L’amateur : juger, participer et consommer

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Illustration de couverture

Yasumasa Morimura, Look, This is in Fashion!, 2004 C-Print(Diasec) ; 160 x 120 cm ; Ed of 5 ; MO 2068 Courtesy Yasumasa Morimura et la Galerie Thaddaeus Ropac Paris/Salzburg


L’amateur Juger, participer et consommer


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© 2010, Institut français de la mode, 36 quai d’Austerlitz 75013 Paris © 2010, Editions du regard, 1 rue du Delta 75009 Paris


L’amateur Juger, participer et consommer

Collectif sous la direction de Olivier Assouly


S OMMAIRE INTRODUCTION Olivier Assouly

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PRATIQUES D’AMATEURS DU GOÛT AU CONNOISSEURSHIP, LA GRANDEUR DE REMBRANDT AU XVIIIe SIÈCLE

Charlotte Guichard p. 17 L’AMATEUR, LE CONSOMMATEUR ET LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITALISME Olivier Assouly p. 31 LE CONSAMATEUR OU L’AMI BRICOLEUR Benoît Heilbrunn p. 49 L’ÉMERGENCE D’UN MARCHÉ D’AMATEUR. LE CAS DU PARFUM Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller p. 69 À QUI SE FIER QUAND ON CHOISIT SON LAVE-VAISSELLE ? CAPACITÉS ET LIMITES DES AIDES À LA CONSOMMATION EN MATIÈRE DE VÉRIDICITÉ

Philippe Gauthier et Justine Leggett-Dubé p. 98 LES COMMUNAUTÉS DE GOÛTS SUR INTERNET. LE CAS DU LUXE Yann Moulier Boutang et Michaël Vicente p. 118 L’AMATEUR ET LE PRODUCTEUR : UNE PROPOSITION DE GRADUATION DE LEUR RELATION Thierry Maillet p. 131 L’AMATEUR DU FUTUR Catherine Perret p. 144

BIBLIOGRAPHIE p. 167 LES AUTEURS p. 173


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Autant le terme de consommateur nous est familier, autant celui d’amateur continue d’apparaître plus rare et équivoque. D’abord, il est difficilement transposable dans d’autres langues : lover en anglais n’est pas l’équivalent d’amateur et les américains parlent différemment d’aficionado. Ensuite, de manière péjorative, la qualification d’amateur insiste sur une forme notoire d’incompétence, comme si une activité ne pouvait être sérieusement exercée qu’au travers une profession. Si l’opposition entre amateur et professionnel a pu être au départ descriptive, elle est devenue évaluative et disqualifiante. Enfin, la reviviscence actuelle de la figure de l’amateur – qui désignait au XVIIe siècle un membre de l’Académie de peinture acquis à la cause des artistes par ses discours – repose en partie sur des technologies comme l’Internet en train de transformer l’équilibre des rapports entre production et consommation. Aimant des objets – œuvres d’art, musique, vin, informatique, mode, gastronomie, antiquités –, l’amateur n’est pas seulement consommateur ou il l’est d’une manière qui oblige à refondre la notion courante de consommation. Cet ouvrage collectif vise à rendre compte des enjeux et des difficultés du passage de l’un à l’autre, du consommateur à l’amateur, se demandant si se maintient une continuité ou s’inaugure au contraire une rupture. A la différence du connaisseur qui exerce son jugement en fonction d’une qualification que sanctionnent expressément des connaissances, notamment à l’instar de l’expert, l’amateur cultive son dilettantisme. Il ne s’autorise qu’en vertu de lui-même, au fil d’une construction du savoir qui échapperait aux itinéraires scolaire et académique. Il aime les objets, non


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pas en théorie, pas davantage sous la forme de représentations, mais dans des expériences répétées et différenciées qui sont autant d’entraînements et d’exercices, voire de bricolages ainsi que le développe Benoît Heilbrunn. Un amateur de vin ne peut pas aimer le vin, en sorte de l’apprécier pour en jouir et en évaluer les qualités, et ne jamais en boire. Etre amateur c’est être dans le faire, au sein d’une pratique qui, selon Anne-Sophie Breitwiller, reposerait sur des médiations, notamment techniques, avec des objets, des instruments, des communautés, des comparaisons, des confrontations, des rivalités, des jugements et des passions. Tandis que des informations constituent des données dématérialisées et formalisées, les réseaux d’amateurs se construisent au fil de trames affectives, tout en conservant à l’amateur une réflexivité sur sa propre pratique. En construisant et en affûtant son goût dans la durée, l’amateur s’ouvre aussi à des modes d’action et des possibilités d’existence inattendues. A première vue, les relations entre amateur et consommateur semblent contradictoires. Isolé, le consommateur est dans l’immédiateté d’une acquisition et de son plaisir, tandis que l’amateur raffinerait sa sagacité comme sa jouissance dans des communautés de goût. En témoigne l’attachement des amateurs d’art qui n’impose pas la possession matérielle des œuvres. De surcroît, l’amateur se distingue du collectionneur qui, jouissant des objets qu’il possède, projette de les disposer sur ses propres lieux comme dans des cabinets de curiosité. Toutefois l’amateur n’est-il qu’un juge éclairé mais uniquement contemplatif ou bien un artisan du goût avec des savoirs et ses savoir-faire ? Il n’y aura de réponse qu’à déterminer la nature exacte de son activité. Historiquement, au cours du XVIIe siècle, l’amateur produit des discours, sous la forme de livres et de conférences, sur la peinture à condition de s’exercer lui-même à ce qu’il doit juger, que ce soit par une pratique du dessin, de la peinture ou de la gravure – comme l’analyse Charlotte Guichard. S’il est exclu de produire un chef-d’œuvre, ce type d’activités, tout en étant incomparable en excellence avec le travail des maîtres, est indispensable pour sentir la nature de l’activité artistique et élaborer ses


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sensations et son jugement. Nul ne peut juger d’une œuvre sans s’exercer à des ouvrages comparables. Or, au XVIIIe siècle, on passe d’un amateur dont la production littéraire était solidaire d’exercices à celui dont le discours reposera exclusivement sur l’appréciation esthétique et donc une capacité d’abstraction critique. Tout indique que la jouissance esthétique se dissocie de toute espèce d’exécution personnelle. Quelles sont les conséquences de cette dissociation ? Dans quelle mesure se manifeste-t-elle, avec le développement et l’essor de l’industrie, au sein de la division entre consommation et production ? Avec le fordisme, pour le dire vite, le développement de l’industrie repose non seulement sur la standardisation de la production, mais aussi dans la production des consommateurs, nécessaires à l’écoulement des produits, par le truchement des techniques du marketing et de la communication. Ce modèle de consommation suppose une direction opératoire, un sens univoque, qui conduit de la production à la consommation ; la première commandant la seconde. Dans la production industrielle, la cohérence interne de la production, qui devient elle-même dominante par la formation de types stables, explique la massification de la consommation. Or, la figure de l’amateur déstabilise cette conception classique de la consommation par son refus de la passivité, pour privilégier a contrario celui dont les compétences le rendent activement à même de juger et en connaissance de cause. L’opposition entre production et consommation, et par conséquent la division du travail et une spécialisation accrue sont remises en question par l’amateur. Si l’amateur est en situation de jugement et donc de maîtrise supplémentaire, actif et non passif, il est à l’origine d’une éthique qui, en tant que dessein collectif et forme d’action, dépasse les limites d’un rapport subjectif aux objets et pourrait nourrir des aspirations d’émancipation sociale. De fait, notre époque confère un tout autre visage à l’amateur, d’autres charges et obligations, contraintes et espérances, que celles qui furent les siennes au moment de la naissance de l’Académie. Parmi elles se compte


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l’exigence d’un partage économique et social des compétences et des pouvoirs entre l’expert et le citoyen comme le souligne Philippe Gauthier. Ce qui tend à disparaître, tout du moins à se déplacer, ce serait la position verticale de l’expert, au profit des flux et des confrontations plus horizontales d’opinions. Ce sont des signes d’un possible déplacement des normes de jugement qui étaient dévolues aux firmes, aux agences de communication, aux experts et aux politiques. Dans la mesure où l’amateur va spontanément aux objets, en vertu de son aptitude cultivée à les élire ou les rejeter, le marketing comme moteur et dopant de la consommation pourrait être remis en cause. En effet, le travail d’évaluation des amateurs peut déboucher sur une politique de conception collective à condition que soient hiérarchisés les niveaux de compétences et donc de participation, nécessairement hétérogènes entre producteurs, connaisseurs, amateurs et consommateurs. La sanction esthétique est le point de passage de l’amateur au créateur dans la mesure même où toute conception, au sens du design, précède et actualise la production. Or cette conception exige un large accès aux connaissances et une intégration croissante de l’individu dans le périmètre d’innovation et de production des firmes. Perspective dans laquelle les nouvelles technologies de l’Internet, notamment le logiciel libre, ont une place éminente pour une majorité de travaux sur l’amateur1 : elles autorisent des formes inédites d’évaluation et de coproduction étroitement solidaires de modes d’association et de partage des compétences, comme le montrent Yann Moulier Boutang et Michaël Vicente. On y repère une production collective des évaluations esthétiques (prolifération des jugements de goût), des coproductions emblématiques en réseaux (les logiciels libres), une circulation accélérée et transnationale des savoirs et des connaissances2. Le cas significatif du logiciel libre indi1. C’est le cas de nombreux travaux dont ceux philosophiques de Bernard Stiegler et économiques de Yann Moulier Boutang, à la différence des recherches sociologiques sur l’amateur d’Antoine Hennion (voir la bibliographie à la fin de l’ouvrage). 2. Il faut se reporter à André Gorz dans L’Immatériel (Paris, Galilée, 2003) qui distingue connaissance de savoir : la première renvoie à des règles formelles et le second à un méca-


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querait qu’une libre association d’individus constitue un essaim de producteurs et une source originale de valeur économique. Cet essor de contributions sociales spontanées, essentiellement motivées par une forme de désintéressement et des désirs d’association, a un précédent historique avec la mise en commun des savoirs de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui reposait alors sur la collaboration d’hommes n’appartenant pas aux mêmes communautés religieuses et sociales. L’Encyclopédie, qui permettait de réaliser des constructions soi-même grâce à une documentation pratique utilisable, a pris corps sur une volonté universaliste de diffusion et de partage de compétences. Désormais, l’innovation ascendante et l’open innovation sont caractéristiques de l’intégration d’amateurs au cœur de schémas économiques de production. Plusieurs questions émergent tant sur la nature de la participation que sur les compétences des amateurs, sur le biais excluant dans une majorité des cas la rémunération des contributeurs, voire sur la perspective d’une contamination économique de la totalité des rapports sociaux et des formes de création. Exemplairement, une activité initialement spontanée et sociale, à l’instar des réseaux sociaux sur Internet, est de facto une source de plus-value économique. Auparavant, situation loin d’être épuisée, des entreprises développaient des produits en se chargeant de les concevoir à partir des activités de Recherche et développement, du marketing et des études de marché. Ces futures marchandises étaient testées lors de protocoles – des tests à échelle réduite sur des sujets – destinés à reproduire les conditions de jouissance des divers « segments » de consommateurs. Or, là où une organisation économique coûteuse, avec des résultats aléatoires, était nécessaire, il est possible de formaliser, avec l’indexation des préférences issues des réseaux sociaux, plus efficacement les opérations de commercialisation. L’opération est réalisable in situ, à plus grande échelle avec des millions de « consommateurs » en puissance, à un moindre coût car tous se nisme d’appropriation individuelle et sociale. Par exemple, on peut faire l’expérience des langues sans nécessairement être passé par l’étape d’un apprentissage formel de la grammaire.


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livrent bénévolement au jeu des préférences et surtout avec une fiabilité inédite qui tient à une collecte à la fois massive et différenciée d’informations sociales, esthétiques, religieuses, professionnelles, culturelles, affectives, etc. Ce dispositif de valorisation marchande repose sur un effet retard : l’action économique n’a plus qu’à suivre pour l’envelopper une activité sociale offerte en temps réel de manière à ajuster ses stratégies commerciales. Qui plus est, au-delà de la captation économique des goûts, les individus sont invités et s’invitent les premiers à des opérations de coproduction qui servent les intérêts de firmes qui disposent cette fois de réservoirs de conception et d’imagination dépassant les seules opinions des internautes. Indépendamment des critiques déplorant les intrusions de l’économie et la marchandisation de l’existence privée, ceci oblige à repenser fondamentalement la conception et la répartition des richesses en tenant compte de ces populations actives, parfois exclues, qui produisent – parfois sans plus consommer – sans être comptabilisées parmi les actifs des entreprises ni dans la richesse des nations. Mais une question se pose plus radicalement : pourquoi ne pas imaginer la disparition de l’entreprise sous sa forme industrielle fordiste – rassemblant des outils, des compétences et du capital – au profit d’une plus vaste entreprise sociale ? Les approches classiques admettent de prendre en compte le point de vue du consommateur tout en voulant conserver le contrôle des profits, de l’image et du capital. C’est la raison pour laquelle notre ouvrage se doit d’analyser en détail les différents degrés de participation, comme le fait Thierry Maillet. L’avenir d’un amateur totalement affranchi de la figure du consommateur pourrait achopper sur plusieurs points. D’abord, doit-on assimiler l’amateur à une forme évoluée du consommateur avec le prosuming ? D’où la nécessité de prendre garde aux confusions entre une personnalisation de produits par des consommateurs qui repose sur une signature narcissique sans exiger la moindre compétence et la coproduction qui relève d’une activité collective et qualifiée à la fois par et pour une communauté. De


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surcroît, la mass-customization, c’est-à-dire l’adaptation de la production industrielle à l’individualité des consommateurs, renforcée aujourd’hui par les systèmes d’information capables de tracer les préférences des individus et de répondre aux attentes individuelles, était déjà de mise, sous une forme plus rudimentaire, avec la massification industrielle qu’analysait Adorno dès les années 503. Ensuite, il faut reconnaître l’existence d’obstacles qui se dressent sur le chemin de l’amateur, le plus souvent liés à la capacité inouïe du marché à convertir les goûts les plus singuliers et dissidents en un essaim d’achats qui, comme le souligne Catherine Perret, ajoutés les uns aux autres, forment un marché alternatif et renouvelé. Aujourd’hui, la critique sociale de la standardisation comme de la massification est neutralisée par le dépassement des marchés de masse au profit d’une masse de consommations de plus en plus différenciées. Ce qui dans le modèle fordiste était laissé en marge du marché, indomptable, c’est-à-dire les goûts dissidents des amateurs, entre désormais dans des espaces sophistiqués de production et de consommation. Prospectivistes, industriels et économistes admettent que toutes ces marginalités constituent un marché à la taille et au rendement appréciables. Par ailleurs, l’idée même de coproduction semble contradictoire avec une création exprimant entièrement, en dehors des relations de partage, le talent du producteur. A l’instar des plus radicales, certaines créations visent à satisfaire davantage des exigences propres à la création que le goût, celui-là même cultivé par les amateurs. Comment ces deux tendances peuvent-elles coexister dans une société où se généralise l’instinct de participation ? Enfin, on objecterait à raison que notre présent est loin d’être favorable à l’amateur en regard de la domination du consommateur sous sa forme classique. L’amateur reste une figure résolument minoritaire. Pour autant,

3. « Il a été prévu quelque chose pour chacun afin que nul ne puisse échapper, les différences sont mises en relief et diffusées partout ». Adorno, « La production industrielle des biens culturels », in La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 2007, p. 132.


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notre propos se concentre sur ce qui actuellement préfigure ce devenir, sans aucune certitude – contrairement aux prophéties malheureuses de trop nombreux experts – qu’un jour apparaîtront des transformations radicales et réelles. Quoi qu’il en soit, ce motif de l’amateur met à l’épreuve un présent commandé par la consommation, elle-même subordonnée à des conditions techniques et économiques dépassées, en libérant des possibles et dessinant des horizons. C’est en cela que « l’actuel n’est pas ce que nous sommes, mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire l’Autre, notre devenir-autre. Le présent, au contraire, c’est ce que nous sommes et, par là même, ce que nous cessons déjà d’être »4. Olivier Assouly

4. Gilles Deleuze & Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 107.


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PRATIQUES D’AMATEURS DU GOÛT AU CONNOISSEURSHIP, LA GRANDEUR DE REMBRANDT AU XVIIIe SIÈCLE

Charlotte Guichard

Apparue dans la littérature artistique à la fin du XVIIe siècle, la figure de l’amateur connaît son apogée au siècle des Lumières et s’impose à cette époque dans l’espace artistique parisien, entre l’âge d’or du mécène et celui du collectionneur1. Promu au milieu du siècle par l’Académie royale de peinture et de sculpture comme seul modèle légitime du public artistique, l’amateur se caractérise alors par l’exercice de son goût, formé au sein de sociabilités restreintes d’artistes et d’amateurs. Il est présenté comme un conseiller des artistes, qui leur commande aussi des œuvres. Ces communautés de goût, associées au système académique, sont la réponse fragile de l’institution monarchique à la naissance d’un espace public de la critique, qui se développe grâce au succès des Salons du Louvre, transformés en événements artistiques majeurs à partir de 1751. Ainsi associé aux artistes de l’Académie royale, l’amateur devient une figure politique qui doit jouer un rôle capital dans la promotion d’une école nationale de peinture. Cependant, l’originalité du modèle académique est de présenter aussi l’amateur comme un praticien. Pour former son jugement et donner légitimement des conseils aux artistes, l’amateur doit 1. Charlotte Guichard, Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2008.


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s’être d’abord formé à la pratique artistique ; il est donc aussi un artiste amateur. Cette conception académique pourrait paraître exclusive, en fait elle témoigne plus généralement de l’essor nouveau des pratiques artistiques en amateur au XVIIIe siècle. En effet, les arts du dessin ne se sont imposés que lentement dans le monde des élites parisiennes. Ils n’apparaissent pas dans les traités de civilité, alors que Baldassar Castiglione les mentionnait dans son Livre du courtisan2, et qu’en Angleterre le modèle du virtuoso triomphait déjà à la cour de Charles 1er3. En France, le dessin reste une compétence sociale moins répandue que la conversation, constitutive du modèle de l’honnête homme4. Même la pratique de la musique se diffuse plus largement dans la bonne société que celle du dessin : avant l’apparition d’une écoute « absorbée » et attentive5, la musique accompagne les échanges de la bonne société, comme le montre le témoignage ulcéré du jeune Mozart après un de ses concerts dans la bonne société6. Ces pratiques d’amateurs ont été longtemps mésestimées, car elles ne participent pas à une histoire de l’art qui s’intéresse d’abord aux grandes œuvres et aux artistes professionnels, même mineurs. Elles ont longtemps été considérées comme un simple divertissement des élites, un loisir qui n’engageait rien de sérieux ni de savant7. Pourtant, elles produisent bien un 2. Baldassar Castiglione, Le Livre du courtisan, Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1987, p. 92 : « je veux parler d’une autre chose, qui, parce que je la juge de grande importance, ne doit, à mon avis, être négligée par notre Courtisan en aucune façon : c’est de savoir dessiner et d’avoir connaissance de l’art propre de la peinture ». 3. Ann Bermingham, Learning to Draw. Studies in the Cultural History of a Polite and Useful Art, New Haven, Yale U.P., 2000, p. 49-64. 4. Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires. La conversation, Paris, Gallimard, 1994 (1ère éd. 1992), p. 112-210. 5. Inspirés par les réflexions de Michael Fried sur l’« absorbement » en peinture, des auteurs ont proposé une histoire culturelle de l’écoute : James H. Johnson, Listening in Paris: A Cultural History, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1995 ; William Weber, “Did People Listen in the Eighteenth Century?”, in Early Music, nov. 1997, p. 678-691. 6. Wolfgang Amadeus Mozart, Correspondance, Paris, Flammarion, 1986-92, vol. 2, lettre à son père du 1er mai 1778, p. 300-301 : « Mais le pire est que Mad. [Rohan-Chabot] et tous ces messieurs n’abandonnèrent pas un instant leur dessin, le continuèrent au contraire tout le temps, et je dus donc jouer pour les fauteuils, les tables et les murs ». 7. Jean-Louis Jam (dir.), Les Divertissements utiles des amateurs au XVIIIe siècle, ClermondFerrand, P.U. Blaise Pascal, 2000.


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effet sur la valeur de l’art, en engageant la hiérarchie des œuvres et des artistes. Certains cercles restreints d’amateurs font en effet appel à une pratique plus exigeante qui va nourrir en retour le discours du connoisseurship et structurer les savoirs artistiques. C’est ce que montre l’important mouvement d’imitation et de réflexion que suscitent les gravures de Rembrandt chez certains amateurs, qui associent pratique artistique non professionnelle, jugement de goût et discours de connaissance. Cette admiration en acte participe activement à la reconnaissance de Rembrandt, à la définition de son œuvre et jouera un rôle inaugural dans l’histoire du connoisseurship8. ARTS DU DESSIN ET PRATIQUES D’AMATEURS

Au XVIIIe siècle, l’amateur d’art n’est pas seulement un commanditaire ou un spectateur éclairé, formé dans la sociabilité avec des artistes fréquentant l’Académie royale, les salons parisiens ou les loges maçonniques. C’est aussi un praticien : les artistes amateurs se multiplient dans la société urbaine des Lumières. A Paris, ils se recrutent dans le monde des élites sociales (la finance, l’aristocratie et la cour, l’administration royale), dans l’armée où les ingénieurs et soldats apprennent à lever des plans et à dresser des croquis9, et dans le milieu des artisans d’art. Grâce à cette familiarité plus étendue avec les arts du dessin, une véritable culture mondaine de l’image se déploie, qui fait la part belle aux pratiques d’amateurs. Hors des apprentissages utilitaires, dans les académies, les écoles de dessin ou d’ingénieurs10, les leçons particulières se développent dans la capitale et les

8. Dans cette acception masculine, le terme d’œuvre renvoie à l’ensemble des œuvres de l’artiste, c’est-à-dire à son catalogue ou à son répertoire. 9. Antoine Picon, L’Invention de l’ingénieur moderne. L’école des Ponts et Chaussées, 17471851, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et chaussées, 1992. 10. Reed Benhamou, Public and Private Education in France, 1648-1892, Oxford, Voltaire Foundation, 1993 ; Renaud d’Enfert, L’Enseignement du dessin en France. Figure humaine et dessin géométrique (1750-1850), Paris, Éditions Belin, 2003 ; Ulrich Leben, L’École royale gratuite de dessin de Paris (1767-1815), Saint-Rémy-en-l’Eau, Monelle Hayot, 2004 ; Agnès Lahalle, Les Écoles de dessin au XVIIIe siècle, Rennes, P.U.R., 2006.


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guides de Paris mentionnent de plus en plus les noms de maîtres à dessiner pour les enfants et les adultes de la bonne société11. Les Lettres sur l’Éducation de Madame de Genlis, préceptrice des princes d’Orléans, mettent en scène l’importance du dessin dans l’éducation des jeunes nobles : « Dainville m’amène mon fils qui vient prendre, avec sa sœur, une leçon de dessin d’une heure ; pendant ce temps j’écris toujours : on m’apporte les yeux, le nez et les profils qu’on a faits, je blâme ou j’approuve »12. Un marché nouveau pour les « livres à dessiner » se développe grâce auquel les amateurs trouvent des motifs agréables à copier et un apprentissage facilité du dessin. Dans ces cahiers d’images, la figure humaine est concurrencée par le paysage. Le paysage devient un élément central de l’engouement des amateurs pour le dessin13. Parallèlement au goût pour les vedute, la pratique de la topographie d’agrément se développe, avec quelques motifs pittoresques prépondérants : arbres, chaumières, moulins. Logiquement, le voyage devient un moment privilégié de l’expression artistique chez les amateurs, qui sont de plus en plus nombreux à croquer ou à peindre, souvent à l’aquarelle, les paysages et les lieux qu’ils découvrent14. Des conseils prodigués aux voyageurs dans un manuel publié en 1797 n’oublient pas de mentionner « parmi les choses utiles à un voyageur, les objets suivants. Une boîte d’instruments propres au dessin ou à l’arpentage, du papier à dessiner, de l’encre de la chine »15. Le croquis et le dessin sur le vif deviennent

11. Par exemple : Jèze, État ou Tableau de la ville de Paris, Paris, Prault, 1765, p. 189. « Maîtres et maîtresses de dessin, peinture, &c : On n’envisage le Dessin dans cet article, que comme faisant partie d’une éducation agréable & recherchée, que l’on désire quelquefois procurer aux jeunes personnes de l’un & de l’autre sexe, sans avoir d’ailleurs, en ce genre, pour la suite de leur vie, aucun objet déterminé d’occupation & d’établissement. » 12. Madame de Genlis, Adèle et Théodore ou Lettres sur l’éducation : contenant tous les principes relatifs au trois différens plans d’éducation des princes, des jeunes personnes et des hommes, Paris, Lambert, 1782, lettre 7, p. 28. 13. Charlotte Guichard, « Les ‘livres à dessiner’ à l’usage des amateurs à Paris au XVIIIe siècle », in Revue de l’Art, n° 143, 2004-1, p. 49-58. 14. Abbé Richard de Saint-Non, Voyage pittoresque ou Description du Royaume de Naples et des Deux-Siciles, Paris, Clousier, 1781-1786, 4 vol. 15. Léopold Berchtold, Essai pour diriger et étendre les recherches des voyageurs qui se proposent l’utilité de leur Patrie, Paris, Chez Du Pont, 1797, t. 1, p. 83.


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une nouvelle manière de vivre le voyage et d’appréhender la nature, complémentaire à l’écriture plus traditionnelle du journal de voyage. Dans les espaces domestiques, on voit donc apparaître du matériel de dessin, de peinture ou de gravure. À côté des manuels de dessin, des ouvrages plus techniques, la Manière de graver à l’eau forte, un Traité des couleurs pour la peinture en émail et les Règles du dessin et du lavis, apparaissent dans les bibliothèques16. Un financier, l’abbé Richard de Saint-Non, propriétaire d’une collection et lui-même graveur amateur, possède cinq chevalets et « une table contenant différents ouvrages pour l’usage de la presse et l’impression à l’eau forte »17. Dessinateur et graveur averti, Saint-Non ne se prive pas d’utiliser des machines nouvelles destinées à faciliter son travail. Il possède « une boîte pour la chambre noire très imparfaite avec une autre boîte renfermant un verre pour l’usage du calque monté dans un châssis de bois à charnière » et un « grand pantographe mécanique pour la réduction du dessin dans sa boîte de bois de noyer, avec un châssis à chenille de cuivre à l’usage du calque ». Ruiné par la publication luxueuse de son Voyage pittoresque18, l’abbé de Saint-Non termine sa vie en 1791 dans un hôtel de la rue du faubourg Saint-Honoré, au milieu d’une collection de copies personnelles des artistes qu’il a fréquentés durant son existence : Hubert Robert, Fragonard et François Boucher. Ses copies rappellent son amitié passée pour ces artistes de l’Académie royale : ses propres pastels, comme les estampes qu’il a lui-même réalisées, sont exposés et encadrés. De véritables ateliers d’amateurs sont même parfois créés. Ainsi, le banquier Laurent Grimod de La Reynière ne se contente pas de collectionner des œuvres et des livres d’art dans son hôtel particulier de la rue des Champs-Élysées. « Dans une pièce servant d’atelier de peinture », il conserve « quatre chevalets de bois de chêne, deux tables de bois de chêne, un tabouret aussi de bois, une boîte à compartiments contenant des

16. AN, MC, et/ XVIII/846, 14/3/1785, inventaire après décès de M. Bergeret. 17. AN, MC, et/XVIII/ 899, 21 décembre 1791, inventaire après décès de l’abbé de Saint-Non. 18. Voyage pittoresque ou Description du Royaume de Naples et des Deux-Siciles, Paris, Clousier, 1781-1786, 4 vol.


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bâtons de pastels »19. Il y réalise et y expose ses propres pastels : vingt-cinq copies d’après des artistes reconnus : Rembrandt, Greuze, Watteau, Desportes et Poussin et « six portraits au pastel sous verre et sous glaces dans leurs cadres dorés ». Sur les murs de son atelier, il s’entoure de ses copies et conserve des réserves de toiles « préparées pour peindre au pastel »20. Cet atelier fait figure de pendant à sa somptueuse collection, exposée dans sa galerie autour des peintures mythologiques du peintre français François Lemoyne. Dans l’hôtel de ce riche financier, s’articulent de manière exemplaire les espaces de la production et de la consommation artistique. Ces pratiques artistiques amateurs témoignent du développement de la culture visuelle des élites. Celle-ci est même mise en scène dans un roman publié en 1797 par Sénac de Meilhan. Dans L’Émigré, l’auteur qui veut peindre un « panorama emblématique de toute l’émigration »21, présente son héros, le marquis de Saint-Alban, comme un portraitiste amateur doué, qui va parvenir à faire de ce talent une ressource pendant les tourments de la Révolution : « Je peins assez bien, comme vous savez, c’est une ressource contre l’ennui, jusqu’au moment où c’en sera une contre le besoin »22. Ces pratiques d’amateurs vont se massifier au siècle suivant avec l’apparition d’une classe de loisir23, mais il existe aussi des pratiques plus exigeantes qui reposent sur des compétences spécifiques, et qui mettent en œuvre des savoirs nouveaux.

19. AN, MC, et/ XXI/ 630, 22 germinal an IV, inventaire après décès de Grimod de La Reynière. 20. Colin Bailey a publié une reproduction d’un pastel de Grimod de La Reynière d’après Élisabeth Vigée-Lebrun : Patriotic Taste. Collecting Modern Art in Pre-Revolutionary Paris, New Haven et Londres, Yale U.P., 2002, p. 229. 21. Sénac de Meilhan, L’Émigré, Paris, Gallimard, 2004, préface de Michel Delon, p. 11. 22. Ibid., p. 169. 23. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, trad. fr., Paris, Gallimard, 1978 (1ère éd. 1899).


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REMBRANDT : LES FORMES DE L’ADMIRATION

Au XVIIIe siècle, les gravures de Rembrandt suscitent une grande admiration dans le monde des amateurs. Elles sont recherchées et collectionnées, et de manière plus surprenante, elles sont aussi imitées et pastichées, dans des cercles d’artistes non professionnels, qui participent ainsi à la réévaluation des œuvres de l’artiste et à la constitution de son répertoire artistique. La grandeur de l’artiste hollandais se construit de cette manière dans des appropriations concrètes de son geste, bien plus que dans sa réception critique, encore très ambivalente à l’égard d’un artiste trop éloigné des canons académiques français24. André Félibien, historiographe des Bâtiments du roi, qui joue un rôle fondateur dans la mise au point d’une orthodoxie académique au XVIIe siècle, écrit ainsi de Rembrandt : « souvent il ne faisait que donner de grands coups de pinceau, & coucher ses couleurs fort épaisses, les unes auprès des autres, sans les noyer & les adoucir ensemble. Cependant, comme les goûts sont différents, plusieurs personnes ont fait cas de ses ouvrages »25. Certes, les critiques français s’accordent à reconnaître à Rembrandt une « espèce de magie », qui repose essentiellement sur sa maîtrise du clair-obscur et qui lui vaut le titre de « Roi du coloris »26, précisément au moment où la querelle du coloris et du dessin agite l’Académie. Mais ils reprennent aussi les critiques qui figuraient déjà dans les premiers textes sur Rembrandt au XVII e siècle. Dans sa Balance des peintres parue en 1708, Roger de Piles met en place un système de notations des peintres et place Rembrandt bon dernier comme dessinateur. Plus tard dans le siècle, d’autres biographes, comme JeanBaptiste Descamps et Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville qualifient à

24. Sur la fortune critique et les représentations culturelles de Rembrandt, Seymour Slive, Rembrandt and his Critics 1630-1730, The Hague, Martinus Nijhoff, 1953 ; Anne ChallardFillaudeau, Rembrandt au fil des textes, Rembrandt dans la littérature et la philosophie européennes depuis 1669, Paris, L’Harmattan, 2004. 25. André Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des peintres, Paris, 1679, t. 4, p. 150. 26. Jean-Baptiste Descamps, La Vie des peintres flamands, allemands et hollandais, Paris, Chez Jombert, 1753, t. 2, p. 93 et p. 113.


