Je suis le sang - Ludovic Lamarque & Pierre Portrait

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Couverture de Thomas Agnellet.

Ouvrage dirigé par Jean-Jacques Régnier Les moutons électriques 198 route de Saint-Paul - 26200 Montélimar Distribution-diffusion : Harmonia Mundi Livre www.moutons-electriques.fr ISSN 1962-8048 ISBN 978-2-36183-248-3

JE SUIS LE SANG LUDOVIC LAMARQUE & PIERRE PORTRAIT

"[…] Je réaffirme avec force que cette mystérieuse tragédie est totalement véridique, et pourtant je suis arrivé à une conclusion différente, sur certains points, que les personnes qui ont vécu ces événements. Ceux-ci ne sont pas contestables, les faits sont connus de tous. Cette série de crimes n’est pas effacée de nos mémoires, elle trouve, semble-t-il, son origine à la même source que les répugnants meurtres de Jack the Ripper. " Bram Stoker, préface à l’édition islandaise de Dracula, 1901.

MARTHA TABRAM POLLY NICHOLS ANNIE CHAPMAN

Z

4 août 1888 Théâtre Lyceum, soir

« M

erci de m’avoir invité, Mr Stoker », déclara l’homme avec un fort accent d’Europe de l’Est. Bram Stoker le dépassait d’une bonne tête. Il lui fit signe de le suivre et l’homme s’engagea à sa suite dans les coulisses.

Il allongeait le pas pour ne pas se faire distancer, sans dire un mot.

C’était juste avant l’entrée en scène, toute la troupe retenait son souffle.

Pompiers et techniciens, costumiers et maquilleurs s’écartaient au passage de Stoker. Ils n’avaient par contre, aucun regard pour l’étranger à ses côtés. L’homme avançait dans l’ombre de Stoker en se faisant le plus discret possible. Il lorgnait tout ce qui se présentait devant lui, matières, couleurs, textures, odeurs. Sa petite moustache noire montait et descendait au-dessus de sa lèvre supérieure lorsqu’il respirait. Il humait la poussière en suspension qui tombait en pluie fine des cintres. Stoker était surpris de sa mise soignée pour un habitant de l’East End. Ses joues étaient rasées de près. Ses vêtements paraissaient propres et peu froissés. Il remarqua aussi le foulard noué autour de son cou, du même rouge que le rideau de scène. L’homme, ému, renouvela ses remerciements, mais Stoker ne retint que le ton de sa voix. Il lui fit signe de se placer là où personne ne remarquerait sa présence, sous l’escalier qui menait aux loges. Il était assez petit pour s’y tenir debout.

Le rideau se leva enfin et l’homme ne quitta plus la scène des yeux.

Il était captivé. Stoker l’observait, amusé. Ses lèvres remuaient pendant que l’acteur américain Richard Mansfield brandissait une fiole remplie d’un liquide rouge effervescent. Après l’avoir agitée, le comédien avala son contenu et la jeta à ses pieds où elle se brisa. Le visage affable qu’il prêtait au bon docteur Henry Jekyll depuis le début de la pièce s’enlaidit. Ses yeux s’étrécirent. Il griffa l’air devant lui en se déplaçant. Jekyll devenu Hyde se mit à ricaner. La musique se tut et ses ricanements se

8 propagèrent jusqu’au fond de la salle. Des femmes au premier rang crièrent, d’autres cachèrent leurs visages derrière un éventail. Certaines se levèrent pour se réfugier dans l’allée centrale où quelques hommes se précipitèrent pour les prendre dans leurs bras. Les critiques étaient tétanisés. Parmi eux, Stoker reconnut son ami Hall Caine agrippé à son fauteuil. Il sourit en voyant l’auteur de contes de terreur aussi impressionné.

Une main se posa sur l’épaule de Stoker. Il se retourna, un homme grand et mince vêtu de noir le fixait en souriant. Son visage était émacié et des cheveux gris commençaient à percer dans sa chevelure brune. Il tenait un fox-terrier blanc dans ses bras. « Mansfield est épatant, n’est-ce pas ?

