Hémisphères No 5 - Savoir décloisonner - dossier

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VOLUME V JUIN 2013

Hemispheres5_Dossier_cover_PRINT_b_Mise en page 1 30.04.2013 15:51 Page 1

SAVOIRS DÉCLOISONNÉS

SAVOIR DÉCLOISONNER

LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

HES-SO

SAVOIR DÉCLOISONNER

Design et Arts visuels Economie et Services Ingénierie et Architecture Musique et Arts de la scène Santé Travail social

LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS HÉMISPHÈRES

CHF 9.– E7.– N°ISSN 2235-0330

VOLUME V

HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE HES-SO UNIVERSITY OF APPLIED SCIENCES AND ARTS WESTERN SWITZERLAND


Métamorphose De la chenille à la chrysalide, la Vanesse du chardon passe par différentes phases de (dé)cloisonnement avant de s’envoler à la conquête du monde. Ce papillon qui mesure trois centimètres est en effet présent sur quasiment toute la planète. Il s’agit du plus grand migrateur de son espèce: il se déplace d’Afrique en Europe ou du Mexique vers les Etats-Unis. Par groupe de quatre à cinq individus en moyenne, celui qu’on appelle aussi Belle-Dame avance de 500 km par jour, ne faisant que de rares pauses pour se nourrir de fleurs de chardon.

Autostéréogramme Dans ce champ de fleurs se cache un papillon. Pour observer sa silhouette transparente se détacher du paysage, le cerveau doit faire un effort oculaire de mise au point et de convergence. C’est le principe de l’autostéréogramme, qui donne l’illusion d’une scène en trois dimensions à partir d’une image en deux dimensions.




HÉMISPHÈRES LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

Savoir décloisonner

ÉDITÉE PAR LA HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE HES-SO VOLUME V


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HÉMISPHÈRES

Le monde n’a jamais été aussi décloisonné. En apparence. Grâce aux nouvelles technologies, on peut entrer en contact avec des milliers de personnes. La plupart des endroits sur Terre sont accessibles en moins de 24 heures. Le savoir humain se trouve en ligne, ouvert à tous. Mais, comme le dit le spécialiste en communication Dominique Wolton dans son entretien en p. 14, «ce n’est pas parce qu’on a décloisonné techniquement et géographiquement, qu’on a décloisonné mentalement». En réalité, dans notre société avide de sécurité et d’expertise pointues, les cloisons réconfortantes se multiplient. Les normes, de plus en plus nombreuses, les institutions ou les préjugés tenaces enferment les personnes et les idées. Internet ne sert souvent qu’à rencontrer ses semblables et à former des cercles fermés d’individus aux intérêts communs. Aurait-on oublié que des échanges féconds existent entre des domaines ou des personnes a priori opposés? Geneviève Ruiz, responsable éditoriale d’Hémisphères

PRÉFACE Un décloisonnement mental Dans ce dossier d’Hémisphères sur le décloisonnement, nous avons décidé de faire intervenir des professionnels dont l’expertise n’a rien à voir avec le sujet traité. Un cuisinier s’exprime sur l’art, un graphiste sur l’œnologie, ou un ingénieur sur la santé. Leurs visions sont à la fois riches et étonnantes. De leur côté, nos journalistes ont exploré le décloisonnement dans tous ses recoins. Ils ont rencontré des médecins qui ouvrent leur discipline à des méthodes non scientifiques, des typographes arabes qui adaptent leurs calligrammes à l’Helvetica, ou des professionnels du tourisme qui cherchent à labelliser le silence des paysages, en cloisonnant les zones encore à l’abri du bruit. Un dossier à parcourir l’esprit ouvert et en plein air.

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HÉMISPHÈRES

RÉFLEXION

8|

L’humain, le savoir et la technologie GRAND ENTRETIEN

14 |

Dominique Wolton AGRICULTURE

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Le nouvel âge d’or des vins hybrides PORTFOLIO

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Andri Pol encadre la Suisse TYPOGRAPHIE

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Helvetica en arabe

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Des artistes au labo

ART

SOCIAL

Mieux prévenir le suicide

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PORTRAITS

34 |

Un rapport individualisé au décloisonnement SANTÉ

38 |

L’art de la guérison

Savoir décloisonner SOMMAIRE

73 | Bibliographie 74 | Contributions 78 | Iconographie 79 | Impressum

TRAVAIL

42 |

Le prix du multitasking SCIENCES

46 |

Recherche: quand l’union ne fait plus la force INGÉNIERIE

50 |

Des robots humanisés CERVEAU

54 |

Quand les hémisphères se parlent TECHNOLOGIES

56 |

Privé-public, la dangereuse confusion SOCIOLOGIE

60 |

La fin des générations

63 |

Les paysages du silence

TOURISME

DÉBAT

67 |

Vers un décloisonnement urbain

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RÉFLEXION

L’humain, le savoir et la technologie Les décloisonnements caractérisent notre époque. Parmi eux, celui de la connaissance, plus accessible que jamais, celui du métissage des populations et celui des technologies, qui annulent les contraintes de l’espace et du temps. TEXTE

| Sylvain Menétrey

COLLABORATION

Décloisonner ressemble rarement à une action univoque dans l’histoire. Il s’agit plutôt d’une dialectique continuelle entre ouverture et fermeture à l’autre, à la connaissance, à la nouveauté. Le savoir, le métissage et la mise à disposition gratuite des données sont autant d’exemples qui illustrent ce mouvement. Le premier connaît une phase de cloisonnement intense depuis le XIXe siècle et fait désormais la place à de timides initiatives d’interdisciplinarité. Le brassage des populations qui accompagne la mondialisation semble aujourd’hui avoir atteint un niveau tellement élevé que la notion même de métissage ne fait plus sens. Quant à la fin des entraves à l’accès aux données, si elle en est encore à ses balbutiements, son potentiel est immense, tant pour les citoyens que pour les entreprises et les gouvernements. Précisions.

| Geneviève Ruiz

«Auparavant, l’université avait un rôle de transmission d’un savoir figé. La recherche était menée par des individus isolés comme Kepler ou Galilée. Willhelm von Humboldt, fondateur de l’Université de Berlin en 1809, a eu l’intuition que l’intégration de la recherche à l’université pouvait servir à faire évoluer ces savoirs tout en initiant des étudiants à la recherche. De la Prusse, ce modèle s’est exporté, jusqu’à devenir un système qui nous paraît naturel aujourd’hui.» Cette institutionnalisation de la recherche va conduire au découpage des connaissances sous forme de disciplines. La politique et l’économie qui réclament des individus bien formés pour remplir leurs besoins vont influencer aussi ce phénomène et favoriser l’émergence, ou le déclin, de certaines disciplines. Cette organisation compartimentée va se révéler féconde. Elle permettra de circonscrire des domaines de compétences et des objets de recherches. Avec, pour corollaire négatif, l’autonomisation et l’hyperspécialisation des chercheurs, inopérante face à la complexité du monde. «On ne peut pas se contenter d’une seule réponse fournie par la discipline, regrette Alfredo Pena-Vega, sociologue au Centre Edgar-Morin à Paris. Par exemple, le problème de la violence nécessite une approche sociologique et juridique; or que faire quand les sous-

La solitude des disciplines

Il est révolu le temps où un génie comme Léonard de Vinci pouvait inscrire sur son curriculum-vitae des activités aussi variées que l’art, l’ingénierie, la musique, la philosophie, la botanique et l’anatomie. Aux esprits universels de la Renaissance ont succédé des spécialistes dans des domaines très précis. Jan Lacki, historien et philosophe des sciences à l’Université de Genève, fait remonter cette évolution à la formation de l’université moderne au XIXe siècle.

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Willhelm von Humboldt (1767-1835) Ce philosophe, diplomate et ministre de l’Education prussien, était un visionnaire en recherche et en pédagogie. Pour lui, l’université ne représentait pas un système philosophique, mais se basait sur la recherche et la collaboration entre étudiants et professeurs. Son modèle a inspiré de nombreux pays.


RÉFLEXION

L’humain, les savoirs et la technologie

disciplines de la sociologie de la violence et de la sociologie de la justice dialoguent à peine entre elles? Notre système global est atrophié par la compartimentation.»

La physique des astroparticules est une nouvelle discipline, à l’intersection de la physique des particules, de l’astronomie et de la cosmologie. Son objectif est de répondre à des questions fondamentales comme la composition de l’Univers, la durée de vie du proton ou l’origine des rayons cosmiques. Son développement a entraîné la conception de nouveaux types de télescopes.

par les créateurs de mode, désormais, on mange, on danse et on s’habille métisse. Emportés par le vent de la mondialisation, les idées, les styles et les traditions circulent et se combinent pour créer des hybrides déracinés. Plus qu’une mode, le métissage apparaît comme une réalité dans laquelle nous sommes tous plongés.

La somme de savoirs accumulée depuis la Renaissance interdisant tout retour à une forme d’esprit universel, diverses expériences favorisant la rencontre entre les chapelles ont été tentées dès les années 1970. Mot fourre-tout pour certains, vœux pieux pour d’autres, l’interdisciplinarité a fait son entrée dans le monde académique. «On a utilisé ce terme comme un leitmotiv, mais sans changer de paradigme, relève Alfredo Pena-Vega. Aussi, la bureaucratie académique tend à tuer tout projet véritablement interdisciplinaire dans l’œuf, en gardant une structure où les disciplines gèrent les projets interdisciplinaires. Il faudrait inventer une chaire interdisciplinaire.» Pour Jan Lacki, la réalité du terrain s’oppose également à la volonté unificatrice prônée par certains instituts progressistes. «Par exemple, des gens qui s’intéressent aux astroparticules cherchent à se faire reconnaître en tant que discipline. Ils font du lobbying pour se faire financer. Ils ont même fait appel à un historien des sciences qui pense leur discipline.» Autrement, la discipline reste la voie vers la respectabilité, qui mène elle-même aux deniers publics.

Certains anthropologues pointent du doigt cette notion fourre-tout, en apparence si pratique pour décrire les croisements culturels et biologiques auxquels nous sommes confrontés en permanence. «J’ai renoncé à cette appellation dont j’avais pourtant été l’un des pionniers avec mon livre Logique Métisse au début des années 1990, car parler de métissage, cela sous-entend qu’on part de races pures qu’on croise afin d’obtenir un rejeton hybride. Or dans notre monde, la pureté n’existe pas. L’identité n’est jamais donnée, mais change au fil du temps. Je préfère désormais parler de dérivation», explique Jean-Loup Amselle, anthropologue français, directeur d’étude à l’Ecole des hautes études en science sociale à Paris. Comme Claude Lévi-Strauss l’a démontré, les premiers groupes humains se sont déplacés sur des milliers de kilomètres avant de s’établir provisoirement sur certains territoires. Lors de leurs périples, ils ont rencontré d’autres groupes avec lesquels ils se sont mélangés. C’est ainsi que des tribus indigènes de l’Amazonie peuvent partager des traits communs avec des groupes installés en Afrique. Cette acception qui fait de nous tous des êtres métis n’a bien sûr pas toujours été dominante et est encore loin d’être perçue comme telle dans nos sociétés. Pour beaucoup, le métissage remonte à la colonisation.

Cependant le terrain offre aussi des contreexemples, comme l’étude des processus d’hominisation qui pose des questions anatomiques, mais aussi techniques, écologiques, génétiques, éthologiques ou sociologiques. «On s’est rendu compte qu’il n’était plus possible d’avancer qu’avec l’archéologie, observe Pena-Vega. Il faut mettre en pratique des coopérations avec différents corps scientifiques, qui se révèlent payantes dans la datation par exemple. Un autre phénomène complexe qui nécessite la collaboration d’experts de différentes disciplines: le réchauffement climatique. Il semble évident que pour comprendre le monde interdépendant dans lequel nous vivons, qu’il faille faire appel à différents champs de connaissances si on veut être pertinent.»

Face à cette acception qui fait de nous tous des être métis, la découverte du Nouveau Monde, le commerce triangulaire et la colonisation pourraient apparaître comme des épiphénomènes. Il s’agit pourtant d’événements historiques qui ont accéléré les mélanges de populations en inaugurant la mondialisation. En parallèle à ces ajustements pragmatiques qui ont formé la base d’une culture métisse, s’est développée, du côté des colons, une volonté d’ordonner qui allait de pair avec celle de dominer. Pour décrire les nouveaux types physiques jusqu’alors inconnus et échapper à l’apparent chaos que représentait

Tous métisses

Du «Gangnam Style» coréen adapté à la mode genevoise au pantalon sarouel marocain revisité

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RÉFLEXION

L’humain, les savoirs et la technologie

LEXIQUE SANS FRONTIÈRE Brassage Mêler, fondre des personnes, des groupes, des cultures, dans un tout.

Cloison Paroi légère servant à former les divisions intérieures, non portantes, d’un bâtiment. Une cloison définit ce qui divise, sépare, empêche de communiquer.

Décloisonnement Fait de débarrasser les cloisons ou séparations qui empêchent la communication, la libre circulation des idées ou des personnes.

Hybridation Croisement entre deux variétés ou entre deux races, d’une même espèce ou non.

Interdisciplinarité Dialogue entre chercheurs de différentes branches qui cherchent des solutions ensemble. Première étape devant mener à la transdisciplinarité.

Melting-pot Endroit où se rencontrent des personnes d’origines variées, des idées différentes. Le concept a été utilisé pour décrire le brassage d’immigrés aux Etats-Unis durant le XIXe siècle.

Pluridisciplinarité Consiste à rassembler des représentants de plusieurs disciplines en vue d’éclairer une thématique selon différentes approches, sans que les scientifiques ne sortent de leur spécialité.

Transdisciplinarité Approche défendue par le célèbre sociologue et épistémologue Edgar Morin comme la voie vers la «pensée complexe». Réorganise la connaissance en s’extrayant des disciplines et en développant un langage commun, afin de penser des problématiques de manière systémique.

Cet arbre généalogique est un exemple des systèmes de classification des sciences naturelles qui ont connu un essor dès le XVIIe siècle. Il a été imaginé par Ernst Hæckel (1834-1919), biologiste et philosophe allemand, qui a développé une théorie des origines de l’homme. Il a été publié en 1884 dans son livre intitulé «Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles».

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RÉFLEXION

The Lovings Celebrate Supreme Court Victory Mildred et Richard Loving s’embrassent lors d’une conférence de presse et fêtent l’arrêt «Loving v. Virginia» rendu par la Cour suprême des Etats-Unis en 1967. Celui-ci casse une décision de la Cour de l’Etat de Virginie, où vivaient les plaignants, en déclarant anticonstitutionnelle une loi qui interdisait les mariages entre personnes de race noire et blanche. Le couple, marié depuis quelques années, avait été dénoncé par voie anonyme et condamné à un an de prison.

L’humain, les savoirs et la technologie

Carte isochronique de Paris, 2010 Les données de Google Maps ont permis de concevoir ces cartes de Paris, qui reflètent le temps de transport jusqu’au centre-ville à vélo, en métro ou en voiture.

Saira Mohan a été choisie par le magazine américain Newsweek en 2003 comme le visage parfait de la globalisation. Son teint mat, ses lèvres pulpeuses et ses yeux ronds proviennent d’un mélange entre son père né en Inde et sa mère d’origine franco-irlandaise. Le média l’a décrite comme un exemple des nouveaux standards de beauté.

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RÉFLEXION

L’humain, les savoirs et la technologie

lange de couleur de peau parce qu’il s’agit d’un caractère visible. Mais il existe quantité d’autres croisements invisibles comme le groupe sanguin, qui peut rendre des personnes bien plus incompatibles que s’ils sont Noirs ou Blancs», explique l’anthropologue Ninian Hubert van Blyenburgh, chargé de cours à l’Université de Genève et responsable de la diversité à la Ville de Genève. Autrement dit, même si l’on ne remarque que le mélange d’individus de populations éloignées en raison des caractères physiques, d’un point de vue biologique n’importe quelle reproduction sexuée génère du métissage. On en revient donc à la célèbre phrase d’André Langaney: «Qui fait un œuf, fait du neuf.»

tous ces «sangs mêlés», ils ont dressé des tableaux de classification permettant d’étiqueter chaque groupe métisse comme les mulâtres nés d’un Blanc et d’un Noir, les quarterons nés d’un Blanc et d’un Métis, et ainsi de suite. Ces catégories sont par la suite devenues des castes génératrices de nouvelles hiérarchies. Ces tableaux dérivent des systèmes de classification des sciences naturelles qui prenaient leur essor au XVIIe siècle. «Deux courants se sont opposés. D’un côté, on trouvait les pragmatiques qui défendaient l’idée qu’un groupe d’individus forme une espèce dès le moment où ses membres peuvent se reproduire entre eux. De l’autre, le courant typologiste affirmait que seul l’aspect extérieur comptait.» De cette vision fondée sur l’observation plutôt que sur la sexualité résulte une série de cloisonnements sous forme d’espèces, de races et de variétés, dites pures. Si les métissages qui ont suivi la colonisation ont tant marqué les esprits et les marquent encore, c’est parce qu’ils sont immédiatement identifiables. «On s’attache beaucoup au mé-

Logiquement, plus les sociétés sont ouvertes, plus les métissages visibles rentrent dans les mœurs. «Dans les sociétés très hiérarchisées, où l’on cherche à fixer des appartenances, les métis brouillent l’ordre social, on les classe donc dans des sous-groupes au statut peu enviable», note Claudio Bolzman, professeur spécialiste des migrations à la Haute école de travail social (HETS)

Le professeur spécialiste des migrations Claudio Bolzman explique que celles-ci restent un phénomène modeste à l’échelle mondiale, qui génère beaucoup de fantasmes.

La richesse génétique des populations

Où vivent les populations dont le génome présente les plus grandes variations d’un individu à l’autre? Une vaste étude dirigée par Sarah Tishkoff de l’Université de Pennsylvanie a dressé une carte de la diversité génétique, qui diminue en fonction de la distance à l’Afrique, origine de l’humanité.

Lieu de l’origine de l’humanité* C’est dans cette région côtière délimitant l’Angola et la Namibie que vit le peuple des San, dont le génome présente le plus grand nombre de variations. Ces Africains seraient ainsi les descendants directs des premiers humains sur Terre.

Diversité génétique ← élevée

Lieu de la première sortie de l’Afrique* Voici le point d’où, il y a près de 50’000 ans, un petit groupe d’humains – peutêtre 150 – ont quitté l’Afrique et peuplé le reste du monde.

* Emplacement exact débattu dans la communauté scientifique

faible →

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RÉFLEXION

L’humain, les savoirs et la technologie

Thomas Gauthier, enseignant d’économie d’entreprise à la Haute école de gestion de Genève – HEG-GE, a analysé les données bibliographiques du moteur de recherche PubMed, qui recense 22 millions de citations dans le domaine de la biologie et de la médecine. Grâce à ce traitement de données par le biais d’algorithme, il a pu fournir une radiographie du marché des gastro-entérologues et des hépatologues. Le service commercial n’a plus eu qu’à élaborer un plan marketing pour se lancer dans cette aventure.

à Genève. Les mariages inter-ethniques sont un témoignage de l’intégration d’un groupe au sein d’une communauté. «En Suisse, une équipe de chercheurs zurichois a demandé dans les années 1970 à des pères de famille s’ils accepteraient que leur fille épouse un Italien. Moins de la moitié d’entre eux auraient donné leur accord. Le même sondage réalisé ces dernières années obtient des réponses positives dans plus de 90% des cas», rapporte Claudio Bolzman. Sous l’effet de la mondialisation, les brassages de populations se sont encore accentués. Mais dans des proportions moindres par rapport à ce qu’on imagine communément. «Dans les années 1970, on dénombrait 84 millions de migrants dans le monde, ce qui correspondait à un peu plus de 2% de la population mondiale. Les migrants représentent aujourd’hui 210 millions de personnes en valeur absolue et 3% en valeur relative. Les migrations restent donc un phénomène assez modeste, qui génère beaucoup de fantasmes», relève Claudio Bolzman. En réalité, la mondialisation a davantage libéré les flux de marchandises et de capitaux que ceux d’individus. Des pays pourtant au cœur des échanges internationaux comme les Etats-Unis ou le Brésil n’accordent des permis de séjour aux étrangers qu’au compte-gouttes. Par contre, en favorisant l’essor des multinationales et du capitalisme, la mondialisation provoque une uniformisation des modes de vie. «Tout le monde ou presque travaille huit heures par jour, regarde la télévision quatre heures, mange chez McDonald’s, etc., relève van Blyenburgh. Il ne reste aujourd’hui pratiquement plus de groupes humains privés de contact avec le reste de l’humanité. Des métissages spectaculaires entre aborigènes et colons n’ont plus de chance de se reproduire.»

Ce cas concret témoigne de l’immense potentiel des données publiques, gratuites et libres d’accès qu’on appelle les open data ou données ouvertes. Depuis quelques années, les gouvernements mettent à disposition des masses impressionnantes de données à travers des interfaces comme Data.gov aux Etats-Unis ou Etalab en France. Elles intéressent des chercheurs, des activistes ou des entrepreneurs. Le futur semble appartenir à ceux qui sauront tirer des applications intéressantes au niveau économique, culturel, scientifique ou simplement citoyen. En Suisse, on en est encore aux premiers tâtonnements. Tout juste peut-on citer l’exemple de Connect.CFF qui emploie les données d’horaires des transports. Grâce à cette application, les membres de Facebook et de Twitter peuvent retrouver leurs amis qui voyagent dans le même train, tram, bus ou bateau. En Grande-Bretagne, Tim Berners-Lee, l’inventeur du web, a fondé Open Data Institute en 2012, un incubateur pour des start-up spécialisées dans les données. Cette association à but non lucratif héberge par exemple la société Locatable qui, par des recoupements de données sur les temps de déplacements, les écoles ou encore les statistiques criminelles, indique à ses utilisateurs où ils devraient habiter. Comme beaucoup d’applications qui gèrent des données chiffrées, Locatable a pour conséquence de limiter les hasards de la vie. «A l’ère des big data, il s’agit de réfléchir à la façon de ne pas ôter à l’humain sa prérogative de décider, analyse Thomas Gauthier. Il faut déterminer où positionner le curseur entre le tout factuel, et le tout intellectuel ou émotionnel.» Une nouvelle application devrait répondre prochainement à cette question.

