hugo taillardat / Les dispositifs narratifs dans la fabrique de l'invisible

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LES DISPOSITIFS NARRATIFS DANS LA FABRIQUE DE L’INVISIBLE: PHILIPPE RAHM ET LE TEXTE.

MÉMOIRE DE MASTER «MENTION RECHERCHE» ENSA PARIS-MALAQUAIS / DÉPARTEMENT PASS 2018-2019 HUGO TAILLARDAT, SOUS LA DIRECTION DE SOLINE NIVET



Là où domine l’expérience au sens strict, on assiste à la conjonction au sein de la mémoire entre des contenus du passé individuel et du passé collectif. Walter Benjamin

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Remerciements à Soline Nivet, pour ses innombrables lectures et ses plus qu’innombrables conseils. à Margaux Darrieus, à Federico Ferrari, à Ariela Katz, pour leurs attentions et leurs orientations bienvenues. à Philippe Rahm, pour l’entretien qu’il m’a accordé, véritable matériau de cette recherche. à Nicolas Dorval-Bory, pour sa venue dans le séminaire, et son aide à rassembler un corpus de documents. à tous ceux, qui ont lu, critiqué, questionné ce travail au cours des derniers mois d’écriture. Qui aboutissent à cette édition.

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Mots-clés Architecture atmosphérique Philippe Rahm Nicolas Dorval-Bory Dispositifs narratifs Nouveau Roman d’Alain Robbe-Grillet Écriture blanche de Roland Barthes Textes de concours

L’architecture et les atmosphères évoluent dans des champs qui sont intrinsèquement liés, tant par les questionnements qui y sont abordés que par leur indissociabilité physique. Dans les années 1960-1970, des courants artistiques et architecturaux ont exploré ces questions sur différentes échelles, de l’installation scénographique au projet utopique de ville. Tant dans la perception que dans le récit exnihilo, les procédés mis en oeuvre pour imager, pour fictionner, pour augmenter ces espaces questionnent les limites immatérielles de l’architecture. Ce mémoire prend l’année 1969 comme point de départ d’une pratique qui utilise les qualités immatérielles d’une atmosphère -qu’elles soient physiques, chimiques, fictionnelles, mémoriellescomme outils de base de projet. Après avoir questionné les raisons contextuelles de ce mouvement, et interrogé l’existence d’une scène contemporaine, nous déroulons la fiction inhérente à quelques projets de Philippe Rahm. L’architecte suisse invite, pour certaines installations architecturales, des artistes à produire une oeuvre écrite ou graphique. En 2006, il propose à Alain Robbe-Grillet, auteur emblématique du Nouveau Roman, de produire de courtes nouvelles lues dans l’installation Météorologie d’intérieur, au CCA. Cette collaboration interroge, circonscrit, dessine une limite entre l’oeuvre architecturale et la narration, entre un espace objectif et une interprétation subjective. Pourtant, cette limite affirmée est rendue poreuse par les dispositifs littéraires que Philippe Rahm utilise dans sa production architecturale. Les textes de concours sont marqués des dispositifs littéraires du Nouveau Roman, mais aussi de l’écriture blanche de Roland Barthes. En lisant ceux pour le Jade Eco Park et pour la réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio, ce mémoire discute la place de l’écriture dans la pratique architecturale de Philippe Rahm. Et interroge la tension entre l’atmosphère fabriquée et la narration développée. 5

AVANT-PROPOS


page

1.

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1.1

Fabrication d’espaces perceptifs

26

1.2

Atmosphères maitrisées des night-clubs

28

1.3

La lumière, grand matériau de l’art moderne?

30

1.4

Atmosphère, milieu, ambiance, climat

33

1.5

L’invisible figuré par ses effets

34

Table des matières.

2.

L’architecture atmosphérique : 1969-1972

Le contexte contemporain de l’architecture atmosphérique

36

2.1

36

2.2.1

Une ré-évaluation du rapport au climat

36

2.2.2

Aldo Rossi, Herzog&deMeuron puis Philippe Rahm ?

38

2.2

38

2.2.1

38

2.2.1.1 2.2.1.2

40

2.2.2

38

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2.2.2.1 2.2.2.2

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2.2.3

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2.2.3.1 2.2.3.2

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2.2.4

43

2.2.4.1

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2.2.5

40

46 46 46 46 49 50 50 51 51

52

2.2.5.1 2.2.5.2 2.2.5.3 2.2.5.3.a 2.2.5.3.b 2.2.5.3.c 2.2.5.3.d 2.2.5.3.e 2.2.5.3.f

3.

Vingt ans plus tard

Une scène contemporaine variée Débat philosophique Influence technologique de l’Homme Après la transcendance, le concept de gradation

Laboratoire de recherche architecturale Les ambiances architecturales Développer une recherche transdisciplinaire

Lieux d’exposition La Biennale de Venise comme laboratoire Entrer en collection : organiser une filiation et renouveler le langage de l’architecture?

Artistes Matérialiser l’invisible

Architectes Expo02 comme catalyseur Une scène parisienne qui émerge Nicolas Dorval-Bory Une généalogie restreinte : Philippe Rahm et Blur building Imaginaire extra-terrestre The Cornell Box : narration continue Construction d’une atmosphère et disparition de la matière Mise en forme dialectique Neutralité esthétique et expression immatérielle

Des atmosphères augmentées par la narration

54

3.1

Raconter, un outil de projet

56

3.2

L’atmosphère comme matérialité

59

3.3

La représentation d’atmosphère

59

3.3.1

Images de synthèse

59

3.3.2

Des logiciels appliqués aux paramètres atmosphériques

59

3.4

6

Matérialités : écriture et architecture


66

4.

68

4.1

68

4.1.1

68 69 69 70 70 70 72

Philippe Rahm et le texte Un manifeste : «Architecture blanche de l’architecture postcritique» Un titre qui n’a rien d’anodins

4.1.1.1 4.1.1.2 4.1.1.3

«Architecture blanche» «de l’architecture post-critique» Un style nouveau pour une période contemporaine de post-crise?

4.1.2

Une (certaine) généalogie de l’architecture françaises

4.1.2.1 4.1.2.2

Le sujet de l’architecture? L’architecture française des années 1980 en crise

4.1.3

Architecture et littérature

73

4.1.3.1 4.1.3.2

74

4.2

74

4.2.1

Alain Robbe-Grillet et les plusieurs temporalités

75

4.2.2

Le Nouveau Roman des phénomènes atmosphériques

76

4.3

76

4.3.1

72

76 78 80 80 82 84 86 86 86 87

Une filiation littéraire ciblée, de Barthes à Bellanger Un neutre contemporain

Philippe Rahm, Alain Robbe-Grillet et le Nouveau Roman

Les dispositifs littéraires dans les textes de concours Le présent de l’indicatif : souvenirs et projection architecturale

4.3.1.1 4.3.1.2

Agora de la Maison de la Radio, Paris Jade Eco Park, Taïwan

4.3.2

La gradation atmosphérique

4.3.2.1 4.3.2.2 4.3.2.2

Agora de la Maison de la Radio, Paris Jade Eco Park, Taïwan Projets récents

4.3.3

L’exactitude des descriptions

4.3.3.1 4.3.3.2 4.3.3.2

Météorologie d’intérieur, CCA-Montréal Agora de la Maison de la Radio, Paris Jade Eco Park, Taïwan

90

5.

Philippe Rahm, un architecte-narrateur?

94

6.

Annexes

94

5.1

Bibliographie commentée

100

5.2

Crédits d’images

102

5.3

Entretien avec Philippe Rahm

7


INTRODUCTION



En 2006, l’architecte suisse Philippe Rahm demande à l’auteur Alain RobbeGrillet de rédiger une série de courtes nouvelles pour son installation Météorologie d’intérieur au CCA-Montréal. Le dispositif est simple : des appareils de chauffage, d’humidification et d’éclairage, contrôlés par l’architecte, modifient les paramètres atmosphériques d’une pièce close du musée, transformant l’abstraite whitebox en un micro-climat. Les données sont ensuite mesurées par une série de capteurs installés dans la pièce, et transmises à l’auteur. A partir de ces relevés scientifiques, Alain RobbeGrillet projette des situations, qu’elles soient programmatiques sociales ou physiologiques, totalement fictionnelles, mais s’appuyant sur un mécanisme analogique voire métaphorique. « Humidité relative : 50 %. Température : 21 °C. Intensité lumineuse : 320 lux » devient une bibliothèque en bois, dans une vieille maison, avec des tonnes de livres classés par ordre alphabétique. « Humidité relative : 30 %. Température : 28 °C. Intensité lumineuse : 320 lux » est une balade, accroupi, dans un grenier très peu éclairé. Cette installation est qualifiée par Philippe Rahm de « lieu-manifeste d’un <form and function follow climate> ». Dans sa forme, dans son processus et dans la séparation entre architecte et auteur, il figure une dissociation entre un espace objectif et une interprétation subjective, qui se servent sans se confondre. Son rôle, de modifier le climat de la pièce blanche en agissant sur les paramètres atmosphériques, entraîne une projection de nouvelles formes architecturales et de nouvelles manières d’habiter des situations climatiques variées. Une généalogie, qui commence dans les années 1960 avec Constant Nieuwenhuys et Reyner Banham peut commencer à être esquissée : l’individualisation et la démocratisation des dispositifs de contrôle des climats intérieurs offrent une multitude de situations, maîtrisables par chacun et qui influent les usages domestiques. L’architecture, qui propose déjà des inflexions climatiques intérieures propres à la situation de chaque logement, est comme «pervertie» ou «enrichie» par des dispositifs technologiques individuels. Par son détachement de l’œuvre fictive, littéraire pour cette installation (mais qui peut parfois être graphique, musicale, etc), Philippe Rahm entend renforcer l’objectivité de son travail architectural. Il circonscrit ainsi le rôle de l’architecture, qui infléchit l’atmosphère par des constructions physiques ou des dispositifs technologiques, sans avoir à développer intrinsèquement un récit, une fiction. Alain Robbe-Grillet rédige les nouvelles lues dans l’installation au présent de

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INTRODUCTION

l’indicatif (traduit au présent simple en anglais), reprenant l’un des principaux dispositifs littéraires des années 19701980. De manière extrêmement précise et lente, il déploie des tableaux à partir des données atmosphériques maîtrisées et transmises par l’architecte. Ses courtes nouvelles ne s’inscrivent pas dans une trame narrative particulière, qui ferait filer les situations atmosphériques entre elles. L’entièreté n’est pas une condition pour la description des tableaux, c’est plutôt la focale sur des détails qui participe à préfigurer une scène. :

«N°1 : Humidité relative : 50 %. Température : 21 °C. Intensité lumineuse : 750 lux. Au premier coup d’œil, la pièce dans laquelle je me trouve est neutre, sans réel but ou intérêt. La lumière. Pas une lumière aveuglante, mais une lueur hésitante, présente, éphémère, finalement absente. Y’a-t-il eu quelque chose avant moi pour voir ? Il serait très facile de voir sous cette lumière uniforme, qui n’est ni excessive, ni insignifiante, et, à vrai dire, qui manque un peu d’adjectivité. Dans un espace comme celui-là, avec une once de variation, sans conviction, on peut dire qu’il n’y fait ni chaud, ni froid » À la suite de cette installation Météorologie d’intérieur, Philippe Rahm produit une série d’illustrations qui assemblent les situations fictionnées par Alain RobbeGrillet, dans de grands métabolismes proliférants. Aucune forme physique n’est représentée. On y distingue une variété de climats intérieurs par des nuances colorées, intelligibles par les codes scientifiques qui y sont appliqués (du rouge au bleu, du chaud au froid). Le mobilier et les personnes qui dansent, chantent, lisent ou dorment sont représentées dans une forme générique de tâches blanches et dessins au trait. Plus que d’être manifeste, et donc précurseur d’un mouvement, l’installation Météorologie d’intérieur soulève une série de questionnements qui ont trait à l’atmosphère et à la narration dans la conception architecturale, mais aussi dans la manière de raconter, d’augmenter ou de préfigurer l’espace.


fig.00

Alain ROBBE-GRILLET et Philippe RAHM, Vue de l’installation Météorologie d’intérieur. CCA Montréal, 2006 Les capteurs de l’installation permettent de recueillir des informations sur la qualité de l’air intérieur : température, humidité, luminosité. À partir de ces données numériques, l’écrivain Alain Robbe-Grillet rédige de courtes nouvelles, qui seront diffusées dans l’installation suivant les variations relevées. L’espace neutre est qualifié par la narration proposée à posteriori.

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[1] À ce propos, écouter : DROUELLE Fabrice, LAMBERT Emmanuelle, «Affaires sensibles : Le Nouveau Roman. Récit d’une image». Diffusé sur France Inter, 30/04/2018 /// Même si l’essai «Pour un Nouveau Roman» d’Alain ROBBE-GRILLET (éditions de Minuit, 1963) s’affirme comme le manifeste d’une nouvelle manière d’écrire, le Nouveau Roman ne constitue pas une scène, ni un courant littéraire auquel les auteurs, à posteriori emblématiques, se rattachent. La «scène» est surtout organisée par les éditions de Minuit directement, qui rassemble en quelques évènements les auteurs qu’elle publie. Le nom-même du «Nouveau Roman» s’inscrit dans la généalogie des années post-68, avec tous les «Nouveaux» : Nouvelle Vague au cinéma, Nouvelle Critique, Nouvelle Cuisine… Dans la sphère politique, l’émergence d’une «Nouvelle Société» était préconisée par Jacques Chaban-Delmas, Premier Ministre entre 1969 et 1972, lors de son discours de politique générale devant l’Assemblée, le 16 septembre 1969. [2] Philippe RAHM, «Pour une architecture météorologique». Article publié sur son site internet dans l’ongle Thématique de travail < http://www.philipperahm.com/data/rahm-office-f. pdf> [3] Denis CROMPTON, «Piped environment» in Archigram 8. 1972 [4] Reyner BANHAM, The well-tempered environment. Chicago Press, 1969 [5] Léa MOSCONI, «Les enjeux architecturaux du récit écologique» in Steam 04. 2017 [6] ibid. [7] Félix GUATTARI, Les Trois Écologies. Éd.Galilée, 1989 [8] Michel SERRES, Le Contrat naturel. Éd. François Bourin, 1990 [9] Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique. La Découverte, 1991.

Problématique

Méthode

Par cette collaboration avec un auteur du Nouveau Roman[1], Philippe Rahm cherche à augmenter son installation physique et atmosphérique par des éléments narratifs qu’il commande en aval mais qu’il expose de manière concomitante. En demandant ces textes à Alain Robbe-Grillet en particulier, nous questionnons la généalogie dans laquelle Philippe Rahm s’inscrit, qu’elle soit architecturale, littéraire ou philosophique. Pour d’autres installations ou bâtiments, avec la commande à des illustrateurs, des plasticiens ou des auteurs, nous questionnerons également ces collaborations contemporaines. Qui Philippe Rahm inclut-il sur cette scène et dans cette généalogie, et comment se positionne-t-il dans le champ architectural contemporain?

Ce mémoire prend l’année 1969 comme point de départ d’une généalogie qui questionne l’architecture par le prisme du milieu, du climat et de l’atmosphère. Dans une première partie, nous déplierons une première scène architecturale à la fin des années 1960/début des années 1970, en l’inscrivant dans un contexte social, scientifique et philosophique. Par la conquête spatiale et les progrès scientifiques notamment, des débats émergent autour d’une architecture qui fabrique des milieux artificiels : on pense notamment aux projets d’Archizoom, de Superstudio, ou de Constant Nieuwenhuis. Une littérature critique se développe entre 1969 et 1972, avec deux publications majeures : Piped Environment [3] de Dennis Crompton (Archigram) et The WellTempered Environment [4] de Reyner Banham.

Alors qu’il tend à circonscrire clairement la conception objective et l’interprétation subjective, cette limite devient floue dans le cadre des concours d’architecture. Avec les qualités atmosphériques et climatiques comme thématique principale de travail[2], Philippe Rahm se confronte à l’invisibilité de ces situations physiques. Alors, comment dans ce moment charnière de persuasion d’un client, entre la conception et l’accès à la commande, l’architecte met lui-même en oeuvre des dispositifs narratifs? Et, partagent-ils des mécanismes communs avec ceux déployés par les collaborations transdisciplinaires avec des artistes, des auteurs ou des musiciens?

Une deuxième scène, au milieu des années 1990, en Europe centrale, sera esquissée pour actualiser les problématiques qui ont trait au milieu, au climat et à l’atmosphère. Alors que c’est le milieu qui était principalement questionné au début des années 1970, un glissement épistémologique se fait au tournant des années 1980-1990, avec les crises climatiques qui installent un climat eschatologique[5] dans le rapport entre climat et activité humaine. Cette tension est interrogée par trois ouvrages majeurs[6]: Les Trois écologies[7] de Félix Guattari, Le Contrat Naturel [8] de Michel Serres et Nous n’avons jamais été modernes [9] de Bruno Latour. L’architecture se saisit de ces questions en mettant en oeuvre une série de normes et de nouvelles pratiques qui réduisent son empreinte écologique. Plusieurs approches sont développées à partir d’une même problématique climatique, que ce soit par Lacaton et Vassal, Gilles Perraudin, Édouard François ou Philippe Rahm. Ensuite, en se focalisant sur l’émergence de Philippe Rahm, d’abord à Lausanne où il étudie et crée son premier bureau (avec Jean-Gilles Décosterd), puis à Paris lorsqu’il installe l’agence Philippe Rahm architectes, nous l’inscrirons dans cette généalogie, et observerons celle qu’il déploie à travers ses écrits et conférences. Avec ce même corpus, nous observerons la méthode qu’il emploie pour déployer une scène architecturale, artistique et littéraire contemporaine qui considère les paramètres atmosphériques comme médium. Les commandes qu’il fait à des artistes, dans le cadre de ses installations notamment, participent à la constitution de cette scène. Pour l’installation Digestible Gulf Stream, à la biennale de Venise 2008, il commande une série de dessins à l’illustrateur italien Piero Macola et une bande sonore au groupe français Syd Matters. Pour l’installation Ghost Flat, qui ponctue sa résidence

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INTRODUCTION


artistique à la villa Kitakyushu (JP) en 2005, il demande à l’auteure française Marie Darrieussecq[10] de publier une nouvelle qui préfigure plusieurs scénarios dans un appartement hanté qui s’organise sur plusieurs longueurs d’ondes spectrales. Aussi, pour l’installation pour la carte blanche du VIA, Terroirs déterritorialisés. Un beau jour de printemps à Paris de 1832, il réalise une vidéo avec Clément Gallet, qui produit normalement des clips musicaux. Il lui commandera une nouvelle vidéo au moment du concours pour le Jade Eco Park à Taiwan. Dans un entretien, je l’interrogerai notamment sur la construction de cette scène et de cette auto-généalogie. Nicolas Dorval-Bory (b.1980), avec qui il réhabilite en ce moment l’Agora de la Maison de la Radio, et qui revendique sa proximité avec Philippe Rahm, viendra dans le séminaire PASS pour présenter sa pratique et son positionnement intellectuel. À partir de ce dernier projet, notamment lors de sa phase concours, nous chercherons à déplier les dispositifs narratifs qui sont mis en oeuvre pour préfigurer des qualités atmosphériques d’une architecture. En affirmant une position singulière sur la scène contemporaine, parce qu’il aborde des thématiques de travail qui sont peu considérées dans les phases préalables à la construction des projets, Philippe Rahm fabrique aussi ses propres dispositifs de narration.

[10] Marie DARRIEUSSECQ, Philippe RAHM et JeanGilles DECOSTERD, Ghost flat (a modern couple). CCA Kitakyushu, 2005 [11] Philippe RAHM, Météorologie des sentiments. Les Petits Matins, 2015 [12] Philippe RAHM à Lison NOEL, «Pour une nouvelle architecture» in Délibéré. Paris, 2018 [13] Philippe RAHM à Sean LALLY, Night White Skied: Philippe Rahm and the Gradient. Podcast diffusé le 7/2/2017 < https://nightwhiteskies.libsyn.com/ep-016-_-philippe-rahm_-the-gradient> [14] Philippe RAHM, «Architecture blanche de l’architecture postcritique» in BERGER&BERGER, La nuit est plus sombre avant l’aube. Éd.Manuella, 2015

Nous regarderons les notices de concours récentes qu’il rédige, sans forcément les publier, notamment pour le Jade Eco Park (avec Catherine Mosbach paysagistes et Ricky Liu. Taiwan, 2012-2018) et pour l’Agora de la Maison de la Radio (avec Nicolas Dorval-Bory architectes. Paris, 2018-2020) pour déplier ces dispositifs au regard de toute la généalogie, littéraire et architecturale, qu’il a établi. En considérant deux programmes, deux échelles de projet, deux contextes géographiques très différents, nous soulèverons les constantes et les adaptations des dispositifs narratifs qui sont mis en place, tant textuellement que graphiquement. Son roman Météorologie des sentiments[11] sera considéré comme un élément de corpus à part entière de sa pratique, au même titre que les entretiens réalisés avec Lison Noël[12] ou Sean Lally[13]. Ces textes qui s’adressent tantôt au grand public, à des chercheurs en lettres ou à des architectes, s’articulent avec la production architecturale de Philippe Rahm suivant différentes temporalités. Le texte «Architecture blanche de l’architecture post-critique»[14] qu’il est invité à publier dans la première publication monographique des architectes Berger&Berger est un élément important, dans l’organisation de la scène, particulièrement parisienne, mais aussi

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dans les éléments textuels qui positionnent Philippe Rahm et ses thématiques de travail dans une généalogie transdisciplinaire.


Hypothèses Par les nombreuses collaborations qu’il demande à des artistes-plasticiens, à des écrivains ou à des musiciens, Philippe Rahm ne fait pas qu’augmenter sa pratique architecturale pour une oeuvre unique. Il tisse tout un réseau, organise une scène transdisciplinaire sur laquelle il se positionne au centre. Cette scène, qui va de l’architecte Nicolas Dorval-Bory à l’auteur Aurélien Bellanger, passant par le philosophe Tristan Garcia se remarque par la jeunesse de ces personnages, qui sont de la génération inférieure à Philippe Rahm. Comme si, en plus de se positionner en figure du commandeur, il organisait sa propre généalogie future. Il s’inscrit aussi dans une généalogie existante, qui commence dans les années 1950, en multipliant les références (surtout littéraires). Par cette accumulation, Philippe Rahm esquisse une limite à cette scène dont il est organisateur et pivot. A travers ses «installations-manifestes» et ses «textesmanifestes» [15], par la formule <form and function follow climate> qui sonne comme une critique du modernisme, par l’accumulation d’une scène transdisciplinaire et la mise en défaut d’une généalogie proche dans le champ architectural, Philippe Rahm déploie un mécanisme qui s’apparente à ceux des avant-gardes au début du XXème siècle. En affirmant une position, sur la scène actuelle et dans la généalogie, il référence le corpus auquel son architecture se rattache, et prend des distances avec la pratique architecturale contemporaine. Cette position singulière s’accompagne d’un questionnement quant aux dispositifs de communication du projet. En travaillant les qualités atmosphériques, donc perceptibles mais invisibles, Philippe Rahm déploie une narration qui ne se fabrique pas que par les représentations visuelles; même si celles qu’il conçoit y participent. Il emprunte les codes scientifiques de représentation graphiques pour ses plans, coupes ou perspectives. Représenter des éléments invisibles l’oblige à considérer le langage graphique comme un outil de projet, qu’il s’approprie pour mettre en place ses propres dispositifs narratifs. On retrouve régulièrement des gradations colorimétriques pour mettre en évidence des contrastes de température ou de luminosité, et des diagrammes pour évoquer des phénomènes physiques. Ces éléments se combinent, particulièrement sur les planches de concours pour l’Agora de la Maison de la Radio, avec des rendus réalistes qui, dans leur construction, convoquent des mécanismes du Nouveau Roman.

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INTRODUCTION

Notre objet d’étude principal sera les éléments textuels qui sont développés dans le cadre des concours. La phénoménologie des années 1970-1980 posait déjà la question de la communication des perceptions physiques de l’espace. Philippe Rahm, en aspirant à la commande, pousse cette communication pour qu’elle tende vers la persuasion. Il déploie des dispositifs qui s’apparentent à ceux du Nouveau Roman d’Alain Robbe-Grillet et de l’écriture blanche de Roland Barthes. On en questionnera notamment trois : l’écriture au présent de l’indicatif, la précision des descriptions qui s’accompagne d’une lenteur d’écriture et la gradation, atmosphérique ici. Par ces trois mécanismes, l’architecte tente de rendre floue la limite entre narrateur et lecteur, voire même entre narrateur et client. En l’intégrant à son texte, Philippe Rahm préfigure, par la narration, une situation projetée qui serait déjà perceptible par le lecteur. Pour déplier les dispositifs narratifs déployés par Philippe Rahm, nous les regardons par le prisme de la définition qu’en donnent Michel Foucault[16], puis Giorgio Agamben[17] :

«Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments […] Par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui à un moment donné a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc


[15] Philippe RAHM, «Architecture blanche de l’architecture postcritique» in BERGER&BERGER, La nuit est plus sombre avant l’aube. Éd.Manuella, 2015 / Philippe RAHM, «THE ANTHROPOCENE STYLE : TOWARDS A NEW DECORATIVE REALITY» in Pin-Up Magazine 25, 2018. (En publiant cet article sur ses réseaux sociaux, il le présente comme «THE ANTHROPOCENE STYLE, our Manifesto for a new Decorative Stule in the Era of Global Warming) [16] Michel FOUCAULT, L’ordre du discours. Gallimard, 1971 [17] Giorgio AGAMBEN, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Rivages, 2007 [18] Michel FOUCAULT, Dits et écrits. Volume III : 19761979. Gallimard, 1994. pp299-300

une fonction stratégique dominante… J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif donc est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux» [18]

Ils constitueront alors aussi bien des mécanismes autonomes, qui sont mis en place pour répondre à l’urgence d’un concours en architecture que des parties d’un ensemble résolument hétérogène qui définit les thématique de travail de Philippe Rahm dans un contexte complexe et établit des rapports entre chacune de ses productions.

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État de l’art

[19] Le laboratoire AAU (Ambiances, Architectures, Urbanités) est composé de deux équipes : le CERNAU à Nantes, et le CRESSON à Grenoble [20] Jean-Paul THIBAUD, «Petite archéologie de la notion d’ambiance» in Communications, 90. 2012 [21] Jean-François AUGOYARD, «A comme Ambiance(s)». Cahiers de la recherche architecturale et urbaine. 2007 [22] PECQUEUX Anthony, «Umwelt et Milieu : archéologie des notions». Le CRESSON, veille et recherche. 2014 [23] Ghislain HIS, «La matérialité comme récit» in BBF, 2015. pp30-44 [24] Ghislain HIS, Jean LEVEQUE, «La Fabrique du visible - la fiction provoque l’action» in Fictions théoriques / Cahiers thématique architecture-histoire-conception, 5. ENSAP-Lille, 2005 [25] Élise HUGUENY-LEGER, «Littérature et architecture : construction, mémoire et imaginaires» in Études littéraires, 42. 2011 [26] Roland BARTHES, Le Neutre : cours et séminaires au Collège de France (1977-1978). Seuil, 2002 [27] Léa MOSCONI, Emergence du récit écologiste dans le milieu de l’architecture en France. 1989-2015 : de la réglementation à la thèse de l’anthropocène. Thèse de doctorat. ED Paris-Est, 2018 [28] Thierry MANDOUL, Jac FOL, Florian HERTWECK et Virginie PICON-LEFEBVRE (dir.), Climats. Les conférences de Malaquais. Infolio, 2012

Même si l’atmosphère, les climats et l’architecture évoluent dans des champs qui sont intrinsèquement liés par leur indissociabilité physique, les architectes considèrent les paramètres atmosphériques comme des moyens de conception seulement depuis les années 1970, avec les progrès technologiques qui en permettent l’artificialisation.

Gernot Böhme ou Juhani Pallasmaa, et la communication des années 2010.

D’un point de vue plus général, Élise Hugueny-Léger rapproche les dispositifs littéraires et architecturaux dans son article «Littérature et architecture : construction, mémoire et imaginaires»[25], en considérant la tension entre écrivain et lecteur, puis celle entre architecte et visiteur. Elle met en évidence le rôle du «receveur» comme sujet actif, reprenant Au cours de ce mémoire, nous nous les développements de Roland Barthes dans interrogerons sur les dispositifs immatériels les années 1970. qui permettent de développer une narration, une fiction voire un récit pour En s’appuyant aussi sur les écrits de Roland augmenter une architecture qui n’est pas Barthes, notamment ses cours au Collège communicable par la seule photographie. de France entre 1977 et 1978[26], plusieurs architectes contemporains s’emparent de la question du Neutre architectural. En 2010, pour la revue D’Architectures, Soline Sur le rapport entre perception Nivet réalise le dossier «Radicalement architecturale et communication neutre?», en interrogeant neuf architectes [19] Le laboratoire de recherche AAU qui se confrontent à cette notion dans le (Ambiances, Architectures, Urbanités) cadre de leur pratique ou de leurs écrits. est actif sur la notion des ambiances Cinq ans plus tard, Alice Galligo, étudiante architecturales. Bien qu’il se distingue en architecture à La Cambre-Horta (BE), épistémologiquement des développements reprend le corpus de ce dossier pour de Philippe Rahm, les recherches qui rédiger le mémoire «Le Neutre : étude de la y sont développées interrogent aussi le suspension de la signification en architecture» rapport entre les éléments visibles et ceux et souligner la différence d’interprétations pour perçus de l’architecture. La décomposition ces architectes, «comme la suspension ou des ambiances par paramètre (acoustique, l’absence d’une signification». thermique, odorat…) aboutit à une série de publications. Parmi elles, les articles «Petite archéologie de la notion d’ambiance» de Jean- Sur le changement paradigmatique d’une Paul Thibaud[20], «A comme Ambiance(s)» de architecture climatique Jean-François Augoyard[21] ou «Umwelt et La thèse de Léa Mosconi, «Émergence du Milieu : archéologie des notions» d’Anthony récit écologiste dans le milieu de l’architecture Pecqueux[22]. en France. 1989-2015 : de la réglementation Ghislain His, architecte et enseignant, à la thèse de l’anthropocène»[27] fait émerger questionne la tension entre matière et un changement d’approche entre la scène matérialité, qui inclut dans le second que l’on considère dans ce mémoire, des terme la perception et le récit qui est fait années 1970, et celle des années 1990. par le concepteur. Sa thèse «Le nuage de Alors que les années 1970 profitent Coop Himmelblau en 1968. Émergence du du dynamisme technologique pour nuage comme problématique contemporaine», fabriquer des milieux artificiels, les crises ainsi que les articles «La matérialité comme écologiques et l’inflexion philosophique, récit»[23] et «La fabrique du visible - la fiction initiée par Michel Serres, Bruno Latour [24] provoque l’action» apportent un regard ou Félix Guattari influencent la conception particulier sur le récit développé en plus architecturale, dans son rapport au climat de la matière physique de l’architecture, extérieur. et qui prend part totalement dans l’oeuvre Le cycle de conférence «Climats»[28], architecturale. Ghislain His encadre aussi plusieurs cours, théoriques et de projet, à organisé à l’ENSA Paris-Malaquais en l’ENSAP-Lille. 2012 fait aussi apparaître ces pratiques différenciées depuis les années 1990. On Retraçant la généalogie récente de y retrouve notamment les interventions la communication des architectures de Christophe Berdaguer, Dominique atmosphériques dans son article Rouillard, Antoine Picon ou Virginie Picon«Conceptualisations of Atmosphere in Text Lefebvre. Co-commissaire de ce cycle and in Image in Architectural Journalism (avec Jac Fol, Florian Hertweck et Virginie (1991 - 2013)», Beata Labuhn met en Picon Lefebvre), Thierry Mandoul publie évidence les dispositifs narratifs, textuels l’article «Climat(s) : nouveau paradigme ou graphiques, qui sont développés. La pour l’architecture?», dans lequel il mesure quantité de revues étudiées, qui publient l’influence de la crise écologique dans la aussi bien SANAA que Diller+Scofidio, généalogie récente de l’architecture. fait le lien entre la phénoménologie des années 1990, en s’appuyant sur les écrits de

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INTRODUCTION


La chercheuse Joanne Wlaszyn, dans son article «L’objet architectural ambiantionnelPerformances et variabilités technologiques de l’ambiance»[29] pose la question de l’influence technologique sur la conception, la perception et la communication de l’espace architectural. En reprenant les développement d’Yves Michaud[30], elle émet même l’hypothèse d’un style propre aux architectures et installations qui s’emparent de cette thématique de l’invisible. Antoine Picon, dans son dernier ouvrage «La matérialité de l’architecture»[31], suggère une filiation depuis Reyner Banham et the well-tempered environment, que Philippe Rahm s’approprie en y intégrant les problématiques climatiques qui émergent depuis le début des années 1990. Il met ainsi en évidence le lien qui existe, par des problématiques très larges, entre la (supposée) scène des années 1969-1975 et celle actuelle. Sur la constitution d’une scène architecturale L’enjeu du mémoire est aussi de voir les dispositifs d’affiliation que met en place Philippe Rahm pour organiser une généalogie et une scène contemporaine.