— Oui, Henry. Un des plus brillants acteurs de sa génération.

— Meilleur que moi ?

— Non, Henry. Vous êtes sans conteste le plus grand comédien de notre époque. Comme Garrick en son temps. » Henry Irving sourit, satisfait. Il caressa son chien qui se mit à grogner, et aperçut l’homme réfugié sous l’escalier. Irving se pencha pour chuchoter à l’oreille de Stoker. « Vous voulez bien me dire ce qu’il fait là, lui ?

— Il a confectionné le costume de Hyde.

— Il a été payé non ?

— Oui, mais il n’avait jamais vu de pièce.

— Alors pourquoi n’est-il pas dans la salle ?

— Je lui ai accordé cette faveur.

— Je n’aime pas voir des étrangers traîner dans mon théâtre.

— Nous étions d’accord, Henry. Monter de grosses productions a un coût. Nous devons faire des économies sur la main d’œuvre. J’ai fait un essai avec ce tailleur de l’East End qui m’a été recommandé par Harker, le chef décorateur. Il a livré le costume en temps et en heure.

— Bien, mais à présent, son travail est fini. Je ne veux plus le voir.

— La pièce est bientôt terminée.

— D’où vient-il ?

— D’Europe de l’Est. Enfin, je crois.

— Peu importe. Le sang qui coule dans ses veines n’est pas celui d’un sujet britannique. Il est grotesque avec ce foulard rouge autour du cou. » Irving s’approcha du tailleur en le toisant : « Je peux savoir ce que vous faites ici ?

9 — C’est Mr Stoker qui m’a permis, répondit le petit homme au visage cireux. Je veux être acteur comme vous, Mr Irving. Interpréter Macbeth.

— On ne prononce pas ce nom dans un théâtre, ça porte malheur.

On dit The Scottish Play ou The Bard’s Play. Si vous étiez anglais, vous le sauriez ! Seul un Anglais peut jouer Shakespeare. » Le tailleur sortit de sous l’escalier, se campa devant Irving, et, de son fort accent d’Europe de l’Est, récita tout de go : « L’on m’a dit aussi que vous vous fardiez. Fort bien ! Dieu vous a donné un visage, et vous vous en fabriquez un autre.

— Hamlet », grogna Irving qui lui fit signe de le suivre à l’extérieur des coulisses. Stoker leur emboîta le pas. Une fois loin de la scène, le directeur du Lyceum considéra le petit tailleur avec mépris. « Il ne suffit pas de réciter un texte pour être un acteur. Encore faut-il le faire vivre. Être le personnage et non pas le jouer. Connaître Shakespeare ne fera pas de vous un acteur, pas plus que citer la bible ne fera de vous un homme de Dieu. » Dans ses bras, le fox-terrier aboya et le directeur du Lyceum eut un sourire méprisant : « Même Fussie est de mon avis. Qui croyez-vous émerveiller avec cet accent à couper au couteau ? Jamais aucun théâtre ne vous engagera. Tout ce que vous pourrez jouer, c’est un monstre. Et encore, un monstre muet.

Une ombre projetée sur un mur. Mais un acteur, jamais de la vie. » Irving le détailla de la tête aux pieds. « Vous êtes trop petit. En plus d’être horrible à entendre, votre voix ne porte pas. Vous n’avez ni charisme ni charme. Vous n’avez tout simplement pas ce qu’il convient. À présent, veuillez quitter mon théâtre ! » Le petit tailleur de l’East End salua les deux hommes. En passant devant Stoker, il lui adressa un regard muet, puis disparut dans les coulisses.

Irving se tourna vers Stoker : « Vous avez vu ? Vous l’invitez et il se croit chez lui.

— Vous aviez raison, tout ceci est de ma faute. Je suis désolé, Henry.

— Comment s’appelle ce misérable ?

— Dragan. Dragan quelque chose.