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nouveau Rembrandt de « Dessinateur médiocre »27 et expliquent même sa technique du clair obscur par ce défaut du dessin : « Il mettait des fonds noirs à ses tableaux pour éviter les défauts de perspective, dont il ne voulait apprendre ni les règles ni les principes ». Son style aussi est attaqué : « La manière de ce peintre est peu léchée, & bien différente de celle de son pays. Ses tableaux heurtés, raboteux & désagréables à regarder de près, sont d’un suave & d’un relief étonnant, étant vus à une certaine distance »28. Le biographe développe ici un thème important des critiques de Rembrandt jusqu’à la fin du siècle : Rembrandt est un artiste à admirer à distance. Placé trop près de la peinture, le spectateur ne voit plus que la touche épaisse et le faire de l’artiste. La fabrique de la peinture prend un caractère monstrueux et même déshumanisant : Félibien avait déjà écrit au siècle précédent : « les coups de pinceau [sont] marqués d’une épaisseur de couleurs si extraordinaire, qu’un visage paraît avoir quelque chose d’affreux, lorsqu’on le regarde un peu de près »29. Vue de près, la peinture de Rembrandt dévoile ses artifices ; l’harmonie des couleurs et de la composition ne surgit que si on s’éloigne de la toile. L’œuvre de Rembrandt ne correspond donc pas au modèle italo-antique d’une peinture intellectuelle et poussiniste : elle doit être admirée littéralement à distance, et à l’écart des canons académiques. Au total, la critique peut au mieux définir Rembrandt avec cette formule paradoxale : c’est un « génie plein de feu qui n’avait nulle élévation »30. La visibilité de la touche et la trace du faire artistique, mises en cause dans le discours critique, sont pourtant une des clefs du succès de Rembrandt dans le monde des amateurs. Cette admiration pour Rembrandt, qui force les canons académiques, repose sur le timide avènement d’un « régime de

27. Ibid., p. 94. L’importance des écrits d’Arnold Houbraken dans les topoi sur la biographie de Rembrandt a été mise en évidence dans Bart Cornelis, “Arnold Houbraken’s Groote schouburgh and the canon of seventeenth-century Dutch painting”, in Simiolus, 26, 1998, p. 144-161. 28. Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, Abrégé de la vie des plus fameux peintres, Paris, Debure, 1752, t. 3, p. 112. 29. André Félibien, Entretiens sur les vies et les ouvrages des peintres, Paris, 1679, t. 4, p. 151. 30. Ibid, p. 93.


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la singularité » dans les arts visuels, qui triomphe plus tard avec le mouvement romantique31. Dans le domaine de la gravure, cet intérêt pour la fabrique de l’art se manifeste à travers la fascination pour sa technique, très singulière puisqu’elle mêle le travail de l’eau-forte, la pointe sèche et le burin : l’eau-forte est retravaillée directement sur la planche de cuivre par la pointe sèche qui donne des effets plus veloutés, tandis que le burin permet une grande maîtrise du clair-obscur. Rembrandt a une autre singularité, puisqu’il fait varier ses estampes par le détail, à l’instar de dessins, et favorise ainsi l’individuation des gravures, ce qui augmente leur valeur, puisque les amateurs recherchent avec avidité les différents états des estampes. C’est ce qui explique que la réputation de Rembrandt se soit développée de son vivant d’abord grâce à ce marché de la gravure32. Cette imitation des gravures de Rembrandt se développe en particulier chez les graveurs amateurs, et pas seulement chez les artistes professionnels. À travers toute l’Europe, on trouve ainsi des dilettantes qui expriment leur admiration. En Angleterre, de nombreux amateurs gravent à la manière de Rembrandt33. À Venise, Anton-Maria Zanetti imite les estampes de Rembrandt et les dédicace à ses amis, eux-mêmes amateurs : le prince de Liechtenstein, Pierre-Jean Mariette, Pierre Crozat, les antiquaires Richard Mead, Joseph Smith, la pastelliste Rosalba Carriera, etc.34. En Allemagne, le directeur de la galerie royale de Saxe, Hagedorn réalise une série de trente-quatre eaux-fortes intitulées « Landschaften und Köpfe », suivie par un « Appendix », dont la manière et les motifs sont très inspirés 31. Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 143-146. Le régime de singularité en art privilégie ce qui est unique, original voire anormal, par opposition au « régime de la communauté ». 32. Svetlana Alpers, L’Atelier de Rembrandt. La liberté, la peinture et l’argent, trad. fr., Paris, Gallimard, 1991 (1ère éd. 1988), p. 248. 33. Pour une comparaison avec l’Angleterre, voir Ellen G. D’Oench, “‘A madness to have his prints’: Rembrandt and Georgian taste, 1720-1800”, in Rembrandt in Eighteenth-century England, Christopher White, David Alexander, Ellen D’Oench (dir.), New Haven, Yale center for British art, 1983, p. 63-81. 34. Francis Haskell, Mécènes et peintres, op. cit., p. 629. Sur l’activité de Zanetti comme graveur amateur, voir Giulio Lorenzetti, Anton-Maria Zanetti. Un dilettante incisore veneziano del XVIII secolo, Venise, La Sociéta, 1917.


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de Rembrandt35. De même, en France, la familiarisation avec les gravures de Rembrandt se développe dans des cercles restreints. La technique de gravure de Rembrandt est étudiée et pastichée. À l’origine de ce mouvement d’imitation, il y a cette énigme : retrouver la manière de graver de Rembrandt et son style unique de graveur. REMBRANDT : DE L’ADMIRATION À L’IMITATION

Claude-Henri Watelet (1718-1786), membre de Académie française et de l’Académie royale de peinture et de sculpture, est une figure importante de cet engouement pour Rembrandt. Sa collection est imposante : il possède près de sept cents estampes36, plus de deux cents dessins de Rembrandt et de son école, et quatre-vingt-une planches de cuivre de l’artiste, qu’il n’hésite pas à retoucher lui-même37. En outre, il exhibe fièrement dans sa bibliothèque trente-trois estampes mises sous verre, gravées par lui dans la manière de Rembrandt. Watelet a justifié cette pratique d’imitation dans ses Rymbranesques, ou Essais de gravures, parues en 178538. Le discours préliminaire de son ouvrage comporte des observations techniques : « Je me suis assuré, par des observations très répétées & faites avec la loupe, qu’il n’employait que l’eau-forte, la pointe sèche, & quelquefois peut-être des tailles & des touches de burin peu soignées ». Watelet se livre à un examen des moyens techniques utilisés par Rembrandt, très novateurs à son époque39. Il confirme l’utilisation simultanée de l’eau-forte, de la pointe

35. BNF, CE, réserve, Ad-8-pet.fol. 36. A.N., T 978-979, inventaire après décès de Claude-Henri Watelet, 13 janvier 1786 au 9 août 1786, f.n.n. : « Item six cent soixante quatorze pieces faisant partie de l’œuvre de Rimbrandt dont le bourguemestre six le Copenal &c…1500’’ ». 37. Ibid, « Trente unième portefeuille couvert en peau numéro 31C contenant deux cent soixante desseins et croquis tant de Rimbrandt que de son école…240’’ ». 38. BNF, Cabinet des Estampes, Ef-4-Fol, pièce 28 : Rymbranesques, ou Essais de gravures, par C.H. Watelet de l’Académie Françoise, & Honoraire Amateur de l’Académie royale de Peinture & Sculpture, Paris, Prault, 1785. 39. Sur la technique de Rembrandt, voir Christopher White, Rembrandt as an Etcher. A Study of the Artist at Work, Londres, A. Zwemmer Ltd, 1969, vol. 1, p. 9-21.


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sèche et du burin et il s’efforce de reproduire toutes les variétés du détail, qu’il attribue aux caprices et aux hasards de l’eau forte : « la plupart des variétés que les Amateurs de l’œuvre de Rembrandt recherchent à grands frais, sont la plupart des effets du hasard, quelques-unes faites par l’artiste avec la plus grande facilité, & plusieurs autres par les possesseurs successifs de ses planches. » Les cercles d’amateurs proches de l’Académie royale de peinture s’amusent ainsi à imiter Rembrandt ou s’inspirent de sa manière. Dominique-Vivant Denon (1747-1825) est sans doute une autre figure importante qui participe ainsi à la réévaluation des œuvres de Rembrandt. Diplomate, futur directeur du musée Napoléon, Denon est aussi un graveur amateur, reçu à l’Académie royale de peinture. En 1791, il achète en bloc la collection vénitienne d’Anton-Maria Zanetti : celle-ci se compose de 428 estampes de Rembrandt, provenant directement d’Amsterdam40. Ses propres estampes révèlent l’intérêt qu’il porte aux œuvres de Rembrandt. En 1787, il expose au Salon une gravure d’après l’artiste « Une Nuit, d’après Rembrandt ; on y voit deux femmes, dont une dans son lit & l’autre berçant un enfant »41. D’autres sont des pastiches faits en hommage à l’artiste42. Ce ne sont pas des faux car la signature de Rembrandt est souvent reproduite en sens inverse de l’original43. L’opération d’imitation est donc bien rendue visible. La copie des gravures de Rembrandt est en fait une véritable émulation pour l’amateur, qui tente d’égaler les œuvres du maître : dans sa correspondance, Dominique-Vivant Denon formule ce rapport d’admiration 40. Lise Bicart-Sée et Marie-Anne Dupuy, « Dessins des diverses Écoles », cat. exposition Dominique-Vivant Denon. L’œil de Napoléon, Musée du Louvre, 1999, p. 452. 41. Jules-Joseph Guiffrey, Collection des livrets des anciennes expositions, depuis 1673 jusqu’en 1800, Nogent-le-Roi, Librairie des arts et métiers, 1990-1991 (1ère éd. 1869-1872), p. 57 (n° 305). 42. The Illustrated Bartsch. Dominique-Vivant Denon. French Masters of the Nineteenth century, 121 (1), New York, Abaris Books, 1985. Les références sur l’œuvre gravée de Rembrandt sont Arthur M. Hind, Rembrandts’ Etchings, an Essay and a Catalogue with some Notes on the Drawings, Londres, Methuen, 1912, 2 vol. ; Christopher White et Karel G. Boon, Rembrandt’s Etchings: an Illustrated Critical Catalogue, Amsterdam, Van Gendt, 1969, 2 vol. 43. La comparaison a été menée à partir des ouvrages de Bartsch sur Denon et d’Arthur M. Hind : La sainte Catherine. Petite Mariée Juive de Denon s’apparente davantage à une copie puisque le sens de la gravure est identique à l’original de Rembrandt, Étude de Saskia en Sainte-Catherine, 1638, et que Denon reproduit la signature du maître à l’identique.


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exemplaire entre un maître et son élève : il évoque ses « engagements avec ce maître » et souhaite s’« en tirer avec honneur »44. À travers les pastiches du maître, les graveurs amateurs se saisissent de son style, en valorisent la singularité. Ils se livrent ainsi à une intense réflexion en acte sur le style de l’artiste, précisément au moment où celui-ci devient un objet spécifique de l’histoire de l’art comme l’a montré Carlo Ginzburg à propos des écrits de Johann Winckelmann45. La visibilité de la touche, si critiquée par les biographes, devient donc une des clefs du succès de Rembrandt auprès des amateurs, avant de devenir au XIXe siècle un élément constitutif du « génie » de l’artiste46. Au cœur de la Révolution, dans la Galerie des peintres flamands, hollandais et allemands, le marchand Jean-Baptiste Lebrun écrit ainsi : « ses tableaux d’histoire si admirés par les peintres pour l’expression et la hardiesse de l’exécution, perdent beaucoup aux yeux des savants »47. La peinture de Rembrandt n’est pas une peinture savante, c’est une œuvre qui expose les traces de sa fabrication et qui dévoile sa partie « mécanique ». Elle s’adresse plus particulièrement aux amateurs qui se délectent du détail en peinture et de la visibilité du « faire » 48. Cet engouement des amateurs pour Rembrandt est à l’origine de la publication du premier catalogue raisonné consacré à l’œuvre d’un artiste, conçu comme un instrument du marché et

44. Dominique-Vivant Denon, Lettres à Bettine, (dir. Fausta Garavini), Paris, Actes Sud, 1999, p. 372, lettre du 1er mars 1795 à Isabella Teotochi Albrizzi. 45. Carlo Ginzburg, « Style, inclusion et exclusion », in À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, p. 117-146. 46. Il faudra attendre le XIXe siècle pour une révision du canon : Peter Hecht, “Rembrandt and Raphaël back to back: the contribution of Thoré”, in Simiolus, 1998, 26 p. 162-178. L’auteur montre le rôle primordial joué en France par le critique d’art Théophile Thoré-Bürger dans la réévaluation de Rembrandt. Sur la re-création de Rembrandt au XIXe siècle, voir aussi Alison McQueen, The Rise of the Cult of Rembrandt. Reinventing an Old Master in 19th century France, Amsterdam, Amsterdam U.P., 2003. 47. Jean-Baptiste Lebrun, Galerie des peintres flamands, hollandais et allemands. Ouvrage enrichi de Deux Cent une Planches gravées d’après les meilleurs tableaux de ces maîtres, par les plus habiles artistes de France, de Hollande et d’Allemagne, Paris, Chez l’Auteur et chez Poignant, 1792-1796, vol. 2, p. 2. 48. L’Encyclopédie, art. « faire » par Claude-Henri Watelet : « C’est à la pratique de la peinture, c’est au mécanisme de la brosse & de la main que tient principalement cette expression ».


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de l’expertise. Publié en 1751 par Edme-François Gersaint, le marchand d’art le plus important de son temps49, ce Catalogue raisonné de toutes les pièces qui forment l’œuvre de Rembrandt témoigne du succès de Rembrandt auprès des « Amateurs des Beaux-arts » auxquels il est dédié dans la préface50. Bien avant le Rembrandt Research Project commencé en 1968, Rembrandt joue donc un rôle inaugural dans l’histoire du connoisseurship en raison du marché qui se développe pour ses gravures51. Ce n’est pas un hasard si, en Angleterre, le fondateur du connoisseurship comme science raisonnée au XVIIIe siècle, Jonathan Richardson possède plus de cent dessins et une trentaine de gravures du maître hollandais et se représente dans des autoportraits (au béret, au chapeau de fourrure) délibérément inspirés de Rembrandt 52. Paradoxalement, l’œuvre de Rembrandt que le discours critique déconseille de voir de trop près, va devenir un lieu d’élaboration du regard, tourné vers le détail de la peinture53. Le travail d’attribution et d’authentification, et le partage entre les vrais et les faux Rembrandt commencent dès cette époque : en 1797, Adam Bartsch publie un ouvrage de référence, intitulé Catalogue raisonné de toutes les estampes qui forment l’œuvre de Rembrandt et ceux de ses principaux imitateurs54.

49. Guillaume Glorieux, À l’enseigne de Gersaint. Edme-François Gersaint, Marchand d’art sur le pont Notre-Dame, Seyssel, Champ Vallon, 2002. 50. Catalogue raisonné de toutes les pièces qui forment l’œuvre de Rembrandt, composé par feu M. Gersaint, Paris, Chez Hochereau, 1751, p. iii. 51. Catherine Scallen, Rembrandt, Reputation, and the Practice of Connoisseurship, Amsterdam U.P., 2004. 52. Carol Gibson-Wood, Jonathan Richardson: Art Theorist of the English Enlightenment, New Haven et Londres, Yale U.P., 2000. Jonathan Richardson publie un ouvrage intitulé: Two Discourses: I. An Essay on the Art of Criticism et II. An Argument in Behalf of the Science of the Connoisseur, publié en 1715 et 1719 et traduit en France en 1728. 53. Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996 (1ère éd. 1992). 54. Un supplément est publié en 1756 par Pierre Yver puis Adam Bartsch reprend l’inventaire : Catalogue raisonné de toutes les estampes qui forment l’œuvre de Rembrandt et ceux de ses principaux imitateurs, Vienne, A. Blumauer, 2 vol., 1797. On dénombre au moins vingt-deux catalogues de l’œuvre gravée de Rembrandt, voir Michel Melot, Antony Griffiths, Richard S. Field, André Béguin, Histoire d’un art. L’estampe, Genève, Skira, 1981, p. 236, note 63.


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Si la publication du répertoire des œuvres de Rembrandt est donc une réponse à l’essor du marché des œuvres du maître, elle est aussi directement liée aux pratiques des amateurs. Dans leurs copies et leurs pastiches, ces derniers développent une réflexion pragmatique sur le faire de Rembrandt et inaugurent ainsi une nouvelle appréciation de l’œuvre de l’artiste, en décalage avec la réception critique contemporaine. Ce sont ces amateurs, tout à la fois collectionneurs et praticiens, qui participent ainsi à la constitution d’un répertoire des œuvres gravées et du canon « Rembrandt ». L’amateurisme peut ainsi devenir un « nouveau régime artistique », pour reprendre l’expression utilisée dans le domaine musical par Joël-Marie Fauquet et Antoine Hennion : « Ce sont eux [les amateurs] qui, en faisant de la musique un objet de dégustation élaboré, inventent, modifient et développent à la fois les répertoires, les compétences, les supports et les institutions qui soient en mesure de combler de musique leur désir de musique »55. Sous le régime de l’admiration, se constituent donc des hiérarchies artistiques et des savoirs nouveaux. Véritables opérateurs de goût, les amateurs de Rembrandt participent activement à la construction de son corpus et de son répertoire dans les mondes de l’art parisien, bien avant que celui-ci ne devienne au XIX e siècle une figure consacrée et emblématique du génie artistique.

55. Joël-Marie Fauquet et Antoine Hennion, La Grandeur de Bach. L’amour de la musique en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2000, p. 197.


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L’AMATEUR, LE CONSOMMATEUR ET LES MÉTAMORPHOSES DU CAPITALISME

Olivier Assouly

« Le monde n’est pas productif avec le concept de croissance économique ou avec tous ces concepts de capital et tout ce qui en dépend. Non, le concept de capital doit remplacer le concept dégénéré de capital. L’art est le capital vraiment concret et il faut en prendre conscience. Il n’est pas vrai que l’argent, le capital puisse être une valeur économique, le capital c’est la dignité humaine et la créativité » (J. Beuys, Qu’est-ce que l’art ?, Paris, L’arche, 2003, p. 54).

Mentionné pour la première fois en 1694 dans le Dictionnaire de l’Académie française, le terme d’amateur se rapporte alors au domaine des productions savantes, littéraires et artistiques : « Qui aime. Il ne se dit que pour marquer l’affection qu’on a pour les choses & non pour les personnes. Amateur de la vertu, de la gloire, des lettres, des arts, amateur des bons livres, des tableaux ». L’amateur est homme de médiation ; celui qui traduit ou médiatise la pensée des artistes, au point de les représenter, qui use pour cela de la parole et d’un art littéraire. Aujourd’hui, par extension, un amateur ne manifeste pas seulement son attachement pour des œuvres d’art mais ce peut être, à priori, pour n’importe quel objet : la mode, la gastronomie, le vin, l’informatique, le design.


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Quels que soient les pôles d’intérêt des amateurs, il apparaît que la référence à l’art gouverne encore la figure de l’amateur qu’elle structurerait de fond en comble. Or, une telle conception est forcément relative à une idée courante de l’art tout comme de l’artiste : elle ne dit rien de l’essence de l’art, se contentant d’identifier les manières dont sont classés, selon des critères variables, des objets se rangeant sous la rubrique art. Par ailleurs, si cette notion d’amateur a tant de poids, c’est qu’elle propose une alternative au schéma classique de production et de consommation. L’essor de la figure de l’amateur tient au développement de médiations technologiques qui, à l’instar de l’Internet, se prêtent à une nouvelle forme de partage, de production et de diffusion des compétences, comme pour le logiciel libre qui résulte d’un travail collectif. En effet, à la différence de la consommation sous sa forme historique et industrielle, essentiellement passive, l’amateur se construit par son activité et ses compétences dans son domaine de prédilection, en fonction de son attachement à des objets. De fait, la question de l’amateur telle qu’elle se posait au XVIIe siècle avec la fondation de l’Académie a désormais un autre visage, tout en conservant certaines similitudes. A l’époque, il était question d’un rapport étroit de l’amateur avec les artistes, d’une activité aristocratique dilettante commandée par le loisir (otium) contre le négoce, d’une communauté entre amateurs et artistes, entre amateurs et surtout de ceux-ci s’exerçant aux activités sur lesquelles étaient émis des jugements. Mais comment la référence à l’amateur, historiquement et conceptuellement inscrite dans le champ de l’art, peut-elle s’étendre à d’autres domaines au point, semblet-il, de servir aujourd’hui d’étalon à la consommation ? Ce dernier terme est loin d’aller de soi comme de s’accorder avec la notion d’amateur. L’amateur entretient un rapport amoureux aux choses tel qu’il aime partager et mettre en commun, à la différence du rapport plus exclusif, de propriété et de destruction, que génère la consommation. C’est la raison pour laquelle des conceptions de l’amateur sont traversées de préoccupations morales, sociales, reprenant en partie la critique marxiste du travail, à la faveur d’une activité variée, libre et artistique. En


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même temps, cette conception de l’amateur en producteur pourrait répondre tout autant à une conception libérale et aux attentes du marché qui intègrent l’individu dans l’entreprise, comme vecteur de conception, voire de production des marchandises et des services. En ce sens, on peut se demander si la figure de l’amateur n’est pas au cœur d’un brouillage des catégories politiques, sociales et économiques, avec l’émergence d’un autre système de production de la valeur et des valeurs ? Il s’agira par conséquent de proposer une lecture de la forme d’activité, solidaire de l’art, qui caractérise dès son origine l’émergence de l’amateur. Ensuite, au prix de réaménagements et d’avatars, il faudra examiner la fortune de ce modèle esthétique tant dans la critique du salariat par Marx et de son héritage, dans le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif, que dans une optique expressément libérale. L’ACTIVITÉ PRATIQUE DE L’AMATEUR

Comment justifie-t-on la pratique de la peinture pour un courtisan qui n’est pas à strictement parler peintre ? Dans Le livre du courtisan, dès 1528, pour Castiglione, la peinture est indispensable à la formation du courtisan : « …c’est de savoir dessiner et d’avoir connaissance de l’art propre de la peinture. Et ne vous étonnez pas si je désire qu’il pratique cet art, qui aujourd’hui peut paraître mécanique et peu convenable à un gentilhomme » (I, XLIX). Le propos fait mention du déclassement des arts mécaniques et donc de la peinture par opposition aux arts libéraux. Pour valoriser la peinture, l’auteur note qu’elle était essentielle chez les Grecs et les Romains, ajoutant que des auteurs majeurs ont écrit sur l’art pictural, preuve de sa grandeur ; la peinture sert de remède à la mémoire comme pour la peinture d’histoire qui donne à voir ce qu’on ne peut plus percevoir dans le temps et l’espace ; la « machine du monde » est une « noble et grande peinture, composée par la main de la nature et de Dieu » ; qui plus est, l’imitation picturale fait que le peintre ne peut imiter une partie invisible du corps, à l’instar des muscles, qu’en partant d’une connaissance adéquate des sujets représentés.


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Puis, un argument majeur est avancé : la peinture est un mode de connaissance spécifique qu’on ne saurait ramener à l’application de connaissances acquises au préalable et sur un mode théorique. Fondamentalement, la peinture est liée à des exercices capables d’accroître le plaisir de celui qui s’y adonne : « Vous voyez donc qu’avoir connaissance de la peinture cause un très grand plaisir. Il faudrait que pensent à cela ceux qui prennent tant de plaisir à contempler la beauté d’une femme qu’ils croient être au paradis, et qui pourtant ne savent pas peindre ; s’ils savaient le faire, ils en auraient un beaucoup plus grand contentement, parce qu’ils connaîtraient plus parfaitement la beauté qui engendre dans leur cœur tant de satisfaction » (I, LII). Une différence est établie entre le spectateur passif et un spectateur actif qui sait voir parce qu’il sait comment les choses sont faites pour les avoir lui-même, à sa manière, mis en œuvre. En ce sens, le rapport du courtisan à la peinture ne relève pas tant de l’érudition que d’une discipline pratique. Celui qui sait peindre connaît ce qu’il peint en vertu d’une connaissance manuelle, un savoir, qui éclaire et accroît le plaisir, augmente la connaissance de soi, la maîtrise de ses passions et la tempérance. L’empreinte nécessaire d’une activité pratique – qui est une technique – se voit largement accréditée au cours du XVIIe siècle. Il suffit de se reporter à la préface de Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes. Ouvrage dans lequel, d’entrée, Félibien exclut de se référer à tous ceux qui ont écrit sur l’art sans jamais en avoir fait en quelque sorte profession. Seuls ceux qui peignent sont autorisés à juger les peintres. Il ajoute : « Il est vrai que j’ai eu cet avantage de connaître les plus excellents peintres de nos jours ». Au contact des peintres, faisant plus particulièrement état de son amitié avec Poussin, à force d’observation et de dialogue, il s’est initié à la peinture. A l’évidence de nos jours, il est difficile d’imaginer un auteur, à fortiori qui se livrerait à une entreprise critique, soucieux d’évaluer les travaux de peintres en train de raconter qu’il connaît intimement tel peintre, ajoutant que ce dernier est excellent et que son discours est d’autant plus juste qu’il l’a


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forgé à son contact. Aussitôt accusé de complaisance et partialité, son propos serait irrecevable. Pourtant l’autorité du discours de Félibien repose fondamentalement sur sa relation d’amitié avec Poussin, sur sa position éclairante d’ami de la peinture et du peintre. Ici, parler en connaissance de cause, c’est s’autoriser en vertu d’une parole vive autant que d’un attachement pour telle ou telle peinture. Au-delà des enseignements oraux, Félibien doit mettre en pratique les conseils du maître : « Je commençais chez lui quelques ouvrages, pour tacher de mettre en pratique les doctes leçons : mais les affaires qui m’occupaient incessamment ne me donnèrent pas le temps d’achever seulement la première chose que j’entrepris de faire. C’est pourquoi, quelque forte passion que j’ai eue pour une science si noble, je n’ai jamais pu m’y attacher autant que je l’eusse souhaité. Toutefois, le peu d’expérience que j’en ai acquise, n’a pas laissé de me faire comprendre, que quelque théorie qu’on ait de la peinture, on est incapable de rien exécuter de parfait, sans une grande pratique ; et c’est en travaillant que je me suis bien aperçu qu’il se rencontre mille difficultés dans l’exécution d’un ouvrage, que tous les préceptes ne sauraient apprendre à surmonter ». Plusieurs points sont ici remarquables comme la nécessité de passer de la théorie à la pratique qui exclut de se satisfaire de la seule opinion, fut-elle profonde et pédagogique, de Poussin. Il est nécessaire pour l’amateur, afin de forger son jugement, de faire l’épreuve pratique des leçons : à chacun de s’exercer à la peinture. A sa manière, l’amateur est un coproducteur : sans être lui-même artiste, il se saisit d’une œuvre dont il ne peut prendre la mesure, la juger, qu’en ayant expérimenté une activité comparable. C’est un allié indispensable au peintre pour assurer l’intelligibilité de son œuvre. Cependant, Félibien souligne que le temps lui manque pour accomplir les exercices nécessaires à l’élaboration de son jugement. Un homme d’écriture passe son temps à écrire et il n’a guère vraiment le loisir de peindre. Comment peut-on concilier ces deux exigences ? Sa pratique picturale est dilettante conformément au mode d’existence du courtisan et de l’amateur. Elle s’inscrit dans la perspective d’une existence commandée par l’otium (loisir) qui exclut de transformer son activité en une profession.


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En définitive, l’accent est mis sur la nécessité de faire : c’est dans l’expérience individuelle et active que se révèlent des compétences (pratiques) que des règles (théoriques) ne pourraient ni surmonter ni remplacer. C’est d’ailleurs face à l’impossibilité de peindre, au regard de sa propre impuissance, que chacun prendra la mesure du génie du peintre et des qualités de sa peinture. Félibien apporte la preuve que la peinture n’est pas une activité mécanique, répétitive et scolaire, mais libérale en raison du caractère marginal de toute discipline scolaire par rapport à la sagacité que réclame sa production. Une pratique libérale correspond au statut de la peinture à l’Académie, en vertu de l’excellence du génie qui ne s’enseigne pas à la différence des rudiments techniques nécessaires à l’art, pouvant aller jusqu’à se lever contre les règles ordinaires et traditionnelles. En effet, avec la fondation en 1648 de l’Académie royale de peinture et de sculpture, se substitue au cadre corporatif une organisation qui convoite le rattachement de la peinture aux arts libéraux. L’arrachement de la peinture aux arts mécaniques s’opère par des références répétées aux activités de l’esprit. L’accent est alors mis sur le caractère désintéressé, inutile, purement intellectuel, du travail artistique. C’est la raison pour laquelle le travail de composition appartient au peintre en vertu du pouvoir de son imagination tandis que le dessin et le coloris sont réservés à l’ouvrier. LA RUPTURE ESTHÉTIQUE

La solidarité entre théorie et pratique, juger et faire, est remise en question au XVIIIe siècle. On assiste à un tournant, au passage d’un amateur dont la production littéraire repose sur des pratiques à un amateur dont le jugement repose sur la seule contemplation. Dans cette nouvelle configuration, la critique de l’amateur se fait le porte-parole davantage de l’opinion du public – même si celui-ci est averti et pas le public au sens large – que de l’artiste. En renonçant à toute activité de production ou – pour le dire vite – de coproduction, l’amateur se spécialise dans la production littéraire critique, indépendamment de la pratique picturale qui liait le jugement de


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l’amateur à une expérience de production. Il faut reconnaître que la sensibilité – le pur jeu des impressions – est progressivement érigée en juge. Ce mouvement qui se dessine dans le champ des arts s’étend dans et avec le développement de la consommation et aussi du marketing qui, au cours du XXe siècle, cherche moins à éduquer le goût qu’à le décrypter pour mieux prescrire les services et les marchandises. Le développement de l’industrie tient à la production des consommateurs selon un modèle érigé par Ford, au début du XXe siècle, déclarant avoir « standardisé le consommateur ». La consommation vise à étendre la disponibilité des consommateurs pour favoriser l’écoulement des produits à l’aide des techniques esthétiques – au sens de la séduction – du marketing. De surcroît, dans la production industrielle, la cohérence interne de la production devient ellemême dominante par la formation de types stables, à l’instar de la standardisation : « Les besoins se moulent sur l’objet technique industriel qui acquiert ainsi le pouvoir de modeler une civilisation »1. Si les usages dans la production industrielle sont taillés sur les produits, il s’agit alors d’opérer l’adaptation des consommateurs aux différentes espèces de marchandises. En ce sens, la réception sensible n’a rien d’une structure statique, sa plasticité est au contraire saillante et qui plus est organisable. Dans une économie reposant sur la consommation, même si la concurrence entre les firmes intronise le consommateur en arbitre, la diversité des productions disponibles, pourtant solidaires du développement de son goût, commande une assignation de ce goût par des artefacts de persuasion et de fidélisation. C’est autant d’artifices en conflit avec les conditions élémentaires du goût que réclame un amateur qui doit constamment affûter son propre jugement. Ce sont bien des consommateurs qui sont les destinataires des produits, et non des amateurs, d’autant que la communication reste indispensable pour ajuster la production à la consommation. De son côté, l’amateur se construit dans une relation d’opposition à la passivité de la consommation. Ce qui tendrait ainsi à disparaître ou tout du 1. Gilbert Simondon, Du Monde d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2001, p. 24.