Le potentiel des données gratuites

Soit un fabricant de matériel d’imagerie médicale français, qui a déjà équipé l’ensemble des services de radiologie du pays. Cette entreprise cherche désormais à poursuivre sa croissance en s’attaquant au marché des gastro-entérologues et des hépatologues. Elle bute cependant sur son ignorance de la structure de ce milieu: qui sont les early adopters susceptibles d’influencer leurs confrères? Pour répondre à ces questions,

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GRAND ENTRETIEN

«La cohabitation culturelle fait peur» Les nouvelles technologies et la libéralisation économique sont censées décloisonner le monde. Pourtant, le mur de l’incompréhension n’a jamais été aussi haut, estime Dominique Wolton, spécialiste de la communication. TEXTE

| Serge Maillard

Vous avez publié, il y a vingt ans, un numéro d’Hermès intitulé Frontières en mouvement. En 2012, le numéro 63 s’appelle Murs et frontières... Le décloisonnement espéré n’a pas eu lieu? En 1990, on pensait que la disparition des frontières à travers la mondialisation était un progrès. Aujourd’hui, de nouveaux murs sont apparus parce que la mondialisation est restée strictement économique. On fait semblant de croire qu’un décloisonnement politique a eu lieu. Or, l’autodissolution du communisme, ce n’est pas la victoire de la démocratie, mais celle de l’économie globalisée, sans projet politique et culturel.

Pour rencontrer Dominique Wolton, un objet indispensable trône sur la table: l’enregistreur. Le spécialiste de la communication mitraille. Un débit trop élevé pour qu’un stylo et une feuille vierge ne suffisent. Des phrases nerveuses, parfois un temps d’attente, avant que le flux ne reprenne. «Il fonctionne votre appareil? Je suis méfiant sur la technologie…» La lumière rouge clignote. Cela n’empêchera pas des coups d’œil inquiets sur le signal lumineux durant l’interview, qui se déroule à Paris, dans le bureau du directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS. Pourquoi l’interroger sur le décloisonnement? Peut-être parce que le directeur de la revue Hermès a intitulé Indiscipliné son dernier ouvrage. Peut-être également parce qu’il décrypte depuis trois décennies le décalage entre les promesses d’une mondialisation technologique et économique, et la résurgence de murs identitaires.

Ce qui fait consensus aujourd’hui au niveau mondial, ce n’est pas la démocratie, mais le capitalisme. Et cela ne suffit pas pour aboutir à une philosophie politique. Un marché global n’a jamais fait un nouvel homme. Il n’y a plus que la guerre économique. D’où les crises à répétition, car le monde n’est plus dirigé que par une logique spéculative. Ce n’est pas forcément un progrès. On est en train de s’en apercevoir. Et le libre marché mondial n’empêche pas les murs physiques et les racismes. Il n’y en a jamais eu autant. L’enjeu mondial, ce n’est pas une économie mondiale, mais l’apprentissage toujours plus difficile de la cohabitation pacifique des cultures.

Durant l’entretien, Dominique Wolton virevolte. Il se lève, marche en cercle, met la main sur l’épaule du journaliste, lui propose un verre d’eau et un biscuit, se rassied. Parfois, il lance un juron, en pleine ébullition, ou prend la température: «Ça vous va, ce type de réponse? N’oubliez pas de noter cela.»

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GRAND ENTRETIEN

Dominique Wolton

Le politicien français JeanMarie Le Pen à la fête des Bleu-blancrouge en 2005. Cette manifestation est une rencontre annuelle des sympathisants et membres du Front national depuis 1981.

Quels sont ces nouveaux murs qui apparaissent? Ils sont liés au retour en force de l’identité, que l’on a totalement sous-estimée depuis la chute du Mur. On était tellement content d’avoir fait tomber la barrière Est-Ouest qu’on a oublié qu’il fallait aussi gérer les identités collectives! Plus la mondialisation économique progresse, et avec elle la circulation des capitaux et des hommes riches, plus les identités se réveillent, avec une dimension souvent conflictuelle. Le phénomène fondamentaliste réactionnel qui se joue dans l’islam va toucher d’autres religions et d’autres phénomènes culturels.

De son côté, le nationalisme défensif à la manière de Le Pen reprend un vocabulaire vieux de plus d’un siècle, mais paraît encore plus crédible aujourd’hui. Les populistes posent un vrai problème: ils mettent le doigt sur la domination de la logique économique dans la mondialisation et sur la dévalorisation de tout ce qui ramène à l’identité, sous peine de favoriser le nationalisme. Dans tous les espaces culturels, on se battra pour des religions, des frontières, des langues, des patrimoines symboliques, l’histoire, la mémoire. Si vous êtes menacé dans votre identité, tout fait sens. Un Suisse qui est bien dans sa peau ne revendique rien.

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GRAND ENTRETIEN

Dominique Wolton

Selon vous, internet aussi risque de cloisonner le monde. La toile est pourtant vue comme un espace de liberté. Comment parvenez-vous à cette conclusion? Internet est d’abord un apprentissage de la liberté et de la mobilité. Ce qui explique son succès. En outre il réunit plus facilement ceux qui ont des points communs. Mais pour une mondialisation réussie, il faut aussi faire cohabiter tous ceux qui ne se ressemblent pas et qui sont plus nombreux que ceux qui se ressemblent! Ce qui menace le monde avec internet, c’est un recloisonnement communautaire. D’ailleurs, les grandes compagnies informatiques nous vendent la liberté totale, mais Steve Jobs était un homme qui voulait tout contrôler, bien marqué par son identité culturelle.

Fragment du mur de Berlin dans le quartier de Moabit. La chute du mur a modifié la composition de ce quartier. Devenu central dans la capitale réunifiée, il a été l’objet de nombreux projets immobiliers et d’infrastructure.

Une forme de conscience du monde a tout de même émergé avec la mondialisation. En 2005, l’Unesco a mis le pied dans la fourmilière avec la reconnaissance du principe de la diversité culturelle, aujourd’hui ratifié par plus de 100 Etats. Il existe un besoin impératif d’organiser politiquement cette cohabitation. C’est le grand défi de notre époque. A force de se voir de plus en plus facilement, on sait maintenant que l’on est différents les uns des autres et qu’on n’a pas grand-chose à se dire.

La grande question du décloisonnement, pendant cinquante ans, a été d’affirmer un droit à la vie privée. Et on abandonne maintenant cette conquête politique à la traçabilité et au flicage. Les gens aiment cela pour l’instant, parce qu’il y a une forme de narcissisme dans cette généralisation de l’expression. Tout le monde a quelque chose à dire et on préfère sacrifier notre sécurité et notre traçabilité à ce sentiment de communauté. La fascination technique l’emporte. Mais un jour, on se rendra compte qu’il faut défendre cette conquête fragile.

Il faut néanmoins apprendre à cohabiter. On n’avait jamais pensé ce concept de cohabitation dans cette dimension politique, ni à cette échelle. La diversité culturelle n’était pas reconnue comme un grand enjeu politique et mondial, ni l’apprentissage de la cohabitation culturelle comme le chantier le plus important après celui de l’écologie. Et il est plus difficile d’apprendre à cohabiter avec les hommes qu’avec la nature. La revalorisation des identités culturelles collectives est une condition indispensable pour avoir une chance de préserver la paix dans la mondialisation. Tout le monde crie à la guerre et au nationalisme. Mais l’identité n’a pas le même sens dans un monde ouvert que dans le monde fermé d’hier. Aujourd’hui, l’identité est la condition de l’ouverture. Pour exister dans la mondialisation, il faut deux jambes: l’ouverture et l’identité. Nos schémas mentaux habituels détestent l’identité. Pour décloisonner, il faut d’abord valoriser sa propre identité culturelle collective – une identité ouverte sur l’autre, pas une identité refuge.

En même temps, les nouvelles technologies ont élargi notre horizon, et réduit la taille du monde. Il y a mondialisation technique, mais le contenu culturel n’a pas suivi. Aujourd’hui, on trouve dans le monde 6 milliards de smartphones, 5 milliards de postes de radio, 4 milliards de télévisions. Et pourtant, il n’y a jamais eu autant d’incommunication. Ce n’est pas parce qu’on a décloisonné techniquement et géographiquement qu’on a décloisonné mentalement. Au contraire, ces technologies révèlent plus que jamais les barrières mentales qui restent à surmonter. Cela montre que l’information n’est rien sans la communication, la négociation avec l’autre. Ce n’est pas parce qu’il peut envoyer des informations 24 heures sur 24 que l’homme va changer: les langues, les patrimoines culturels,

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GRAND ENTRETIEN

Dominique Wolton

protectionnistes. La tragédie de l’Europe, c’est qu’elle n’arrive pas à être fière de son projet de cohabitation pacifique et de solidarité et qu’elle est très mauvaise communicante. On n’a pas les mêmes valeurs, ni les mêmes langues, on est d’accord sur rien et on arrive à se respecter et à agir ensemble sur un nombre croissant de sujets.

les grands concepts diffèrent. Sous le vernis de la circulation de l’information, il y a un océan d’incommunication. C’est un constat pessimiste… Non. Quatre éléments me rendent optimiste. 1. dès lors qu’il y a une mondialisation de l’information, aussi imparfaite soit-elle, cela suscite un potentiel critique. 2. les peuples circulent. 3. ils se voient et peuvent s’apprivoiser. 4. l’Europe. On ne se comprend pas, mais on cohabite et les nations les plus riches ont aidé les plus pauvres. Ce modèle peut être non pas exporté, mais adapté au reste du monde.

La seule tragédie de l’Europe, c’est de ne pas avoir pu empêcher la guerre en Yougoslavie, et la création d’un nouvel Etat barbelé, le Kosovo. C’est à nouveau un paradoxe: la partie du monde la plus en avance sur le thème de la frontière a précisément craqué sur cette question. Mais la Yougoslavie c’était l’œil du cyclone de l’Europe avec toutes les contradictions du nationalisme, des religions, des langues, des contentieux historiques. On a sous-estimé le poids symbolique des frontières. Les supprimer ne suffit pas à les respecter.

Actuellement, vous pensez vraiment que l’Europe fait encore rêver? Mais ce n’est rien, cinquante ans d’histoire de vie commune! La partie du monde la plus intéressante sur le thème du décloisonnement et de l’apprentissage de la cohabitation, c’est l’Europe. Le paradoxe, c’est qu’elle est considérée comme étant «en retard», alors qu’on est largement en avance par rapport à cette question du XXIe siècle: on se supporte quand tout est transparent et visible! Cela fait un demi-siècle qu’on expérimente la cohabitation, on voit la difficulté. Et pourtant on insiste avec en plus un projet politique d’intégration. S’il y a un endroit au monde où l’on connaît les difficultés de l’intégration et de la cohabitation, c’est bien l’Europe.

BRICS Cet acronyme désigne cinq pays: le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Ces puissances émergentes regroupent 40% de la population mondiale, et leur place dans l’économie croît fortement. Les prévisions indiquent qu’elles totaliseront 40% du PIB mondial en 2025.

Un espace paraît déjà décloisonné: le monde de la recherche. Est-ce un modèle à suivre? Le progrès même des connaissances oblige à l’interdisciplinarité, même si la science a aussi besoin des identités disciplinaires. Mais les objets de connaissance sont beaucoup plus complexes qu’autrefois, donc il faut faire coopérer les disciplines. On peut donc voir dans cette interdisciplinarité une forme de coopération, mais il ne faut pas être naïf. La concurrence entre pays reste forte et les différences culturelles dans le rapport au savoir aussi. Les sciences n’échappent pas à la question de la négociation pour arriver à cohabiter.

Aujourd’hui, on pense plutôt aux BRICS comme modèle d’avenir. Oui, mais ils n’ont pas grand-chose en commun en dehors d’un certain niveau économique et de concurrence avec les pays plus riches. Même chose pour les pays émergents. Leur enjeu, c’est une logique de conquête. Au contraire, l’enjeu de l’Europe, c’est d’organiser la cohabitation politique. Ce n’est pas un projet économique, mais politique. L’Europe ne sait pas où elle se termine. Elle est condamnée à avoir des frontières fluctuantes et une identité dynamique, ce qui en fait le projet politique le plus démocratique et utopique de l’Histoire de l’Humanité.

Le grand risque, par ailleurs, c’est l’hyperspécialisation, qui empêche de prendre de la hauteur de vue. Le développement des sciences a conduit à cette spécialisation, à ne mener la guerre qu’à petite échelle. C’est toujours le même défi: comment faire cohabiter une identité disciplinaire forte avec une ouverture sur l’autre? On sait comment sortir de l’hyperspécialisation pour prendre de la hauteur et aborder les grandes questions qui font l’honneur de la connaissance. La pensée, c’est toujours prendre le risque d’hypothèses et d’interprétations globales. Les sciences sont donc confrontées aux mêmes problèmes que les Etats: prendre de la hauteur, assumer des hypothèses ambitieuses; apprendre à cohabiter.

On ferme les frontières, mais qu’à moitié. Même sur le plan économique, c’est paradoxal: l’Europe reste un marché ouvert alors que les plus grandes puissances mondiales, Chine et Etats-Unis, sont

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AGRICULTURE

Le nouvel âge d’or des vins hybrides Face aux ravages des champignons et au réchauffement climatique, les œnologues suisses travaillent sur un vin hybride, combinant qualité européenne et résistance américaine. TEXTE

| Serge Maillard

Pour comprendre l’intérêt de ces croisements, il faut passer par les sursauts de l’histoire viticole. Avant la découverte du Nouveau Monde, la vigne européenne était bénie des dieux, abondante et peu affectée par la maladie. Mais l’apparition de nouvelles espèces nuisibles venues d’outre-Atlantique faillit signer l’arrêt de mort de cette tradition à la fin du XIXe siècle. «Il a fallu s’adapter. Si on utilisait encore les moyens de l’époque, la culture de la vigne aurait totalement disparu», rappelle Philippe Dupraz, professeur à l’Ecole d’ingénieurs de Changins.

Cette naissance pourrait bouleverser la famille viticole suisse. Fruit du croisement d’une «mère» Gamaret et d’un «père» Bronner, un nouveau cépage hybride vient d’être homologué par l’Agroscope de Pully (VD). Le centre de recherche fédéral a mis seize ans à le concevoir. L’attente en valait la peine, à en croire Jean-Laurent Spring, chef du groupe de recherche viticulture: «Nous avons testé 30’000 ceps avec des marqueurs biochimiques pour trouver des cépages résistants au mildiou (un champignon qui attaque la vigne, ndlr). La résistance n’est pas absolue, mais stable. Elle permet de réduire les interventions phytosanitaires et diminue la capacité d’adaptation des champignons.»

Le premier de ces maux a pour nom phylloxéra, un puceron qui pique les racines des plants pour en extraire la sève, ce qui provoque une blessure et mène à la pourriture. «Les viticulteurs n’arrivaient pas à s’en débarrasser. Heureusement, on s’est rendu compte d’une chose: si le puceron venait d’Amérique, les espèces viticoles sauvages américaines, comme Vitis rupestris ou Vitis riparia, devaient bien lui résister.»

Si ce rejeton au nom de code improbable (IRAC 2091) est plus vigoureux que ses lointains cousins Gamay et Chardonnay, c’est parce que du sang américain coule dans ses veines. Aujourd’hui, la grande majorité des vignes plantées à travers la planète appartiennent à l’espèce européenne Vitis vinifera, qui donne les crus les plus fins. Mais l’arbre généalogique du nouveau-né, disponible auprès des pépiniéristes dès 2015, compte également des gènes résistant aux champignons, héritage de croisements sur plusieurs générations avec des espèces américaines.

Les vignerons ont alors croisé espèces européennes et américaines – comme le fait aujourd’hui l’Agroscope – pour donner des hybrides, résistant non seulement au phylloxera, mais également aux champignons venus d’outre-Atlantique, le «mildiou» et l’«oïdium». «En France, dans les années 1950, il y avait

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L’agroscope a récemment annoncé que son cépage hybride serait commercialisé sous le nom de Divico, en l’honneur du mythique chef helvète. Il sera disponible chez les pépiniéristes viticoles dès 2015.


AGRICULTURE

Le Phylloxera vastatrix, ou phylloxéra de la vigne, est un insecte américain apparu en France au XIXe siècle. Il s’est progressivement étendu à tous les vignobles européens. L’infestation d’un plant par ce puceron ravageur entraîne sa mort en trois ans.

Le nouvel âge d’or des vins hybrides

500’000 hectares de productions hybrides», souligne Jean-Laurent Spring. Mais ces productions ne sont jamais parvenues à égaler les qualités gustatives des espèces européennes. «Les espèces américaines étaient sauvages, elles n’ont jamais été sélectionnées pour leur qualité.» Une autre pratique, qui consiste à greffer les espèces européennes sur des racines américaines résistantes au phylloxera, l’a alors emporté. Pour traiter les champignons, on s’oriente vers les nouveaux pesticides disponibles sur le marché. Le vent tourne alors contre les hybrides: «Il y a eu une forme de chasse aux sorcières, notamment en France. Dans les années 1950, les hybrides ont été exclus des appellations et la production est tombée à 20’000 hectares.»

En revanche, contre le mildiou, on utilise du cuivre, un oligo-élément stable et peu mobile, qui conduit à un risque d’intoxication du sol. Selon le taux de résidus des produits, il pourrait aussi y avoir un impact sur la santé.» La pression des consommateurs agit donc en faveur d’un retour des hybrides.

Les hybrides, après un demi-siècle de déclin, pourraient vivre un second âge d’or. «Les consommateurs ont acquis une grande sensibilité à l’environnement et acceptent moins le traitement des vignes, explique Philippe Dupraz. Contre l’oïdium, on utilise du soufre, qui se dégrade et ne présente pas de problème majeur.

L’an passé, les attaques de mildiou ont été particulièrement virulentes en Suisse. La faute au réchauffement climatique? «Les incertitudes restent nombreuses. Mais le réchauffement risque de mener à plus d’humidité, donc à une augmentation prévisible des maladies. Cela explique que tous les organismes européens travaillent sur

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AGRICULTURE

Le nouvel âge d’or des vins hybrides

Bio et locale, la tomate du futur

la création d’hybrides pour obtenir de nouveaux cépages. La question du phylloxéra est réglée par le greffage. La priorité maintenant est de résister aux champignons et à la pourriture qu’ils génèrent sur les ceps.»

Le marché des semences hybrides est contrôlé par des multinationales, accusées de faire chuter la biodiversité. L’engouement pour la vente directe pourrait changer la donne.

Reste la question du goût. Si les productions de vins d’hybrides ont été abandonnées au milieu du XXe siècle en raison de leur grossièreté, comment éviter un nouvel échec? «L’idéal, c’est la qualité européenne avec la résistance américaine. Le cépage obtenu a été travaillé sur de multiples générations pour conserver uniquement le goût Vinifera.» C’est le point critique pour l’acceptation du marché, reconnaît JeanLaurent Spring, qui parle d’un vin très proche du Gamaret, mais aux couleurs plus soutenues. «Il a donné satisfaction lors des tests menés auprès de consommateurs.»

Dans ce dossier sur le décloisonnement, Hémisphères fait intervenir dans certains articles des experts hors contexte. Leurs réflexions étonnantes ouvrent de nouveaux horizons.

Ceux-ci ne seront pas forcément les plus durs à convaincre. De leur côté, les viticulteurs accepteront-ils facilement de troquer leurs crus pour des hybrides de sang mêlé? «C’est vrai que nous avons le culte de la tradition dans la viticulture suisse, concède Jean-Laurent Spring. Mais à la marge des appellations d’origine, je crois qu’il y a de la place pour le développement de ces produits. Il y aura une pression accrue James Thom, graphiste au niveau des maladies fon- «Les vins issus de ces cépages giques. Ce sont des réflexions hybrides m’intriguent. Est-ce qu’on verra apparaître de nouvelles douloureuses, mais il faut pen- saveurs? Ou du très bon vin à des ser à des alternatives.» prix accessibles? J’imagine peut-être Philippe Dupraz note un «revirement récent, mais très net» en France, pays historiquement le plus rétif à l’utilisation des hybrides. Le chercheur admet que l’ancienne génération a du mal à accepter le retour de l’hybride. «Mais ils finiront par y trouver leur compte. Car il y a aussi un critère économique, avec la diminution de la quantité de produits pour traiter la vigne.»

un séisme dans l’histoire du marché du vin, très conservateur, qui ne s’est pas actualisé de mon point de vue de graphiste. On commence à voir des étiquettes intéressantes, mais on sent deux extrêmes: soit un style ultra-traditionnel, avec le château en gravure et un beau portail en Garamond, soit quelque chose sorti tout droit du Bauhaus. Cette image me déplaît car elle donne une impression élitiste. Il manque une ouverture sur le monde extérieur. Je rêverais de voir un vigneron collaborer avec des designers ou des artistes. Une fusion électrique qui pourrait donner quelque chose de moderne dans cette industrie.»

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Dans la culture maraîchère, les hybrides ne sont pas sur le retour, comme en œnologie. Ils dominent largement la production. «Les croisements donnent des semences plus productives et homogènes, explique Vincent Gigon, chargé d’enseignement à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture à Genève – hepia. De plus, l’ensemble de la production arrive à maturité au même moment, nécessitant une seule récolte.» Mais les hybrides ont un grand défaut: elles ne sont pas reproductibles. Et ce marché s’est concentré au point d’être aujourd’hui dominé par quelques multinationales, comme Monsanto, Cargill ou Syngenta: «Ces entreprises ont la mainmise, car elles sont capables de faire ces croisements. Avant, les sélectionneurs étaient des maisons familiales.» La législation leur procure aussi un avantage. Dans la plupart des pays européens, les semences commercialisables doivent être inscrites dans un catalogue de variétés. Mais des critères d’homogénéité et un coût d’inscription élevé favorisent les producteurs d’hybrides: «En France, la société Kokopelli a voulu vendre des variétés anciennes et reproductibles, mais non inscrites au catalogue. Il y a eu procès et elle a perdu.» De son côté, la Suisse a mis en place une catégorie spéciale pour les variétés de niche, avec des exigences moins importantes, notamment en termes de frais d’inscription. «La pratique suisse devrait être étendue au reste de l’Europe, estime Vincent Gigon. Il n’y a pas de raison qu’un maraîcher ne puisse pas vendre des semences.» La perte de biodiversité liée à la domination d’une minorité d’espèces est aujourd’hui dénoncée. «Il y a une tendance à revenir sur d’anciennes variétés reproductibles, de plus en plus présentes dans la vente directe. Des fondations comme Pro Specie Rara conservent de leur côté leur patrimoine génétique. Ce sont des réservoirs de biodiversité pour le futur, qui seront peut-être utiles un jour.» Pour Vincent Gigon, la perte de biodiversité n’est pas liée uniquement à l’hybridation: Il faut un changement de comportement des consommateurs, qui mènera à des concessions de la grande distribution, estime le chercheur. Il observe aussi un nouvel état d’esprit parmi ses étudiants, plus axés que leurs parents sur le bio.