[29] Joanna WLASZYN, «L’objet architectural ambiantionnel - Performances et variabilités technologiques de l’ambiance» in Ambiances in action / International congress on Ambiances. Montréal, 2012. p545-550 [30] Yves MICHAUD, L’art à l’état gazeux. Stock, 2003 [31] Antoine PICON, La matérialité de l’architeture. Parenthèses, 2018 [32] Dominique ROUILLARD, Superarchitecture : le futur de l’architecture 1950-1970. Éd de la Villette, 2004 [33] Sean LALLY, The air from other planets. Lars Müller, 2014 [34] Il est par ailleurs amusant et stimulant (mais peut-être insignifiant) de noter le sujet du diplôme en architeture, soutenu à l’EA Paris-la-Seine en 1993, du désormais critique d’art : Architecture érotique. Projet de construction d’une maison pour l’écrivain Alain Robbe-Grillet, quelque part en Bretagne. [35] Jean-Gilles DECOSTERD, Philippe RAHM, Decosterd&Rahm. Architettura fisiologica. Birkhauser, 2002 [36] Nikola JANKOVIC, Sarah VADÉ, L’intranquilité. L’odyssée Apollo 4-17. Lars Müller, 2014

Dominique Rouillard, à propos des Radicaux Italiens, publie «Superarchitecture, le futur de l’architecture» [32]. Dans cet ouvrage, l’auteure réalise un travail de reconstitution d’une scène passée et, en négatif, en définit ses limites. Elle met en évidence, à posteriori, les mécanismes de rapprochement qui peuvent permettre de qualifier un groupe architectural. Sean Lally, architecte et designer américain, organise une série de podcasts qui questionne «le futur de l’architecture, avec l’environnement et nos corps humains qui sont maintenant sujets du design». Par sa programmation bimensuelle, il participe à la figuration d’une scène qui se questionne, par différentes approches, sur ce sujet. Son livre «The air from other planets» [33] articule les recherches technologiques avec la production architecturale contemporaine. Nikola Jankovic trouve une place importante dans la constitution de la scène de l’architecture atmosphérique[34]. En 2002, il participe à l’ouvrage monographique «Décosterd & Rahm. Architettura fisiologica»[35], puis rédige plusieurs articles à propos des œuvres ou des expositions auxquelles participe l’agence suisse. Après avoir été directeur du CCA-Montréal entre 2008 et 2011, il fonde la maison d’éditions B2 qui, par la diversité de ses publications, cherche à étendre le champ de l’architecture à d’autres disciplines. Le dernier ouvrage

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«L’intranquillité. L’odyssée Apollo 4-17»[36] expose plusieurs centaines de photos des missions lunaires, en considérant les conditions de vie ex-nihilo qui sont fabriquées par la maîtrise technologique quant à l’artificialisation d’une atmosphère. Par l’organisation en collections, le critique d’art et éditeur questionne en creux la constitution d’une scène qui, à travers ses différentes approches, à l’architecture comme fil rouge.


Approche épistémologique

[37] ARISTOTE, Météorologiques, 2 ch.5 (édition SaintHilaire, 1863) cité par Michel CRUCIFIX, «Climat (science et épistémologie» in Dominique BOURG et Alain PAPAUX (dir), Dictionnaire de la pensée écologique. PUF, 2015. p165-166 [38] Geneviève DE STAEL, Journal de jeunesse. La Pléiade, 1785 (2017) [39] Henri DE MONDEVILLE, Chirurgie. (édition A.Bos, 1826) ca1314 [40] Rudolf GEIGER et Wladimir KÖPPEN, Handbuch der Klimatologie, 1884-1936 [41] Michel CRUCIFIX, op.cit [42] Jean-Pierre THIBAUD, «Petite archéologie de la notion d’ambiance» in Communications/90, 2012. pp155-174 [43] Léa MOSCONI, op.cit [44] Jean-François LYOTARD, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir. Minuit, 1979

En utilisant les termes climat et atmosphère, cette introduction appelle aussi ceux de milieu ou d’ambiance. Une approche épistémologique permet de caractériser chacun, mais également de circonscrire le sujet de ce mémoire. À travers les éléments dits et écrits du corpus étudié, Philippe Rahm utilise principalement les deux premiers. Par ce choix des termes utilisés, Philippe Rahm esquisse une scène en négatif, en évitant de mêler ses développements à ceux d’architectes contemporains, que ce soit Chris Younès ou Patrick Berger pour le milieu notamment . De la même manière avec le mot ambiance, il prend ses distances avec les deux laboratoires de recherche architecturale en France qui travaillent autour de cette notion depuis les années 1970. Climat À partir de la racine grecque κλιμα (qui signifie «inclinaison»), Aristote constitue le point de départ de la généalogie du terme climat. En raisonnant sur l’inclinaison des rayons solaires, il met en corrélation la latitude et la température de l’air. «La raison démontre que la partie habitable est limitée en latitude, et cette partie peut être regardée comme circulaire par la température mélangée qui y règne»[37]

que le climat devient lui-même défini par la vie qu’il abrite.»[41] Hans Nilsson-Ehle distingue, dans les années 1950, le climat par rapport au milieu et à l’ambiance par sa capacité métaphorique qui met à distance, sans l’exclure directement, le caractère moral et affectif que contiennent les deux autres termes[42]. En se rapportant à «l’ensemble des conditions atmosphériques auxquelles une région est soumise», le climat articule des paramètres physiques mesurables et leur inscription dans une géographie propre. L’utilisation du terme est infléchie à la fin des années 1970. À la suite des catastrophes industrielles de Bhopal (Inde, 1984) et Tchernobyl (URSS, 1986), qui font prendre conscience à la population mondiale des dangers climatiques qui peuvent découler de l’activité humaine, une réflexion philosophique se développe en Europe, questionnant le rapport entre climat et occupation humaine. Légitimés par la création du GIEC en novembre 1988, trois ouvrages majeurs participent à ce questionnement : Les trois écologies de Félix Guattari (1989), Le Contrat naturel de Michel Serres (1990) et Nous n’avons jamais été modernes de Bruno Latour (1991).

Dans sa thèse, soutenue en 2018 à l’ENSA Paris-Malaquais, Léa Mosconi[43] propose une nouvelle lecture du climat en considérant un changement d’ère, qu’elle Sous sa forme actuelle, le mot climat appelle anthropocène. Elle considère fait son apparition au début du XIVè l’écologie, et le climat, comme les nouveaux siècle dans le domaine médical, et plus récits de la société contemporaine, au sens particulièrement en chirurgie. Henri de défini par Jean-François Lyotard en 1979, Mondeville le définit comme «une zone dans La condition postmoderne[44]. Alors, terrestre considérée sous l’angle de la [38] le climat n’est plus un élément naturel température qui y règne» . Dès cette autonome, mais il est soumis à l’influence première définition, le climat articule un de l’Homme. La chercheuse retrace, depuis paramètre atmosphérique et une situation la fin des années 1980, la série de normes, géographique. Alors que le terme se généralise entre la fin du XIVè et le milieu de positions et de développements qui ont du XVIIIè siècle, pour désigner une région infléchies la pratique architecturale dans ou un pays en général, de nouveaux usages laquelle Philippe Rahm s’inscrit à la fin des années 1990. littéraires articulent de nouveau les deux composantes de la définition originelle à partir des années 1780. Dans son Journal de jeunesse[39], Madame de Staël se réjouit de la Atmosphère «douceur des climats» en Italie ou de celui à Weimar «qui était beau(...) mais plus rude Atmosphère est un terme qui apparaît sous cette forme en 1665, construit des racines que celui de Genève». grecques atmos[vapeur] et sphaire[sphère]. Le philosophe et théologien Pierre-Daniel À la fin du XIXè siècle, le mouvement Huet en donne cette définition : «c’est la naturaliste, avec les explorations partie de l’air qui est chargée de vapeurs, scientifiques et leur résonnance dans les ou de nuages, et qui n’a pas la pureté de arts graphiques et en littérature, utilise la région éthérée : c’est ce qui cause la le terme climat pour cartographier la réfraction de la lumière des astres. La lune Terre par zones climatiques, selon leur paraît plus grosse à son lever, à cause des température et leurs précipitations. Le vapeurs de l’Atmosphère». Au contraire travail de classement réalisé par Köppen du climat, considéré comme un ensemble et Geiger[40] constitue un tournant dans l’appréhension du rapport climat-manière de conditions, l’atmosphère est décrite d’habiter, en soulevant «son action comme un médium, un dispositif, presque structurante des formes de vies, au point un matériau invisible qui produit des

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INTRODUCTION


effets visuels et perceptifs. Engagées par Blaise Pascal au milieu du XVIIè siècle, et largement poursuivies durant le siècle des Lumières, les recherches scientifiques sur la composition atmosphérique produisent une littérature riche, qui circonscrit le terme atmosphère dans ce champ. [45] Jacques LE BRUN, «Expérience religieuse et expérience littéraire» in La Jouissance et le Trouble. Droz, 2004. p64 [46] Muriel PIC, «L’expérience et son écritiure au XXè siècle : la métaphore de l’atmosphère. Nietzsche, Benjamin et Binswanger» in Le Genre humain/48, 2009. pp129-140 [47] Hubert DAMISCH, Théorie du nuage du Giotto à Cézanne. Pour une histoire de la peinture. Seuil, 1972. p49 [48] On pense notamment à Superstudio et Archigram ici. [49] Carlotta DARO, «Nightclubs et discothèques : visions d’architecture» in Intermédialités/14. 2009 [50] Denis CROMPTON, «Piped environment» in Archigram 8. 1972 [51] Reyner BANHAM, The well-tempered environment. Chicago Press, 1969

Au XVIIIè siècle, le lexique de l’atmos est au centre d’une «littérature médicoreligieuse (...) et développe un réseau de métaphores psychologiques»[45] qui imagent les échanges entre corps et cieux, entre viscéral et céleste. Encore au début du XXè siècle, avec les psychiatres Ludwig Binswanger et Hubertus Tellenbach, «le médium de l’air rend palpable une expérience sensible d’ordre pathologique qui trouve dans la métaphore de l’atmosphère une modalité descriptive cardinale»[46]. Binswanger développe un outil phénoménologique spécifique : le Stimmung de Heidegger, qui articule objectivité et subjectivité, climat et humeur, pour souligner finalement les relations qu’un sujet (personne) entretient avec l’objet (monde). Bien qu’il continue de qualifier un matériau invisible qui a des conséquences dans la perception spatiale, lumineuse, phénoménologique et sensible, le terme atmosphère correspond aussi à une expérience vaporeuse, à l’image du nuage selon Hubert Damisch: «une formation instable, sans contour mais aussi sans couleur définie, et qui cependant participe des puissances d’une matière où toute figure vient au jour et s’abolit, substance sans forme ni consistance où le peintre (...) imprime les emblèmes de son désir»[47]. En transposant l’atmosphère vers sa représentation picturale, le philosophe et historien de l’art soulève la capacité qu’a l’atmosphère à être contrôlée, modelée ou appropriée par un peintre, ici, mais qui peut être un architecte en d’autres lieux. A partir des années 1960-1970, plusieurs courants artistiques et architecturaux ont utilisé l’atmosphère comme médium de conception, mais aussi de communication dans des projets qui vont de l’installation scénographique à la planification urbaine. Les avant-gardes, italiennes et anglaises notamment[48], s’empare de cette notion pour développer une série de nightclub en Italie et en France. En 1969, Superstudio réalise le Mach 2 à Florence, sorte de «conteneur d’effets atmosphériques»[49] qui fabrique un climat intérieur totalement artificialisé et contrôlé. Dans cette même généalogie, on souligne aussi l’utopique New Babylon de Constant Nieuwenhuis, la «respiration contrôlée» développée par Le Corbusier, ainsi que les ouvrages Piped Environment [50] de Dennis Crompton (Archigram) et The well-tempered environment [51] de Reyner Banham.

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PARTIE UNE L’architecture atmosphérique : 1969-1972



FABRICATION D’ESPACES PERCEPTIFS

La préoccupation des architectes à construire une atmosphère intérieure, à en maîtriser tous les paramètres, prend un nouvel essor à la fin des années 1960. La généalogie proche de cette période fait apparaître, dans plusieurs domaines, des mutations qui s’appliqueront au champ de l’architecture : la conquête spatiale qui nécessite la fabrication d’un milieu total, propice à l’Homme et indépendant de l’extérieur[52,53] ; une nouvelle critique du modernisme par Reyner Banham à travers le prisme des environnements intérieurs[54]; le développement de la science fiction qui ne prend plus forcément place dans un monde existant, et qui fabrique alors

fig.01

un nouveau milieu -on peut citer THX1138 de Georges Lucas [fig.01], Soleil Vert de Richard Fleischer, ou la série romanesque Les Quatre Apocalypses de JG Ballard ; en philosophie, des réflexions importantes sur la notion d’invisibilité, de milieu et de phénoménologie spatiale sont menées par Maurice Merleau-Ponty et Roland Barthes en particulier [55]- etc...

22

1.1

Le mouvement du minimalisme californien[56], initié par Robert Irwin et Larry Bell -et dont font partie James Turrell et John McCracken notammentquestionne les formes géométriques et la maîtrise de la lumière, dont le produit peut influer sur l’environnement et la perception de l’humain. L’espace étant directement modifié par les œuvres de ces artistes, c’est la frontière entre l’art contemporain et l’architecture qui est amincie. Que ce soit RM 669 de Doug Wheeler (1969) ou Raemar Pink White[fig.02] de James Turrell (1969), on note un rapprochement entre l’objet et le sujet, entre l’oeuvre et le visiteur. La couleur et la lumière influent à la fois sur la perception de l’espace par le visiteur, mais changent aussi l’esthétique des personnes, quasiment monochromes, immergées dans la lumière colorée. Le terme Ganzfeld, choisi par James Turrell pour l’une de ces séries d’installations artistiques les plus connues, donne un éclairage assez important. Ce mot allemand, «qui décrit le phénomène de perte totale d’une perception de la profondeur comme une expérience du «white-out»[57] préfigure une sorte de confusion entre le visiteur et son environnement. Les photographies de ces œuvres habitées sont encore plus explicites et nécessaires à la compréhension de ce raisonnement. Le corps est immergé physiquement dans un milieu volontairement non-standard, dérangeant, à l’opposé du well-tempered environment décrit par Reyner Banham. L’atmosphère intérieure peut alors être qualifiée de «brouillard monochromatique»[58], monotone mais fortement qualifiée. On accentue les températures de lumière pour provoquer des productions de mélatonine, on raréfie l’oxygène pour y provoquer des malaises, on surchauffe l’air pour ne pas avoir besoin d’être vêtu et pour pouvoir y planter de la végétation exotique. Au regard de ces oeuvres artistiques -ici, romans et installations muséales-, on souligne que c’est l’inconfort, le dérangeant qui est recherché. Contrairement à la scène new-yorkaise des années 1960-1970, qui intellectualise l’art contemporain[59], les installations lumineuses et atmosphériques influent directement sur la perception, excluant la compréhension du champ artistique. Sans pour autant que le sujet (visiteur) soit passif.


[52] Même si des sorties extra-atmosphères sont réalisées depuis 1965, la première image de la culture populaire est la mission Apollo 11, avec les photographies de Neil Armstrong sortant faire les premiers pas sur la Lune. [53] La conquête spatiale «scientifique» est aussi accompagnée par un mouvement culturel important dans le monde anglo-saxon. On note, par exemple, l’album «Space oddity» de David Bowie sorti le 11 juillet 1969, et qui accompagne la retransmission en direct de l’atterrissage d’Apollo 11 sur la chaine anglaise BBC. [54] Reyner BANHAM, Architecture of the weel-tempered environment. Chicago Press, 1969 [55] voir Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception. Gallimard, 1945 et Roland BARTHES, Michelet par lui-même. Seuil, 1954 [56] Mélissa FELDMANN, Another Minimalism : Art after California Light and Space. Fruitmarket Gallery, 2015 [57] Définition de l’artiste : «Ganzfeld : a German word to describe the phenomenon of the total loss of depth perception as in the experience of a white-cube» [58] Baeta LABUHN, «Conceptualisations of atmosphere in text and in image in architectural journalism» in Nicolas REMY, Nicolas TIXIER (dir.) Ambiances Tomorrow. International Network Ambiances, vol.1, p.289-294. 2016 [59] Larry BELL, «La lumière est mon premier matériau» in Libération. 08/07/2006

fig.02

James TURRELL, Raemar Pink White. Los Angeles, 1969 Le phénomène Ganzfeld décrit la perte totale d’une perception de la profondeur, comme une expérience du white-out. Parmi d’autres oeuvres de James Turrell, le monochromatisme de Raemar Pink White tend aussi à amincir les limites entre «environnement» intérieur et sujet-visiteur.

23



fig.03

NASA, President Nixon laughing with Apollo 11 astronauts. USS Hornet, 24/07/1969 La conquête spatiale initie un ensemble de recherches scientifiques sur l’artificialisation d’une atmosphère totalement contrôlée. La mission Apollo 11 est le premier événement à l’amplitude populaire aussi importante, restant comme une évolution civilisationnelle du XXème siècle.


ATMOSPHÈRES MAITRISÉES DES NIGHT-CLUBS

[60] Le terme est une fabrication postérieure au mouvement, proposé par Germano CELANT en 1972 puis repris par Dominique ROUILLARD en 2004. [61] Carlotta DARO, «Night-clubs et discothèques : visions d’architecture» in Intermédialités 14, 2009 [62] SUPERSTUDIO, Tre architetture nascoste. Domus, 1969 [63] Reyner BANHAM, Architecture of the well-tempered environment. Chicago Press, 1969

fig.04

L’avénement des night-clubs au début des années 1960 est aussi un laboratoire à la fabrication d’atmosphères contrôlées. C’est sur la place Saint-Germain-desPrés à Paris, que se situent les premiers lieux de réunions où l’on passe de la musique sur des phonographes dans un lieu qui est dédié à la diffusion et à la danse. Les «radicaux italiens»[60]sont parmi les architectes les plus productifs sur ce nouveau programme. Le Piped Environment, texte publié par Dennis Crompton (Archigram) en 1972, préfigure ces lieux dédiés au divertissement musical, et qui ne peuvent exister que par une maîtrise technologique sur plusieurs points: évidemment, la technologie qui permet l’enregistrement et la diffusion de musique, mais aussi celles qui permettent de rendre habitable un endroit clos, souvent souterrain, qui accueille beaucoup de personnes, souvent la nuit

De nombreux projets de night-clubs voient le jour à la fin des années 1960 en Italie, entre Florence et Rome, avec une influence de la pop anglaise qui agit comme référence commune pour la fabrication de l’espace. En 1969, Superstudio réalise le Mach 2 à Florence, sorte de boîte souterraine fermée et «conteneur d’effets atmosphériques»[61] qui laisse apparaître dans son espace tous les réseaux électriques et fluides.

26

1.2

Le projet est défini comme «un conte de lumières colorées qui se refléchissaient sur les surfaces de la céramique noire»[62], et les architectes citent directement une image forte comme base de projet : le Yellow Submarine des Beatles, qui est ici transfiguré spatialement, sous les monuments florentins de la Renaissance. «In an old basement, a submarine-like environment».[fig.04] L’immatérialité de l’espace (ici, sa sonorité et sa luminosité en particulier) est alors issue d’une référence culturelle commune, qui participe directement à la qualité de l’espace. La conceptualisation architecturale de l’atmosphère est issue d’un mouvement culturel autre que celui de la construction, et sa perception par les personnes qui accèdent à ce night-club est influencée par leur connaissance de l’ambiance et du récit monté par les Beatles dans leur titre. Aussi, la maitrise technologique quasitotale de l’atmosphère artificielle des discothèques change le rôle de l’usager : d’un objet réceptif de l’espace qu’il habite à un sujet-générateur d’atmosphère, son influence sur les qualités invisibles de l’espace est décuplée. La technologie devient, en outrepassant la géométrie et la structure, l’un des éléments fondateurs de tout projet, avec une influence spatiale fondamentale dont Reyner Banham théorise une version particulièrement festive[63]. L’architecte situationniste Constant Nieuwenhuis propose un projet parmi les plus radicaux des années 1960-1970: New Babylon[fig.05], utopie habitée par l’Homo Ludens, qui n’est plus contraint par l’espace statique qu’il occupe. Outre la grille urbaine, qui est un outil de conception et de représentation partagée avec les autres «radicaux» anglais et italiens, on peut constater ici une volonté de contrôler totalement son environnement intérieur, par des dispositifs technologiques qui confèrent à l’humain une indépendance avec l’environnement extérieur. Cette utopie peut se lire comme une critique directe de l’architecture moderne : alors que le Corbusier développe le principe de «respiration exacte», en admettant une perfection de l’air intérieur, Constant propose lui que chaque habitant puisse maitriser chaque paramètre atmosphérique dans son logement : ventilation, chauffage, humidité... La maitrise de l’atmosphère participe au divertissement de la société occidentale, en permettant de nouvelles activités jusque-là impossibles. De nouveaux lieux peuvent être fabriqués, et l’artificialisation de leur atmosphère offre de nouveaux horizons à l’expérimentation.


fig.05

Constant NIEUWENHUIS, New Babylon. 1960-1970 L’utopie habitée par l’Homo Ludens peut se lire comme une critique directe de l’architecture moderne : alors que le Corbusier développe le principe de «respiration exacte», Constant propose plutôt que chaque habitant puisse maitriser les paramètres atmosphériques de son logement.

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LA LUMIÈRE, GRAND MATÉRIAU DE L’ART MODERNE ? Le Pepsi Pavilion[fig.06] présenté lors de l’Exposition universelle 1970 à Osaka est aussi un marqueur important dans l’équilibre entre architecture visible et invisible. La marque souhaitait un pavillon qui incarne une sorte de «grande discothèque multimédia», avec une synergie entre architecture, art et technologie. Le dôme conçu par l’architecte John Pearce accueille les oeuvres d’une vingtaine d’artistes, qui créent un environnement intérieur et extérieur, notamment avec des projecteurs de brouillard, de lumière et des dispositifs sonores. Le pavillon est la construction la plus importante du groupe «Experiments in Art and Technology» (EAT), qui rassemble alors 75 artistes et ingénieurs, américains et japonais, avec la volonté de faire travailler ensemble la science et l’art sur des projets d’exposition, d’architecture ou d’installation. Parmi les membres historiques les plus reconnus, on remarque Billy Klüver, Fred Waldhauer, Robert Rauschenberg, Robert Whitman, John Cage, John Pierce... La Fog Structure, oeuvre de la sculptrice Fujiko Nakaya, crée à l’extérieur du pavillon un nuage de brume qui masque visuellement le dôme architectural. L’architecture se résume alors à l’interface entre des espaces utiles, des dispositifs technologiques et le respect des positions artistiques pouvant ici devenir totalement cachées et invisibles. Son existence ne dépend dès lors plus d’une présence visuelle, mais plutôt d’une capacité à pouvoir créer un environnement et à narrer plusieurs histoires. fig.07

Le court-métrage Cerimonia [fig.07] que les radicaux italiens de Superstudio produisent en 1973, accentue cette possibilité d’une architecture immatérielle. Des humains -les architectes de Superstudio en faitémergent d’une dalle mégalithique après avoir renoncé à la vie souterraine pour fonder un habitat immatériel. La gestuelle mystique, quasiment chorégraphiée par les habitants qui apparaissent à la surface de la Terre, met en scène une fable sur la

28

1.3

fondation d’un rapport spirituel à l’espace, qui serait qualifiée en partie par la légende et la mysticité qui y sont développées. On ne peut pas éviter ici la figure de la Caverne de Platon[65], qui participe à la compréhension et à la poésie de la scène filmée par Superstudio. Quelques années plus tard, en 1978, la boite de nuit le Palace est pensée par Fabrice Emaer et conçu par le jeune architecte Patrick Berger, qui veulent en faire un «milieu de plaisir» en réhabilitant un théâtre parisien. L’architecte admet, dans un entretien en 2012, que le projet architectural n’était qu’une partie de ce lieu, qui existera aussi par d’autres biais : «C’est à ce momentlà que j’ai compris ceci: dans l’architecture, il y a la partie inanimée qui est l’architecture elle-même, et la partie animée qui est la forme de vie qu’elle va abriter». L’inauguration et les cinq années de ce lieu voient se succéder des personnalités du monde de l’art, de la musique, de la mode, de la politique, du journalisme, du cinéma... pour en faire l’un des lieux emblématiques de la nuit parisienne. Roland Barthes publie même Au Palace ce soir[66], un court texte qui témoigne de l’inauguration :

«J’avoue être incapable de m’intéresser à la beauté d’un lieu, s’il n’y a pas de gens dedans (...) Et pourtant j’y retrouve le vieux pouvoir de la véritable architecture, qui est conjointement d’embellir les corps qui marchent, qui dansent, et d’animer les espaces et les édifices (...) Le grand matériau de l’art moderne, de l’art quotidien, n’est-il pas aujourd’hui la lumière? Au Palace, c’est tout le théâtre qui est la scène : la lumière occupe un espace profond, à l’intérieur duquel elle s’anime et joue comme un acteur»


[64] Randall PACKER, «The Pepsi Pavilion : Laboratory for Social Experimentation», in Jeffrey SHAW, Peter WEIBEL, Future Cinema. The cinematic imaginary after film. cat expo. MIT Press, 2003 [65] Cette citation explicite mais décalée : alors que l’allégorie initiale édicte la connaissance et la philosophie comme chemin vers l’extérieur, c’est l’indépendance et le recentrement sur les sensations humaines qui prédominent chez Superstudio. La simplicité et la nudité inscrivent directement les corps dans un espace sensoriel, qui est rendu majestueux par la chorégraphie avec laquelle se drapent les humains qui émergent. [66] Roland BARTHES, «Au Palace ce soir», in Vogue Hommes 10. 1978

fig.06

E.A.T, Pepsi pavilion. Osaka, 1970 «The Pavilion‘s interior dome–immersing viewers in threedimensional real images generated by mirror reflections, as well as spatialized electronic music–invited the spectator to individually and collectively participate in the experience rather than view the work as a fixed narrative of pre[64] programmed events»

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ATMOSPHÈRE, MILIEU, AMBIANCE, CLIMAT. Il convient de différencier les termes d’atmosphère, de milieu, d’ambiance et de climat avant de continuer ce développement. «Ambiance» est le terme principal utilisé par les deux laboratoires de recherche en architecture français[67] qui travaillent sur le contrôle des paramètres de température, d’humidité, de luminosité, etc... de l’air ambiant, mais plutôt à l’échelle urbaine. C’est pour ça que nous considérerons leurs développements sémantiques, et moins ceux qui s’appliquent à la pratique contemporaine. Jean-Paul Thibaud publie Petite archéologie de la notion d’ambiance en 2012, dans laquelle il propose une généalogie interdisciplinaire de ce mot. On retrouve ses racines dans le champ scientifique et technique au XVIème siècle en Angleterre, avec l’adjectif ambiant. Le mot «ambiance» apparaît en 1885 en français dans Les Nouveaux contes cruels, écrits par Villiers de l’Isle-Adam, puis en 1890 dans Traité du Narcisse d’André Gide. Le préfixe amb- signifie en latin «autour, des deux côtés», avec un sens de protection et de bienveillance. Le suffixe -ance est utilisé par les écrivains symbolistes et impressionnistes. Selon Paul Adam, c’est une atténuation du sens primitif de certaines notions, alors que c’est davantage pour aller à l’encontre de la raison cartésienne selon Michaëlsson. En s’appuyant sur un essai de Léo Spitzer[68], on peut rapprocher les termes d’ambiance et de milieu, tous les deux définis comme «ce qui environne les Hommes ou les choses». Cette bienveillance est remise en question par les sciences modernes, et notamment par Isaac Newton qui questionne le milieu ambiant : «Un milieu régi par un ensemble de lois où l’Homme n’est plus la mesure de toute chose. On passe d’une conception chaude, soucieuse de la relation charnelle et bienveillante de l’Homme à son milieu, à une abstraction froide et déterministe faisant de l’Homme une entité isolée traversée par un ensemble de forces qui lui échappent». Newton accentue tout de même la conception d’un environnement

30

1.4

actif qui influe sur le corps, l’esprit et les comportements. D’autres conceptions ont appuyé cette interaction entre ambiance et corps : la théorie des humeurs d’Hippocrate[69], De l’Esprit des Lois (1748) de Montesquieu, l’ambient medium d’Isaac Newton -traduit en français par milieu ambiant-, ou même la Théorie du Milieu (1863) d’Hyppolyte Taine. Hans Nilsson-Ehle soulève plusieurs différences sémantiques : «Milieu, c’est un terme sobre, neutre, strict, qui se ressent toujours, plus ou moins, de sa tradition scientifique. Ambiance et climat sont des termes colorés, évocateur - climat grâce à la métaphore toujours présente à l’esprit, et ambiance à cause des sentiments qu’il suggère»[70] On doit aussi questionner le rapport entre esthétique et perception ambiantale. L’ambiance convoque une sorte «d’esthétique environnementale» qui se différencie de celle des Beaux-Arts, où l’oeuvre est centre d’intérêt aux dépends du milieu dans lequel elle est exposée. Dans l’esthétique environnementale décrite par Jean-Paul Thibaud, tous les sens sont de fait convoqués. Le concept grec d’aisthesis -qui éthymologiquement précède le terme esthétique-, relativise ainsi la place du goût et du langage pour réhabiliter celle du corps. Le langage et la perception personnelle semblent comme être deux phénomènes antinomiques, l’un externe et l’autre interne à chacun. On peut convoquer ici le Corbusier qui, en parlant «d’espace indicible», soulève déjà cette opposition entre langage et perception :

«Je suis l’inventeur de l’expression l’espace indicible, qui est une réalité que j’ai découverte en cours de route. Lorsqu’une oeuvre est à son maximum d’intensité, de proportion, de qualité d’exécution, de perfection, il se produit un phénomène d’espace indicible : les lieux se mettent à rayonner, physiquement, ils rayonnent. Ils déterminent ce que j’appelle « l’espace indicible », c’est-à-dire qui ne dépend pas des dimensions mais de la qualité de perfection : c’est du domaine de l’ineffable» [71]


Jean-François Augoyard et Gernot Böhme développent chacun une théorie sur l’esthétique des ambiances -le premier emploie bien le terme «ambiance», alors que le second parle plutôt «d’atmosphère» (atmosphäre en allemand). Böhme pense l’atmosphère comme un entre-deux, qui est le lieu où des complexités s’entremêlent dans une même dynamique; Augoyard parle aussi de l’ambiance comme d’une esthétique des intermédiaires, avec la co-présence entre sujet et objet. Là, on comprend que l’ambiance et l’atmosphère sont des ensembles : l’architecte en propose une, unique et entière, alors que la conception réglementaire l’oblige à en mettre plusieurs bout-à-bout (thermique, acoustique, hygrométrique...). Augoyard et Böhme questionnent la validité de la conception architecturale et technique contemporaine, de souhaiter une ambiance globale, mais de différencier les paramètres puis de les réunir. Outre ces phénomènes sensoriels, Böhme et Augoyard décrivent des entrées qui composent le phénomène d’ambiance, d’atmosphère: le premier en voit trois (chose, médium, sens) alors que le second arrive à six (signal physique, forme spatio-temporelle, percept, représentation, code et norme, interaction sociale). Ils relativisent ainsi la perception simplement sensible et innée de l’espace, mais admettent des outils de compréhension pour comprendre les ambiances fabriquées et vécues. On considérera alors ces termes de façon différenciée tout au long de ce mémoire. L’atmosphère sera le matériau, invisible et modifié ; le milieu sera l’objet (atmosphère) en rapport avec le sujet (perception) ; l’ambiance sera l’ensemble complexe, la somme des relations entre objet et sujet. On délaisse alors climat, dont les usages sont trop hétéroclites, à moins que le terme ne soit employé par les architectes cités.