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moins à se déplacer, c’est l’autorité absolue de l’expert et les prescriptions consuméristes autoritaires, au profit des flux et des confrontations d’opinions des amateurs, que ce soit pour l’art, le design, la mode ou la gastronomie. Ces communautés d’amateurs cultivent des rapprochements et des compétences conduisant au refus de formes avilissantes de consommation par l’exercice d’un jugement critique. Ce sont des signes d’une possible reprise en main de normes esthétiques et d’activités qui étaient dévolues aux firmes, aux agences de communication, aux experts ou même aux politiques. Dans la mesure où les individus vont aux objets en vertu de leur capacité critique, le marketing sous sa forme antérieure pourrait être remis en cause. De même que les compétences de l’amateur justifieraient son intégration croissante au processus de production en tant que coproducteur, soit dans des formes économiques dissidentes de coproduction à l’instar des logiciels libres, soit dans des formes économiques orthodoxes à l’instar des contributions bénévoles d’internautes engagés dans la conception de produits que dans le développement des marques (communautés autour de marques, appels à participation, etc.). Quelles sont les motivations conduisant à ériger l’amateur en héros d’une émancipation sociale et économique ? Dans quelle mesure son activité s’affranchit-elle des catégories classiques de travail et de production de valeur ? Il se pourrait que ce soit en vertu de quelque chose comme un mode de production artistique que se consolide actuellement ce mouvement. L’HORIZON DE LA PRODUCTION ARTISTIQUE

Pour analyser plus en détail cet idéal d’émancipation des amateurs liée aux technologies du réseau et à un horizon artistique, Le Capitalisme cognitif2, ouvrage de Yann Moulier Boutang, constitue un solide point d’appui. S’y dessine un rapport étroit entre une libération technique, économique et sociale d’un côté et de l’autre la solution dite « communiste » 2. Yann Moulier Boutang, Le Capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam, 2008.


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de Marx dans les Manuscrits de 1844 et L’Idéologie allemande – qu’on veuille bien nous pardonner de le formuler en toute hâte – à la division industrielle du travail. Dans quelle mesure le capitalisme cognitif radicaliset-il la critique du système fordiste de production et de consommation ? En même temps, le capitalisme cognitif est ouvert aux captations économiques qu’opère l’intelligence économique du marketing – entendue comme une opération qui assimile en les synthétisant les contributions collectives, créatrices et désintéressées, notamment par le biais du prosuming et de la mass-customization. Dans cette perspective, en témoigne une abondante littérature en marketing, le consommateur est érigé en « acteur », à partir de sa capacité de réappropriation et de détournement des produits qui lui sont offerts, même les plus standardisés et vulgaires ; thèse qui a pour conséquence et postulat de neutraliser toute critique de la consommation. Qualifier les potentialités politiques et sociales du travail au sein du capitalisme cognitif pour les réinscrire dans une histoire plus lointaine exige de repartir – des Manuscrits de 1844 et de L’Idéologie allemande – du phénomène de « dépossession de soi » par un certain type de travail. D’abord, dans le capitalisme industriel, l’aliénation tient à une organisation spécifique du travail au prix d’une séparation entre travail intellectuel et manuel ; à la confiscation légale au gré d’un contrat de travail des valeurs produites par l’ouvrier qui sont sources de plus-value ; à une division du travail, son morcellement, qui interdit un développement des facultés psychiques et physiques que connaît l’artisan ; à une impossibilité pour l’ouvrier de se reconnaître dans la marchandise produite dont il n’a produit qu’une infime partie. L’atrophie des potentialités cognitives et affectives est d’ailleurs caractéristique du prolétaire. Qui plus est, la division du travail a pour effet de produire les sujets qui sont comme autant d’entités isolées et coupées les unes des autres. Le salariat s’oppose donc à la figure dilettante de l’amateur qui, librement, multiplie, enrichit et diversifie ses activités. Avec la division industrielle du travail, conception et production, consommation et production, jouissance et travail sont nécessairement dissociés.


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Cette dissociation, typique ensuite du modèle fordiste, disposerait d’une alternative avec la production artistique et artisanale où celui qui produit conçoit et réalise entièrement l’objet. Ensuite, l’activité artistique est distincte de la dissociation entre producteur et consommateur : celui qui produit une œuvre agit pour lui. Il la consomme ainsi prioritairement. Il n’est pas dépossédé du produit de son travail dont il conserve la jouissance sensible. Dans un régime préindustriel, artisanal, « chacun se faisait un art de son métier même » 3. Le producteur étant en effet le premier, et parfois l’unique, destinataire de sa production, il n’y a pas de séparation entre production artistique et réception esthétique. De surcroît, l’art pur a un caractère exemplaire, car il généralise l’amour des choses inappropriables. L’œuvre se consolide dans le partage. La jouissance de l’œuvre ne nécessite pas sa consommation, au contraire. Loin d’être exclusive, collective, la jouissance esthétique rompt l’unité de la jouissance, de l’individualisme et de l’appropriation marchande. Enfin, l’ouvrage exige de l’artiste un fort degré d’implication, a contrario d’un ouvrier étranger à son activité mécanique. Loin du régime capitaliste contraignant où les individus doivent travailler pour assurer leur existence, le désir constitue le moteur de son travail. En se référant à Goethe, Marx soutient qu’un portrait de beauté féminine ne peut être réussi sans avoir aimé le type visé dans une personne vivante. C’est l’amour qui nous lie par nécessité aux choses, de manière intime et inséparable. La puissance de fusion de l’amour s’oppose à la division du travail qui sépare et contraint à agir sans amour. Marx cite Goethe : « L’artiste ne doit pas, ne peut pas peindre ce qu’il n’a pas aimé, ce qu’il n’aime pas »4. Si les Manuscrits de 1844 comme dans L’Idéologie allemande semblent faire du travail artistique un horizon idéal pour tout travail, les choses sont en réalité moins simples. En effet, la norme artistique ne peut être adoptée sans être aussitôt exposée à une contradiction du modèle que défend 3. Gabriel Tarde, La Logique sociale, Paris, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2003, p. 559. 4. Marx, L’Idéologie allemande, Œuvres, Paris, Galllimard, La Pléiade, III, 2007, p. 1121.


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Marx, qui l’oblige à disqualifier et à envisager la destruction de l’activité artistique en tant qu’activité à part entière. L’activité artistique reste déterminante à condition de ne pas se transformer en une profession exclusive, que ce soit celle de peintre, sculpteur ou musicien. Le cas échéant, toute nouvelle spécialisation ne ferait que reproduire sous une autre forme la division technique du travail. L’activité artistique ne peut donc être qu’un terrain possible, sans exclusivité, favorable à l’expression des potentialités des individus. Dans la société communiste, il n’y aura pas des artistes au sens d’une profession, seulement des individus exerçant ponctuellement et à leur guise des activités artistiques. Personne n’est plus restreint au cercle étroit des métiers. Chacun peut se former, puis s’exercer, dans n’importe laquelle des branches de son choix ; « c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie »5. En ce sens, la généralisation des activités artistiques appelle la disparition de la profession d’artiste. En plus, les pratiques artistiques sont identifiables au caractère collectif de leur production. A la critique de la profession d’artiste s’ajoute celle de son caractère individuel : le travail artistique qu’on dit être solitaire, à l’instar du génie, résulte d’une chaîne de collaborations sociales dont l’effacement a lui-même une dimension idéologique et politique. Pour Marx, Raphaël, comme tous les autres artistes, aurait été tributaire des progrès techniques que l’art avait accompli avant lui, de l’organisation du travail, de la division du travail, de la demande et des conditions culturelles. Pour souligner le caractère social et historique de la production artistique, Marx évoque encore le travail littéraire du roman-feuilleton nécessitant l’intervention d’une multitude de plumes, même si une seule signature ne ressort finalement. Le talent artistique effectivement présent pour quelques individus ne serait que la conséquence de la division industrielle du travail. En effet, les différences de talent, qui se manifestent sous l’apparence de qualités person5. Ibid., p. 1065.


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nelles, sont en définitive des inégalités originellement économiques et sociales. Celles-ci sont telles qu’elles vont jusqu’à effacer leur généalogie économique. « A supposer même que, dans certaines conditions sociales, écrit Marx, chacun soit un peintre excellent, rien n’empêcherait que chacun fût aussi un peintre original, si bien que la distinction entre travail « humain » et travail « unique » aboutit à un pur non-sens. Quoi qu’il en soit, dans une organisation communiste de la société, l’assujettissement de l’artiste à l’esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d’esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l’assujettissement de l’individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif du peintre, du sculpteur, etc., de sorte que, à elle seule, l’appellation reflète parfaitement l’étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans la société communiste, il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture »6. En résumé, plusieurs traits sont caractéristiques de la forme libre de travail : la critique de la division technique du travail et de l’impossibilité pour le producteur de se projeter dans son ouvrage ; l’importance du caractère social et historique du travail, d’une mise en partage, où se tissent des liens entre les individus ; le caractère nécessairement non exclusif de toute activité. Pour toutes ces raisons, la valorisation de l’activité artistique demeure conditionnelle. LE TRAVAIL ESTHÉTIQUE DANS LE CAPITALISME COGNITIF

A sa manière, Le Capitalisme cognitif prend à son compte cette conception du travail artistique, à la fois variée, librement consentie et collaborative. L’accent est mis sur ces travailleurs qui « ne vont plus du tout avoir la sensation d’aliénation de leur travail. Tout comme les artistes, comme les savants, ils se sentiront père de leur création »7. Au sens économique, la 6. Ibid., p. 1289. 7. Yann Moulier Boutang, op. cit., p. 160.


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richesse n’est pas tant dans la reproduction mécanisée que dans l’invention collective. En ce sens, les innovations reposent sur l’optimisation du capital humain. Contrairement à la vision de l’économie politique classique de Smith ou Marx, ce n’est pas tant le travail comme force de travail mesurable en temps qui génère de la valeur, mais bien l’invention et la création, c’est-à-dire une puissance immatérielle propre aux individus. C’est la raison pour laquelle l’invention s’épanouit pleinement dans l’art, dans l’affirmation pure d’elle-même, exemptée en principe de toute répétition ultérieure. Qui plus est, l’art est ce qui définit la différence pour elle-même. Dans le capitalisme cognitif, à la différence de son pendant industriel qui tirait profit des machines et de l’organisation du travail, l’accumulation concerne la connaissance et la créativité. Le mode de production du capitalisme cognitif qui tient à la « production de biens matériels, de services, de signes et de symboles (...) repose sur le travail de coopération des cerveaux réunis en réseaux au moyen d’ordinateurs »8. Avec l’innovation, l’accent est mis non seulement sur la recherche, l’éducation, la circulation, les systèmes d’information, mais encore sur les « techniques de l’esprit, celles qui mettent en jeu les facultés mentales via l’interaction avec les nouveaux objets techniques : l’audiovisuel, les ordinateurs, l’Internet, les consoles de jeu »9. Le capitalisme cognitif se caractérise doublement par la mobilisation des potentialités psychiques (réflexion, imagination, concertation) et affectives (confiance, croyance, amour, tristesse, goût). Programme qui semble en plusieurs points faire écho au dessein de Marx. En effet, dans Le Capitalisme cognitif, mis à part l’intérêt matériel et l’attrait du pouvoir, les motivations économiques s’adossent décisivement à la créativité qui est une « valeur collective et individuelle. Le paradigme du travail dans le capitalisme cognitif cherche désormais ses modèles du côté de l’art et de l’Université »10. Il y est encore question d’un mode collectif de créativité. Si la séparation de

8. Ibid., p. 87. 9. Ibid., p. 88. 10. Ibid., p. 109.


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la force de travail et de la personne du travailleur était propre au travail industriel, dans le capitalisme cognitif il n’y a de production que dans l’union entre l’attention des cerveaux et la mémoire, les affects et le corps. C’est moins de travailleurs que d’amateurs dont ce nouveau capitalisme a besoin. Se pose alors la question de l’appropriation économique – mais aussi de la rémunération – de l’intelligence créative collective. En effet, il s’agit bien là d’un gisement de production sociale grouillant d’externalités positives pour les entreprises, du « travail gratuit incorporable dans des nouveaux dispositifs de captation et de mise en forme »11. En même temps, la dimension affective indispensable à la production, et étroitement solidaire de la confiance, est improductive lorsqu’elle est brutalement capturée et instrumentalisée par le marché. Par conséquent, il est nécessaire de prendre soin des communautés d’amateurs. En résumé, si la matière première de la valeur économique est constituée par le « capital humain », elle ne peut effectivement engendrer de valeur, à la base sociale, qu’en excluant les tentatives agressives d’appropriation économique qui en tarissent la source. De ce point de vue, le capitalisme cognitif serait en soi immunisé contre les récupérations marchandes primaires et caractéristiques de l’âge consumériste. Il existerait une puissance invisible, efficace, capable de déjouer les ruses et les stratagèmes d’agents économiques refusant d’intégrer autrement les compétences des amateurs. Intégrer fondamentalement les amateurs impose de mettre en place un régime de coproduction et donc un modèle inédit de partage de la valeur. UN MODE DE PRODUCTION LIBÉRALE ?

Selon Yann Moulier Boutang, en captant des valeurs sociales comme la création et la collaboration entre individus, le capitalisme accélère sa propre transformation à la faveur d’une alternative qui caractérise un nouvel âge économique. Il en découle que les signaux d’alarme classique – inégalités, précarité, flexibilité, chômage – sont les signes précurseurs, 11. Ibid., p. 110.


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sous une forme négative, d’une mutation du salariat qui laissent augurer l’émergence d’une diversification créative et collective des travaux. De surcroît, avec la dématérialisation du travail et son caractère protéiforme, il s’avère que « les contours de l’entreprise sont devenus incertains et éphémères »12. La crise du salariat est positive en offrant une traduction des difficultés croissantes qu’il y a à distinguer le travail manifestement productif du travail apparemment improductif, pour la simple raison que le second, à l’image de l’activité de l’artiste et de l’amateur, conditionnerait de plus en plus le premier. Au sein du capitalisme cognitif, l’esthétique et le capitalisme se développent moins sous la forme d’un rapport de captation du premier par le second qu’en vertu d’un co-développement. Ce capitalisme implique une manière de produire, de consommer qui peut être directement esthétique, fut-ce explicitement dans les industries culturelles, mais plus généralement en mettant en jeu une manière d’être, de travailler et de vivre. Le capitalisme cognitif, qui réclame pour chacun d’être inventif, combine une éthique appelant intelligence et délibération des amateurs au sens d’une production commandée par un désir de créativité. A sa manière libérale, nous allons le voir, chaque conduite subordonnée à la créativité est l’objet d’une pratique de soi sur soi. Par des exercices, le sujet est un amateur qui se transforme, s’élabore et transforme son mode d’être. Pour autant le « sujet libéral » n’est pas posé à priori, il répond à une injonction qui lui demande de se produire librement : « je vais te produire de quoi être libre (…), je vais faire en sorte que tu sois libre d’être libre »13. L’invention de soi est esthétique car elle implique de cultiver et mobiliser dans le travail ses forces inventives. N’est-ce pas précisément la pierre de touche du capitalisme cognitif ? Le travail se pose comme conduite économique, cultivée, travaillée, entraînée, partagée, par ceux qui travaillent, à fortiori par la créativité. Il n’est plus question de force de travail, laquelle se mesure quantitativement en 12. Ibid., p. 33. 13. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil, 2004, p. 65.


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temps, mais bien de la constitution d’un sujet économique qui se reconnaît à la qualité et au renouvellement de sa création. C’est la raison par laquelle l’amateur apparaît comme une sorte d’entreprise qui suppose la constitution d’un capital humain tout du long de son existence. Dans cette optique, l’investissement éducatif déborde les frontières du système scolaire et est mesurable en investissement susceptible d’accroître un capital humain. Le travailleur n’est plus un simple exécutant qui vend ses compétences, il est un entrepreneur, réputé « faire » son poste plutôt que l’occuper, à l’ombre des schémas de carrière linéaires : ses capitaux de compétences sont incrémentaux et transférables. C’est bien la preuve que la production de valeur économique s’élabore et s’enrichit au bord du territoire économique, au cœur des coopérations privées, sociales et communautaires des amateurs. Cela signifie que des objets non économiques peuvent tomber sous l’analyse et la rationalisation économique, à travers des ratios entre investissements et bénéfices. C’est en ce sens que le temps, l’affection, l’attention et même l’amour que donnent les parents à leurs enfants sont susceptibles d’être soumis à ce régime. Si ces phénomènes ne sont pas économiques, ils sont économiquement mesurables. Qu’on ne puisse pas quantifier avec exactitude la valeur économique de l’affection des parents pour leurs enfants n’interdit pas d’affirmer que la désaffection sentimentale a un coût économique qui se traduira par des soins, des difficultés scolaires et sociales. En résumé, d’un côté, le capitalisme cognitif ne cesse de réclamer un hors champ économique pour produire de la richesse ; de l’autre, il débouche, avec un dispositif économique à retardement, au cœur du libéralisme. C’est dans cette optique que le consommateur n’est pas juste le point d’arrivée de la production, il est introduit cette fois en tant qu’amateur à l’intérieur du processus d’innovation et au nom même de son émancipation, comme s’il s’agissait de s’affranchir de l’autoritarisme des producteurs. Les consommateurs co-produisent pour optimiser et rendre plus adéquate leur consommation. Or, dans la majorité des cas, la plus-value revient à des entreprises dont l’objectif est de disposer les individus dans des espaces


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propices à la création et donc à la production de valeur. Evidemment, les nouvelles technologies sont l’opérateur indispensable à la mise en relation comme au développement de l’intelligence collective. Prenant la mesure des transformations du capitalisme cognitif, le marketing n’agit plus sur les esprits en vertu d’un modèle classique de la persuasion, mais il agence, articule et cristallise les dispositions créatives nécessaires à la production et la consommation. La traçabilité des préférences des internautes, à partir des traces numériques laissées en navigant sur des sites marchands ou sur les réseaux sociaux, permet de cibler des segments de marché, voire chaque individu, d’analyser les évolutions de la demande, de capter les inflexions et les subtilités des sensibilités, de démultiplier les canaux d’informations et de suggestions. L’essentiel dans le capitalisme cognitif ne réside plus dans une dépense de travail mesurée en temps, mais dans l’éclosion et aussi la captation, à l’instar de Google, du savoir et de l’opinion – des préférences et des goûts – des publics. Toutefois, l’absorption de cette masse de données est une source de plus-value à condition de diriger et de formaliser pour cela l’accès à la masse critique des savoirs de toutes sortes. Est-ce suffisant d’ériger en principe de régulation éthique que toute production collective est immune dès qu’elle est l’objet d’une appropriation économique attentatoire ? Ne risque-t-on pas de voir éclore des espaces d’inventivité normalisés et uniquement proportionnés aux opportunités de convertibilité économique ? Le capitalisme cognitif risquerait d’être plus capitaliste que cognitif. Il faut répondre que celui qui capture des foyers de créativité a tout intérêt, fut-ce dans un premier temps, à les laisser tranquillement croître. Le capitalisme cognitif impose à la créativité d’être libre pour la bonne raison que, économiquement, sa canalisation est moins rentable que son autogestion. Il faut ajouter que la coopération des cerveaux implique un accès libre aux connaissances et aux échanges qui pousse au déclin les formes les plus autoritaires de commandement. En réalité, en face de ce jeu de forces contraires auxquelles sont exposés les amateurs, disons entre captation et libération, il est exclu et naïf tant de décider que


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de croire qu’une d’entre elles l’emportera définitivement. Envisager une telle issue, c’est se référer à une vision libératrice ou tragique de l’histoire ; ce qui suppose de dérouler aussitôt le fil d’une théologie rédemptrice ou son pendant apocalyptique.


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LE CONSAMATEUR OU L’AMI BRICOLEUR

Benoît Heilbrunn

« Ce bon campagnard, amateur de vin, de la bonne chère et de fraîches paysannes » (Stendhal, Vie de Henri Brulard)

Le consommateur a tour à tour été décrit comme un homo œconomicus opérant des choix, un explorateur, cherchant à communiquer et exprimer son identité mais aussi comme un hédoniste, artiste, victime, rebelle, activiste, citoyen1, caméléon ; cependant, jamais semble-t-il la figure de l’amateur n’a semblé poindre sous ses différentes métaphores. Or comment envisager la figure, appelons-le le consamateur, dans le monde de la consommation qui nous expose essentiellement à des produits industrialisés dont on ne cesse de nous rappeler qu’ils formatent le goût et induisent des pratiques stéréotypées ? Le consommateur ne serait-il finalement qu’un « idiot social »2 tout juste bon à se gaver de gadgets pseudo-cuturels ? Car 1. Nous renvoyons ici aux métaphores du consommateur proposées par Yiannis Gabriel et Tim Lang dans The Unmanageable Consumer. Contemporary Consumption and its Fragmentations, London, Sage, 1995. 2. Nous renvoyons ici à un débat entre Jean Baudrillard et Michel de Certeau, tel qu’il est par exemple finement analysé dans François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé (Paris, La Découverte, 2002), auquel nous ferons très largement référence dans la suite de cet article. L’expression est ici extraite de la page 495 de l’édition de poche (La Découverte, 2007).


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telle est la question que pose la notion d’amateurisme appliquée à l’univers de la consommation. Comment en effet donner du sens à un produit industriel dupliqué à l’infini de façon identique ? Comment projeter de l’affect et de l’émotion dans un produit si mon voisin est susceptible d’avoir le même ? La question de l’amateurisme nous rappelle que le sens des objets n’est pas uniquement déposé dans leurs replis ontologiques ou fonctionnels, mais advient d’un processus d’interaction, si bien qu’en tant que consommateurs, nous participons à la signification sociale et personnelle des objets en projetant du sens sur ces objets, notamment à travers l’idée de réappropriation. Plus encore, parler d’amateur c’est envisager que l’on puisse aimer la marchandise puisque l’amour en est un sens étymologique incontournable. L’amateurisme conduit à envisager des relations d’amour sur un marché qui a pourtant longtemps été décrit comme un échange purement fonctionnel ou symbolique de valeurs. Interroger la question du consamateur, c’est donc repenser l’objet de consommation, la relation à l’objet et enfin la nature même des relations marchandes. LE DIKTAT DE LA RÉIFICATION

Le discours sur le consommateur a été pendant longtemps tributaire d’une doxa liée à la réification du sujet qui annule toute idée d’authenticité dans le monde forclos de la marchandise qui impose un cadre de rationalités nivélatrices. Selon le paradigme critique de l’Ecole de Francfort, la culture à l’âge industriel ne serait qu’une manipulation instrumentale à vocation anesthésiante pour le peuple. Les masses seraient confinées à la passivité au sein d’un univers totalement clos dont elles restent à jamais prisonnières, dans la mesure où le lieu aliénant du travail est relayé par les lieux tout aussi factices que sont les loisirs, la culture et donc la marchandise en un circuit toujours bouclé. Non seulement un tel enfermement a pour objet de pérenniser la facticité, mais il a pour véritable fonction de neutraliser les velléités contestataires, ainsi que tout désir de changement social. Le consommateur ne pourrait donc que suivre ce pour quoi il a été


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programmé, relevant à l’insignifiance la part explicite de l’action de l’usager dans la mesure où ce sont des schémas quasi-pavloviens qui prévalent ; l’attitude du consommateur est alors considérée à priori comme conforme à ce qui était pré-inscrit dans le programme. Il est clair que nulle place n’est ici laissée à une quelconque forme d’amateurisme, au sens où l’amateur est celui qui aime et qu’on ne saurait être ici dans une quelconque relation d’amour à l’égard de la marchandise. L’aliénation est ce qui sépare l’objet de son processus de fabrication, conduisant au fétichisme qui occulte les rapports des hommes entre eux, médiés par des objets ayant certes une vie propre mais factice. La modernité capitaliste aurait accéléré le règne de la facticité, de la marchandise, dégradant chaque fois un peu plus la ‘vie quotidienne’ distinguée d’une quotidienneté qui en serait une forme amoindrie ayant subie les effets pervers de la modernisation. Dans cette optique, l’individu est soumis au rythme de la circulation de plus en plus rapide des codes, des signes et des objets, et le système de consommation n’est considéré que comme le complément du système de production, épousant ses techniques de dressage. La consommation ne serait donc autre, pour reprendre la formule de Baudrillard, que l’ère du « totalitarisme sémiotique »3. D’ailleurs le monde de la consommation est celui des produits et non plus des objets. Rappelons que l’objet se constitue sur l’aspect de résistance à l’individu (comme l’illustre l’allemand Gegenstand qui s’oppose aux êtres de pensée ou de raison), et renvoie donc au sujet. Le marketing a quant à lui transformé l’objet en produit, avec tout ce que le participe passé vient indiquer ici d’un usage programmatique. Plus encore, la focalisation sur la dimension symbolique des produits et des marques a en effet terni l’étude de l’ancrage proprement matériel et charnel de l’expérience de consommation. N’ont-elles pas justement enseveli d’autres possibilités de cohérence et de sens du consommable, qui ont d’ailleurs parfois tendance à resurgir, comme par effraction, dans la vie quotidienne ? Comment l’objet peut-il encore nous étonner, nous enchanter malgré l’usure du quotidien ? Il est 3. Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1970, p. 18.


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peut-être temps pour comprendre le mode infra ordinaire qui nous entoure de sortir de la saturation des effets de sens et d’une tyrannie du symbolique qui emprisonnent les objets dans un registre qui tend à les vider de sens, d’émotivité et sans doute d’efficience. Il nous faut donc comprendre comment la consommation peut prendre corps et expression par le geste et la matière, puisque tel est ce que requiert la figure même de l’amateur. L’ESSOR DE LA FIGURE DE L’AMATEUR

L’amateur peut s’envisager comme une personne qui aime, recherche (certaines choses, certaines activités), qui cultive un art, une science pour son seul plaisir (et non par profession), voire comme un collectionneur averti d’objets d’art. L’amateur renvoie donc aux qualités d’une personne qui aime, recherche certaines choses. Avant de comprendre ce que pourrait signifier la notion d’amateurisme consommatoire, il nous faut d’abord comprendre comment s’est justement constituée la figure de l’amateur. C’est ce que nous allons faire en nous référant au travail remarquable de Charlotte Guichard consacré aux amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle4. La figure de l’amateur a essentiellement été théorisée comme modèle du public avec la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, l’amateur devenant une figure centrale dans l’espace artistique des Lumières, à travers laquelle se définissent les nouveaux usages et les nouveaux publics de l’art. L’amateur a tout d’abord emblématisé une figure aristocratique, à travers laquelle pointait d’ailleurs une certaine nostalgie pour l’Ancien Régime : « l’amateur des belles choses, à qui Dieu a fait cette grâce de les comprendre et de les apprécier (…) le goût, l’amour du Beau, l’érudition sont des aristocraties, et la foule ne les salue pas »5. L’essor de la notion d’amateur est consubstantiel au mouvement de profession-

4. Charlotte Guichard, Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ-Vallon, 2008. 5. Edmond Bonnaffé, Les Collectionneurs de l’Ancienne France. Notes d’un amateur, Paris, Aubry, 1873, cité par Charlotte Guichard, p. 11.


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nalisation et de commercialisation qui touche à l’espace artistique dès cette époque ; elle est liée à une focalisation sur les collectionneurs, marchands et experts, qui deviennent les acteurs principaux des échanges économiques dans le monde de l’art. D’où le fait que dans le domaine de l’histoire du goût soit graduellement attribué aux amateurs un rôle privilégié dans la définition des goûts et des modes artistiques survenus dans les arts figuratifs6. A distance d’une perspective esthétisante, qui naturalise le goût, et du réductionnisme sociologique, qui l’envisage uniquement comme un élément de la distinction, l’amateur s’est imposé comme une figure centrale dans l’espace artistique, au moment où le goût devenait un marqueur social et une compétence culturelle. La tension entre le goût et le marché est donc au cœur des polémiques sur l’amateur. Mais comme l’a montré Dominique Poulot7, il existe une évidente continuité entre les cultures d’amateurs de l’Ancien régime et la raison patrimoniale qui triomphe avec l’apparition du musée national. L’amateur n’est pas une figure désintéressée de l’amour de l’art, c’est une figure politique, dont la valeur patriotique est contradictoire en ce qu’elle est partagée entre l’idéal utilitaire et progressiste qui anime le système académique, et la critique prérévolutionnaire qui rejette ce modèle. La figure de l’amateur est donc essentiellement définie autour de la réception de l’art. Mais dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’amateur n’est plus seulement celui qui aime, c’est aussi celui qui cultive les arts. Mentionné pour la première fois dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1694, le terme amateur est alors rapporté au domaine des objets, en particulier des productions savantes, littéraires ou artistiques : « Qui aime. Il ne se dit que pour marquer l’affection qu’on a pour les choses & non celle qu’on a pour les personnes. On parle alors d’amateur de la vertu, de la gloire, des lettres, des arts, amateur de bons 6. Voir notamment Francis Haskell, La Norme et le caprice. Redécouverte en arts. Aspects du goût, de la mode et des collections en France et en Angleterre, 1789-1814, Paris, Flammarion, 1993. 7. Voir notamment Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997.


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livres, des tableaux. » En 1751, L’Encyclopédie est le premier dictionnaire généraliste dans lequel le terme est spécifiquement rapporté à la peinture. En Europe, le terme connaît une forte expansion avec des significations différentes (dilettante en Italie dès 1681, Kunstliebhaber en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle, et connoisseur en Angleterre qui emprunte le modèle artistique du virtuoso (« hommes à talents ») teinté d’une philosophie morale et de l’idée de vertu néo-stoïcienne, alors que Connoisseur et Diletant renvoient davantage à un ordre bourgeois des pratiques. En France, la spécialisation picturale du terme résume la notion de goût qui est graduellement devenue l’attribut essentiel de l’amateur. De la sorte, l’amateur a rapidement été associé à la protection des arts et des artistes, ainsi qu’aux pratiques de collection et de publication. L’amateur devient au fil du temps une personne qui se distingue par son goût et par ses lumières dans l’un des beaux-arts sans en faire toutefois profession. « Il est défini dans un rapport de prédilection, mais aussi de discernement et de compétence8. D’où une opposition avec la figure du professionnel, l’amateur s’inscrivant dans la sphère de l’otium et des loisirs cultivés. Ainsi dans L’Encyclopédie, le connaisseur est défini par son savoir (« discernement ») et sa compétence à juger les œuvres ; il se distingue de l’amateur, qui, lui, est défini par son « goût » : « se dit de tous ceux qui aiment cet art, & qui ont un goût décidé pour les tableaux ». D’où une critique du curieux liée à une forme de condamnation de l’accumulation, Krzysztof Pomian ayant par exemple montré que les définitions du curieux sont construites autour du « désir de totalité ». Dans l’organisation du champ sémantique, ce type de disposition laisse la place au « goût » – lié à l’amateur – et aux compétences artistiques – associées au connaisseur, caractérisé par ses « connaissances » et ses « lumières ». Celui-ci annonce le triomphe d’un régime d’expertise dans les mondes de l’art. Mais il convient de rappeler l’importance de l’Académie royale qui va tendre à normaliser la question du goût artistique. Le comte de Caylus (honoraire de l’Académie à partir de 1731 et qui jouera un rôle important dans la réforme du statut des honoraires) identifie par exemple 8. Charlotte Guichard, op. cit., p. 16.