PORTFOLIO

Andri Pol encadre la Suisse Pendant une année, le photographe d’origine grisonne Andri Pol a arpenté la Suisse. «Je voulais mieux connaître mon pays, car je voyage énormément, dit cet autodidacte qui travaille pour des magazines suisses et étrangers. A la base de ma démarche, il y a une simple curiosité.» La série Grüezi Switzerland comporte une vision à la fois introspective et anthropologique: «Ces images représentent la société suisse telle que je la vois. Je voulais raconter des histoires, différentes des stéréotypes habituels.» Les clichés sont présents dans les images d’Andri Pol, mais pour y être interpellés: le Cervin est flanqué de canons à neige ou capté à travers la caméra d’un touriste. Les mises en scène, préparées avec minutie, comportent des cadres, des grillages ou des cloisons. Une critique détournée de la société suisse? «Ce n’est pas mon ressenti, répond le photographe. Je pense que les Suisses font preuve d’ouverture d’esprit. J’ai plutôt un besoin urgent d’encadrer ce que je vois.» www.andripol.com

Le plus important sur cette photo, ce sont les géraniums qui décorent le fumier. Une esthétique typiquement suisse selon le photographe, qui dénote d’une tentative désespérée de rendre le monde plus joli qu’il ne l’est.

Bauer


TYPOGRAPHIE

Helvetica en arabe L’informatique et la mondialisation ont forcé des régions du monde avec une forte tradition calligraphique à adopter la culture typographique occidentale. Un impérialisme des signes, dénoncé par certains typographes. TEXTE

| Sylvain Menétrey

s’avérer compliqués. La typographe indique ainsi qu’elle a bûché pendant trois ans pour développer sa Frutiger Arabic. «En pratique, il s’agit d’observer la fonction d’une police de caractères. A partir de cette analyse, je cherche le style arabe capable de remplir ce rôle. Durant le processus de design, il faut tenir compte du rythme et de la texture propres aux deux écritures», explique-t-elle.

En 2012, l’aéroport de Dubaï a eu droit à un relooking. Pour sa nouvelle signalétique, le hub a choisi la typographie Frutiger, un classique du genre que le Suisse Adrian Frutiger avait conçu pour l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle à Paris en 1977. A Dubaï, ce ne sont toutefois pas uniquement les caractères latins qui sont visibles dans cette police, mais aussi les informations en arabe. Véritable hybride, la Frutiger Arabic est une typographie qui emprunte la clarté et la sobriété à sa parenté latine, combinée au style calligraphique arabe. Elle apparaît comme une police fonctionnelle, singulièrement moderne par rapport à l’idée qu’on se fait d’une écriture arabe très ornementale.

Les expériences de greffes entre tradition typographique occidentale moderne et écritures exotiques se multiplient à travers le monde. Ainsi, la police Helvetica possède désormais des variantes en cyrillique, en hébreu, en chinois, en japonais ou en coréen. «J’ai commencé à travailler sur des familles de polices de caractères arabes et latins en 2003. A cette époque, les besoins en typographies hybrides existaient déjà, mais personne n’y répondait. Cette pratique connaît un essor considérable depuis cinq ans», confirme Nadine Chahine.

On doit à la typographe libanaise Nadine Chahine la maternité de ce compagnon de la Frutiger. Elle l’a dessiné en 2004 sur commande de l’Université américaine de Beyrouth avec la bénédiction du maître helvétique, qui a supervisé ses travaux. Designer chez Linotype, la grande fonderie allemande, Nadine Chahine fait partie des spécialistes des adaptations de classiques de la typographie occidentale. On lui doit également les versions officielles arabes de Neue Helvetica et de Univers.

Les demandes pour de tels jeux de caractères proviennent pour l’essentiel d’organisations actives sur plusieurs continents. Les entreprises multinationales, les aéroports ou encore les organisations internationales cherchent à unifier leur communication en proposant des typographies parentes dans des écritures différentes.

Ces exercices d’hybridations entre des formes d’écritures a priori incompatibles peuvent

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La typographe libanaise Nadine Chahine a développé la Frutiger Arabic. Un travail qui lui a pris trois ans.


TYPOGRAPHIE

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Helvetica en arabe

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La typographie XinGothic est l’une des plus utilisées en Chine, à Taïwan et à Hong Kong. Elle a été créée par Sammy Or, un célèbre typographe asiatique depuis plus de trente ans.

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TYPOGRAPHIE

Helvetica en arabe

soit des compagnons de polices latines. «Il existe un marché pour ces deux types de produits», assure Nadine Chahine.

Elles emploient ces hybrides en association avec les versions latines, à l’exemple de la banque Emirates NBD avec la Frutiger ou de la chaîne d’information Sky News Arabia avec l’Helvetica Neue. Lorsqu’ils se suivent sur un logo ou un panneau indicateur, ces signes issus d’écritures différentes apparaissent indéniablement comme des membres d’une même famille.

Ne faut-il cependant pas voir dans ce développement une forme d’impérialisme occidental? «C’est toujours l’Helvetica qu’on prend comme modèle et non pas d’autres écritures. A travers ces adaptations, on gomme les spécificités régionales. Par exemple, les idéogrammes chinois sont très complexes. Quand on les passe à travers une matrice latine, ils perdent leur identité. Le processus peut fonctionner sur quelques caractères, mais dans l’ensemble, on entre dans un compromis constant», constate Ruedi Baur.

Cette volonté d’universaliser le langage typographique témoigne du triomphe de la tradition occidentale. «Il existe une fascination énorme pour notre culture typographique. On voit émerger des générations de typographes dans des pays comme la Chine, qui ont pourtant une histoire du geste calligraphique très ancrée», remarque Ruedi Baur, designer enseignant à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD) et responsable de la signalétique du Centre Pompidou à Paris, ou d’aéroports comme celui de Cologne-Bonn et de Vienne.

Nadine Chahine voit les choses de manière plus nuancée: «Le modèle pour le design graphique n’est pas le latin mais la fonction que le compagnon latin remplit. Ces polices de caractère créent un dialogue entre les écritures en permettant à des marques de présenter la même personnalité quelle que soit la langue dans laquelle elles s’expriment. On pourrait parler d’occidentalisation, si l’on cherchait à forcer des écritures à faire quelque chose qu’elles ne sont pas censées faire. La source d’inspiration de mon travail est l’héritage calligraphique arabe et les rues de Beyrouth.»

Dans le monde arabo-musulman, des entraves économiques, culturelles et religieuses ont retardé l’avènement de la typographie. Les copistes formaient une puissante corporation qui a empêché longtemps la diffusion de l’imprimerie. Par ailleurs, l’écriture arabe s’apparente à bien plus qu’un outil de communication, car elle est liée à la parole de Dieu à travers le Coran. L’imprimerie n’a ainsi commencé à remplacer l’écriture manuscrite qu’au XIXe siècle. Par ailleurs, l’arabe pose des problèmes techniques en raison de ses ligatures et de lettres dont le tracé varie selon leur position dans le mot. La calligraphie arabe se distingue ainsi par deux styles différents: le kufi, d’aspect très géométrique, et le naksh qui est plus arrondi. Le premier sert traditionnellement à écrire des titres et de grandes enseignes; le second, plus fluide, est employé principalement pour les textes. Le style naksh a beaucoup souffert de la transition vers la typographie en perdant sa subtilité et son élégance.

Ces typographies hybrides fonctionnent généralement mieux en typographie titre qu’en texte. Elles posent en effet souvent des problèmes d’occupation de la page. «On estime qu’une belle typographie ne laisse pas de trou dans la page de texte et qu’elle génère de beaux niveaux de gris. Or, il est difficile de travailler avec l’arabe pour qu’il crée de belles surfaces grises. On doit

L’informatique et internet rendent pourtant nécessaires les développements de la typographie dans le monde entier. A l’image de Nadine Chahine, une jeune génération s’attelle à combler le retard en créant soit des polices de caractères inspirées de la calligraphie traditionnelle,

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Le professeur Ruedi Baur craint que les signes chinois ou arabes ne perdent leur identité lorsqu’ils sont passés à travers une matrice latine.

Exemple de typographie hybride à l’aéroport de Dubaï. Le typographe contemporain doit se confronter à la relation entre différents systèmes visuels. Il doit parvenir à créer une image qui fasse sens dans son intégralité mais également pour le lecteur de chaque type de caractères.


TYPOGRAPHIE

Le designer pékinois Jiang Hua a réalisé l’affiche ci-contre. Il a mené beaucoup de recherches pour moderniser le design de l’écriture chinoise. Jiang Hua est également écrivain et curateur. Il a reçu de nombreux prix internationaux pour ses travaux.

Une plongée dans la réalité urbaine chinoise montre à quel point l’enchevêtrement de signes provenant de cultures différentes relève du quotidien. La cohabitation de ces signes est parfois réussie, parfois hasardeuse.

Helvetica en arabe

parfois tellement compresser les lettres qu’on anéantit leur singularité», ajoute Ruedi Baur. Dans l’histoire de la typographie, l’ambition universaliste n’est pas une affaire récente. Les noms de certaines typographies comme l’Univers d’Adrian Frutiger, ou la DIN qui dérive de l’acronyme de l’Institut allemand de normalisation (Deutsches Institut für Normung) témoignent de cette aspiration totalisante. Le Bauhaus a largement contribué à cette vaste entreprise de normalisation des signes. Herbert Bayer, le responsable du département imprimerie de l’école de Dessau entre 1925 et 1928, a ainsi dessiné l’Universal, une police débarrassée de toute cursivité et censée se réduire à sa seule fonction. Dans cette optique, les caractères ne sont plus censés figurer le texte mais le donner à lire. De par son manque de lisibilité évident, l’Universal démontrait toutefois l’échec de cette vision radicale. Aujourd’hui, le programme normatif au niveau typographique est porté par le consortium Unicode qui cherche à coder les caractères dans toutes les langues et les écritures afin de permettre des échanges de fichier au niveau mondial sans l’apparition de signes cabalistiques. A l’heure actuelle, le standard couvre 109’000 caractères dans 93 écritures.

que l’égal n’est pas forcément intéressant.» Parmi les recherches et les expériences menées lors de cette étude, il a piloté une hybridation inverse, qui prenait pour point de départ la calligraphie chinoise. «On arrivait à des caractères latins proches des lettres gothiques!» s’amuse le typographe genevois. Une nouvelle recherche FNS va se consacrer à la cohabitation du latin et de l’arabe, en considérant l’arabe non pas comme une écriture mais comme un continent où existent différentes manières d’aborder l’écrit du Maroc au Pakistan. Le designer voit dans la tendance actuelle des marques de luxe qui créent de petites enseignes spécifiques pour certaines régions du monde un retour aux particularismes qui pourrait influencer aussi la typographie. Les avancées techniques pourraient aussi redonner une actualité à la calligraphie. «La guerre technologique qui a opposé le Japon avec le fax et les Etats-Unis avec internet avait aussi pour but côté japonais de sauver leur tradition calligraphique. Ils ont perdu une bataille, mais peut-être pas la guerre, car avec le digital, on arrivera bientôt à une complexité de dessin digne du fax.»

Partisan de la singularité, Ruedi Baur a dirigé un projet de recherche financé par le Fonds national suisse sur la cohabitation des signes. «Cette étude consistait à réfléchir à des caractères, non pas de manière isolée, mais en relation avec d’autres cultures tout en considérant

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ART

Des artistes au labo Un nombre croissant de créations s’inspirent de la recherche scientifique. Mais ce décloisonnement entre disciplines peine encore à convaincre le marché de l’art. TEXTE

| Benjamin Keller

Davantage qu’une tendance, les relations entre l’art et la technologie sont favorisées par la multiplication des projets institutionnels mêlant ces deux domaines, ainsi que par l’ouverture des lieux de recherche à la culture. Les écoles polytechniques et d’autres établissements comme le CERN – dans le cadre de son projet Collide@CERN – accueillent ainsi régulièrement des artistes entre leurs murs. Des échanges que se charge notamment de promouvoir l’organisation suisse Artists-in-Labs. «Dans ce décloisonnement, les nouveaux outils ‹open source› et la culture du partage en ligne jouent un rôle crucial», souligne Daniel Sciboz.

Les projets artistiques qui utilisent les nouvelles technologies ou s’inspirent de la recherche scientifique abondent désormais en Suisse. «La science gagne en importance dans l’art, car la technologie est plus présente que jamais dans nos vies, observe Daniel Sciboz, responsable du Master en Media Design de la Haute école d’art et de design Genève (HEAD). Bien qu’encore exploitées de façon marginale, les neurosciences, les biotechnologies et l’intelligence artificielle suscitent un intérêt grandissant.» L’intégration des technologies dans la création artistique est souvent associée à un questionnement plus large sur leur impact sociétal. A l’image des chorégraphies élaborées par Pablo Ventura, qui place côte à côte danseurs et robots. Avec cette association, il tente d’attirer l’attention sur les dangers potentiels causés par les machines (lire encadré p. 27). «Les artistes peuvent agir en toute liberté en détournant les fonctions originelles des technologies ou en donnant forme aux enjeux qui entourent la recherche fondamentale», analyse Daniel Sciboz.

Le professeur Daniel Sciboz de la HEADGenève explique que les neurosciences et les biotechnologies suscitent un intérêt grandissant auprès des artistes.

Valentin Barraud Gérant de restaurant chez DSR «Des artistes qui s’inspirent des sciences, cela ne me paraît pas révolutionnaire. Ces disciplines ont été mises à l’écart les unes des autres par l’histoire. L’apparition des nouvelles technologies apporte simplement de nouveaux moyens d’expression. En cuisine également, on peut s’inspirer d’autres disciplines. De mon point de vue, la technologie dans l’assiette est à prendre avec d’infinies précautions. Nul besoin de compliquer les choses quand on dispose d’un produit de base de grande qualité. Par contre, je fais volontiers un parallèle entre la cuisine et la musique. Car les notes jouées par un musicien sont à écouter et à apprécier en direct. Un morceau de musique ne sera jamais identique, même rejoué mille fois. Pour le cuisinier, c’est pareil: jamais deux créations ne seront semblables: l’humeur du chef, les produits à sa disposition ou la passion sont autant de variables qui peuvent influencer le résultat.»

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ART

Des artistes au labo

PABLO VENTURA La danse des robots Sur scène, un robot s’anime au rythme d’une bande-son sidérurgique. A ses côtés, des danseurs aux gestes machinaux, baignés d’une lumière métallique. Cette chorégraphie, baptisée «Zone», est l’œuvre du chorégraphe Pablo Ventura: «En faisant danser les humains comme des machines et les machines comme des humains, je m’interroge sur l’impact des technologies dans nos vies et sur leurs dangers.» En 2007, après quinze ans de danse contemporaine, ce Zurichois d’origine espagnole a été sélectionné par le programme suisse Artists-in-Lab. Il élabore, avec des chercheurs du

L’engouement des artistes pour la science ne date toutefois pas d’hier, rappelle Michel Vust, responsable du programme Culture digitale de Pro Helvetia: «Ils ont toujours été intéressés par les technologies. La nouveauté réside dans l’omniprésence de ces outils à chaque étape de la création culturelle.» Dans les années 1960 en effet, des artistes comme Jean Tinguely et Robert Rauschenberg avaient déjà collaboré, par exemple, avec l’ingénieur suédois Billy Klüver pour réaliser des œuvres hybrides, telle la fameuse machine autodestructrice de Tinguely.

Laboratoire d’intelligence artificielle de Zurich, des logiciels générant des chorégraphies aléatoirement. «Ensuite, comme un DJ, je les mixe jusqu’à obtenir un résultat satisfaisant.» Désormais, Pablo Ventura s’intéresse à l’interaction entre les danseurs et leur environnement visuel et sonore. Dans le cadre du projet Sinlab (lire Hémisphères No 3, p. 71) à la Manufacture de Lausanne (Haute école de théâtre de Suisse romande), il a notamment créé des softwares permettant aux danseurs de composer de la musique et d’agir sur les images grâce à leurs mouvements.

convaincre le marché de l’art. «A Art Basel, par exemple, les technologies et la science sont très peu présentes», constate ainsi Michel Vust. Des résistances en partie liées au potentiel de commercialisation limité de certaines créations, en particulier des œuvres digitales. L’autre grand défi reste celui de la formation. «Croiser art et technologie implique d’imaginer de nouveaux moyens d’enseigner des connaissances spécifiques aux deux domaines et d’encourager les approches ouvertes qui permettent de dépasser les enjeux propres à une discipline, explique Daniel Sciboz, de la HEAD. Le défi consiste à former des artistes et des designers capables de maîtriser ces différents aspects.»

A l’heure actuelle, ces pratiques, si elles se développent rapidement, peinent encore à

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ART

Des artistes au labo

LUCA FORCUCCI Des paysages sonores

MARIE-FRANCE BOJANOWSKI Un miroir cérébral L’artiste montréalaise Marie-France Bojanowski travaille sur le neurofeedback dans le cadre d’une résidence à l’Institute of Computer Systems de l’EPFZ, entamée en 2011. Cette technique, à vocation thérapeutique, permet de révéler à une personne son activité cérébrale en temps réel, sous forme, notamment, d’images ou de sons. Grâce à un capteur placé sur le front et un dispositif ad hoc, l’utilisateur parvient à agir sur ces représentations en modifiant son état mental.

En collaboration avec les chercheurs de l’établissement zurichois, MarieFrance Bojanowski a d’abord élaboré, pendant neuf mois, un système d’immersion vidéo fondé sur ce principe. Actuellement, elle développe un objet interactif tenant dans une main, toujours basé sur le neurofeedback. «Il s’agit d’un miroir du cerveau, explique l’artiste. En se relaxant, on parvient, par exemple, à réduire les vibrations émises par l’objet.»

Artiste pluridisciplinaire, dont les activités s’étendent du design industriel aux documentaires, Marie-France Bojanowski ne bénéficiait d’aucune formation en neurosciences avant de se lancer dans ces projets. Elle a depuis acquis de solides connaissances dans ce domaine. Se considère-t-elle toujours comme une artiste? «Au-delà des étiquettes, le statut se définit par l’interlocuteur auquel on s’adresse, répond-elle. Le public d’une conférence scientifique n’est pas le même que celui d’une installation artistique. Il faut savoir adapter son discours.»

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Luca Forcucci écoute plus qu’il n’entend. De São Paulo en passant par les crêtes du Jura, il tend l’oreille – et le micro – pour capter des «paysages sonores», du tumulte des mégapoles au bruissement des forêts. «Le sémiologue Roland Barthes a établi une distinction entre le fait d’entendre, un phénomène physiologique, et celui d’écouter, un acte psychologique, explique le Chaux-de-Fonnier depuis Shanghai, où il se trouve actuellement en résidence. Aujourd’hui, l’écoute a tendance à se perdre, polluée par trop de stimulations visuelles.» En 2009, Luca Forcucci entame une résidence au Brain Mind Institute de l’EPFL, où il développe plusieurs projets pour explorer la relation entre le son et l’espace. Inspiré par des recherches des scientifiques, il crée une installation mélangeant, au travers d’une forêt de haut-parleurs, des bruits urbains et des sons de l’organisme – respiration, battements du cœur – pour abolir la scission entre le corps et l’espace. «En général, on entend soit l’un, soit l’autre, mais jamais les deux en même temps.» Luca Forcucci rappelle qu’auparavant l’art et la science étaient des disciplines entremêlées: «Omar Khayyam, philosophe et poète perse, était aussi astronome et mathématicien. Cette pluridisciplinarité s’est perdue. A l’heure actuelle, elle semble carrément avoir été oubliée. Mais si l’on n’est pas bousculé de temps en temps, on reste enfermé dans les mêmes schémas.»


ART

Des artistes au labo

LALIE S. PASCUAL Le métro fantôme

ÉMILIE TAPPOLET, RAPHAËL MUÑOZ Immersion dans les tableaux Le spectateur peut interagir avec l'installation Mimicry, réalisée par Emilie Tappolet et Raphaël Munoz, diplômés du Master en Media et Design de la HEAD Genève. La vidéo de leur création, peut-être visionnée à l'aide du code QR.

A Lausanne existe une station de métro que Lalie S. Pascual est l’une des seules à connaître. Elle ne fait partie ni du M1 ni du M2, et conduit tout droit à Boston, aux Etats-Unis. Située sur la place piétonne de la Palud, elle ne se dévoile qu’à travers le filtre d’un smartphone, grâce à la réalité augmentée. L’arrêt fantôme a été «construit» récemment par l’artiste dans le cadre du projet Metro-Next, en collaboration avec deux autres «architectes», le professeur John Craig Freeman et Caroline Bernard.

«La technologie casse les frontières entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, commente celle qui a étudié l’art contemporain à Boston puis à Londres, avant de s’établir à Lausanne en 2009. Ce n’est pas parce qu’un objet n’est pas visible à l’œil nu qu’il n’existe pas.» Membre du Manifest.AR, un collectif international œuvrant pour l’émergence de nouvelles formes de réalité augmentée, Lalie S. Pascual a réalisé d’autres œuvres virtuelles dans la capitale vaudoise, comme des oiseaux s’envolant du lac Léman en direction de Los Angeles.

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Pour conceptualiser ces volatiles, elle s’est appuyée sur sa technique de prédilection: les collages digitaux. A partir de photographies qu’elle réalise elle-même, elle isole des formes primitives grâce à des logiciels informatiques, puis les assemble pour leur conférer de nouvelles identités, de manière aléatoire. «J’aime l’idée de faire se rencontrer des éléments inattendus pour donner vie à des ensembles inédits, explique-t-elle. Pour cela, je m’inspire des processus de la nature, souvent accidentels.»


SOCIAL

Décloisonner la connaissance pour mieux prévenir le suicide Première cause de mortalité chez les jeunes suisses, le suicide illustre la nécessité de collaboration entre disciplines. TEXTE

| Catherine Riva

psychologiques et neurocognitifs, mécanismes d’adaptation, conditions de vie, parcours personnel, degré d’intégration, croyances et acceptabilité du suicide dans la société.

Le taux de suicides est stable depuis plus de dix ans en Suisse: entre 1’300 et 1’400 individus (suicides assistés compris) y mettent chaque année fin à leurs jours. Près de deux tiers d’entre eux sont des hommes. Première cause de mortalité chez les 14-25 ans, le suicide concerne pourtant surtout les aînés: «Le nombre absolu de suicides est beaucoup plus élevé après 65 ans», précise Dolores Angela Castelli Dransart, professeure à la Haute Ecole fribourgeoise de travail social. En comparaison européenne, la Suisse arrive juste derrière les pays où l’on se suicide le plus (Russie, Hongrie, Slovénie, Finlande, Croatie), et au même niveau que l’Autriche, la Belgique et la France. Ces chiffres précis laissent pourtant entières des interrogations fondamentales: pourquoi ces gens se suicident-ils? Leur geste est-il l’expression de leur libre-arbitre? Pourrait-on les en empêcher?

L’un des objectifs du concept est de développer des stratégies de prévention. «La grande majorité des personnes qui deviennent suicidaires ne passent pas à l’acte si elles sont soutenues correctement, souligne Dolores Angela Castelli Dransart. Prévenir le suicide ne signifie pas tant l’empêcher que construire avec la personne des conditions de vie acceptables à ses yeux. Dans ce sens, le nombre de suicides avérés n’est que le pic de l’iceberg. On estime que, chaque année, 20’000 à 25’000 personnes font une tentative de suicide. C’est donc au niveau de la suicidalité, en tant que processus, que la prévention intervient.» Par ailleurs, son potentiel est loin d’être épuisé en Suisse: «Notre pays ne dispose pas de stratégie nationale de prévention du suicide», rappelle la chercheuse.