[67] Le laboratoire AAU (ambiances, architectures, urbanités) composé de deux équipes : le CERNAU (Nantes, 1971) et le CRESSON (Grenoble, 1978) [68] Léo SPITZER, Milieu and Ambiance. An essay in Historical Semantics. 1943 [69] voir Antoine THIVEL, «Hippocrate et la théorie des humeurs», in Noesis. 1997 [70] Hans NILSSON-EHLE, «Ambiance, Milieu et Climat» in Studia Neophilologica XXIX.2. 1957 [71] LE CORBUSIER, «Conversation enregistrée à la Tourette - Architecture religieuse» in L’Architecture d’Aujourd’hui. 1961

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32

1.1


L’INVISIBLE FIGURÉ PAR SES EFFETS.

[72] La traduction italienne de milieu et d’environnement est ambiente. Alors que la traduction d’ambiance et d’atmosphère est atmosfera (source : Google et Larousse). Ce terme est employé par Superstudio dans l’exposition «Italy : The New Domestic Landscape», présentée au MoMA en 1972. [73] Dans sa conférence «Milieu» au Pavillon de l’Arsenal, Richard Scoffier parle de cet espace comme d’un mi-lieu, qui ne serait pas assez défini pour avoir une identité propre. [74] Pierre DE MONCAN, Histoire des centres commerciaux en France. 2008 [75] Marc CRUNELLE, La représentation de l’architecture. 2003

les pratiques humaines. Dans la suite de collages, on voit que les architectes d’Archizoom proposent plusieurs occupations de ce lieu[73]. Dans les mêmes années en France, une série de centres commerciaux est inaugurée : Parly 2, Elysée 2, Vélizy 2, etc. On note dans le nom même la volonté de faire une ville parallèle en créant un monde autonome, tant par le fonctionnement que par le milieu qui y est fabriqué[74].

Autre figure qui se détache de ces deux horizontalités (le sol et le toit), c’est la sphère qui a été largement utilisée par Après les premiers projets de l’année 1969, les architectes désireux de fabriquer des milieux autonomes, que ce soit les dômes les avant-gardes italiennes continuent de Buckminster Fuller à Montréal et à de questionner la notion de Milieu[72]. On New-York ou la Restless Sphere[fig.09] de Coop peut évoquer les projets d’Archizoom, d’Archigram et de Superstudio notamment. Himmelb(l)au en 1971. Si Buckminster Fuller propose ses dômes comme La série de collages Gli Atti Fondamentali enveloppant des formes architecturales (1971-72) applique une trame carrée traditionnelles, Coop Himmelb(l)au choisit infinie à un paysage désertique, dans une forme primaire dont les dimensions lequel s’installe un groupe de personnes sont adaptées à l’Homme. Il y a là une nues. Le climat semble y être confortable, proximité entre la forme créatrice de et même adapté à l’évolution des humains climat et le mot d’atmosphère -l’air qui qui n’ont même pas besoin de vêtements entoure. A posteriori, on peut aussi établir ou de maisons pour se protéger. Les un parallèle avec les sphères de Peter architectes italiens trament le sol mais ne Sloterdijk, qui forment des entités autour montrent pas d’obstacles architecturaux: de chaque individu. La transparence est un les personnages de ce collage ne sont point commun dans la fabrication et dans pas entravés dans leur mouvement; la représentation de ces sphères, peut-être une infinité de possibilités d’usages et pour encore plus marquer la différence d’évènements peut être envisagée. entre la vue et la perception d’un milieu.

fig.08

La No-Stop City[fig.08] d’Archizoom questionne également un milieu optimal qui pourrait être le support à des pratiques et des évènements infinis. Cette fois, la forme du toit est amenée, créant un univers global et constant. Les images fabriquées évoquent clairement la typologie du supermarché, avec une structure neutre et répétitive, une lumière artificielle constante. Le climat intérieur est entièrement fabriqué, sans rapport à l’extérieur, pour correspondre en chaque point à l’optimisation pour

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1.5

Le chercheur Marc Crunelle oppose la vision et la perception sensible d’un bâtiment[75] : la vue implique forcément d’être à distance, alors que la perception mêle le corps et l’air qui l’entoure. Les contrastes de température, d’humidité... ne peuvent pas être perçus en restant fixe, mais nécessitent que le corps évolue dans l’espace. Alors, ses sens seront affectés par les changements de régions, et c’est comme ça que se fera l’expérience dans un lieu. L’immobilité et la mise à distance forment l’une des deux critiques que l’architecte-chercheur adresse à la représentation de l’architecture par des images, des vidéos, des maquettes et n’importe quel autre média visuel. L’autre critique concerne l’impossibilité de rendre compte d’un climat, mais seulement de figurer ses effets : faute de pouvoir rendre compte graphiquement d’un courant d’air, l’architecte dessine un drapeau flottant dans une direction, ou un nuage de poussière qui se soulève d’une place ensablée.


PARTIE DEUX Le contexte contemporain de l’architecture atmosphérique.



VINGT ANS PLUS TARD.

On a constaté plus tôt dans ce mémoire que la scène des années 1960-1970, qui questionnait l’invisibilité de l’espace, regroupait des artistes, des architectes et quelques scientifiques, tout en s’appuyant sur une culture populaire en train de s’approprier ce sujet. L’historien d’art Matthieu Poiriernote une résurgence de cet intérêt au milieu des années 1990, notamment en Suisse et en Allemagne, où se développent une réflexion théorique importante et une production, architecturale et artistique, foisonnante[76]. Une ré-évaluation du rapport au climat Une lecture pourrait faire la charnière et marquer les différences entre le contexte des années 1960-1970 et celui dans lequel arrive Philippe Rahm à la fin des années 1980 : La condition post-moderne, de JeanFrançois Lyotard (Paris, 1979). La conquête spatiale et l’artificialisation totale d’un climat constituaient en partie les grands récits de la modernité, émancipateurs et progressistes, mais mis à mal par le philosophe français qui questionne leur justesse au regard des changements sociétaux qu’entrainent l’informatisation et la post-industrialité. Léa Mosconi, architecte et doctorante, propose toutefois de considérer la conscience écologique comme nouveau grand récit pour les architectes depuis la fin des années 1980[77]. Même si une conscience marginale existe dans les années 1960 -notamment avec la pensée hippie qui s’illustre à Drop-city entre 1965 et 1970alimentée par le premier Sommet de la Terre en 1972 et le choc pétrolier de 1973, ce n’est qu’à la fin des années 1980 que ces questions sont fortement médiatisées et qu’elles gagnent en légitimité. Le climat eschatologique qui suit les catastrophes industrielles de Bhopal (Inde, 1984) et de Tchernobyl (URSS, 1986) font prendre conscience à la population mondiale des dangers climatiques qui peuvent découler de l’activité humaine. Le GIEC (créé en 1988), puis le protocole de Kyoto (ratifié en

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2.1.1

1997, mais régulièrement négocié depuis 1990) font entrer de plein pied la question écologique dans la pratique architecturale. Une série de normes et de labels quant au confort et à la consommation énergétique d’un bâtiment sont créés, modifiant aussi bien le but que les outils de l’architecte. Une réflexion philosophique a également lieu en Europe au début des années 1990 autour de quelques ouvrages majeurs, qui opposent des lectures du climat et de son rapport à l’Humanité : Les Trois écologies de Félix Guattari (1989), Le Contrat naturel de Michel Serres (1990) ou encore Nous n’avons jamais été modernes de Bruno Latour (1991). Le débat philosophique entamé, la législation du bâtiment infléchie, certains architectes s’emparent de ces questionnements pour leur pratique, que ce soit Jourda-Perraudin, Lacaton et Vassal, Édouard François ou Philippe Rahm. Aldo Rossi, Herzog & de Meuron, puis Philippe Rahm ? Philippe Rahm fait ses études d’architecture à l’EPFL de Lausanne et à l’ETH de Zurich. Il s’inscrit dans la génération qui suit celle de Miroslav Sik, Peter Zumthor, Jacques Herzog et Pierre de Meuron notamment, qui s’intéressent à la matérialité de l’architecture depuis les années 1980-1990. Dans un entretien avec Philippe Chiambaretta[78], il esquisse une histoire de l’enseignement post-moderne de l’architecture en Suisse. Aldo Rossi enseigne à l’ETH de 1972 à 1975, avec Dolf Schnebli, mais les formes géométriques, la majestuosité et la grandeurs des tracés antiques se confrontent au patrimoine helvétique, qui rassemble des architectures du Moyen-Âge et de nombreux bâtiments destinés à la petite bourgeoisie. Une réflexion sur l’analogie du matériau, plutôt que sur l’analogie de la forme, émerge alors, largement portée par les architectes suisses cités plus haut. Le matériau est envisagé dans sa sensualité et dans son histoire culturelle, dans son contexte entier plutôt qu’à travers ses seules caractéristiques chimiques. Ce moment concerne la production architecturale en Suisse depuis le milieu des années 1980, avec les premières livraisons de l’agence Herzog & de Meuron -la maison de Tavole (1982-1988), l’immeuble de l’Hebelstrasse à Bâle (19851988), l’usine-entrepôt Ricola à Laufen (19861987)- et de Peter Zumthor -son atelier d’architecture à Haldenstein (1985-1986), la chapelle Saint-Bénédict à Sumvitg[fig.10] (19851988). Philippe Rahm assume, dans ce même entretien, avoir déplacé le centre d’intérêt pour considérer la dimension plus «chimique, physique, électro-magnétique ou


fig.10

physiologique du matériau, en abandonnant donc le rapport au contexte narratif ou culturel». Il va plus loin que Herzog & de Meuron dans son rapport au matériau, en considérant son altération dans le temps, sous l’action de l’air qui est alors considéré comme un matériau à part entière, associé à chaque élément mis en oeuvre : le zinc s’oxyde, le bois se fonce, le béton change de teinte... On note alors un lien avec la patine, concept développé par Juhani Pallasmaa qui met l’air et l’environnement bâti dans un même ensemble cohérent et indissociable.

[76] Matthieu POIRIER, LUMIÈRE (L’éclairage comme astronomie domestique), conférence à l’ENSA-Versailles. 26/11/2015 [77] Léa MOSCONI, «Les enjeux architecturaux du récit écologique», in Stream 04. 2017. La lecture de cet article oriente largement le développement de ce paragraphe. [78] Philippe RAHM à Philippe CHIAMBARETTA, «L’émergence d’une nouvelle spatialité», in Stream 02. 2012 [79] On note tout de même que l’architecture n’était pas enseignée au début des années 1990 sur le campus de l’EPFL. Mais l’échelle de la ville permet quand même de confirmer une scène lausannoise au début des années 1990.

Aussi, les études sur un campus polytechnique suisse lui permettent de rentrer en contact plus facilement avec des physiciens et des biologistes au début de sa pratique professionnelle, lorsqu’il questionne avec Jean-Gilles Décosterd la physiologie de l’architecture et les qualités invisibles de l’espace. Dans l’émission Le Rendez-Vous diffusée le 16 avril 2013 sur France Culture, Philippe Rahm avoue qu’il était particulièrement simple d’être mis en contact, pendant ses études et au début de sa vie professionnelle, avec des chercheurs scientifiques présents sur le campus de l’EPFL[79].

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2.1.2


UNE SCÈNE CONTEMPORAINE VARIÉE

Certes, Philippe Rahm étant un des principaux objets d’étude de ce mémoire, le développement intellectuel s’articule avec sa personne et sa production. Mais une nouvelle scène se développe depuis la début des années 1990, de manière tout aussi transdisciplinaire qu’en 1969.

1.Débat philosophique Les pratiques architecturales contemporaines qui travaillent sur l’invisibilité de l’espace s’appuient sur une riche réflexion philosophique, qui vient aussi les amplifier, les corriger ou les questionner. 1.1 Influence technologique de l’Homme Le philosophe et anthropologue français Bruno Latour questionne dès les années 1990 l’influence de l’Homme sur l’environnement, et la maitrise qu’il peut avoir dessus. Dans ses ouvrages Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (1991) et Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique (2015), Latour fait émerger l’idée que nous constituons l’ère anthropocène, avec une scission entre Nature et Homme qui doit être remise en cause. Par «Homme», il entend aussi bien la population humaine que ses actions -techniques, industrielles, culturelles. La maitrise des atmosphères, initiée depuis la fin des années 1960, est symbolique de cette confusion. La notion d’hybride est exposée dans le premier ouvrage cité, puisque les arte-facts modernes sont toujours mêlés à une «Nature totale». L’architecture météorologique de Philippe Rahm ou les installations d’Olafur Eliasson peuvent être regardées en suivant cette figure d’hybride: la fabrication d’une atmosphère artificielle est référencée par des figures naturelles, qui existent et appartiennent à la culture commune, et qui influent l’aura de l’architecture bâtie ou de l’oeuvre.

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2.2.1

À la suite de l’article «Why has critique run out of steam? From matters of fact to matters of concern» publié aux EtatsUnis (The University of Chicago, 2004) par Bruno Latour, le philosophe américain Hal Foster initie une véritable réflexion sur la période architecturale depuis 1990 qu’il considère comme post-critique. Il expose sa théorie dans l’article «Post-Critical», publié dans son livre Bad New Days: Art, Criticism, Emergency en 2015. Nous verrons dans une prochaine partie que Philippe Rahm partage la position de Hal Foster, et l’expose explicitement dans son texte «Architecture blanche de l’architecture post-critique». 1.2 Après la transcendance, le concept de gradation. Dans un entretien avec Sean Lally, podcasté dans l’émission Night White Skies: Philippe Rahm and The Gradient[80], l’architecte suisse cite les philosophes français Tristan Garcia, et italien Emanuele Coccia, en évoquant le Jade Eco Park de Taïwan alors en chantier. Le premier pour La Vie intense. Une obsession moderne (2016), le second pour La vie des plantes. Une métaphysique du mélange (2017). Les atmosphères du Jade Eco Park sont conçues de manière «très objective, très rationnelle, mais pour des fins qui ne sont pas dogmatiques. On ne dit pas qu’il faut vivre comme ça et pas autrement. Il y a une forme d’ouverture des gradations». Cette idée de gradations, et donc d’intensités, est développée par Tristan Garcia en 2016, et reprise par Philippe Rahm :

«L’idée d’intensité vient de Tristan Garcia, un jeune philosophe français. Il explique comment, depuis les Lumières, on a perdu la notion de transcendance avec la mort de Dieu, le fait que tout à coup,


[80] Philippe RAHM à Sean LALLY, Night White Skies: Philippe Rahm and the Gradient, 7/2/2017. Il développe les mêmes arguments dans l’article Philippe RAHM à Didier FAUSTINO, Post Tenebras Lux, in Crée 378. 2017 [81] Philippe RAHM à Didier FAUSTINO, «Post Tenebras Lux», in Crée 378. 2017 [82] Tristan GARCIA, «La littérature peut-elle anticiper le réel?», in Le temps des écrivains, France Culture. 26/11/2016

on ne croit plus à l’au-delà, on ne croit plus à la transcendance, que la transcendance a été remplacée par l’intensité. Il n’est plus question d’avoir la vie pénible sur terre, puis la bonne vie au paradis. Tout le monde aujourd’hui cherche à avoir la vie la plus intense, par exemple en faisant le sport le plus intense ou en ayant la vie sexuelle la plus intense. Comme si l’idée de transcendance était remplacée par l’idée d’intense. Cette intensité est aussi liée à des gradations : très intense, un peu moins intense, beaucoup moins intense» [81]

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Tristan Garcia, aussi connu pour ses essais philosophiques que pour ses romans, cherche à faire émerger une littérature d’anticipation et de spéculation, qui vient prendre le relai de la science-fiction traditionnelle. Il émet d’ailleurs l’hypothèse que ce changement trouve ses prémices dans les années 1960-70, avec les romans de JG Ballard.

«J’essaye de découvrir dans le réel certains traits que j’essaye de forcer ou d’accélerer dans l’espoir rationnel, et non pas irrationnel, puisque ce n’est pas de la prémonition, de saisir quelque chose qui pourra arriver. Alors que la spéculation, c’est légèremment différent pour moi, c’est le fait de tenir à la littérature réaliste mais de ne décrire le réel qu’à condition d’y infiltrer des hypothèses ou du possible (...) Trouver des failles dans le réel pour y installer de l’hypothétique» [82]


[83] À propos de cette oeuvre, Marie-Luce NADAL écrit sur son site internet : «un territoire d’errances dont les frontières ne sont plus géographiques mais bien ‘atmographiques’. Terre et air comme ‘objets’ d’appropriation dans lequel règne une atmosphère étrange provoquée par les états d’un ciel en perpétuelle modification» [84] Evangelos KOTSIORIS, dossier de presse pour l’exposition «Culte du labo : une histoire non-conformiste des rapports entre la science et l’architecture». CCA, 2018

2. Laboratoires de recherche architecturale À la fin du mois de mars 2018, l’exposition «Culte du labo : une histoire nonconformiste des rapports entre la science et l’architecture» est inaugurée au CCA2.1 Les ambiances architecturales Montréal[fig.11], organisée sous le comissariat En France, deux laboratoires de recherche d’Evangelos Kotsioris. en architecture articulent leur travail autour Dans le dossier de presse, le CCA souligne de l’ambiance : le CRESSON à Grenoble et que le comissaire a effectué une résidence le CRENAU à Nantes, regroupés dans le de recherches dans ses collections, pour laboratoire AAU. «examiner le concept du laboratoire comme Le CRESSON (centre de recherche sur métaphore omniprésente et récurrente de l’espace sonore et l’environnement urbain) l’expérimentation, aussi bien en science a été fondé en 1979, avec «une approche qu’en architecture (...) Cependant, comme sensible et située des espaces habités» et cette exposition le soutient de manière une interrogation des «processus de la provocante, le laboratoire a aussi donné conception architecturale et urbaine à lieu à un culte - la crédibilité apparente du toutes ses échelles». labo a été à maintes reprises mobilisée pour normaliser des comportements sociaux, Le CRENAU (Centre de REcherche discipliner la performance des corps, Nantais Architectures Urbanités) est réguler nos environnements, déterminer, la fusion en 2015 de deux laboratoires nantais : le CERMA et le LAUA. Les thèmes voire homogénéiser nos façons de vivre». développés sont liés «aux ambiances L’approche d’Evangelos Kotsioris est architecturales et urbaines, aux modèles, intéressante en plusieurs points, mais à la réalité virtuelle et augmentée, aux on note ici son intérêt à juxtaposer des cartographies et représentations sensibles évolutions scientifiques et architecturales de l’environnement construit, à l’adaptation plutôt que de les hiérarchiser : des villes aux changements climatiques, etc». Bien qu’ils appuient certains développements de ce mémoire de recherche, ces deux laboratoires articulent leurs travaux autour de la notion d’ambiance plutôt que d’atmosphère ou de climat artificiel. On notera alors bien la différence ces recherches et le travail de Philippe Rahm sur l’invisibilité scientifique, maitrisée et racontée de l’architecture qu’il fabrique.

«Les architectes sont souvent accusés d’emprunter, de tranformer et même de détourner des idées, des instruments et des protocoles de travail scientifiques dans leur tentative de systématiser les aspects intuitifs du processus créatif» [84]

2.2 Développer une recherche transdisciplinaire : arts, sciences, design, architecture

fig.11

Depuis 2012, le programme doctoral SACRe regroupe six écoles parisiennes (CNSAD, CNSMDP, ENSAD, Fémis, Beaux-Arts, ENS) pour «explorer les territoires communs de la recherche et de la création, permettre à des créateurs et à des chercheurs de travailler et d’inventer ensemble...) et pour stimuler les échanges et les synergies entre arts, ingénierie, sciences exactes et sciences humaines et sociales». La thèse «De Lents Semencements», défendue par l’architecte et artiste Marie-Luce Nadal en 2017, porte sur l’obsession de maîtrise que les hommes et la science entendent avoir sur les phénomènes naturels, manipulant une réalité naturelle en l’artificialisant. Sa pratique artistique consiste à modéliser et artificialiser des phénomènes naturels dynamiques, rappelant certaines installations de Philippe Rahm ; l’installation Eolorium (2013)[83] constitue même une référence explicite à l’Hormonorium de l’architecte suisse, présenté à la Biennale de Venise 2002.

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2.2.2 / 2.2.3

3.Lieux d’exposition 3.1 La Biennale de Venise comme laboratoire En 2002, l’Hormonorium est exposé dans le pavillon suisse à la Biennale d’architecture de Venise, et peut être considéré comme la première exposition internationale d’une oeuvre de Philippe Rahm. Deyan Sudjic, comissaire général de la Biennale, propose de réfléchir à la question «What will architecture be like in the future?», en invitant les architectes à «exposer non seulement des dessins et des maquettes, mais aussi des matériaux concrets tels que des briques, du verre, du métal, afin de prouver physiquement l’impact qu’ils peuvent avoir sur l’espace architectural». L’Hormonorium propose de recréer l’atmosphère de haute montagne grâce à trois dispositifs techniques, sans en figurer


son image. La bande-son est composée par le groupe de musique électronique Air. Il questionne une nouvelle forme d’espace public, qui se baserait sur la disparition des limites physiques entre espace et organismes, rendue possible grâce aux connaissances en biologie et en neurosciences[85]. Le critique d’art Nikola Jankovic note «l’ode scientiste et techniciste» qui a lieu dans les biennales d’architecture au début des années 2000, avec cette installation dans le pavillon suisse, puis les photos de Bas Princen ou d’Armin Linke qui cohabitent avec celles de la NASA, intronisées en oeuvre d’art lors de la Biennale de 2004[86].

fig.13

[85] Pierre MARTIN, «La Biennale d’architecture 2002», in Revue d’art contemporain ETC. 2002 [86] Nikola JANKOVIC, «Architecture invisible» in Art-Paris. com, 2005 [87] Marie-Ange BRAYER, Journal de l’exposition «Machines Atmosphériques» au FRAC Centre. 2005

Bas Princen, qui développe une pratique professionnelle de photographe après avoir suivi des études d’architecture à l’Université d’Eindhoven, s’inscrit dans une réflexion proche de celle de Philippe Rahm. Bien qu’il s’intéresse plutôt à l’échelle du territoire, notamment dans ses séries Artificial Arcadia[fig.12] (2004) ou celle qui témoigne des travaux pour la ligne TGV Amsterdam-Paris, il est intrigué par ces «paysages artificiels, modelés par l’ingénieur». On remarque une certaine proximité avec l’artificialisation d’une atmosphère dans l’architecture de Philippe Rahm depuis 2005, et plus globalement d’un rapprochement entre architecture et technicisme. Dans l’article «Bas Princen, la nature comme artifice» (d’A 208, 2012), le photographe néerlandais se détache clairement de la pensée koolhaassienne, pour «préférer travailler avec des architectes de [sa] génération. Il n’y a plus de retour en arrière possible». Philippe Rahm participe de nouveau à la Biennale d’Architecture de Venise en 2008, présentant l’installation Digestible gulf stream[fig.13] sous le commissariat de Aaron Betsky pour «Out There : Architecture beyond building». En associant deux panneaux métalliques à des températures différentes (28°C en bas, 12°C en haut), l’installation crée le phénomène physique de gulf stream. Avec ce climat artificiel dynamique, le visiteur peut «choisir librement un climat en fonction de ses envies vestimentaires, alimentaires, sportives, sociales et de ses activités». Philippe Rahm commande une oeuvre graphique au dessinateur italien Piero Macola et une bande-son à Syd Matters, qui augmentent l’installation architecturale. 3.2 Entrer en collection : organiser une filiation et renouveler le langage de l’architecture ? Même si Philippe Rahm participe à la Biennale d’architecture de Venise en 2002, la première exposition qui est exclusivement consacrée à son travail

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est organisée au FRAC-Centre en 2005: «Philippe Rahm/Décosterd & Rahm, associés». Ce lieu réunit dans sa collection, depuis 1991 et sous l’impulsion de Frédéric Migayrou et Marie-Ange Brayer, l’art contemporain et l’architecture expérimentale des années 1950 à aujourd’hui. Il organise également le festival «Archilab», qui expose régulièrement les pratiques nouvelles de l’architecture, particulièrement liées au numérique. En 2005, quelques mois après l’exposition personnelle consacrée à Philippe Rahm, le FRAC organise l’exposition collective «Machines atmosphériques», qui reprend directement le nom donné par Constant Nieuwenhuys aux dispositifs de New Babylon -qui est en collection au FRAC Centre-, considérée ici comme «la première architecture technologique de réseaux qui fabrique des environnements artificiels»[87]. Après avoir orienté les collections du FRACCentre, Frédéric Migayrou est nommé directeur-adjoint chargé de l’architecture au Centre Pompidou, en 2000. Plusieurs oeuvres de Philippe Rahm entrent alors dans les collections permanentes, et l’architecte participe aux expositions «Architecture non-standard» (2003), «Air de Paris» (2007), «Territoires déterritorialisés» (2009). De nombreuses tables rondes abordent également ce sujet de l’invisibilité architecturale et du récit des climats artificiels. Parmi elles, le cycle Archifictions en 2011, avec l’une des discussions qui réunissait François Schuiten (dessinateur et scénographe), Philippe Rahm (architecte et artiste) et Didier Faustino (architecte et artiste), échangeant sur le remplacement de la forme spatiale par des dispositifs invisibles, impalpables. Un autre lieu culturel qui participe à l’exposition des travaux de Philippe Rahm et d’autres architectes qui réfléchissent à ces questions est le Centre Canadien d’Architecture, situé à Montréal. Fondé en 1979 par Phyllis Lambert, puis dirigé à partir de 2005 par Mirko Zardini, le CCA cherche à saisir les changements de la pratique architecturale au regard de l’environnement, de la société, du climat, de la condition urbaine, mais aussi des évolutions technologiques. La première exposition montée par le CCA avec Mirko Zardini comme directeur est «Gilles Clément / Philippe Rahm: Environnement. Manières d’agir pour demain» en 2006, suivant directement «Sensations urbaines» exposée en 2005. Les deux problématiques majeures de ces expositions sont au centre de l’architecture météorologique de Philippe Rahm: l’environnement et la perception.


fig.12

Bas PRINCEN, Artificial Arcadia. Rotterdam, 2001 Bien qu’il s’intéresse à l’échelle territoriale et qu’il utilise un medium différent, Bas Princen travaille sur des champs qui se rapprochent de ceux abordés par Philippe Rahm: l’artificialisation de l’espace et l’influence techniciste. Sa participation à la Biennale de Venise depuis 2004 questionne les frontières de l’architecture, en exposant des paysages qui en sont apparemment dénués.

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2.2.3


En 2005, l’exposition «Architecture invisible» au Centre Culturel Suisse à Paris, commandée à Philippe Rahm, met l’accent sur des projets qui ont «des qualités qui ne se voient pas, mais qui en font partie intégrante comme la maitrise des fluides, de la lumière ou de l’air». Le CCS est un lieu de Pro Helvetia, une fondation suisse qui participe à la diffusion de la culture et de l’architecture suisses, en organisant et en finançant le pavillon à la Biennale de Venise, pour lequel Philippe Rahm a déjà réalisé deux installations (2002, 2008).

[88] Philippe RAHM, «Some thoughts about architecture» in The New Arch Vol.1, 2014 [89] Philippe RAHM a présenté l’exposition «The Anthropocene Style» au SFAI, San Francisco en 2018. Il considère cette exposition comme un moyen d’infléchir les positions architecturales en s’adressant directement à la profession plutôt que qu’au grand public. [90] Olafur ELIASSON, Playing with space and light, TED conférence, 2009 [91] Il est assez compliqué de trouver toutes les oeuvres de l’artiste entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990, mais les quelques unes qui sont en collection montrent un emploi de matériaux tangibles -bois, verre, béton cellulaire. Ses premières expositions internationales, à partir de la fin des années 1990, semblent marquer un changement de mediums, vers la lumière et les brouillards. [92] Samia MAJID, La désorientation dans les installations de brouillard immersif, mémoire de master «Arts et médias numériques» sous la direction de François PARFAIT. 2014

fig.15

Ann Veronica JANSSENS, yellowpinkblue. Londres, 2015-2016 Les brouillards de l’artiste belges travaillent sur plusieurs teintes colorées. La fluidité des dégradés et la graduation anticipent les travaux de Philippe Rahm sur l’espace gradient : sans fractionner l’espace, des porosités invisibles ont lieu et peuvent être maitrisées.

L’architecte suisse souligne une différence notable dans l’exposition des architectes de sa génération, et peut-être de quelques uns de la génération précédente[88]. Alors qu’historiquement, des dessins et des maquettes étaient exposés, ce sont désormais des espaces expérimentaux nouveaux qui sont créés et qui prennent le rôle d’exposition. Les biennales de Venise sont assez emblématiques de cette expérimentation spatiale, avec notamment celles de 2002 (commissaire: Deyan Sudjic), de 2008 (Aaron Betsky) et 2010 (Kazuyo Sejima). L’intérêt des expositions internationales, plus que d’exposer les productions contemporaines, est de requestionner le langage et les outils de l’architecture, d’envisager des buts nouveaux pour les productions futures. Le Corbusier, Peter Eisenmann, Aldo Rossi ou Bernard Tschumi ont, à travers leurs expositions, contribué à renouveller ce langage. Philippe Rahm cherche à s’inscrire explicitement dans cette filiation avec les problématiques contemporaines du climat, de l’énergie, du savoir scientifique. Il considère, dès lors qu’il participe à ce renouvellement, que sa pratique s’inscrit dans le champ artistique[89]. La question des pièces qui entrent en collection, se pose alors. Au CCA, les oeuvres de Philippe Rahm nécessiteraient une intervention pour pouvoir être exposées de nouveau : ce sont des logiciels informatiques, des tubes néons et des dispositifs sonores. En revanche, au Centre Pompidou, les oeuvres collectionnées sont plus conventionnelles : planches de concours, maquettes, pièces de design, dessins...

4.Artistes 4.1 Matérialiser l’invisible Que ce soit pour remplacer la génération précédente qui questionnait la matérialité physique de l’art et de l’architecture, pour s’adapter à une prise de conscience populaire quant à l’influence de

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2.2.4

l’action humaine sur l’invisible et sur l’environnement, voire pour prolonger de manière cyclique le mouvement des années 1970 que nous avons étudié plus tôt, une nouvelle scène internationale émerge au milieu des années 1990. Alors que la scène principale des années 1970 semblait se développer plutôt dans le monde anglo-saxon, celle qui nous est contemporaine émerge plutôt d’Europe, centrale et nordique. Olafur Eliasson suit des études à l’Académie royale des Beaux-Arts de Copenhague avant de rapidement s’installer à Berlin, où il travaille dans son «atelier-laboratoire» à partir de 1994. Ses premières oeuvres s’inscrivent dans le mouvement Light and Space, initié dans les années 1970 par Larry Bell et Robert Irwin. Sa pratique foisonnante aborde la question de la lumière à travers plusieurs installations entre 1992 et 2004 -on peut citer les oeuvres Beauty (1993), Room for one colour (1997) ou encore Your intuitive sky (2000). En 2004, il conçoit une installation scénographique à grande échelle dans le Turbine Hall du Tate Modern, à Londres : The Weather Project[fig.14] Dans cet espace gigantesque, difficilement préhensible pour les visiteurs, il installe un demi-disque lumineux sous le plafond, lui-même recouvert par des miroirs, et projette un brume aqueuse. En produisant un «espace météorologique», il transforme ce grand volume en espace tangible[90], soulignant une tension entre l’espace que le corps peut comprendre et l’espace physique. Olafur Eliasson continue de questionner le rapport entre réalité physique et perception, à travers plusieurs mediums -lumière, couleur, reflet. Plusieurs artistes s’intéressent aussi aux mediums dynamiques qui modifient l’espace lui-même. L’installation Smoking Bench (2002) de l’artiste danois Jeppe Hein installe une machine à vapeur sous un banc, sur lequel le visiteur s’asseoit et est immergé dans une atmosphère plus humide et opaque. L’installation numérique Zee (2008) de Kurt Hentschlager propose aussi un «environnement audiovisuel immersif». L’artiste-plasticienne belge Ann Veronica Janssens travaille des brouillards colorés[fig.15] depuis le milieu des années 1990[91], produisant des «super espaces, des extensions spatiales d’architectures existantes». Ces brouillards désorientent les visiteurs, en modifiant la profondeur des espaces, et les obligent à tâtonner pour se déplacer. C’est dans l’opacité de ces oeuvres qu’on peut soulever des différences avec les précédents artistes qui travaillaient sur ces problématiques, comme James Turrell ou Robert Irwin. Au-delà d’être nonconventionnels, ces espaces sont réellement dérangeants et peu commodes[92].