— Si vous, qui l’avez engagé, ne vous rappelez pas son nom, comment voudriez-vous que le public s’en souvienne ? »

10

26 août 1888 — London Telegraph — Quelle fièvre s’est emparée de Londres ? Le Mal a pris possession du plus beau des théâtres du Strand, le Lyceum du Grand Henry Irving, où le public se presse en nombre chaque soir. Depuis trois semaines, Richard Mansfield triomphe dans l’adaptation théâtrale du célèbre roman de Robert Louis Stevenson, Dr Jekyll & Mr Hyde. La pièce a d’abord été présentée et rodée à New York, avant d’être accueillie ici avec le succès qu’on lui connaît.

L’incroyable prestation de Mansfield révèle tout le génie de ce jeune prodige, venu d’Amérique. Sur scène, il incarne le bon docteur Henry Jekyll et le maléfique Edward Hyde. Une

interprétation puissante, tout en nuances. La fameuse scène de métamorphose est le point culminant de la représentation, quand la silhouette élancée de l’acteur se voûte, que sa bouche se tord et son visage avenant s’enlaidit sous les yeux d’un public muet de stupeur. On oublie alors le jeu de l’acteur et le monstre jaillit en pleine lumière. Quelle créature maléfique se cache en Edward Hyde ?

Quelle est sa nature profonde ? Est-il censé se laisser libre cours à des passions enfouies en lui sans craindre de perdre la raison ? Aux questions pleines d’esprit, le spectateur frissonne d’épouvante en retenant son souffle, fasciné.

Thomas Henry Hall Caine

11

31 août 1888 27 Cheyne Park, fin d’après-midi

C

omme chaque jour, à 18 heures, Stoker dîna avec sa femme Florence et leur fils Noel Irving avant de partir pour le Lyceum. Il quitta son appartement et descendit la Tamise à bord d’un bateau à vapeur jusqu’au Strand. Naviguer comme écrire brisait la monotonie de son existence. Écouter la respiration des eaux calmes du fleuve, le ronflement des chaudières. Il se sentait libre sur le pont, le vent brossait son épaisse barbe rousse. Le ciel gris et bas ne pesait plus sur ses épaules. Son esprit vagabondait. Il n’éprouvait plus le sentiment d’être enchaîné au Lyceum ni à sa famille. Il savourait ce court répit, détaché de ses obligations.

Une fois débarqué du vapeur, il finit le trajet à pied. Les premiers spectateurs se pressaient déjà devant les imposantes colonnes corinthiennes du Lyceum. Pour les faire patienter jusqu’à l’ouverture, Stoker leur fit distribuer du thé et des toasts.

Irving l’attendait au sommet du double escalier qui menait à la grande salle. « Bram, vous avez vu la file dehors ?

— Ils sont là pour Hyde », fit Stoker en le rejoignant.

Irving l’entraîna dans son bureau. Tous les journaux qui, depuis presque un mois, avaient consacré un article à la pièce s’étalaient sur la table. Hyde avait Londres à ses pieds. Le Star dirigé par son compatriote irlandais, Thomas Power O’Connor, le Pall Mall Gazette où écrivait Wilde, le Daily Telegraph, le Daily News, le Globe, le London Telegraph et le Times, bien sûr. Les critiques étaient unanimes et élogieuses. Au Lyceum, Mansfield mène double jeu ! Irving le magicien, Mansfield le diabolique proclamaient les gros titres. Il n’y en avait que pour eux. Les hommes de l’ombre comme lui et Mr Harker, le chef décorateur, ou Charles Cottmole qui dessinait les costumes de scène d’Irving, étaient toujours cités en petits caractères.

Les yeux d’Irving scintillaient avec la même intensité que la flamme des lampes à gaz. « Cette pièce va marquer les esprits pour longtemps.

Nous allons dépasser les cent représentations et peut-être même égaler le nombre d’Hamlet ! »

12 Hamlet avait été leur première collaboration. Irving avait repris la direction du Lyceum en 1876 et, depuis, était allé de succès en succès.