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le goût naturel, un instinct, un don qui ne se prête pas à l’élucidation et qui place les amateurs auprès des artistes dans l’univers de l’élection et du talent9. En évoquant leur capacité à trouver des « sujets heureux pour la peinture », Caylus définit les amateurs en utilisant le vocabulaire du génie que la nature aurait « également départi (entre) le peintre et l’amateur. » Parallèlement, le « goût acquis » est le produit d’un apprentissage visuel et raisonné des beautés de la peinture et de la fréquentation des œuvres. C’est pourquoi les pratiques artistiques en amateur jouent un rôle essentiel dans cet apprentissage. Dès 1747, la réforme de l’Académie royale de peinture et de sculpture affirme l’importance du goût dans l’objectif d’établir et de faire reconnaître, dans le champ artistique, le statut libéral des arts, de la peinture et de la sculpture mais cela correspond aussi à la politique qui entend proposer un modèle d’exercice du jugement de goût fondé sur une alliance entre les artistes et les amateurs, contre l’ouverture de la critique à l’espace public10. Enfin, il convient d’insister sur les relations de sociabilité que les amateurs entretiennent avec les artistes et sur l’importance dans le registre de l’amateurisme d’art du langage de l’amitié : inspirée de Montaigne, l’amitié entre le peintre et son commanditaire correspond à l’idéal humaniste des lettrés et des savants au sein de la République des Lettres, qui présente l’amitié comme le mode de communication privilégié. Au XVIe, ce vocabulaire de l’amitié se charge d’une nouvelle dimension ; il est étroitement lié aux relations de protection qui se développent alors dans l’espace des sociabilités mondaines et littéraires. La protection mondaine tire sa force et son utilité pour chacun des participants du fait qu’elle emprunte le langage de l’amitié et de la sociabilité, de la bienfaisance et de la reconnaissance »11. Une étape importante de la constitution historique de la figure de l’amateur est la critique de salon qui apparaît au milieu du XVIIIe siècle et qui reste l’activité occasionnelle de polygraphes et de publicistes. Ce nouveau 9. Nous suivons ici le travail de Charlotte Guichard. 10. Charlotte Guichard, op. cit., p. 53. 11. Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 182 ; Cité par Guichard, op. cit., p. 73.


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genre littéraire se construit en dehors de toute légitimité institutionnelle : si la fonction de la critique existe, elle n’est pas au fondement d’une identité sociale avant le XIXe siècle. La critique est souvent associée à la figure de l’amateur. Jusqu’à la fin des années 1760, les critiques continuent à se représenter de manière conventionnelle sous les traits du « gentleman amateur » et de l’homme du monde ; l’amateur occupe ainsi une place stratégique dans la « critique des critiques » qui discute des normes du jugement artistique public. Ainsi le critique ne renvoie pas au statut académique, mais à une figure sociale plus large qui revêt une fonction d’autorité. Il est souvent utilisé par les auteurs de brochures, comme fondement de leur légitimité à juger. Le terme renvoie à une impersonnalité feinte. Sa fonction s’apparente à celle d’un masque littéraire. D’où l’importance croissante de l’impression par rapport à l’expertise technique. Ainsi, le fondement de la critique consiste à « bien sentir l’effet du tableau » contrairement à l’Académie royale qui défend au contraire un label académique de l’amateur réservé à ses seuls honoraires. On voit ici poindre à travers ce rapide balayage historique plusieurs idées qui vont nous permettre d’envisager la figure du consommateur amateur. Il y est question d’art, du goût et de sa désinstitutionnalisation progressive et enfin de pratiques de sociabilité et d’amitié. Ce sont justement les ingrédients qui permettent de saisir dans une logique culturelle d’esthétisation de la vie quotidienne la question du consamateur. Loin du formatage imposé par l’économie des marques, celui-ci braconne le système, en frayant des chemins de traverses pour goûter les produits inédits, en quête de rencontres sensorielles singulières, et surtout se tisse un réseau de fournisseurs qu’il sait partager en ami. LA QUÊTE D’UNE FORME DE RÉAPPROPRIATION

La figure de l’amateur-consommateur suppose tout d’abord une logique de réappropriation par laquelle il devient possible de reprendre au sens propre et figuré la main sur le système consommatoire. Mais comment


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comprendre la réappropriation si ce n’est dans un double sens symétrique, dans la mesure où l’appropriation désigne à la fois l’acte de prendre quelque chose pour soi, d’en faire sa propriété, et l’acte de rendre quelque chose propre à son usage. Le discours sur l’appropriation est donc essentiellement un discours de désaliénation du consommateur. Le marketing a semble-t-il tenté de se donner bonne conscience en proposant l’idée que le consommateur pourrait se réapproprier les biens de consommation par une sorte de réembrayage symbolique des significations traditionnellement attachées aux produits. Ainsi, le paradigme expérientiel qui domine les réflexions sur la consommation depuis le milieu des années 1980 postule clairement que les individus sont susceptibles de projeter des significations à la fois personnelles et collectives sur les biens de consommation et ainsi de se réapproprier leur sens. Mais ce diktat du symbolique rencontre vite ses limites tant que n’est pas mis en évidence le simple fait que la réappropriation renvoie au domaine du prendre et donc du faire. Autrement dit, la réappropriation ne saurait se limiter à une réorchestration de la signification des objets ; elle renvoie à un embrayage de pratiques singulières qui fait sens pour l’individu et lui permet de redonner du sens à des habitudes consommatoires qui en étaient exsangues car trop pragmatiques. Autrement dit, la réappropriation renvoie à la figure du sujet-consommateur capable d’actions, de goûts, de préférences qui sont singulières. L’appropriation renvoie d’ailleurs surtout d’un point de vue technique à l’utilisation fonctionnelle d’un objet au sens de maîtrise instrumentale : avoir l’objet approprié pour signifierait alors avoir l’objet le plus propre à. En d’autres termes, l’appropriation serait en rapport avec le « propre » – comme en opposition par rapport au marché ou la consommation qui nous aurait « salopé »12, – mais aussi avec une forme de maîtrise par laquelle un individu peut se réapproprier un rapport aux objets. L’appropriation suppose donc de faire sien quelque chose tout autant

12. Cf. Dany-Robert Dufour, Le Divin marché (Paris, Denoël, 2008), qui emploie ce terme en référence à cette phrase d’Antonin Artaud : « (Dieu m’a) salopé vivant/pendant toute mon existence », in Œuvres, Paris, Quarto, Gallimard, 2004, p. 1587.


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qu’une compétence, celle d’engendrer des pratiques qui permettent au sujet d’attribuer un sens à son environnement. L’appropriation est également fortement liée à une forme de résistance à la désujétion des individus qu’implique l’idéologie de l’aliénation. L’amateurisme peut à première vue renvoyer à des formes de réappropriation par lesquelles il s’agit de re-prendre possession. Le processus de réappropriation est d’ailleurs « consubstantiellement lié à l’acte d’emprunt »13 et à un fort enjeu identitaire, dans la mesure où il a pour but l’intégration d’éléments exogènes au bagage culturel de l’individu par ajustement de ces éléments nouveaux aux règles et valeurs qui préexistent dans sa culture. Pour l’alimentation, l’élément nouveau par exemple doit s’accorder du triple point de vue de la forme (aspect culinaire), de la fonction et de la signification. Les expressions du processus de réappropriation sont multiples : adaptation, détournement, changement d’appellation, canal d’adoption, instrumentalisation, réinterprétation, etc.14 C’est pourquoi la question du consamateur est vraiment liée à la question du goût dans sa dimension normative. Elle nécessite de s’intéresser à une forme de résistance qui se traduit nécessairement par des usages et des pratiques témoignant inexorablement de « la part réfléchie et explicite de l’action »15 qui caractérise la réappropriation des pratiques consommatoires et donc de leur sens. La figure du consamateur rappelle donc l’importance de la prise, et de tout ce qui permet justement de reprendre la main – au sens propre et figuré – dans le cours de sa propre existence par un processus de perception, d’orientation et d’action permettant à l’être humain de penser et d’agir le monde et de se réaliser soi-même. Cette réalisation de soi passe par l’idée de partage d’une culture commune mais aussi l’idée d’une jouissance qui renvoie inexorablement à la figure de l’amateur en art. On peut également y lire une forme de résistance à la forme d’emprise que 13. Sylvie Sanchez, « Pizzas, crêpes et autres galettes », in Communications n° 77, « Faire sien », Paris, Seuil, 2005. 14. Sylvie Sanchez, ibid., note 10, p. 144. 15. Marcel Gauchet, « Changement de paradigme en sciences sociales », Le Débat, n° 50, maiaoût 1988, p. 165-70.


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représente la société des marques et qui consiste essentiellement à réduire toute différence en niant la fonction désirante de l’autre ; en effet, « dans la relation d’emprise, il s’agit toujours et très électivement d’une atteinte portée à l’autre en tant que sujet désirant (…) l’emprise traduit donc une tendance fondamentale à la neutralisation du désir d’autrui, c’est-à-dire à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute spécificité, la visée étant de ramener l’autre à la fonction et au statut d’objet entièrement assimilable »16. Du fait de cette opposition fondamentale entre « emprise » et « maîtrise », l’amateur est celui qui résiste à cette pulsion d’emprise qui caractérise une économie libidinale qui nie en fin de compte la notion même d’altérité, de différence et donc de désir. L’AMATEURISME COMME ÉCART : LES TACTIQUES DU BRACONNAGE

On doit à Michel de Certeau17 l’une des pensées les plus aiguisées et subtiles sur la façon dont les individus peuvent justement se réapproprier le système de consommation. Se tenant à distance de cette sorte de binarité qui met en scène un originaire perverti par la consommation de masse, Certeau s’est essentiellement intéressé à travers les pratiques de consommation aux traces d’une créativité qu’aucun système ne peut réduire au silence. D’où son idée fondamentale d’une invention à l’intérieur même de la quotidienneté jaillissant à travers une profusion de ruses qui détournent les systèmes de contrôle. En mettant l’accent sur les ruses, l’intelligence, la pluralité et l’inventivité des modes d’appropriation des acteurs, Certeau examine les procédures de subjectivation et d’individuation comme autant de quêtes possibles pour retrouver du plaisir et répondre au désir dans les interstices, les écarts constants par rapport aux normes et aux codes institués. De ce fait, la consommation de masse n’est plus stigmatisée comme source d’inauthenticité, mais justement envisagée à l’aune de l’authenticité 16. Robert Dorey, « La pulsion d’emprise », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 24, 1981, p. 117-140. 17. Notamment dans Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t.1 Les Arts de faire, t. 2 Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard, 1990. Réédition dans la collection Folio.


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de chacun. Il débouche sur la figure du consommateur « sphinx » (dont) les fabrications se disséminent dans le quadrillage de la production télévisée, urbanistique et commerciale »18. C’est ici que l’on peut alors comprendre une figure du consamateur à travers le répertoire avec lequel les utilisateurs procèdent à des opérations qui leur sont propres19. La question est donc celle du lexique des pratiques et n’interroge plus la consommation comme réception mais comme production. D’où cette question posée par Certeau : « les usagers du supermarché, les pratiquants de l’espace urbain, les consommateurs des récits et légendes journalistiques, que fabriquent-ils avec ce qu’ils « absorbent », reçoivent et paient ? Qu’est-ce qu’ils en font ? »20. A une production rationalisée, expansionniste, centralisée, spectaculaire et bruyante, fait face une production d’un type tout différent, qualifiée de « consommation », qui a pour caractéristiques ses ruses, son effritement au gré des occasions, ses braconnages, sa clandestinité, son murmure inlassable, en somme une quasi-invisibilité puisqu’elle ne se signale guère par des produits propres (où en aurait-elle la place ?) mais par un art d’utiliser ceux qui lui sont imposés. Ainsi, la réappropriation renvoie chez Certeau au braconnage et aux divers réemplois possibles, c’est-à-dire à un retournement dans la consommation des contraintes établies d’en haut contre ellesmêmes par lequel les individus essaient de s’approprier le temps et l’espace en déjouant les dominations, en les détournant de leur but, bref en rusant. Dans l’invention du quotidien se lit une tentative de « réenchanter le monde » dans la mesure où, sous la banalité du quotidien, Certeau cherche à donner visibilité à une inventivité poétique qui traduit un intarissable pouvoir de création. Une poïesis, au sens d’une re-création active qui s’inscrit à l’intérieur des sujets les plus routinisés21. Le quotidien s’offre dans sa dimension poétique rendant possible les ruses et les tactiques altérant par les modes d’appropriation les attentes des stratèges. Il s’agit donc de dépasser la coupure postulée entre une production de nature active et 18. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t. 1, Folio, p. 53. 19. Luce Giard, Introduction à Michel de Certeau, ibid., p. XXXVII. 20. Michel de Certeau, ibid., p. 53. 21. François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2007, p. 502.


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une consommation qui ne serait que passive et qui a tendance à se dissoudre dans les résistances constantes des usagers à se conformer aux règles. Parler d’amateur, c’est considérer que les consommateurs dont des producteurs méconnus, sorte de poètes de leurs affaires, inventeurs de sentiers dans les jungles de la rationalité fonctionnaliste, les consommateurs produisent quelque chose qui a la figure des « lignes d’erre » dont parle Deligny. Ils tracent des « trajectoires indéterminées », apparemment insensées parce qu’elles ne sont pas cohérentes avec l’espace bâti, écrit et préfabriqué où elles se déplacent. Comme le montre Certeau, bien qu’elles soient encadrées par des syntaxes prescrites, ces traverses demeurent hétérogènes aux systèmes où elles s’infiltrent et où elles dessinent les ruses d’intérêts et de désirs différents. Elles circulent, vont et viennent, débordent et dérivent dans un relief imposé, mouvances écumeuses d’une mer s’insinuant parmi les rochers et les dédales d’un ordre établi. Ainsi, « habiter, circuler, parler, lire, faire le marché ou la cuisine, ces activités semblent correspondre aux caractéristiques des ruses et des surprises tactiques : (…) art de faire des coups dans le champ de l’autre, astuce de chasseurs, mobilités manœuvrières et polymorphes, trouvailles jubilatoires, poétiques et guerrières »22. D’où par exemple les tactiques de l’art culinaire qui organisent à la fois un réseau de relations, des bricolages poétiques et un réemploi des structures marchandes. L’amateur est donc ici une figure du poïen et renvoie davantage à la tactique qu’à la stratégie, selon la distinction qu’a établie Certeau. La stratégie suppose selon lui un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte » 23, tandis que la tactique offre les conditions de possibilité d’un jeu d’acteurs, échappant au contrôle grâce à leurs capacités inventives : « J’appelle ‘tactique’ un calcul qui ne peut compter sur un propre, ni sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à dis22. Michel de Certeau, op. cit., p. 65. 23. Michel de Certeau, ibid., p. XLVI.


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tance »24. Alors que la stratégie définit un lieu propre, une extériorité, un dehors, la tactique n’existe que dans le lieu de l’autre, sans extériorité. Or, cette opposition grandit justement au rythme de l’extension totalisante des machines productives qui laissent de moins en moins de place aux usagers pour marquer l’usage qu’ils font des biens de consommation. Les tactiques s’opposent aux stratégies par leur capacité à subvertir de l’intérieur les stabilités et les ordres convenus. L’usager peut toujours distordre l’ordre imposé et l’amateur est justement celui qui ouvre possibilité de faire fonctionner autrement le système selon des manières de faire, de détourner ou de contourner les contraintes dans le sens d’une liberté reconquise. LE CONSAMATEURISME COMME ART DU BRICOLAGE

A la manière de l’enfant qui gribouille et tache son livre d’école et qui, même s’il est puni de ce crime, se fait un espace, et y signe son existence d’auteur, il faut envisager la figure du consommateur gribouilleur. A la passivité du consommateur, on peut opposer comme l’a fort bien montré Michel de Certeau la conviction d’une créativité cachée dans un enchevêtrement de ruses silencieuses et efficaces par lesquelles chacun s’invente une « manière propre » de cheminer à travers la forêt des produits imposés. L’objet n’existe bien souvent qu’une fois construit par son utilisateur qui peut le détourner de sa fonction première pour se le réapproprier. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss introduit dans La Pensée sauvage25 la formule du bricolage pour faire référence à ces multiples processus par lesquels les individus parviennent à l’agencement inédit de produits précontraints au cœur d’un espace de signification nouveau. Le bricolage implique alors d’une part un détournement (dans son sens originel d’écart) qui permet d’assigner aux choses d’autres fonctions, et d’autre part l’assemblage de divers objets préexistants grâce à une créativité combinatoire faite d’agencements et de remaniements. A la différence de l’ingé24. Ibid. 25. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.


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nieur, le bricoleur « s’arrange avec les moyens du bord » et concocte son projet à l’aide d’un ensemble fini et contraint de matériaux et d’outils hétéroclites. Il s’agit de réorganiser la valeur fonctionnelle de chacun des éléments pour ‘consonner’ avec l’objet. Ce flottement de l’objet permet l’ouverture d’un espace de ‘jeu’ et corollairement d’un espace du ‘je’par lequel le consommateur va justement bricoler un système qui fasse sens pour lui. D’où le développement de produits ouverts, c’est-à-dire semi-particularisés qui permettent une bricole identitaire, une sorte d’intervention de l’usager quant à leur élaboration. La consommation s’apparente donc à une sorte de bricole continuelle de la clôture éthique et physique de la vie quotidienne. L’amateur serait donc celui qui aime les choses et ne se paie pas de mots, mû par un irrépressible besoin de se heurter à elles. Il s’agit de se frotter à la chose, de prendre le monde à bras le corps pour le rendre plus signifiant, le débarrasser de la fadeur qui le guette inexorablement. Il y a dans l’amateur une volonté de transformer l’objet en ‘objeu’ pour reprendre le terme de Francis Ponge. Or qu’est-ce que le jeu, si ce n’est justement un décalage inscrit dans le cadre de nos représentations communes, un déplacement du regard autour de l’objet, une façon de reconsidérer l’objet d’un œil neuf tant dans sa forme que dans sa (ses) fonction(s). Le jeu vaut ici alors comme lorsque l’on dit : « il y a du jeu » ; l’objet qui auparavant s’offrait tel une évidence dans une sorte de limpidité et de banalité routinière et ronronnante, présente à nouveau une résistance au regard et à la main ; il n’apparaît plus en effet au corps dans sa facture habituelle ; jouer avec l’objet veut dire alors se laisser jouer par l’objet, se laisser étonner et surprendre par lui. Alors qu’il était devenu une sorte de chose manipulée sans égard et sans affect, il redevient derechef un ob-jet, c’est à dire un objet réinvesti de sens. C’est ici la catégorie anthropologique du bricolage qui va nous permettre de penser un tel jeu. Comme le rappelle Lévi-Strauss, le terme bricoler implique dans son sens originel une notion d’écart, à savoir que le bricoleur est très essentiellement celui qui, de façon comparable à l’homme de l’art, utilise des moyens détournés. Le bricolage est d’ailleurs,


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selon Lévi-Strauss, le propre de la pensée mythique, en ce qu’il induit une faculté de s’exprimer à l’aide d’un répertoire limité dont la composition est hétéroclite. Il y a donc un caractère essentiellement « mythopoétique » du bricolage ; le bricolage est d’abord un muthos, c’est-à-dire une pratique qui renvoie à une trajectoire narrative (elle se déroule dans le temps), mais il implique aussi un poïen, un faire par lequel l’individu fabrique un objet à l’aide d’éléments disparates. Le bricoleur est donc celui qui, à la différence de l’ingénieur, s’arrange avec les « moyens du bord », c’est-à-dire arrange son projet à l’aide d’un ensemble fini, et donc contraint, de matériaux et d’outils hétéroclites : il fonctionne à l’intérieur d’un « univers instrumental clos » et subordonne son projet aux éléments en présence26, à la différence de l’ingénieur, dont les outils et matériaux sont conçus dans un rapport de dépendance à l’égard de chacun de ses projets. Ainsi, le bricoleur se sert d’éléments qui sont déjà « semi-particularisés », c’est-à-dire d’éléments qui sont par leur nature astreints à « un emploi précis et déterminé » ; tout le jeu du bricoleur consiste justement à utiliser cette demi-contrainte comme une liberté, en réorganisant la valeur fonctionnelle de chacun des éléments par la définition de nouvelles relations entre les éléments du système à sa disposition. On pourrait presque dire que le travail du bricoleur est d’obédience quasi-structuraliste, puisque celui-ci porte essentiellement sur les relations et non sur les éléments. Le bricolage, c’est en quelque sorte la création d’un objet de sens par la réorganisation signifiante de relations entre des éléments précontraints. Reprenant la distinction saussurienne entre la langue (un système) et la parole (un acte), Gilbert Ryle compare la première à un capital et la seconde aux opérations qu’il permet : d’un côté, un stock ; de l’autre, des affaires et des usages. Dans le cas de la consommation, la production fournit le capital et les utilisateurs, comme des locataires, acquièrent le droit de faire des opérations sur ce fonds sans en être les propriétaires. Cette pratique du bricolage est d’autant plus intéressante

26. « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet », in La Pensée sauvage, p. 31.


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que certaines études mettent en avant l’essor de la pratique du bricolage dans nos sociétés occidentales à mesure que la « chose manuelle » et « l’artisanat semi-professionnel » regagnent leurs lettres de noblesse en France. Certaines analyses rapprochent d’ailleurs cette pratique du bricolage de certaines évolutions caractéristiques de nos sociétés occidentales comme la hausse de la précarité, la distension progressive des liens sociaux et d’une façon plus générale la perte de repères conduisant à une réappropriation individuelle et symbolique de l’objet au sein de pratiques de consommation. L’idée d’une consommation devenue « consonnation » a par exemple été développée par Francesco Morace pour illustrer le fait que l’objet de la société moderne est investi d’un sens caché qui va permettre à son acquéreur non pas tant de consommer que de « consonner » avec l’objet, c’est à dire d’établir une relation de vibration en proche voisinage27. En outre, le bricolage vise à désenclaver la prédominance du sens visuel qui fonde notre culture et notre mode de préhension des objets et des êtres en général. S’il y a d’abord lieu de récuser, comme beaucoup l’ont d’ailleurs fait, la réduction de l’expérience esthétique au seul sens visuel, il nous semble éclairant de rappeler à la suite d’Abraham Moles que « par sa fonction même : sa justification opératoire (l’objet) se présente pour être manipulé, touché, pour donner lieu à un contact sensoriel qui ne passe pas par les ‘sens du lointain’ (Schiller) mais par les ‘sens du proche’ et du contact »28. Pour s’approprier un objet, l’individu doit donc se muer de simple contemplateur de l’objet en bricoleur. En définitive, la consommation peut être envisagée, dans cette perspective, comme une pratique identitaire de connexion. Comme le rappelle très justement Jean-Marie Floch, « l’identité (...) résulte d’une connexion progressive d’unités ou ‘grandeurs’ déconnectées au départ : des lieux, des univers, des personnages différents... L’identité semble ne devoir être construite ou reconnue que sur la base de

27. Francesco Morace, Controtendenze. Una nuova cultura del consumo, Milan, Domus Academy, 1990. 28. Abraham Moles, « Vivre avec les choses : contre une culture immatérielle », Art Press, Hors Série n° 7 : « A l’heure du design », 1987, p. 16.


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tels relais et de telles négations des discontinuités premières »29. Il y aurait donc une dimension syntagmatique de la consommation visant à connecter, au moyen d’un bricolage d’objets et de signes, des systèmes de marque par nature disconnectés. C’est là tout le sens du bricolage qui vise, rappelons-le, à établir des relations entre des éléments disparates, disjoints et discontinus. La pratique du bricolage de marques vise donc à réintroduire une dimension continue dans un univers quotidien essentiellement troué de discontinuités : discontinuité entre les individus, discontinuité entre le consommateur et des objets techniques de plus en plus complexes30, disjonction de l’individu à l’espace et au temps31, etc. Outre cette propension du bricolage à réintroduire de la continuité dans un univers discontinu, il convient également d’insister sur sa fonction éminemment ludique. Il n’est donc pas inintéressant de rapprocher le jouet qui est un facteur déterminant dans certaines pratiques d’identification de l’enfant comme « la découverte de son environnement, des objets et des êtres vivants, (...) la construction de sa vie intérieure, de sa personnalité, de sa pensée, de son affectivité et de ses relations avec les autres » 32 et le bricolage conçu comme un mode de créativité et d’expressivité personnelle, reflétant une « appétence de sens », et un « vecteur d’autonomie de la personne »33. L’amateurisme est donc une forme de bricolage qui articule deux dimensions différentes : « la norme » et le « hors norme » ; dans la mesure où il s’agit de proposer une norme de goût tout en ne cessant de s’écarter de toute idée de norme par des tactiques identitaires de différenciation.

29. Jean-Marie Floch, « Deux jumeaux si différents, si semblables. L’identité selon Waterman », in Identités visuelles, Paris, PUF, 1995, p. 36. 30. Abraham Moles souligne par exemple l’ignorance grandissante du fonctionnement d’objets à complexité structurale croissante, et de ce fait une discontinuité toujours grandissante entre l’homme et les objets, in « Vivre avec les choses... », p. 14. 31. Qui sont pour Marcel Mauss ou Emile Durkheim l’un des principaux traits d’opposition entre les sociétés modernes et les sociétés tribales. 32. « Jouer malgré tout ». Un entretien avec Marie-Renée Aufauvre, in Le Jouet. Valeurs et paradoxes d’un objet secret, Editions Autrement, série Mutations n° 133, 1992, p. 122. 33. « Le marché du bricolage : une remise en question », Market, n° 313, février 1992, p. 15-16.


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LA PHILIA OU LA CONSOMMATION COMME RÉCIPROCITÉ

Comme l’a mise en évidence Michel de Certeau, la forme de braconnage qu’entreprennent les tactiques des consommateurs induit une autre forme d’échange, celle d’une économie du don (des générosités à charge de revanche), une esthétique de coups (des opérations d’artiste) et une éthique de la ténacité (mille manière de refuser à l’ordre établi le statut de la loi, de sens ou de fatalité)34. La reconfiguration que permet le déploiement de ces tactiques donne lieu à un style (de résistance), une esthétique d’un tout autre type qui n’est pas sans faire penser au potlach de Marcel Mauss. A l’utilisation du marché et de son modèle standard dans lequel chacun cherche à optimiser son intérêt personnel, Certeau substitue une autre logique, celle d’un échange symbolique concret caractérisé par le don et par le désir. C’est pourquoi nous voudrions proposer en guise d’ouverture l’idée que la figure de l’amateur se nourrit peut-être dans le domaine de la consommation de la notion grecque de la philia. Le consommateur amateur est celui qui débusque les bonnes petites adresses loin de la normativité des guides et qui les partage alentour. Mais plus encore, c’est un comportement de consommation qui vise à s’impliquer dans la relation marchande en considérant que l’offreur est quelqu’un du domaine de l’amicalité auquel on veut du bien. D’où le fait que l’amateur n’hésite pas à faire profiter ses connaissances de ses bonnes adresses, tant pour faire plaisir à ses amis que pour aider le fournisseur à développer son réseau marchand. Peut-être s’agit-il de réchauffer des relations marchandes – logiquement considérées comme froides – en les teintant d’une relation d’amour particulière. Franck Cochoy avait d’ailleurs suggéré l’idée que les dispositifs d’intermédiation marchande qui incombent au marketing ressemblaient fort au jeu de la main chaude35. Un peu comme si au jeu du désir et de l’amicalité, l’amateur tentait de réchauffer le lien marchand en

34. Le Marcheur blessé, p. 503. 35. Nous renvoyons ici à Franck Cochoy, Une Histoire du marketing. Discipliner l’économie de marché, Paris, La Découverte, 1999.


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le teintant de philia. Le terme de philia dans l’Ethique à Nicomaque est une notion interactionniste qui s’étend de « l’amitié à deux » à la vertu cardinale de la morale politique36. Elle est fondée sur la reconnaissance de mérites réciproques. Pour que l’amitié s’installe, il faut d’abord que les partenaires aient des mérites, qu’ils soient « dignes d’être aimés l’un et l’autre », ce qui suppose de la part des amis la même capacité à évaluer les mérites de quelqu’un d’autre, et donc un savoir commun de ce qui fait valeur. Or n’est-ce pas ce qui caractérise justement la figure de l’amateur d’art tel que nous l’avons décrit plus haut ? Il faut d’autre part qu’ils entrent en interaction pour se communiquer l’évaluation qu’ils font l’un de l’autre, qu’ils aient comme dit Aristote, « connaissance de leurs sentiments ». La bienveillance dont procède la philia doit être « réciproque », elle suppose donc non seulement une commune mesure permettant l’évaluation des mérites, mais aussi une règle d’égalité dans le commerce mutuel37. D’où le fait que le lien qui est fait entre l’amitié et l’évaluation des mérites d’une part et, d’autre part, entre l’amitié et la réciprocité, rapproche la théorie de l’amitié de la théorie de la justice, dont elle n’est pas complètement détachée (rendre justice au talent par exemple). Car, dans l’amitié, la réciprocité ne s’exerce pas aveuglément. Elle fait l’objet d’une anticipation de la part de chacun des partenaires, qui attend de l’autre un retour équivalent à ce qu’il lui a lui-même apporté. L’accent est mis sur la réciprocité et sur l’attente de la réciprocité et rend compte d’une classification hiérarchique des amitiés, fondée sur le plaisir, l’intérêt ou la vertu. N’est-ce pas en définitive ce que nous apprend le consamateur, à savoir le déploiement de ruses tactiques visant à désutilitariser les relations marchandes pour les investir de plaisir et de vertu.

36. Nous renvoyons ici notamment à Luc Boltanski, L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990, p. 161 et s. 37. Ibid.


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L’ÉMERGENCE D’UN MARCHÉ D’AMATEUR LE CAS DU PARFUM1

Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller

PRÉAMBULE : DÉFINITION DE L’AMATEUR

L’amateur est littéralement celui qui aime, qui goûte, qui apprécie. L’amateur de musique est quelqu’un qui aime la musique, tout comme l’amateur de vin est simplement quelqu’un qui aime le vin – et ce quelle que soit la façon dont il l’aime, et quels que soient les moyens dont il dispose pour exercer son goût. Pour définir et comprendre l’amateur nul n’est donc besoin de poser à priori l’existence d’un public séparé d’un monde professionnel (comme un espace de réception séparé d’un espace de production). Le grand vinificateur est toujours et nécessairement un grand dégustateur et un amateur de vin, comme le grand musicien est d’abord un amoureux de la musique. Il n’y a pas de raison pour qu’il en aille autrement pour le parfum. Bien mieux et plus efficacement qu’une position assignée dans l’espace de production, ce qui caractérise en propre l’amateur c’est le fait d’être engagé dans une pratique : « il n’y a pas d’amateur passif ». Cette définition 1. Les premiers éléments de ce texte ont fait l’objet d’une intervention lors d’une table ronde organisée à l’IFM, dans le cadre de la manifestation Les Rives de la Beauté (19 septembre 2009). Je tiens à remercier les personnes présentes pour leur intérêt, leurs critiques et leurs questions ; de même que pour m’avoir encouragée à écrire ce papier.