[93] Dominique GONZALEZ-FOERSTER, Changement de climat dans l’espace quotidien, conférence à la fondation d’entreprise Ricard 2001 [94] Philippe RAHM, Jean-Gilles DECOSTERD, «Distorsions de lattitude, thermique et d’altitude» in Distorsions. 2008 [95] Le nom complet de cette école, fondée en 1859 par l’inventeur et industriel Peter Cooper, est The Cooper Union for the Advancement of Science and Art. [96] Bernard TSCHUMI, Chronomanifestes (catalogue d’expo au FRAC Centre), 2010 [97] <https://dsrny.com/project/blur-building>

Dominique Gonzalez-Foerster, artiste française, joue aussi de ce dérangement en prenant les sens du visiteur à partie pour appréhender ses installations. Plus que de mentionner telle ou telle oeuvre, il me semble intéressant ici de souligner le rapport qu’entretient l’artiste par rapport au réel et à l’utopie :

affirment et distinguent leur métier d’architecte. En cherchant à cerner leur pratique, on a pourtant du mal à en définir des limites étanches: littérature, sciences physiques, astronomie, physiologie, philosophie, art contemporain sont autant de champs qui sont explorés par ces architectes revendiqués.

«L’utopie est un mot qui ne me parle pas: je parle plutôt d’espaces potentiels, j’aime bien ce qui est expérimental, or l’utopie est un terme qui évoque des choses trop lointaines, contrairement aux espaces potentiels qui eux, sont très ancrés dans la réalité. J’essaie toujours d’utiliser ce dont je dispose dans le contexte donné, je ne vais pas vers l’impossible, j’utilise ce qui est latent dans un environnement, je rentre dans le langage d’un terrain, dans l’acquisition progressive du vocabulaire d’un lieu»

5.1 Expo02 comme catalyseur

[93]

L’artiste toulousain Ludwig propose aussi des installations immersives qui convoquent plusieurs sens. En 2010, l’exposition «Solaris. Asie incandescente» invite le spectateur à arpenter un espace qui mute infiniment suivant plusieurs paramètres : intensités et couleurs lumineuses, brouillard, humidité, chaleur, odeur, projection sonore... Associées à des éléments textuels ou photographiques, ces atmosphères évoquent des climats asiatiques. Ce procédé rappelle particulièrement les premières oeuvres de Philippe Rahm et Jean-Gilles Decosterd[94], qui cherchaient à reproduire des climats particuliers en décomposant leurs paramètres atmosphériques.

5. Architectes Le choix de distinguer artistes et architectes n’est pas anodin, même s’il demeure questionnable. La frontière entre les disciplines est mouvante, et tend à être amincie au XXème siècle. Toutefois, en lisant les architectes qui vont composer cette partie du mémoire, tous soulignent,

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2.2.4 / 2.2.5

Elizabeth Diller et Ricardo Scofidio, nés respectivement en Pologne et aux ÉtatsUnis, mais s’étant rencontrés à la Cooper Union[95] de New York, peuvent apparaître comme la transition entre la scène des années 1970 et celle de la fin des années 1990. Leur pratique, qui commence en 1979, avec plusieurs projets artistiques montrés dès 1987 dans l’exposition monographique «Body Building» (Storefront for art and architecture, à New York), interroge les interférences entre l’architecture et d’autres systèmes culturels -cinéma, mode, philosophie, théâtre, arts plastiques, médias. «Fondée sur l’hétérogénéité de notre culture spatiale, leur démarche engage physiquement et sensoriellement le spectateur pour interroger la réalité et les valeurs architecturales traditionnelles: ils s’attachent à une redéfinition de l’espace et du temps, notamment par la démultiplication des niveaux de lectures (Slow House, 1991) et des registres de perception»[96]. Ils participent à l’Expo.02 en installant le Blur building [fig.16] (2002): des pompes, contrôlées informatiquement, transforment l’eau du lac en un nuage de brume, qui est parcouru par les visiteurs vêtus de grands manteaux imperméables. Ils décrivent, comme James Turrell à propos de ses espaces lumineux, l’expérience du white-out, qui modifie nos repères traditionnels pour fabriquer une expérience. Ils mettent aussi une distance avec les espaces immersifs, qui prennent un nouvel essor au début des années 2000 grâce aux nouvelles technologies :


«En entrant dans le Blur Building, les références visuelles et acoustiques sont effacées. Il n’y a qu’un «white-out» optique et le «bruit blanc» des buses pulsantes. Contrairement aux environnements immersifs qui recherchent la fidélité visuelle en haute définition avec une virtuosité technique

fig.15

fig.02

James TURRELL, Raemar Pink White. Los Angeles, 1969 Le phénomène Ganzfeld décrit la perte totale d’une perception de la profondeur, comme une expérience du white-out. Parmi d’autres oeuvres de James Turrell, le monochromatisme de Raemar Pink White tend aussi à amincir les limites entre «environnement» intérieur et sujet-visiteur.

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2.2.5

toujours plus grande, Blur est résolument à basse définition. Il n’y a rien d’autre à voir que notre dépendance à la vision ellemême. C’est une expérience de désaccentuation sur une échelle environnementale. Le mouvement à l’intérieur n’est pas réglementé» [97]


Un fort intérêt pour ces problématiques a lieu en Suisse à la fin des années 1990 et au début des années 2000, mis en exergue par l’Expo02 et l’exposition «Architecture invisible» organisée au Centre Culturel Suisse de Paris en 2005, auxquelles participent les architectes lausannois Philippe Rahm et Fabric|ch (Christian Babski, Stéphane Carion, Christophe Guignard, Patrick Keller), ou ceux bernois de Bauart en particulier Les architectes espagnols Cristina Diaz Moreno et Efrén Grinda, qui fondent l’agence madrilène amid.cero9 en 2003, questionnent aussi l’architecture dans ses rapports complexes aux autres disciplines -sociologie, technologie, médias, politique, représentation[fig.17]. L’apport de leur pratique se trouve en partie dans leur rapport à l’outil numérique.

fig.17

[98] Philippe RAHM et Jean-Gilles DECOSTERD, Architecture physiologique, 2002 [99] Philippe RAHM, Philippe Rahm vs Didier Fiuza Faustino, Duos et débats. 12/10/2016 [100] Nicolas DORVAL-BORY, «Dialectiques et atmosphères», conférence à l’ENSA-PM. 12/04/2018 [101] ibid.

Philippe Rahm questionne l’invisible depuis le début de sa pratique au milieu des années 1990, après avoir été diplômé à l’EPFL. Au début associé à Jean-Gilles Décosterd, ils questionnent l’architecture sous sa forme physiologique[98]: en modifiant à l’échelle microscopique les corps humains, la perception de l’espace est contrôlée depuis le sujet (visiteur). Mais l’échelle est inversée en 2005, lorsque les deux architectes se séparent : Philippe Rahm s’intéresse davantage alors à une architecture météorologique, dont les éléments invisibles vont influer la perception par le sujet. La pratique de l’architecte est associée à un travail dense de recherche et de publications.

5.2 Une scène parisienne qui émerge On peut aussi considérer une scène parisienne depuis 2005, qui coïncide avec le déménagement de Philippe Rahm en France. Il affirme, dans un débat avec Didier Faustino, que son choix d’installer son agence à Paris traduit un attachement philosophique : «Je dirais que j’aime la culture français, je me sens profondément Français du XVIIIème siècle, révolutionnaire, des Lumières» [99] Sur cette scène émergent notamment les architectes Cyrille et Laurent Berger, et Nicolas Dorval-Bory[fig.18]. Ces trois architectes, lauréats des AJAP en 2008 et 2016, sont proches aussi bien dans la réflexion qu’ils développent que dans l’échelle de projet qu’ils travaillent -même si Berger&Berger étendent davantage leur pratique au design et à l’oeuvre plastique. La figure de Philippe Rahm ponctue le développement de ces agences : Cyrille Berger a travaillé avec l’architecte suisse en 2005, alors que Nicolas Dorval-Bory s’associe encore régulièrement à lui pour

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2.2.5

répondre à des candidatures d’équipement ou d’aménagement (dont l’Agora de la Maison de la Radio, concours remporté en 2017) Mais la scène parisienne se constitue aussi autour de l’ENSA-Versailles, où Philippe Rahm enseigne depuis 2014. Le cycle de conférences «Climats construits/Construire des climats», organisé à la Maréchalerie en 2015 permet de dresser un tableau des artistes, architectes, scientifiques, philosophes, techniciens et historiens qui se rapprochent des positions de Philippe Rahm. Les trois débats s’articulent autour d’un «matériau», avec des intitulés qui lui confèrent une dimension architecturale, artistique : «Air, le chauffage comme nouveau formalisme architectonique», «L’éclairage comme astronomie domestique» et «Vapeur, le bâtiment comme construction d’une brise intérieure». En organisant ces rencontres interdisciplinaires, Philippe Rahm agrège autour de se pratique architecturale et de sa position philosophique des personnalités éminentes, qui forment une scène gravitant autour de lui. Le cycle de conférence a même pour ambition de «constituer un manifeste et penser le présent de notre environnement construit». 5.3 Nicolas Dorval-Bory La réflexion et la pratique architecturale de Nicolas Dorval-Bory se rapprochent fortement de celles initiées par Philippe Rahm. Ils mènent un enseignement commun depuis 2011 -à l’ENSA Rouen puis Versailles. En avril 2018, Nicolas Dorval-Bory intervient dans le séminaire PASS à l’ENSA Paris-Malaquais, présentant la conférence «Dialectiques et atmosphères». 5.3.1 Une généalogie restreinte : Philippe Rahm et Blur building La filiation avec Philippe Rahm est importante dans sa pratique, dans sa réflexion, et il l’aborde avant même de présenter son propre travail lors de cette conférence.

«C’est quelqu’un qui m’a beaucoup influencé à distance, je ne le connaissais pas personnellement. J’avais vu son exposition au Centre Culturel Suisse quand j’étais encore étudiant, qui m’avait beaucoup impressionnée.


À cette même époque, j’ai aussi découvert le travail de Diller+Scofidio, qui est un autre volet, mais avec plein de similitudes, avec notamment l’Expo.02. Leur nuage artificiel [Blur building] était très très impressionant. Ça m’avait fait un véritable choc, en voyant qu’on pouvait créer de l’architecture sans vraiment créer de forme, juste en mettant en oeuvre une sorte de protocole. Puis on s’est revus, il a vu que je comprenais bien son travail, mais que j’avais une manière un peu différente de l’interpréter. On a commencé comme ça un échange de discussions, puis on a commencé à enseigner ensemble» [100]

fig.18

Plus que de s’inscrire sur la même scène que Philippe Rahm, Nicolas DorvalBory déploie là une microgénéalogie en citant l’architecte suisse qui l’a influencé durant ses études, mais aussi l’Expo.02 et le Blur building de Diller+Scofidio. Cette filiation, très restreinte et maintenant assez reconnue, lui permet de s’emparer d’une base théorique et construite, toute en prenant quelques distances avec ces architectes. Cette micro-généalogie est, comme on l’a définie dans les premières parties de ce mémoire, de la deuxième -voire de la troisième génération- de ces architectes qui s’intéressent aux qualités atmosphériques de l’espace depuis les années 1960-1970. Convoquer les architectes les plus contemporains lui permet d’inscrire son travail dans des problématiques communes, et se défaire de la seule expérimentation de l’atmosphère, qui était le sujet de E.A.T (Pepsi Pavilion, à l’Expo 1970), de Superstudio (Mach II, 1969) ou de James Turrell (Raemar Pink White, 1969). Nicolas Dorval-Bory souligne aussi le rôle d’influence des expositions : en 2005, au moment de l’exposition «Architecture invisible» au CCS-Paris, Philippe Rahm a une pratique construite assez discrète, et il est davantage connu pour son travail théorique de recherche et d’exposition.

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Il a déjà exposé l’Hormonorium à la Biennale de Venise (2002) et fait une résidence au CCA-Kitakyushu (2004), mais n’a pas encore accédé à la commande architecturale. 5.3.2 Imaginaire extra-terrestre Alors qu’on a souligné plus tôt dans ce mémoire l’imaginaire scientifique qui se dégage des représentations de Philippe Rahm, de la même manière que les Modernes convoquaient un imaginaire machiniste et industriel, Nicolas DorvalBory commence la présentation de son travail par la photographie d’un coucher de soleil sur Mars, prise par la NASA en 2005[fig.18]:

«Elle a quelque chose de très familier, c’est un coucher de soleil. Mais elle a aussi quelque chose d’étrange par cette inversion de couleur. Il y a un mélange de familiarité et d’étrangeté, c’est un peu l’inquiétante étrangeté de Freud. Cette étrangeté là se passe au niveau moléculaire, et on peut la comprendre quand on entre dans la composition atmosphérique de Mars. J’essaye de me rapprocher dans mon travail d’une certaine familiarité, d’une banalité presque... mais en même temps qui est aussi étrange quand on rentre dans les molécules et qu’on change ces choses» [101]

L’intérêt pour les phénomènes extraterrestres revient assez fréquemment dans l’agence de Nicolas Dorval-Bory. Son site internet, dont le but principal est d’exposer ses projets, a aussi un #outthere qui rassemble des images de la NASA, des peintures ou des dessins d’archives. En 2017, la galerie d’art franco-suédoise Desplans a commandé des séries de dessins à plusieurs architectes français, parmi lesquels Muoto, NP2F, Berger&Berger, Jean-Christophe Quinton, Guillaume Ramillien, etc... Nicolas Dorval-Bory a choisi de proposer une série de dessins


sur les observatoires astronomiques à travers le monde, depuis l’Observatoire de Paris jusqu’à celui d’Arecibo à Porto-Rico. En imbriquant ce travail de recherche avec des réalisations architecturales (notamment la Villa Bloch, une résidence d’artistes à Poitiers, la bijouterie Le Gramme à Paris ou la maison Kangouni à Mohéli[fig.19]), Nicolas Dorval-Bory relie plusieurs sujets pour augmenter chacun de ses projets, avec une narration graphique ou écrite.

fig.19

En donnant le nom «The Cornell Box» à cette boite de nuit éphémère, Nicolas Dorval-Bory l’inscrit alors directement dans la généalogie des années 1985 qu’il rapporte et, par la limpidité de cette scène, en augmente le pouvoir narratif. 5.3.4 Construction d’une atmosphère et disparition de la matière

Son premier projet Paysages en Exil (Toulouse, 2010), aborde la question de la composition atmosphérique, jouant aussi à la frontière entre architecture 5.3.3 The Cornell Box : narration continue et installation artistique. Il s’appuie sur la généalogie qu’il a édictée, avec une La narration peut aussi être effective par parenté affirmée au Blur building de des références implicites ou racontées. Diller+Scofidio, notamment des photos à La boite de nuit éphémère The Cornell Box (Hyères, 2017) est augmentée par ce travail l’intérieur de cette brume, qui font aussi écho à «l’étrange familiarité d’un coucher de références historiques, fait par Nicolas de soleil sur Mars». Nicolas Dorval-Bory Dorval-Bory en tant que concepteur, et souligne aussi un paradoxe dans ce premier par Audrey Teichmann, Benjamin Lafore travail : et Sébastien Martinez-Barat en tant que comissaires de l’exposition attenante.

Des références assez générales sont convoquées sur l’histoire des boites de nuit. Cette généalogie est développée dans l’exposition «La boite de nuit»[102], avec des oeuvres de François Dallegret, EAT, Superstudio ou Gruppo9999. La décomposition du réel dans les night-clubs des années 1960-1970[103] se décline selon plusieurs mécanismes : musique, lumière, décor, psychotrope, alcool, etc. L’installation de Nicolas Dorval-Bory prend plutôt un dispositif comme point de départ d’une narration qu’il déplie. En voulant décomposer les faisceaux d’une lumière réelle, l’architecte s’appuie sur l’expérience de la Cornell box : développé en 1987 par des chercheurs à l’université de Cornell, cet objet-dispositif permettait d’étalonner les rendus colorimétriques des logiciels 3D, en comparant une maquette physique simple à sa modélisation informatique. Le nom de cette expérience, plus que de n’être la simple université dans laquelle elle a été imaginée, se réfère aussi à l’artiste américain Joseph Cornell, qui aménageait des objets ramassés en ville dans de petites boites, pour former des «microcosmes de complicité»[104]. En 1984, le MoMA expose un dessin de Joseph Cornell, qui envisage un dispositif pour calculer la réflexion lumineuse sur un cylindre, avec un début de formule mathématique ; Nicolas Dorval-Bory suppose alors que les chercheurs de Cornell auraient pu voir le dessin de Joseph Cornell pour développer leur système d’étalonnage colorimétrique. D’autant plus que l’auteur cyberpunk William Gibson, «à coup sûr lu par les geeks de l’université de Cornell», publie le roman Count Zero en 1986, mettant en scène une boite de Cornell dans le futur.

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2.2.5

«Est-ce qu’une architecture ne pourrait être qu’une simple atmosphère? Et quelle forme subsisterait de cette disparition de la matière? Il y a un travail de construction d’atmosphère, et de soustraction des éléments architecturaux, pour savoir ce qu’il y a de plus essentiel au projet» [105]

Nicolas Dorval-Bory soulève là une problématique de ces pratiques architecturales qui ont pour sujet l’invisible et la modification de l’atmosphère. Alors que la matérialité était laissée de côté au profit d’une esthétique et de récits, la pratique de Nicolas DorvalBory questionne explicitement la forme architecturale qui reste, mais aussi son essence au plus petit degré. On pourrait trouver là une différence avec la pratique de Philippe Rahm, dont le discours ne laisse que peu de place aux dispositifs construits; l’architecte suisse parle d’histoire, de sciences et de techniques, mais finalement assez peu des éléments architecturaux bâtis, qui composent quand même ses constructions. La recherche sur les observatoires astronomiques avait aussi pour volonté de questionner cette «architecture essentielle». Les observatoires sont des ouvrages d’art particulièrement techniques, mais toutefois habités, dont l’architecture est au service de l’observation spatiale.


5.3.4 Mise en forme dialectique

[102] Voir le catalogue d’exposition: Audrey TEICHMANN, Benjamin LAFORE, Sébastien MARTINEZ-BARAT, La boîte de nuit. 2017 [103] Carlotta DARO, «Night-clubs et discothèques : visions d’architecture» in Intermédialités 14, 2009 [104] Harriet BAKER, «How to be an armchair voyager like Cornell» in <www.royalacademy.org.uk>, 2015 [105] Nicolas DORVAL-BORY, op.cit. [106] Nicolas DORVAL-BORY, op.cit. [107] IRC : Indice de Rendu des Couleurs [108] Nicolas DORVAL-BORY, A short story of artificial light, 2012

Les projets de Nicolas Dorval-Bory abordent, pour la grande majorité, une seule thématique invisible à la fois : la lumière artificielle, la lumière naturelle, le son, l’humidité...

«Et après, il y a une mise en forme, qu’on a développé au départ de manière inconsciente. On a toujours cette manière d’approcher les projets pour leur formalisation, pour la manière dont on va arriver à les réaliser. On utilise toujours le thème atmosphérique et une approche dialectique dans la formalisation du projet. La dialectique hégelienne, c’est de poser une thèse, d’y opposer une antithèse et d’en construire la synthèse. Ça serait de dire qu’il y a une solution idéale au problème, mais qui n’est pas tout à fait satisfaisante, alors on va trouver pourquoi elle ne l’est pas totalement. Alors ça soulève des solutions qui sont un peu bizarres, et qui comme l’image de Mars, ont une bizarrerie qui m’intéresse car on va pouvoir inventer des nouvelles formes, des nouvelles manières d’habiter. Le design qu’on met en place va donc être à l’intersection entre la solution évidente, basique, et sa totale opposée» [106]

fig.20

Nicolas DORVAL-BORY, Médiathèque OLC. Onet-le-Châteauni, 2014 La médiathèque articule des zones bruyantes et calmes, chaudes et froides, lumineuses et sombres, qualifiées par une série de dispositifs techniques traditionnels, discrètement et modestement mis en oeuvre au service des paramètres sonores, thermiques ou lumineux.

L’Appartement spectral (Levallois-Perret, 2013) illustre particulièrement bien cette dialectique de projet, confrontant lumière artificielle/lumière naturelle, mais aussi sur deux systèmes d’éclairage : des lampes au sodium basse pression à l’IRC[107] nul, et des tubes fluorescents, dont l’IRC est au contraire élevé.

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On remarque aussi que Nicolas DorvalBory a écrit, sans commande particulière, un court article de recherche sur l’histoire de la lumière artificielle[108] , soulignant son rôle dans le développement social et son influence sur les manières d’habiter la ville et l’architecture domestique. D’une intervention matériellement modeste dans un studio de Levallois-Perret, le projet de l’Appartement spectral prend alors une dimension augmentée une fois inscrit dans l’histoire d’une technologie qui influe sur les manières de vivre; la dialectique, plus que celle entre lumière artificielle et lumière naturelle, est là bien exprimée entre changement d’une atmosphère -et donc d’une manière d’habiter- et essentialisme de l’intervention. 5.3.6 Neutralité esthétique et expression immatérielle L’architecte français convoque le concept de Neutre dans plusieurs de ses projets, quelqu’en soit le programme. La Médiathèque OLC, la Galeria P420 ou l’Appartement spectral procèdent de cette neutralité esthétique, qui tend vers une minimisation de l’intervention et de l’expression matérielle, en retenant des solutions techniques discrètes. Ces positionnements correspondent tant aux exigences pécuniaires des maitrises d’ouvrage qu’à une volonté de souligner les qualités immatérielles de ces architectures. La réhabilitation de la médiathèque OLC[fig.20] articule des zones bruyantes et calmes, chaudes et froides, lumineuses et sombres, qualifiées par une série de dispositifs techniques traditionnels, discrètement et modestement mis en oeuvre au service des paramètres sonores, thermiques ou lumineux. La Galeria P420 et l’Appartement spectral sont travaillés avec une esthétique «minimaliste», pour mettre en valeur des traitements subtiles de lumière (les couleurs et les intensités changent, tout comme les dispositifs émetteurs -panneaux LED, tubes fluorescents, lampe au sodium basse pression, directs ou indirects) qui qualifient les espaces sans les délimiter physiquement.


PARTIE TROIS L’atmosphère augmentée par la narration



RACONTER, UN OUTIL DE PROJET.

[109] Marc CRUNELLE, L’architecture et nos sens. 1996 [110] Juhani PALLASMAA, «An Architecture of the Seven Senses» in A+U Questions of perception : phenomenology and architecture. 1994. p27-39 [111] Maurice MERLEAU-PONTY, «Le doute de Cézanne» in Sens et non-sens. 1948

Le récit oral et•ou écrit de l’espace bâti s’inscrit dans une narration non visuelle de l’architecture. Marc Crunelle émet une hypothèse géographique et historique des modes de narrations, qui ne sont pas uniquement visuelles. Il qualifie la société occidentale de société «hypervisuelle»[109], qui pense et qui reçoit son architecture à travers des images et des dessins, mais qui ne comprend pas les diagrammes en décibels ou en lux. Même si la perception architecturale perd en qualité à travers ces représentations graphiques, les dégâts sont limités par rapport à cette même représentation d’architectures africaines, sud-américaines ou nordiques. La différence entre les climats intérieurs et extérieurs en Europe et en Amérique du Nord est raisonnable, appuyée par une uniformisation des qualités atmosphériques intérieures dans des programmes génériques (bureaux, supermarchés, musées, universités...). L’architecture arabe perdrait, plus que sa qualité, son essence en n’étant pas qualifiée à travers les contrastes de chaleurs, de luminosités, etc. Au même titre que l’architecture japonaise a besoin d’être racontée et montrée dans son rapport au soleil. Juhani Pallasmaa regrette aussi que l’architecture occidentale communique par des images graphiques[110]. Le bâtiment comme image peut devenir hostile, sans se préoccuper de la perception des occupants. Plus que le rapport entre enveloppe et contenu porté par Crunelle, Pallasmaa introduit la notion de patine -et donc de temps. La patine, résultat des actions de l’air et de l’Homme sur un matériau, mêle la solide enveloppe et l’invisible contenu d’une architecture. L’ensemble se consolide avec l’action du temps pour former un ensemble qui est, selon Pallasmaa, de moins en moins évident avec l’architecture moderne. Plus que l’architecture, il questionne la peinture et la sculpture en citant Merleau-Ponty :

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3.1

«Nous voyons la profondeur, le velouté, la mollesse, la dureté des objets - Cézanne disait même : leur odeur. Si le peintre veut exprimer le monde, il faut que l’arrangement des couleurs porte en lui ce Tout indivisible: autrement sa peinture sera une allusion aux choses et ne les donnera pas dans l’unité impérieuse dans la présence, dans la plénitude insurpassable qui est pour nous tous la définition du réel» [111]


Comme le peintre, l’architecte peut internaliser le bâtiment à l’intérieur même de son corps lors de sa conception; il projette sa perception et l’étend aux futurs usagers, créant presque un contact charnel entre son corps et ceux qui parcoureront l’architecture bâtie. Cette pratique implique d’avoir une expérience et une mémoire suffisamment importantes de l’espace pour pouvoir se projeter au nom de plusieurs futurs habitants. Dans l’étude de la méthode développée par Philippe Rahm, que nous aborderons un peu plus tard, nous nous étendrons sur la question de la posture prise par l’architecte qui conte des expériences passées et des souvenirs-qu’ils soient sensitifs, mémoriels, scientifiques. Nous verrons en faisant des parallèles avec les figures de Jean Nouvel, de Peter Zumthor ou encore Steven Holl, que chacun développe une figure authentique, savante ou en contact permanent avec les éléments de la Nature.

fig.21

EL CARAVAGGIO, Incredulità de san Tommaso. 1603 Le tableau baroque du Caravage illustre la couverture de The Eyes of the skin. Architecture and the senses de Juhani Pallasmaa (Wiley-Academy, 2005/1996) avec le commentaire suivant : «Regardless of our prioritisation of the eye, visual observation is often confirmed by our touch»

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Le raconté, qu’il soit écrit ou oral, comble des manques graphiques, mais permet aussi d’augmenter ces outils. On s’intéresse davantage dans ce mémoire au raconté par l’architecte-concepteur, qui préfigure une construction, plutôt qu’au raconté d’une situation déjà là. Alors, la narration peut être étudiée comme un outil de projet à part entière.


L’ATMOSPHÈRE COMME MATÉRIALITÉ

L’architecte suisse Peter Zumthor manie ce levier d’une histoire -parfois ex-nihilo- qui influencerait la perception des espaces. On peut citer ici la Chapelle de Frère Nicolas[fig.22] (2007) qui propose une expérience mystique, où le récit de la construction du bâtiment fait partie de l’expérience car il s’inscrit dans sa matérialité: Peter Zumthor rédige une sorte de conte de construction, à destination du paysan qui a commandé une simple conception à l’architecte, et qui souhaitait bâtir la chapelle lui-même. [112] Juhani PALLASMAA, Eyes of the skin. 1996 [traduction personnelle]

fig.22

Les banches en tronc d’épicéa ont été brûlées après le coulage du béton extérieur, laissant des traces noires sur sa face intérieure; le sol en métal a été coulé avec des moyens limités, expliquant cette irrégularité qui raconte quelque chose au visiteur de la chapelle, même plusieurs années après son édification. L’atmosphère mystique et les détails de cette matérialité questionnent ainsi le visiteur, qui ressent un inconfort, ou remarque une sorte de malfaçon par rapport à une construction traditionnelle de la même période. Le détail de matérialité fait partie des axes majeurs de communication de cette architecture qui crée une atmosphère intérieure particulière : les revues, depuis les années 1990, participent à la transmission de qualités immatérielles, sensibles et souvent éphémères en éditant des images de détail qui rendent proches, qui évoquent une sensation d’intimité avec le bâtiment. En 1994, la revue internationale A+U publie un numéro spécial : Questions of perception : Phenomenology of Architecture, auquel participent Steven Holl, Juhani Pallasmaa et Alberto Pérez-Gomez. Les articles des trois architectes sont largement illustrés par des photographies et des dessins de détail -les surfaces rivetées d’avions, des fragments d’un tableau de Magritte, des détails techniques sur papier calque.

56

3.2

«Je ne me souviens pas de l’apparence de la porte de la ferme de mon grandpère dans ma plus tendre enfance, mais je me souviens de la résistance de son poids et de la patine du bois marqué par des décennies d’utilisation, et je me rappelle particulièrement de l’odeur de la maison qui frappait mon visage comme un mur invisible derrière la porte. Chaque logement a son odeur particulière de maison» [112]

Ce processus de restitution d’ambiances pourrait être mis dos à dos avec des pratiques qui émergent des outils numériques. Que ce soit Philippe Rahm ou Nicolas Dorval-Bory d’un côté, ou LacatonVassal d’un autre, la narration n’est pas un dispositif revendiqué dans leur discours. Pour les deux premiers cités, l’approche scientifique et rationnelle des qualités atmosphériques constitue même un axe qui suffit à concevoir un projet artistique ou architectural. Pourtant, en convoquant les concepts du Neutre ou du scientisme, ces architectes s’inscrivent dans un développement philosophique contemporain qui agrège des dispositifs narratifs. On peut citer parmi les projets de Philippe Rahm, l’Hormonorium[fig.23] (exposé à la Biennale de Venise en 2002, et qui recrée des conditions d’altitude extrêmes en rendant l’oxygène plus rare dans l’air d’une pièce du pavillon suisse), son installation Diurnism (qui accélère la production de mélatonine en émettant une forte température lumineuse) ou le Jade Eco Park (à Taiwan, il cartographie et modifie les qualités atmosphériques du parc avec des climatic devices). Les représentations graphiques témoignent d’ailleurs de cette rigueur, mêlant aussi bien des images de synthèse que des diagrammes scientifiques de projet. L’approche de Lacaton-Vassal est plus générique, tant dans la forme que dans les histoires suggérées. Alors que Philippe Rahm propose un scénario assez précis de perception, Lacaton-Vassal laissent le champ des possibles ouvert dans leurs constructions. Cette possibilité d’évènements est suggérée par une


dilatation de la surface construite plutôt que par la qualification précise d’atmosphère à un endroit donné. Le récit de l’architecture proposée par Rahm se développe autour des qualités invisibles de l’atmosphère artificialisée, alors que Lacaton-Vassal prennent leurs choix constructifs et les matériaux mis en oeuvre comme charnière de leur fiction. Dans des configurations semblables, sous la typologie identique du jardin d’hiver, le jardin d’Hybert de Rahm[fig.24], et la maison Latapie de Lacaton-Vassal travaillent des espaces quasiment antagonistes : Rahm propose de recréer un climat hawaïen dans une maison vendéenne, suggérant ainsi un scénario alternatif de la famille qui habite cette maison. Lacaton-Vassal démultiplient la surface afin de créer un lieu unique et spacieux, qui serait le support à des évènements quotidiens de la famille, le scénario se réinventant de façon continue.

fig.23

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On note que ces architectes parlent davantage de climats intérieurs et d’atmosphère que de milieu ou d’ambiance. Les dispositifs développés par Philippe Rahm dans ses projets questionnent la narration d’une atmosphère. Là, les architectes s’appuient sur des situations existantes, la plupart du temps naturelles et connues de tous, pour raconter ses projets. On peut penser que l’architecte raconte la perception qui sera faite de l’espace, plutôt que l’architecture, bâtie et invisible, ellemême. L’Hormonorium cherche l’inconfort, cherche la perte de repère, cherche le repos, cherche à ce que les visiteurs se sentent comme en haute montagne; peut-être que la technologie mise en place pour créer cette atmosphère particulière n’est alors qu’un élément de cette narration sensible.


fig.24

Philippe RAHM, Coupe longitudinale de l’extension Jardin d’Hybert. Vendée, 2002 Le Jardin d’Hybert est l’extension d’une maison traditionnelle qui vise à recréer un climat hawaïen dans un jardin d’hiver. Sur cette coupe partielle, Philippe Rahm adopte un graphisme qui rappelle les illustrations de François Dallegret, qui sont maintenant en collection au FRAC Centre, pour l’article A Home is not a House (1965) de Reyner Banham

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[113] Céline DROZD et al, «La représentation des ambiances dans le projet d’architecture», in Sociétés et représentation#30. 2012

LA REPRÉSENTATION D’ATMOSPHÈRE

[114] ibid. [115] Jean NOUVEL, 1987-2006 : A+U Special issue. 2006 [116] Sawako Kaijima, Computational fluid dynamic for architectural design, 2013

fig.25

propres. Pour la seconde phase du concours pour les Bains des Docks au Havre en 2004, les Ateliers Jean Nouvel produisent, avec l’agence d’images Arte Factory, un film d’animation numérique. Les concepteurs cherchent «une représentation aussi près que possible de la réalité»[115] en anticipant les effets caustiques, aussi décrits dans la notice de concours : «Le clapot de l’eau se réfléchit sur les glacis des parois et des plafonds, et ses images multiples se mélangent parfois à des images projetées sur les mêmes parois et plafonds»- et sonores, en introduisant une bande-son qui envisage, suivant le parcours de la caméra, les bruits de l’eau dans chacun des espaces. L’architecte cherche à projeter, voire à immerger, le jury dans le futur bâtiment, avec plusieurs sens qui sont convoqués.