Quel que son soit son rôle, acteur ou directeur, le Grand Henry Irving triomphait toujours. Il abandonna Stoker pour rejoindre Mansfield dans sa loge. Après la représentation, il enferma Stoker dans son bureau pour qu’il découpe les articles et les réunisse dans un cahier, puis s’en alla dîner avec sa vedette américaine au Café Français. Irving l’enfermait et Stoker ne se révoltait même plus. Il vivait depuis trop longtemps dans l’ombre du Grand Henry Irving. C’était son père, Abraham, qui l’avait amené voir sa première pièce. Durant ses études de droit à Dublin, il avait joué dans la troupe du Trinity College, mais son père aurait désapprouvé sa vocation. Une vie d’acteur n’était pas une vie convenable. Aucun métier qui s’exerçait la nuit n’était convenable. Bram s’était donc tourné vers la critique théâtrale et avait régulièrement publié dans le Dublin Mail.

C’est ainsi qu’il avait fait la connaissance de Henry Irving. Le monstre sacré avait tenu à rencontrer le journaliste ayant signé une si bonne critique de son interprétation du prince du Danemark. Le jeune Stoker fut autorisé, comme une poignée d’élus avant lui, à se rendre un soir en coulisses. En pénétrant dans la loge du Théâtre royal, il avait découvert Irving à sa table de maquillage. Il n’aurait pas été plus impressionné en présence de la reine. Invité à s’asseoir, Stoker lui avait avoué son admiration, son amour pour le théâtre et son désir d’écrire. Le Maître avait écouté en hochant la tête, un sourire bienveillant sur les lèvres. Pour le remercier, Stoker avait organisé une soirée en son honneur, et Irving y avait déclamé un poème. Chaque mot sorti de la bouche de l’acteur était tombé dans son cœur comme un sort qui lui aurait été jeté. Dès cet instant, son destin avait été scellé, lié pour le meilleur et pour le pire à celui d’Irving. Il lui était devenu entièrement dévoué. Un roi n’aurait pas eu de plus loyal sujet. Comment échapper à l’empire de cet homme qu’il admirait tant ?

La serrure cliqueta et Stoker releva la tête de ses découpages. Irving se sentait-il coupable et venait-il le libérer ? Ça ne lui ressemblait guère. Il se leva et s’approcha de la porte. « C’est vous, Henry ?

— Mr Stoker ? » Cet accent, non, ça ne pouvait pas être… La porte s’ouvrit et une petite silhouette se découpa dans l’encadrement. « Ravi de vous revoir, Mr Stoker.

13 — Dragan ? Mais comment êtes-vous entré ?

— Je suis très adroit de mes mains. » Stoker remarqua les longs doigts osseux du tailleur. « Vous avez crocheté la serrure !

— Veuillez me pardonner, Mr Stoker, mais je voulais fouler les planches du Lyceum et respirer son parfum une dernière fois. Vous allez me dénoncer ? » Le tailleur avait été assez humilié comme cela et Stoker n’avait aucune envie de voir la police débarquer au Lyceum. Le Temple de l’Art investi par Scotland Yard comme un vulgaire tripot de l’East End. La publicité ne serait pas vraiment du goût d’Irving. « Faire irruption dans un théâtre ne vous fera pas engager mais plutôt arrêter, vous savez.

— Je voulais ressentir ce que Mr Mansfield a éprouvé le soir de la première. Je voudrais monter sur scène, j’en rêve depuis si longtemps.

Devenir célèbre, devenir Anglais !

— Ça ne sera pas facile avec votre accent, vous savez.

— Oui, Your Dear Boss me l’a bien fait comprendre. » Il écorchait les consonnes, étirait les voyelles, c’était horrible. Dans sa bouche, chaque mot sonnait comme une insulte. « Les accents sont durs à perdre, confirma Stoker.

— Un accent vous colle à la peau bien plus qu’une mauvaise odeur.

Il révèle vos origines et vous cessez d’exister. Vous devenez dès lors aussi invisible qu’un mort. Votre accent irlandais est très répandu dans l’East End. On l’appelle le Broghe, c’est ça ? » Stoker acquiesça. « Nous sommes deux étrangers, poursuivit Dragan. Pourtant, on tolère votre accent et l'on se moque du mien. Pourquoi ?