«Il n’existe pas d’explication univoque au phénomène du suicide, souligne Dolores Angela Castelli Dransart. Actuellement, la recherche s’appuie sur un modèle multifactoriel, dit biopsycho-social et spirituel.» Les nombreuses disciplines qui alimentent ce modèle (médecine, neurosciences, psychiatrie, philosophie, psychologie, sociologie, ethnologie) ont identifié plusieurs éléments impliqués dans la crise suicidaire: facteurs génétiques, physiologiques,

Autre aspect clé des approches actuelles: la condamnation du suicide, ancrée dans la théologie catholique et chez des philosophes comme Kant, a cédé la place à une certaine tolérance, sans abolir pour autant les jugements de valeur. En se focalisant sur la souffrance de la personne qui se suicide, on a remis sa responsabilité en question. Comme l’explique

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Les recherches de la professeure Dolores Angela Castelli Dransart montrent que la collaboration entre professionnels de différentes disciplines permet de mieux évaluer la suicidalité.


SOCIAL

Le photographe norvégien Jonas Bendiksen a réalisé un travail dans le village Inuit de Qikiqtarjuaq en 2004. Cette communauté de 500 habitants se situe dans l’arctique canadien, à des centaines de kilomètres du prochain village. Elle détient le triste record du taux de suicide le plus élevé du Canada, à tel point que les spécialistes parlent d’épidémie. Sur la photo cicontre, on voit Rosley qui observe le paysage gelé par sa fenêtre. De nombreux membres de sa famille se sont suicidé et son père a fait déjà 5 tentatives. Elle-même s’est battue pour ne pas commettre l’irréparable, mais elle vit avec la peur constante de connaître la prochaine victime.

Mieux prévenir le suicide

suicidaire, certaines zones du cerveau ne s’activent plus de manière ordinaire.»

Jean-Cassien Billier, maître de conférences de philosophie morale et politique à l’Université de Paris IV, dans la revue Raison publique, «analyser le suicide comme le produit de forces et d’organisations sociales particulières, comme une maladie ou le résultat d’une maladie, ou encore comme un «appel au secours», fait inévitablement du suicidé une victime».

Reste que de la définition du suicidé diminué par la souffrance à celle du suicidé malade mental, il n’y a qu’un pas. Que franchira, selon ses critiques, la 5e édition à paraître du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux DSM. Elle projette en effet d’inclure les nouveaux diagnostics d’«idéation et comportement suicidaires», et d’«automutilation non suicidaire». Pour Diego de Leo, professeur à l’Australian Institute for Suicide Research and Prevention, cela représenterait le «parachèvement de la tendance actuelle à la médicalisation du suicide, et une régression par rapport aux approches pluridisciplinaires actuelles». Dolores Angela Castelli Dransart estime pour sa part que la seule médicalisation de l’acte fait l’impasse sur tout un pan de la réalité: «Une personne suicidaire vit dans des conditions de vie complexes. Elle a besoin de soutien à différents niveaux, et d’une intervention multidimensionnelle, qui place sa souffrance au centre. Le modèle bio-psycho-social doit être là pour comprendre, mais permettre aussi d’agir. Il faut former les professionnels de la santé, les paramédicaux, le personnel pédagogique, les tra-

Le message du site du Centre d’étude et de prévention du suicide des Hôpitaux universitaires de Genève illustre bien cette conception: «Le suicide n’est pas un choix. Au contraire, c’est parce que l’on a l’impression de ne plus avoir aucun choix que l’on se suicide. Lorsque l’on est dans une crise suicidaire, on n’est plus libre, quelque chose nous échappe: la souffrance est telle que l’on ne voit plus d’autre issue. On est dans un état de confusion, on n’a plus de repères et on n’a plus la capacité de raisonner logiquement.» Faut-il en conclure que la personne qui se suicide ne sait pas ce qu’elle fait? «Les suicides de bilan de vie, célébrés dans les visions romantiques, ne représentent qu’une toute petite minorité des cas, confirme Dolores Angela Castelli Dransart. Mais le suicide a toujours un sens pour la personne. Toutefois, les neurosciences ont montré que, pendant la crise

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SOCIAL

Mieux prévenir le suicide

vailleurs sociaux, à une base commune de connaissances pour mieux gérer la crise. Bref, décloisonner les territoires, tout en se mettant d’accord sur la spécificité des interventions de chacun, dans une optique de complémentarité.»

Fort taux de suicide en Suisse Nombre de suicides pour 100’000 habitants

Une recherche menée par Dolores Angela, Castelli Dransart et sa collègue Sophie Guerry sur la manière dont les professionnels de la santé et du social font face à la suicidalité a ainsi montré que la collaboration entre professionnels d’horizons différents représente un enjeu vital: «Cela permet d’évaluer la suicidalité de manière plus complète, de mettre en place des interventions ajustées et d’améliorer la qualité et la pertinence de l’accompagnement. Si elle est constructive, cette collaboration représente un facteur de protection pour la personne suicidaire.»

2,8 Grèce

14,3 Suisse

11,3 OCDE

28,4 Corée du Sud

6,2

19,7

Angleterre

Japon

10,5 Etats-Unis

Les suicides à France Télécom ou les limites des statistiques La vague de suicides à France Télécom représente l’une des affaires de suicides en entreprise qui a le plus défrayé la chronique. Rappel des faits: entre 2006 et 2008, France Télécom a supprimé 22’000 postes. En 2008 et 2009, 35 employés du groupe se sont donné la mort. Selon un rapport de l’Inspection du travail, le groupe aurait «mis en œuvre des méthodes de gestion du personnel qui ont fragilisé psychologiquement les salariés et porté atteinte à leur santé physique et mentale».

En octobre 2009, le statisticien René Padieu a allumé une polémique. Il soutenait qu’on ne possédait pas les

preuves d’une vague de suicides chez France Télécom, car les statistiques de la population active montraient qu’on se suicidait «probablement moins à France Télécom qu’ailleurs». En d’autres termes, la vague de suicides provenait de l’utilisation d’une méthode d’analyse inadéquate. Hervé Le Bras, mathématicien et démographe, et Luc Peillon, de la rubrique Désintox à Libération, ont répliqué en comparant le taux annuel de suicides pour des raisons professionnelles à France Télécom (6 pour 100’000) avec celui de la population active en France (1,6 pour 100’000). Leur conclusion: «Un taux de suicides pour raisons professionnelles quatre fois supérieur chez l’opérateur télé-

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phonique.» Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, a contesté leur analyse, en rappelant qu’il suffit de porter son attention «sur une fourchette de temps choisie pour les besoins de l’actualité» pour qu’un événement apparaisse comme la «manifestation d’une ‘loi des séries’». Or, dans l’affaire France Télécom, «ni le nombre de ces suicides, ni la façon dont ils se sont déployés dans le temps ne justifiaientt qu’on emploie le terme de vague ou d’épidémie». Cette bataille des chiffres n’est pas terminée et la justice devra trancher: En juillet 2012, l’entreprise et trois de ses anciens hauts responsables ont été mis en examen pour harcèlement moral. Une première.


PORTFOLIO

Cette construction en bois située dans une carrière de sable dans le canton de Soleure sert à l’entraînement au tir de combat. L’individu au premier plan ramasse les cartouches vides. Une prise de vue qui reflète le point de vue ironique du photographe sur ce sport national. Ichertswil, Combat group

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PORTRAITS

Un rapport individualisé au décloisonnement Echanger des idées, sortir des sentiers battus ou encore tenter de faire changer les mentalités: le décloisonnement prend des formes multiples. Zoom sur le parcours de cinq individus qui font tomber les barrières. TEXTE

| Camille Guignet

Pascal Eric Gaberel, 54 ans, sociologue et informaticien «Je veux démocratiser l’accès aux services sur internet» Le décloisonnement, Pascal Eric Gaberel y travaille tous les jours. Avec une vingtaine d’autres chercheurs, ce professeur de la Haute école de travail social et de la santé – EESP - Lausanne participe au projet de ville intelligente «eGov Innovation Center». Lancé il y a neuf mois, il vise à instaurer un système d’administration cybernétique, via la mise en place d’une plate-forme internet centralisant les démarches administratives effectuées entre les citoyens, les entreprises et l’Etat. Le sociologue s’intéresse aux questions d’accessibilité de cette plate-forme. «En Suisse, le fait de ne parler que l’italien réduit de 37% l’accès aux services en ligne. D’autres facteurs entravent la probabilité de pouvoir utiliser internet, comme par exemple être une femme, avoir plus de 65 ans, vivre avec un handicap ou ne pas bénéficier d’une formation supérieure. Mon but est de permettre à toute la population d’accéder à ces démarches en ligne.» L’une des méthodes utilisées consiste à identifier les mécanismes responsables de la mise à l’écart de certains groupes, grâce au dialogue direct avec les principaux intéressés. Avant de plancher sur ces problématiques, Pascal Eric Gaberel a travaillé dix ans comme sociologue indépendant. Durant cette période, il s’est intéressé aux problématiques sociales, relatives à la famille ou aux questions d’éducation. Touche-à-tout, il possède un diplôme d’informatique.

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PORTRAITS

Michel Bachar, 45 ans, gardefrontière

«Ouvrons les frontières aux personnes qui respectent les règles» «En tant que garde-frontière, nous représentons une carte de visite de la Suisse, explique Michel Bachar, porteparole des garde-frontières à Genève. Nous essayons de véhiculer l’image d’un pays chaleureux, mais qui traque les mauvais joueurs. D’origine turque et croate, Michel Bachar estime que le fait d’être né et d’avoir grandi en Suisse relève du privilège. Ce qui ne l’empêche pas de se montrer partisan

Un rapport individualisé au décloisonnement

d’un décloisonnement contrôlé. «Les portes du pays doivent s’ouvrir suffisamment aux personnes qui respectent les règles. Et se fermer pour les autres.» Dans son collimateur se trouvent surtout les trafiquants de drogue. «C’est pour lutter contre ces réseaux que j’ai choisi ce métier. Plusieurs de mes proches sont morts d’une overdose, ce problème me touche particulièrement.» Chaque année, la brigade genevoise des gardes-frontières intercepte une dizaine de kilos de poudre. C’est le

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fruit d’un travail prenant. «Le métier que j’exerce aujourd’hui représente une passion. Il me demande énormément d’énergie. Lorsqu’on s’attaque au trafic de drogue, on doit distinguer parmi les suspects ceux qui vous disent la vérité des autres. Pour cela, il faut être capable de sentir les gens.» Avant de devenir gardefrontière, Michel Bachar a travaillé pendant dix ans dans la restauration en tant que sommelier. Marié depuis vingt ans, il est le père de deux adolescents de 13 et 15 ans.


PORTRAITS

Un rapport individualisé au décloisonnement

Ngandu Kashama, 31 ans, étudiant en sciences économiques «Les seules limites sont celles que l’on se pose» Depuis l’obtention de sa maturité, Ngandu Kashama, 31 ans, a suivi un parcours quelque peu décloisonné. Après deux ans en faculté de biologie et un court passage en HEC, le jeune homme originaire de la République démocratique du Congo interrompt ses études, peu convaincu. Il se tourne alors vers le basket, sa passion de toujours. Il joue en ligue A depuis l’âge de 16 ans. Au bout de deux ans, il met fin à sa carrière sportive: «Je ne voulais pas faire mon métier de ce sport, où seuls les meilleurs parviennent à percer.» S’ensuit une période de galère. Pendant trois ans, il enchaîne les petits jobs avant de commencer, à 27 ans, un certificat en comptabilité. Mais l’obtention de son papier coïncide avec la crise et il peine à trouver du travail. «J’étais soit trop, soit pas assez qualifié», se souvient-il. En 2010, il entend parler du Bachelor en Economie d’entreprise, à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD. «Les cours m’ont tout de suite plu, car j’ai perçu leur utilité. J’aurais juste aimé connaître son existence avant!» Hormis ce regret, Ngandu Kashama tire de son parcours en dents de scie une morale pleine d’espoir: «Quand vous avez 25 ans et toujours pas fini d’études, certains vous disent qu’il est trop tard. Il ne faut pas les écouter. A partir du moment où l’on s’est fixé un objectif réaliste, on y parvient. Les seules limites qui existent sont celles que l’on se pose.»

Françoise Piron, 50 ans, directrice de l’association Pacte

«Un double cloisonnement freine la progression des femmes» Au sein de l’association Pacte, Françoise Piron propose des ateliers de formation pour que les femmes prennent conscience de leurs freins intérieurs, les dépassent et osent aller de l’avant. «Aujourd’hui, les jeunes femmes sont de plus en plus nombreuses à suivre des formations supérieures, mais le choix des filières continue d’être influencé par le genre, observe cette ingénieure de formation qui a travaillé plusieurs années dans le domaine du génie civil. Plus tard, dans le monde du travail, elles sont sous-représentées dans les postes à responsabilité. Et si elles occupent des postes de cadre, c’est généralement

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dans les ressources humaines et la communication. Ce double cloisonnement freine leur progression dans les entreprises.» C’est lorsqu’elle s’est retrouvée au chômage à la naissance de son premier enfant que Françoise Piron est devenue féministe: «Au début des années 1990, quand j’ai réalisé qu’il n’y avait pas de congé maternité pour toutes les femmes en Suisse, j’ai commencé à m’intéresser au sujet.» En 1994, elle crée le bureau de l’égalité à l’EPFL et se consacre à promouvoir les métiers scientifiques et techniques auprès des filles. Huit ans plus tard, elle fonde l’association Pacte, qui a pour objectif de promouvoir la place des femmes dans le monde économique.


PORTRAITS

Un rapport individualisé au décloisonnement

Vanessa Pointet, 24 ans, architecte chez Bureau A «Il ne sert à rien de rester chez soi avec ses convictions» «J’ai choisi l’architecture car ce métier touche à différents domaines, du graphisme à l’art, en passant par l’histoire, la psychologie ou encore la sociologie.» A 24 ans, Vanessa Pointet possède déjà une belle expérience. En 2012, elle a reçu le Prix de la jeune architecture de la ville de Lyon, lors de la Biennale d’art contemporain. L’objet de tous les honneurs? Un kiosque de 28 mètres de haut, tout en échafaudages, abritant des scènes de spectacles et des jardins participatifs creusés dans le bitume. «Nous voulions proposer aux visiteurs quelque chose de différent. Les gens ont été surpris de découvrir cette structure massive, paradoxalement faite de presque rien. Ils ont aimé les concerts et les lectures publiques.» Durant ses études, la Française a été un membre actif du collectif «De l’aire», regroupant toutes sortes d’artistes. «Travailler avec des personnes issues de différents horizons permet d’accumuler les connaissances, mais aussi de confronter ses idées. Ce décloisonnement est constructif, car cela ne sert à rien de rester chez soi avec ses convictions.» Depuis peu, Vanessa Pointet travaille pour Bureau A, à Genève, qui mise sur une approche intégrée de l’architecture. «Nous n’hésitons pas à faire appel à des sociologues ou à des historiens pour monter de nouveaux projets. Notre démarche s’oppose à celle de l’architecte-star, seul dans sa tête et imposant son style.»

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SANTÉ

L’art de la guérison Les médecins sont de plus en plus nombreux à penser que la danse ou la musique peuvent intervenir dans le traitement des maladies. Les barrières entre pratique médicale traditionnelle et alternative s’effritent. TEXTE

| Melinda Marchese

assister à des ateliers artistiques. «Qu’il s’agisse de peinture, de vidéo ou de sculpture, la création artistique représente un moyen très efficace d’exprimer ses émotions, souvent davantage que la parole, note Charles Bonsack, médecinchef au Département de psychiatrie de l’hôpital vaudois. Les travaux peuvent ensuite être exposés. Cette démarche inclut ainsi un travail tant relationnel, émotionnel que psychologique avec le patient.» A noter que ce type de thérapie ne concerne pas uniquement les troubles psychiques. Il contribue de plus en plus à la guérison de pathologies physiques, en complément à une chirurgie ou une prise de médicament. «L’art ou la musique peuvent intervenir dans le processus de guérison de toute maladie qui bouleverse l’identité du patient», assure le médecin.

Echanger son psy contre un pinceau ou un lecteur MP3? Tentant, mais malheureusement pas efficace. Ou plutôt, pas efficace tout seul. Actuellement, la combinaison entre les thérapies alternatives (art thérapie, musicothérapie…) et la médecine traditionnelle (médicaments, chirurgie, psychothérapie…) gagne fortement en reconnaissance. Les barrières entre pratiques médicales traditionnelles et complémentaires s’effritent de plus en plus. Ce qui permet de personnaliser toujours davantage les traitements. Elodie Lévy Gerber, infirmière, thérapeute avec le cheval et intervenante à la Haute école de travail social et de la santé – EESP - Lausanne, voit dans ce qu’on appelle le «pluralisme médical» une solution d’avenir. «Le monde de la santé prend aujourd’hui conscience que, lorsque les thérapies classiques ne suffisent pas, il ne faut pas hésiter à recourir à des formes de prises en charge privilégiant d’autres canaux de communication que le plan verbal. Pour certaines pathologies, notamment psychiques, il devient nécessaire de se diriger vers un traitement pluridisciplinaire.»

Les médecines complémentaires ont également conquis les consommateurs. «Ces médecines sont qualifiées de douces, naturelles, soignant la personne tout entière, sur le long terme, et donc la cause profonde du problème», explique Hélène Martin, professeure à l’EESP, qui a mené une étude sur la qualification sociale des médecines non conventionnelles (lire l’interview p. 40).

Hôpitaux et médecins sont nombreux à avoir adopté cette philosophie éclectique de la médecine. Au CHUV par exemple, les patients souffrant de troubles psychiques sévères peuvent

Médecines conventionnelles et complémentaires ne jouissent en revanche pas du même sta-

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L’infirmière spécialiste Alexia Stantzos mène une étude sur l’impact de l’écoute musicale dans les hôpitaux psychiatriques.


SANTÉ

L’art de la guérison

A l’hôpital de Prestwich, dans les alentours de Manchester, des patients participent à une séance de thérapie musicale. L’établissement engage une fois par semaine deux musiciens locaux qui encouragent le public à danser et à chanter. Des moments de bonheur qui peuvent contribuer à la guérison.

Un jeune garçon autiste se repose sur son cheval lors d’une session d’hippothérapie à Mexico City. Cette méthode débouche sur de bons résultats auprès des patients souffrant d’un handicap mental, d’une dépendance ou d’un trouble alimentaire.

L’Association suisse de thérapie avec le cheval (A.S.T.A.C.) se bat par exemple pour faire reconnaître ses traitements. Sa pratique inclut l’animal dans la prise en charge de patients souffrant de handicap physique ou mental, mais aussi de dépendances ou de troubles alimentaires. «Il s’agit d’un gros chantier qui avance progressivement, se réjouit Elodie Lévy Gerber, membre du comité de l’A.S.T.A.C. La recherche scientifique sur cette méthode se développe et nous sommes toujours davantage sollicités, en tant que thérapeutes, par les institutions de soins.» Alexia Stantzos, professeure à HESAV – Haute école de santé Vaud et infirmière spécialiste au Département de psychiatrie du CHUV, mène de son côté une étude sur l’impact de l’écoute musicale dans les chambres de soins intensifs

tut auprès de l’assurance obligatoire des soins: en Suisse, seules cinq d’entre elles (la médecine anthroposophique, l’homéopathie, la thérapie neurale, la phytothérapie et la médecine traditionnelle chinoise) sont actuellement remboursées et à certaines conditions. Motif: «A ce jour, il n’a pas été possible de prouver que ces médecines remplissent pleinement les critères égaux d’efficacité, d’adéquation et d’économicité», selon l’Office fédéral de la santé publique. D’où la nécessité pour les thérapeutes alternatifs, souvent réunis en association par spécialité, de prouver scientifiquement les performances de la méthode qu’ils pratiquent. Actuellement, plusieurs recherches en cours tentent de démontrer l’efficacité de ces médecines complémentaires.

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SANTÉ

L’art de la guérison

TROIS QUESTIONS À Hélène Martin Sociologue et professeure à la Haute école de travail social et de la santé - EESP – Lausanne.

des hôpitaux psychiatriques. «Il existe très peu de données sérieuses sur le sujet pour l’instant. Notre expérience a démontré que la musique facilite la relation soignant-patient. Par exemple, lorsqu’un infirmier entre dans la chambre, il peut poser des questions au patient sur la musique qu’il a écoutée (Quel titre avez-vous apprécié? Qu’avez-vous ressenti?). La musique possède une capacité exceptionnelle de mobilisation des émotions dont nous pouvons tirer parti en soins infirmiers. Face à une personne qui a du mal à communiquer, cet art, qui véhicule beaucoup d’émotions, se révèle donc précieux. Par ailleurs, le silence régnant dans la pièce peut parfois être une source d’angoisse, que le son peut éviter.» La prise en charge de l’obésité par la danse fait aussi l’objet d’une étude. «Nous pensons que la danse est bénéfique à la mobilité et à la posture des personnes en surpoids», note Lara Allet, professeure à la Haute Ecole de santé - Genève (HEdS), qui dirige un projet de recherche à ce propos au sein des HUG. La danse thérapie doit prouver scientifiquement que son utilité va au-delà de la simple séance d’exercice physique: «Cette méthode semble aider les patients atteints de maladies chroniques, telles que diabète, obésité ou dépression à Guillaume Farin, ingénieur se reconnecter avec leur corps», en conception mécanique observe la thérapeute. Sans «Il y a un parallèle à faire entre la oublier le plaisir et la sociabilité médecine et l’ingénierie. L’ingénieur conçoit, réalise et entretient des que ces séances prodiguent. machines. Or le corps humain est En attendant que les recherches en cours délivrent leurs résultats, les bienfaits de la peinture ou de l’équitation pour une personne malade ne sont pas encore pris en charge par l’assurance-maladie en Suisse. Le pluralisme médical, même s’il est pratiqué et reconnu par les médecins et les patients, doit encore se faire accepter politiquement.

une machine particulièrement perfectionnée, dont on ne maîtrise pas tous les rouages. Aucun ingénieur ne peut prétendre maîtriser à 100% le fonctionnement de sa machine. Les aléas et les incertitudes peuvent être gérés, jamais supprimés. C’est la même chose pour le corps: les connaissances actuelles permettent de résoudre une grande partie des problèmes, mais certains dysfonctionnements restent inexpliqués. On dit parfois que la connaissance, c’est d’accepter qu’on ne sait pas grand-chose. La médecine en tant que discipline scientifique doit donc se donner les moyens de trouver des alternatives pour résoudre des problèmes qu’elle peine à solutionner par les méthodes rationnelles.»