La diversification des moyens de représentation et de diffusion depuis le début des années 1990, notamment à travers Le sujet de ce mémoire ne sera pas de le développement des outils informatiques, décrire les relations entre les graphistes fait de celui choisi par l’architecte un et les architectes, mais on questionnera véritable enjeu de projet contemporain. quand même le choix qu’a fait Philippe Rahm pour la vidéo de concours du Jade Eco Park, qu’il avait déjà fait pour l’oeuvre Territoires déterritorialisés à la FIAC : Clément Gallet, de l’agence Megaforce, qui 1.Les images de synthèse. a plutôt l’habitude de réaliser des directions Depuis les années 2000, les images artistiques pour des marques ou des de synthèse se développent, en même artistes internationaux, sans avoir d’autre temps que les ordinateurs puissants se expérience sur des projets architecturaux. démocratisent. Les outils numériques permettent de faire varier facilement des paramètres qui impactent l’image du projet: l’intensité lumineuse, le point de vue, la météo, la pollution de l’air, les matériaux, 2.Des logiciels appliqués aux paramètres etc[113]. Dès le début des années 2000, les atmosphériques. architectes s’approprient cet outil qui préfigure visuellement, mais en agissant sur Appelés Computational fluid dynamic simulation (CFD), ces logiciels se les paramètres atmosphériques, l’existence d’un bâtiment. La conception architecturale, développent aussi dans les années 19902000 et permettent de modéliser et grâce aux logiciels utilisés par les d’anticiper des phénomènes physiques de architectes, se permet alors de mêler, en façon suffisamment précise pour en faire même temps, les dispositifs architecturaux envisagés et les effets esthétiques résultants. un outil de projet. Alors que les premières applications sont faites en mesurant L’avènement d’Internet -depuis les années des phénomènes existants, la masse de 1990, mais avec une démocratisation données accumulées permet d’envisager qui intervient au début des années 2000 rapidement d’introduire cet outil dans la avec le moteur de recherche Googleconception, d’objets et d’architectures. comme outil de communication ouvre Les premières applications se font dans également la porte à de nouveaux moyens le champ du design industriel, puis dans de représentation, plus variés que ceux celui de l’architecture au milieu des possibles dans des revues d’architecture[114]. années 2000[116]. La représentation de ces L’impression sur papier ne permet que modélisations passe par une esthétique deux types de représentation : l’image codifiée, souvent colorée, qui formalise des -qu’elle soit dessinée, de synthèse, phénomènes éphémères. Dans la manière un collage, un diagramme, etc...- et de travailler de Philippe Rahm, à quel point le texte. Internet permet en plus de l’architecture qu’il conçoit est directement communiquer à travers des images animées issue des images diagrammatiques de ces -qu’elles soient de synthèse, dessinées, logiciels CFD? En regardant les coupes[fig.25] filmées, etc...-, des bandes sonores, des pour l’appartement Interior Gulf Stream, programmes interactifs, etc. Ces modes conçu en 2008 pour l’artiste contemporaine de représentations variés et diffusables à Dominique Gonzalez-Foerster -qui porte grande échelle accentuent le rapprochement aussi un intérêt à l’invisibilité de l’espace-, entre les champs de l’architecture, de l’art on voit directement l’application d’un et des sciences, qui disposent d’une variété dispositif spatial à partir d’une modélisation de moyens pour exprimer leurs qualités des températures dans un volume basique,

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3.3.1 / 3.3.2


chauffé et refroidi par deux panneaux horizontaux qui créent le phénomène physique de gulf stream[117,118].

[117] Le phénomène de gulf stream est un déplacement fluide, provoqué par un écart de température entre un point A et un point B. [118] L’appartement Interior gulf stream est dessiné la même année que l’installation Digestible gulf stream, présentée à la Biennale de Venise 2002. On note alors l’enrichissement entre une pratique «traditionnelle» de l’architecture et une pratique plus expérimentale, exposée. [119] Alain ROBBE-GRILLET, textes pour Météorologie d’intérieur. 2006 / Les récits ont été exposés au Centre Canadien d’Architecture en 2006, lors de l’exposition «Environnement: manières d’agir pour demain», et sont maintenant publiés sur le site du CCA

Est-ce qu’une part de projet ne se fait pas alors dans la transposition spatiale, littérale, d’un diagramme abstrait, comme une sorte d’utopie scientifique qui prend forme à travers le projet architectural ? Bien qu’il veuille se détacher de toute fiction ou narration intentionnelle, Philippe Rahm convoque un imaginaire scientifique à travers ses réalisations. La tension entre science et architecture n’est pas un rapport propre à la pratique de Philippe Rahm: lui convoque un imaginaire des sciences «dures» -physique des fluides, chimie, météorologie, physiologie...-, mais les architectes modernes convoquaient, dès le début du XXème siècle, un imaginaire machiniste développé par Le Corbusier (Vers une architecture, 1923) et Reyner Banham (Theory and design in the first machine age, 1960) en particulier. Il joue de cette ambiguité en commandant à des artistes, sur certains projets, une oeuvre qui étend sa proposition architecturale à travers des dessins, des récits parlés ou des textes. Dans une conférence à l’université d’Harvard en 2013, il affirme que ses propositions artistiques ou architecturales ne sont pas des fictions, mais seulement le support à des situations. Ces situations, pour certaines oeuvres, sont anticipées, fictionnées, comme «sous-traitées» à des artistes. Il collabore notamment avec Alain Robbe-Grillet[fig.26], qui interprète les variations d’intensités lumineuses, de températures et d’humidités en produisant des courts récits lus; mais aussi les dessins de Piero Macola pour Digestible Gulf Stream[fig.27], ou les nouvelles de Marie Darrieussecq pour Ghost Flat.

60

3.3.2

«Humidité relative, 50%. Température, 21°C. Intensité lumineuse, 320 lux. La pièce est une sorte de bibliothèque, avec des proportions minuscules, dont les murs sont entièrement occupés par des étagères traditionnelles en bois foncé. Néanmoins, elles plient sous le poids des milliers de vieux livres organisés par ordre alphabétique» [119]


fig.26

Alain ROBBE-GRILLET et Philippe RAHM, Extrait de texte et vue de l’installation Interior weather. CCA Montréal, 2006 Les capteurs de l’installation permettent de recueillir des informations sur la qualité de l’air intérieur : température, humidité, luminosité. À partir de ces données numériques, l’écrivain Alain Robbe-Grillet rédige de courtes nouvelles, qui seront diffusées dans l’installation suivant les variations relevées. L’espace neutre est qualifié par la narration proposée à posteriori.

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62


fig.27

Piero MACOLA, Dessins pour l’installation Digestible Gulf Stream. Venise, 2008 La collaboration entre Philippe Rahm et Piero Macola pour l’installation d’art contemporain Digestible Gulf Stream permet d’augmenter l’oeuvre physique, assez modeste, par une narration dessinée. Les dessins architecturaux de Philippe Rahm sont intégrés dans les illustrations de bande dessinée, questionnant la limite entre l’oeuvre architecturale et celle graphique.

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MATÉRIALITÉS : ÉCRITURE ET ARCHITECTURE

L’écriture peut aussi être un medium utilisé par les architectes pour développer une narration autour de leur bâtiment, que ce soit pour augmenter l’architecture bâtie ou pour anticiper la construction, en phase de concours par exemple. Ghislain His, chercheur en architecture à l’ENSA-Lille questionne :

[120] Ghislain HIS, «La matérialité comme récit. D’un récit culturel à la production d’une pensée» in BBF #4. 2015 [121] Philippe RAHM, Nicolas DORVAL-BORY, planches de concours pour la réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio. 2016 (voir la partie 4.3 pour le développement des analyses textuelles) [122] Céline DROZD, Virginie MEUNIER, Nathalie SIMMONOT, Gérard HEGRON, «La représentation des ambiances dans le projet d’architecture» in Sociétés et représentations. 2004 [123] Ghislain HIS, op.cit [124] Jean NOUVEL, Réel/Virtuel. À propos de la fondation Cartier, site internet des AJN. 1994 [consulté en septembre 2018]

«Produire une matérialité, est-ce, comme un programme ou un site, élaborer un récit culturel déterminant notre perception du réel? L’écriture étant elle-même une matière qui invente des récits, déterminer une matérialité en architecture se rapprocherait de l’écriture d’un texte en littérature?» [120]

En évoquant la matérialité, il ne parle pas seulement de la résultante architecturale bâtie (qui serait plutôt la matière ou le matériau architectural), mais de ce que le visiteur d’un bâtiment perçoit physiquement, physiologiquement ou émotionnellement. L’architecte-concepteur a alors un rôle décuplé en aposant des références culturelles, mémorielles à sa production spatiale.

1. L’écriture anticipatrice comme représentation de projet Lors de sa venue dans le séminaire PASS à Paris-Malaquais, Nicolas Dorval-Bory précise que certaines parties textuelles des planches de concours pour la réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio,

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3.4

associé à Philippe Rahm, servent encore de références lors des réunions d’études ou de chantier avec la maitrise d’ouvrage, soulignant le rôle anticipateur et conciliant de l’écriture de concours. La «place de village ombragée par les tilleuls où l’on discute sur des bancs en pierre» et les «canapés duveteux proche du cantou autour duquel on se réunit les soirs d’hiver»[121] constituent des objectifs d’ambiance qui perdurent pendant la durée du projet, partagés par les différents acteurs de la construction[122]. Jean Nouvel use particulièrement d’éléments langagiers en phase de concours, pour suppléer des manquements graphiques. Pour la fondation Cartier pour l’art contemporain, il préfère décrire oralement la façade de verre transparente sur la rue, et celle réfléchissante sur l’intérieur de la parcelle plutôt que de ne produire que des rendus graphiques. On pourrait supposer que la technologie des années 1990 en termes de rendu numérique ne permettait pas alors d’avoir une finesse suffisante pour traiter les différentes aspects du verre. Pourtant, les éléments textuels permettent de surpasser ce qui peut être communiqué à travers des images, notamment pour les effets attendus. «Si l’on peut décrire objectivement la perception d’une matière ou d’un matériau, les phénomènes de la matérialité convoquent plus sûrement les sensations voire les sentiments»[123].

2. Dynamisme du récit Ils peuvent aussi conférer au discours un dynamisme architectural, impossible avec une seule image fixe : par exemple, en racontant les effets changeants de la lumière, de la météo, de la couleur du ciel, etc... sur le reflet des façades vitrées. L’architecture de Philippe Rahm, dont les éléments invisibles interagissent fortement avec les visiteurs, se prête particulièrement aux éléments textuels, pour en communiquer le dynamisme et la richesse des atmosphères fabriquées. La température, l’humidité, l’odeur, la pression, les vibrations... d’un espace architectural, éléments invisibles mais pas virtuels, obligent à considérer la matérialité comme un évènement atmosphérique plutôt que comme une matière inerte. Philippe Rahm considère même que les phènomènes de convection, de conduction et d’évaporation sont les nouveaux outils de la conception architectuale. Le concept de gradient, qu’il développe notamment dans le Jade Eco Park (voir


partie 4.3.2, p.70), implique un déplacement du sujet-visiteur pour saisir la diversité des atmosphères fabriquées. Bien que la représentation graphique, 2D et codifiée par des couleurs dégradées, permette de quantifier numériquement un paramètre atmosphérique particulier, la narration textuelle développée par l’architecte permet de les qualifier, avec des adjectifs, objectifs ou subjectifs. fig.27

Jean NOUVEL, Fondation Cartier pour l’art contemporain. Paris, 1991-1994 Les deux façades en verre, sur le boulevard Raspail, traduisent des intentions contraires: refléter la végétation dense du boulevard et du parc, et montrer la transparence de l’architecture.

«Le fantôme du parc. Dans sa transparence. En inclusion. Les arbres transparaissent derrière la haute clotûre vitrée qui a pris la place du long mur aveugle. Inclus dans une paroi de huit mètres de haut qu’ils effleurent doucement» [124]

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PARTIE QUATRE Philippe Rahm et le texte.



UN MANIFESTE : ARCHITECTURE BLANCHE DE L’ARCHITECTURE POST-CRITIQUE Avant de commencer la lecture du texte «Architecture blanche de l’architecture post-critique»[125], il convient de rappeler le contexte de sa publication. Les architectes parisiens Laurent et Cyrille Berger commandent un texte à Philippe Rahm, pour le publier dans le premier ouvrage qui présente leurs travaux en 2015. Il fait partie d’une série de 6 textes, publiés dans les dernières pages du livre, après tous les projets des Berger&Berger.

[125] Philippe RAHM, «Architecture blanche de l’architecture postcritique», in BERGER&BERGER, La nuit est plus sombre avant l’aube. 2015 / Les citations de ce chapitre qui appellent la note [*] se réfèrent à ce texte. [126] Roland BARTHES, Le Degré Zéro de l’écriture. Seuil, 1953 [127] Jacques LACAN, «Subversion du sujet et dialectique du désir» in Écrits. Seuil, 1966 [128] Pierre BALLANS, L’écriture blanche. Un effet du démenti pervers. 2007 [129] Hal FOSTER, «Post-Critical» in October 139. 2012 [130] ibid. [traduction personnelle] [131] Roland BARTHES, op.cit.

Cyrille Berger a travaillé dans l’agence de Philippe Rahm en 2005, juste avant de s’associer avec son frère et de fonder l’agence Berger&Berger en 2006. Il a travaillé notamment sur le projet Jour Noir[fig.29], qui propose une installation urbaine questionnant l’éclairage public, en fabriquant le noir en pleine journée, à contre-courant de l’ambition du XXème siècle d’étendre en soirée la luminosité du soleil. Quelques semaines après la sortie du livre, Philippe Rahm invite Cyrille Berger à participer à un cycle de conférences à l’ENSA-Versailles: Climats construits / Construire des climats. Il intervient dans le débat du 26 novembre 2015, Lumière (l’éclairage comme astronomie domestique), avec l’artiste Laurent Grasso, le designer Mathieu Lehanneur, et l’historien d’art Matthieu Poirier. À cette période, Philippe Rahm publie son roman Météorologie des sentiments (éd. Les Petits Matins, 2015). C’est aussi cette année-là qu’il présente l’oeuvre lumineuse Spectral Light à la Milan Design Week, en collaboration avec le fabricant Artemide.

fig.29

La convergence des intérêts pour la lumière, entre Berger&Berger et Philippe Rahm, amène à des croisements, dont ce texte, publié dans le premier ouvrage de l’agence.

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4.4.1

1.Un titre qui n’a rien d’anodin 1.1 «Architecture blanche» Dès le titre de son article, Philippe Rahm s’inscrit dans une histoire de l’architecture particulière. En commençant par évoquer l’«architecture blanche», une grande figure du modernisme est convoquée, et avec elle toute la généalogie qui peut en être faite. Explicitement, la filiation n’est pas faite, et ne le sera pas dans la suite du texte, mais le travail de référence implicite s’enclenche à ce moment-là. La lecture de cette première partie du titre, en l’inscrivant dans une historiographie de l’architecture, pourrait en constituer la seule référence. Mais en faisant une lecture rétroactive de ce texte, et d’autres articles de Philippe Rahm, on voit que ce terme soulève d’autres références, en particulier dans le champ de la littérature. L’écriture blanche est un concept développé dans les années 1950 par Roland Barthes, dans son essai Le degré zéro de l’écriture[126]. On s’appuie sur la définition qu’en fait Pierre Ballans :

«L’écriture blanche est un concept utilisé pour désigner une écriture neutre, sèche, vide de toute intention, refusant les ornements du style, où la subjectivité du sujet écrivant s’efface au profit d’un Autre, lieu de la parole, mais qui n’est alors que «le pur sujet de la moderne stratégie des jeux» : écriture qui déshumanise, produisant un texte qui fixe sur le support matériel une parole «performative», faisant acte, sur le modèle de l’écrit administratif, juridique, comptable, où chaque mot «compte», dépourvu d’ambiguïté, et instaure une loi ou une pression s’exerçant sur des individus abstraits et anonymes. L’écriture blanche retrouve ainsi l’origine utilitaire et minérale de l’écriture (...) [127]


Elle est pourtant, d’après Roland Barthes, le résultat d’une évolution qui aboutit à ce qu’il appelle un «degré zéro» de l’écriture ; il y a une histoire de l’écriture qui se terminerait avec un phénomène de concrétion, de solidification, aboutissant à une écriture minérale, hors du temps, une écriture dont l’ossification justifierait le qualificatif de blanche» [128]

Plus que d’inscrire son texte dans une généalogie littéraire annexe, l’architecte élargit là son spectre de référence, de l’architecture jusqu’à la littérature. Aussi, il étend la période à laquelle fait référence cette architecture blanche en fonction de la manière dont on la lit : les années 1920-1930 de l’architecture moderne, les années 1950 de l’écriture blanche (puis le Nouveau Roman des années 1955-1975, qui s’inscrira dans ce mouvement). 1.2 «de l’architecture post-critique» La deuxième partie du titre ne correspond pas à ces premières références historiques et littéraires. Le terme «post-critique» est habituellement utilisé dans le champ de la médecine. C’est la phase qui succède à une crise, et qui peut entrainer des confusions ou des amnésies. Le critique d’art américain Hal Foster fait sortir cette notion du champ médical dans un article[129] de 2012, continuant les questions posées par Bruno Latour dans l’article «Why has critique run out of steam? From matters of fact to matters of concerns», publié en 2004. Hal Foster questionne dans ce texte notre attitude face à la critique, «de la méfiance de la critique élitiste déconnectée jusqu’au besoin d’une affirmation de la génération post-11 septembre». On note toutefois que ce texte est rédigé aux États-Unis, par un critique d’art américain, et s’inscrit donc dans un contexte aux problématiques sociales, universitaires, artistiques, voire politiques assez différentes de celles européennes. Cette pensée post-critique est pleinement contemporaine selon Hal Foster, nécessaire face à un contexte nouveau qui accorde une place particulière à la critique : «La critique théorique a pris un sérieux coup durant les guerres de culture des années

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1980 et 1990, et les années 2000 n’ont été que pires. Sous George W. Bush, la demande d’affirmation était presque totale, et aujourd’hui il y a peu de place pour la critique, même dans les universités et les musées» [130] 1.3 Un style nouveau pour une période contemporaine de post-crise ? Référence à une littérature française des années 1950, l’architecture blanche nous parle de style, d’un style littéraire développé par un philosophe. Mais de ce style, Roland Barthes dit qu’il rend l’écriture «plate, atonale, transparente». L’écriture blanche est même décrite comme un style qui nie son objet -la littérature-, rendant l’écriture alittéraire, provoquant une absence idéale de style[131] La première partie du titre convoque ainsi une situation passée qui a cherché, dans un autre champ que celui de l’architecture, à créer un style en le niant. Il rattache toutefois cet évènement au champ qui le concerne, celui de l’architecture, en parlant d’architecture blanche. Le deuxième terme du titre est beaucoup plus contemporain -mais toujours pas pensé dans le champ de l’architecture. Alors que l’architecture blanche pourrait être une entrée à une lecture historiographique, le terme d’architecture post-critique inscrit le texte dans une problématique nouvelle et plus large en étant ramenée au champ de l’architecture. La post-critique peut être lue, d’après sa définition médicale, comme une période post-crise, mais elle convoque également une pensée philosophique développée plus largement par Hal Foster. Ce titre agit comme une charnière, qui articulerait l’architecture post-moderne de la seconde moitié du XXème siècle et celle contemporaine, développée par Philippe Rahm. L’articulation serait aussi brutale que pour l’écriture blanche des années 1950, en niant le style passé, en inventant un langage nouveau, en remettant en cause son objet-même.


2. Une (certaine) généalogie de l’architecture française 2.1 Le sujet de l’architecture ?

[132] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception. 1945 [133] Les textes de ces cours ont été publiés aux éditions du Seuil en 2002. Ils sont introduits et annotés par Thomas Clerc. [134] Roland BARTHES, Le Neutre : cours et séminaires au Collège de France (1977-1978). Seuil, 2002 [135] Roland BARTHES, dans ses cours au Collège de France, parlait des «états intenses, forts et inouïs» du Neutre. [136] Jean-Patrice CALORI, Le Neutre. article sur le site de l’agence CAB. 2016 [137] voir à propos de l’architecture neutre, le mémoire en architecture (ULB) d’ Alice GALLIGO, Le Neutre : étude de la suspension de la signification en architecture contemporaine. 2015 <www.issuu.com/alicegalligo> [138] Jean-Patrice CALORI, op.cit.

«Le sujet véritable de l’architecture est l’espace. Sujet d’étude, sujet du projet, mais aussi sujet en soi qui, en tant que tel, tiendrait du neutre, du «it» anglais, du «das» allemand, c’est-à-dire de la chose, hors de la subjectivité humaniste, sans adjectivité, sans sentiment» [*]

Les premières lignes du texte de Philippe Rahm cherchent à définir clairement ce qu’est l’architecture, mais aussi à exclure ce qui n’est pas son sujet : ce mécanisme se rapproche de celui des manifestes, architecturaux et littéraires, du XXème siècle. Il distingue l’espace et la subjectivité ; en lisant la Phénoménologie de la perception[132], on trouve déjà cette distinction, qui s’oppose à une forme de lecture philosophique, transcendantale ou introspective de l’espace. L’espace est considéré comme un objet, qui peut être travaillé, et qui, en étant perçu par le visiteur, est soumis à une appréciation sensible. Le concept de «Neutre» est aussi développé en rapport avec cet objet spatial. Roland Barthes, encore lui, a dispensé des cours à ce sujet au Collège de France en 1977[133]. À la manière de l’écriture blanche qui affirme son style par l’absence, Roland Barthes définit le neutre autrement que comme «l’image plate, foncièrement dépréciée qu’en a la Doxa, mais [pouvant] constituer une valeur forte, active» :

70

4.4.1

«L’argument du cours a été le suivant : on a défini comme relevant du Neutre toute inflexion qui esquive, qui déjoue la structure paradigmatique, oppositionnelle, du sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours»

[134]

Au lieu de faire du Neutre le synonyme d’anodin ou d’insignifiant, Philippe Rahm convoque la définition de Roland Barthes[135] pour faire du Neutre une volonté, une position philosophique. Il questionne aussi la figure paradigmatique qui fait référence au tournant des années 19701980, en voulant s’y opposer. Alors que la pensée et l’esthétique modernes étaient dominantes au début du XXème siècle, le post-modernisme prône l’hétérogénéité et la complexité. Le Neutre fait alors figure d’exception dans un contexte architectural hétéroclite, qui voit fleurir les mouvements néo- ou post-[136]. L’architecture neutre[137] se signale ainsi comme une référence véritable, comme l’état édénique de l’architecture dans une période postmoderne où les architectures «crient toutes la même chose».[138] En excluant la subjectivité humaniste, l’adjectivité et les sentiments de l’architecture, Philippe Rahm se met en opposition à la pensée post-moderne. Il repousse ces principes d’un revers de main, comme n’entrant même pas dans ce débat. 2.2 L’architecture française des années 1980 en crise ? Dans une deuxième phrase, directement en relation avec cette définition de ce qu’est l’architecture, Philippe Rahm pose le contexte historique dans lequel s’inscrit son texte.

«Rien n’est plus éloigné de cette définition que l’architecture française depuis les années 1980


fig.30

Jean NOUVEL, Bibliothèque du Trocadéro. Paris, 1976 À partir des années 1970, Jean Nouvel utilise la couleur rouge dans son architecture : bibliothèque du Trocadéro, musée Reina Sofia à Madrid, château la Dominique à SaintÉmilion, résidence universitaire à Antony, Serpentine Gallery à Londres... À chaque fois, le rouge choisi fait référence à un élément culturel, directement lié au contexte du bâtiment ou issu de la culture populaire.

qui ne se présente plus par ellemême, mais donne plutôt les signes d’elle-même par contextualisation, analogie, référence, allusion, représentation, symbolisme, narration, métaphore, en faisant appel à notre mémoire collective, à notre culture historique ou populaire» [*]

Il présente une architecture française en crise existentialiste, qui n’existerait plus que grâce aux signes d’elle-même. En énumérant des figures de styles littéraires, il alerte sur les moyens, les dispositifs, et les artifices qui se subsituent à son intérêt pour son sujet premier: l’espace. ll décrit ensuite, succinctement et avec beaucoup de raccourcis, une histoire de l’architecture post-moderne en France, entre les années 1950 et 1970, exemplifiant successivement avec l’école de Francfort, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, les Lumières, Robert Venturi, Aldo Rossi, Vanessa Grossmann et Jean-Louis Violeau [sic], Bernard Huet, Christian de Portzamparc, Paul Chemetov, puis François Mitterand et Jean Nouvel, «synthèse théorique de la dispute». Pour autant, il ne considère pas l’architecte français comme initiateur d’une architecture nouvelle, d’une architecture blanche :

71

«Cette dispute théorique (...) a fait surgir une synthèse théorique de la dispute en la figure de Jean Nouvel dont la structure linguistique postmoderne met habilement en jeu des signes narratifs non plus issus du passé, mais du présent ou du futur» [*,fig.30]

En parlant de sa structure linguistique, Philippe Rahm accentue cette continuation post-moderne au début de la pratique de Jean Nouvel. Même s’il renouvelle ses images en les empruntant au registre contemporain ou futuriste, la méthode de référencement reste la même et ne parvient pas à produire une «architecture blanche». On peut malgré tout se demander si Philippe Rahm, en s’appuyant sur la pratique de Jean Nouvel, ne s’attaque pas plutôt à sa statue du commandeur.

«Pourquoi le pays des Lumières et de la Raison a-til porté aux nues et pérennisé une vision finalement psychologique de l’architecture


[139] Roland BARTHES, «Littérature objective» in EC, 1954. p.29-40 cité par Roger-Michel ALLEMAND, «Le temps de l’effacement» in Roman 20-50. 2010 ; Roland Barthes qualifie le roman «Les Gommes» d’Alain Robbe-Grillet (Minuit, 1953) d’historique, faisant émerger une littérature nouvelle [140] Roland BARTHES, Mythologies. Éditions du Seuil, 1957 [141] Aurélien BELLANGER à Laurent SIMON, Aurélien Bellanger, la singularité. 2012 <www.zone-litteraire.com>

qui, à la manière des Romantiques allemands, charge le Neutre de genre, le paysage et ses choses d’intention humaine, ou la nature de sentiments?» [*]

L’état intellectuel du siècle des Lumières est convoqué pour souligner l’état de crise que traverse l’architecture française depuis les années 1980. Philippe Rahm se sert de cette figure pour circonscrire le post-modernisme à un état qui doit être questionné et dépassé -guéri pour continuer l’analogie médicale.

3. Architecture et littérature 3.1 Une filiation littéraire ciblée, de Roland Barthes à Aurélien Bellanger Après avoir fait un diagnostic superficiel et particulièrement critique de l’état de l’architecture française depuis les années 1980, Philippe Rahm entame une prospective, en esquissant un contexte littéraire pour son travail.

«C’est donc une autre histoire de l’architecture française qu’il faut écrire, qui partirait du Degré zéro et du Neutre, de Roland Barthes, Maurice Blanchot et Alain RobbeGrillet, selon 72

4.4.1

une généalogie différente qui passerait aujourd’hui par Thomas Clerc et Aurélien Bellanger» [*]

Même s’il confond dans une énumération Roland Barthes, Maurice Blanchot et Alain Robbe-Grillet sans développer les thèses que chacun défend, Philippe Rahm esquisse une scène littéraire des années 1950-1960, parisienne, qui renouvelle l’écriture en opposition à la sédimentation des genres passés. On trouve plusieurs critiques élogieuses de Roland Barthes ou Maurice Blanchot à propos des romans d’Alain Robbe-Grillet aux Éditions de Minuit[139] . Thomas Clerc et Aurélien Bellanger son deux écrivains français, nés respectivement en 1965 et 1980. On trouve des rapports plus ou moins proches avec l’écriture blanche évoquée plus tôt -et qui semble être ce qui les rapproche des trois auteurs de la génération précédente. Thomas Clerc a préfacé et annoté la publication du cours «Le Neutre» par Roland Barthes, aux éditions du Seuil en 2002; il a aussi publié le roman L’homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles en 2010, inscrivant son écriture dans les dispositifs qu’utilisait Roland Barthes dans ses Mythologies[140] : une réflexion sur le «langage de la culture dite de masse» et le démontage sémiologique de ce langage». Pour Aurélien Bellanger, les rapports sont moins évidents. Il admet quand même un rapprochement stylistique de son roman avec l’écriture blanche, mais en mettant Michel Houellebecq comme étape[141]. En faisant se succéder deux générations d’écrivains, Philippe Rahm s’appuie sur une base philosophique constituée dans les années 1960, mais s’inscrit aussi dans une jeune généalogie qui répond à des problématiques différentes dans les années 2000-2010. Il organise aussi bien la filiation dans laquelle il s’inscrit, que le réseau qu’il agrège autour de son travail -voire même, il commence à organiser l’héritage de ses réflexions sur des auteurs plus jeunes, comme Aurélien Bellanger.


3.2 Un neutre contemporain

«Notre projet ne serait plus celui des années 1950, qui selon une certaine interprétation tirait le neutre vers le pur, l’incolore et l’inerte. Au contraire, le neutre que l’on saisit aujourd’hui est polarisé, intensifié, dynamique, lourd ou léger, chaud ou froid, sec ou humide, composé d’ondes, de particules, de pression. L’espace qui ne serait plus porteur de sens et de significations humaines deviendrait une chose sans genre, sans psychologie et néanmoins totalement pourvue de propriétés physiques, électro73

magnétiques, chimiques, biologiques, thermodynamiques»

[*]

Après avoir esquissé une généalogie restreinte, Philippe Rahm cherche une définition contemporaine du Neutre, en y instaurant les axes de travail qu’il développe depuis la fin des années 1990: polarité, intensité, dynamisme, poids, température, hygrométrie, etc. Cette énumération fait écho, de façon étrange, à celle qu’il fait plus tôt dans le texte, avec les figures de styles littéraires à propos du postmodernisme : alors qu’il semble désapprouver les proximités entre architecture et littérature narrative, il profite de s’appuyer sur des écrivains jeunes pour inscrire son travail dans des problématiques contemporaines. Par cette énumération, et encore plus par celle en fin de citation -«une chose totalement pourvue de propriétés physiques, électromagnétiques, chimiques, biologiques, thermodynamiques»- l’aspect scientifique de l’espace est amené dans le texte, impossible à ignorer à l’ère numérique qui facilite notre accès aux savoirs.


PHILIPPE RAHM, ALAIN ROBBEGRILLET ET LE NOUVEAU ROMAN [142] Lison NOËL a fondé le centre de recherche L’Hypothèse Robbe-Grillet à la suite de sa thèse The French New Novel. Réception du Nouveau Roman par le milieu artistique américain. 1963-1981, réalisée jusqu’en 2014 à Lille III puis Nanterre. [143] Alain ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman. Éditions de Minuit, 1963 / Le titre de l’entretien entre Philippe Rahm et Lison Noël apparaît comme une référence directe à ce «manifeste» littéraire : «Pour une nouvelle architecture» [144] Invité de l’émission télévisée Italiques en 1974, Alain ROBBE-GRILLET se défend d’avoir écrit le «scénario» du film réalisé par Alain Resnais en 1961. Il considère plutôt avoir publié un «ciné-roman, sorte de continuité dialoguée qui n’est pas totalement un script ou un scénario», qu’Alain Resnais s’est approprié en le réalisant. [145] Philippe RAHM à Lison NOËL, «Pour une nouvelle architecture» in Délibéré. 2018

En 2018, le centre de recherche parisien L’Hypothèse Robbe-Grillet, positionné au croisement de la littérature et des arts contemporains, propose la publication de plusieurs entretiens «avec des artistes qui citent, travaillent avec, empruntent, se confrontent à l’oeuvre d’Alain RobbeGrillet». C’est dans ce cadre que l’éditrice et chercheuse Lison Noël[142] réalise un entretien avec Philippe Rahm, publié dans la revue «critique et multiculturelle» Délibéré.