—Vous n’êtes pas britannique. » Stoker rangea les articles découpés dans un tiroir et raccompagna Dragan jusqu’à la sortie. La nuit était fraîche, la lune brillait au-dessus du Lyceum. « Je voulais vous remercier, commença le tailleur.

— Vous avez fait un travail remarquable sur ce costume.

— Non, je voulais vous remercier de ne pas avoir ri.

— Vous avez aimé la pièce ?

14 — Oh oui ! Je m’en souviendrai jusqu’à ma mort.

— Vous n’avez pas eu peur quand Hyde est apparu.

— C’est sans doute parce que j’étais en coulisses. Tout paraît moins vrai de ce côté-ci de la scène.

— Le Mal existe pourtant.

— Hyde vit dans un livre, il est inoffensif.

— Vous croyez les livres inoffensifs ?

— Aucun auteur n’a assez d’imagination pour inventer le réel, Mr Stoker. »

15

1er septembre 1888 — London Telegraph Hier, aux premières heures du jour, le quartier de Whitechapel a été le théâtre d’un meurtre d’une incroyable cruauté. Alors que le Tout-Londres frémit de peur devant l’adaptation horrifique de Dr Jekyll & Mr Hyde, le corps sans vie de Mary Ann Nichols, surnommée Polly Nichols, a été retrouvé dans un des quartiers les plus sordides de la capitale. Son corps reposait allongé sur le trottoir comme un vulgaire colis abandonné, ventre ouvert, gorge tranchée. Le visage présentait des contusions sur la partie basse de la mâchoire, les blessures à l’abdomen et sur les autres parties du corps étaient profondes, irrégulières, et ont été infligées avec une force presque surnaturelle. L’arme du crime est un instrument tranchant à longue

lame, très certainement un couteau de boucher. La victime était une ancienne servante connue pour faire commerce de ses charmes dans toutes les ruelles crasseuses de l’East End. Le plus étonnant dans cette affaire est l’étrange similitude avec deux autres meurtres commis récemment, notamment celui de Martha Tabram, une autre infortunée de trente-neuf ans, découverte baignant dans son sang au premier étage du George Yard Building, poignardée à trente-neuf reprises. Les victimes sont toutes des femmes issues de milieux pauvres, toutes tuées dans la rue, à peu près aux mêmes heures, et avec le même acharnement aveugle.

Pour l’heure, Scotland Yard semble privilégier la piste d’un seul tueur.

Thomas Henry Hall Caine

27 Cheyne Park, matin

I

l s’agissait typiquement du genre d’affaire qui enflammait son imagination. Son roman gothique gagnerait en authenticité s’il parvenait à s’inspirer de faits réels aussi atroces. Accoté à ses oreillers, Stoker ouvrit l’édition spéciale du Star qui consacrait sa Une au meurtre. L’un après l’autre, il examina les journaux que lui avait

16 montés sa petite bonne Emma avec son breakfast. Ils n’épargnaient aucun détail au lecteur. L’East End y était décrit comme une contrée aussi inhospitalière que les Indes ou l’Afrique, mais privée de soleil. À lire tout cela, ce district de Londres constituait une terre de ténèbres qui abritait la lie de l’humanité, étrangère à la ville. Stoker prit son carnet de notes posé sur la table de chevet. À Dublin, il avait pour habitude de consigner la moindre idée qui lui venait. Il inscrivit sur la première page : Polly Ann Nichols, 43 ans, divorcée, mère de cinq enfants. Égorgée, tête presque séparée du corps, éventrée, éviscérée.

Corps retrouvé à Buck’s Row à deux pas des abattoirs publics. Les blessures à l’abdomen avaient été infligées de gauche à droite. Le tueur était-il gaucher ? Les conclusions du coroner Baxter étaient terrifiantes : le tueur avait des connaissances médicales. Stoker frissonna en pensant à ses trois frères médecins. Un détail l’intriguait. Le meurtre surprenait par sa sauvagerie, mais on avait retrouvé peu de sang sur le pavé.

Stoker voulait se rendre sur les lieux du crime et noter ses impressions.

Il relut deux fois chaque article pour vérifier qu’il n’avait rien omis.