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de l’amateur par l’activité qui lui est propre, définition large et embrassante en même temps qu’affutée et précise, a été théorisée par Antoine Hennion à partir de travaux menés sur les amateurs de musique. Reprenant ses mots nous considérerons que « sont amateurs tous ceux qui entretiennent avec [le parfum] un rapport suivi, recherché, élaboré, quels qu’en soient les mediums et les modalités »2. Le prérequis est de prêter attention au parfum. Autrement dit, ni l’achat, ni la possession de parfum, ni même le fait de travailler dans le secteur de la parfumerie, ne vous font en eux-mêmes amateurs ; en revanche prêter attention à l’odeur d’un parfum, même quand on n’est pas en position de posséder ce que l’on sent, est un geste d’amateur. La nuance est forte. Ainsi, que nous soyons utilisateurs réguliers ou occasionnels de parfums, parfumeurs ou marketeurs, dès lors que nous avons un goût pour l’objet parfum et que nous cultivons ce goût, nous sommes amateurs de parfums. Ce qui nous distingue ensuite les uns des autres, ce sont le degré d’investissement et le type de pratique dans lequel nous sommes engagés : ce n’est évidemment pas la même chose de sentir pour travailler une formule3, et de sentir pour choisir ou vérifier le parfum que l’on portera pour telle occasion à tel moment de sa journée. Et s’il y a entre ces deux opérations une proximité de nature plus forte qu’on ne l’imagine à priori (ne serait-ce que par l’effort d’attention, d’analyse et de contrôle qu’elles sollicitent toutes deux), les différences de degrés peuvent être considérables. Elles tiennent à la profondeur de la connaissance et de l’expérience en olfaction : la construction de ce que les parfumeurs appellent la « mémoire olfactive » notamment, détermine la forme et la précision de ce que l’on sent au moment où l’on sent ; cette construction demande de l’entraînement, du temps, et des moyens dont l’accumulation finit par produire entre les amateurs une distance ou différence de degré toute aussi infranchissable que n’importe quelle différence de nature. 2. A. Hennion, S. Maisonneuve, E. Gomart, Figures de l’amateur. Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La Documentation française, 2000. 3. La formule est l’écriture olfactive d’un parfum, par quoi sa composition est strictement déterminée et enregistrée.


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Les moyens dont nous disposons pour exercer notre goût peuvent être particulièrement discriminants. Par moyens, j’entends ici non seulement le temps et les occasions d’exercer son goût, mais aussi l’accès aux objets – qui dans le cas du parfum (comme dans celui du vin) est rien moins qu’égalitaire. A propos de la musique, Antoine Hennion et Sophie Maisonneuve montrent que c’est la possibilité technique de l’enregistrement et l’invention du disque qui, par la dématérialisation de l’objet musical qu’ils autorisaient, ont historiquement changé la nature de la musique pour en faire un produit d’amateur : en rendant l’objet musical accessible et partout disponible, le disque a constitué le premier accès démocratique aux objets de la musique, ouvrant un immense champ des possibles à l’amateurisme musical en même temps qu’un vaste marché ; les dernières métamorphoses numériques du disque, en poursuivant la dématérialisation des supports, ont encore accentué ce mouvement4. Rien de tel dans le parfum. Ou dans le vin. Là comme ici, plus encore que les écarts de richesse, la proximité ou l’éloignement par rapport à la profession et à ses centres vont être déterminants. Si vous exercez votre activité dans le centre de création olfactive d’un grand laboratoire, vous n’aurez qu’à faire quelques pas dans le bâtiment même où se situe votre bureau, pour avoir accès à toutes les matières premières de la parfumerie, ainsi qu’à un très large échantillon de parfums du marché. Si vous êtes amateur de parfum mais banquier par exemple, il vous faudra faire un nombre de pas bien plus considérable pour arpenter les rayons des chaînes de parfumerie, les boutiques confidentielles de la capitale quand c’est possible, et chercher des échantillons sur Internet, pour parvenir au terme de tous ces efforts à rassembler une collection d’odeurs, qui vous représentera bien, mais qui en volume sera toujours sans commune mesure avec celle à laquelle n’importe quel stagiaire de International Flavors & Fragrances (IFF) a quotidiennement accès. Quant aux matières premières, n’y comptez pas, leur accès est pratiquement réservé. Entre ces deux extrêmes s’échelonnent toute une série de professionnels et de satellites de la profession (journalistes, consultants ou sondeurs par exemple), 4. A. Hennion, S. Maisonneuve, E. Gomart, Figures de l’amateur, op. cit.


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plus ou moins équipés en fonction de leur taille et de leurs moyens, de leur rôle et de leur position dans le marché. Une industrie quelle qu’elle soit se construit et s’élabore par l’accumulation et la concentration dans ses centres des moyens de la production ; dans le parfum, la discrimination d’une profession et d’un public est d’abord un effet de la différence des moyens de la pratique amateur, notamment dans l’accès aux objets. Ceci est pour partie une nécessité tenant à la matérialité de l’objet parfum ; et pour partie une conséquence de la façon dont ce marché s’est historiquement construit au XXe siècle notamment – sur une asymétrie fondamentale. Dire que nous sommes tous amateurs ce n’est donc pas nier ou gommer de façon démagogique la distance, les écarts de « niveaux », et la façon parfois radicale dont certains « grands amateurs » se distinguent des autres ; c’est même précisément le contraire : on réalise mieux les distances nécessaires et l’irréductibilité des écarts creusés par la pratique, en les rapportant à ce qu’ils sont, c’est-à-dire des différences de degrés et de moyens dans l’exercice d’un goût qui est partout et pour tous de même nature. Ceci étant posé, venons-en à ce qui nous intéresse précisément dans ce papier, à savoir la façon dont le marché du parfum nous semble actuellement travaillé par une pratique amateur. L’ÉMERGENCE D’UN MARCHÉ D’AMATEUR DANS LE PARFUM

Notre hypothèse est que nombre des évolutions actuelles du marché du parfum se laissent décrire et comprendre, dès lors qu’on les rapporte à une pratique amateur. Que cette pratique amateur peut être assez ancienne, mais qu’elle s’est suffisamment intensifiée pour produire, depuis une dizaine d’années notamment, des différences visibles et remarquables sur ce marché. Pour rendre compte de cette hypothèse, nous prêterons attention à la pratique amateur là où elle se manifeste de façon saillante, quand elle se constitue en « force d’irruption », et non sans violence, rompt avec les règles tacites en vigueur dans le parfum – pour produire une différence sur ce


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marché et créer de l’irréversible. Pour ce faire il nous faudra parcourir ce marché de façon non pas linéaire (d’amont en aval) mais circulaire, en « suivant les réseaux » pour reprendre le mot d’ordre de Bruno Latour5. La difficulté de l’exercice tient au fait que le travail de l’amateur dans le parfum apparaît d’abord comme la production d’efforts isolés – au sens où ils ne sont pas coordonnés à priori, mais surgissent de façon plus ou moins simultanée dans des espaces ou en des points du marché à première vue éloignés les uns des autres et sans commune mesure les uns avec les autres. En réunissant cependant ces efforts sous un même regard, en les faisant résonner entre eux, et en retraçant quelques-unes au moins des lignes d’un réseau qui les relie, une figure se dessine d’elle-même – que nous appelons « marché d’amateur ». Enfin c’est dans les marges du marché du parfum que le travail de l’amateur se manifeste aujourd’hui de la façon la plus nette. Nous accorderons donc autant d’intérêt aux marges du marché qu’à ses centres, sans hiérarchie, tout étant mis sur le même plan. Sans prétendre à l’exhaustivité, je considérerai successivement : l’ouverture d’un espace de jugement critique sur les parfums avec l’apparition des premiers « critiques » ; la naissance d’un espace d’expression et d’interaction strictement amateur avec les blogs consacrés au parfum ; la requalification du point de vente en lieu de dégustation par une distribution alternative ; la requalification du produit « parfum » autour de sa composante olfactive par des marques qui se revendiquent à nouveau « parfumeurs » ; le coming out des « nez » ; l’engouement de la presse et de l’édition pour le parfum et les parfumeurs ainsi reconsidérés ; le travail institutionnel pour faire exister et vivre une culture du parfum. Je conclurai mon papier en considérant un geste récent et inclassable, mais particulièrement intéressant en ce qu’il réduit l’asymétrie fondamentale du marché en s’attaquant à la question des moyens ; c’est-à-dire en ouvrant la première brèche vers une « égalitarisation » concrète des moyens entre les amateurs. 5. Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.


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DES AMATEURS QUI S’ENGAGENT DANS LA CRITIQUE DES PARFUMS

L’apparition des premiers « critiques », estampillés comme tels, est toujours le signe de la présence d’une activité d’amateur dans un marché, et que celle-ci a atteint un certain niveau de développement. L’intronisation au mois d’août 2006 de Chandler Burr comme critique officiel de parfums au New York Times constitue cet événement pour le parfum. A partir de cette date, dans la partie « style de vie » de ce journal (« T »), à côté et au même titre que les critiques littéraires ou œnologiques bien rôdées, Burr va publier régulièrement ses « Scent Notes » qui sont des commentaires « critiques » de parfums (au sens de commentaires portant une appréciation du parfum qu’elle soit positive ou négative), assortis de notes (sous forme d’étoiles, de zéro à cinq). La question qui nous intéresse ici n’est pas celle des critères d’appréciation qui peuvent être ceux de Burr, ou du bienfondé de ses jugements ou de ses choix (le premier pouvoir du critique étant de choisir les produits qu’il décide de commenter), mais de réaliser que ces publications du New York Times ouvrent un espace de jugement critique sur les parfums. S’il est spectaculaire du fait de l’envergure du média pour lequel il écrit, le cas de Burr n’est cependant pas isolé. Luca Turin, avec lequel Burr a beaucoup travaillé, publie depuis 2003 une colonne sur le parfum dans le magazine mensuel du journal suisse Neue Zürcher Zeitung – NZZ Folio (les « Duftnotes », également disponibles en anglais dans la version électronique du magazine). Mais ce dernier est surtout l’auteur d’un guide des parfums, conçu à la manière des guides de vins ou des guides gastronomiques, où de très nombreux produits du marché sont répertoriés, commentés et notés. L’audience de ce guide n’est pas négligeable ; publié dans plusieurs langues, il en est au moins à sa troisième ou quatrième édition (la première en 1992, la prochaine prévue pour janvier 20106). Ce qui

6. Luca Turin, Parfums. Le guide, collection « Les guides Hermé », 1992 ; Luca Turin et Tania Sanchez, Perfumes: The A-Z Guide, Profile Books Ltd, 2009 ; L. Turin et T. Sanchez, Le Guide des parfums, City Editions, 2010.


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distingue les guides de Luca Turin des « guides pour choisir son parfum » qui ont toujours existé, c’est là encore la note attribuée aux produits. Le critique est celui qui engage son goût personnel dans un jugement qui se veut appuyé sur une expertise. C’est-à-dire qu’il se prévaut non seulement de son statut d’amateur, mais également de celui de connaisseur. La notation est l’opération qui le caractérise. Articulée en principe au volet qualitatif représenté par le commentaire littéraire, la notation est une opération de mise en équivalence et de comparaison entre les différents parfums. Elle synthétise le jugement et par là même elle le durcit. Parce qu’il introduit une discrimination entre des parfums jugés « bons » ou « mauvais », le geste est violent. Mais c’est par ce geste que le critique existe, qu’il peut espérer devenir un acteur qui compte sur le marché, voire y acquérir un certain pouvoir et modifier le rapport de force. Avec le critique, ce qui fait irruption dans le marché du parfum, c’est la possibilité d’une information et surtout d’une prescription autre que celle de la publicité (ou de l’égérie qui lui est associée). Cette prescription, au moins dans son principe, se veut extérieure et indépendante des annonceurs, échappant à leur volonté comme à leurs moyens ; de ce point de vue la critique « égalitarise » les marques grandes ou petites, de même que les produits. Pointant, toujours en principe, vers les seuls intérêts des amateurs (et non vers celui des parfumeurs ou des marques, qui peuvent se sentir malmenés dans cette affaire), le critique ne peut par définition exister que dans un marché d’amateurs dont il manifeste le niveau d’activité en même temps qu’il le favorise ; il est une des premières institutions de ce marché7.

7. Le marché du vin, sur lequel la critique est une institution autrement plus développée et puissante que sur le marché du parfum, offre un des plus beaux cas d’étude sur cette institution, avec ses rouages, sa complexité, son rôle dans le développement mais aussi parfois dans le formatage de ce qui est aujourd’hui un immense marché d’amateur (l’exemple très célèbre et polémique de Robert Parker étant un extrême). Je mentionne cette comparaison pour faire réaliser l’importance potentielle pour le marché du parfum d’un événement comme le surgissement des premiers critiques.


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LA NAISSANCE D’UN ESPACE D’EXPRESSION ET D’INTERACTION : LES BLOGS D’AMATEURS DE PARFUMS

L’émergence des blogs d’amateurs de parfums, aux Etats-Unis d’abord, puis leur rapide développement, et leur prolifération actuelle des deux côtés de l’Atlantique est, à côté de la critique, un autre phénomène marquant. C’est là que l’on voit, de la façon la plus nette, des personnes de plus en plus nombreuses s’engager dans une activité d’amateur sur le parfum. Le site américain « Now Smell This », lancé en 2005, est un des pionniers du genre, du moins parmi ceux qui présentent aujourd’hui les formats les plus aboutis et élaborés8. Comme la plupart des blogs d’amateurs, celui-ci propose avant tout des « revues » de parfums, mises en ligne par l’éditeur du blog ou par ses contributeurs ; ces revues sont elles-mêmes abondamment commentées, interrogées et discutées en ligne, une petite communauté d’amateurs s’étant constituée autour de ce site. Néanmoins, et c’est ce qui distingue ce site d’amateur des critiques de Burr ou de Turin, les jugements engagés revendiquent moins l’expertise, que le goût personnel. On y est amateur, qui aime ou qui n’aime pas, avant d’y être connaisseur. « I am an avid perfume fan living in a small town in Pennsylvania, far from the nearest perfume store. If you are wondering what qualifications I have for writing this blog, the answer is simple: none. I just like perfume. », explique Robin K., l’éditeur de « Now Smell This », en première page de son blog. Et de façon significative, si les commentaires ne sont pas exempts de jugements (appréciations favorables ou défavorables), les parfums ne sont cependant jamais notés et le blog ne propose pas de palmarès. Ainsi, l’espace ouvert par ce type de blog est un espace d’expression, avant d’être un espace de jugement. Il donne la possibilité à tout un chacun de faire ce qui se fait quotidiennement dans la profession : mettre des mots sur le 8. www.nstperfume.com. Luca Turin a aussi été pionnier dans la tenue d’un blog sur le parfum, Perfume Notes, mais cette expérience n’a duré que quelques mois (de juin 2005 à janvier 2006) ; Turin a de fait beaucoup plus creusé l’espace de la critique de parfums que celui du blog d’amateur. En français, on peut citer à titre d’exemples les blogs suivants : Ambre Gris, Poivre Bleu, Auparfum.com, ou Grain de Musc.


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parfum, parler et échanger pour sentir. On y voit couramment s’exprimer de la part d’un internaute le désir de sentir, connaître, goûter un parfum à partir des mots utilisés par un autre internaute pour décrire le parfum en question ; les affinités se nouent et s’élaborent au fur et à mesure des revues et des réactions à ces revues, qui se succèdent et entrent en résonance les unes avec les autres. A côté des revues de parfums, qui constituent son activité principale et sa raison d’être, un blog comme « Now Smell This » propose également ce qui, considéré dans son ensemble, prend progressivement la forme et l’allure d’un petit équipement pour l’amateur : des entrées par marques, notamment et y compris les nombreuses petites marques ; par parfumeurs (« noses »), avec la liste de leurs réalisations et parfois de courtes biographies ; les adresses, y compris les plus récentes et confidentielles, des points de vente où se procurer les parfums à Londres et à New York ; un glossaire du parfum ; des articles plus généraux sur tel ou tel aspect du parfum ; de la bibliographie sur le parfum ; et enfin, mais c’est un point majeur, une liste de liens vers les sites Internet consacrés au parfum. Comme toute communauté qui se construit sur la toile, la communauté des amateurs de parfums se déploie en rhizomes ou par « coralisation »9 : les premiers blogs ont essaimé, de nouveaux blogs se sont constitués, qui sont entrés en relation avec les premiers, les blogueurs se répondant les uns aux autres en ligne et se référençant mutuellement – sans que cette pratique soit systématique, s’ignorer fait aussi partie du jeu. Ainsi, par leur seule activité, les amateurs creusent un espace propre, où leurs goûts pour le parfum se précisent et se développent, au rythme des interactions internes aux blogs mais aussi entre les blogs, comme au gré d’interactions dans le monde off line – qui va nous intéresser maintenant.

9. Pour reprendre l’expression utilisée par Yann Moulier Boutang et Michaël Vicente (dans leur article pour cet ouvrage collectif).


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UNE DISTRIBUTION ALTERNATIVE QUI REQUALIFIE LE POINT DE VENTE EN LIEU DE DÉGUSTATION

Depuis les années 1980 et surtout 1990, la distribution de parfums est dominée par les chaînes de parfumerie d’une part (Sephora, Marionnaud, Douglas, sur-représentés en Europe), et les grands magasins d’autre part (sur-représentés aux Etats-Unis) ; à quoi il faut ajouter les duty free partout présents et constituant aujourd’hui un poids lourd de la distribution de parfums. A la fin du XXe siècle, à quelques exceptions près (l’Italie notamment), les parfumeries indépendantes s’étaient partout considérablement raréfiées. Or depuis le début des années 2000, à Paris, Londres, Bruxelles ou New York, des parfumeries d’un nouveau genre ouvrent leurs portes, de plus en plus nombreuses et visibles. De même que les blogs d’amateurs, cette distribution alternative est autant le résultat d’une activité d’amateur dans le parfum, qu’un moyen de l’encourager et de la développer. Pour préciser ce point nous nous intéresserons premièrement à un format particulièrement révélateur pour notre propos : les nouvelles parfumeries multimarques (telles que Senteurs d’Ailleurs à Bruxelles, Ombres Portées à Lille, ou le Scent Bar à Los Angeles). Ces boutiques proposent notamment des petites marques, pas ou peu disponibles dans les chaînes de parfumerie, les duty free ou les grands magasins. Le Scent Bar de Los Angeles, ouvert en 2005-2006, est un exemple saillant sur lequel je m’arrêterai10. A peine franchi le seuil de cette boutique aussi minuscule que célèbre dans le monde des amateurs de parfum, l’acheteur se trouve face à un long comptoir, derrière lequel se tient ou se tiendra bientôt une vendeuse, elle-même postée devant une série d’étagères, sur lesquelles sont disposés les flacons utilisés comme testeurs des produits disponibles. Le stock de produits destinés à la vente est conservé ailleurs, à l’abri de la lumière et de la chaleur – comme il se doit pour préserver au mieux la qualité et l’intégrité des jus. Mais surtout, contrairement à ce qui 10. Scent Bar, 8327 Beverly Blvd, Los Angeles, CA.


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se fait partout ailleurs, les flacons testeurs ne sont pas rangés par marques, mais par familles olfactives – les flacons d’une même marque se trouvant ainsi de facto séparés les uns des autres et dispersés le long du mur du fond. Ce dispositif encourage, voire contraint l’acheteur à entrer dans la découverte des produits, non par la marque et le flacon (même si ces deux éléments pourront naturellement jouer leur rôle de médiateurs), mais par la formulation de préférences ou de désirs olfactifs. Une fois dans la boutique, vous vous sentez d’emblée plus « adapté » en demandant à sentir « des jasmins » par exemple, qu’en demandant à sentir « les parfums DelRae » – même si concrètement les deux demandes sont possibles et recevables. Ce faisant vous quittez l’univers de la consommation pour entrer dans celui de la dégustation (la référence au « wine bar » est du reste explicite dans la présentation de la boutique) : le dispositif fait évoluer nos dispositions, il déshabille le consommateur – le privant en partie des équipements et appuis auxquels il est habitué –, pour faire exister l’amateur. Le Scent Bar dépend de LuckyScent, un important vendeur de parfumerie de niche en ligne11. De la même façon que la boutique, ce site, sans exclure la recherche par marque, ni même les statistiques sur les meilleures ventes du site (« Top Picks »), encourage une recherche par familles olfactives et par notes dominantes en proposant et en privilégiant, sur la page d’accueil des parfums proposés à la vente, les menus suivants : « Sort by Style: Aquatic, Chypre, Citrus/Fresh, etc. » et « Sort by Popular Note: Amber, Fig, Incense, Iris, etc. ». De même – et selon exactement les règles de navigation en vigueur sur un Amazon.com pour les livres ou les disques – il suggère à l’internaute, à partir d’une première sélection, d’autres parfums susceptibles de lui plaire, et ce sur la base d’une proximité olfactive (et non de l’appartenance à une même marque par exemple). L’internaute pourra aussi en cliquant sur le nom de la marque prendre connaissance de tous les parfums de la marque disponibles sur le site, ou de façon plus originale, en cliquant sur le nom du parfumeur qui est systématiquement mentionné, prendre connaissance de tous les parfums composés par ce parfumeur et 11. « LuckyScent: shop for hard to find perfumes, fragrances and candles », www.luckyscent.com.


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disponibles à la vente sur le site, quelle que soit la marque pour laquelle il les a faits. Ici encore les marques ne sont plus le seul principe organisateur de l’offre. Elle est reconfigurable et reconfigurée en quelques secondes, en fonction notamment du style du parfumeur ou des préférences olfactives de l’amateur, que le moteur de recherche interne aide à faire s’exprimer. Le dispositif numérique mis en place par le site LuckyScent, comme le dispositif physique mis en place au Scent Bar, modifie de façon radicale le rapport du « consommateur » au parfum et provoque l’amateur. Enfin, dernier geste remarquable en ce qu’il témoigne d’une compréhension intime des problématiques liées à l’activité d’amateur, LuckyScent est à notre connaissance le premier site (et l’un des seuls) à proposer de façon systématique, c’est-à-dire pour tous les parfums disponibles à la vente, l’achat et l’expédition partout dans le monde d’échantillons – dont le coût d’acquisition est néanmoins non négligeable. A côté des nouvelles parfumeries multimarques (on line ou off line), l’essentiel ou la plupart des ouvertures de parfumeries ont été le fait de marques, et principalement de petites marques. Si Guerlain, Annick Goutal, L’Artisan Parfumeur, Diptyque, ou Serge Lutens avec les Salons du Palais Royal, avaient déjà, et parfois depuis longtemps, un ou plusieurs points de vente dédiés, on a vu depuis le début des années 2000 se multiplier à un rythme nouveau et soutenu les ouvertures de « boutiques de parfumeurs ». Généralement le site de vente en ligne de la marque ouvre peu avant ou peu après. Certaines de ces marques ont utilisé ces lieux physiques pour mettre en place des dispositifs nouveaux de rencontre avec le parfum, l’exemple le plus célèbre étant les « cabines à sentir » des Editions de Parfums Frédéric Malle, qui permettent de contourner la traditionnelle touche ou mouillette, pour donner à sentir l’aura ou le sillage du parfum. Enfin, et particulièrement aux Etats-Unis, certains grands magasins (Barney’s par exemple) travaillent depuis un certain temps leur offre parfums sur le mode des boutiques multimarques. Quant à elles, les formes dominantes de distribution de parfums commencent (timidement) à évoluer vers un peu moins de « mise à disposition », et un peu plus d’expé-


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rience ; les « soirées Sephora » par exemple proposent autour des parfums des rencontres avec les fabricants. Au plan strictement géographique, en moins de dix ans, la distribution alternative de parfum, tous formats confondus, est parvenue à constituer au moins dans les capitales de la mode et du luxe (Londres, New York, Paris) un maillage urbain conséquent, autorisant une circulation de l’amateur dans la ville comme sur la toile12. Si la toile est l’espace privilégié de l’interaction entre amateurs et du développement par « coralisation » d’un réseau d’amateurs, la ville a pour elle d’autoriser les rencontres physiques indispensables entre l’amateur et les parfums, les expériences olfactives qui pourront ensuite être diffusées, retraduites, commentées, réfléchies sur la toile. Et l’expédition d’échantillons dans les zones les plus reculées étend encore le réseau. Mais surtout, dans cette nouvelle configuration, l’achat proprement dit n’apparaît plus comme la question ou comme la seule question de « l’espace de vente » quel qu’il soit. Le « point de vente » physique lui-même est requalifié en lieu de découverte, espace de rencontre avec les producteurs, et lieu de « dégustation » – activité centrale de l’amateur. Le rôle de la vendeuse s’en trouve souvent réinvesti et revalorisé. Cette requalification résonne avec l’expérience singulière, encore timide pour le moment dans le parfum (tandis qu’elle est courante dans le vin), que constitue « Les Ateliers Parfums ». Depuis 2005-2006, la marque Thierry Mugler propose ainsi au tout venant amateur de découvrir la culture et l’univers du parfum, ou d’initier des connaissances en olfaction. A Paris également, Guerlain propose aujourd’hui dans sa boutique des Champs-Elysées des ateliers parfums, autour des créations de la marque13. 12. La manifestation Les Rives de la Beauté, coordonnée par Wouter Wiels, qui s’est tenue pour la première fois à Paris du 16 au 20 septembre 2009, témoigne de ce maillage urbain : le programme s’y présentait aussi bien sous forme de plan de la ville que de dépliant, il proposait un parcours dans la ville et des « visites guidées ». 13. Là encore la comparaison avec le vin est éclairante. Mis à part le supermarché, il n’est pas de point de vente dans le vin qui ne soit aussi un lieu d’échange et/ou de dégustation. Quant aux formations à la dégustation, qui existent sur ce marché dans des formats aussi variés que nombreux, elles constituent aujourd’hui en elles-mêmes un énorme « business ».


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DES MARQUES QUI SE REVENDIQUENT « PARFUMEURS »

Les « parfumeurs » (au sens de sociétés spécialisées dans le parfum, c’est-àdire dont le cœur de métier est de produire et de commercialiser sous leur nom de marque des produits parfumés) ont dominé le marché du parfum pratiquement jusqu’à la seconde guerre mondiale. A partir des années 1920 et surtout 1930, ils ont été concurrencés par ce qui s’est appelé à l’époque le « parfum-couturier ». Les marques de mode, puis les marques de luxe, de plus en plus nombreuses à trouver dans le parfum un moyen de diversification et de promotion de leur image, se sont finalement imposées dans la seconde moitié du XXe siècle, marginalisant les fabricants historiques de parfums14. Le nom même de « parfumeur » devenait inaudible. Pourtant, depuis le début des années 2000, les marques de parfumeurs se réinventent et se multiplient à un rythme rapide des deux côtés de l’Atlantique. Quelques pionniers avaient, de loin en loin, tenté la voie du « parfum de parfumeur » (la bougie Diptyque inventée en 1963, l’Artisan Parfumeur fondé par Jean Laporte en 1976, Annick Goutal qui ouvre sa première boutique en 1981, ou Les Salons du Palais Royal créés par Serge Lutens en 1990) ; mais c’est au début du XXIe siècle que le mouvement prend véritablement de l’ampleur et devient un phénomène susceptible d’impacter le marché du parfum dans son ensemble. A titre indicatif, et sans aucune prétention à l’exhaustivité (je serais loin du compte), on peut citer : les Editions de Parfums Frédéric Malle, The Different Company, Miller Harris (2000), Delrae (2002), Iunx (2003) 15, Bond N°9, Keiko Mecheri (avant 2005), Etat Libre d’Orange, Juliette Has a Gun, Le Labo (2006), Memo, Indult, By Kilian (2007), Byredo Parfums (2008), Maison Francis Kurkdjian (2009). Simultanément on a vu des marques parfois très anciennes de la parfumerie prendre de la force et se redéployer : c’est le 14. Pour une analyse historique de la querelle entre « parfumeurs » et « parfum-couturier » dans l’entre-deux guerres notamment, voir Marylène Delbourg-Delphis, Le Sillage des élégantes, Paris, J.C. Lattès, 1983. 15. La marque Iunx de la parfumeuse Olivia Giacobetti a été lancée une première fois en 20032006 (avec le groupe Shiseido), puis relancée en 2008 (avec Costes).


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cas notamment de la parfumerie anglaise (avec des maisons comme Creed, Penhaligon’s ou Floris), ou italienne traditionnelle (exemple très connu de Santa Maria Novella) ; mais aussi des marques oubliées qui reviennent, pour une seconde vie (Les Parfums de Rosine ont ainsi été ressuscités en 2000 autour d’un nouveau concept de marque, ou encore Piguet en 2005)16. En 2000, Comme des Garçons, designer de mode alternatif engagé depuis 1998 dans une parfumerie alternative (Odeur 53 en 1998, Odeur 71 en 2000), met sur le marché une première collection de parfums « Comme des garçons – Séries 1, Leaves ». Avec un décalage dans le temps, les marques dominantes du marché du parfum, quelle que soit leur origine, reprennent cette idée et commencent à proposer à côté et en plus de leurs parfums « institutionnels », des collections de parfums. La même année, en 2004, le designer Hedi Slimane propose chez Dior Homme (groupe LVMH) une série de trois « Colognes » vendues d’abord exclusivement dans les boutiques de la marque et dans quelques points de vente très sélectifs ; une équipe de L’Oréal développe pour la licence Giorgio Armani, et en collaboration avec le designer, une ligne « Armani Privé », série de quatre eaux parfums vendues dans des flacons précieux ; le parfumeur Jean-Claude Ellena initie chez Hermès, avec quatre eaux de toilette, une ligne exclusive baptisée « Hermessence ». Guerlain suit en 2005 avec la collection « L’Art et la Matière », de même que Lancôme (L’Oréal) qui met sur le marché cette année-là ses premières rééditions (des jus historiques de la marque, mais dont les formules ont été retravaillées pour être mieux adaptées aux goûts des consommatrices actuelles). En 2006 Givenchy (groupe LVMH), lance la première édition de ses « Récoltes », productions limitées de parfums « millésimés » élaborés annuellement à partir des grands succès de la

16. Ces marques ont d’abord été rassemblées sous le vocable de « marques de niche », en référence à leur petite taille, leurs petits volumes de production, et au caractère confidentiel de leur distribution, et de leur marché, c’est-à-dire à leur clientèle considérée à priori comme spécifique et nécessairement réduite. On tend plutôt aujourd’hui à les rassembler dans un collectif de « marques de parfumeurs » où cohabitent un Guerlain et un Frédéric Malle ; le site OsMoz notamment les qualifie de cette façon, par différence avec les « marques de cosmétiques » ou « de couturiers » par exemple.