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Vous avez mené une étude sur l’usage des médecines complémentaires et scientifiques. Est-ce que ces pratiques intéressent les Suisses? Oui, ce qui ne signifie pas que les personnes qui y recourent se détournent de la médecine scientifique. Face à une maladie jugée grave, les patients se dirigent sans hésitation vers les médecines scientifiques, considérées comme efficaces, chimiques et soignant rapidement le symptôme. Ces médecines restent donc une référence centrale en cas de maladie. Les médecines complémentaires sont qualifiées de plus naturelles, soignant la personne entière ou «en profondeur»; elles sont plutôt utilisées préventivement ou pour accompagner un traitement en médecine scientifique et en atténuer les effets néfastes. Comment expliquez-vous cette différence? Ce système de représentations est une expression des dichotomies socio-historiquement construites entre esprit et corps, science et nature, etc. Et le projet d’intégrer ces paires opposées peut être rattaché au scepticisme à l’égard des promesses du progrès et de la science qui a émergé partout en Occident dès les années 1970. C’est d’ailleurs cette opposition idéologique qui crée la complémentarité, prônée aujourd’hui pour assurer un traitement «complet», justement. En ne remboursant pas les médecines complémentaires, l’assurance obligatoire ne les considère pourtant pas come nécessaires au traitement… Le système suisse d’assurance maladie fonctionne sur l’idée que les assurés consomment les soins, un peu comme devant un buffet (plus il y a de choix, plus on se sert) et qu’il faut les responsabiliser. Ce n’est pas du tout ce qu’on a observé. Les assurés sont assez perdus dans ce système très complexe, ne sachant souvent pas ce qui va ou non leur être remboursé, ni par quelle assurance. Ils recourent aux différentes médecines en fonction non pas de critères économiques mais de convictions basées sur les représentations dont nous venons de parler, se sentant responsables de prévenir la maladie et s’impliquant dans le processus de guérison. Parce qu’il est peu lisible et qu’il sépare des médecines utilisées conjointement, on peut dire que le système suisse d’assurance-maladie est dysfonctionnel.


PORTFOLIO

Chaque année, des cyclistes amateurs se réunissent pour grimper cinq cols en une journée dans le canton de Berne. «C’est un exploit physique, raconte Andri Pol. Ils sont complètement cinglés.» Alors qu’il réalisait un reportage sur cette course, le photographe a aperçu un groupe de motards français arrêtés au bord de la route pour encourager les cyclistes. Il n’a pas pu s’empêcher de photographier cette scène improbable.

Guttannen (Grimsel)


TRAVAIL

Le prix du multitasking Vantée jusqu’à récemment, la capacité à effectuer plusieurs tâches de manière simultanée se voit fortement remise en question. Plutôt que d’accuser la technologie, si nous regardions l’usage que nous en faisons? TEXTE

| Albertine Bourget

Même si le professeur David Strayer a précisé que ceux qui se pensaient meilleurs dans le domaine étaient de vifs esprits qui s’ennuyaient rapidement, il n’empêche: les conclusions de l’enquête sont venues corréler de nombreuses autres études qui, ces dernières années, ont pointé du doigt des croyances erronées sur le pouvoir du multitasking. Pourtant, au début de ce troisième millénaire, c’est-à-dire hier, c’était le talent à mettre en avant, signe d’efficacité. Une illusion véhiculée avec enthousiasme par les médias et les technophiles, insistent les spécialistes. L’un des premiers à avoir flairé l’arnaque est un Américain, Dave Crenshaw. En 2008, il publiait The Myth of Multitasking: How «Doing It All» Gets Nothing Done. «Aujourd’hui, le multitasking a une connotation d’héroïsme. Nombreux sont les dirigeants qui se flattent de leur capacité à le maîtriser, et c’est une qualité qui continue d’être demandée dans les offres d’emploi. Enfin, il est évident que nos téléphones, Facebook ou Twitter nous poussent au multi-tâches.»

On parie que vous avez ouvert ces pages entre deux alertes électroniques, une conversation avec un collègue et le bouclage d’un dossier. Et que vous êtes fier de votre capacité à jongler avec toutes ces activités. Et bien, vous avez tort. Pire: plus vous vous pensez bon en multitasking, plus vous êtes, en réalité, mauvais (et impulsif). Telle est la conclusion à laquelle sont arrivés des chercheurs de l’Université de l’Utah (Etats-Unis), dans une étude publiée en janvier dernier. Mais rassurez-vous, vous n’êtes pas seul; selon un sondage réalisé par le CSA, près de 75% des internautes français surfent en regardant des vidéos. Les chercheurs de l’Université de l’Utah ont demandé à 310 étudiants en psychologie, filles et garçons autour de la vingtaine, de répondre à des questionnaires sur leur utilisation de tous les médias, de la presse écrite en passant par les écrans de télévision et les smartphones, et à des questionnaires reconnus sur l’impulsivité et la recherche de sensations. Les participants ont ensuite auto-évalué leur capacité au multitasking, notamment en téléphonant au volant. Résultat: ceux qui font le plus de choses à la fois sont aussi les plus impulsifs, en quête de sensations, qui surévaluent leurs capacités et s’avèrent en fait moins doués que les autres dans ce domaine.

Conférencier et conseiller en entreprise réputé outre-Atlantique, Dave Crenshaw estime que le terme même a été mal compris. «Le mot n’est entré dans le langage commun que dans les années 1990. Il s’agissait au départ d’un terme utilisé dans l’informatique, apparu lorsque le

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TRAVAIL

Les femmes ne sont pas génétiquement programmées pour gérer beaucoup de choses en parallèle. Comme les hommes, elles peuvent tout faire, mais pas en même temps. Elles seraient juste plus rapides qu’eux pour passer d’une tâche à l’autre.

Le prix du multitasking

système Windows s’est imposé et qui désigne l’accomplissement apparemment simultané de deux tâches ou plus par l’unité centrale de l’ordinateur, nous explique-t-il. Ce qui compte, c’est le mot «apparent». Car tout comme votre cerveau, l’ordinateur ne peut pas se concentrer sur deux choses. Il ne fait que passer rapidement d’un programme à l’autre, ce qui donne l’illusion qu’il fait les deux en même temps.»

A l’attention volontaire, qui se concentre sur une seule et unique tâche, s’ajoute l’attention involontaire, stimulée par l’extérieur, comme une petite enveloppe qui apparaît sur l’écran ou une alerte sonore. Trop de stimuli nuit; la productivité baisserait jusqu’à 40% lorsqu’on essaie de faire plusieurs choses à la fois. Pertes de temps et erreurs sont inévitables; en raison des transitions exigées par le fait de changer constamment de tâche. Selon la compagnie informatique Intel, un employé consulte ses mails 50 fois par jour, produisant stress, fatigue et, en corollaire, une productivité et une satisfaction moindres. Une situation qui ne va pas s’arranger, puisque le nombre de mails croît à un rythme annuel de 66%, selon l’ePolicy Institute.

«En fait, ce que l’on appelle multitasking consiste à aller et venir d’une tâche à l’autre», résume David M. Sanbonmatsu, de l’Université de l’Utah. Reste que le lien quasi organique entre l’ordinateur et un environnement en mutation constante est fait tout de suite. Les spécialistes et les médias s’emparent du concept et le rendent «rapidement aussi populaire et accepté que la voiture et le hamburger», selon Dave Crenshaw.

Et ceux qui pensent que le multitasking concerne avant tout les femmes, génétiquement programmées pour gérer toutes sortes de choses

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TRAVAIL

Le prix du multitasking

«Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est pas la technologie qu’il faut remettre en question, mais la manière dont nous l’utilisons, insiste Dave Crenshaw. Nous, ses utilisateurs, évoluons plus lentement qu’elle, alors que nous sommes confrontés à des défis de productivité qui n’existaient pas il y a vingt ans, et qui exigent de repenser la manière dont nous utilisons les outils technologiques dont nous disposons.» Et de conclure par ces mots à la fois simples et étonnants: «Il est important de se rappeler que la technologie est à notre service et que nous en sommes maîtres. Nous avons le pouvoir d’éteindre notre portable, notre boîte électronique ou nos alertes de SMS. Mais ce qui est fou, c’est que la majorité des gens ne s’en rend pas compte.»

en parallèle, se trompent. «En fait, la majorité de mes clients sont des clientes, des femmes d’affaires qui viennent me voir car depuis des années, elles se sentent complètement incompétentes face à des attentes sociales erronées et l’image véhiculée qu’elles devraient être capables de tout gérer. Alors que les femmes, comme les hommes, peuvent tout faire – mais PAS en même temps. A la limite, les femmes sont peutêtre plus rapides que les hommes à passer d’une tâche à l’autre», insiste Dave Crenshaw. Personne ne sera étonné d’apprendre que les femmes font plus de choses en même temps, que les hommes. Pas besoin de chercher très loin pour comprendre. Depuis la nuit des temps, les mères de famille n’ont-elles pas travaillé, aux champs ou à la maison, nettoyé, cuisiné et bien sûr élevé, nourri et blanchi des myriades d’enfants? Dans une étude parue fin 2011 dans l’American Sociological Review, la chercheuse Shira Offer a démontré que les mères qui travaillent font plus de multitasking que les pères, et que «dans l’ensemble, c’est pour elles une expérience bien plus négative que pour les pères». «L’idée répandue que les mères ou les femmes en général sont de parfaites adeptes du multi-tasking est trop simpliste», résume cette professeure assistante au Département de sociologie de l’Université de Bar-Ilan, près de Tel-Aviv (Israël).

LA FIN DE L’OPEN SPACE De l’open office au slow work Très populaire jusqu’à récemment, l’espace de travail partagé, dit open space, est aujourd’hui remis en question. Cette conception collective, pensée pour renforcer le team building mais surtout l’interaction et les synergies, se voit désormais associée à une augmentation du stress et de mauvaises relations entre les employés. Alors quoi? Difficile de revenir au banal bureau d’antan, trop cloisonné. La revue d’architecture Stream, créée par l’architecte français Philippe Chiambaretta, a consacré son édition 2O12 au bureau postmoderne. Des entreprises comme Google, Facebook ou les studios Pixar ont fait les gros titres avec leurs espaces cool office dédiés à la détente des employés. Au cool office répond le slow office, salle réservée à la concentration des employés. Les architectes conçoivent aujourd’hui des espaces modulables, certains destinés aux réunions informelles où l’on reste debout; d’autres pour des rendez-vous importants, complétés par des zones privées pour des moments de concentration. L’enjeu aujourd’hui est de combiner la cellule et le cloître, le privé et l’ouverture, résumait Philippe Chiambaretta.

Le problème, c’est que la tendance n’est pas près de s’inverser. «Beaucoup de gens savent que le multitasking est néfaste. Mais leur comportement reste inchangé, car c’est addictif, et que nous avons conditionné notre esprit et notre corps à répondre à ces stimuli. Sans parler de tous ceux, encore trop nombreux, qui sont fiers de leur capacité à gérer plusieurs choses de front», indique Dave Crenshaw. Qui parle d’expérience. «J’ai été diagnostiqué comme sévèrement hyperactif. Ajoutez à cela que je suis un entrepreneur qui a toujours eu l’habitude de gérer plein de choses à la fois et vous imaginez la gravité du cas. Mon bureau était dans une pagaille permanente, avec de la paperasse du sol au plafond, mais ma carrière aussi était désorganisée: je ne cessais d’en changer.» Il s’est posé, s’est concentré, a écrit son livre, et se consacre désormais à dénoncer les méfaits du multitâches.

Chez la maison suisse de mobilier Vitra, c’est le citizen office qui prime. L’idée est celle d’un bureau interchangeable dont chaque membre est responsable et autonome. De plus en plus, notamment dans les start-up outre-Atlantique, les postes de travail sont modulables selon les activités de la journée. Sinon, des entreprises conseillent de changer les places attribuées à intervalle de quelques mois, afin d’éviter la routine. Enfin, timidement, certains mettent en avant la notion de slow work, dans la droite ligne du mouvement slow food. C’est le cas de l’Américain Pete Bacevice. L’idée: ralentir un rythme rendu frénétique, en se bloquant des plages horaires où on ne laissera rien nous interrompre, en changeant de pièce pour retrouver l’inspiration ou en sortant travailler dans un café.

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PORTFOLIO

Cette photo a été prise lors d’un concours d’escalade sur glace à Saas-Fee. Le photographe a été frappé par la manière dont le béton encadre le grimpeur. Une façon de montrer à quel point la technique est présente dans les montagnes suisses.

Eisklettern


SCIENCES

Recherche: l’union ne fait pas toujours la force Le concept d’interdisciplinarité est en vogue. Si certains problèmes exigent une telle approche, la qualité des résultats dépend plus des chercheurs que de l’organisation. TEXTE

| Daniel Saraga

par un échec. J’ai moi-même joué à ce jeu: afin de poursuivre des recherches qui me semblaient vraiment importantes, j’ai postulé avec succès pour un financement réservé à des projets interdisciplinaires. J’estime que nous avons ensuite produit de bons résultats et beaucoup appris sur un plan éducatif. Mais pour être sincère, je doute qu’avoir intégré des chercheurs d’autres disciplines ait permis dans notre cas des avancées scientifiques concrètes.»

Rester dans son coin n’est plus dans l’air du temps – il faut communiquer, échanger, se rassembler. Les chercheurs également se voient encouragés à se déployer en réseaux et à devenir interdisciplinaires. L’affaire semble logique: comment des chercheurs hyper-spécialisés pourraient-ils encore embrasser les problèmes dans leur globalité? Pour voir au-delà de l’arbre qui cache la forêt, il leur faudra donc rassembler les domaines scientifiques: une physicienne ici, un géographe là avec une biologiste au milieu. Mais l’interdisciplinarité est aussi devenue un argument de poids pour financer ses recherches. Car les politiciens misent sur le mélange pour stimuler innovation et créativité. On voit ainsi se multiplier les encouragements à la recherche transdisciplinaire et autres plateformes de coopération.

«Certaines institutions tentent d’imposer le mélange des disciplines, mais cela crée parfois de mauvais mariages, ajoute Dieter Imboden, ancien président du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Certains chercheurs vont prétendre collaborer davantage qu’ils ne le font en réalité.» Si des infrastructures telles que le CERN se doivent évidemment d’être partagées, l’obsession des réseaux peut parfois s’avérer contre-productive. «Certaines tâches simples sont additives, comme construire une autoroute, poursuit Dieter Imboden. On peut aller plus vite en engageant davantage d’ouvriers. Mais la recherche fonctionne en général différemment. Ce n’est pas en rassemblant des milliers de chercheurs dans un grand projet que l’on va forcément aller plus vite. En tant que telle, l’interdisciplinarité en soi n’est ni positive ni négative.»

«L’interdisciplinarité en science, c’est avant tout un mot à la mode, tranche Christian Körner, un botaniste de renommée mondiale qui travaille à l’Université de Bâle. Il sert principalement à impressionner les responsables de la recherche et des politiciens bien intentionnés.» Malins, les chercheurs proposent les projets qui correspondent aux désirs exprimés: programmes de synergie, mise en réseau, centres d’excellence... Mais, en vain, dénonce le biologiste: «Forcer des gens à coopérer malgré eux se solde souvent

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SCIENCES

Recherche: quand l’union ne fait plus la force

La pluri-, l’inter- et la transdisciplinarité servent de mantra pour invoquer une créativité déficiente, note Dominique Pestre, historien des sciences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris): «Ce sont d’abord des mots, et il faut voir qui les utilise: rarement les chercheurs, mais les politiques et les institutions. On ne retrouve pas ce type d’incantations dans la Silicon Valley, ni dans les grands laboratoires de recherche industrielle des années 1950 tels que les Bell-Labs.» Il serait toutefois faux d’en faire un phénomène moderne, souligne l’historien: «Des efforts multidisciplinaires ont toujours existé. C’est dans la nature même d’un chercheur que de s’inspirer par ce qui se fait à côté de lui.» L’éconophysique développée actuellement par des physiciens intéressés par la finance semble un phénomène nouveau. Mais c’est oublier que les physiciens migraient déjà vers d’autres disciplines à la fin du XIXe siècle.

TROIS QUESTIONS À Olivier Naef Responsable du domaine Ingénierie et Architecture de la HES-SO La HES-SO veut promouvoir l’interdisciplinarité. Risque-ton de forcer des mariages entre des chercheurs? On ne force personne. Certains de nos instruments de financement soutiennent des recherches multidisciplinaires, mais la plupart des projets viennent des chercheurs et des contacts qu’ils entretiennent avec le tissu économique local. L’industrie s’intéresse rarement à une innovation isolée comme une simple molécule. Le plus souvent, elle veut développer avec nous un produit qui engage plusieurs disciplines. Des exemples? Nos chimistes et ingénieurs en mécanique ont mis au point des couverts en plastique biodégradable en acide polylactide. Des architectes ont travaillé avec des sociologues pour étudier les facteurs qui font que quelqu’un se sent bien là où il vit. Des médecins et des ingénieurs en électronique ont développé un outil pour mieux diagnostiquer le glaucome (une maladie dégénérative du nerf optique qui touche une personne sur dix dès 70 ans, ndlr).

Les grands problèmes de la planète – l’eau, la pollution, la pauvreté, la croissance, le changement climatique – exigent une approche pluridisciplinaire. Selon Christian Körner, «des institutions telles que le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sont absolument nécessaires, mais elles ne mènent pas de recherches interdisciplinaires. Leur rôle consiste à rédiger des synthèses et à stimuler la science.» L’historien Dominique Pestre renchérit: «Il est évident qu’il faut parfois rassembler différentes compétences pour atteindre un objectif complexe. Mais si vous regardez ce qui se passe sur le terrain, la vraie question est surtout celle de l’organisation: Comment les objectifs sont-ils définis? Quelles structures sont mises en place pour coordonner les travaux? En fait, ce sont des gens, des pratiques et des métiers qui se rencontrent et s’agencent – pas des disciplines.»

La HES-SO maintient une structure avec des domaines présents sur plusieurs localisations. Un avantage? C’est ce que nous pensons. Les hautes écoles du domaine Ingénierie et Architecture forment des petites entités multidisciplinaires plus réactives qu’une grande structure centrale. Vous retrouvez sur un site des étudiants venant de disciplines différentes. Dans le cadre des Masters, étudiantes, étudiants, professeurs et chercheurs se rassemblent à Lausanne. Cela offre des opportunités de rencontres qui permettent de lancer des projets innovants.

Pour Christian Körner, «l’interdisciplinarité provient de personnes curieuses qui arrivent à franchir les barrières entre les domaines. L’argent des contribuables est mieux investi dans une science menée par le bas: avec des projets proposés par les scientifiques et financés de manière individuelle, basés sur la qualité de l’équipe. Une approche «top-down» risque d’étouffer la créativité.»

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SCIENCES

Recherche: quand l’union ne fait plus la force

Les comités d’éthique ou la fin des experts Laisser tomber les œillères, proposer des frontières à ne pas transgresser, tout en reconnaissant les limites d’un tel exercice: les comités d’éthique sont en permanence confrontés à des problèmes de démarcation.

C’est une démarche qui demande de l’humilité et implique que chacun reconnaisse qu’il a besoin de l’autre», relève Jean-Claude Ameisen, l’actuel président du CCNE.

Les comités d’éthique sont en pleine expansion. A leur origine, un souhait d’encadrement des pratiques expérimentales de la biomédecine alors que, moins prégnante, la religion n’imposait plus sa morale. Ne pas estimer que la science se situe par-delà le bien et le mal sans pour autant lui mettre des bâtons dans les roues; entre craintes paralysantes et désirs de recherche sans bornes, une éthique de la responsabilité s’est construite. En 1983, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) français fut le premier comité d’éthique créé dans le monde.

Après s’être focalisées sur le début et la fin de vie, les réflexions éthiques portent aujourd’hui sur toutes les dimensions de la société. Des rouages consultatifs, pluridisciplinaires, voient le jour pour répondre à des besoins très concrets d’aide à la décision, bien au-delà des questions de santé, pour tracer les limites entre ce qui est acceptable et ne l’est pas. Où est la limite du tolérable? «Toute vie sociale repose sur la conviction qu’il y a des règles de comportement indispensables même si elles limitent la liberté. (...) Il y a donc toujours des limites au tolérable, même si elles sont variables dans le temps et l’espace», estimait l’éthicien genevois Eric Fuchs dans Le Temps, en mars dernier.

La transdisciplinarité est le dénominateur commun de ces comités. Désormais, le seul avis des experts est jugé indispensable mais pas suffisant pour décider des grands choix sociétaux. Il paraît de plus en plus nécessaire de croiser différentes approches pour animer la réflexion publique. Que tombent les cloisons entre disciplines lorsqu’il s’agit de prendre du recul et de dégager les enjeux et options soulevés par une question éthique! Des personnes de différents horizons s’y attellent désormais dans des comités d’éthique, non pour effacer la complexité, mais pour clarifier les dimensions essentielles. «A mesure que notre réflexion collective s’élabore, elle dépasse les points de vue initiaux de chaque participant.

En dépit des facteurs de division, une intelligence commune tente de prendre forme au sein des comités d’éthique. L’exercice n’est pas sans risque. Aborder les différends dans un esprit d’ouverture, établir des convergences en dépit des divergences, n’est-ce pas accoucher de pseudo-consensus? Les comités d’éthique ne sont pas épargnés par la critique. Ainsi, pour l’historienne Nadine Fresco, auteure de l’ouvrage Le clonage humain, «ils débattent des dernières inventions, de prime abord souvent inouïes et choquantes, leur fixent des limites, les apprivoisent. Et finalement y accoutument les décideurs et l’opinion publique.» La charge est grave. Mais stimulante pour éviter des dérives fâcheuses.

TEXTE

| Geneviève Grimm-Gobat

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PORTFOLIO

Deux jeunes femmes testent des glaces dans un laboratoire Mövenpick. L’encadrement de leurs visages par des fenêtres donne à l’ensemble un côté fantastique, qui rappelle la fabrique Wonka dans «Charlie et la Chocolaterie».

Mövenpick


INGÉNIERIE

Des robots humanisés Dans le laboratoire de la chercheuse Elena Mugellini à Fribourg, les robots apprennent à interagir avec l’homme. L’étiolement des frontières homme-machine est en marche. TEXTE

| Francesca Sacco

de sentir nos envies et nos besoins. Ils pourraient ensuite utiliser cette faculté pour nous faciliter la vie.

Les robots sont entrés dans une nouvelle ère, celle de l’éducation. Ceux avec lesquels travaille Elena Mugellini à l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg – EIA-FR ne se présentent certes pas sous la forme physique symbolique d’androïdes. Ils possèdent l’apparence de n’importe quel objet d’usage courant. Mais ce sont des systèmes intelligents, capables d’apprendre et d’interagir.