Deux autres femmes avaient été assassinées quelques semaines plus tôt.

Des prostituées, elles aussi. Si c’est le même tueur, quel peut être son mobile ? nota Stoker dans son carnet. Le potentiel romanesque de cette affaire n’avait pas non plus échappé à Hall Caine. Sinon, pourquoi abandonner la critique théâtrale pour le fait divers ? Il faudrait que Bram reste prudent sur ses intentions. Qu’il ne souffle mot à quiconque de son projet de roman. Personne ne devait rien savoir, du moins pour le moment. Pas même Henry ou sa femme.

En bas de la page, il inscrivit : Memo : se renseigner sur les deux premiers meurtres et se procurer un plan de l’East End. Plongé dans sa lecture, il n’avait pas vu la matinée passer. Il s’habilla en hâte et rejoignit sa femme et son fils pour le lunch. À table, il ne put penser à rien d’autre qu’à cette histoire de meurtre. Aussi, lorsque Florence lui dit que son fils lui parlait, cligna-t-il des yeux comme s’il venait de s’éveiller.

Elle ajouta que même lorsqu’il était physiquement présent, son esprit se trouvait déjà au Lyceum. C’était bien la fille d’un ancien colonel de l’armée des Indes, toujours prompte à la remarque. L’époque où elle acceptait qu’il la délaisse au profit du théâtre était révolue. Quand il l’avait rencontrée, elle rêvait de devenir actrice et de côtoyer la bonne société. Elle avait

17 rompu ses fiançailles avec Oscar Wilde pour épouser le nouveau régisseur du Lyceum Théâtre du grand Henry Irving.

Stoker n’entendit ni les sabots des chevaux ni les roues des voitures sur le pavé, mais les derniers mots de sa femme avant qu’il ne parte pour le Lyceum. Vous finirez par hanter cet endroit après votre mort, Bram. Il n’avait pas pris le vapeur pour acheter en chemin un plan détaillé de l’East End. Sur les trottoirs, les piles de journaux diminuaient un peu plus à chaque passant. La casquette du jeune crieur de journaux retournée sur le pavé se garnissait de pennies. Les hommes lisaient en marchant. Les femmes s’écartaient des piles de papier gris comme on évite de gros tas de charbon.

Irving était à son bureau, l’exemplaire du Star sous les yeux. Il affichait une mine sévère. « On ne parle plus que de ça. Même Hall a fait un article. Mais est-ce que ça méritait vraiment la première page ? Ce n’était pas une lady après tout !

— Quel genre d’homme a pu faire une chose pareille ?

— Aucun Anglais avec un minimum d’éducation, c’est certain !

— Un déséquilibré…

— Nous avons la meilleure police du monde. Scotland Yard va l’attraper et l'on aura vite fait d’oublier toute cette histoire. » Stoker passa l’après-midi dans son bureau. En étudiant l’article du Times, il retraça l’itinéraire de Polly Nichols. Sur le plan, il marqua les endroits qu’il comptait visiter d’une croix. Puis il envoya un mot à sa femme pour la prévenir qu’il dînerait avec Irving, Mansfield et son ami Hall Caine au Lyceum.

Beefsteak Club, salon du Lyceum, soir « Un toast, à Richard, pour sa prodigieuse performance ! » Assis à la longue table qui trônait au milieu de la pièce, Stoker et Caine imitèrent Irving et levèrent leur verre de vin rouge. Mansfield se racla la gorge. « Merci de m’avoir permis de jouer au Lyceum, Henry.

Ce théâtre ne connaît pas l’échec. Chaque pièce que vous montez est un triomphe. Quel est votre secret ?

— Shakespeare ! Dans ce temple de l’Art il n’y avait qu’un seul dieu à célébrer. Hamlet, Othello, Richard III, le Marchand de Venise, The Scottish Play. Le public de qualité a toujours répondu présent.

18 — Le plus grand des dramaturges servi par le plus grand des acteurs. Pour ça, la reine vous récompensera un jour, Henry.

— Merci, Hall. Mais sans Bram à mes côtés, ce théâtre ne pourrait pas fonctionner.