[146] Alain ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman. Éditions de Minuit, 1963 [147] À propos du ciné-roman, on ne parle ici que de prises de vue «traditionnelles», excluant les daguerréotype, ambrotype et toutes les techniques qui utilisent des temps de poses particulièrement courts ou longs. [148] Jean-Max COLARD, «L’écriture du tableau vivant dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet» in Roman 20-50. 2010

1. Alain Robbe-Grillet et les plusieurs temporalités. Alain Robbe-Grillet est l’un des romanciers emblématiques du Nouveau Roman, groupe littéraire des années 1950 qui questionne la subjectivité du roman, soulève l’étrangeté du monde et sollicite une participation accrue du lecteur[143]. L’oeuvre littéraire d’Alain Robbe-Grillet s’établit entre 1949 et 2007, avec des romans et essais aussi reconnus que Dans le labyrinthe (1959), Topologie d’une cité fantôme (1976) ou Un roman sentimental (2007). Ce dernier roman, qui précède de quelques mois la mort de l’auteur, est la suite de la collaboration entre Alain RobbeGrillet et Philippe Rahm au CCA-Montréal. Pourtant, ce n’est pas par le spectre de la littérature que Philippe Rahm s’est rapproché de l’oeuvre d’Alain RobbeGrillet : «J’ai d’abord découvert le film L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), dont il a écrit le scénario[144]. J’ai ensuite lu le livre, introduit par une préface de Robbe-Grillet, dans laquelle il donnait sa position sur le cinéma, qui m’a fasciné. Robbe-Grillet explique qu’au cinéma, toutes les images sont toujours au présent. Le film nous perd dans le temps. On ne sait pas si ce qu’on voit à l’écran est dans le passé, le présent ou le futur, car l’image se déroule devant nos yeux dans le présent.

74

4.4.2

On peut indiquer par l’écrit que la scène se déroule dans le passé, mais l’image reste dans le présent, contrairemet à l’écriture où l’on peut dire «j’étais», «je suis» ou «je serai». On peut écrire à différents temps alors qu’au cinéma les images sont toujours aux présent»[145] Le Nouveau Roman établit une proximité entre plusieurs médias, que l’architecture de Philippe Rahm questionne de nouveau. On peut prendre ici comme point d’articulation le genre nouveau qui est défendu par Alain Robbe-Grillet dans les années 1960-1970 : le ciné-roman. En confrontant trois médias -cinéma, littérature, photographie-, c’est la temporalité avec laquelle on aborde chacun qui est interrogée. Le cinéma a, bien que le scénario du film puisse effectuer des ellipses narratives, une temporalité précise qui correspond à celui de la perception quotidienne du regardeur. Philippe Rahm l’explique comme : «au cinéma, les images sont toujours au présent». «Le film et le roman se présentent de prime abord sous la forme de déroulements temporels -contrairement par exemple aux ouvrages plastiques, tableaux ou sculptures. Le film à l’instar de l’oeuvre musicale est minuté de façon définitive (alors que la durée de lecture peut varier à l’infini d’une page à l’autre et d’un individu à l’autre). En revanche nous l’avons dit, le cinéma ne connaît qu’un seul mode grammatical : le présent de l’indicatif. Film et roman se rencontrent en tout cas, aujourd’hui, dans la construction d’instants, d’intervalles et de successions qui n’ont plus rien à voir avec ceux des horloges ou du calendrier»[146] La photographie joue davantage sur une dilatation des temporalités. En capturant l’instantané, qui devient alors regardable, analysable, décomposable infiniment, l’influence du regardeur est décuplée par rapport à celle du photographe, qui ne peut pas moduler le medium[147] . L’écriture d’Alain Robbe-Grillet, que ce soit dans ses ciné-romans ou ses romans, est extrêmement précise et lente, influant directement la corrélation entre la durée de la scène décrite, le temps d’écriture et celui de lecture. Le romancier a la possibilité de changer sa temporalité d’écriture, et ceux du Nouveau Roman s’illustrent particulièrement. Que ce soit par des descriptions précises ou des tableaux larges, Alain Robbe-Grillet dilate les temps et installe le doute dans la lecture de ses romans, qui peuvent décrire une scène fugace ou la généralité d’une époque, «pétrifiant les corps et les gestes pendant plusieurs minutes ou secondes»[148]


[149] Philippe RAHM à Lison NOËL, op.cit [150] Philippe RAHM, Météorologie des sentiments. Les Petits Matins, 2015. p62

fig.31

Philippe RAHM, Météorologie des sentiments. Éditions Les Petits Matins, 2015 En décrivant des fragments de souvenirs amoureux de manière extrêmement précise et lente, Philippe Rahm insiste sur les descriptions météorologiques et leurs effets sur le corps. Ce texte utilise des dispositifs défendus par le Nouveau Roman, en particulier Alain Robbe-Grillet dans les années 1960-1970, et par l’écriture blanche de Roland Barthes.

2. Le Nouveau Roman des phénomènes atmosphériques

des changements atmosphériques. Cette forme d’écriture reprend aussi bien les concepts défendus par Alain Robbe-Grillet [fig.31] Météorologie des sentiments , le roman de et le mouvement du Nouveau Roman, que Philippe Rahm (Les Petits Matins, 2015), par Roland Barthes et le Degré zéro de procède de ces dilatations temporelles. l’écriture. Des souvenirs amoureux sont retranscrits avec une infinie lenteur, qui s’attarde sur les qualifications atmosphériques de ces scènes, mais aussi sur l’influence des «C’est le froid qui me climats sur son corps, sur sa perception de réveille, un froid profond. l’espace ou sur ses actions. Dans sa forme J’ouvre les yeux. La partie littéraire, le roman de Philippe Rahm interroge les temporalités de la description, claire dans le bas de mon à la manière de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (1913-1927), de La champ de vision a disparu. Il jalousie d’Alain Robbe-Grillet (1957), voire ne reste que le noir, un noir de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien infini qui me transperce de Georges Perec (1982).

Philippe Rahm utilise exclusivement le temps présent dans son écriture, mettant le narrateur du roman et le lecteur dans une même position, immersive. Ce parti-pris traduit une volonté de rapprochement, mais aussi d’exposer la réalité physique, atmosphérique : «Le monde est perçu de manière très subjective et très approximative. Quand on décrit les choses, on a l’impression que l’auteur ne sait pas grand chose de la réalité. S’il y a du soleil, il fait chaud: j’essaie de définir les phénomènes physiques en place, un peu comme une extension du Nouveau Roman»[149] Cette exactitude de l’écriture est suppléée par une volonté de seulement décrire ce qui existe physiquement. Philippe Rahm ne donne pas son avis, n’expose pas ses sentiments mais seulement ses réactions physiologiques qui dépendent

75

de froid, à l’exception de minuscules points de lumière disséminés dans le ciel. Pourrais-je me réchauffer au feu des étoiles? Pourraisje orienter les quelques parties découvertes de ma peau vers ces lointaines sources de chaleurs et laisser leur rayonnement infrarouge les chauffer? Je regarde ma montre en bougeant mon poignet dans différentes positions jusqu’à ce qu’une faible luminosité rende visible mon cadran. Il est 1h30 du matin? Mes muscles frissonnent pour produire une chaleur superficielle qui est aussitôt aspirée par la noirceur de la nuit. Mon corps réagit physiologiquement pour garder ma température centrale à 37°C» [150]


DISPOSITIFS LITTÉRAIRES POUR LES CONCOURS agora est D’ARCHITECTURE «Une un lieu social,

se remémore les souvenirs évoqués ou envisage le futur projet, se voit toujours confronté à une écriture au présent.

1.1 Réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio. Paris, 2016

Philippe Rahm emploie des dispositifs littéraires semblables à ceux du Nouveau Roman dans ses textes de concours d’architecture : l’écriture au présent en convoquant des souvenirs, l’exactitude des descriptions physiques, l’articulation entre phénomènes atmosphériques et perception du corps. Ils lui permettent aussi bien de s’inscrire dans la généalogie littéraire qu’on déploie ici, avec le Nouveau Roman d’Alain Robbe-Grillet et l’écriture neutre de Roland Barthes, que de faire correspondre une expérimentation littéraire à ses développements architecturaux. Mais aussi, dans un contexte qui doit chercher à convaincre, cette écriture permet de transfigurer le client qui commande un projet.

1. Le présent de l’indicatif : souvenirs touristiques et projection architecturale L’utilisation du temps présent est un dispositif qui revient dans tous les textes, en particulier pour les concours, de Philippe Rahm. Ce choix littéraire est assez commun chez les architectes en phase de concours, cherchant à projeter leur bâtiment et à l’ancrer dans une réalité future. Le futur bâtiment acquiert une existence anticipée avec les mediums de concours, que ce soit le texte au présent de l’indicatif ou les vues réalistes d’intégration au contexte. Philippe Rahm emploie indistinctement le présent pour convoquer des souvenirs et pour projeter son architecture, voire pour édicter des objectifs d’atmosphères à atteindre avec son bâtiment. Comme les auteurs du Nouveau Roman ou les réalisateurs de la Nouvelle Vague le développent avec des médias différents, Philippe Rahm expose, montre directement, illustre son projet dans une complexité qui fait fi des temporalités auxquelles son discours se rapporte. Le client, qu’il lise le texte de concours,

76

4.4.3

et c’est avant tout une somme de propriétés atmosphériques qui définissent son usage. De la place de village ombragée par les tilleuls, où entre deux éclats de voix l’on discute sur des bancs en pierre en sirotant une citronnade pour se rafraîchir, aux canapés duveteux proche du cantou, autour duquel on se réunit les soirs d’hiver pour se raconter des histoires, bien réchauffé par une tasse de tisane, il y a deux ambiances thermiques,


[151] Nicolas DORVAL-BORY et Philippe RAHM, Texte de concours pour la réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio. Paris, 2016 (concours remporté)

acoustiques, lumineuses qui ont une influence directe sur notre manière de se sociabiliser, notre manière de parler, notre façon d’écouter. L’Agora de la Maison de la Radio, si elle est pourtant bien marquée par deux types opposés de volume (l’atrium et l’espace périphérique), est pourtant aujourd’hui dénuée de cette richesse, de ces variations qui font toute la complexité (...) La cartographie de la lumière naturelle crée une nouvelle géométrie dans l’espace, une géométrie réelle, précise, sensible» [151]

77

Cet extrait introduit les panneaux de concours pour la réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio[fig.32], pour laquelle Philippe Rahm est associé à Nicolas Dorval-Bory (2016-2019). De manière indifférenciée, les architectes utilisent le présent de l’indicatif pour décrire des souvenirs culturels et touristiques, pour établir un constat sur l’architecture existante du lieu puis pour annoncer leurs intentions architecturales. Cet enchainement s’apparente à un mécanisme d’accroche et de persuasion. D’abord, les architectes se rapprochent des commanditaires du projet en convoquant des souvenirs qui leur sont communs, avec des expériences emblématiques et agréables. L’intention projectuelle débute par un souvenir, comme objectif vers lequel tendre. Ensuite, ils prennent position pour établir un diagnostic et mettre en évidence les manques de l’architecture actuelle pour tendre vers ce souvenir agréable partagé. À partir de ces quelques lignes, les architectes décrivent précisément leur projet, avec les moyens à mettre en oeuvre, toujours au présent de l’indicatif.

«La cartographie d’ensoleillement vient alors se conjuguer aux trois radiales existantes du bâtiment, trois angles à 60° qui structurent actuellement tout l’espace, afin de produire le dessin du projet: les courbes de niveaux viennent se plier à ses 60° de radiales, se déformer et


s’adoucir pour s’inscrire dans le lieu. Au plafond, ces mêmes courbes se déploient, telles des ondes sonores, pour diffuser la lumière artificielle, améliorer l’acoustique ou devenir le support des nombreux équipements scéniques nécessaires à la vie du lieu» [152]

[152] Nicolas DORVAL-BORY et Philippe RAHM, Texte de concours pour la réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio. Paris, 2016 (concours remporté) [153] Céline DROZD, Virginie MEUNIER, Nathalie SIMMONOT, Gérard HEGRON, «La représentation des ambiances dans le projet d’architecture» in Sociétés et représentations. Paris, 2010 [154] Peter ZUMTHOR, Penser l’architecture. Springer, 2007. p.95 [155] Philippe RAHM, Clément GALLET (réal.), Vidéo pour le concours du Jade Eco Park. 2012 [156] Alain ROBBE-GRILLET, «Sur quelques notions périmées» in Pour un nouveau roman. Éditions de Minuit, 1963. p43

Pourtant, dans la notice technique, Philippe Rahm emploie ponctuellement le futur, notamment lorsqu’il s’agit de décrire les éléments matériels du projet: «ce sont des matériaux naturels et sains que nous proposons d’employer pour l’Agora, de la laine de mouton, du bois de sapin, du granit poli et de l’étain, ainsi que du caoutchouc naturel, qui seront les seuls matériaux que l’on pourra toucher et qui composeront les différents sols et mobiliers de l’Agora», «des matériaux qui nous apparaitront froids au toucher : granit poli, étain métallique», «les places chauffées par les rayons directs du soleil constitueront la région plus hivernale de l’Agora». Dans un entretien réalisé avec Nicolas Dorval-Bory en mars 2018, l’architecte considère que les phrases de concours à propos de «la place de village ombragée par les tilleuls» et «au cantou, autour duquel on se réunit les soirs d’hiver» constituent une accroche dans les discussions avec les acteurs du projet, comme une sorte d’objectif vers lequel faire avancer les études préalables au chantier. C’est aussi ce qu’affirment Jean Nouvel (à propos du chantier des Bains des Docks. Le Havre, 2008) et Peter Zumthor (Thermes de Vals. Vals, 1996)[153] :

78

4.4.3

«Les représentations architecturales de ce qui n’est pas encore bâti portent les marques des efforts visant à faire parler une chose destinée au monde concret, mais qui n’a pas encore trouvé sa place» [154]

Même si l’édiction de souvenirs peut agir comme objectif commun entre les acteurs d’un projet, entretenant un imaginaire stimulant, la différence d’interprétation d’images floues peut entrainer des attentes éloignées entre l’architecte et les clients quant à la concrétisation de l’architecture bâtie. Dans la troisième partie, on verra que Philippe Rahm évite cet écueil en entremêlant ces souvenirs virtuels à des éléments matériels de projet extrêmement précis et détaillés.

1.2 Jade Eco Park. Taichung (Taiwan), 2012-2018 Pour le concours du Jade Eco Park (Taïwan, 2012), Philippe Rahm utilise des dispositifs d’écriture légèrement différents, même s’il suit une trame littéraire semblable : il n’évoque pas explicitement des souvenirs, mais expose plutôt le projet atmosphérique en évoquant implicitement des situations proches de Taichung, et donc permettre à chacun de se situer et de convoquer ses propres souvenirs.

«Notre parc amène à Taichung les températures les plus agréables des montagnes de Puli. Et contre la pollution aérienne, nous proposons de ramener à Taichung l’air pur du village de Rueisuei» [155]


fig.32

Nicolas DORVAL-BORY et Philippe RAHM, Agora de la Maison de la Radio. Paris, 2016 (concours remporté) Les visuels de concours, réalisés par Nicolas Dorval-Bory, empruntent aussi les attributs du présent de l’indicatif : le positionnement des tasses de café fumantes donne à l’illustration un rîle anticipateur, qui capturerait un instant présent. Ces anecdotes matérielles malgré l’absence de personnage peuvent agir comme une invitation à l’endroit du client. Les auteurs du Nouveau Roman utilisent aussi l’anecdote matérielle pour suggérer ou pour déranger.

«Le petit détail qui fait vrai ne retient plus l’attention du romancier, ce qui le frappe, ce serait davantage au contraire le petit détail qui fait faux» [156]

79


[157] écouter Philippe RAHM à Sean LALLY, Night White Skies: Philippe Rahm and the Gradient, 7/2/2017 [158] Tristan GARCIA, La vie intense : une obsession moderne. Autrement, 2016 / Emanuele COCCIA, La vie des plantes : une métaphysique du mélange. Rivages, 2016

Cette nuance peut être justifiée par la différence de cultures et d’expériences touristiques entre l’architecte et les clients. Pour le concours de l’Agora, Philippe Rahm s’adresse à un jury de clients français, qui a sûrement les mêmes références touristiques ou, à défaut, les mêmes images culturelles auxquelles l’architecte se réfère. À Taichung, il est peu probable que les souvenirs soient communs à l’architecte suisse et aux clients taïwanais. Philippe Rahm s’appuie alors sur une qualification atmosphérique des lieux de villégiature des habitants citadins. Ce choix de ne pas adopter une position factice confère au discours de l’architecte une forme de vérité et de sincérité.

[159] Emanuele COCCIA, «Speaking. Breathing» in New Observations #130. 2014. p49

2. La gradation atmosphérique

être connu comme une étendue infinie de matière fluide, traversée par des gradients de résistance et de perméabilité, des ondes qui sont différentes par degré de vitesse et de lenteur. Dans le monde immergé, tout aspire à tout pénétrer et à être à son tour pénétré. Le mouvement par lequel tout imprègne tout, et inversement tout peut sortir de lui-même et du corps dans lequel il est resté, s’appelle le mot. Le langage (l’eau, le plasma léger qui fait l’océan du cosmos) n’est pas l’espace devant les sujets (les poissons qui y vivent), mais c’est la matière et la force qui les traverse et imprègne tout le monde. L’action d’un mot ne concerne pas un échange d’informations entre deux sujets, c’est une vague soudaine qui traverse la lumière du monde et s’efforce de toucher toutes ses choses»

Le concept de gradation[157] revient assez régulièrement, depuis quelques mois dans le discours de Philippe Rahm, même si les dispositifs qui permettent de le mettre en oeuvre sont développés depuis plusieurs années. On peut voir l’installation Lucy Mackintosh Contemporary Art Gallery (2004) comme étant son premier travail qui l’aborde, suivi par l’installation Interior Weather avec Alain Robbe-Grillet (2006), l’appartement Evaporated Rooms (2011), l’aménagement du Jade Eco Park (20112018) ou l’installation The Effusivity Pool (2018). Dans cette dernière installation, présentée au printemps 2018 à l’Institut Suisse de Milan, Philippe Rahm revêt une «piscine» avec quatre matériaux -pierre, laine, aluminium, bois... soit les mêmes [159] que ceux utilisés pour la réhabilitation de l’Agora à la Maison de la Radio -qui modifient la perception des surfaces par le corps, en fonction de l’effusivité de chacun. L’oeuvre est constituée comme une unité, dans laquelle le visiteur peut se déplacer 2.1 Réhabilitation de l’Agora de la Maison librement et expérimenter le toucher de de la Radio. Paris, 2016 chaque matériau. Dès le titre du concours, Philippe Rahm Philippe Rahm se rapproche des et Nicolas Dorval-Bory expriment leur développements philosophiques de Tristan volonté d’un espace gradient pour l’Agora [158] Garcia et d’Emanuele Coccia. de la Maison de la Radio : Un dégradé sonore.

«L’état d’immersion offre à être connu beaucoup plus souvent qu’on ne l’imagine. Chaque fois qu’on parle, chaque fois qu’on lit, chaque fois qu’on écoute de la musique, on devient poisson dans un océan perceptible. Dans un état d’immersion, le monde s’autorise à

80

4.4.3

Dans cet espace central, très haut et à l’éclairage naturel zénithal, les architectes cartographient la lumière et le bruit de l’architecture existante, pour mettre en évidence une gradation indéniablement présente, mais pas articulée aux usages (café, salle de concert éphémère, studio d’enregistrement, librairie).

«La cartographie de la lumière


[160] Nicolas DORVAL-BORY et Philippe RAHM, Texte de concours pour la réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio. Paris, 2016 (concours remporté) [161] Nicolas DORVAL-BORY et Philippe RAHM, op.cit

naturelle crée une nouvelle géométrie dans l’espace, une géométrie réelle, précise, sensible, que nous allons utiliser pour identifier des espaces et amplifier leurs qualités existantes : plus de lumière et de chaleur, plus d’ombre et de fraîcheur» [160]

En identifiant cinq régimes de parole, de la plus forte à la plus faible, de la plus publique à la plus confidentielle, les architectes déploient une variété de matériaux : étain, granit poli, caoutchouc naturel, sapin, laine de mouton. Leur mise en oeuvre participe, par les qualités physiques de chacun -effusivité thermique, absorption acoustique, température de couleur- à la gradation des atmosphères de l’Agora. Alors qu’ils convoquent des souvenirs extrêmement précis au début du texte, Philippe Rahm et Nicolas Dorval-Bory permettent là une grande diversité d’usages, en envisageant une multitude sans les déterminer. Dans l’ensemble des textes du concours, ils évoquent des situations atmosphériques, des événements plutôt que des programmes indépassables.

diversité de modes de communication. C’est aller de l’échange de secrets et d’informations confidentielles, à voix basse, en chuchotant, en étant attentif et concentré, dans l’ambiance feutrée et sourde du bois tendre et de la laine comme dans une chambre, jusqu’à la discussion publique, légère et distraite, à haute voix, dans l’ambiance sonnante et résonnante de la pierre puis du métal, comme dans un bar» [161]

«Offrir une diversité d’ambiances sonores, c’est permettre une 81

Alors qu’ils suggéraient des analogies entre souvenirs et projet architectural, Philippe Rahm et Nicolas Dorval-Bory établissent là des comparaisons littérales d’ambiances : du bois tendre et de la laine comme dans une chambre, de la pierre et du métal comme dans un bar.


beaches, spaces Cette porosité est aussi développée dans and places where le projet du Jade Eco Park, avec une gradation des atmosphères extérieures the ambient qui oscillent entre chaud et froid, humide et sec, pollué et pur, bruyant et calme. En temperature is plus de s’inscrire dans le développement conceptuel de Philippe Rahm, la gradation atmosphérique correspond là à une volonté decreased, where politique. En 2010, la gouvernance de relative humidity Taichung devient une special municipality, rassemblant plusieurs communes is brought down to -l’équivalence administrative en France serait la métropôle- aux climats différents: a more agreeable villes en bord de mer, en campagne, à la montagne... À travers le projet level, where emblématique du nouveau parc urbain, la municipalité souhaite promouvoir la the pollution is richesse climatique, culturelle, paysagère dans une même unité. Philippe Rahm travaille les 70ha de ce parc d’une manière reduced. (...) pointilliste ou impressioniste, cherchant le sfumato plutôt que la frontière entre The gradient map toutes les atmosphères fabriquées . of each of these three parameters «Trees, shrubs [heat, humidity, grass, but also pollution] cross and fountains, water overlap randomly, features, kiosks, grotos, follies and creating a variety of microclimates, fabrications are a multitude all devices that of different moderate the heavy sun, absorb atmospheres in the the dust and urban park» pollution, and Le positionnement des climatic devices des cartes territoriales bring a freshness entraine pointillistes, qui modifient les paramètres atmosphériques ponctuellement. La and shade to superposition des trois cartes fait apparaître une variété de gradients, the heart of the d’atmosphères qualifiées selon les trois paramètres : «microclimat chaud, humide city. Concretely, et pollué», «microclimat froid, humide, pollué», «microclimat froid, sec, dépollué», the park acts etc. Pour autant, sur la signalétique du parc, les microclimats sont nommés as a climatic comme «des territoires du Seigneur des Anneaux» : Coolia, Dryia et Clearia. intervention : with a variety of 2.2 Jade Eco Park. Taichung (Taiwan), 2012-2018

[162] Philippe RAHM, conférence «Constructed atmopheres» au Centre culturel suisse. Paris, 2015 [163] Philippe RAHM, Texte de concours pour le Jade Eco Park. Taïwan, 2012 [164] Philippe RAHM à Lison NOËL, «Pour une nouvelle architecture» in Délibéré. Paris, 2018 [165] ibid.

[fig.33]

[162]

[163]

fig.33

82

4.4.3


de solutions. C’est pour ça que j’essaie de combiner un mode de pensée La conception de gradients atmosphériques par Philippe Rahm épouse le scientifique développement d’une architecture neutre, au sens de Roland Barthes qui qualifie les dans ses outils, «états forts, intenses et inouïs» du Neutre lors de ses cours au Collège de France mais avec une (1977-1978) finalité plutôt «Chez le Corbusier postmoderne, plutôt proche de la ou d’autres, il y pensée critique de avait toujours l’idée qu’il y avait Michel Foucault. Dans le parc que une solution nous construisons unique, une en ce moment à dimension qui Taïwan, il n’y a pas était la bonne : que des espaces où c’était l’ère du il fait frais, mais fonctionnalisme il y a des espaces et des bonnes où il fait chaud et solutions d’autres où il fait universelles. moins chaud. Il y Aujourd’hui, en a des gradations acceptant toute qui permettent à la critique des chacun de faire ce années 1970 qu’il veut» des postcolonial Rahm exprime une volonté de studies, l’idée est Philippe liberté totale pour les déplacements des dans le parc, et pour leur choix de se dire qu’il n’y usagers d’atmosphères. Alors qu’il soulève des situations et des souvenirs assez pointus a pas une seule au début de son texte, il se positionne bien plus en retrait lorsqu’il s’agit d’anticiper bonne solution, les usages projetés. mais une variété

Philippe Rahm considère «la création de différentiels, de gradients comme un enjeu contemporain»[164] qui s’oppose à la solution unique du modernisme (et notamment le principe de respiration exacte de Le Corbusier) ou à l’ouverture totale d’Yves Klein (on pense ici au dessin réalisé avec Claude Parent en 1961 : Cité climatisée, toit d’air, murs de feu, lit d’air - D093 [fig.34]).

fig.34

[165]

83


Comme la promenade architecturale de Le Corbusier, dispositif énoncé par l’architecte moderne lui-même pour que le visiteur perçoive l’espace selon plusieurs points de vues, la perception des gradations atmosphériques de Philippe Rahm implique un déplacement du sujet dans l’espace. Dans la vidéo de concours, réalisée avec Clément Gallet (Mégaforce), plusieurs situations du parc sont parcourues par un grouillot animé.[fig.35]

fig.35

[166] Philippe RAHM, entretien personnel,voir retranscription en annexe. Paris, 04/04/2018 [167] Philippe RAHM à Lison NOËL, «Pour une nouvelle architecture» in Délibéré. Paris, 2018

quand on essaye d’inventer quelque chose sur un sujet nouveau, il y a toujours une histoire d’exposition, de livre, de manifeste»

Cette marche décline les devices techniques et les atmosphères fabriquées dans le projet de Philippe Rahm. La trame narrative est rédigée au présent simple, transfigurant ainsi le spectateur dans ce grouillot principal et le projetant dans une [166] représentation graphique très codifiée du parc. Là, l’architecte se détache de la balade corbuséenne qui cadre plusieurs vues, avec un sujet considéré comme extérieur à son Cette utilisation se démarque des grandes environnement. surfaces lisses, blanches, éclairées par des néons qui caractérisent son architecture, esthétiquement minimaliste. En mettant en corrélation la volonté de l’architecte 2.3 Projets récents de considérer les matériaux pour leurs Dans les derniers projets de l’architecte propriétés physiques, avec sa «capitulation» suisse, l’expression des matériaux est plus face à une interprétation culturelle à forte que dans ses premières oeuvres. posteriori de l’espace, on peut penser Que ce soit la réhabilitation de l’Agora à la que Philippe Rahm utilise maintenant Maison de la Radio (2017-2020), l’installation [fig.36] The Effusivity Pool (2018) ou l’exposition les matériaux comme des dispositifs qui participent à la perception de l’espace, et «The Anthropocene Style» à San Francisco (2018), au cours de laquelle Philippe Rahm ainsi les intégrer à la définition du Neutre. propose une série de tissus, de tapisseries et de lumières, les matériaux sont utilisés pour leur propriétés physiques et leur influence sur la perception des surfaces et de l’espace par le corps. La simultanéité entre l’installation The Effusivity Pool et la réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio permet une nouvelle fois d’éclairer les échanges entre art contemporain et architecture dans la pratique de Philippe Rahm. Au même titre que le roman Météorologie des sentiments est écrit pendant les études du Jade Eco Park, l’architecte suisse utilise différents mediums pour expérimenter des dispositifs architecturaux. Dans l’entretien réalisé en avril 2018 (voir en annexe), Philippe Rahm considère ces échanges comme nécessaires dans le renouvellement du langage :

«Le pivot central reste l’architecture (...) Tous les architectes, 84

4.4.3


fig.36

Philippe RAHM, The Effusivity Pool. Milan, 2018 «L’idée est qu’une forme de graduation soit mise en place physiquement. La forme de la piscine est pensée pour que l’on puisse s’assoir dedans. L’angle est confortable, pour que l’on puisse poser son dos et toucher les matériaux. Quand on touche l’aluminium, c’est très froid. On perd très facilement la chaleur. On en perd moins avec la pierre, encore moins avec le bois et quasiment pas avec la laine. Quand on la touche, on a le sentiment que c’est chaud. Mais le bois ne fait pas référence au chalet suisse, par exemple, et l’aluminium ne fait pas référence à l’industrie. C’est comme dans les livres de Robbe-Grillet : les choses sont présentées de manière neutre et objective. Le lecteur appose ses propres significations»[167]

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3. L’exactitude des descriptions

[168] Pierre RESTANY, Déclaration constitutive du Nouveau Réalisme . 27 octobre 1960 [169] «Le parti de Roland Barthes» in Le Nouvel Observateur #855. 30 mars 1981. Repris dans Alain ROBBE-GRILLET, Le voyageur, 2001. p147-166 [170] Roland BARTHES, préface à Bruce MORRISSETTE, Les Romans de Robbe-Grillet. Minuit, Paris. 1963 [171] Claude MURCIA à Rodrigo FONTANARI, «La littérature et le cinéma : Expérimentations d’Alain Robbe-Grillet» in Criacao critica #16. Sao Paulo Press, 2016. p103-107 [172] Jean-Max COLARD, op. cit [173] Josef FULKA, «L’invisible et le visible selon Alain Robbe-Grillet». 2015 [174] Alain GOULET, «Instantanés de Robbe-Grillet, laboratoire d’un sujet de l’écriture» in Voix, traces et avènement : l’écriture et son sujet. Presses universitaires de Caen, 1999

utilisent une multitude d’adjectifs concrets : une lumière uniforme, une pièce ni chaude La fin des années 1950 et le début des ni froide, un air glacial, du bois sombre, une années 1960 catalysent la recherche de cuisine lumineuse, l’obscurité absolue. La «nouvelles approches perceptives du narration est désincarnée, exposant une [168] réel» dans plusieurs champs artistiques: situation physique à la troisième personne [fig.37] la Nouvelle Vague au cinéma , le du singulier, sans que le narrateur ne se Nouveau Roman en littérature, le Nouveau déplace dans l’espace, ni ne découvre la Réalisme en arts graphiques. pièce dans un temps long. Les situations apparaissent plutôt comme des tableaux[172]. Leur simultanéité historique engendre Comme pour un plan fixe au cinéma, des proximités de dispositifs. La Nouvelle Vague, dans laquelle s’inscrivent de près ou l’accent est mis sur chaque détail d’une scène qui peut être analysée en plusieurs de loin Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras, questionne la temporalité de lecture, temps. procure au roman une nouvelle vision de En racontant un détail matériel sans l’espace et accentue l’importance des objets forcément donner la mesure de l’ensemble visibles. Roland Barthes considère même de l’espace, en jouant de ces distances du que les premiers romans d’Alain Robberegard, Alain Robbe-Grillet s’approche du Grillet développent un «univers chosiste concept freudien de l’inquiétante étrangeté qui n’affirmerait que sa solidité, objective pour intriguer le spectateur, et accentuer [169] et littérale» tout en étant déshumanisant la tension entre l’installation neutre de et indifférent aux émotions ; l’universitaire Philippe Rahm et ses récits. Aussi, il américain Bruce Morrissette nuance cette questionne la distinction classique entre critique barthésienne, affirmant que les visible et invisible. objets d’Alain Robbe-Grillet trouvent une «fonction médiatrice vers autre chose»[170] En 1972, le critique de cinéma André Gardies publie l’essai Le cinéma de RobbeGrillet, dans lequel il émet l’hypothèse du labyrinthe dans les films et les romans d’Alain Robbe-Grillet, «qui multiplie les structures et les stratégies d’égarement»[171]

«On se trouve dans un univers dépourvu de cette capacité du regard humain qui consiste -comme le dirait Merleau-Ponty- à imprégner le visible par l’invisible» [173]

3.1 Météorologie d’intérieur. CCAMontréal (Canada), 2006 L’installation Météorologie d’intérieur, réalisée dans le cadre de l’exposition «Gilles Clément/Philippe Rahm. Environnement : approches pour demain» est considérée par l’architecte suisse comme le lieu-manifeste du «Form and function follow climate». Les textes écrits par Alain Robbe-Grillet, sans la collaboration de Philippe Rahm, permettent d’éclairer les dispositifs que l’architecte utilise dans les textes analysés plus tard, dans leur recherche de réalisme. fig.37

L’installation est composée dans deux pièces : la première, objective, produit et mesure des paramètres atmosphériques; la deuxième, subjective, est un endroit de lecture et de narration, où des courtes nouvelles d’Alain Robbe-Grillet sont lues. La dissociation de l’espace objectif et de l’interprétation subjective est ici particulièrement marquée.