«Nous rentrerions fatigués à la maison et serions accueillis avec une musique douce et une lumière tamisée, projette la chercheuse. Le robot pourrait aussi nous proposer une recette de cuisine en fonction du contenu du réfrigérateur. Aujourd’hui, si vous souhaitez visionner vos photos de vacances en musique, vous devez allumer votre PC, retrouver l’endroit où les photos sont enregistrées, insérer le CD que vous voulez écouter et lancer le slideshow. Bref, vous devez vous adapter à l’informatique. Nous essayons d’intégrer cette technologie dans des objets auxquels l’homme est habitué depuis qu’il est apparu sur la Terre. Dans un futur proche, il vous sera possible de stocker des images dans un objet souvenir de vos vacances, par exemple un coquillage, grâce à une puce électronique standard que vous aurez collée dessus. Une télévision intelligente détectera la puce et lancera le diaporama lorsque vous approcherez le coquillage près d’elle. Et si vous le placez près de votre iPhone, vous pourrez y transférer les clichés. Une télévision encore plus sophistiquée affichera les photos en reconnaissant simplement le coquillage que vous aurez paramétré, sans qu’il soit nécessaire de coller une puce dessus.»

L’un de ces robots se niche dans une caméra Kinect, connectée avec une console Xbox. Doté de vision, il a appris à reconnaître les humains. Lorsqu’il en aperçoit un, il ne perd pas un seul de ses mouvements. Si l’homme tend le bras vers une lampe, le robot s’empresse de l’allumer. Si l’on désigne un chauffe-eau, il le branche. Une prouesse obtenue grâce à la technologie Bluetooth. Ce robot peut également s’incarner dans un iPhone: pas besoin alors de pointer le doigt en direction de la télévision pour qu’elle s’allume, il suffit de sélectionner l’icône correspondante qui s’affiche sur l’écran du téléphone portable. Elena Mugellini imagine un monde où il ne serait plus nécessaire de tripatouiller trois ou quatre boutons différents avant de comprendre comment un appareil fonctionne. Un univers où les objets d’usage courant seraient capables

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Un mot d’origine slave Le terme robot est issu des langues slaves et est formé à partir de rabota, qui signifie travail. Le mot est utilisé pour la première fois en 1920 dans la pièce de théâtre Rossum’s Universal Robots de l’écrivain tchécoslovaque Karel Capek. Aujourd’hui robot est encore défini comme automate, qui renvoie à tout appareil imitant les mouvements d’un être animé. Dans l’usage, le terme est employé dans les domaines de la robotique, de l’informatique et des technologies de l’information. Les robots d’aujourd’hui ne sont plus des pantins et commencent à apprendre d’euxmêmes, comme les humains.


INGÉNIERIE

Des robots humanisés

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INGÉNIERIE

Des robots humanisés

il est possible à tout moment de basculer en mode manuel», précise Elena Mugellini. Le robot est susceptible d’apprendre à se repérer dans l’espace et à reconnaître les trajets les plus courts. Equipé d’une mémoire et d’un logiciel de conversation, il devrait être capable de proposer spontanément différents itinéraires possibles à l’utilisateur. A noter que les personnes handicapées ne sont pas les seules intéressées par ces applications. Les magiciens le sont aussi… Une autre possibilité consiste à implanter des électrodes directement dans le cerveau humain, ce qui a pour avantage d’augmenter la précision des commandes – et l’inconvénient d’entraîner un risque d’infection.

Jusqu’où ira l’intelligence des robots? Celle-ci est parfois volontairement limitée par l’Homme. Ainsi, par crainte d’un comportement défaillant potentiellement lourd de conséquences en termes d’assurance-accident, les constructeurs automobiles ont refusé le tout-automatique dans les systèmes de parcage intelligents. «Dans l’industrie, la technologie n’autorise pas encore une collaboration homme-machine suffisamment sûre pour pouvoir travailler sans barrières de protection, affirme le professeur Philippe Liscia, responsable de l’Institut d’horlogerie et création IHC-Arc. On ne peut pas encore supplanter l’intelligence et la dextérité de l’Homme à la précision du robot dans des processus de production complexes. Mais les fabricants et les instituts de recherche travaillent pour que cette coopération soit possible.»

La chercheuse Elena Mugellini imagine un monde où les objets courants seraient capables de sentir nos envies et nos besoins.

Si l’humain s’appuie sur les technologies informatiques pour pallier ses faiblesses, certains robots prennent une apparence et des capacités de plus en plus humaines. C’est particulièrement le cas dans le secteur de l’animation vidéo. Ainsi, certains scénarios de science-fiction qui semblaient autrefois irréels (Robocop, Terminator ou encore I, Robot) le paraissent beaucoup moins aujourd’hui. On parle parfois de «majordomes des temps modernes» pour désigner ces machines qui ne sont fabriquées que pour être au service de l’homme. Les robots auront-ils droit un Ludivine Dufour, coureuse de fond jour à l’autodétermination? «Une des devises olympiques dit Lors de la dernière conférence «plus vite, plus haut, plus fort.» Nous Lift de Genève, un workshop sommes arrivés à de telles performances humaines que le transhumaa été consacré à leurs droits. nisme risque de devenir nécessaire. «Il ne s’agit pas d’accorder des Je souhaiterais que le sport, qu’il soit droits à son toaster, y expli- d’élite ou de loisir, permette au corps de s’exprimer et de se développer le quait Kate Darling, experte en plus naturellement possible. Lorsque propriété intellectuelle au MIT. l’effort physique est trop facilité par la Mais d’établir des normes lé- technologie, cela peut s’avérer contregales pour protéger les robots productif. Je vais prendre l’exemple du pied. Le pied est la plus belle et la plus sociaux. Ces derniers méritent complexe des chaussures. A force de un traitement différent en rai- l’envelopper, on l’empêche d’effectuer son de l’affection que l’on pro- de nombreuses tâches. Il devient alors paresseux, s’affaiblit et nécessite jette sur eux.» d’être soutenu par des chaussures

Certains spécialistes parlent de «transhumanisme» pour désigner le lent étiolement de la frontière homme-machine. A la Haute école de travail social (HETS) de Genève, Chantal Junker-Tschopp travaille sur des projets de rééducation physique avec des personnes amputées. «Au début, le cerveau ne comprend pas: il croit que le membre amputé est toujours là, ce que contredit bien évidemment sa vision. D’où l’apparition d’un conflit interne, que le cerveau signale par des douleurs fantômes. Le travail de la rééducation doit permettre à la personne handicapée de s’approprier la prothèse comme si elle faisait partie d’elle, un peu à l’instar du joueur de tennis qui considère sa raquette comme une extension de lui-même.» Des progrès considérables ont été réalisés depuis le début des années 2000 dans le domaine des prothèses intelligentes, qui peuvent à présent être commandées par la pensée, grâce à des capteurs d’impulsions nerveuses. Si on bouge une main ou si on pense seulement à la bouger, le cerveau émet le même signal électrique. On utilise des tapis d’électrodes pour capter les signaux et un logiciel pour les convertir en commandes. A Fribourg, Elena Mugellini travaille également sur un projet de robot-fauteuil roulant. Il tourne à gauche lorsque l’utilisateur bouge les doigts de sa main gauche, équipés d’électrodes. Même principe pour le virage à droite. «On parle de shared control, ou contrôle partagé, car

toujours plus performantes. L’homme est devenu pareil, paresseux. En même temps, il veut toujours plus de performance, alors il cherche des solutions dans la pharmaceutique avec le dopage, la médecine et la robotique.»

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PORTFOLIO

Le Cervin est la montagne la plus photographiée du monde. Andri Pol souhaite montrer à travers cette scène comment les touristes le captent, sans se préoccuper de ce qu’il y a autour d’eux.

Zermatt


CERVEAU

Quand les hémisphères se parlent Le corps calleux est un énorme faisceau de fibres nerveuses situé entre les deux hémisphères du cerveau. Il joue un rôle clé dans l’exécution de tâches cognitives complexes. TEXTE

| Par Benjamin Bollmann

l’hémisphère droit du cerveau, qui ne possède pas de zone du langage.» Certaines de ces personnes «déconnectées» souffrent même d’une sorte de dédoublement de la personnalité. Par exemple, elles s’habillent avec leur main gauche, mais leur main droite cherche aussitôt à retirer les vêtements.

Une fois le tour de la Terre: c’est la distance qui serait obtenue en reliant bout à bout toutes les fibres nerveuses du corps calleux. Ces 250 millions de filaments situés au centre du cerveau relient les deux hémisphères et leur permettent d’échanger des informations. «Les cerveaux droit et gauche se parlent en permanence, explique Jürgen Dukart, chercheur en neuroscience à l’Université de Lausanne. Mais la communication s’intensifie lors de l’exécution de tâches cognitives complexes, qui demandent à différentes régions cérébrales de coordonner leurs actions.»

L’absence de corps calleux peut aussi provenir d’une malformation de naissance, qui peut provoquer des symptômes étonnants. Né dépourvu de cette région du cerveau, l’Américain Kim Peek (1951-2009) pouvait mémoriser deux pages à la fois – chaque œil lisant une page indépendamment. Surnommé «Kimputer» pour cette formidable mémoire, il se souvenait de 98% de l’information contenue dans 12’000 livres. Chez Kim Peek, l’absence de corps calleux ne signifiait toutefois pas que les hémisphères droit et gauche fonctionnaient indépendamment: «Quand le corps calleux manque depuis la naissance, le cerveau se réarrange pendant le développement en créant des connexions au travers de zones plus profondes, ce qui n’est plus possible à l’âge adulte», explique Jürgen Dukart.

Le rôle du corps calleux devient en particulier visible chez les personnes souffrant de lésions au niveau de cette structure. Dans les années 1950, les patients atteints d’épilepsie aiguë étaient souvent traités en sectionnant intégralement le corps calleux. Plus rarement appliquée aujourd’hui, cette procédure chirurgicale vise à empêcher la propagation de l’attaque d’un hémisphère à l’autre. «Les patients ayant subi une telle opération ne parviennent plus à nommer un objet qui se situe dans la partie gauche du champ visuel, car celle-ci est reliée à

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CERVEAU

Quand les hémisphères se parlent

Corps calleux

Matière grise

Principal pont de communication entre les hémisphères droit et gauche. D’autres connexions existent dans des zones plus profondes du cerveau, mais leur capacité de transfert reste limitée en comparaison avec le corps calleux.

Point de départ et d’arrivée des fibres nerveuses du corps calleux. Cette couche superficielle du cerveau se caractérise par une forte densité de neurones et de connexions.

250 millions

15 cm

Nombre de fibres nerveuses interconnectant les deux hémisphères par l’intermédiaire du corps calleux.

Longueur moyenne des fibres nerveuses du corps calleux.

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TECHNOLOGIES

Privé-public, la dangereuse confusion Internet ou l’installation de caméras remettent en cause les notions de sphères publique et privée. Quelles en sont les conséquences? TEXTE

| Clément Bürge

ou notre salon», raconte Sami Coll. Le foyer, auparavant strictement confiné à la vie de famille, s’ouvre au reste du monde. Un décloisonnement qui est particulièrement flagrant sur le plan professionnel, estime Jean-Philippe Trabichet, de la Haute école de gestion de Genève – HEG-GE: «Grâce aux smartphones, notre vie professionnelle ne nous quitte plus. La plupart des gens continuent à être joignables durant le week-end, ce phénomène était peu répandu il y a à peine deux ans.» L’exploitation de ces nouvelles ressources numériques produit aussi un nombre de données jamais vu auparavant. «Chaque fait et geste d’un humain est aujourd’hui enregistré: un message sur un réseau social est sauvegardé sur le web, un achat au supermarché par une carte de crédit ou de fidélité, un trajet en voiture par un GPS», explique Sami Coll, qui a étudié les informations qu’enregistrent les cartes de fidélité helvétiques dans le cadre de sa thèse. Le développement du cloud-computing est un autre de ces phénomènes. Alors que nos données numériques étaient autrefois stockées sur des ordinateurs personnels, elles sont maintenant enregistrées en ligne dans un «nuage». «Cela permet d’accéder à ses informations personnelles depuis n’importe où», explique Patrick Keller, enseignant à l’ECAL. Ces données auparavant strictement personnelles sont mises à disposition dans un espace numérique qui se trouve à l’intersection entre le privé et le public.

En 2013, Aristote angoisserait. A l’époque de la Grèce antique, la place publique était le fondement de la démocratie: les Athéniens se réunissaient au cœur de l’Agora et y discutaient des affaires de la cité. Selon le philosophe, la sphère publique permettait de se distinguer des barbares, dont les villages étaient constitués d’une série de huttes, sans lieu de réunion. A l’heure actuelle, la sphère publique est en péril. «Les notions de public et de privé sont en train de disparaître, analyse le sociologue Sami Coll de l’Université de Genève. Cette distinction est de moins en moins pertinente.» La raison principale? L’émergence des nouvelles technologies, notamment des réseaux sociaux. «Pour la première fois, nos amis, nos professeurs ou nos patrons se retrouvent réunis sur la même plate-forme, en l’occurrence Facebook», explique l’expert. Les réseaux sociaux n’inventent rien. Ils poussent à leur paroxysme des pulsions sociales qui ont toujours existé: «En portant les relations quotidiennes sur l’espace virtuel, le processus de rupture entre vie privée et publique atteint une vitesse jamais vue.» Internet, les réseaux sociaux et les smartphones redéfinissent également notre conception de l’espace. «Le ‘chez moi’ devient relatif. Nous pouvons produire des informations ou envoyer un e-mail depuis n’importe où, comme notre bureau

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TECHNOLOGIES

L’exploitation des données personnelles exacerbera les inégalités dans le futur, analyse l’ethnologue spécialiste des nouvelles technologies Nicolas Nova.

Privé-public, la dangereuse confusion

les politiciens. «Le stade de la Maladière à Neuchâtel, la gare de Zurich et le stade de la Praille à Genève sont des exemples réussis de cette collaboration, souligne l’expert. On estime également que le privé va apporter ce qui manque au public, comme l’esprit d’initiative, plus d’innovation ou une capacité à mieux jouer avec les règles, à être moins carré.» A cela s’ajoutent les contrats de prestations que l’Etat accorde à d’autres entreprises: «Depuis la crise de 2008, de plus en plus de services sont délégués à des sociétés privées.» En Suisse romande, près de 165 communes sous-traitent une partie de la surveillance de leur territoire à des agences de sécurité comme Securitas. Dans le même registre, les universités touchent plus de fonds privés. Le budget de l’Université de Genève est ainsi constitué de 5% de fonds privés; celui de l’EPFL de 10%, une aide qui a permis à l’institution d’ouvrir une série de nouvelles chaires: Ferring Pharmaceuticals vient d’annoncer qu’elle allait financer une unité de recherche sur les lacs. En 2012, l’Université de Zurich a reçu un don de 100 millions de francs de la part d’UBS.

Pour le professeur Jean-Philippe Trabichet, le cloud-computing pose des problèmes de confidentialité, car les données mises en ligne se trouvent aux mains des compagnies qui les hébergent.

Les trajets d’un citoyen lambda peuvent également être suivis par des caméras installées dans l’espace public. «Une banque va installer des caméras de surveillance dans une rue pour protéger son établissement, explique Patrick Keller. Les actions d’une personne, dans un lieu auparavant libre de droit, vont appartenir à une compagnie privée. L’espace public se fait ronger par cette privatisation.» Aujourd’hui, comble de ce phénomène, même les CFF installent des caméras dans leurs trains. Eliane Schmid, porte-parole du préposé fédéral à la Protection des données, explique aussi qu’un nombre croissant de drones surveillent l’espace public helvétique: «Ces appareils volants équipés de caméras coûtent moins cher et sont plus nombreux aujourd’hui. Des voisins en achètent pour surveiller leur quartier.» L’armée suisse en possède 25 et compte en acquérir six de plus d’ici à 2015.

Une ère de surveillance absolue

Le traçage des données produites par ces nouvelles technologies augure une nouvelle ère de surveillance absolue, dont même George Orwell n’aurait pas rêvé. «Nous sommes traqués, et nous ne sommes plus autonomes», dénonce Kazys Varnelis. Eliane Schmid met en garde contre l’appétit des géants d’internet: «Les sociétés comme Google ou Amazon enregistrent tout ce qu’ils peuvent savoir sur leurs utilisateurs. Jamais les sociétés et l’Etat n’ont disposé d’autant d’informations sur les consommateurs et les citoyens.» Le cloud-computing pose le même genre de questions. «Nous mettons en ligne des données privées. Nous avons l’impression qu’elles sont à l’abri, mais elles se trouvent en réalité aux mains des compagnies qui les hébergent», avertit Jean-Philippe Trabichet. «Nous avons l’illusion que ces informations sont protégées et enregistrées dans plusieurs endroits à la fois, poursuit Patrick Keller. Ce qui est faux. Ces données sont conservées dans le serveur d’une société précise.» Mais, pire encore, l’exploitation de ces informations exacerbe les inégalités. Les connectés deviennent plus connectés. Les riches sont plus riches. «Il

David Giauque, professeur à l’Idheap, estime que l’affaiblissement de la sphère publique remet en cause le rôle de l’Etat: «Une idéologie s’impose depuis quelques années, qui stipule que le privé fait plus de bien à la société. Le rôle du public est minimisé au nom de cette idée.» Les partenariats entre les secteurs public et privé – les PPP – sont de plus en plus loués par

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TECHNOLOGIES

Privé-public, la dangereuse confusion

marge de manœuvre: le préposé fédéral à la Protection des données est responsable de la protection de la sphère privée, mais il ne possède pas de véritables pouvoirs. «Nous pouvons conseiller les organes législatifs, parfois porter plainte devant une cour, mais c’est tout», explique Eliane Schmid. Nicolas Nova estime toutefois qu’il ne faut pas céder à l’alarmisme: «Très souvent, les consommateurs emploient un service de façon débridée, puis ils prennent conscience de leurs abus, et ils reviennent en arrière.»

est aujourd’hui possible d’obtenir un rabais sur un produit qui enregistre vos données. Une voiture coûte par exemple moins cher si son producteur peut enregistrer ses données de géolocalisation», indique Nicolas Nova, un ethnographe spécialisé en nouvelles technologies à la Haute école d’art et de design (HEAD). Cette discrimination introduit une société «où ceux qui peuvent payer ne sont pas tracés, et où les moins riches le sont.» Ce qui, à long terme, creuse les inégalités. «L’exploitation des données en ligne permet de créer des profils de plus en plus précis des consommateurs, observe Sami Coll. Les produits qui leur sont proposés via le marketing électronique sont alors toujours les mêmes. Les compagnies analysent votre profil, et vous proposent des produits qui correspondent à vos goûts, jamais autre chose. Par exemple, un fan de la Star Academy sera condamné à n’écouter que cette musique et ne sera plus exposé à du Mozart, ce qui aurait permis à cette personne de changer ses goûts, et même de changer de classe sociale.» Ce phénomène aboutit à une société atomisée: «Le web compartimente les individus, qui vont consommer le même type de produits indéfiniment, ajoute le sociologue. Au final, les gens ne parlent plus la même langue. Les classes restent entre elles. La mobilité sociale est entravée.»

Tous les experts interrogés s’accordent sur un point: l’Agora, le rôle de l’espace public tel que conçu par Aristote, n’existe plus. «Le public doit trouver un moyen de se réinventer et de se réapproprier l’espace volé par le privé, affirme Patrick Keller.» L’expert propose, par exemple, d’installer plus de réseaux wifi gratuits dans les zones publiques, voire de créer un service de cloud-computing étatique.

Une distinction d’origine bourgeoise Le terme «vie privée» a été inventé au XVIIe siècle dans les cercles bourgeois. «La notion de l’intime est liée à l’émergence de la culture bourgeoise de la famille, explique Michel Oris, un historien de l’Université de Genève. N’étant pas nobles, les bourgeois établissent cette distinction, qui leur conférait une certaine supériorité morale, pour se distancier des masses populaires.» Au XIXe siècle, ces valeurs bourgeoises ont été transmises au reste de la population grâce à la scolarité obligatoire. «La vie de famille était devenue totalement hermétique, raconte l’expert. A cette époque, l’homme pouvait battre librement sa femme. La justice intervenait uniquement si quelqu’un était gravement blessé.» L’ère de la vie privée a atteint son apogée entre 1880 et 1950. Exemple frappant: une «femme publique» désignait alors une prostituée. «Durant les 30 Glorieuses, même les femmes d’ouvriers se permettaient d’arrêter de travailler. Rester au sein du foyer est l’idéal de toute cette génération», souligne l’historien. Mais ces valeurs conformistes ont éclaté en mai 1968. «Tout a explosé, explique Michel Oris. C’est à partir de ce moment que les sphères publique et privée ont commencé à s’effriter. L’affichage de son identité sexuelle dans la rue lors des Gay Prides des années 1980 démontre ce changement d’attitude.»

Moins de contrôle démocratique

David Giauque met en garde contre l’implication du privé au sein du public: «L’Etat délègue de plus en plus de services, à l’image des transports publics, qu’il confie souvent à une entreprise privée.» Le problème? L’Etat doit mettre en place un nombre croissant de garde-fous pour s’assurer que l’intérêt public soit défendu. «Il se dissout et gouverne à distance. Le contrôle démocratique s’effrite et la sphère publique n’arrive plus à rendre de comptes aux citoyens», ajoute l’expert. Mais les citoyens peinent à prendre conscience de ces dangers. Beaucoup d’internautes utilisent cet outil «en laissant la clé sur la Ferrari», note Eliane Schmid. «La plupart du temps, cela importe peu aux consommateurs que leurs données soient exploitées, constate Sami Coll. Il existe une part d’inconscience.» Du côté des autorités, on manque de

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PORTFOLIO

Des participantes à un concours de beauté régional attendent d’entrer en scène pour être évaluées. Andri Pol a choisi de faire remarquer le grillage qui les entoure, pour souligner le côté absurde de leur rêve.

Miss Insubria


SOCIOLOGIE

La fin des générations L’individu postmoderne tend à ne plus s’identifier à une classe d’âge. D’autres paramètres comme le niveau économique, les intérêts ou le travail sont devenus plus importants pour la constitution d’une identité. TEXTE

| Geneviève Grimm-Gobat

lation a été découpée en générations; c’est une notion universelle. Une génération se compose d’une classe d’âge, soit les individus nés à peu près dans la même tranche d’années. Toute sa vie, on appartient donc à une même génération. Avec elle, on traverse les différents âges de la vie, enfance, adolescence, âge adulte, vieillesse. C’est l’acception sociale du terme génération.

Le Parlement européen a proclamé l’année 2012 «Année européenne du vieillissement actif et des solidarités intergénérationnelles». En 2011, s’achevait en Suisse le programme de recherche «Enfance, jeunesse et relations entre les générations» (PNR 52). En Suisse romande, le problème spécifique des générations et des relations qu’elles entretiennent fait même l’objet d’un dictionnaire que l’on doit au sociologue Jean-Pierre Fragnière, ancien directeur scientifique de l’Institut universitaire Ages et Générations et ancien professeur à la Haute école de travail social et de la santé – EESP – Lausanne. Il est conçu comme une ressource pour promouvoir l’action et l’exercice des solidarités. Que de plates-formes internet, observatoires, instituts ou associations diverses au service d’une plus grande solidarité intergénérationnelle. La menace semble de taille au vu de l’arsenal mis en place pour éviter que ne se creuse un fossé, qu’éclate un conflit. L’est-elle vraiment?