— Vous exagérez, Henry. Il y a trois ans, nous avons commencé à diversifier notre production et nous avons monté Faust. La pièce a coûté une petite fortune, mais nous avons été les premiers à utiliser l’électricité sur scène. Cela nous a permis de préserver notre succès et de nous démarquer des autres théâtres du Strand.

— Nous devons prendre des risques, surprendre, poursuivit Irving.

Mais toujours célébrer Shakespeare. C’est pourquoi je compte remonter The Scottish Play d’ici la fin de l’année.

— Les monstres se succèdent sur la scène du Lyceum, plaisanta Mansfield. Après le diable, Edward Hyde.

— Et vous, Richard, quel est votre secret ? s’enquit Hall Caine.

— Je n’ai pas de secret.

— Allons, ne vous faites pas prier, Richard. Bram et moi sommes fascinés par l’occulte et l’étrange. Et Hyde est de loin la créature la plus terrifiante qu’il m’ait été donné de voir. Je tremble presque de me tenir à vos côtés. Comment faites-vous ? » Mansfield posa son verre de vin et sourit. « C’est très simple en réalité. Avant de monter sur scène j’applique un maquillage à des endroits précis de mon visage. Lorsque l’autre doit surgir, je me place au centre de la scène, et l’éclairage révèle les traits de Hyde superposés aux miens.

Nos deux visages se mêlent et le Mal prend vie sous vos yeux ébahis.

— Positivement fascinant, fit Caine. Mais la nuit dernière, quelqu’un vous a volé la vedette. » Le visage de l’acteur américain s’assombrit. « J’ai lu votre article.

C’est horrible.

— Hall, je vous en prie, ce n’est pas le lieu pour parler de ça.

— Au contraire, Henry. Si vous avez restauré cet endroit derrière la scène, c’est bien pour débattre de tous les sujets. Rappelez-vous les mots inscrits sur cette cheminée », fit Caine en tournant la tête.

Mansfield suivit son regard jusqu’à la tablette de la cheminée. Ne fidos inter amicos sit, qui dicta foras eliminet. Que nul ne répète au-delà de ce seuil les paroles prononcées ici.

19 « Les sujets de qualité seulement, répondit Irving. Ce qui se passe là-bas ne nous concerne pas. Vous avez écrit un article de très mauvais goût.

— C’est l’actualité, Henry, nous ne pouvons l’ignorer. Un écrivain écrit pour lui, un journaliste écrit pour les autres.

— Cette femme a été éventrée comme un vulgaire morceau de viande, s’indigna Mansfield en repoussant son verre de vin rouge sur le côté.

— Ces femmes, intervint Stoker.

— Quoi, il y en a eu plusieurs ? » L’acteur américain avait pâli sous le lustre. Son visage était blafard comme s’il portait encore son maquillage de scène. « Peut-être deux de plus, oui. » Irving frappa du poing sur la table, ce qui fit tinter ses couverts. « Bram, vous n’allez pas vous y mettre aussi !

— Nous avons un Hyde en liberté en plein cœur de Londres », s’écria Caine. Il se réjouissait presque.

Mansfield se leva pour se servir un cognac et se planta devant la cheminée. Stoker considéra son ami Caine. « Vous allez un peu vite en besogne.

— Mais non, Bram. Le jeu de Richard était si parfait qu’il a créé un égrégore. Il l’a invoqué en jouant sur scène et Hyde s’est matérialisé !

— C’est ridicule, fit Irving.

— Les égrégores existent, Henry. J’ai assisté à des séances de spiritisme qui le prouvent. Ils sont aussi réels que les fantômes.

— Pourquoi pas un vampire ou un loup-garou !

— Non. Ça, c’est du folklore. » Stoker observa Mansfield, il lui semblait que son dos s’était voûté. S’il y avait bien un monstre à Whitechapel, à quoi pouvait-il ressembler ?

JE SUIS LE SANG

Ludovic Lamarque & Pierre Portrait

Disponible début avril en librairie et sur le site des Moutons électriques http://www.moutons-electriques.fr/livre-395