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marque17 ; avant de proposer en 2007 la réédition des parfums historiques de la marque dans une collection appelée « Les Mythiques ». En 2007 également, Chanel crée sa collection, « Les Exclusifs », assortiment hybride de quatre parfums historiques de la marque (qui étaient depuis longtemps en vente dans les boutiques Chanel), auxquels les parfumeurs actuels de Chanel ont ajouté six nouvelles créations faisant toutes, au moins du point de vue thématique, référence à l’histoire de la maison. En 2009, c’est au tour de deux marques du groupe Richemont-Vendôme de mettre sur le marché une collection : « Les Heures du Parfum » pour Cartier, « Collection Extraordinaire » pour Van Cleef & Arpels. Ces collections, dont le succès est variable (comme celui des petites marques précitées), ont en commun, outre le choix d’une distribution hyper-sélective, de reprendre le geste fondateur des nouvelles marques de parfumeurs : proposer des odeurs différentes dans des flacons épurés et identiques, sans recours au visuel publicitaire. Ce geste s’est bien sûr élaboré par reprise de la grammaire supposée traditionnelle des parfums de parfumeurs, mais la forme purifiée et systématique que donnent les nouvelles marques de parfumeurs du début du XXIe siècle notamment à cette grammaire est tout à fait nouvelle et contemporaine18. Elle marque une rupture forte avec les canons du parfum tels qu’ils s’étaient imposés depuis les années 1920 (affirmation de l’importance égale du flacon, du nom, de la communication, et de la fragrance, dans un tout singulier, propre à chaque parfum, et qui propulsait celui-ci au-delà de la fragrance transcendée dans une « œuvre ouverte »19). Le nouveau dispositif a pour premier effet de pointer vers le jus. La communication (au moins sous la forme de visuel publicitaire) disparaissant, le flacon perdant de son statut de territoire d’expression et étant ramené, par le seul fait de sa simplicité et de sa dupli17. L’Artisan Parfumeur avait mis sur le marché l’année précédente, en 2005, un produit conçu sur un mode proche, une Fleur d’Oranger définie par la marque comme un « grand cru ». 18. Les flacons très géométriques et épurés de Serge Lutens, des Editions de Parfums Frédéric Malle, de The Different Company, ou du Labo, en sont des exemples radicaux. 19. Sur la mise en place de ce format dominant de la présentation ou de la mise en scénario du parfum à partir des années 1920 et même 1910, et sur la notion d’ « œuvre ouverte », voir M. Delbourg-Delphis, op. cit.


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cation, à sa fonction de contenant, toute l’attention est portée sur le contenu, le jus, qui devient « le parfum ». Cette grammaire est encore soulignée quand les noms des parfums prennent (et c’est souvent le cas) un caractère non seulement figuratif, mais proprement descriptif, renvoyant explicitement à une note voire un ingrédient olfactif (Cuir Beluga chez Guerlain « L’Art et la Matière », Vetiver Extraordinaire ou Une Rose aux Editions de Parfums Frédéric Malle, Brin de Réglisse ou Vanille Galante dans la collection « Hermessence », Premier Figuier ou Mûre et Musc chez L’Artisan Parfumeur, Gardénia Passion chez Annick Goutal, ou Jasmin et Cigarette chez Etat Libre d’Orange, pour n’en citer que quelques-uns). Tandis que pour les petites marques qui l’ont initié, ce geste – et c’est ce qui faisait son sens, sa force et sa beauté – était indissolublement lié à leur volonté de s’affirmer « parfumeurs », de faire du « parfum », et à la nécessité économique à laquelle ils étaient contraints par la faiblesse de leurs moyens ; une fois repris sur un mode volontaire par les grandes marques il devient un code. C’est une rhétorique. Mais par cette rhétorique, la nature même de ce qui est entendu sous le vocable « parfum » est redéfinie. Le jus a été « extrait » du mix-parfum pour devenir le tout du parfum, pour le concentrer. Ce n’est plus le parfum pour la marque, ou le parfum pour l’univers qu’il est supposé évoquer, mais « le parfum pour le parfum », comme une fin en soi. C’est un effet classique de l’activité cumulée des amateurs que cette « purification » de l’objet. C’est par l’effet du développement des pratiques amateurs que la musique par exemple est devenue « la musique », c’est-à-dire qu’elle a été purifiée de ses usages historiquement non-musicaux pour devenir cette « musique » que l’on écoute avec attention pour elle-même. Contrairement à ce que nos esprits volontiers nostalgiques imaginent, « écouter de la musique » n’a rien d’une pratique ancienne, c’est au contraire une activité strictement moderne20. La requalification du produit

20. Sur l’histoire de la musique et de sa construction comme pur objet d’écoute, voir A. Hennion, « Avant-Propos », in A. Hennion, S. Maisonneuve, E. Gomart, Figures de l’amateur. Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, op. cit.


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autour de la fragrance, et le goût du « parfum pour le parfum » qui s’exprime dans les développements des marques de parfumeurs ou les collections des grandes marques, témoignent donc d’un engagement d’une partie au moins du marché du parfum dans une pratique amateur. De même que le nouvel intérêt pour la composition des parfums et ses artisans, auquel nous allons nous intéresser maintenant : il a en effet très vite accompagné la requalification du produit avec laquelle il allait de pair. LE COMING OUT DES « NEZ »

Un des moyens privilégiés qu’a l’amateur de s’intéresser à son objet, de creuser son goût et sa sensibilité pour cet objet, est de s’intéresser au « faire » de l’objet et aux techniques de production21. Dans le cas du parfum, l’attention prêtée aux jus a bientôt creusé un intérêt nouveau pour ceux qui les font, ceux qui composent les parfums et qui sont appelés ou surnommés « nez » dans la profession à la fin du XXe siècle. Jusque-là, les marques ne faisaient pas ou très peu de publicité autour de ces nez. Œuvrant pour la plupart dans les maisons de composition, employés des grands laboratoires de la parfumerie (tels que IFF, Firmenich ou Givaudan), ou des fournisseurs de matières premières naturelles (tels que Robertet ou Mane), ils connaissaient la discrétion du sous-traitant. A quelques rares exceptions près (Jean-Paul Guerlain ou Annick Goutal qui créaient les parfums des marques éponymes, ou Edmond Roudnitska, seul parfumeur indépendant ayant réussi à se faire un nom – autant si ce n’est plus au travers de ses écrits sur l’esthétique de la parfumerie que de ses réalisations pour la marque Dior notamment), les noms des nez étaient inconnus du public ; cette situation n’était pas sans générer des frustrations. Les choses vont assez brutalement changer au début des années 2000. Les Editions de Parfums Frédéric Malle ont à cet égard créé l’événement. Frédéric Malle n’est pas lui-même un nez mais un évaluateur, c’est-à-dire 21. Sur l’intérêt des amateurs pour le « faire », voir dans cet ouvrage collectif l’article de Charlotte Guichard.


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quelqu’un qui a des compétences en olfaction, et dont le métier est d’accompagner la création en faisant l’interface entre les nez et le marché. Mais c’est aussi un grand amateur de parfums et partant quelqu’un qui, comme il le dit lui-même, a dans la pratique de son métier développé de l’admiration pour les « nez ». Lorsqu’il crée ses Editions de Parfums en 2000, son concept est le suivant : sa marque fonctionnera comme une maison d’édition littéraire et vendra des parfums de créateurs qui seront signés par les nez qui les ont inventés. C’est-à-dire que le nom du nez sera inscrit en toutes lettres sur le flacon, avec le nom du parfum (le nom de marque, Editions de Parfums Frédéric Malle, étant lui-même, au démarrage du projet notamment, excessivement discret). La façon même de présenter les parfums prend la forme d’un petit « making of » olfactif22. Sans reprendre à leur compte le concept éditorial de Frédéric Malle, les marques de parfumeurs qui se multiplient à partir de ces années-là vont à leur tour abondamment communiquer sur les nez qu’elles font travailler. Là encore les marques qui dominent le marché du parfum (toutes origines confondues) vont suivre, avec un décalage dans le temps. Chanel qui a – peut-être pas depuis l’origine de sa production de parfums mais depuis fort longtemps – une équipe de parfumeurs interne faisait encore au début du XXIe siècle figure d’exception remarquable parmi les grandes marques de parfums23. Le cas de Guerlain est également un peu exceptionnel, au sens où cette marque a incarné, à la fin du XXe siècle notamment, la résistance de la marque de parfumeur traditionnelle se maintenant tant bien que mal – au moins sur le marché français. Son évolution sur la question du « parfumeur-maison », depuis notamment son intégration dans le groupe LVMH en 1994, est intéressante et significative. Dans cette entreprise, la présence d’un parfumeur-maison, membre de la famille Guerlain, était

22. Les photos et textes de présentation des parfumeurs et des parfums sont visibles sur le site Internet de la marque : www.editionsdeparfums.com. 23. Jean Patou avait également une tradition de parfumeur-maison, avec Jean Kerléo notamment, et cette tradition a été poursuivie après le rachat par Procter & Gamble, avec le parfumeur Jean-Michel Duriez – qui signe aujourd’hui pour le groupe les parfums Jean Patou et les parfums Rochas.


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vraiment un fait de tradition – plus encore que chez Chanel ou chez Jean Patou. Depuis le rachat cependant, cette tradition semblait sinon progressivement abandonnée, du moins un peu mise entre parenthèse. Le parfumeur restait bien présent dans la maison mais « en mode mineur », et tandis que Jean-Paul Guerlain ralentissait son activité de création notamment, la marque a eu recours à la sous-traitance pour la réalisation de ses parfums institutionnels (L’Instant de Guerlain et Insolence ont ainsi été créés par Maurice Roucel chez Symrise), de même que pour sa collection L’Art et la Matière. Aussi quand en juin 2008 Guerlain intègre Thierry Wasser comme « parfumeur-maison », la marque semble-t-elle se raviser. Si officiellement Thierry Wasser « succède » à Jean-Paul Guerlain, il n’est cependant pas faux de parler dans ce cas précis de « retour du parfumeurmaison ». Il y a bien eu éclipse24. Entre 1994 et 2008, il y a eu les Editions de Parfums Frédéric Malle ; puis, de façon tout à fait significative, on a vu des marques de luxe qui jusque-là avaient toujours sous-traité la création des parfums qu’elles commercialisaient sous leur nom, recruter des nez. Hermès intègre le parfumeur Jean-Claude Ellena en 2004 ; l’année suivante Cartier recrute la parfumeuse Mathilde Laurent, qui ne commencera cependant à signer les parfums de la marque qu’en 2008 25 ; en 2006 LVMH recrute le parfumeur François Demachy (qui vient de passer 28 ans chez Chanel). Dans les cas de Hermès, de Cartier, de Dior ou d’autres marques du groupe LVMH pour lesquelles François Demachy peut signer ou co-signer des parfums, comme dans le cas de Rochas dont Jean-Michel Duriez signe désormais les parfums : les parfumeurs ne reviennent pas dans les marques, ils arrivent aux marques. C’est-à-dire qu’ils arrivent là où ils n’étaient pas encore, là où ils n’ont historiquement jamais été. A la différence du parfum de

24. Cette éclipse n’est pas propre à Guerlain, mais est plutôt à rattacher à la longue éclipse qui fut celle des marques de parfumeurs elles-mêmes et dont nous avons déjà parlé ; encore une fois cette maison a plutôt mieux résisté que d’autres marques de parfumeurs, et le parfumeur n’en a jamais été complètement absent. 25. En 2008 Mathilde Laurent signe le masculin Roadster, puis en 2009 la collection « Les Heures du Parfum » ; jusque-là elle développait l’offre de parfums sur-mesure de Cartier.


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parfumeur (Guerlain), le « parfum-couturier » des années 1920-1930 s’est développé avec des parfumeurs bien entendu, et des parfumeurs privilégiés souvent, mais pas par intégration verticale de la parfumerie dans les maisons de couture ou de luxe. La création de la couture (ou des bijoux dans le cas d’un bijoutier) était un fait interne à la marque, mais la création olfactive très rarement – Chanel comme Jean Patou étant l’exception qui confirme la règle. Cela a été le « coup de force » de Jean-Claude Ellena que de parvenir à entrer chez Hermès et à s’y imposer. Certes la marque a eu l’audace de ce recrutement, mais la « création du poste » est aussi et autant le fait du parfumeur. Elle est le fruit d’un travail de longue haleine et d’efforts continus pour incarner et faire exister à un niveau inédit la figure du « parfumeur compositeur » telle que l’avait imaginée Edmond Roudnitska et bien d’autres avant lui, et telle que l’avait en partie incarnée Edmond Roudnitska ou Jean-Paul Guerlain. Rappelons pour s’en convaincre qu’avant de devenir le parfumeur exclusif de la maison Hermès, Jean-Claude Ellena avait travaillé en indépendant (et non toujours dans une maison de composition), qu’il avait en 2000 créé avec sa fille Céline Ellena sa propre marque de parfums The Different Company, et qu’enfin il fut un des premiers et des principaux contributeurs des Editions de Parfums Frédéric Malle au moment où elles se sont montées. Alors, à partir de l’intégration chez Hermès en août 2004 : d’un côté pour la première fois depuis que cette maison vend des parfums – c’est-à-dire depuis la mise sur le marché de Calèche en 1961 –, ils seront créés en interne ; mais d’un autre côté, en quelques années, dans cette maison qui n’était pas un poids lourd de la parfumerie internationale, Jean-Claude Ellena va faire exister la figure du parfumeur et attirer sur lui et sur son travail une attention tout à fait nouvelle. C’est-à-dire que, à l’instar de ce qui se passe dans une marque de mode où s’est imposé un créateur (Karl Lagerfeld chez Chanel, John Galliano chez Dior ou Marc Jacobs chez Vuitton), la valorisation des produits passera autant par le parfumeur que par la marque. Jean-Claude Ellena n’est pas le « porte-parole » des parfums Hermès.


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Si l’opération de Jean-Claude Ellena a réussi de façon aussi rapide et spectaculaire, cela tient bien sûr au succès de son « style » de parfumerie et à la qualité du travail de mise en marché qui l’a accompagné chez Hermès (c’est très net sur la série des Jardins ou sur Terre d’Hermès par exemple), mais il nous semble que cela tient également et pour une part non négligeable, au fait que ce parfumeur a pris au sérieux la pratique amateur dans le parfum. Non seulement, comme nous l’avons montré avec les expériences qui ont précédé l’intégration chez Hermès, il a voulu et s’est donné les moyens d’exercer son métier « en amateur » – ou « en artiste » comme il le revendiquerait plutôt lui-même (mais dans le fond, si l’on a bien compris la définition de l’amateur que nous avons fait nôtre, les deux reviennent au même). Mais il a également été le premier à se féliciter de la nomination de Burr comme critique de parfums au New York Times, ou de la naissance des blogs d’amateurs de parfum (n’hésitant pas à interagir directement avec les blogueurs quand il en a envie)26. Il est aussi celui qui est allé le plus loin dans l’explicitation de son travail : le « Que-sais-je ? » qu’il publie en 2007 n’est pas un texte convenu ou généraliste sur le parfum, mais, tout comme l’était la version qu’en avait donné Roudnitska avant lui, c’est un texte de partage sur le « faire » où le parfumeur qui confie à son lecteur la façon dont lui, personnellement, travaille et crée des parfums (l’auteur y livre par exemple un état de sa collection de matières premières, ou des exercices qu’il recommande au jeune parfumeur)27. Enfin Ellena est encore celui qui est allé le plus loin dans le making of, en acceptant notamment d’être observé et décrit par un journaliste indépendant de la marque (toujours Chandler Burr) au long de la réalisation du parfum Un jardin sur le Nil28. Prendre au sérieux l’amateur c’est aussi accepter parfois de lâcher prise, de ne pas tout contrôler. 26. Il le dit en toutes lettres dans le paragraphe qu’il consacre à « La critique des parfums » dans Le Parfum, Paris, PUF, collection « Que-sais-je ? », 2007, p. 79-80. 27. J.C. Ellena, Le Parfum, op. cit., et Edmond Roudnitska, Le Parfum, Paris, PUF, collection « Que-sais-je ? », 1990 (pour la 3ème réédition). 28. Le récit de ce suivi est donné par Chandler Burr dans The Perfect Scent. One Year Inside The Perfume Industry in Paris and New York, New York, Henry Holt and Company, 2007. Dans le même ouvrage Burr relate la réalisation du premier parfum Sarah Jessica Parker, mais


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Si je me suis ainsi attardée sur le cas de Jean-Claude Ellena, ce n’est pas pour l’héroïser ou en faire un modèle pour sa profession29, mais simplement parce qu’il constitue, me semble-t-il, un exemple saillant de la façon dont la figure contemporaine du « parfumeur » a pu se construire précisément en comprenant, en intégrant, en prenant au sérieux la pratique amateur. Notons pour finir qu’en sortant de l’ombre les « nez » ont quitté ce « surnom technique » pour reprendre le beau nom de « parfumeur » ; c’était depuis quelque temps déjà une de leurs revendications (le parfum est une « œuvre de l’esprit », et le nez n’est qu’instrument de contrôle). Ainsi ce vocable de « parfumeur », qui n’était plus guère audible à la fin du XXe siècle, est-il aujourd’hui revendiqué par les marques comme par les artisans, preuve de la revalorisation de ce métier. UN NOUVEL ENGOUEMENT DE LA PRESSE ET DE L’ÉDITION POUR LE PARFUM ET LES PARFUMEURS

La presse a joué un rôle non négligeable dans l’émergence d’un marché d’amateur dans le parfum ; en soutenant, notamment au début, les nouvelles marques de parfumeurs. Ces marques qui n’avaient pas les moyens de faire de la publicité pour se faire connaître, se sont en effet largement appuyées (et s’appuient encore) sur la presse. Frédéric Malle notamment reconnaît l’importance de ce soutien initial de la presse qui l’a beaucoup aidé lors du lancement des Editions de Parfums. Elle a également joué ce rôle dans la nouvelle « médiatisation » des parfumeurs compositeurs. Là encore il faut réaliser que cette attitude de la presse – singulièrement la presse féminine et la presse magazine –, manifeste autant qu’elle favorise l’émergence d’un marché d’amateur dans le parfum. La presse ne fait pas

dans ce second cas ce sont moins les parfumeurs que l’actrice elle-même et l’équipe marketing de Coty qui occupent le centre du récit. 29. Les grands ou les bons parfumeurs sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense ou qu’il n’est reconnu en général, nous n’en aurons cité que quelques-uns dans ce papier, et ce n’est pas notre propos ici de savoir qui ils sont, ni de juger de leurs mérites respectifs, nous n’avons aucune prétention, ni compétence du reste pour le faire.


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l’opinion ex nihilo, elle la catalyse : c’est-à-dire qu’elle reflète d’abord des opinions éparses existantes, dont elle se saisit et qu’elle rassemble, leur donnant ainsi force et consistance, pour les renvoyer ensuite à son lectorat ; quand l’opération de captation, de synthèse et de restitution est réussie, c’est-à-dire quand elle est à peu près juste comparé à l’état du rapport de force d’opinion existant dans la société, cette opération peut construire une opinion au moins momentanément dominante30. C’est dire que, dans le cas qui nous intéresse ici, l’appétit et la soif d’enthousiasme de la presse pour les nouvelles marques de parfumeurs – pour Annick Goutal ou Serge Lutens, avant même Frédéric Malle et les marques et collections de parfums du début du XXIe siècle –, n’ont pas été une « lubie » de quelques journalistes en mal de nouveauté, mais celles-ci ont bien plus vraisemblablement et simplement fonctionné collectivement comme la pointe avancée d’une opinion ou d’un public, qui tendait à se lasser et à se désintéresser du parfum tel qu’il se présentait à la fin du XXe siècle. Leur enthousiasme était celui d’amateurs déçus, en attente de produits et de marques qui répondent mieux à leur curiosité et à leur goût pour le parfum – goût qui ne demandait que cela pour se réveiller. Les nombreuses publications sur le parfum, que l’on voit fleurir en Europe, aux Etats-Unis et plus récemment au Japon, vont dans le même sens. La forme originale qu’elles prennent depuis quelques années, manifeste là encore l’émergence d’un marché d’amateur dans le parfum. A la différence de ce qui a dominé l’édition consacrée au parfum dans la seconde moitié du XXe siècle, les publications de la toute fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle relèvent moins du « beau livre » et de l’apologétique, et s’intéressent davantage au « faire » du parfum. Ecrits par des amateurs, qu’ils soient engagés dans la critique, le conseil, le journalisme, ou la profession, on peut citer à titre d’exemples : des ouvrages d’initiation, tels que L’ABCdaire du Parfum (Flammarion, 1998) ou plus récemment Plaisirs de Parfums (Editions Paja, 2008) ; les nouveaux ouvrages où les compositeurs 30. Le sociologue Gabriel Tarde a donné dès la fin du XIXe siècle, dans L’Opinion et la foule (1901), une analyse séminale de ce fonctionnement et de ce rôle de la presse dans la construction de l’opinion.


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de parfums prennent la parole, notamment 22 parfumeurs en création (Editions Pirate, 2007) ou le Que-sais-je ? de Jean-Claude Ellena sur Le Parfum déjà cité ; les ouvrages qui s’intéressent aux matières premières de la parfumerie, les livres de Brigitte Bourny-Romagné (i.e. Secrets de plantes à parfum, Milan, 2003), ou le livre de Jean-Paul Guerlain Les Routes de mes parfums (Le Cherche Midi, 2002) ; ceux enfin qui s’efforcent d’ouvrir une brèche dans le monde de la production des parfums, et de le montrer au travail, notamment The Perfect Scent. One Year Inside the Perfume Industry in Paris and New York de Chandler Burr, déjà cité. Même le livre de l’historienne du parfum Annick Le Guérer, Le Parfum des origines à nos jours (Odile Jacob, 2005) qui fait une place importante aux interviews de parfumeurs et d’acteurs de la parfumerie, ou le roman historique d’Elisabeth de Feydeau, Jean-Louis Fargeon, parfumeur de Marie Antoinette (Perrin, 2004), nous emmènent dans les coulisses du parfum, qu’elles soient d’hier et d’aujourd’hui. Le simple fait que ces publications se multiplient à un rythme rapide sur la période contemporaine, et fassent parfois l’objet de rééditions, témoigne d’un certain succès de librairie, de l’engouement d’un public en train de se constituer31. LE TRAVAIL INSTITUTIONNEL POUR FAIRE EXISTER ET FAIRE VIVRE UNE CULTURE DU PARFUM

Ce tour d’horizon des manifestations contemporaines de la pratique amateur et de l’émergence d’un marché d’amateur dans le parfum, serait incomplet si l’on ne mentionnait le travail institutionnel mené par la profession depuis maintenant de nombreuses années. Comparé à la renaissance des marques de parfumeurs, au coming out des « nez », à l’engouement de la presse, de l’édition et de leurs publics, ou aux nouveaux 31. Ce type de publications rappelle les ouvrages sur les matières à utiliser, les techniques de transformation et les façons de faire les produits de la parfumerie, ouvrages destinés à un public d’amateurs qui s’exerçaient eux-mêmes à faire des parfums, qui étaient monnaie courante au XVIIe et au XVIIIe siècle notamment (le XIXe siècle donnera encore quelques opus, notamment le livre d’Eugène Rimmel, mais en moins grand nombre cependant).


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critiques de parfums et sites d’amateurs – qui semblent tous avoir cristallisé au début des années 2000 –, le travail institutionnel est plus ancien. C’est un travail de fonds, qui prend son temps et qui a peut-être dû patienter pour porter ses fruits. Il s’articule autour de deux aspects principaux qui sont liés entre eux. C’est d’une part la professionnalisation des métiers de la parfumerie, avec notamment en France la création de l’école de parfumerie de Versailles, l’ISIPCA32, et au plan international l’institutionnalisation de prix, c’est-àdire de récompenses qui tous les ans distinguent des membres de la profession pour leur travail ; ces prix sont aujourd’hui trop nombreux pour que l’on puisse tous les citer, on se contentera de mentionner le prix François Coty (rebaptisé récemment « prix international du parfum ») décerné à un parfumeur, et le prix Jasmin décerné en France à un journaliste pour un ouvrage, un site, ou un article consacré au parfum. Et c’est d’autre part un effort de pédagogie autour du parfum, destiné à un public large, et auquel on s’efforce de donner des structures. A titre d’exemples, on citera pour la France notamment : la réalisation par la profession, coordonnée par le Comité Français du Parfum, d’un documentaire conséquent consacré au parfum (Le Monde des Parfums, qui comprenait un volet sur l’histoire du parfum, un volet sur la création du parfum, et un volet sur le « mythe du parfum ») ; mais aussi le redéploiement du musée de Grasse, et l’organisation d’expositions consacrées au parfum (telles que celle qui a eu lieu à Versailles autour des parfums de Marie Antoinette, la petite exposition pédagogique Nez pour sentir qui s’est tenue au Palais de la découverte, ou encore l’exposition Le Bain et le Miroir conjointement au musée de Cluny à Paris et au musée de la Renaissance au château d’Ecouen33) ; ou encore la création de l’Osmothèque de Versailles, conçue

32. Le travail engagé à l’IFM depuis quelques années pour faire exister, au sein de son programme Post-Graduate de Management Mode et Design, un module de formation spécifique dédié aux parfums et cosmétiques, va dans le même sens. 33. Le Bain et le Miroir, tout comme l’exposition de Versailles autour du parfum de MarieAntoinette, a notamment bénéficié du soutien de L’Oréal ; la société de composition Quest avait également pour l’exposition de Versailles tenté de reconstituer un parfum de Marie


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comme un conservatoire d’odeurs ; et enfin la réunion en une seule bibliothèque hébergée à l’ISIPCA du fonds de cette école et de celui, très fourni, de la Société française des parfumeurs qui est désormais consultable au centre de documentation de l’école de Versailles. Tous ces efforts contribuent à faire exister et à institutionnaliser une culture autour du parfum, qui est en elle-même une condition nécessaire au développement d’une pratique amateur. UN GESTE INCLASSABLE : LE LANCEMENT DES COFFRETS OSMOZ

Les laboratoires de la parfumerie ou maisons de composition ont également joué leur rôle dans le développement d’une pratique amateur dans le parfum. Givaudan a particulièrement investi dans la formation, avec son école interne de parfumerie (héritée de Roure-Bertrand), mais aussi à travers un effort nouveau et original mené dans les écoles pour initier les enfants ou les adolescents à l’olfaction. Quest (avant son intégration par Givaudan) s’était illustré en organisant des collaborations entre ses parfumeurs et des artistes dans le cadre de manifestations d’art contemporain mettant en scène le parfum ; c’était là encore une façon originale et sans doute très efficace, de changer le regard sur le parfum et de le faire entrer dans une pratique amateur34. C’est cependant sur l’entreprise de Firmenich que nous nous arrêterons, et notamment sur son site OsMoz.com qui constitue un exemple saillant d’action menée par un laboratoire de parfumerie et explicitement dirigée Antoinette (baptisé « Le sillage de la reine »). Nous ne pouvons ici citer tous les contributeurs à ces manifestations ; l’essentiel est pour nous ici de réaliser qu’elles n’auraient pas pu avoir lieu sans le soutien et la participation des acteurs et des entreprises de la parfumerie. 34. La première de ces manifestations s’est tenue en 2003 à la Fondation Cartier, dans le cadre des « soirées nomades », elle était baptisée « Odorama » ; un documentaire « Essences Insensées » propose un making of de cette expérience. La seconde s’est tenue dans la Chapelle des Grands Augustins aux Beaux-Arts, et a été développée en 2006 dans le cadre du « Parcours Saint Germain ». Ces deux manifestations étaient coordonnées par Frédéric Walter. Pour plus de détails sur l’histoire des relations entre parfum et art contemporain, et leur développement actuel, voir F. Walter, « Art et Parfum : de la fascination à la co-création », in Mode de recherche n° 11, « Le Parfum », IFM, janvier 2009.


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vers les amateurs et la pratique amateur. OsMoz.com, créé au début des années 2000 (le 29 mars 2001 exactement) comme une start-up mais à l’initiative de Firmenich, s’est élaboré en moins de dix ans comme une petite encyclopédie du parfum, son contenu éditorial atteignant aujourd’hui une masse critique qui en fait un outil précieux pour l’amateur de parfums quel que soit son rapport de proximité à la profession et à ses centres. Il intéresse tout le monde35. En 2009, OsMoz crée l’événement en mettant sur le marché une série de coffrets olfactifs baptisée « Les coulisses du parfum ». Ces coffrets sont au moment où nous écrivons au nombre de cinq, construits autour des « accords mythiques » de la parfumerie, des odeurs de fleurs, de bois et de résines, ou d’épices notamment. Chaque coffret renferme une série de douze mini flacons proposant à l’état pur, ou tout au moins séparé, des odeurs essentielles de la construction des parfums, ainsi qu’un matériel de touches pour sentir et un « carnet d’exploration olfactive ». Ils sont relayés par du matériel pédagogique disponible sur le site. La mise sur le marché de ces coffrets, qui dans leur conception ne sont pas sans rappeler « Le Nez du vin », constitue à notre sens un geste fort et une véritable rupture dans le marché du parfum, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce qu’avec ces coffrets, pour la première fois pratiquement, un laboratoire fournisseur en « business to business » de matières premières, de compositions et de concentrés olfactifs, va s’adresser directement et de façon efficace au marché (sans passer par l’intermédiaire d’une marque). Il le fait en créant un produit nouveau, valorisant ce qu’il est le seul ou tout au moins le mieux à même de faire : mettre à disposition les matières premières simples ou élaborées dont il est le producteur. Mais ce faisant il fournit aussi aux amateurs, qu’ils soient dans ou en dehors de la profession, un outil de travail qui leur manquait. Pour la première fois l’amateur quel qu’il soit peut commencer à exercer son odorat et sa mémoire olfactive de façon analytique ; c’est-à-dire qu’il va pouvoir décom35. OsMoz.com est un site bilingue français – anglais ; il trouve son pendant américain avec le site basenotes.net.


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poser, déconstruire – condition sine qua non pour apprécier ce qui est construit. Ceci était jusque-là réservé à la profession, ou plus précisément à ceux qui d’une façon ou d’une autre avaient pu avoir accès à une formation olfactive (celle-ci opérant toujours sur la base d’une découverte et d’un matériel analytique). Parce que de fait ils « égalitarisent » les moyens, les coffrets OsMoz, dont le succès a immédiatement dépassé les attentes de leurs promoteurs, ont ouvert une brèche majeure dans l’asymétrie qui caractérise le marché du parfum – asymétrie fortement construite historiquement entre les centres de la profession (dont Firmenich justement) et le public, comme nous l’avons montré en introduction. Avec ces objets, ce nouvel équipement inédit dans le parfum, c’est une ligne supplémentaire du réseau qui se construit, un nouveau pont qui est jeté par où peut circuler et se démultiplier la pratique amateur. Nous sommes sans doute loin d’avoir vu, ou simplement imaginé, tout ce que cette petite révolution peut faire arriver.