Depuis le début du siècle passé, se sont succédé: la génération début du siècle (1900-1918), la génération entre deux guerres-deuxième guerre (1919-1945), les baby-boomers (1946-64), la génération X (1965-80), la génération Y (198199) et la génération Z (après 2000). En nommant les générations, on en fait des personnes collectives, nées de l’imaginaire. Un imaginaire qui a connu une mutation avec l’abandon de références historiques pour les désigner. La chute du mur de Berlin ou le 11 septembre auraient pu donner naissance à des générations du même nom. Cela n’a pas été le cas. La liste des qualificatifs attribués aux nouvelles générations n’en finit pas de s’allonger: Génération Y, mais aussi Facebook, Digital natives, Twilight, May be, Tanguy, Peter Pan, Web 2.0, Millennials, Baby losers, Sacrifiée ou encore Désenchantée.

Aujourd’hui, en Suisse, avec l’allongement de l’espérance de vie, à 50 ans, 80% des personnes ont au moins un parent en vie. En 1950, 80% n’avaient plus de parents. Nous sommes passés de la cohabitation de 3 à 4 générations. Jamais exempts de tensions, les rapports intergénérationnels se complexifient avec cette nouvelle donne. De tout temps et en tout lieu, la popu-

Impossible d’enfermer dans une seule appellation une génération segmentée, composée de

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SOCIOLOGIE

La fin des générations

TROIS QUESTIONS À Valérie Hugentobler Professeure à la Haute école de travail social et de la santé – EESP – Lausanne, spécialiste des relations entre les générations.

jeunes à l’identité éclatée et ne revendiquant pas un «label». «Cette génération est souvent simplifiée et définie par une empreinte démographique sur la pyramide des âges, mais elle s’en est affranchie pour devenir une «culture» ou «état d’esprit» que l’on retrouve chez des membres des autres générations, analyse Jean Pralong. professeur en gestion des ressources humaines à la «Rouen Business School», qui a réalisé une étude sur l’image du travail selon la génération Y. On peut donc dire que la génération Y n’existe pas, elle est simplement le côté émergé de l’iceberg qui nous montre les mutations de notre société.»

De plus en plus de platesformes observent les relations intergénérationnelles. Pourquoi? Ces structures sont souvent issues de milieux associatifs et se présentent comme un remède à un potentiel conflit de générations, en créant ou en renforçant la cohésion sociale. En réalité, le démantèlement des liens intergénérationnels n’est pas étayé: les solidarités et les échanges entre générations restent importants dans notre société.

Le prisme de lecture du XXe siècle doit être abandonné pour aborder le XXIe. Comme l’analyse le sociologue Michel Maffesoli dans son ouvrage L’homme postmoderne, la société actuelle est composée d’hommes foncièrement décloisonnés, contrairement aux individus de la modernité qui les ont précédés. Ceux-ci ne se reconnaissent plus dans une appartenance générationnelle, mais «tribale». Pas sûr dès lors que l’usage de la notion de génération ne recèle pas des pièges, tels que l’occultation des différences et des inégalités au sein d’une même génération. Or, depuis une vingtaine d’années, «le fossé s’accroît entre les groupes de personnes appartenant à la même génération», rappelle Jean-Pierre Fragnière dans son dictionnaire.

Il n’existe donc pas de risque de conflit? Le conflit entre générations est avant tout le produit des médias et de certains discours politiques. L’augmentation du nombre de retraités et l’inversion de la pyramide des âges provoquent des inquiétudes quant au financement de la protection sociale et la pérennité du système de retraite. Le vrai enjeu consistera pour notre société à gérer la planification économique, sociale et sanitaire liée au vieillissement des générations des baby-boomers.

Pour l’heure, l’ancienne solidarité intergénérationnelle ne semble pas menacée. Les jeunes sont prêts à payer l’AVS pour leurs aînés, disposés à assumer les coûts de la maladie dans la grande vieillesse. Bien qu’éprouvant un sentiment de spoliation, ils ne sont pas en train de «casser la baraque». Pour Alain Clémence, professeur à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne, «plutôt que de se demander quel groupe d’âge profite de l’autre ou le subventionne, il faudrait réfléchir à une façon d’aider ceux qui en ont besoin, quelle que soit la génération à laquelle ils appartiennent, et faire payer davantage ceux qui peuvent se le permettre».

Pour les sociologues, le concept de génération n’est plus pertinent, tant on voit de différences au sein d’une classe d’âge... Le fossé intra-générationnel n’est pas nouveau: les inégalités sociales au sein d’une même catégorie d’âge ont toujours existé. Le concept de génération reste utile pour comprendre le changement social, mais la génération ne constitue pas une catégorie sociale. Son utilisation devient problématique lorsque les comparaisons intergénérationnelles occultent les inégalités sociales en termes de classes sociales.

Est-il encore pertinent de découper la société en générations X, Y ou Z? Et si on assistait, non à un conflit de générations, mais à un questionnement sur la validité de ce concept? Utilisée,

Par Anthony Gonthier

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SOCIOLOGIE

La fin des générations

dès les années 1960, en sociologie pour étudier la structure sociale, la génération n’est plus l’outil optimal à même de nous éclairer sur les mutations en cours. Etre confronté aux mêmes événements au même âge ne suffit pas – ne suffit plus – à constituer un groupe homogène, à forger une identité collective.

A l’heure des réseaux sociaux, la force des liens qui s’y nouent ne saurait être sous-estimée. Le «vivre ensemble» passe aussi par le virtuel. Le sentiment d’appartenance à un collectif n’a pas disparu mais prend la forme d’autres modalités. La génération pourrait ne pas survivre à cette nouvelle configuration du tissu social.

Quand des cadres bancaires rencontrent des jeunes en rupture

Quelles personnes ont participé à cet événement? Le Service Jeunesse de la Ville de Vevey, avec lequel nous avons collaboré, a choisi deux de ses jeunes peinant à se réintégrer, afin qu’ils puissent participer au projet. De l’autre côté, une quinzaine de cadres bancaires a reçu la mission d’accueillir et de prendre le petit déjeuner avec ces jeunes. Ils avaient pour consigne de valoriser le plus possible l’aspect humain. Le contact a tellement bien fonctionné que les jeunes sont ensuite restés une journée supplémentaire. A la fin de la session, ils ont même livré une vidéo avec de la musique et du texte en rap, décrivant le métier de banquier. Que tirez-vous de cette expérience de rencontre intergénérationnelle? J’en ai gardé un souvenir formidable. Cette aventure m’a incité à inclure dans certains de mes cours des publics extrêmement différents. C’est le cas, par exemple, dans la formation d’entraînement au leadership (Certificate of Advances Studies - CAS-ELEA) de la HEIGVD, dont je suis responsable. Elle fait intervenir de parfaits inconnus qui se confrontent à des leaders en apprentissage.

Un expert en management a organisé une réunion étonnante entre deux générations. Interview. TEXTE

| Christophe Mettral

Marc Hitz, professeur à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud (HEIG-VD), raconte la rencontre qu’il a organisée entre des employés du milieu de la finance et des jeunes en difficulté.

Comment faites-vous pour choisir ces inconnus qui interviennent dans vos cours? Je les choisis via mon réseau personnel ou dans la rue. Il faut en général que ces personnes disposent d’un peu de temps libre. Il s’agit souvent de chômeurs, de retraités ou d’étudiants. Mais au-delà de l’expérience humaine, ce programme leur permet de repartir avec de nouveaux contacts professionnels, un certificat de participation ainsi qu’une confiance retrouvée.

Dans quel contexte avez-vous organisé ce séminaire? J’ai été mandaté par une grande banque suisse il y a quelques années afin d’élaborer un dispositif favorisant les contacts humains pour certains cadres bancaires. Ceux-ci abordent leur clientèle avec parfois trop d’idées reçues, de distance ou avec une certaine hauteur.

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TOURISME

Les paysages du silence Un projet d’étude européen étudie le calme en tant que valeur économique et touristique pour les espaces ruraux et montagnards. Une approche hors des sentiers battus et porteuse d’enseignements originaux. TEXTE

Pax Ruralis Aux dernières nouvelles, le projet européen Pax Ruralis n’a pas été retenu. D’autres voies de collaboration et de financement seront toutefois explorées pour mener les études prévues.

| Pascaline Sordet

gie, du tourisme, de la santé ou encore de la gestion. Pour Anne-Mette Hjalager, professeur à l’Université du Sud Danemark et personnalité reconnue de l’innovation touristique, ce type de recherche au croisement des disciplines, sur un sujet aussi complexe et subjectif que le calme, permet une approche globale et non cloisonnée, où les expertises se nourrissent. Elle ajoute que «l’aspect international de cette étude est essentiel: nous voulons observer des paysages ruraux et montagnards très divers et, derrière ceux-ci, des organisations spatiales variées.»

Le silence se fait rare. Depuis la révolution industrielle et l’extension des réseaux routiers, il devient une denrée recherchée et monnayée, notamment dans le secteur du tourisme et du bien-être. Pourtant, la littérature scientifique manque singulièrement de données sur le calme, son impact, sa valeur, sa localisation. C’est le constat de l’Université du Sud Danemark, qui lance un projet de recherche européen intitulé Pax Ruralis. Les scientifiques s’y penchent sur la tranquillité dans les espaces ruraux et montagnards, afin de découvrir où et comment le calme est préservé et mis en valeur. Une équipe de Suisses y participe, aux côtés de scientifiques originaires de Pologne, de Lituanie, de Suède, de Norvège et de Finlande.

Des zones de silence

Il existe déjà en Suisse un Inventaire fédéral des paysages, couvrant 19% du territoire national, et regroupant les paysages de qualité. Myriam Charollais travaille pour Agridea, agence de développement de l’agriculture et de l’espace rural et, à sa connaissance, il n’existe pas d’études officielles ou de recensement étatique des zones de silence. «Par contre, on trouve des statistiques sur le bruit. En Suisse, une importante partie de la population vit dans des zones où les normes de bruits sont dépassées.» Si les villes sont particulièrement touchées par les nuisances sonores, la campagne n’est pas en reste. Les machines agricoles, le trafic routier et ferroviaire sont des sources constantes de bruits. Les zones de calme, où l’on peut encore enten-

Rafael Matos-Wasem, enseignant à la Haute école de gestion et tourisme de Sierre et responsable de l’équipe helvétique de Pax Ruralis, explique que l’objectif consiste à «voir dans quelle mesure les espaces ruraux offrent des paysages sonores de qualité: la nature sauvage, les bruits d’animaux, les bruissements, les ruissellements. Tous ces sons qui jouent un rôle important pour le bien-être et la santé.» Et pourraient donc être mieux exploités dans l’industrie du tourisme. Interdisciplinaire, le projet réunit des chercheurs dans les domaines de l’économie, de la sociolo-

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TOURISME

Les paysages du silence

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Dans son travail intitulé Paysages A, le photographe Nicolas Faure s’est intéressé aux aménagements immédiats des bords d’autoroutes suisses. Souvent constitués de zones de verdure, ils restent invisibles et inaccessibles en raison de la vitesse des véhicules. Des images qui donnent une impression à la fois bruyante et silencieuse.

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Va-t-on à terme englober la notion de son dans l’analyse qualitative des paysages? Pax Ruralis pose la question de l’usage des territoires ruraux. Les résultats de cette recherche pourront être utilisés par les instances dirigeantes, afin d’améliorer la gestion du territoire: «Notre idée consiste à élaborer des catégories d’espaces, puis à formuler des propositions pour la sauvegarde des espaces calmes, confie Rafael MatosWasem. Nous élaborerons peut-être un label.» La vision angélique d’une nature préservée peut entrer en conflit avec les aspirations au développement des populations locales. «Tout dépend de la manière dont les mesures sont amenées, considère Myriam Charollais. Si on réserve certains paysages au silence, les communes et les citoyens pourraient le vivre comme une contrainte. Si c’est un choix politique de développement touristique auquel la population adhère, ça peut fonctionner.»

dre les sons spécifiques de la nature se font de plus en plus rares. Afin d’appréhender ces espaces sonores, les chercheurs vont procéder par étapes. «Nous allons lister et classifier les régions, précise Rafael Matos-Wasem. Parce que nombre d’entre eux sont dégradés par les exploitations agricoles ou le passage des autoroutes. Les espaces sonores vierges se réduisent comme peau de chagrin.» Ensuite viendront des workshops communs et des analyses de pratiques et de cas concrets. Chaque pays impliqué doit choisir deux paysages sonores à analyser. «En Suisse, nous allons identifier deux régions, une dans les Alpes et une en région genevoise», avance Rafael MatosWasem. Le choix s’est fait en fonction de son exemplarité: une région périurbaine et une région montagnarde aux contextes très différents. «Nous allons les analyser et enquêter auprès des habitants, des visiteurs, des entreprises et des acteurs touristiques.» Afin d’assurer une approche comparative entre les différentes régions et pays, les procédures seront extrêmement précises. L’histoire du bruit

Pax Ruralis comporte un volet historique. Selon Margrit Wyder, historienne de la médecine à l’Université de Zurich, «des sources historiques montrent des plaintes à propos du bruit dans les grandes villes dès la fin du XIXe siècle. Les gens parlent de leurs nerfs et de la neurasthénie.» On envoie les malades à la montagne respirer le bon air et, surtout, profiter du calme. «Le tourisme se développe dans les Alpes, décrit l’historienne, où l’on entend des bruits spécifiques comme les échos, les chutes d’eau, les cloches des vaches. On conçoit que c’est bon pour la santé.» Fort de ces constats, le tourisme alpin et rural se développe, des hôtels aux noms évocateurs comme Alpenruhe ou Bergfrieden voient le jour. Margrit Wyder espère découvrir, en participant à cette étude, comment la tranquillité alpine a pu être utilisée à des fins thérapeutiques et touristiques. «J’aimerais savoir s’il existait des médecins utilisant le calme comme remède et comment cela a commencé.»

Myriam Saugy, e-Marketing Manager «Il est bon de valoriser les lieux qui jouissent du silence, ou plutôt de leurs vibrations naturelles uniquement. Quant à la question de savoir si ces zones de silence auront plus de valeur que les autres, je pense que ce ne sera pas le cas en dessous d’une certaine taille critique. Sur le web, on ne peut pas parler de pollution sonore, mais la contamination peut se rapporter aux très nombreux flux d’informations qu’un internaute reçoit lorsqu’il surfe. Dans ce cas, la pollution va dépendre du temps passé sur le web et du type de surfing qui y est fait. En tant que e-Marketing Manager, l’objectif consiste à savoir se faufiler pour que l’information qu’on souhaite diffuser touche son interlocuteur principal. Nous faisons en sorte que notre bruit virtuel l’accroche, plutôt qu’un autre. Cela devient extrêmement difficile dans des marchés hyperconcurrentiels.»

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Vers un décloisonnement urbain Les métropoles suisses regagnent des habitants pour la première fois depuis trente ans. Leur arrivée a contribué à brasser les populations, mais aussi à évincer certains résidents de longue date. TEXTE

| Julie Zaugg

2,8% et Genève de 2,1%. Seule Bâle continue de perdre des habitants (-1,8%), alors que Berne stagne (-0,1%).

A l’origine, il s’agissait de ranger la ville. «Au début du XXe siècle, on s’est mis à séparer les quartiers d’habitation des rues commerçantes et des lieux de travail, relate Guillaume de Morsier, professeur à l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg – EIA-FR. Cette politique de zonage, inspirée par les théories de Le Corbusier, s’est faite en réaction à la ville sale du XIXe siècle.»

Ce retournement est dû à l’arrivée de migrants dans le sillage des accords de libre circulation, notamment des Allemands et des Français, mais aussi à l’émergence d’une nouvelle catégorie d’urbains, ceux qu’on appelle communément les bobos. «Ce sont des couples qui veulent concilier une double carrière avec une famille et une vie sociale active, ce qui est plus aisé en ville, détaille Patrick Rérat. Ils sont aussi animés de valeurs écologiques, qui les encouragent à laisser de côté la voiture et à privilégier une mobilité douce.»

Avec la diffusion de la voiture individuelle, les centres sont devenus encore plus uniformes: les classes moyennes et les familles sont parties vivre en banlieue; les pauvres, les personnes âgées et les immigrés sont restés en ville. «Les grands blocs de HLM et les quartiers de villas en périphérie, apparus dans les années 50 et 60, sont des exemples extrêmes de cette division», relève l’architecte. Entre 1970 et 2000, les villes suisses ont perdu 190’000 habitants (-10%), pendant que leurs couronnes en gagnaient 760’000 (+36%).

Une politique volontariste de construction de logements (10’000 appartements ont été bâtis à Zurich entre 1999 et 2007) et la mise à disposition de friches industrielles par les anciennes régies fédérales (CFF, La Poste) ont permis à ces nouveaux citadins de trouver chaussure à leur pied. Des quartiers entiers sont sortis de terre, comme Züri-West et Neu Oerlikon à Zurich, Erlenmatt à Bâle, Ecoparc à Neuchâtel, les anciens ateliers mécaniques à Vevey ou Sulzer-Areal à Winterthour. Ils seront bientôt rejoints par le PAV (Praille-Acacias-Vernets) à Genève et par Métamorphoses à Lausanne.

«Mais cette tendance a commencé à s’inverser à partir des années 2000», indique Patrick Rérat, un chercheur de l’Université de Neuchâtel spécialisé dans la régénération urbaine. Les 25 plus importantes villes du pays ont récupéré 45’000 habitants entre 2001 et 2007. Zurich a vu sa population croître de 3,6%, Lausanne de

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ments – est le meilleur moyen de garantir le brassage des populations. Des immeubles intergénérationnels ont commencé à voir le jour dans les villes suisses: «On combine des appartements pour familles, des logements pour les personnes âgées, éventuellement en collocation, une crèche, une salle polyvalente et des commerces dans un même bâtiment», détaille Vincent Kaufmann. Le centre du village de Meinier, à Genève, sera entièrement réorganisé selon ces préceptes.

Résultat, les villes helvétiques sont devenues plus mixtes. «On construit du logement dans les zones industrielles et on promeut des activités commerciales dans les quartiers d’habitation, note Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine à l’EPFL. On évite ainsi d’avoir des lieux vides durant la journée ou la nuit.» Il cite le cas des anciennes friches industrielles de Oerlikon et de Vernier, qui ont été agrémentées d’appartements. Le quartier Züri-West à Zurich et celui du Flon à Lausanne sont même devenus des destinations pour noctambules.

La mixité sociale doit aussi être encouragée à plus large échelle. «Si on veut attirer différentes catégories de la population en ville, il faut leur fournir les services publics dont ils ont besoin, des possibilités de garde pour les familles, des transports publics et des soins à domicile pour les aînés, relève Roger Nordmann, conseiller national socialiste et membre de la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie. Il faut aussi éviter que les communes ne se livrent à une concurrence pour attirer les contribuables les plus riches, en affinant la péréquation fiscale.»

A Genève, une loi adoptée en 2012 a introduit des zones d’activités mixtes. «Elle permet d’intégrer jusqu’à 40% d’activités tertiaires dans les espaces industriels, jusqu’ici réservés au secondaire», explique François Lefort, député vert au Grand Conseil. Son parti a en outre obtenu une modification du régime des zones industrielles. «On peut désormais y construire des immeubles jusqu’à 24 mètres, ce qui favorise l’hébergement d’activités tertiaires dans les étages supérieurs», dit-il. Parfois, la mixité survient au sein d’un même bâtiment. Le Puls 5, un immeuble construit sur le site de l’ancienne fonderie de Sulzer-EscherWyss à Zurich, comprend des magasins et entreprises au rez, surmontés par trois étages d’appartements. A Crissier, certains immeubles construits dans le cadre d’un projet de réaménagement de l’Ouest lausannois auront des appartements situés sur le même palier que les bureaux, pour faciliter le télétravail.

Pour Ruedi Baur, qui dirige le programme Civic City – Civic Design de la Haute école d’art et de design de Genève, la mixité passe par la création de passerelles entre différents quartiers. Il s’est notamment penché sur le cas d’une cité marseillaise. «Ce quartier construit dans la période de l’après-guerre était complètement replié sur lui-même, sans lien avec le reste de la ville», explique-t-il. Pour ouvrir cette cité qu’il décrit comme «un cul-de-sac», son équipe a imaginé construire un belvédère qui permette de voir au-delà des murs, remplacer un golf qui crée une barrière naturelle entre la cité et les quartiers aisés par des infrastructures mixtes et profiter de l’agrandissement d’un cimetière pour construire un chemin de promenade qui relie ces deux mondes.

Mais la mixité n’est pas qu’une affaire d’affectations et de zones. «Un vrai quartier mixte comprend différentes catégories et générations», précise Vincent Kaufman. Les villes suisses sont très inégales face à cela. Dans une étude parue en 2008, Martin Schuler et Olivier Walser, deux professeurs de l’EPFL, ont calculé le degré de ségrégation de plusieurs cités helvétiques. Les étrangers se mêlent à la population suisse et les générations sont bien réparties à Genève, à Lausanne, à Winterthour et à Schaffhouse. Mais pas à Berne, Bâle et Lucerne.

Radu Florinel, professeur à l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg – EIA-FR, a pour sa part analysé le quartier du Vallon, à Lausanne, dans le cadre du projet Atequas (Atelier des quartiers soutenables). Les habitants actuels sont en majorité des migrants et

Le mélange des types de logement – PPE, loyers subventionnés, petits et grands apparte-

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des étudiants, mais la construction de logements sur le site d’une ancienne usine d’incinération va attirer de nouvelles catégories de population. «Il faudra prendre garde à privilégier des personnes qui ont un mode de vie compatible avec le style alternatif du quartier, si on veut le préserver», note-t-il. Le chercheur s’est également intéressé à Rossens, une commune située à 15 kilomètres de Fribourg qui veut développer un écoquartier sur un terrain agricole. Pour diversifier la population de ce village-dortoir, «il s’agira d’y attirer des personnes prêtes à travailler sur place et à animer la vie du village, note le professeur d’architecture. Cela passe par la création d’emplois et la mise en place de transports publics.»

Le problème fondamental, relève Vincent Kaufmann, c’est que la plupart des gens ne souhaitent pas la mixité: «Il est beaucoup plus facile de vivre aux côtés de ses semblables. Les mélanges de populations génèrent des conflits. Les personnes âgées ne peuvent pas faire la sieste l’après-midi à cause des enfants qui jouent dehors, les familles ne peuvent pas dormir la nuit à cause de la colloc’ d’étudiants qui fait une fête.»