3.2 Réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio. Paris, 2016 En convoquant des souvenirs individuels, Philippe Rahm et Nicolas Dorval-Bory admettent une interprétation personnelle de la part de chaque membre du jury. La précision des descriptions peut pourtant réduire la part «grise» de l’interprétation, en évoquant des détails significatifs : la texture des canapés duveteux, le matériau des bancs en pierre, la fraicheur de la citronnade ou le divertissement des histoires racontées.

Loin d’être insignifiants, ces détails constituent des points d’accroches qui convoquent autre chose dans l’imaginaire individuel. Comme le lecteur idéal du Nouveau Roman, le client du projet architectural a un rôle actif dans la narration du texte. «Le jeu pluriel des réflexions de ce spectacle dans une Les nouvelles d’Alain Robbe-Grillet conscience narratrice, induisant la relèvent fortement des dispositifs présence d’un narrateur-spectateur qui littéraires du Nouveau Roman, en particulier sur le réalisme et la richesse des ne serait plus réduit au rôle de caméra enregistreuse de la première section : il descriptions. À partir de trois paramètres émet des jugements, des appréciations atmosphériques (humidité, température, et des raisonnement. Le sujet présent intensité lumineuse), l’auteur projette des manifeste une série de connaissances scénarios situés, avec les descriptions qui

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4.4.3


qui excèdent son champ de perceptions actuelles»[174]

parc, cohabitant avec les aménagements paysagers. Cet effet de zoom, graphique et dans la trame narrative de la vidéo, Le texte du concours, et donc le projet participe au réalisme du projet. Comme architectural, procèdent de la tension entre Google Earth qui offre, lorsqu’on se l’évocation de souvenirs individuels, qui rapproche de la surface habitée, une admettent une différence d’interprétation, infinité de situations précises, anecdotiques et le réalisme scientifique de l’atmosphère mais structurantes du réalisme d’ensemble, fabriquée. la composition pointilliste de Philippe Rahm décline ses événements anticipés. Dans la conférence qu’il a donné à l’ENSA Paris-Malaquais en avril 2018, Nicolas La dernière partie de cette vidéo explore Dorval-Bory explique que le choix des le parc, représenté en coupe, en suivant un souvenirs convoqués est le premier partigrouillot coloré qui rencontre différentes pris du projet. Conscient que le projet situations, climatiques et d’usage. Ces atmosphérique pourrait s’expliquer suivant événements ne sont pas situés, la balade les seuls choix scientifiques, «comme si peu représentative de l’échelle du parc l’ensoleillement naturel dessinait déjà mais elle permet de décliner plusieurs des zones, alors on a juste accentué avec climatic devices. des matériaux différents», il ne cache Au moment du chantier de construction, pas que le concours relève bien de choix Philippe Rahm publie le livre «Form architecturaux subjectifs. and function follow climate. About a Les places chauffées par les rayons directs meteorological park in Taiwan». En du soleil constitueront la région plus considérant que la composition pointilliste hivernale de l’Agora, où l’on se réchauffera des atmosphères entraine différentes avec une boisson chaude, dans l’ambiance échelles de lecture, mais forme une feutrée de la laine puis du sapin, matériaux gradation d’ensemble, on peut suggérer à faible effusivité, au toucher chaud et que la diversité des situations envisagées à l’acoustique absorbante et propice au est aussi riche. chuchotement. La description du projet architectural joue aussi de ces descriptions détaillées, avec des détails qui ponctuent une écriture qui mêle la perception, les effets atmosphériques et la qualification scientifique des matériaux dans une même continuité. Cette volonté d’exhaustivité et de réalisme participe à augmenter l’imaginaire scientifique inhérent à la proposition architecturale en orientant le regard de chaque spectateur sur les qualités travaillées. Cet entremêlement joue aussi des dissensions temporelles de la description. La scène projetée, figée, se ramifie par ses qualifications invisibles.

3.3 Jade Eco Park. Taichung (Taiwan), 2012-2018 Les enjeux de ce projet sont différents, de par son éloignement géographique, son échelle et les dispositifs architecturaux mis en place. Alors que l’Agora se développe autour des matériaux choisis pour leurs qualités physiques, le Jade Eco Park procèdent plutôt d’une variété de dispositifs technologiques qui modifient l’atmosphère. Dans la vidéo de concours, Philippe Rahm les expose tous sous la forme d’un dictionnaire[fig.38], figurant leurs effets sur l’atmosphère. Des détails de la carte pointilliste montrent leur positionnement dans le

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fig.38

Philippe RAHM, SchĂŠma des climatic devices (planche de concours) TaĂŻwan, 2012-2018

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4.4.3


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CONCLUSION Philippe Rahm, un architectenarrateur ?


Pour défendre une architecturemanifeste qui se saisit des paramètres atmosphériques lors de la conception, qui se confronte à la dualité entre objectivité de l’espace et subjectivité de l’interprétation et qui propose même un nouveau style esthétique[175], Philippe Rahm met en oeuvre plusieurs dispositifs afin de se positionner dans le paysage architectural.

dans les années 1969-1972. Plutôt que de s’inscrire dans un éventuel mouvement en formation, Philippe Rahm se saisit de ces problématiques assez rapidement pour ses premières installations à la fin des années 1990. Il se saisit des normes environnementales et des logiciels de calcul dynamique des fluides (CFD) pour les intégrer, en les détournant, à sa conception architecturale. L’architecte prend note des enjeux et des débats En regardant la définition qu’en donne contemporains au début de sa pratique Michel Foucault dans les années 1970, et, en positionnant ses recherches et ses considérer les opérations singulières et le premières productions sur l’un d’entre dispositif qui les relie constitue une grille eux, prend ses distances avec d’autres. Il de lecture assez claire pour déplier la s’extrait du courant porté par Zumthor, pratique de Philippe Rahm depuis la fin des Herzog et de Meuron ou Sik en approchant années 1990. Les contrastes de temporalité la matérialité par ses effets invisibles qui constituent l’ensemble résolument plutôt que sa plastique, se détache du hétérogène participent à déplier le corpus «postmodernisme à la française»[178] et ne lui-même, de textes, d’installations et prend pas la direction du paramétricisme d’architectures. qui trouve ses premiers développements dans le monde anglo-saxon.

[175] Philippe RAHM, «THE ANTHROPOCENE STYLE: TOWARDS A NEW DECORATIVE REALITY» in Pin-Up Magazine, 25. 2018 [176] Michel FOUCAULT, Dits et écrits, Volume III : 19761979. Gallimard, 1994. pp299-300 [177] Mathieu POIRIER, «LUMIERE: L’éclairage comme astronomie domestique». Conférence à l’ENSA-Versailles. 26/11/2015 [178] Philippe RAHM, Entretien personnel (en annexe), 2018

«Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments»

Son positionnement sur la scène architecturale constitue déjà une part du dispositif narratif qui est déplié tout au long de ce mémoire. Philippe Rahm développe aussi des mécanismes propres qui singularisent sa pratique et sa recherche.

Toujours, il articule de façon ces opérations avec une généalogie transdisciplinaire, qui va des installations de James Turrell aux articles de Bruno Latour, des bâtiments de Diller+Scofidio aux romans d’Alain Robbe-Grillet. Philippe Rahm constitue sa généalogie, à travers des citations implicites directement dans ses oeuvres ou par le biais d’entretiens. Dans les récents entretiens, qui sont considérés dans ce mémoire, il énonce explicitement cette généalogie qui commence dans les années 1960 avec Roland Barthes et Alain RobbeGrillet notamment. Il met en défaut, dans le même temps, plusieurs architectes et développements théoriques des années 1980, comme pour s’extraire d’une filiation qui pourrait lui être imputée. L’esquisse [176] d’une généalogie composite, qui se nourrit aussi bien en littérature, en philosophie, en arts mais qui garde à distance l’architecture participe au positionnement singulier mais Au milieu des années 1990, au tout début inscrit dans un développement intellectuel de sa pratique, Philippe Rahm s’établit dans plus large de Philippe Rahm. un contexte architectural qui commence Dès ses premiers projets, l’architecte à s’emparer des débats sur le climat. De collabore avec des musiciens, des nombreuses normes et labels, en Suisse illustrateurs, des auteurs, etc… Un au début, puis progressivement dans la plupart des pays occidentaux, infléchissent mécanisme d’agrégation autour de sa les méthodes de conception architecturale, pratique se développe, impliquant un partage de ses thématiques de travail. appuyées par le tournant technologique Lorsqu’il demande à Alain Robbe-Grillet et le développement des logiciels CFD. de rédiger des nouvelles pour son L’historien d’art Mathieu Poirier note installation Météorologie d’intérieur au aussi une résurgence, en Europe centrale, CCA-Montréal, il fabrique une tension des problématiques autour de l’invisibilité entre l’architecture atmosphérique et les de l’espace[177], qui avaient constituées romans d’Alain Robbe-Grillet depuis la une première scène transdisciplinaire

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[179] Roland BARTHES, Le degré zéro de l’écriture. Seuil, 1972 [180] Philippe RAHM, entretien personnel (en annexe) [181] On note aussi la thèse que l’architecte prépare depuis 2016, sous la direction de Philippe POTIE à Paris-Saclay et l’ENSA Versailles : «Histoire objective de l’architecture» [182] Michel FOUCAULT, op.cit

fin des années 1960, plus généralement ceux du Nouveau Roman, ses dispositifs littéraires et la scène qui en émergeait en creux et, en la déplaçant au champ de la littérature, à l’invention d’une nouvelle manière -d’écrire, ou de faire architecturequi s’extrait de la «sédimentation des styles» [179]. En fait, Philippe Rahm crée des collaborations pour enrichir sa pratique, et pour fabriquer une généalogie à plusieurs niveaux de lectures.

confronte, à travers de nouveaux éléments, à la concurrence d’autres propositions architecturales, à la délibération des clients pour retenir ou non son projet comme lauréat, etc… Ce moment est la réponse à une urgence que souligne Michel Foucault :

«Par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui à un moment donné a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif donc est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux»

Inscrivant sa pratique dans une généalogie, Philippe Rahm l’assoit dans le paysage architectural par la fabrication d’une scène assez affirmée depuis le milieu des années 2000, notamment à Paris. Cette scène, comme la généalogie qu’il esquisse, puise en philosophie, en littérature, en art, en sciences...mais elle concerne cette fois des architectes, Nicolas Dorval-Bory notamment. Elle se construit à la fois par des collaborations, sur le concours de l’Agora de la Maison de la Radio notamment, mais aussi par des citations dans les mêmes entretiens qui construisent la généalogie. Son enseignement universitaire, à Versailles, Princeton ou Harvard, déploie ses thématiques de travail qui, articulées à d’autres approches sur l’environnement ou l’artificialisation atmosphérique au sein des studios de projet, enrichissent son inscription dans les problématiques contemporaines. Il permet aussi l’organisation de conférences pour exposer ses recherches, voire de colloques lors desquels une scène transdisciplinaire est mise en évidence. Comme ce fût le cas à l’ENSA Versailles, en 2015, pour le cycle «Climats construits / Construire des climats» qui rassemblait historiens, ingénieurs, artistes, architectes, théoriciens… lors de trois débats. La participation de Philippe Rahm à des biennales et à des expositions, monographiques ou collectives, active ces mêmes mécanismes de débat, en s’adressant à des publics variés. Ils sont éminemment constitutifs du dispositif que l’architecte fabrique. Les nombreux [182] entretiens, publications, articles, voire même son inscription dans les collections muséales participent tout aussi bien à l’exposition de sa recherche avec différents Les éléments textuels et graphiques langages [180], multipliant les éléments du que Philippe Rahm emploie dans les dispositif. concours d’architecture ont alors pour but de manipuler les interprétations des De manière assez libre, en utilisant clients, en transfigurant sa proposition, plusieurs médiums et en convoquant en convoquant une mémoire personnelle plusieurs champs, Philippe Rahm se et des références collectives, en dessinant positionne dans une généalogie[181] et sur une scène, qu’il articule même autour de sa un objectif d’atmosphère à atteindre. Ils impliquent tous les éléments du pratique. Ils constituent les éléments nondits du dispositif narratif qu’il met en place dispositif qui sont mis en place en amont, mais aussi les mécanismes qui pour accéder à la commande. sont empruntés, notamment à l’écriture Le moment du concours constitue une blanche et au Nouveau Roman, pour la intensité dans le dispositif fabriqué par structure des textes. Par l’utilisation du Philippe Rahm. Cette liberté de position se présent, la précision des descriptions et la

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CONCLUSION


«La narration consiste à s’éprouver comme solidaire d’un monde encore incompréhensible, Ce mémoire s’est attaché à comprendre le statut des éléments textuels dans dont l’apprentissage l’architecture de Philippe Rahm. Auserait simultanément une delà d’inscrire sa pratique architecturale sur une scène contemporaine expérience singulière de transdisciplinaire, d’esquisser une soi-même. La conjonction de généalogie complexe ou de fabriquer un dispositif au service d’une architecture ou temps et d’espace, de lieux d’une installation physique, ils permettent et d’histoires, telle qu’elle de questionner la part narrative, se trouve être l’enjeu d’une fictive, de l’architecture atmosphérique contemporaine. constitution esthétique de l’individualité, caractérise «Le romanesque serait bien la spécificité de la du côté du fictum, de ce narration. Elle est ainsi qui est feint. La narration avant tout un mode renverrait au contraire à la de confrontation et de fictio, à l’action de façonner, réorganisation subjective de à l’acte de forger avec des l’hétérogénéité concrète du mots et au fictor, sculpteur monde. Rassemblant, sur la ou modeleur, ‘artisan de la scène encore indéfinie des parole’, proche du concret de conjonctions des mondes l’expérience. La narration actuels avec ceux de la fait que l’expérience mémoire, les jeux d’espaces racontée devient celle de par lesquels il s’actualise, ceux qui l’écoutent» la narration fait du langage partagé son non-lieu Le dispositif de Philippe Rahm se spécifique» rapproche alors du développement gradation atmosphérique, Philippe Rahm imbriquent des éléments non-dits à ses positionnements théoriques, pour tendre vers un dispositif narratif de persuasion.

[183] Jean-Christophe ROYOUX, «Le récit après sa fin : allégories, constellations, dispositifs» in Marie FRASER (dir.), Explorations narratives / Replaying narrative. Catalogue d’exposition, 2007. pp221-230 [184] Jean-Gilles DECOSTERD, Philippe RAHM, Distorsions. HYX, 2005 [185] Philippe RAHM, entretien personnel (en annexe) [186] Jean-Christophe ROYOUX, op.cit

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d’une narration plutôt que d’une fiction. Manifestement physique et physiologique, les espaces fabriqués par l’architecte sont qualifiés selon leurs paramètres atmosphériques. L’humidité, la température, la pression, la pollution, l’acoustique, etc sont autant d’éléments qui sont perçus immédiatement par les personnes dans ses espaces. Les éléments textuels permettent en amont, en parallèle ou en aval, de développer une narration réaliste, sans symbole ni signification, augmentant l’espace sans le surpasser : que ce soit par distorsions -de latitude, d’altitude, d’amplitude, thermiques, spectrales ou temporellesentre 2000 et 2005[184], par gradations ou par analogies plus récemment. lors, d’un espace atmosphérique décrit comme physique, neutre, objectif et qui serait un simple «arrière-plan qui offre des qualités climatiques, spatiales» [185], Philippe Rahm développe quand même un imaginaire scientifique, convoque des perceptions et des souvenirs individuels, introduit une forme d’intersubjectivité avec les sujets, clients ou visiteurs, de son architecture

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Même s’il défend, depuis sa position d’architecte, de dissocier totalement son travail atmosphérique et les perceptions, physiologiques et culturelles, qui en découlent, Philippe Rahm fabrique ses dispositifs narratifs, complexes et polymorphes, autour de sa production. Sans qu’ils ne soient fictifs ou fictionnels pour autant.


ANNEXES Bibliographie commentée Ouvrages généraux la notion d’environnement (atmosphère, climat, milieu) Livres BANHAM Reyner. The architecture of the well-tempered environment. The Architectural Press, Londres. 1969 Critique architecturale de la modernité, orientée autour de l’air intérieur qui peut être maitrisé quasi-totalement par des dispositifs technologiques : chaleur, humidité, ventilation, ensoleillement... pour correspondre à un optimum pour l’Homme. Vers une uniformisation neutre des ambiances architecturales durant le Modernisme?

MERLEAU-PONTY Maurice. Le Visible et l’Invisible. Gallimard, Paris. 1979 PICON Antoine. La matérialité de l’architecture. Parenthèses, Paris. 2018 VASSAL Jean-Philippe. «Ambiances et climats», Les conférences de Malaquais : Climats, 2. 2012.

Articles scientifiques AUGOYARD Jean-François. «A comme Ambiance(s)», Cahiers de la recherche architecturale et urbaine. 2007. p.33-37 «L’ambiance est la chose la plus facile à ressentir, la plus difficile à expliquer». Complexité contemporaine serait l’unification des sens. Émet l’hypothèse d’une interdépendance entre forme construite, perçue et représentée.

PECQUEUX Anthony. «Umwelt et Milieu : archéologie des notions». 2014 <http://lcv.hypotheses.org/8503> Critique politique du modernisme comme cause d’un appauvrissement des capacités de discriminations sensorielles. Milieu spécifique : le vivant détermine son propre milieu plutôt que de simplement le subir.

SIMONNOT Nathalie. «Le paradoxe de la patrimonialisation des ambiances» dans THIBAUD Jean-Paul, SIRET Daniel (dir.), Ambiances in action. Proceedings of 2nd International Congress on Ambiances. CCA, Montréal. 2012. p.33-38 <https://halshs.archives-ouvertes.fr/ halshs-00745523> SIMONNOT Nathalie, BALAŸ Olivier, FRIOUX Stéphane. «L’Ambiance et l’histoire de l’architecture : l’expérience et l’imaginaire sensibles de l’environnement construit», Ambiances, 2. 2016. <http://journals.openedition.org/ambiances/742> THILBAUD Jean-Paul. «Petite archéologie de la notion d’ambiance», Communications, 90. 2012. Approche étymologique et comparative de la notion d’ambiance. Passage entre le champ littéraire, artistique, architectural et urbain. Définition de l’ambiance comme un environnement actif qui a des impacts sur le corps et sur la perception de l’espace. Parenté sémantique entre ambiance, milieu et climat : ce qui nous entoure et influence. Théorie de l’esthétique des ambiances : dialogue Augoyard/Böhme.

Catalogues d’exposition LYOTARD Jean-François (dir.) Les Immatériaux : Épreuves d’écriture. Éditions du Centre Pompidou, Paris. 1985 Exercice stylistique proposé à des architectes, sociologues, artistes et écrivains de définir des termes qui se rapportent à l’immatérialité et à sa perception. Démontre que l’existence de ces termes non-quantifiables dépendent et sont influencés par la définition de chacun; ils ne peuvent pas être considérés comme des concepts finis.

LYOTARD Jean-François (dir.) Les Immatériaux : Album, cat.expo. Paris, Centre Pompidou (28 mars 1985-15 juillet 1985). Éditions du Centre Pompidou, Paris. 1985

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ANNEXES


Phénoménologie architecturale Livres DARO Carlotta. Avant-gardes sonores en architecture. Les presses du réel, Dijon. 2013 MERLEAU-PONTY Maurice. Phénomenologie de la perception. Gallimard, Paris. 1976 PALLASMAA Juhani. The eyes of the skin. Wiley-Academy, Chichester. 2005 Introduit la notion de patine, et donc de temps : l’action temporelle de l’air sur un matériau mêle le contenu et le contenant, le visible et l’invisible. Formation d’un ensemble cohérent, qui semble moins possible avec les matériaux et l’architecture moderne. Internalisation des ambiances par l’architecte lors de la conception d’un bâtiment. Se crée une fiction pour anticiper l’expérience. Besoin pour l’architecte de développer sa mémoire et son expérience.

PÉREZ-GOMEZ Alberto. Architecture and the Crisis of modern science. MIT Press, Cambridge. 1983* SHUSTERMAN Richard. Soma-esthétique et Architecture : une alternative critique. Éditions Head, Genève. 2010 ZUMTHOR Peter. Atmospheres. Birkhaüser, Bâle. 2008

Articles scientifiques BÖHME Gernot. «Atmosphere as mindful physical presence in space», OASE, 91. 2013. p.21-31 BÖHME Gernot. «Encoutering atmosphere», OASE, 91. 2013. p.93-99 BÖHME Gernot. «Un paradigme pour une esthétique des ambiances : l’art de la scénographie» dans AUGOYARD Jean-François (dir.), Proceedings of 1st International Congress on Ambiances. Éditions À la Croisée, Grenoble. 2008. p.221-228 HOLL Steven. «Speaking through the silence of perceptual phenomena» OASE, 90. 2013. p.23-26 PÉNEAU Jean-Pierre. «L’approche ambiantale : une complexité augmentée. Partie 2». 2012 <http://dnarchi.fr/analyses/lapprocheambiantale-une-complexite-augmentee-partie-ii/>

Articles de revue HOLL Steven. «Questions of Perception - Phenomenology of Architecture», Questions of Perception : Phenomenology and Architecture. A+U, Tokyo. 1994. p.39-44 HOLL Steven. «Archetypal experiences of architecture», Questions of Perception : Phenomenology and Architecture. A+U, Tokyo. 1994. p.121-137 PALLASMAA Juhani. «An Architecture of the Seven Senses», Questions of Perception : Phenomenology and Architecture. A+U, Tokyo. 1994. p.27-39 Volonté de percevoir l’architecture avec les autres sens pour soulever des phénomènes à travailler. Importance des sons dans la perception et dans la conception. Il aborde aussi la question de la mémoire évènementielle, qui donne un supplément de perception à tout espace vécu.

PÉREZ-GOMEZ Alberto. «The space of architecture : meaning as presence and representation», Questions of Perception : Phenomenology and Architecture. A+U, Tokyo. 1994. p.7-27

Thèses universitaires YORGANCIOGLU Derya. Steven Holl: a translation of phenomenological philosophy into the realm of architecture. Thèse de diplôme dirigée par Câna Bilsel. Middle East Technical School, Ankara. 2004

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Récit de la perception, par l’architecte et par le visiteur Livres BACHELARD Gaston. Poétique de l’espace. Les Presses universitaires de France, Paris. 1961 BERGSON Henri. Matière et mémoire. Les Presses universitaires de France, Paris. 1896 (2012) RAHM Philippe. Météorologie des sentiments. Éditions Les Petits Matins, Paris. 2015 Récits de souvenirs fragmentés avec des descriptions extrêmement précises des ambiances lors d’évènements amoureux. Temporalité très lente qui questionne la juxtaposition de plusieurs facteurs dans un instant, extrêmement court. Connaissance très précise des phénomènes pour pouvoir les percevoir.

RAHM Philippe. Constructed Atmospheres. Postmediabooks, Paris. 2014

Articles scientifiques FISCHER Ole. «Atmospheres - Architectural spaces between critical reading and immersive presence», field, 1. 2007. p.24-42 < http:// www.field-journal.org/uploads/file/2007_Volume_1/o%20fischer.pdf> HAVIK Klaske, TEERDS Hans, TIELENS Gus. «Editorial», OASE, 91. 2013. p.3-11 Atmosphère comme première expérience de l’espace : perception naturelle. Mais sa définition culturelle en change le sens. Besoin de qualifier pour pouvoir la concevoir d’un point de vue architectural. Conception artificielle, technologique ou par la mise en oeuvre seule de matériaux.

HAVIK Klaske, TIELENS Gus. «Atmosphere, compassion and embodied space», OASE, 91. 2013. p.33-51 HIS Ghislain. «La matérialité comme récit», dans BBF (Bulletin des Bibliothèques de France) #4. 2015. p.30-44 <http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2015-04-0030-003> Possibilité de concevoir la matérialité projetée comme un outil de conception? Définitions de matière, matériau et matérialité. Met en corrélation directe l’écriture et le projet d’ambiance : besoin d’autres médiums que ceux visuels pour projeter et communiquer sur des ambiances. Exemple de Jean Nouvel pour le concours de la fondation Cartier. Prise de position nécessaire sur la volonté de matérialité pour se détacher de l’architecture ancienne et de l’architecture moderne.

LABUHN Beata. «Conceptualisations of atmosphere in text and in image in architectural journalism (1991-2013)», in RÉMY Nicolas, TIXIER Nicolas (dir.), Ambiances, Tomorrow. Proceedings of 3rd International Congress on Ambiances. Volos, Grèce. 2016. p.289-294

Textes CRUNELLE Marc. «La représentation de l’architecture». 2003 <http://lavilledessens.net/textes> Opposition entre vision et perception d’un espace, la vue impliquant forcément une mise à distance. Le corps se déplace forcément dans l’architecture, ressentant de fait les contrastes d’ambiances. Crunelle remet alors en cause la viabilité des images et de tous les médias visibles qui représentent l’architecture. Impossibilité de rendre compte d’un climat, mais seulement de rendre compte de ses effets : introduction de la figure, de la métaphore. Critique d’une société hypervisuelle qui perd sa capacité à savoir reconnaitre les ambiances. Programmation stricte = uniformité artificielle.

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ANNEXES


Fabrication d’environnements dans les champs artistiques Livres BORGES Jorge Luis. Œuvres complètes. Gallimard, Paris. 2010 * CAGE John. I-VI. Harvard University Press, Cambridge. 1990 * FELDMAN Melissa (dir.) Another Minimalism : Art after California Light and Space. Reaktion, Islington. 2016 GADAMER Hans-Georg. The Relevance of the Beautiful. Cambridge University Press, Cambridge. 1986 KOSKY Jeffrey. Arts of Wonder : Enchanting secularism -Walter de Maria, Diller+Scofidio, James Turrell, Andy Goldsworthy. University of Chicago Press, Chicago. 2012

Articles de revue BOUDOU Dominique. «Nouvelle simplicité : Art «construit» et architecture suisse contemporaine», Espace de l’art concret. MouansSartoux. 2002

Conférence IRWIN Robert, TURRELL James. Aisthesis, All’origine delle sensazioni. Varese. 2014 (discussion publiée sur YouTube)

Les dispositifs littéraires, appliqués au projet d’architecture Livres BALLANS Pierre. L’écriture blanche : un effet du démenti pervers. L’Harmattan, Paris. 2007 BARTHES Roland. Le Degré Zéro de l’écriture. Éditions du Seuil, Paris. 1953 Développe le concept de Neutre, pour se défaire des assignations fixées par un code. Introduit la notion d’écriture blanche comme style de l’absence : vocabulaire simple qui refuse les termes abstraits, surcharge de détail, juxtaposition des événements.

BARTHES Roland. Le Neutre : cours et sémiaire au Collège de France (1977-1978). Seuil, Paris. 2002 BENJAMIN Walter. «Le Narrateur. Réflexions à propos de l’oeuvre de Nicolas Leskov» in Écrits français. Gallimard, Paris. 1991 DARIEUSSECQ Marie, RAHM Philippe. Ghostscapes. Éditions des Beaux-Arts, Paris. 2004 RAHM Philippe. Météorologie des sentiments. Les Petits Matins, Paris. 2015 Roman de l’architecte suisse, qui raconte des souvenirs amoureux à travers des descriptions précises de l’atmosphère. Il emploie les dispositifs littéraires du Nouveau Roman (richesse des descriptions, présent de l’indicatif, elipses temporelles). Écrit au même moment que les études architecturales pour le Jade Eco Park.

ROBBE-GRILLET Alain. Pour un nouveau roman. Minuit, Paris. 1963 WATT Ian. The Rise of the Novel. Chatto and Windus, Londres. 1957

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Articles scientifiques COCCIA Emanuele. «Speaking, Breathing», New Observations #130. West Hatfield, Massachusetts. 2014 FOSTER Hal. «Post-Critical», October #139. MIT Press, Chicago. 2012 RIFFATERRE Michael. «The referential fallacy», Columbia Review #57. New York. 1978 ROYOUX Jean-Christophe. «Le récit après sa fin : allégories, constellations, dispositifs», in FRASER Marie (dir.), Explorations narratives / Replaying Narrative. Cat.expo. Montréal, Canada. 2007. pp.221-230

Articles de revue BARTHES Roland. «L’effet de réel», Communications #11. 1968 BELLANGER Aurélien, SIMON Laurent. «Aurélien Bellanger, la singularité», 2012 <www.zone-litteraire.com/litterature/portraits/aurelien-bellanger-la-singularite.html> BERSANI Léo. «Le réalisme et la peur du désir», Poétique #22. 1975 COLARD Jean-Max. «L’écriture du tableau vivant dans La Jalousie de Robbe-Grillet», Roman 20-50. 2010 LACAN Jacques. «Subversion du sujet et dialectiques du désir», Écrits. Éditions du Seuil, Paris. 1966 MARTIN Jean-Claude. «Les narrateurs du Nouveau Roman», Les Cahiers de l’AIEF #36. 1984 NIVET Soline, SCOFFIER Richard. «Dossier : Radicalement Neutre», D’Architectures #191. Paris. 2010 FARINE Manou. «Soleils trompeurs», in NESSMAN Simon, The Nights Issue viewed by Miguel Reveriego. 2015 RAHM Philippe. «Architecture blanche de l’architecture post-critique», in BERGER&BERGER, La nuit est plus sombre avant l’aube. Manuella Éditions, Paris. 2015 Mécanismes du manifeste architectural. L’architecte définit le sujet de l’architecture, critique le contexte contemporain puis en propose les objectifs nouveaux. Il déploie une généalogie et un réseau d’influence, architectural et philosophique.

Mémoires universitaires GALLIGO Alice. Le Neutre : étude de la suspension de la signification en architecture. Mémoire de diplôme dirigée par Vincent Brunetta. ULB La Cambre-Horta, Bruxelles. 2015

Conférence, entretiens RAHM Philippe, NOËL Lison. «Pour une nouvelle architecture», Délibéré. 2018 <http://delibere.fr/nouvelle-architecture-entretien-philippe-rahm> Entretien avec une chercheuse du laboratoire «L’Hypothèse Robbe-Grillet». Développe sa proximité idéologique avec Alain Robbe-Grillet et les auteurs du Nouveau Roman. Questionne la temporalité de plusieurs arts : cinéma, photographie, écriture, architecture. Articule les dispositifs littéraires et leur application architecturale dans des projets récents.

RAHM Philippe, LALLY Sean. «Philippe Rahm and the gradient», Night White Skies. 2017 <https://itunes.apple.com/us/podcast/night-white-skies/id1144753799?mt=2#> Développements philosophiques du concept de gradient, appliqués aux projets récents de Philippe Rahm, le Jade Eco Park en particulier.