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À QUI SE FIER QUAND ON CHOISIT SON LAVE-VAISSELLE ? CAPACITÉS ET LIMITES DES AIDES À LA CONSOMMATION EN MATIÈRE DE VÉRIDICITÉ

Philippe Gauthier et Justine Leggett-Dubé

“I commit myself to enlightenment. I commit myself to the truth as it is.” R. Hutchinson, dit Autonomeus, commentateur sur amazon.com, disponible en ligne [www.amazon.com/gp/pdp/profile/A30RI0AJ4CQBU1/ref=cm_cr_dp_pdp]

INTRODUCTION

Dans une séquence vidéo récemment aperçue sur l’Internet, on pouvait voir un consommateur qui, au gré de ses déambulations dans les allées d’une librairie, consultait la cote moyenne accordée par les usagers du site Amazon pour chaque ouvrage qu’il tirait des linéaires1. L’usager pouvait projeter la cote de chaque livre sur la surface de son choix, par exemple la

1. Cette scène présentait un des nombreux scénarios d’usage prévus pour le dispositif Sixth Sense, développé par Pattie Maes et ses étudiants, au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il s’agit d’un projecteur numérique personnel miniature muni d’une borne d’accès sans fil à l’Internet et couplé à un processeur et à un lecteur optique. Voir « Pattie Maes demos the Sixth Sense », TED, disponible en ligne, http://www.ted.com/index.php/talks/pattie_maes_ demos_the_sixth_sense.html, consulté en juin 2009.


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couverture du livre choisi, moyennant une intervention minimale de sa part. Outre la prouesse technologique qui est en fait le véritable enjeu du dispositif présenté dans cette séquence, cette démonstration souligne l’extraordinaire potentiel de l’Internet en matière de production d’informations. De manière un peu plus périphérique encore, cette présentation met en scène un monde où l’avis des pairs devient prépondérant dans les décisions d’achat des consommateurs ; un monde dans lequel l’individu accepte de se laisser guider, de calquer ses choix sur ceux de ses semblables sans réclamer aucune garantie quant à la fiabilité de ces avis autre que le fait qu’ils proviennent d’une communauté à laquelle il prend part luimême. Comme l’illustre cette scène, en matière d’aide à la consommation, l’Internet semble en mesure d’offrir une information qui puise sa force du caractère personnel, ou de la transparence des liens qui se tissent entre les internautes. Les relations entre usagers du web tirent leur fiabilité de cette capacité à mettre en scène une relation d’égal à égal qui se rapproche de la relation en face à face. Toutefois, la capacité de cette information à contribuer à ce que l’on pourrait appeler la raison consommatrice se paye par la constitution de rôles. Aussi, paradoxalement, elle implique l’émergence de communautés dont la nature s’éloigne de l’égalitarisme promulgué par les thuriféraires du web 2.0. Ce phénomène met en avant une des dimensions essentielles de la véridicité2. Les informations générées par et pour les consommateurs et diffusées par les sites de vente en ligne et les forums concernent de nombreux marchés (automobile, accessoires pour enfants, appareils électroniques, hôtellerie, etc.). Le développement du web dynamique a très certainement été à l’origine de la multiplication de ce genre d’information, partagé entre pairs, et l’extension des communautés virtuelles qu’il suscite représente encore

2. Nous utiliserons le terme de véridicité dans un sens proche de celui d’authenticité qui renvoie, selon le Grand Robert de la langue française, à ce qui « mérite d’être cru ». C’est ainsi que nous désignerons la capacité d’une information à être véritable, ce qui est, à la fois, le fait de sa véracité, ou de son exactitude, et le fait de sa sincérité.


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aujourd’hui une véritable innovation sociale qui intrigue nombre de commentateurs. Or, au-delà du simple fait de l’échange d’information que le web dynamique rend possible dans des proportions et des conditions inédites auparavant, les sources desquelles cette information tire sa capacité à contribuer à des décisions et à infléchir l’action sont intéressantes à examiner. Pour bien comprendre les prétentions du web à offrir de nouvelles conditions de véridicité, il convient de mettre entre parenthèses la question des intérêts particuliers qui s’y font valoir, de la manipulation possible de l’information par les émetteurs et taire un instant la dénonciation des jeux de dupes qui en affectent la crédibilité. En somme, pour comprendre les enjeux du mouvement de démocratisation de l’aide à la consommation sur le web, il nous semble important de considérer globalement cette aide en tant que forme de connaissance. Et de ce point de vue, la véridicité de cette forme de connaissance, comme pour toute autre forme de connaissance, doit être analysée à la lumière des conditions éthiques de son énonciation. Quelle sorte de conditions l’Internet offre-t-il à la vérité ? Comment l’organisation des aides à la consommation éclaire-t-elle les exigences de la vérité ?3 Comme Louis Quéré l’a montré4, la question de la confiance qu’un individu peut accorder à cette information anonyme apparaît évidemment centrale. De notre côté, il nous importe d’examiner les conditions d’énonciation de cette information et, notamment, la nature de ses ressorts normatifs. Si nous parlons tout de même de confiance, c’est 3. Le propos de cet article, notamment la conception de la vérité qui y est sous-jacente, est fondée sur notre compréhension du dernier essai de Bernard Williams, Vérité et véracité, et de l’avant-dernier cours au Collège de France de Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Leurs analyses fonctionnalistes de la vérité nous sont apparues essentielles pour sortir de la perspective strictement épistémologique dans laquelle la critique de la connaissance experte nous semble trop souvent s’enfermer. Notre préoccupation générale étant de réussir à redonner à l’expert, et à ses préconisations, sa légitimité, et donc de rétablir l’importance des rôles dans la constitution des communautés, tout en assumant la fragilité, voire l’insuffisance radicale de l’innovation méthodologique pour garantir la validité d’une proposition experte. Voir Bernard Williams, Vérité et véracité. Essai de généalogie, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2006 et Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, Paris, Gallimard/Seuil, coll. Hautes études, 2008. 4. Louis Quéré, « La structure cognitive et normative de la confiance », Réseaux, 108, 2001, p. 125-152.


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donc moins de celle que ressent une personne face à des évaluations de produits générées par des tiers, que de celle qui émane de l’information même, de sa fiabilité. Pourquoi et comment l’information diffusée à propos des objets de consommation est-elle une information de confiance ? EXPERTISE DISTRIBUÉE ET « PATERNALISME LIBÉRAL »

En matière d’aide à la consommation, l’expertise a longtemps été associée à des agences offrant des services légaux, à des organismes gouvernementaux assurant la surveillance et le respect des lois, l’éducation et le conseil aux populations ainsi qu’à de grandes entreprises médiatiques diffusant de l’information factuelle sur les biens et les services disponibles sur les marchés. Quelle que soit la nature de l’organisme et des services offerts, l’aide prodiguée aux consommateurs vise toujours à les soutenir et à les conseiller de manière à ce qu’ils fassent des choix raisonnés tant sur le plan contractuel, qu’économique, écologique, sécuritaire ou fonctionnel. Quand il s’agit de l’évaluation de produits ou de services, l’aide institutionnelle est directement mise en concurrence dans une sorte de marché de la vérité où une multitude d’avis vont tenter de se faire valoir par différents moyens. L’émergence de tout ce dispositif fait d’acteurs privés et publics dont le nombre a explosé à la fin des Trente Glorieuses tend à confirmer que consommer est une tâche difficile5, qu’elle présente des pièges, qu’elle nécessite un effort d’information et de raisonnement que tous ne considèrent pas à la portée de l’individu seul. L’aide à la consommation offre donc bien une occasion pour une certaine forme d’autorité de se faire valoir, forme que les économistes Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein ont récemment qualifiée de « paternalisme libéral »6. Le consommateur est lié 5. Voir à ce sujet l’article de Christian Chavagneux et Gilda Farrel, « Peut-on être consommateur et citoyen ? », L’Économie politique, 39, 2008, p. 5-6, qui indique comment les considérations environnementales et éthiques sont venues encore alourdir le fardeau quotidien de cet individu autonome que l’on voudrait pouvoir synthétiser dans la figure du consommateurcitoyen. 6. Richard H. Thaler & Cass R. Sunstein, Nudge. Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, New Haven/London, Yale University Press, 2009, p. 4 et s.


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à cette aide par une sorte de subordination non contraignante à laquelle il reste libre d’assujettir une partie de ses conduites. Incidemment, l’affirmation de la légitimité de l’expert qui produit l’aide et l’affichage de son autorité deviennent des tâches continuelles. La lecture libérale de l’expertise proposée par Thaler et Sunstein tend à minimiser la violence symbolique caractéristique des rapports entre les experts et les citoyens-usagers-bénéficiaires de leurs prestations. D’une certaine façon, cette mise à l’écart de l’expertise fait porter sur l’information elle-même la charge de faire la preuve de sa valeur et de son aptitude à orienter la pratique dans un sens favorable7. La promotion de l’Internet collaboratif s’est souvent appuyée sur une critique des modes de production de l’information et de la connaissance faisant un constat similaire. Ce qui est alors mis en avant c’est l’émergence d’une forme d’expertise et de conseil moins aliénante issue d’une intelligence distribuée entre les usagers des réseaux et rendant caducs les rôles dévolus à certaines catégories d’acteurs et d’experts. De fait, l’étude des communautés de consommateurs et des aides à la consommation qu’elles produisent grâce au web dynamique permet de mieux comprendre comment l’expertise et les formes de l’autorité peuvent soutenir la véridicité d’une information. Une telle étude permet également de mieux mesurer le potentiel d’innovation en matière sociale et cognitive attribué, à tort ou à raison, à l’expansion de l’Internet et, notamment, du web dynamique. Ainsi, en matière d’aide à la consommation, qu’il s’agisse d’avis diffusés par les médias traditionnels ou produits par des communautés d’internautes, les problèmes que pose la véridicité de cette information ne sont pas radicalement différents. La fiabilité des évaluations faites au sujet des biens de consommation tire sa substance, d’une part, de la méthode selon laquelle

7. Nous ne souhaitons pas ici traiter de l’aspect économique en jeu dans la production de cette information. Bien sûr, certaines formes de fiabilité sont plus coûteuses que d’autres et le prix joue sans doute sur la confiance qu’inspire une information. Toutefois, postuler qu’une information gratuite se paye en retour de davantage de suspicions de la part du consommateur, c’est faire l’économie d’une analyse de la force effective fondamentale dans toute information, de sa capacité à fonder une vérité pouvant contribuer à l’acte d’achat.


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l’information est produite et, d’autre part, du statut ou de l’autorité accordée à l’émetteur de l’information. En matière d’aides à la consommation, ces deux sources sont exploitées de façons différentes. Certains acteurs du domaine s’attachent à suivre des procédures de test systématisées et à produire des informations dont la précision se présente comme un gage d’objectivité. D’autres, parfois les mêmes, mettent en avant la nature du cadre institutionnel dans lequel ils œuvrent et l’identité ou le statut des personnes qui produisent les informations qu’on y retrouve. Nous verrons comment le fonctionnement de ces différentes formes d’aides à la consommation éclaire un certain nombre de conditions qui président à la fiabilité d’une information et à sa capacité à contribuer à la raison consommatrice.

L A NORMALISATION DE L’EXPÉRIENCE ORDINAIRE Comme nous l’avons souligné, un certain type d’autorité tend à mettre en avant la capacité de l’information elle-même à soutenir sa propre véridicité. De ce point de vue, on peut comprendre la propension de certains dispositifs d’aide à la consommation à accorder beaucoup de soins au processus par lesquels ils produisent leurs évaluations et à veiller à proposer des données toujours plus raffinées et formalisées. Le donné universel Les tests de produits et de services offerts sur le marché et mis en œuvre par les nombreuses agences gouvernementales d’aides à la consommation sont réalisés par des professionnels scientifiques, et parfois même par des laboratoires externes (avec l’aide de nutritionnistes, de chimistes, etc.). C’est de cette manière que des éditeurs comme Protégez-vous 8, au Québec, ou des organismes comme l’Institut national de la consommation

8. Le magazine Protégez-vous a longtemps été l’organe de communication de l’Office de protection du consommateur (OPC) au Québec. Depuis peu, il a été transformé en Organisme à but non lucratif (OBNL) du secteur de l’édition qui produit plusieurs guides annuels (guide du jouet, guide de l’immobilier, guide de l’automobile de l’Associaton pour la protection des automobilistes (APA), etc.) en plus du mensuel Protégez-vous lui-même.


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(INC), en France, garantissent l’exactitude des résultats des tests qu’ils diffusent. Même les données issues d’une évaluation subjective faite par des groupes d’usagers-tests sont recueillies au moyen de procédures rigoureusement formalisées qui permettent de rendre compte des produits d’un marché par les qualités qu’ils ont en commun. Ultimement, ces évaluations sont synthétisées dans des échelles unidimensionnelles simples. Ces formalismes ont le mérite de permettre le classement des produits testés les uns par rapport aux autres. Par contre, ils effacent les éléments spécifiques potentiellement mis en lumière par l’expérience de chaque testeur. Cette recherche d’une mesure de la performance normale des objets d’un marché conduit donc fatalement à une sorte de normalisation de l’expérience réelle. L’omniprésence des formalismes dans les évaluations d’objets de consommation souligne le crédit accordé à la méthode scientifique qui semble représenter l’archétype de l’expertise. L’adoption de méthodes formelles dans les évaluations rend compte du souci des différents acteurs du domaine pour la neutralisation des intérêts qui peuvent infléchir leurs résultats dans un sens favorable ou non au service examiné. Il atteste également de la volonté de faire émerger les dimensions essentielles communes de la qualité des objets ou des services offerts sur un marché afin d’organiser cette offre dans des classements les plus uniformes et exhaustifs possibles. Cette réduction de la performance des objets testés au plus petit dénominateur commun est une manière de parer le consommateur face aux « singularités » qu’affichent les objets de consommation, et de mettre en avant des indices plus normalisés sur lesquels ces consommateurs seraient mieux avisés de porter leur jugement9. La plupart des organismes qui produisent des évaluations de biens de consommation sont tentés par de tels formalismes. Tant et si bien que l’attachement à des considérations procédurières apparaît comme une 9. Voir à ce sujet Lucien Karpik, L’Économie des singularités (Paris, Gallimard, 2007), ainsi que Christian Bessy & Francis Chateauraynaud, « Les Ressorts de l’expertise. Épreuves d’authenticité et engagement des corps », in Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.), Les Objets dans l’action, Paris, Editions de l’EHESS, coll. Raisons pratiques 4, 1993, p. 141-164.


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composante essentielle de la légitimité de l’information en matière de consommation. On le voit, notamment, en ce qui concerne les guides de restauration, Gault Millau, Michelin, ou le Guide Restos de l’hebdomadaire montréalais Voir. Dans ce dernier cas, les critiques qui sont engagées pour faire l’évaluation de quelque 800 restaurants répartis à travers la province du Québec doivent agir dans le plus strict anonymat. L’objectif est ici de s’assurer d’être reçu et d’être servi de la même façon que n’importe quel client et de garantir le caractère commun, partagé avec le plus grand nombre, de l’expérience évaluée. Cette attention envers l’expérience ordinaire traduit une quête d’universalisme que confirment les comptes rendus qui en sont ensuite faits. En effet, encore une fois, les résultats de ces évaluations prennent la forme d’échelles mesurant, de zéro à quatre étoiles, la qualité de la cuisine, du décor et du service, de tableaux donnant une approximation du prix d’un repas pour deux personnes et de descriptions courtes (environ 150 mots). La mise en place de telles procédures, parfois très contraignantes, s’observe également dans de petites entreprises. Au Québec, la revue Ski Presse, publie chaque année un guide d’achat d’équipement. L’objectivité des évaluations faites s’appuie, entre autres, sur la représentativité de l’échantillon de testeurs recruté. L’équipe en charge de ces évaluations rassemble chaque année près de 200 skieurs et skieuses dont le calibre varie du skieur récréatif jusqu’au skieur expert, calibre représenté par des moniteurs de ski certifiés. Réunis lors d’un même weekend, dans une station de ski populaire, ces personnes doivent respecter un protocole d’essai strict, effectuant un nombre de descentes précis avec chaque paire de skis testée. Les données recueillies sont alors traitées et présentées dans des classements qui ne laissent paraître que bien peu de choses des expériences qui les ont déterminés. Comment comprendre cet appel à de telles considérations méthodologiques, elles-mêmes largement débattues dans le monde des sciences ? En analysant les ressorts de la confiance, Quéré souligne que la propension des sociétés modernes à générer des institutions, des règles, etc. doit être comprise à la lumière d’une sorte de baisse généralisée de la capacité


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d’anticipation des actions d’autrui, voire d’une opacification radicale des relations humaines induite par la modernité. En faisant le lit du libre arbitre et de l’autonomie individuelle, la démocratie libérale moderne aurait éliminé les repères sociaux fournis par l’existence de traditions et de rôles déterminés10. Se rapprochant d’une thèse durkheimienne, Quéré souligne que les relations humaines se seraient alors peu à peu équipées de droits, de règles et de procédures formelles. Dans la mesure où l’on considère la consommation comme une pratique sociale largement déterminée par le risque inhérent aux relations entre individus intéressés, c’est-à-dire entre homo œconomicus, on peut comprendre que le recours aux règles de la méthode scientifique dans le cadre de l’évaluation des objets de consommation participe de ce mouvement qui viserait à compenser l’incertitude qui règne désormais dans les relations humaines11. On se leurre toutefois si l’on croit qu’une information obtient le mérite d’être crue simplement parce qu’elle nivelle les expériences spécifiques et les performances des objets. Bien sûr, la confiance accordée par un consommateur aux avis qu’il recueille à propos des biens qu’il convoite ne suit pas toujours un examen rigoureux des processus par lesquels ces avis sont produits. Les méthodes déployées dans les bancs d’essai d’objets de consommation dont les résultats tapissent les pages des nombreux magazines spécialisés ne font pas tant l’objet des suspicions de leurs lecteurs. Le rôle joué par ces formalismes méthodologiques dans la confiance qu’un consommateur peut prêter aux informations auxquelles il a accès n’apparaît donc pas fondamental, du moins pas suffisant en soi pour en fonder la véridicité.

10. Voir Louis Quéré, op. cit., p. 137, note 18. 11. Cela dit, la figure de l’homo œconomicus suppose que toute conduite humaine peut être rapportée à un déterminant simple : l’intérêt. Notre propos peut donc paraître paradoxal dans la mesure où cette figure réduit les motifs individuels à une seule réalité que tous partagent également et qui donc, au moins en principe, facilite l’établissement des anticipations entre individus. Toutefois, il nous semble que le libéralisme inhérent à cette figure suppose également que les préférences et les intérêts sont individuels. De ce point de vue, si le concept d’intérêt offre sans doute une solution à l’incommensurabilité des pratiques, par contre il démultiplie ces pratiques jusqu’à rendre le concept totalement dénué de sens.


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À la recherche de l’expérience ordinaire Cet usage de formalismes dans l’évaluation des produits de consommation peut procéder d’un souci un peu différent qui consiste plutôt à mettre entre parenthèses l’expertise de l’expert-testeur au moment où il évalue l’objet, ou de construire des évaluations à partir des expériences et des commentaires de simples usagers. Cela permet de mettre à l’écart un certain arsenal de critères d’évaluation ou de catégories d’analyse déjà formalisés et qui ont tendance à réduire d’emblée la variabilité des expériences ordinaires. Les formalismes méthodologiques permettent ainsi de faire se rejoindre l’universalisme de la mesure et le caractère banal, commun, vérifiable et partageable par tous de l’expérience évaluée. Ils offrent un gage de proximité, voire d’identité entre ce qui est évalué, plus précisément la situation dans laquelle a lieu l’évaluation, et les situations dont procédera l’usage de ce qui est évalué12. On voit ici le rapprochement entre les modalités de construction de l’expertise et les ressorts de véridicité exploités par le web dynamique. Sur les forums en ligne, les avis donnés par les consommateurs ne s’embarrassent d’aucun étayage méthodologique compliqué alors qu’ils conservent tout leur potentiel de véridicité, ou leur force normative pour l’action. La forme et la nature de ces conseils personnels donnés au détour d’une conversation sur la base de situations anecdotiques, contrastent avec les avis des experts, issues d’expérimentations et rendant compte de performances très générales et abstraites. En somme, ce que l’avis perd en formalisme, il 12. D’une certaine façon, l’avis de l’expert s’appuie sur un artifice méthodologique qui tend à opacifier le rapport entre la situation d’évaluation et la situation d’usage. On peut souligner ici que le développement de la démocratie participative et de l’ensemble des principes politiques, organisationnels et déontologiques qui en découle, en faisant appel le plus directement possible à l’apport des usagers et des citoyens dans l’aménagement des milieux de vie et l’innovation politique et sociale, se présente également comme une tentative pour rendre poreuse la frontière qui sépare les savoirs experts des savoirs ordinaires ou citoyens. La participation est considérée pouvoir assurer, avec le moins de perte possible, le transport de l’idiome quotidien dans la conception des équipements ou des politiques communs. Voir à ce sujet Laurent Thévenot, « The Plurality of Cognitive Formats and Engagements Moving between the Familiar and the Public », European Journal of Social Theory, 10 (3), 2007, p. 409-423.


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le gagne en pertinence. Au total, on pourrait penser que l’identité ainsi instaurée entre l’essayeur et l’usager consommateur représente un gage de fiabilité concurrent des formalismes prescrits par la science. Ce caractère anecdotique, idiosyncrasique de l’avis donné, qui renvoie aux situations d’usage tel qu’expérimentées, fournit, d’une certaine façon, une preuve de l’appartenance des parties à une communauté particulière : celle des usagers devant continuellement conjuguer objets normalisés et situations spécifiques. S’agit-il là d’une des modalités de l’enracinement auquel les communautaristes assujettissent toute recherche de vérité ? Quoi qu’il en soit, il nous semble que la dépendance de la fiabilité à l’égard de la pertinence des avis met particulièrement en lumière le rôle de premier plan que jouent ce que nous avons appelé les cadres éthiques, politiques et sociaux de l’énonciation de la vérité.

L’AUTORITÉ DE LA PERTINENCE ET LES NOUVELLES FORMES D’EXPERTISE Contrairement à ce qui se passe dans les médias traditionnels, l’information disponible en ligne n’apparaît donc pas d’emblée comme le fruit d’une expertise particulière, mais plutôt comme le produit d’un partage d’informations qui se fait entre pairs. C’est là, du moins, les promesses du web 2.0 : permettre à chaque usager de bénéficier de l’expérience et des avis de l’ensemble d’une communauté ; permettre à chacun de faire valoir son expérience au sein d’une communauté. En outre, les avis diffusés sur les forums ne s’appuient jamais sur des procédures vérifiables, répétables et ils renvoient toujours à des situations spécifiques dont le compte rendu conserve un format très personnel : expériences de pannes, astuces d’optimisation, récits de recours au service après-vente, etc. Ici, l’enjeu ne semble pas d’offrir une description normalisée, comparable des produits ou des services, mais plutôt d’assurer l’identité entre la situation d’évaluation et celle de l’usage. Mais, comment comprendre l’autorité déployée par des avis aussi spécifiques ? Comment expliquer la subordination d’un consommateur à des personnes qu’il considère comme ses pairs, euxmêmes aux prises avec des objets qui sont, dans ce cadre, foncièrement


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personnalisés ? Dans la mesure où ils n’ont pas recours à quelque formalisme que ce soit, les avis émis par les usagers ordinaires semblent souligner l’importance critique de l’identité de l’émetteur ou de son statut comme condition de la fiabilité d’une information. On constate ainsi que l’émetteur de l’avis sur ces forums endosse bel et bien un rôle particulier, bien qu’il ne s’agisse pas du même rôle que celui qui est personnifié par les experts qui œuvrent pour les organismes et les entreprises conseils. Cette nouvelle forme d’avis diffusée sur l’Internet jette ainsi une lumière particulière sur la multiplicité des ressorts d’autorité par lesquelles une information peut acquérir sa fiabilité. Nous en explorerons deux : le désintéressement et l’enracinement. Le désintéressement Le tribut à payer pour construire la fiabilité d’un avis à propos des biens de consommation peut parfois s’avérer très lourd, notamment quand il s’agit d’asseoir l’information autrement que sur les procédures empruntées pour la produire. La légitimité de l’avis apparaît alors comme une caractéristique essentielle à laquelle doivent veiller tous les protagonistes soucieux de conseiller le consommateur dans ses choix quotidiens. L’attachement plus ou moins ténu à des structures étatiques devient à ce titre un ressort important. Il garantit une sorte de désintéressement de la part des acteurs qui prodiguent des conseils dont le financement ne dépend pas des avis qu’ils diffusent. Ces acteurs, agences, organismes se présentent comme des entités qui œuvrent pour un intérêt supérieur, visant la coordination globale des citoyens à l’aide de mécanismes qui agissent au-delà de la sphère marchande13. Il existe de nombreux acteurs de nature publique qui offrent différentes formes d’information et de soutien aux consommateurs. C’est le cas, entre

13. L’action de ces organismes édifie ce que Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont appelé un monde civique. C’est cette édification qui leur permet d’établir leur légitimité. Voir Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. NRF, 1991.


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autres, au Québec, de l’OPC et des Associations coopératives d’économie familiales (ACEF) et, en France, de l’INC. Ils ont le mandat de protéger les citoyens contre les abus des producteurs, fournisseurs, promoteurs et marchands de produits et de services. Les moyens mis en œuvre pour y parvenir vont du service légal à la diffusion d’information à propos du droit de la consommation et de l’aide légale disponible. La plupart de ces organismes, agissant dans un cadre institutionnel, traitent de la consommation en général. Dans ce domaine, les bannières fédératrices sont nombreuses : Confédération de la consommation du logement et du cadre de vie (CLCV), Réseau de protection du consommateur (RPC), Consumers international (CI), Cyberconsommateur averti, Union fédérale des consommateurs (UFC-Que choisir). Le regroupement dans de telles structures nationales, voire supranationales, d’OBNL et d’associations de loi 1901 contribue généralement à établir la filiation de ces aides à des intérêts supérieurs communs. Cette quête du désintéressement se manifeste en deçà du seul statut affiché par l’organisme qui produit l’information. Certains dispositifs ont réussi à devenir des références respectées dans le domaine de la consommation en se dotant d’une politique et d’un modèle d’affaire les mettant à l’abri de tout intérêt commercial. Les magazines Protégez-Vous, publié au Québec, et 60 millions de consommateurs, publié en France, illustrent parfaitement cette stratégie de légitimation. Une des particularités de ce type de publication autofinancé ou subventionné est la rigueur qu’y déploie l’ensemble des intervenants qui y travaillent. Tous les journalistes qui signent les articles de Protégez-Vous adhèrent à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) et les tests publiés dans 60 millions... sont produits par l’INC, établissement public français sous la tutelle du ministère chargée de la Consommation. Dans tous les cas, les produits testés sont achetés ou loués. Aucun don provenant d’entreprises privées n’est accepté ce qui assure la neutralité des avis publiés. De plus, seules les publicités d’OBNL ou ressortissant de l’intérêt public (lutte antitabac, sécurité routière, etc.) y sont acceptées. C’est également la stratégie


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mise de l’avant par l’APA, OBNL canadienne qui, chaque année, publie un guide d’achat destiné au marché de l’automobile neuve et d’occasion. Ces efforts investis pour faire preuve de désintéressement peuvent s’avérer gigantesques et ils ne sont pas à la portée de tous. Là où l’appel à un cautionnement civique, où l’attachement à des structures étatiques devient trop exigeant, l’indépendance face aux entreprises-annonceurs permet à plusieurs de prétendre à plus de neutralité dans l’information et les évaluations qu’ils divulguent. C’est le cas, par exemple, des guides de restauration mentionnés plus haut. Bien que de telles publications ne peuvent pas prétendre faire œuvre civique, elles se font fort de n’entretenir aucun lien commercial ou financier avec les restaurants évalués. Sans être totalement à l’abri des soupçons de partialité, ces publications conservent une capacité à produire de l’information qui peut véritablement coordonner l’action des consommateurs. Toutefois, les avis diffusés sur le web dynamique le prouvent, la capacité à énoncer une information vraie, fiable, ne dépend pas strictement de ce détachement de l’émetteur par rapport aux enjeux et aux intérêts que révèle la situation d’achat. En effet, les avis partagés entre internautes sont souvent postés sur des forums hébergés par des sites commerciaux qui, eux-mêmes, affichent de nombreuses publicités. Toutefois ici, pour que la véridicité puisse se frayer un chemin à travers les intérêts des parties prenantes et ne pas se laisser infléchir par les enjeux commerciaux de la situation d’achat, il faut que l’information se fasse chuchotement personnel. Quand l’avis rend compte de situations contingentes et qu’il est rapporté à une expérience personnelle, la démonstration du désintéressement apparaît moins cruciale pour sa fiabilité. Cette singularité de l’information semble gagner d’autant plus en fiabilité que l’aide s’adresse à des marchés précis et donc, s’enracine dans des communautés dessinées par des pratiques de consommation particulières, bien que ponctuelles. C’est ainsi que l’égalitarisme souvent associé à l’organisation des communautés d’internautes semble produire les conditions d’une résurgence de classes d’experts et donc, le maintien d’un certain « paternalisme libéral » cette fois


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moins bien assumé. En identifiant des communautés autour d’intérêts communs, les marchés rapprochent les consommateurs et favorisent l’émergence de personnages notoires, faisant figure d’autorité. C’est sur une telle notoriété que s’appuient plusieurs publications destinées à guider les choix des consommateurs. L’enracinement De nombreux acteurs qui proposent des conseils en matière de consommation ne peuvent pas plaider de la même façon en faveur du désintéressement. D’une part, l’attachement à des structures étatiques est exigeant. D’autre part, l’indépendance envers les parties prenantes des marchés examinés représente un coût financier important. Ainsi, le magazine Ski Presse doit soit emprunter des skis, soit se faire donner des skis par les différents fabricants pour effectuer son guide annuel. De même, les publications faisant l’évaluation de produits de grande valeur, comme le Guide de l’auto, publié au Québec, n’ont d’autres choix que de se faire prêter les véhicules essayés par les distributeurs et les fabricants 14. Tout comme certains experts du marché du vin se font offrir les bouteilles qu’ils évaluent et dont ils rendent compte dans des publications spécialisées ou des répertoires annuels15. L’autorité qui est alors revendiquée doit s’appuyer sur un autre levier que le désintéressement. La notoriété d’une personne ou d’une marque apparaît ici comme la garantie ultime de la fiabilité. C’est ainsi que le nom d’ex-coureur automobile peut être rattaché à des guides s’adressant au marché de l’automobile, que des avis sont présentés 14. L’APA, dont nous parlions un peu plus tôt et qui publie son propre guide d’achat annuel, s’inscrit d’ailleurs en critique des guides et des commentateurs traditionnels en matière de consommation automobile. Dans ce domaine, la proximité, voire la collusion entre les journalistes et éditeurs, d’un côté, et les distributeurs et fabricants d’automobiles de l’autre a été maintes fois dénoncée. 15. Au Québec, la distribution de la plupart des produits alcoolisés est sous l’entière responsabilité de la Société des alcools du Québec (SAQ) qui représente un monopole d’État. La SAQ n’est donc pas sans avoir un intérêt dans la commercialisation de ses produits. A ce titre, elle est souvent partie prenante dans l’organisation des dégustations lors desquelles les experts prennent connaissance des vins dont ils rendront compte ensuite à leur public.