Il met toutefois en garde contre la tentation de «faire de la mixité pour faire de la mixité». Cela peut avoir des effets pervers. Lorsque les promoteurs immobiliers réhabilitent d’anciennes friches industrielles ou que les artistes et étudiants en quête de loyers bon marché investissent les quartiers populaires, ils font monter le prix des loyers. «Cela exerce un effet d’éviction sur les populations habitant ces quartiers», relève Patrick Rérat.

L’architecte Guillaume de Morsier considère que la mixité urbaine ne peut pas être imposée par le haut. Si on assigne des personnes à un quartier, même si on leur donne tout pour manger et consommer, elles prendront leur voiture pour faire leurs courses ailleurs.

Il est en outre illusoire de vouloir ramener tout le monde en ville. Par manque de place, mais aussi car une partie de la population voudra toujours vivre à la campagne. «La villa en banlieue reste le modèle dominant, notamment pour les familles», rappelle Patrick Rérat. La reconquête des villes devra donc se faire de façon intelligente. Au lieu d’imposer la mixité à chaque étage d’un immeuble, pourquoi ne pas chercher à la faire émerger à l’échelle de tout un

Un phénomène qu’on appelle la gentrification. Les quartiers de la Jonction à Genève ou de Seefeld à Zurich en sont des exemples typiques. «A Zurich, une partie des gens démunis ont dû quitter le centre-ville, relégués dans les quartiers proches de l’aéroport», note-t-il.

La ville à la campagne La mixité ne se trouve pas qu’en ville. «On assiste à la diffusion des modes de vie urbains en périphérie, relève Bernard Debarbieux, professeur de géographie à l’Université de Genève. Les modes de consommation, les loisirs et les horaires de travail s’y sont uniformisés au fur et à mesure que des pendulaires s’y installaient.» Le phénomène touche l’ensemble du Plateau en Suisse et a donné lieu à l’émergence de néologismes comme la cité diffuse, la métropole polynucléaire ou la ville archipel.

La mixité souffre également de l’approche topdown qui lui est en général appliquée. «On ne peut pas assigner des gens à un quartier, relève Guillaume de Morsier. Même si on leur donne tout pour se loger, manger et consommer sur place, ils prendront quand même leur voiture pour aller faire leurs courses ou aller au restaurant ailleurs.» Florinel Radu évoque le cas d’un immeuble intergénérationnel lausannois qui a obligé ses résidents à signer un contrat où ils s’engagent à interagir avec les personnes âgées y vivant. «On ne peut pas forcer les gens à se mélanger, dit-il. On peut uniquement créer des situations qui leur laissent le choix de le faire ou non.»

Bernard Debarbieux a étudié deux espaces de ce type: Glattalstadt, une banlieue de Zurich coincée entre la ville et l’aéroport, ainsi que le Piano du Magadino au Tessin, une plaine à mi-chemin de Bellinzone et de Locarno qui comprend à la fois des centres commerciaux, des logements, la ligne ferroviaire du tunnel Saint-Gothard, un parc naturel et des zones agricoles. «J’ai été frappé de constater que, même si elle est obsolète dans les faits, la distinction villecampagne survit dans l’imaginaire des habitants, souligne-t-il. Souvent, elle justifie même leur choix de quitter la ville.»

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DÉBAT

quartier? Quitte à ce que celui-ci soit composé de blocs homogènes en communication les uns avec les autres. Quant à la gentrification, on peut la freiner en décrétant des quotas de logements à loyer modéré ou en favorisant la construction de coopératives sur les terrains appartenant à l’Etat. «A Zurich, 20 à 25% des habitations fonctionnement sur ce modèle», relève Patrick Rérat. Et si on veut éviter que des familles ne partent s’installer à la campagne, il faut leur proposer du logement de qualité en ville, relève Hugues Hiltpold, un conseiller national libéral-radical. Il rappelle qu’une même densité urbaine recouvre parfois des réalités très différentes: «A Genève, les Tours de Carouge et le Vieux Carouge ont la même densité.» Les modèles de mixité les plus réussis sont ceux qui sont apparus de façon organique. L’aménagement du territoire doit se faire «de façon non complètement contrôlée», en «laissant des espaces de liberté», qui permettent à la diversité d’émerger, note Ruedi Baur. Cela implique de prévoir des appartements aussi neutres que possible, qui peuvent être adaptés à de multiples usages. «A l’image des immeubles bourgeois de la fin du XIXe siècle, qu’on retrouve dans l’architecture fazyste à Genève, détaille Vincent Kaufman. Avec leurs quatre grandes pièces de même taille, ils se prêtent tout autant à une collocation qu’à une famille.»

Vers un décloisonnement urbain

La face cachée des villes Loin d’être des «trous noirs» pour la biodiversité, les villes suisses représentent un refuge pour de nombreuses espèces animales et végétales. «Il y fait quelques degrés de plus en moyenne et il n’y a pas de grands prédateurs», détaille Marco Moretti, de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage. La ville de Zurich contient 1’200 espèces de fougères et de plantes à fleurs sauvages, soit 40% de celles représentées en Suisse. Le chercheur et son équipe ont même découvert des oiseaux menacés, comme le pic-vert, ou des animaux qui vivent normalement plus au sud, comme la vespère de Savi (une chauve-souris) et deux abeilles méditerranéennes. Certains éléments du bâti urbain fonctionnent comme des substituts aux habitats naturels dégradés par l’agriculture intensive. «Les sols recouverts de graviers des voies de chemin de fer abandonnées reproduisent les lits de rivière asséchés», détaille Marco Moretti. De même, les façades des immeubles sont utilisées comme des falaises par le martinet ou le choucas. Enfin, certaines évolutions récentes, comme les toits végétalisés, servent d’habitat, de biotope-relais ou de couloirs biologiques à travers la ville pour de nombreuses espèces.

Cette flexibilité doit aussi être intégrée à la conception des nouveaux bâtiments. «Dans dix ou vingt ans, il est possible qu’une majorité de gens travaillent depuis la maison, souligne Guillaume de Morsier. Voudront-ils alors une seconde entrée pour accueillir leurs clients? Ou un espace réception? Il faudra aussi pouvoir diviser certains appartements en deux, pour coller à la diminution de la taille des ménages.»

TROIS QUESTIONS À Fabienne Favre-Boivin Responsable de Smart Clean City (SMACC), l’un des 5 projets du programme Smart City, lancé par la HES-SO pour imaginer la ville du futur. En quoi consiste votre projet? SMACC propose de réinventer le traitement des eaux claires et usées en introduisant des matériaux écologiques. Il réunit pour cela des équipes de plusieurs cantons et disciplines. Vous vous intéressez au Biochar. De quoi s’agit-il? Le Biochar est une biomasse végétale transformée par pyrolyse (réaction chimique de décomposition d’un corps organique sous l’action de la chaleur, ndlr). Il nous sert pour deux applications: l’épuration des eaux usées, où il remplacerait le très polluant charbon actif, ainsi que le traitement des eaux de ruissellement. Dans ce second cas, le Biochar est mélangé avec des éléments de substrat, puis intégré à une structure verticale végétalisée. Elle apporte une épuration de l’eau et un élément décoratif. Ces nouvelles formes de traitement vont-elles se généraliser dans nos villes? Je suis plutôt optimiste. Je note un intérêt pour ces nouvelles formes d’utilisation du Biochar, mais je ne sais pas comment cela aboutira. En ce qui concerne le traitement des eaux de ruissellement, l’embellissement et l’amélioration de nos villes par les structures végétales a un bel avenir devant lui, plus immédiat.

Plus crucial encore, la population doit être consultée. A Winterthour, les promoteurs ont voulu redessiner la friche industrielle de Sulzer-Areal en se fondant sur un projet de l’architecte Jean Nouvel. Ils ont dû revoir leur copie face à la fronde de la population qui souhaitait plutôt une rénovation douce.

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BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie décloisonnée Quelques références destinées aux lecteurs d’Hémisphères, pour élargir les points de vue et les horizons.

Ethique Le clonage humain, Fresco N., Seuil, 1999

Indiscipliné. La communication, les Hommes et la politique, Wolton D., Odile Jacob, 2012

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Dictionnaire des âges et des générations, Fragnière J.-P., Réalités sociales, 2012

Médecine Médecines non conventionnelles et assurance sociale: un divorce à l’amiable, Martin H. et Debons J., 2008-2009

Métissage Logiques Métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs Amselle J.-L., Payot, 1990

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Robots Corps amputé, corps appareillé: comment reconstruire et réinvestir ce corps malmené dans son unité? Schéma corporel et perspectives neuro-psychomotrices, Junker-Tschopp C., Bichat, 2012

La collaboration: enjeu vital en santé mentale. Le cas du suicide en Suisse, Castelli Dransart D.A. et Guerry S., Le Sociographe, Juin 2013

Construire ensemble les prémisses d’une stratégie nationale suisse de prévention du suicide, Castelli Dransart D.A. et Weil B., European Journal of Social Education, 22/23, 10-22, 2012

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Vin hybride Cépages – Principales variétés de vigne cultivées en Suisse, Dupraz Ph. et Spring J.-L., Amtra, 2010,


Luise Wunderlich Operation Manager chez LargeNetwork, Luise Wunderlich a obtenu un Master en littérature comparée. Pour cette Berlinoise d’origine, cette approche littéraire représente le décloisonnement par excellence – un système de pensées qui va au-delà des barrières, linguistiques, politiques ou historiques.

Filipe Martins Photographe d’origine tessinoise, Filipe Martins a réalisé la série de portraits pour la rubrique «Un rapport individualisé à». Son avis personnel sur le décloisonnement? «Il représente un effort constant dans la compréhension de ce qui nous entoure, à la base de toute création artistique.»

Marc Hitz Professeur à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud (HEIG-VD), Marc Hitz a organisé une rencontre entre des cadres bancaires et des jeunes défavorisés. Une manière de décloisonner les classes sociales et les générations. Page 62

Page 34

Laetitia Grimaldi Journaliste scientifique de formation, Laetitia Grimaldi a collaboré avec Hémisphères pour l’article sur l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap. A cette occasion, elle a multiplié les rencontres et constaté à quel point les murs se construisent vite et haut dès lors que le handicap apparaît dans une vie.

Benjamin Keller Journaliste à LargeNetwork, Benjamin Keller s’est intéressé dans ce numéro à l’interaction entre art et technologie. Une relation qui pousse à s’interroger sur le statut même de l’artiste, lorsque celui-ci se mue, par exemple, en neuroscientifique. Les combinaisons sont infinies. Les horizons aussi.

Bulletin, page 25

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Ruedi Baur «C’est toujours l’Helvetica qu’on prend comme modèle et non pas d’autres écritures», observe Ruedi Baur, designer enseignant à la Haute Ecole d’art et de design de Genève (HEAD) dans l’article consacré à la mondialisation de la typographie occidentale. Le spécialiste regrette qu’on gomme les spécificités régionales à travers ces adaptations. Pages 24

Jérémie Mercier Jérémie Mercier est un graphiste/illustrateur indépendant vivant à Genève. Il a contribué aux infographies dans ce dossier d'Hémisphères. Le décloisonnement s'apparente pour lui à une vision cubiste, c'est-à-dire d'essayer de voir simultanément toutes les facettes d'un objet afin de mieux le percevoir. Page 12, 32

Dolores Angela Castelli Dransart Pour Dolores Angela Castelli Dransart, professeure à la Haute Ecole fribourgeoise de travail social, la collaboration entre professionnels d’horizons différents représente un enjeu crucial dans la prévention du suicide. Décloisonner les disciplines représente une protection pour les personnes suicidaires. Page 30

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Chantal Junker-Tschopp Chantal Junker-Tschopp travaille sur des projets de rééducation physique avec des personnes amputées à la Haute école de travail social (HETS) de Genève. Elle utilise des prothèses intelligentes, que les handicapés doivent s’approprier comme si elles faisaient partie d’eux. Une belle illustration du transhumanisme, qui désigne l’étiolement de la frontière homme-machine.

Sophie Gaitzsch Journaliste chez LargeNetwork, Sophie Gaitzsch s’est penchée dans ce numéro sur l’évolution de la recherche dans le domaine du marketing. La notion de décloisonnement la laisse rêveuse: elle lui évoque avant tout voyages et grands espaces.

Daniel Sciboz «Croiser art et technologie implique d’imaginer de nouveaux moyens d’enseigner des connaissances spécifiques aux deux domaines, observe Daniel Sciboz, responsable du Master en Media Design de la Haute école d’art et de design Genève (HEAD), dans un article consacré aux artistes qui s’inspirent des sciences dans leurs créations.

Bulletin, page 22

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CONTRIBUTIONS

Thomas Gauthier A l’ère de la mise à disposition gratuite d’immenses quantités de données et d’applications qui permettent de tout prédire, il s’agit de réfléchir à la façon de ne pas ôter à l’humain sa prérogative de décider, estime Thomas Gauthier, professeur d’économie d’entreprise à la Haute école de gestion de Genève. Ou quand le décloisonnement montre ses limites. Page 8

Clément Bürge Le journaliste Clément Bürge travaille comme correspondant freelance à New York. Auparavant, il a travaillé pour L’Hebdo et pour le Département fédéral des affaires étrangères à Londres et à Guatemala City. Son expérience américaine lui fait prendre conscience de la richesse du décloisonnement culturel, en particulier au cœur de la métropole new-yorkaise, où tant de nationalités et de religions différentes se côtoient et se mélangent tous les jours.

Elena Mugellini La chercheuse Elena Mugellini travaille sur une nouvelle génération de robots à la Haute école d'ingénieurs et d'architectes de Fribourg (EIA-FR). S'ils ne ressemble pas toujours physiquement aux humains, leurs capacités deviennent de plus en plus sophistiquées. Page 50

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Nicola Todeschini Ce graphiste indépendant contribue à la mise en forme de publications pour LargeNetwork. Le processus de création d’Hémisphères lui apparaît comme une illustration du décloisonnement. Les énergies deviennent synergie en vue d’un enrichissement de l’objectif commun.


Siège Haute Ecole Spécialisée de Suisse occidentale HES-SO Rue de la Jeunesse 1 Case postale 452 CH-2800 Delémont +41 32 424 49 00 www.hes-so.ch

Directions cantonales

Haute Ecole Arc Direction générale Espace de l’Europe 11 CH-2000 Neuchâtel +41 32 930 11 11 info@he-arc.ch www.he-arc.ch

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BERNE/JURA/ NEUCHÂTEL

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Haute Ecole Arc Ingénierie – HE-Arc Ingénierie Haute école de gestion Arc – HEG Arc Haute Ecole Arc Conservation-restauration Haute Ecole Arc Santé – HE-Arc Santé Haute Ecole de Musique de Genève HEM – Site de Neuchâtel

Haute école de gestion de Fribourg – HEG-FR Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg – EIA-FR Haute école de santé Fribourg – HEdS-FR Hochschule für Gesundheit Freiburg Haute Ecole fribourgeoise de travail social – HEF-TS Haute Ecole de Musique de Lausanne HEMU – Site de Fribourg Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD

Design et Arts visuels

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Economie et Services

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Ingénierie et Architecture

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Musique et Arts de la scène HES-SO Valais-Wallis – Haute Ecole d'Ingénierie HES-SO Valais-Wallis - Haute Ecole de Santé

Santé

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Travail social Haute Ecole de Musique de Lausanne HEMU – Site de Sion

Haute école de gestion de Genève – HEG-GE Haute école d’art et de design Genève – HEAD HES-SO DELÉMONT

Haute Ecole de Musique de Genève – HEM-GE Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève – hepia Haute Ecole de Santé Genève – HEdS-GE JURA

Haute école de travail social Genève – HETS-GE

BERNE NEUCHÂTEL

Ecole d’ingénieurs de Changins – EIC

FRIBOURG

Ecole hôtelière de Lausanne – EHL

VAUD

Haute école de théâtre de Suisse romande – HETSR – La Manufacture

HES-SO//Master VALAIS GENÈVE

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Couverture: Sandro Bacco Rabat gauche: Extraits de: Morris 1876 Painted Lady Butterfly © PetitPoulailler 2013 Rabat droit: Diana Bogsch / Stereogramme Explorer Library of Congress Prints and Photographs Division Washington Arian Zwegers Montaigne, Essais, I, 31, «Des Cannibales», 1562 Sébastien Fourtouill Thierry Parel Leonardo da Vinci, Self-portrait, vers 1512 Andri Pol E. Legouhy DR Nicolas Faure DR Wikimedia Commons / Humboldt-Universität zu Berlin Ernest Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles. Paris: Reinwald 1884: 519. Bibliothèque publique et universitaire de Genève. Mildred Loving, Richard Loving © Francis Miller/Time & Life Pictures/Getty Images Data source: Google Maps, Paris Public Transport Visualization: Xiaoji Chen, www.xiaojichen.com Newsweek, Nov. 10, 2003 Jérémie Mercier / Source: Science; Sarah Tishkoff, Université de Pennsylvanie. Anthony Leuba Kenji-Baptiste Oikawa, 2005 E. Legouhy Flickr_Nuno Cardoso DEA / A. DAGLI ORTI Universal Images Group/Newscom

Pierre Viala (1859-1936), Victor Vermorel (1848-1927), Traite General de Viticulture. Ampelographie, 1901-1910. Tome VII, plate: Vitis rupestris (Rupestris du Lot). Illustration by H. Gillet. Recovered from quaking aspen (Populus tremuloides Michx.). Host status confirmed using Farr, D. F., Bills, G. F., Chamuris, G. P., & Rossman, A. Y. (1995) Fungi on Plants and Plant Products in the United States. APS Press: St. Paul, MN; pp. 498–505 ISBN 089054-099-3 © Ninjatacoshell Wikimedia Commons / Meyers

ICONOGRAPHIE

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Konversations-Lexikon, 4. Aufl. 1888, Bd. 13, S. 621 Anthony Leuba Anthony Leuba Maurice Hass Andri Pol DR Sammy Or 2004-2013 REBRAND Dreistreifen Jiang Hua / OMD Anthony Leuba Anthony Leuba DR DR Marie-France Bojanowski DR

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P. 29 DR P. 30 Jean-Luc Cramatte P. 31 Jonas Bendiksen/Magnum Photos P. 33 Andri Pol P. 34 Filipe Martins P. 35 Filipe Martins P. 36 Filipe Martins P. 37 Filipe Martins P. 38 Bertrand Rey P. 39 Martin Parr/Magnum Photos Chico Sanchez/AURORA/KEYSTONE Andri Pol P. 40 Bertrand Rey Anthony Leuba P. 41 Andri Pol P. 43 Sandro Bacco P. 45 Andri Pol P. 47 Jean-Luc Cramatte P. 49 Andri Pol P. 51 Rahel Arnold P. 52 Jean-Luc Cramatte Bertrand Rey P. 53 Andri Pol P. 55 Sébastien Fourtouill P. 57 Anthony Leuba Anthony Leuba P. 59 Andri Pol P. 62 Bertrand Rey P. 64 Nicolas Faure P. 65 Nicolas Faure P. 66 Anthony Leuba P. 69 Yau Hoong Tang, TYH DesignWorks www.tangyauhoong.com P. 70 Jean-Luc Cramatte P. 71 Jean-Luc Cramatte P. 74 Thierry Parel DR, Bertrand Rey DR Anthony Leuba Jean-Luc Cramatte


HÉMISPHÈRES La revue suisse de la recherche et de ses applications www.revuehemispheres.com Edition HES-SO Services centraux Rue de la Jeunesse 1 2800 Delémont Suisse T. +41 32 424 49 00 F. +41 32 424 49 01 hemispheres@hes-so.ch Comité éditorial Rico Baldegger, Luc Bergeron, Claudio Bolzman, Philippe Bonhôte, Jean-Michel Bonvin, Rémy Campos, Annamaria Colombo Wiget, Yolande Estermann, Angelika Güsewell, Clara James, Philippe Longchamp, Max Monti, Vincent Moser, Anne-Catherine Sutermeister, Marianne Tellenbach Réalisation éditoriale et graphique LargeNetwork Press agency Rue Abraham-Gevray 6 1201 Genève Suisse T. +41 22 919 19 19 info@LargeNetwork.com

IMPRESSUM Responsables de la publication Pierre Grosjean, Gabriel Sigrist Direction de projet Geneviève Ruiz Responsable visuel de projet Sandro Bacco Rédaction Benjamin Bollmann, Albertine Bourget, Clément Bürge, Anthony Gonthier, Geneviève Grimm-Gobat, Camille Guignet, Benjamin Keller, Serge Maillard, Melinda Marchese, Sylvain Menétrey, Christophe Méttral, Thomas Pfefferlé, Catherine Riva, Geneviève Ruiz, Francesca Sacco, Daniel Saraga, Pascaline Sordet, Julie Zaugg Images Ludivine Alberganti, Rahel Arnold, Jean-Luc Cramatte, Nicolas Faure, Sébastien Fourtouill, Anthony Leuba, Filipe Martins, Jérémie Mercier, Thierry Parel, Andri Pol, Olivia de Quatrebarbes, Bertrand Rey, Tang Yau Hoong Maquette & mise en page Sandro Bacco, Diana Bogsch, Sébastien Fourtouill, Yan Rubin, Nicola Todeschini Relecture Alexia Payot, Samira Payot www.lepetitcorrecteur.com Couverture Sandro Bacco N° ISSN 2235-0330

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La présente revue a été imprimée en mai 2013 sur les presses de Staempfli SA à Berne. Le caractère Stempel Garamond (serif) est basé sur le travail que le graveur Claude Garamond (1480-1561) effectua lors de la création de la célèbre Garamond. Le caractère Akzidenz-Grotesk (linéale) a été créé par la fonderie H. Berthold AG en 1896. Le papier est un FSC Edixion offset blanc 100 g/m2 et 250 g/m2. La revue a été tirée à 14’000 exemplaires. Imprimé en Suisse.


Métamorphose De la chenille à la chrysalide, la Vanesse du chardon passe par différentes phases de (dé)cloisonnement avant de s’envoler à la conquête du monde. Ce papillon qui mesure trois centimètres est en effet présent sur quasiment toute la planète. Il s’agit du plus grand migrateur de son espèce: il se déplace d’Afrique en Europe ou du Mexique vers les Etats-Unis. Par groupe de quatre à cinq individus en moyenne, celui qu’on appelle aussi Belle-Dame avance de 500 km par jour, ne faisant que de rares pauses pour se nourrir de fleurs de chardon.

Autostéréogramme Dans ce champ de fleurs se cache un papillon. Pour observer sa silhouette transparente se détacher du paysage, le cerveau doit faire un effort oculaire de mise au point et de convergence. C’est le principe de l’autostéréogramme, qui donne l’illusion d’une scène en trois dimensions à partir d’une image en deux dimensions.


VOLUME V JUIN 2013

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CHF 9.– E7.– N°ISSN 2235-0330

VOLUME V

HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE HES-SO UNIVERSITY OF APPLIED SCIENCES AND ARTS WESTERN SWITZERLAND


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