacée : aurait-il été victime des lois marquant la fin de la république vénitienne, qui ordonnaient de faire disparaître tous les emblèmes visibles ? Ou ses inscriptions ont-elles été grattées par quelque confrérie maçonnique qui souhaitait effacer des indices permettant de remonter jusqu’à l’émeraude de Salomon ?

Le demi-sourire de Corto vous invite à

pencher pour la seconde solution : celui qui s’est tailladé sa propre ligne de chance semble avoir trouvé, dans le grand fauve de pierre, un complice à sa mesure. Leurs deux profils se lancent de tacites devinettes dont vous peinez à deviner la teneur.

Peu importe, vous marchez, avec la sensation que la silhouette de votre guide, de plus en plus inconsistante, rejoint les brumes du rêve dont vous l’avez tirée. Un pont de bois vous emmène sur l’île San Pietro di Castello : de vieux chantiers, un campanile qui semble prêt à sombrer, des couleurs qui tombent des murs et des volets par pans entiers… C’est Venise tout entière qui est résumée dans cette île où la ruine se fait plus que jamais romantique, et où briques rougeoyantes et nature exubérante s’entrelacent pour le plaisir des

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songes éveillés ?

Un dernier sourire, un geste de la main qui ressemble fort à un salut théâtral – sur sa paume, la célèbre cicatrice vous paraît plus rougeoyante sous le poudroiement de la lumière - et il disparaît, vers « une autre histoire, dans un autre endroit », vous laissant seul, dans un noir d’encre enveloppant.

Les fantômes de ses pas dessinent, sur la carte de Venise, un nouveau canal, une autre ligne de chance.

yeux. Dans l’ancienne cathédrale de Venise, la chaire d’Antioche de l’apôtre Saint Pierre intrigue l’œil : son dossier orné des versets du Coran est une véritable énigme. « Une de plus », souffle Corto avant de s’écarter.

Venise, ville de tous les mystères et des rêves qui se délitent ? C’est ce que semble suggérer l’œil mélancolique de votre cicerone, qui déjà s’absente et se perd dans les promesses aigue-marine de la lagune : quels horizons explorera-t-il, maintenant qu’il vous a si bien guidé à travers ses

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L’intégralité des aventures de ce cher Corto a été publiée par Casterman : l’album Fable de Venise est plus particulièrement à l’origine de cette errance psychogéographique. Toutes les citations de cette bal(l)ade psychogéographique en sont extraites, à l’exception des paroles prononcées par Corto près de Santa Maria dei Miracoli, qui ont été empruntées à Rainer Maria Rilke.

Venise, Itinéraires avec Corto Maltese (Hugo Pratt, Guido Fuga, Lele Vianello, Lonely Planet, 2010) fournit des pistes de départ intéressantes, pour une Venise hors des autoroutes à touristes.

Un des plus beaux livres jamais écrit sur Venise reste l’Acqua Alta de Joseph Brodsky, à qui nous avons dérobé l’image du Ponte di Sacca comme plus grande aquarelle au monde.

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De l’a ut re cô t é du mùi roi r : : Cor to M al tese

© Casterman, Hugo Pratt.

Repères bibliographiques