RAHM Philippe, CHIAMBARETTA Philippe. «L’émergence d’une nouvelle spatialité», PCA #02. 2012 ROBBE-GRILLET Alain. «Alain Robbe-Grillet et le ciné-roman», Italiques (émission télévisée). 1974 <http://www.ina.fr/video/I00013333>

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ANNEXES


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ANNEXES Crédits d’images [01] LUCAS Georges (réal.). Extrait de THX-1138. Film cinématographique, 88 minutes. American Zoetrope, 1971 [02] TURRELL James. Raemar Pink White. Installation artistique, LACMA Los Angeles. 1969 [03] HALSTEAD/NASA Dirck. President Nixon laughing with Apollo 11 astronauts. 1969 [04] SUPERSTUDIO. Mach II : axonometry. in «Superstudio : The artchitetture nascoste», Domus n°473, avril 1969, p.29 [05] NIEUWENHUYS Constant. New Babylon. Maquette en bois. 1955-1965 [06] EAT. Pepsi Pavilion / Fujiko NAKAYA. Fog Sculpture. Pavillon d’exposition universelle, Osaka. 1970 [07] SUPERSTUDIO. Extrait de Cerimonia. Court-métrage d’artistes, 13 minutes. 1973 [08] ARCHIZOOM. Non-Stop City. Inner landscapes. Installation architecturale.1970 [09] HIMMELB(L)AU Coop. Restless Sphere. Prototype d’architecture gonflable. Bâle (Suisse), 1971 [10] ZUMTHOR Peter. Chapelle Sainte-Benedict. Photographie intérieure de Felipe CAMUS. Sumvitg (Suisse), 1988 [11] Photographe inconnu, Le chercheur en sciences cognitives Marvin Minsky dans un laboratoire du MIT. Chicago, 1968 [12] PRINCEN Bas. Artificial Arcadia. Série de photographies prises à Rotterdam, pour la biennale d’architecture. Venise (Italie), 2002 [13] RAHM Philippe. Digestible Gulf Stream. Photographie de l’installation. Arsenale, Biennale d’architecture de Venise. 2008 [14] ELIASSON Olafur. The Weather Project. Éclairages monofréquences, écran de projection, machines à brouillard, miroirs, aluminium et échafaudage. 26.7x22.3x155.4m. TATE Modern Museum, Londres (Angleterre), 2003 [15] JANSSENS Ann Veronica. Yellowpinkblue. Installation artistique. Wellcome Collection, Londres (Angleterre), 2015-2016 [16] DILLER Elizabeth, SCOFIDIO Ricardo. Blur building. Photographie de Diane Dubeau. Expo02, Neuchatel (Suisse), 2002 [17] CERO9, VAN DE VELDE Dries. 4S (Sun, Sex, Sand, Sea). Recherche architecturale. Floating Chambers, Bruges (Belgique), 2002 [18] NASA. Sunset on Mars. Photographie spatiale de l’explorateur Rover Spirit, 2005 [19] DORVAL-BORY Nicolas. Maison Nioumachoi. Mohéli (KM), 2014 [20] DORVAL-BORY Nicolas. Médiathèque OLC. Onet-le-Chateau, 2014 [21] El CARAVAGGIO, Incredulità di san Tommaso. Schloß Sanssouci, Postdam (Allemagne). 1603 [22] ZUMTHOR Peter. Chapelle Saint-Nicolas-de-Flue. Mechernich (Allemagne), 2007 [23] RAHM Philippe. Hormonorium. Installation dans le pavillon suisse à la biennale d’architecture. Venise (Italie), 2002 [24] RAHM Philippe. Coupe longitudinale de l’extension Jardin d’Hybert. Vendée, 2002 [25] RAHM Philippe. Coupes longitudinales de l’appartement Interior Gulf Stream. Paris, 2008 [26] RAHM Philippe. Interior weather. Installation architecturale, avec des textes d’Alain ROBBE-GRILLET. CCA-Montréal (Canada), 2006 [27] MACOLA Piero. Illustrations pour l’installation Digestible Gulf Stream (Philippe RAHM). Publication en rapport avec l’installation du pavillon international à la biennale d’architecture. Venise (Italie), 2008 [28] NOUVEL Jean. Fondation Cartier pour l’art contemporain. Façade sur le boulevard Raspail. Paris, 1991-1994 [29] RAHM Philippe. Jour Noir. Recherche architecturale. Gdansk (Pologne), 2005 [30] NOUVEL Jean. Bibliothèque et médiathèque du Trocadéro. Photographie intérieure. Paris, 1976 [31] RAHM Philippe. Météorologie des sentiments. [Photographie personnelle]. Éditions des Petits Matins, Paris. 2015 p56-57 [32] RAHM Philippe, DORVAL-BORY Nicolas. Réhabilitation de l’Agora de la Maison de la Radio. Rendu de concours : cafétéria. Paris, 2016 [33] RAHM Philippe. Aménagement du Jade Eco Park. Plan de concours : superposition des trois cartes climatiques. Paris/Taichung, 2012 [34] KLEIN Yves, PARENT Claude. Cité climatisée, toit d’air, murs de feu, lit d’air - D093. Collection du FRAC Centre, Orléans. 1961 [35] GALLET Clément (réal.), RAHM Philippe. Aménagement du Jade Eco Park. Vidéo de présentation. Paris/Taichung, 2013. 10min <https://www.youtube.com/watch?v=UDr-6UtlUu8> [36] RAHM Philippe. The Effusivity Pool. Installation architecturale. Institut suisse, Milan. 2018

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[37] RESNAIS Alain (réal.), ROBBE-GRILLET Alain (scén.), L’Année dernière à Marienbad. Long-métrage, 94min. 1961 [38] RAHM Philippe. Aménagement du Jade Eco Park. Planche de concours : catalogue des climatic devices. Paris/Taichung, 2012

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ANNEXES Entretien avec Philippe Rahm Entretien téléphonique, enregistré et retranscrit le 04 Avril 2018. 52 minutes

[HUGO TAILLARDAT] Pour commencer l’entretien, j’aimerais que l’on parle du texte «Architecture blanche de l’architecture post-critique», publié dans le recueil de Berger&Berger. Vous semblez rejeter fondamentalement toute forme narrative de l’architecture pour lui redonner une existence propre, hors des signes et de ce qu’elle pourrait exprimer. Est-ce que vous pouvez m’expliquer comment vous envisagez le projet pas encore construit, incertain, qui est encore une fiction pour tous les acteurs du projet, mais qui doit convaincre ses commanditaires d’être bâti ? [PHILIPPE RAHM] Ca m’a toujours intrigué cette histoire de narration, de fiction, de tous ces termes qu’on entendait. Et en essayant de comprendre d’où ils viennent, historiquement, c’est quelque chose qui a été inventé dans les années 1980 avec Lyotard dans La Condition postmoderne. Dans ce livre, c’est lui qui produit l’idée de récit, en parlant de «grands récits», en disant que toute l’Histoire, et même celle des sciences, est un récit. C’est à dire que dans les années 1980, il y a une espèce de rupture qui introduit une idée de subjectivité dans la manière de comprendre les choses. Et ça a engendré ces idées de fiction, de narration : c’est la définition même du postmodernisme. C’est aussi Jacques Derrida, qui disait qu’il n’y avait rien au-delà du texte. C’est aussi ce qu’on appelle le Constructivisme en philosophie, c’est-à-dire que tout est une construction, culturelle, et l’idée de récit, de narration, de raconter quelque chose, ça vient des années 1980. Alors qu’avant, les architectes n’étaient pas là pour raconter quelque chose. L’architecture en soit est statique, elle n’est pas narrative, elle est dans le monde physique mais elle n’est pas là pour raconter quelque chose. Cette idée que l’architecture se mettrait au service d’un discours, c’est vraiment l’idée postmoderne des années 1980. Et c’est quelque chose qui me dérangeait,

qui me dérange toujours. Dans le sens où je considère qu’il est plus intéressant de penser une architecture qui est incluse dans le réel, avec une forme d’objectivité, et qu’elle n’est pas là pour être le média de quelque chose qui est ailleurs. C’est dans ce sens-là que je parle de la narration, de l’opposition à la narration, en disant que l’architecture représente elle-même, pas autre chose. Elle est juste présente, quoi. Quand vous parlez des clients, c’est pour moi une forme de danger. Effectivement, on raconte des histoires, mais les gens se sont habitués à cette narration, à ce storytelling. C’est aussi un peu le greenwashing. En ce moment, il y a beaucoup de projets avec des arbres sur les toits, des choses comme ça. Alors qu’en réalité, en étudiant un tout petit peu la chose, on s’aperçoit qu’il faudrait 360 arbres par personne pour absorber le carbone que chacun dégage. Et en plus, les arbres font monter la température urbaine parce qu’ils ont un albedo plutôt faible, donc ils transforment les rayons du soleil en chaleur. Alors que si on peignait le toit en blanc, qu’on installait une bonne isolation thermique, on serait peut-être 300 fois plus efficaces et plus écologiques qu’en mettant des arbres sur les toits. C’est ce type de récit, de narration, qui est quelque chose de problématique, et issu des années 1980. Et aujourd’hui, on est dans un moment où on doit parler de postcritique. Il y a aussi des gens qui parlent de Nonhuman turn. Il y a cet intérêt pour une forme d’objectivité, pour une prise en compte du réel. Comme un new-realism, un new-materialism, il y a différents termes philosophiques aujourd’hui qui pensent ces choses-là. Moi je suis vraiment contre la fiction et la narration. On comprend, quand on remonte un peu, ça a été inventé dans les années 1980. Les Modernes ne parlaient pas comme ça, ils ne racontaient pas d’histoire. Et même le fait que tout à coup, on ait voulu faire raconter à la science que c’était une histoire aussi, c’est une invention de Lyotard. C’est très mesquin comme attaque. Il dit que l’histoire de la science, de l’objectivité, des Lumières, ce sont de grands récits, en fait il met en doute leur objectivité et leur réalité en disant que si c’est un récit, on peut en inventer le récit contraire. Tout devient alors sujet à subjectivité. Mais en même temps, ça incarne une période intéressante des années 1980. [HT] Dans le concours pour Radio France, que vous aviez réalisé avec Nicolas Dorval-Bory, il me semble que vous parlez du centre de l’Agora comme d’un endroit où l’on peut s’asseoir près du cantou, ou sur une chaise pour siroter

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une citronnade. Est-ce qu’on peut parler là d’une narration comme un état futur, comme un objectif d’espace? [PR] Non, non, pour moi ce n’est pas une narration. C’est la création d’un arrièrefond qui offre des qualités climatiques, spatiales, dans lesquelles certaines activités sont plus ou moins faisables. C’est plutôt une forme d’objectivité des dispositifs architecturaux, spatiaux, de lumière, des matériaux qu’on choisissait. Non, non, il n’y a pas de narration. Effectivement, le projet était de faire un café, et on s’est demandé si c’était bien de faire un café ensoleillé et chaud, ou si c’était mieux de faire un café où on est à l’ombre. En réalité, il y a une gradation de qualités. Peut-être que l’été on préfère être à l’ombre, alors que l’hiver on préfère être au soleil. Et on préfèrerait toucher de la laine en hiver, et toucher des choses froides en été. Le projet est plus dans une forme d’ouverture, de spatialité qui offre une gradation d’atmosphères, de climats. Le fait qu’il y ait des endroits où l’on puisse boire une menthe à l’eau, et d’autres où c’est un chocolat chaud, oui, c’est une histoire. Mais c’est pas tellement... [sic] Les cafés autrefois étaient les endroits où l’on venait se réchauffer, par exemple. Au dix-huitième siècle, personne n’avait de chauffage chez soi donc tout le monde allait au café, parce qu’ils avaient froid. D’ailleurs le nombre de cafés était de 300 000 en France dans les années 1960, et il n’y en a plus que 36 000 aujourd’hui. On peut dire que c’est lié au chauffage central, parce qu’on n’a plus besoin d’aller au café pour se réchauffer. C’est la même chose pour les églises; à Rome, on voit des églises partout, et c’était des endroits frais dans la ville quand il n’y avait pas l’air conditionné. Ce sont des types d’espaces qui ont générés, mais qui étaient aussi des réponses à des questionnements spatiaux. Quand on se réfère à l’Agora, on se dit qu’on va boire une menthe à l’eau là, et un chocolat chaud ici, c’est plutôt une illustration d’un potentiel climatique, spatial. Ce n’est pas une narration. [HT] Est-ce qu’on pourrait alors dissocier l’architecture bâtie des situations qui se déroulent dans ses espaces intérieurs? [PR] Non, je ne pense pas. Quand les églises sont construites en pierre, avec du marbre à l’intérieur, avec une grande hauteur, ces trois dispositifs convergent vers un rafraichissement en été. Parce qu’il y a l’inertie de la pierre, parce que quand on touche le marbre il est froid, et l’air chaud monte sous la grande hauteur. Le dispositif est mis en place d’un espace qui devient alors frais. Et Claude Perrault, qui a traduit les Dix livres d’architecture


en 1630, il explique très bien que si on doit faire un espace qui recevra plein de monde, il doit avoir une grande hauteur; et si on doit faire un espace où on est moins nombreux, le plafond doit être plus bas. [HT] J’aimerais maintenant vous interroger sur les collaborations que vous avez avec des artistes, notamment avec Alain Robbe-Grillet, Marie Darrieusecq ou Piero Dacola. Est-ce que vous les envisagez comme quelque chose qui questionne les frontières de l’espace, de l’architecture, ou quelque chose qui est dans une succession temporelle?

propre feu. Les gens se regroupent autour de ça, le feu devient un lieu social, de discussion, de différentes activités, où aussi les sujets ne sont pas les mêmes à toutes les heures. Elle explique que quand les enfants s’endorment, il y a les parents qui peuvent parler d’autres sujets. Les veillées au feu ont des conséquences sociales du vivreensemble, de la communauté, du partage, qui sont données par cette nécessité du feu. Et on peut comprendre de la même manière que le vivre-ensemble de certaines communautés s’est perdu au moment où tout le monde a eu son radiateur dans sa chambre.

Quincy parle dans son dictionnaire de 1830. Il y a la première comme quoi les colonnes étaient des roseaux cerclés, qui donnaient ces canelures. La deuxième théorie, c’est que quand on casse une pierre, on ne va pas réussir à la faire ronde, on va casser des facettes [sic]. Et donc la colonne va garder sa mémoire. Il y a deux types de mémoire : il y a une mémoire de la construction elle-même, c’est à dire le mode d’emploi du bâtiment, et quand on leur regarde, on comprend comment il a été fait.

Donc toute la décoration d’autrefois, c’était à la fois ça, mais aussi des principes [PR] Oui, exactement ! [sic] Alors là je moraux et poétiques qui étaient inscrits rejoindrai ce que vous disiez au départ. dans le bâtiment. Alors on voyait une frise À eux, je leur demandais une fiction, qui raconte l’histoire du Christ ou du c’est vrai. Enfin, plus une interprétation, Roi, c’est la morale. Autrefois les gens ne [HT] En 2010, vous disiez que votre travail avec des espaces qui ont certaines savaient pas lire, et il n’y avait pas de livre, s’était «déplacé au-delà de la mémoire, données, comment on pourrait vivre il faut comprendre que tout était oral, et de la référence et de l’analogie, en faveur dedans, les habiter. C’est plus une forme donc tout le monde oubliait tout. Et chaque d’une perception plus immédiate et d’interprétation humaine, sociétale, génération était obligée de transmettre sensuelle de l’odeur, de la longueur d’onde d’espaces qui ont des qualités objectives à la génération d’après, mais sans aucun ou du taux de luminosité». Si on considère et neutres. Enfin pas neutre mais.... C’est moyen de l’inscrire. Donc l’architecture l’atmosphère comme un matériau pour ça que je leur avais demandé. Par a pris ce rôle. C’est Victor Hugo qui dit totalement maitrisable, grâce aux exemple, avec Alain Robbe-Grillet, il que l’architecture est un livre de pierre. avancées scientifiques et technologiques, y avait différents taux d’humidité, des Tout ça a disparu avec Gutenberg. Bon, est-ce que la technologie remplace températures et des intensités lumineuses, ça a mis un peu de temps, jusqu’à Adolph l’imaginaire d’un projet qui restera 5, 10 et lui devait imaginer ce qui se passait Loos quand même, avec «Ornement et ou 50 ans? Je veux dire par-là, peut-on dans cet espace, qu’est ce qu’on pourrait y crime». Effectivement on n’a plus besoin anticiper ou diriger les souvenirs que faire. Dans un espace où il y a beaucoup de chaque visiteur convoquera en pratiquant d’ornement puisque tout est dans les livres, lumière, qu’il fait très chaud et que c’est donc on n’a plus besoin que l’architecture l’espace? très humide, ça pourrait être une piscine garde la mémoire de quelque chose. par exemple. [PR] Je ne me suis jamais intéressé à la Mais justement, ce qui m’intéresse, question de la mémoire. On peut travailler [HT] Je veux aussi vous questionner à c’est de penser les espaces comme étant propos du roman que vous avez publié dans l’immediateté des choses, qu’elles capables... Comme si la fonction ou en 2015, «Météorologie des sentiments». ne représentent qu’elles-mêmes. C’est un l’utilisation de l’espace était la conséquence peu une idée d’Alain Robbe-Grillet, avec Savoir à quel moment il arrive, s’il a un d’une construction climatique. Pour le Nouveau Roman, que les choses ne sont rapport avec le Jade Eco Park, de près ou la collaboration avec les artistes, c’est pas autre chose que ce qu’elles sont. Si c’est de loin, par les échelles qui sont abordées, vraiment quelque chose qu’ils interprètent de la pierre, c’est de la pierre, elle n’est par la diversité et la gradation des de manière subjective des données que situations, si une articulation existe? pas là pour faire penser que c’est comme l’architecte produit de manière objective. une pierre tombale, un temple grec, ou des [PR] Non. Le livre est une commande, analogies comme ça. [HT] Par exemple, pour la collaboration c’est un éditeur qui m’a proposé de faire Sur la question de la mémoire. L’histoire avec Alain Robbe-Grillet, est-ce que vous ça. Ca m’intéressait aussi d’un point de de la mémoire, c’est qu’autre fois il n’y avez d’abord conçu les dispositifs, pour vue littéraire. Quand on décrit quelque avait pas de livre, pas d’imprimerie. lui demander ensuite sa collaboration chose, c’est toujours de manière intuitive Et donc l’architecture était le lieu ou...? : il fait chaud, je suis triste...Et en fait, de d’inscription, où on gardait la mémoire dire ça aujourd’hui, on a un savoir qui [PR] Oui, oui. On avait anticiper des des civilisations. Voire même la façade est beaucoup plus grand que ça. On peut données, et c’est nous qui lui avons donné d’autrefois était le mode de construction dire «il fait chaud parce que la distance ces données, en vrac, et lui qui a fait son d’elle-même. Quand on voit un bâtiment entre la Terre et le Soleil est plus courte», oeuvre. C’est vraiment dans ce sens-là italien de la Renaissance, avec toutes ses on peut expliquer les choses de manière ! C’est comme s’il recevait des données clés de voûte, ses grosses pierres au-dessus plus savante qu’aux dix-huitième et dixobjectives, et lui en tire des conséquences. de la fenêtre, qui sont un peu en décoration neuvième siècles. Ca m’intéressait de relier Pour donner un exemple, j’écoutais parce que derrière, c’est construit plus des situations en les décrivant par rapport ça récemment, sur la question du feu grossièrement avec des pierres comme au phénomène physique qui s’y passe. Et.. ; il y a une anthropologue américaine, ça, qui ne sont pas des pierres d’apparat. vous l’avez lu? Vous avez aimé? contemporaine, qui a fait des études sur Quand on regarde la façade, avec son socle les discussions qu’ont les gens, d’une [HT] Il m’a intéressé. Notamment dans la aussi, les décorations de colonnes, c’est peuplade en Australie autour du feu, le jour comme le mode d’emploi du bâtiment. Ce manière dont un architecte, qui a aussi et la nuit. Et en fait, il y a certains sujets une réception dans le champ artistique, qu’il faut se dire, c’est que c’est comme différents dans la journée, et d’autres le peut envisager la littérature. J’étais les colonnes grecques, elles gardent en soir. On allume un feu pour que les gens se mémoire leur origine, avec les canelures. curieux de cette articulation entre trois regroupent, chacun ne va pas allumer son domaines qui sont distincts, et de savoir Il y a deux théories, dont Quatremère de C’est un peu cette façade-là, entre des données qui peuvent générer des activités sociales, culturelles, voire politiques.

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si l’on pouvait tiré parti d’une discipline pour enrichir une autre. [PR] Par rapport à ça, je ne vois pas du tout les choses comme ça. Je ne vois pas trois domaines. Par exemple, je me considère uniquement comme un architecte, et pas comme un artiste ou comme un écrivain. Comment dire? Je pense que c’est une question de finalité. Par exemple pour les artistes, la finalité c’est l’objet qu’ils présentent dans un musée ou dans une galerie. Vraiment, je me considère uniquement comme un architecte. Après le fait que d’un coup, on se mette à écrire ou à présenter des choses dans un musée, ça fait partie du métier. Le musée est aussi un lieu d’exploration du langage. [HT] Dans ce cas, en considérant plutôt la finalité que la discipline, peut-on dire que vos livres, lus et critiqués, que vos oeuvres, vues, parcourues et critiquées, pourraient augmenter ou se mettre en articulation avec les projets architecturaux? [PR] Alors oui, ça je le crois. Il y a beaucoup de gens qui ont lu le livre, j’ai eu de très bons retours. Et beaucoup de gens m’ont dit qu’ils comprenaient mieux mon travail après avoir lu le livre. [HT] Est-ce que le livre vient alors comme une critique, comme un parallèle de votre pratique construite? [PR] C’est plutôt confondu. C’est vraiment confondu. Effectivement, les modes de réflexion qui sont dans le livre sont les mêmes que celles du projet. C’est une même approche, de compréhension physique des phénomènes climatiques. C’est un peu la même chose. Et tout ça va vers une finalité très architecturale. Moi ça m’intéresse aussi, par rapport à la littérature, la notion du climat. Le pivot central reste l’architecture, c’est important. Je me bats beaucoup contre ça. Parce qu’on fait un truc dans un musée, c’est... C’est comme l’histoire d’un type qui montre la lune, avec le doigt, et en fait les gens regardent le doigt. Comme j’ai toujours fait des expositions dans des musées, moi je montre quelque chose par rapport à l’architecture, je m’intéresse à ce sujet. Bien sûr qu’il y a des artistes qui sont dans le monde plastique, et ils se revendiquent artistes. Mais il y a quand même beaucoup de lieux d’exposition, même la majorité de ceux où j’ai été, ce sont des lieux d’architecture : le CCA, la Biennale de Venise... Enfin, ça a toujours été comme ça : tous les architectes, quand on essaye d’inventer quelque chose sur un sujet un peu nouveau, il y a toujours une histoire d’expositions, de livres, de manifestes.

[HT] Pour s’adresser à un public plus large et différent? Pour anticiper, questionner, critique? [PR] Alors non, au contraire, je dirais un public moins large. C’est plutôt un truc adressé à la profession. Par exemple, j’étais à San Francisco la semaine dernière pour présenter des choses sur l’émissivité et l’effusivité. Je dis que quand on choisit un matériau de façade aujourd’hui, il y a des critères de durabilité, d’économie, mais il y a aussi le critère de «quelle couleur je vais choisir? Qui la choisit?». Est-ce que je prends plutôt une couleur qui renvoie de la chaleur, ou qui absorbe de la chaleur : c’est le principe de l’albedo, de l’émissivité. Pour cette exposition je présente trois tapisseries, trois échantillons de façade : une qui renvoie la chaleur, une qui l’absorbe et une entre les deux, avec trois matériaux aussi. Ce que je cherche à dire avec ça, c’est que le sujet n’est pas sur la table aujourd’hui.Les gens ne choisissent pas le matériau par rapport à ce critère-là ! Ils le choisissent en se disant qu’ils sont à Paris, que la ville est blanche, calcaire, beige claire, et que du coup ils vont peindre le bâtiment en beige clair. [HT] C’est l’exemple de Venturi qui peint sa caserne de pompier en rouge. [PR] Oui, la caserne de Venturi, c’est la caricature. C’est comme Jean Nouvel dans les années 1980, dont l’architecture était noir un peu comme le rock’n’roll. Une autre fois, j’avais vu des architectes qui faisaient des balcons mauves pour faire un peu comme des lunettes de soleil. Ce choix analogique des couleurs ou des matériaux, qu’on choisisse de la brique parce que ça rappelle les bâtiments industriels du Nord, on peut aujourd’hui le questionner. D’accord, ça marche entre les années 1980 et aujourd’hui, mais peut-être qu’aujourd’hui, il y a de nouveaux modes de décision qui peuvent entrer dedans. C’est pour ça que je parle d’émissivité, d’effusivité, comme critères qui pourraient ré-actualiser des modes de décisions. L’exposition que je fais à San Francisco n’est que là-dessus, donc pas forcément grand public, c’est quelque chose qui est dans notre profession. Le musée est le lieu où on peut questionner ces choses-là. [HT] J’interroge aussi l’esthétique de votre architecture. Par exemple, comment qualifiez-vous celles de l’appartement à Lyon ou de l’installation au CCA Montréal? [PR] Je suis pas tellement dans le truc de l’esthétique... En fait, je sais pas. Je dirais qu’au niveau plastique, il y a des éléments qui arrivent. Il y a des décisions qui sont prises par rapport à certains

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critères. D’ailleurs, les endroits où je ne prends pas la décision, c’est souvent là où c’est moins bien. Par exemple, il y a une indifférenciation entre le sol, les plafonds et les murs dans l’appartement, avec une idée de réverbération, où tout est blanc. Puis il y a des meubles qui montent plus ou moins en hauteur, pour aller dans des nappes d’air chaud ou d’air froid. Puis après, il y a des caillebotis parce que l’air doit passer partout. [HT] Toujours à propos de l’appartement à Lyon, la suite d’images sur votre site internet et dans des revues montre une conception diagrammatique de l’espace, en pensant les flux d’air. Avec les diagrammes qui sont codifiés chromatiquement. Est-ce qu’on peut comparer l’imaginaire scientifique de ce projet-là avec l’imaginaire machiniste de la période moderne, ou celui des flux convoqué par Patrik Schumacher, etc? [PR] Oui, oui. Moi, je vois mon travail dans l’esprit des Lumières de la fin du dix-huitième. Mais aussi un peu la question de la science et de la technique du dix-neuvième, un peu la Modernité. Je m’inscris là-dedans, dans une forme d’objectivité, de Raison. Par contre, là où philosophiquement c’est cette idée de post-critique, c’est qu’en même temps dans l’idée de la Modernité, il n’y avait qu’une seule solution si on veut, il n’y avait qu’une seule chose de bien. Chez le Corbusier, c’était le Modulor pour les dimensions, la respiration exacte, etc. Il n’y a qu’une seule solution quoi. Et le post-modernisme, avec les études post-coloniales, cette période là est importante car elle a cassé cette idée d’unicité. Elle a dit qu’il y avait une diversité d’acteurs, avec des gens qui préfèrent le chaud, d’autres qui préfèrent le froid. On ne peut plus dire que tout le monde doit être comme ça ou comme ça. Donc les questions de gradation, que je donne dans des projets comme Radio France, ouvrent des interprétations différentes. Ce que je dis, c’est que les moyens sont modernes, que les outils sont ceux de la Raison et de l’objectivité. Par contre, la finalité est post-moderne. Les fins sont diverses, infinies. À l’Agora, on ne dit pas qu’un café est bien à telle température et avec tel matériau, mais plutôt qu’un café peut être aussi bien en bois, en laine, en pierre ou en métal. Par contre, tout est choisi selon des principes objectifs. [HT] Est-ce qu’alors la seule objectivité admise doit être scientifique? [PR] Oui. Et c’est important. Ce sont vraiment les outils et les moyens qui sont scientifiques, mais la finalité est subjective


et multiple. Cette grande différence est importante, sinon on pourrait penser que c’est univoque. Par contre, durant le post modernisme, on avait abandonné l’idée de l’objectivité de la Science, aussi bien dans les fins que dans les moyens. Et donc moi je dis, dans le texte des Berger&Berger, que tout ça [sic] vient des complotistes, des fake news, quand il n’y a plus d’objectivité.

[PR] Je dis que l’architecture n’est qu’une question de climat. Pourquoi a-t-on besoin d’architecture? Pour se protéger de la pluie quand il pleut. Ou pour se protéger du froid, du soleil... Il n’y a que ça, et c’est pour ça qu’on a besoin d’architecture à la base. Et il n’y a aucune autre raison. Le climat, c’est le fondement même de l’architecture.

En fait, j’ai très peur du monde subjectif. Pourquoi je m’intéresse et j’aime la science? Parce que si je dis que le crayon, quand je le lâche, il tombe sur la table, et qu’on est quatre personnes autour de cette table, on sera peut-être quatre à être d’accord que le crayon est tombé sur la table. Peut-être qu’une personne dira que le crayon s’est envolé dans le ciel, mais on sera toujours trois à dire que le stylo est tombé. On arrive à s’entendre sur des questions objectives. Alors que sur des questions subjectives, on ne peut pas s’entendre, car c’est le plus fort qui va avoir raison. Moi je vais dire «Regarde, le style est tombé par terre», et l’autre va dire «Non, il est monté au ciel», puis je vais le contredire et il va me mettre une claque pour que je me taise. Vous voyez? Il y a plein de livres qui sont écrits là-dessus en ce moment. C’est pour ça que c’est dangereux ce truc postmoderne subjectif. Toute la question de la narration, de la fiction, toutes les choses comme ça c’est dangereux, parce qu’à la fin, c’est le plus fort qui gagne. C’est comme Trump qui dit «Il y avait des milliers de personnes lors de mon investiture», mais des gens montrent la photo en disant qu’il y en avait beaucoup moins. Puis Trump met une claque au journaliste, en disant que la photo est fausse.

[HT] En quoi peut-on le distinguer des termes d’atmosphère ou de milieu.

Il y a un philosophe italien, Maurizio Ferraris, qui parle du fait que la question de la fiction, que tout est subjectif, a donné Berlusconi qui disait tout ce qu’il voulait, parce que de toutes façons, c’est lui qui décidait. En fait, quand c’est subjectif, c’est la raison du plus fort qui a raison. Et donc on ne peut plus s’entendre. C’est pour ça que ça me fait très peur. J’ai très peur quand des gens disent qu’ils ont peur de la science, qu’elle est trop dangereuse... moi, c’est ceux qui ne croient pas en la science qui me font très peur ! Parce qu’à un moment donné, on me dit qu’il ne faut pas écouter de la musique parce que la religion le dit. Moi je dis «mais non, mais non» et tac, on me fout une claque. C’est ça le problème de la subjectivité. Intuitivement, on dit que la science est dangereuse, et que la fiction et la narration sont sympathiques. Alors qu’en réalité, c’est le contraire. [HT] J’aimerais enfin vous entendre à propos de trois ou quatre notions, et savoir en quoi elles sont opératoires dans votre travail. La première serait «climat».

[PR] Atmosphère, c’est quelque chose qui me plait bien, dans son sens scientifique. Avec la lithosphère, l’atmosphère... C’est l’épaisseur de l’air dans lequel on évolue. Donc au sens scientifique ça me plait bien. Par contre, le mot atmosphère a aussi été utilisé de manière subjective, par Peter Zumthor notamment. Il parle de l’atmosphère d’un point de vue poétique, subjectif. Avec une atmosphère qui rappelle la maison de son enfance, ou quelque chose comme ça. Cette partie là m’intéresse moins, voire très peu. Le mot atmosphère a un double sens comme ça, avec l’un qui me plait, quand l’atmosphère est l’air, et un autre qui me dérange, subjectif. D’ailleurs, il y a parfois des confusions parce que j’ai été invité dans des conférences où c’était l’atmosphère des odeurs, des souvenirs... Et le troisième, c’était milieu. Je connais moins. Je sais juste qu’en France, il y a d’autres gens qui travaillent là-dessus.

Radio France fait interdire ce composant. Dans des grands bâtiments comme ça, tout le monde est terrorisé, les gens ne veulent plus entendre parler de formaldéhyde. À un moment donné, ces déplacements se font à certains moments. Dans l’histoire de l’architecture, c’est toujours un peu comme ça; au départ, on trouve qu’il n’y a aucun sens, et progressivement ça prend un sens, puis ça devient même évident. [HT] La toute dernière question serait à propos du Jade Eco Park, et notamment de la vidéo de concours. Vous avez collaboré avec Clément Gallet, et le choix de la représentation scientifique, codifiée, est caractéristique de cette vidéo. Elle se diffère d’autres vidéos immersives contemporaines, souvent réalisées par Arte Factory, L’autre image ou Luxigon... [PR] Effectivement, c’est un peu comme ça que je réfléchis, comme ça que les choses se mettent en place dans le projet. Après il y avait la question de la représentation; j’ai mis un moment avant de comprendre et de trouver des codes graphiques, de représentation. Donc à un moment on a trouvé ce magenta, ce cyan, qui permettent de montrer l’humidité de l’air ou sa température. La vidéo du Jade Eco Park était effectivement bien réussie dans son expression graphique, et permet de mettre en valeur les choses dont on parle. Elle est très fidèle à la méthode de travail.

Après, concernant Clément Gallet, c’est un super mec qui fait des clips pour Rihanna, pour Madonna, pour des grandes marques. On a fait trois vidéos ensemble, pour le VIA et pour une exposition au [PR] Justement, il n’est pas forcément invisible. À quelle niveau vous voulez Louisiana Museum. On n’a plus travaillé parler d’anticipation? ensemble depuis un moment, mais c’est quelqu’un qui est très clair, qui comprend [HT] Quand on projette un espace qui sera parfaitement, donc c’était une collaboration perçu plutôt que simplement vu, comment très bien. peut-on anticiper ce qui sera reçu? Estce qu’il y a une volonté de déplacer et d’orienter le regard? [HT] Le dernier, ce serait anticipation, dans le cadre du projet d’espace invisible qui...

[PR] Je dirais que c’est déjà le cas. Quand on voit tous les projets comme Ré-inventer Paris, il y a eu un gros déplacement, de ce qui était visuel vers des questions d’écologie, d’énergie. Les gens en ont déjà pris conscience, je pense que le déplacement a déjà eu lieu. Avec Nicolas, sur le projet de Radio France, il y a toute la question de toxicité des matériaux. Parce que d’une part le bâtiment était plein d’amiante, et aussi parce qu’ils ont mis des matériaux d’isolation plein de formaldéhyde, qui est devenu un cancérigène avéré. L’année passée, ou il y a deux ans, l’OMS a déclaré que ce n’était pas qu’un petit risque de cancer, mais que les formaldéhydes provoquaient vraiment des cancers. Donc

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FIN




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