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comme les conseils d’un personnage de renom, que des personnalités se constituent pour asseoir la fiabilité des informations divulguées. La notoriété de certains porte-paroles apparaît d’autant plus centrale pour la fiabilité des informations qu’ils livrent que le marché concerné est limité : les amateurs de vins ont leurs figures tutélaires, tout comme les épicuriens à la recherche de nouveautés gastronomiques, les fans d’automobiles ou les sportifs intransigeants envers la qualité de leurs équipements. Si une telle forme d’autorité en vient à émerger, c’est sans doute qu’il est plus aisé de repérer des chefs de files au sein des communautés plus ou moins étroites que découpent les marchés. Paradoxalement, c’est ce que tendent à mettre en lumière les forums en ligne et le web dynamique. Un même enracinement dans les communautés virtuelles tissées sur le web 2.0 semble nécessaire pour assurer la crédibilité d’une information16. Mais avec l’enracinement dans de telles communautés vient l’accès à une renommée et la constitution de statuts et de hiérarchies entre les membres. On peut d’ailleurs remarquer avec quelle précision les sites web commerciaux tendent à offrir des outils permettant de classer les avis donnés par les consommateurs eux-mêmes par le biais d’un ensemble d’indicateurs descriptifs : nombre d’avis donnés au sujet d’un produit, écart-type entre les avis, identité des émetteurs d’avis, fiabilité accordée à ces derniers, etc. Aujourd’hui, la plupart des sites web des détaillants virtuels (tels que Future Shop, Amazon, BestBuy, Sears, etc.), voire parfois des fabricants, sont dotés d’un forum de discussion ou font état des évaluations de produit faites par leur clientèle. Habituellement rapportés sur des échelles simples, l’avis des consommateurs peut également prendre la forme d’un commentaire attaché à la page de chaque produit. Pour ce qui est des forums de discussion, ils sont utilisés par les consommateurs qui cherchent de l’information sur un objet spécifique avec lequel ils sont moins familiers. Par exemple, le forum mis en ligne par le détaillant nord16. Ce mouvement communautariste traverse maintenant du côté des aides traditionnelles. En l’occurrence, au Québec, les éditions Protégez-vous, autrefois organe médiatique de l’OPC, a entrepris de construire une communauté autour d’elles en tentant de recruter des « amis », parmi ses donateurs potentiels.


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américain d’appareils électroniques Future Shop attribue un statut à chaque utilisateur ayant émis un commentaire. On peut donc y lire les conseils d’un simple « visiteur », d’un « expert débutant », d’un « expert reconnu », d’un « expert de confiance – membre officiel du comité de bienvenue », d’un « expert chevronné », d’un « administrateur du forum », d’un « représentant du fabricant » ou d’un « associé » de l’entreprise. Ces statuts sont hiérarchisés selon l’ancienneté du contributeur du forum ainsi que la qualité de l’aide apportée aux autres participants. Quelques-unes de ces personnes, dont l’administrateur, sont à l’emploi de l’entreprise et font respecter les quelques règles nécessaires au bon fonctionnement du site, tandis que d’autres sont des amateurs de technologies qui veulent partager leurs connaissances. Ainsi, lors d’une récente visite, nous avons pu nous référer aux conseils de Hellracer, un contributeur résident de la ville de Laval, au Québec, dont le profil se lit comme suit : « Baccalauréat en génie informatique et maîtrise en video processing, certificat en droit, présentement étudiant au MBA. Douze ans d’expérience en diffusion vidéo (broadcast), imagerie et filtres numériques. Spécialiste en archivage média et en produits d’édition vidéo HD, FILM et streaming video à large bande. Contributeur/développeur de la librairie FFMPEG/VLC. J’ai travaillé pour des compagnies comme AVID, Miranda et Matrox. J’ai eu jusqu’à maintenant plusieurs TV LCD/plasma. J’ai également visité les [salons] CES 2005, 2006 et 2007. J’évalue les télévisions pour le plaisir. » Les amateurs avertis comme Hellracer sont nombreux sur le web et leur apport est essentiel pour les forums de discussion et les évaluations de produits. Ils se présentent donc bien comme des aides à la consommation, des aides bénévoles qui s’offrent au gré de leur temps libre. Ainsi, contrairement aux rapports qu’instituent les aides traditionnelles, les sites de vente et les forums en ligne permettent la mise en relation parfois directe des personnes en quête d’information avec celles qui la détiennent. Certes, les avis livrés ne sont pas étayés de façon aussi raffinée que ne le sont ceux des aides traditionnelles : ils ne paraissent pas aussi sérieux ou scientifiques


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que l’aide légale et les évaluations d’experts. Toutefois, les liens très dynamiques qui s’instaurent entre le proto-expert et l’usager permettent d’assurer une meilleure identité des situations qu’ils vivent chacun de leur côté et une plus grande pertinence de l’avis. Surtout, la forme et la nature des conseils prodigués ancrent l’émetteur et le récepteur dans une même communauté dans laquelle les rapports entre individus sont redessinés, mais où est maintenue, voire consolidée la position dominante, « paternaliste », de l’émetteur. CONCLUSION

De nombreux auteurs, critiques de la prolifération de l’information que génère l’Internet, ont apporté leur caution aux suspicions que soulève parfois la qualité de l’information qu’on y trouve et les vertus libératrices qu’on y prête. Comment, dans un tel foisonnement, l’usager de l’Internet peut-il faire le tri entre la bonne et la mauvaise information ? Celle qui est fiable et celle qui le trompe ? Il nous semble que les critiques que l’on peut adresser à cette information soulèvent deux problèmes particuliers, mais qui relèvent tous deux de la question de la vérité. Le premier de ces problèmes est celui de l’exactitude de l’information diffusée, ce qui renvoie à des questions épistémologiques et aux modalités de production de cette information. Le second problème, moins systématiquement traité, il nous semble, concerne l’autorité attachée à ce qui est diffusé, autorité qui est circonscrite par les cadres éthique, politique et institutionnel de l’énonciation. Ensemble, ces deux problèmes concernent la valeur de vérité que l’information acquiert, sa capacité à soutenir la coordination des actions et des décisions des individus, à énoncer des vérités ordinaires. Nous avons tenté de montrer que la fiabilité des avis et des conseils prodigués aux consommateurs avait tendance à s’appuyer sur toutes sortes de leviers : méthodologiques, statutaires, institutionnels. Chaque fois, le phénomène des conseils diffusés sur le web entre usagers des réseaux nous a permis d’avancer que la véridicité pouvait se passer de tels appuis.


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Les relations sur le web semblent favoriser la transparence entre l’émetteur d’avis et le consommateur en quête de conseils. On en vient à penser que la véridicité d’une information diffusée sur le web dynamique tiendrait davantage à une sorte de relation réciproque, d’égal à égal, entre un émetteur et un récepteur. Et cette transparence semble en mesure d’offrir des garanties qui se rapprochent de celles balisant les relations en personne. Cette situation nous paraît relativement nouvelle dans le monde des aides à la consommation. Alors que le consommateur ordinaire accepte volontiers les conseils en personne de certains vendeurs ou des membres de son entourage, le recours à des aides à la consommation, guides d’achat et répertoires a toujours semblé dépendre d’un complexe étayage de l’information recherchée. La fiabilité de cette information était relative au statut des émetteurs ainsi qu’aux méthodes et aux techniques utilisées pour la produire, ce qui avait pour corollaire de donner lieu à des descriptions formalisées, générales et, d’une certaine façon, abstraites des performances des objets évalués. L’émergence du web dynamique pourrait faire croire que ces conditions de fiabilité seraient en train de connaître une redéfinition majeure, notamment par une redistribution de la capacité à parler-vrai qui ferait barrage au « paternalisme libéral » des experts. Toutefois, à la lumière de notre examen préliminaire, les modalités de la véridicité sur le web apparaissent moins comme une innovation radicale que comme une variation autour des conditions traditionnellement reconnues de l’énonciation vraie, soit la pertinence, l’universalisme, le désintéressement et l’autorité. En définitive, la démonstration du dispositif Sixth Sense dont nous nous sommes servis pour introduire notre propos est peut-être basée sur une image d’Épinal. Il est peu probable que l’information telle qu’elle apparaît aux yeux du consommateur simplement résumée par une cote synthétisant une multiplicité d’avis, satisfasse aux exigences d’une raison consommatrice. Si la fiabilité des avis dépend de l’enracinement des consommateurs dans des communautés particulières, l’information doit conserver un format plus idiomatique que celui de la cote uniforme et


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permettre l’identification de l’émetteur ainsi que sa place dans la communauté. Si elle puise dans une sorte d’universalisme, l’information doit porter les preuves de sa neutralité et de son attachement exclusif au bien commun. Quelle que soit la démarche de véridicité adoptée, l’information prodiguée par le Sixth Sense reste bien en deçà de ces deux exigences.


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LES COMMUNAUTÉS DE GOÛTS SUR INTERNET LE CAS DU LUXE

Yann Moulier Boutang et Michaël Vicente

En quoi les communautés d’amateurs sont-elles requalifiées par l’Internet ? Les communautés de goût forment un continuum déjà largement exploré par de nombreuses entreprises qui entendent se situer sur ce « segment » du marché. De quel côté, parmi toutes ces figures de l’amateur, du collectionneur, du connaisseur ou de l’aficionado, la mode et le luxe penchentils ? Nous pourrions dire, de tous les côtés à la fois. Il est en réalité difficile de répondre sans opter pour une relation de complémentarité entre une base de masse et une élite (tant du point de vue du sport, que de l’éducation ou du binôme culture populaire/aristocratique). Or, le luxe se définit dans nos sociétés par rapport à quelque chose de général. Certes, on le qualifie souvent à partir de sentiments instinctifs et implicites qu’il est assez difficile de rationaliser. On ne saurait faire avec certitude une théorie de ce qui ressort du luxe et de ce qui n’en est pas. Les frontières de la catégorie font débat. On peut toutefois aborder le luxe par le biais de la question technique : comment le luxe se conjugue-t-il avec les espaces que les technologies de l’Internet sont en train de déployer ?


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LUXE ET ACCÈS UNIVERSEL AU NUMÉRIQUE : UNE ANTINOMIE ?

Le rôle des communautés avant l’Internet consistait à créer les conditions d’un marché, ce qui impliquait la circulation d’un vocabulaire, de codes, le partage et la confrontation interne à la communauté, la formation d’une opinion commune (induisant une réputation, un classement d’ordre, voire la confiance), le dialogue ou la confrontation avec les producteurs ou avec les prestataires de services, et enfin un effet d’amplificateur de la réputation et de substitut de la publicité par le bouche à oreille. Sur ce dernier point, Christopher Anderson, dans un ouvrage intitulé La Longue traîne (Pearson Education, 2009) montre que l’Internet permet la création d’une réputation par les utilisateurs, contrairement aux lancements de campagnes de publicité très coûteuses et dont l’efficacité est douteuse. Les communautés virtuelles sont prolifiques, proliférantes, inventives, transnationales, transdisciplinaires et rhizomatiques ; c’est-à-dire qu’elles ne se contrôlent pas à partir d’une position hiérarchique dans un arbre de décision ou d’accès. Elles ont leur vie propre, susceptible de résister à des accidents de parcours tels que la disparition d’initiateurs ou de membres fondateurs. Qui plus est, elles sont transgressives des spécialités et des corporations. Autrement dit, elles dérangent, bousculant les tentatives de les contrôler d’emblée. Elles sont hyperboliques, elles allient à l’écrit la spontanéité immédiate d’un rapport oral, en l’absence de la personne, ce qui confine les discussions vers les positions extrêmes, l’adhésion fanatique comme le rejet sans nuances. Soulignons enfin qu’elles se révèlent être instables et versatiles. Le luxe ne comporte-t-il pas, comme toute forme de club, un aspect restrictif qui vise l’élite, les meilleurs, ceux qui se distinguent et un autre aspect qui disparaît avec le numérique : l’intuitu personæ, la personne en chair et en os ? Sans doute, ce dernier défaut est compensé par la possibilité qu’offre le numérique de détailler l’objet, les couleurs et la beauté, de rendre visible une somme d’objets sans pareille dans le monde du support papier, de modifier sans cesse les catalogues en ligne. Une enquête réalisée


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en mai 2004 auprès de 470 internautes lecteurs de L’Internaute magazine montre que les sites de produits cosmétiques et de parfums attirent 45 % des personnes interrogées, ce qui est beaucoup. Néanmoins, c’est d’abord par curiosité que les internautes visitent pour la première fois un site de luxe, et c’est le « plaisir des yeux » qui fera la différence et fidélisera. Cela souligne la particularité du sensible virtuel, c’est-à-dire de la matérialité du numérique pour l’internaute : sans toucher la personne, il lui est possible de montrer des choses d’une façon extraordinaire. Au reste les motivations les plus fréquemment citées dans l’enquête révèlent que la curiosité et la découverte de produits arrivent en premier, suivies de la connaissance des prix, des renseignements en vue d’un achat futur et du visionnage des publicités de la marque en vidéo. Cela écrit, force est de noter le caractère décevant des sites numériques de luxe, sur lesquels beaucoup de plans sur la comète avaient été tirés comme au reste sur l’Internet en général. La consultation de sites de luxe, même les plus sophistiqués montre qu’ils s’avèrent du niveau de ce qui se faisait en matière de jeux vidéo il y a quatre ou cinq ans ! On demeure chaque fois dans le domaine de l’illustration sans créer de différence notable. Persiste en fait un double problème. Tout d’abord celui de la nature vivante du Web. La Toile n’est pas une galerie planétaire ou un de ces malls géants qui envahissent les grandes métropoles, même lorsque l’on à offrir des produits banals ou des services ordinaires, à fortiori pour des entreprises ou des commerces qui se situent dans le luxe ou la mode. C’est plutôt sur Second Life qu’ont commencé à s’exprimer des velléités de faire quelque chose d’autre que la rengaine de l’exposition d’un produit de catalogue sur lequel cliquer. La seconde question évidemment liée à la première consiste à déterminer si l’entrée directe des firmes du luxe dans le Web peut être aidée par les communautés d’amateurs et de quelle façon ? Autrement dit, comment le Web évolue-t-il ? Existe-t-il des communautés d’amateurs ou certaines caractéristiques qui leur sont propres sur lesquelles une vision dynamique du luxe pourrait s’adosser ? Quels sont les ponts que l’on peut établir entre les communautés formées autour de l’Internet en général et


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ce qui se passe ou pourrait se passer dans la consommation du luxe et de la mode en particulier. L’EXEMPLARITÉ DU LOGICIEL LIBRE POUR LE LUXE

Notre hypothèse est que le logiciel libre présente un caractère exemplaire. Un logiciel est fabriqué par un ensemble de développeurs travaillant dans un centre de recherche et développement pour une entreprise. Il est ensuite édité et commercialisé. L’entreprise fait ainsi son chiffre d’affaires sur la vente des licences liées à ce logiciel. Le logiciel libre est, en revanche, gratuit. Mais il est aussi et surtout ouvert : ceux qui participent à sa création ne sont pas des employés d’une entreprise en particulier ; ils constituent un ensemble de développeurs dispersés dans des entreprises diverses ou peuvent également être bénévoles. C’est l’origine des premières communautés virtuelles, bien avant l’apparition d’Internet. Si vous ouvrez un logiciel Microsoft ou un autre qui sont dit « propriétaires », vous trouverez un code source « compilé », composé de suites de 0 et de 1, absolument illisible pour un novice : seule la machine est susceptible de comprendre les instructions. Au contraire, dans le cas du logiciel libre, le code source est ouvert. On dispose de la version initialement programmée, lisible et sur laquelle un utilisateur peut intervenir pour la modifier, pourvu évidemment qu’il connaisse la programmation. La seule clause qui doit être respectée par l’utilisateur sous peine de se retrouver en infraction du droit d’auteur est de laisser le logiciel dans l’état où on l’a trouvé, c’est-à-dire de maintenir le caractère ouvert de son code (open source) : on ne doit pas le refermer pour en faire un nouveau produit marchand comme un logiciel de type propriétaire. Il s’agit davantage d’une révolution juridique autour de la propriété du code logiciel que d’une révolution technique. Ce nouveau mode de diffusion permet l’innovation collaborative et dispersée dans la société. Historiquement, le phénomène provient de chercheurs issus d’instituts prestigieux, tels que l’université de Berkeley ou le MIT. Puis il s’est large-


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ment répandu avec l’apparition d’Internet, au milieu des années 1990. Aujourd’hui, énormément de développeurs travaillent de la sorte à travers le monde, de façon bénévole ou dans des entreprises. Nous sommes ici face à un véritable modèle productif. Le logiciel est un objet complexe qui a son équivalent sur le marché : nous connaissons la valorisation boursière de Microsoft, son chiffre d’affaires. L’innovation se diffuse ainsi dans différentes strates de la société qui ne sont pas nécessairement professionnelles mais composées justement d’amateurs. Ce modèle a également su trouver parfois son équilibre marchand, en vendant des services liés au logiciel gratuit distribué. Toutefois certaines entreprises de logiciels libres ont fait faillite parce qu’elles ne vendaient pas de produits. Ce qui a amené à dire que ce modèle n’était pas solide, que ce n’était pas un modèle économique. En réalité, en vendant des services, de l’éducation, de la professionnalisation dans le numérique, des acteurs économiques parvenaient à exister de la même façon que des sociétés de conseil peuvent exister dans le tissu des entreprises. Or les sociétés de conseil ne vendent pas un produit, mais des connaissances permettant de produire d’autres connaissances ou permettant de faire des produits nouveaux. Deux grands modèles récents se sont écartés du modèle propriétaire classique de type Microsoft. Le premier est le modèle Google qui repose sur l’exploitation de l’énorme richesse du gisement que représente l’interactivité humaine. 14 millions de personnes par seconde cliquent sur ce site pour obtenir une référence. Google dispose de 300 000 ordinateurs en batterie, gérant une masse de données traçables permettant de produire des publicités singularisées, personnalisées et numériques beaucoup moins onéreuses que les mailings dont le taux de rentabilité est de 1 % (sans compter le gaspillage écologique). La valeur d’un site est estimée à l’aune du nombre de personnes qui s’y connectent. Les informations concernant l’interactivité des populations se trouvant sur le Web peuvent être recueillies grâce aux nouvelles technologies numériques. Auparavant, il fallait, manuellement, comme cela se pratiquait dans les maisons de luxe, faire un fichier client, alors qu’aujourd’hui les cookies, c’est-à-dire les


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traces de passage sur les pages Web précédentes, permettent de repérer les parcours et d’identifier des communautés de goût. Par exemple, sur Amazon, on proposera ce que les autres internautes, qui ont fait le même choix que vous, ont également acheté. Le second modèle est IBM. Pourquoi cette société championne des logiciels propriétaires, titulaire d’un portefeuille de 12 000 brevets, a-t-elle investi 3 milliards de dollars pour entrer dans les projets de logiciels libres ? Ces derniers ont conquis le marché des serveurs (par exemple Apache) et de plus en plus d’adeptes, d’autant qu’ils coûtent beaucoup moins cher. IBM s’est alors dématérialisé. Il était déjà passé des calculettes et des pendules aux gros ordinateurs, puis aux petits ordinateurs. Il passa aux logiciels propriétaires, pour finir par la vente de solutions et enfin dans la dernière campagne publicité de l’entreprise à « bâtissons une planète intelligente ! ». Il est alors apparu que les liens entre les personnes cherchant des solutions étaient fortement dépendants des pratiques nouvelles sur Internet, dont celle des logiciels libres. Le rapport étroit entre l’intelligence collective des amateurs et la production permet de mettre en œuvre un produit de meilleure qualité qu’un logiciel propriétaire. Le modèle devient dès lors un modèle économique. IBM a gagné une réputation dans la communauté du libre, alors que Microsoft fait figure de monstre, de repoussoir dans ce domaine. A tel point que Microsoft, qui essaie depuis peu de se lancer dans l’intelligence collaborative, envisage même de changer de nom. Par ailleurs, Wikipedia a passé récemment un accord avec Bertelsmann, l’éditeur et diffuseur de livres, afin de réaliser une encyclopédie Wikipedia papier. S’est alors posée la question des modalités de la rémunération. Il n’était pas possible de recourir au droit d’auteur. Wikipedia a donc décidé de vendre sa marque et a demandé à percevoir 3 % sur la vente de tout produit.


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UN MODÈLE DE COMMUNAUTÉ DE GOÛTS DE LUXE

A l’instar du luxe, les logiciels libres se distinguent des autres par leur sophistication. Les différentes entités du logiciel sont très finement améliorées et de façon constante. La qualité prime sur les délais et, quelquefois, sur les demandes du marché. Le développeur entretient une relation de proximité avec l’utilisateur – qui est lui-même, nous allons le voir, un producteur. Ces communautés se distinguent des communautés d’utilisateurs ordinaires qui se contentent d’utiliser et donc de « subir » un produit, en participant à l’élaboration de ce dernier. Mais, cette participation active à l’élaboration contributive dépend d’une barrière cognitive : tout le monde n’est pas en mesure de participer. Le fait que le code soit ouvert permet à chaque individu – qui en est capable – de l’adapter à ses besoins particuliers. Se produit donc un peu le même phénomène, en termes d’exigences, que dans le cadre de la commande d’un produit de luxe, sauf que l’utilisateur participe directement à l’élaboration. La boucle marchande dans le cas du logiciel libre, se fait depuis les utilisateurs qui sollicitent un développeur réputé qui gagnera ensuite de l’argent en vendant des services liés, et non pas depuis les applications commerciales. Nous sommes donc dans une configuration originellement non marchande, qui le devient par la suite. Le noyau des développeurs de logiciels est relativement fermé. Il faut faire la preuve de ses compétences pour intégrer le club. Un cercle intermédiaire fait le lien entre les utilisateurs et les développeurs. Néanmoins, les utilisateurs peuvent solliciter directement le noyau dur. Les frontières sont donc floues, les noyaux s’emboîtent en continuum. Non seulement la communication se fait en temps réel, mais l’utilisateur est en lien direct avec le développeur qui répond aux sollicitations de celui-ci. La proximité est donc double. On note également la création de marques issues de groupes liés aux logiciels libres. Sur les forums ou listes de discussion, chaque utilisateur défend sa marque. En termes socio-économiques, le luxe consiste à échapper au simple produit fonctionnel, industriel, et aux règles du modèle commercial vulgaire.


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La qualité prend le pas sur les délais imposés : un des credo du logiciel libre tient dans le principe que le produit sera développé lorsqu’il sera prêt et pas avant. Il se passe ici un peu la même chose qu’avec une malle Vuitton : elle est livrée seulement lorsqu’elle est prête. Le luxe ne répond pas à une nécessité ni à un besoin naturel, mais à l’effet Veblen : un prix élevé engendre une forte demande, contrairement à ce qui se produit dans un marché ordinaire. Le luxe implique la création d’une image auprès d’un public qui se distingue du consommateur courant. Pourtant, du point de vue des ressources numériques, on note un phénomène de miroir aux alouettes du Web 1.0. Bien souvent, en effet, il s’agit d’acheter comme on le ferait dans une boutique. La participation aux blogs ne donne pas non plus forcément de résultat très concluant. Par exemple, sur le site du groupe Lancôme sur Facebook, il n’y a pas forcément de liens entre utilisateurs mais une simple monstration de goûts. En ce sens, la géographie sémantique que l’on peut trouver sur Internet – grâce à des logiciels de Web crawling – est en revanche intéressante. Par exemple, pour l’expression « droit d’auteur », des rapprochements contreintuitifs apparaissent : une proximité dans les termes entre « contrefaçon » et « données personnelles ». Le même exercice a été fait avec la problématique socio-économique du « développement durable », et l’on a été surpris de voir que la « peau » (c’est-à-dire la frontière entre le soi et l’extérieur, un élément proche du ressentir) était un vocable très présent. Le public du luxe se construit autour d’une communauté d’opinions, avec l’utilisation de leaders d’opinion tels que des stars. L’objectif est de comprendre la relation entre le public et la marque. Par ailleurs, l’image du luxe doit être entretenue. Surtout, il est essentiel d’agir sur les externalités positives et par les externalités – sur ce que l’on appelle le halo. Il ne s’agit pas de viser simplement une cible directe à partir d’un message mais de travailler sur ce que ce message peut faire ressortir en termes de références, de suggestions, de dénotations. Tout cela permet de faire en sorte que la marque ne soit pas uniquement un produit : les initiatives impliquant un positionnement stratégique sont, en apparence, déconnectées du produit.


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Mais comment intégrer les communautés d’amateurs et à quel titre ? Sous un certain rapport, est-ce suffisant pour une entreprise de déclarer qu’elle a entendu les demandes de ses consommateurs et qu’elle est capable d’améliorer ses produits au regard des flux de commentaires ? Il s’agirait alors de seulement reprendre un aspect du fonctionnement du logiciel libre, plutôt symboliquement au reste que réellement. Tout d’abord, l’expression de consommateur ne fonctionne plus. Si l’on s’adresse au consommateur comme à un consommateur, cela est particulièrement réducteur et contreproductif. Celui-ci se considère en tant que co-usager et co-concepteur ayant des droits sur les nouveaux produits. La communauté présente l’avantage de créer du réseau toute seule. C’est ce qu’on appelle ici la « coralisation ». Les individus, en vivant, à la manière des coraux dans la mer, fabriquent des réseaux. Si l’on considère tous ces individus comme des atomes du consommateur qui va seulement réagir à un stimulus lambda sur un produit donné, cela ne dit rien des interactions. Or, si l’on doit mettre en œuvre ces interactions par la publicité, cela devient extrêmement onéreux. Lorsque vous touchez des réseaux déjà constitués, vous ne créez pas à partir du rien, vous surfez sur une vague qui existe déjà. En termes de vitesse, cela n’a donc rien à voir avec le fait de construire péniblement toutes les étapes. Faut-il intégrer ces communautés en tant que consommateurs avisés (prosumers), professionnels de la consommation auxquels on envoie des échantillons pour tester leur réaction ? Le connaisseur de la qualité doit-il jouer un rôle dans la formation des publics ? Si on l’autorise à taguer, il faut prendre garde au fait que l’on s’expose à un « taggage » négatif. Notez qu’en France, il n’existe pas de contre-publicité. On recueille donc uniquement le pour et jamais le contre. La communauté d’amateurs peut s’engouffrer dans l’espace de « taggage » et disqualifier violemment un produit. Cela va très vite et plus le produit s’expose, plus le risque augmente. Prenons l’exemple d’un roman d’un auteur à succès bien que de très faible valeur ajoutée ou qualité, s’il est en vente uniquement sous film plastique et non téléchargeable sur Internet, des personnes qui vont l’acheter vont


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se sentir lésées chacune à leur tour. Si, en revanche, il est téléchargeable en ligne, il sera lu et tagué négativement. Il existe aussi le phénomène inverse, qui s’est produit pour un éditeur, les Editions de l’éclat. Sur les quinze livres qu’il a publiés dans l’année, sept ont été proposés au téléchargement intégral sur Internet, sous format PDF. Les huit autres ont été commercialisés comme à l’habitude avec un mailing vantant le produit. Il a vendu cinq fois plus de livres téléchargeables – ce qui n’est pourtant pas du tout pratique à l’usage. Dès lors que l’on pense que le public est connaisseur, on a plus de raison de craindre d’exposer la qualité. Dans le cas contraire, on ajoute quantité de papiers d’emballage pour empêcher que l’individu puisse avoir accès pour juger « sur pièces ». Faut-il formellement intégrer les communautés dans la conception, c’est-àdire généraliser la « boîte à idées » au public qui consomme ? Cela aboutit à de la coproduction. Nous voyons bien avec les logiciels libres ou avec une encyclopédie collaborative telle que Wikipedia que les erreurs sont corrigées beaucoup plus vite que dans les logiciels propriétaires ou dans l’Encyclopædia Britannica (de l’ordre de quelques jours au lieu de dizaines d’années parfois). Une firme qui voudrait profiter du crowdsourcing, c’est-à-dire de l’intelligence et de la connaissance provenant de la société, doit par conséquent offrir des contreparties. Il y a tout d’abord un engagement des professionnels diffuseurs vis-à-vis des communautés. Dans le cas du logiciel libre, nous l’avons vu, cela consiste à laisser le code ouvert et à ne pas le fermer pour refaire un logiciel propriétaire sur une base du libre. Pour ce qui est du luxe, nous savons que les diffuseurs sont sévèrement sélectionnés, sans quoi la marque pâtit lorsque le consommateur est mécontent. Il y a également un engagement général de la firme. Nous parlons aujourd’hui notamment des engagements écologiques et éthiques. A fortiori dans le luxe, qui implique un monde, au minimum une gamme de produits, une atmosphère, un ensemble –, il faut rappeler aux gens qu’ils sont ce monde et que les firmes ne sont que des intermédiaires. Pour prendre la métaphore de l’iceberg, il ne faut pas oublier que les trois-quarts


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de sa masse sont invisibles mais puissants : ce sont les externalités. Une firme qui jouit d’une bonne image pourrait même se permettre d’avoir des ratages concernant la qualité des produits. Les gens ne vont pas rentrer dans une optique séquentielle où l’on évalue les choses une par une, mais dans une idée globale de l’entité. Ce n’est pas tant un produit qui se vend mais la construction d’un monde de sensations qui deviennent possibles. En outre, il est préférable que le produit soit inachevé. S’il est achevé, il est, d’un certain point de vue, neutralisé, aseptisé, voire tué. S’il est à achever, les gens vont y participer de façon beaucoup plus intense. Ils auront la sensation de se l’approprier de manière individuelle, exclusive et singulière. La présentation de produits non terminés est tout un art que la compréhension de l’esthétique japonaise de l’inachèvement permet beaucoup mieux de comprendre que la logique de la finition industrielle. L’ouverture d’un site Web implique de s’exposer à l’opinion publique. De la même manière, un homme politique ne peut pas profiter de cette opinion publique et se soustraire au droit de caricature. Tout cela diffère de la communication traditionnelle exercée par les départements autrefois dédiés à cette tâche dans les entreprises. Le respect vis-à-vis de la singularisation du produit ou du service de luxe est également à prendre en compte. Il est particulièrement important, dans la mesure où l’Internet a banalisé la production de masse. Il n’est pas question de faire du décoratif, de l’industriel, et en particulier de la chimie fine. Les consommateurs ne comprendraient pas, en effet, que les produits de luxe soient simplement des produits basiques, fabriqués sur des chaînes moins luxueuses, avec un peu de décoration. Le luxe est à la production de masse ce que le design est à l’objet industriel : quelque chose qui est désigné et dessiné dès le départ dans cette optique. Le luxe est construit par un certain type de responsabilité vis-à-vis de la création de luxe. Les entreprises, aujourd’hui, ne se présentent plus comme des fabricants de produits parfaits. Un fabriquant d’automobiles, Renault, s’est ainsi défini comme créateur d’automobiles, d’atmosphères. Il vend tout ce qui entoure le produit, faisant même passer ce dernier au


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second plan pour ouvrir sur d’autres perspectives. L’effet de luxe peut donc être créé sur autre chose qu’un produit : un service ou un abonnement à un bouquet de services. Le luxe obéit à un régime d’exception, de singularisation et de différenciation. Pour y parvenir, il est nécessaire de passer par la capture du patrimonial, de la marque France et de Paris. Cela est déjà connu. Par ailleurs, les nouvelles formes de capture sont plus intéressantes. L’art contemporain est l’une des formes favorites de capture du luxe aujourd’hui, bien au-delà du mécénat. Nous retrouvons ici ce dont il était question plus haut, au sujet du rapport entre la base de la masse et l’élite. Les grandes expositions culturelles, qui remplissent les musées et qui sont même devenues des affaires rentables constituent cette base. Au-dessus, il y a l’art contemporain, qui se distingue précisément en ce que tout le monde ne s’y intéresse pas. Le luxe peut-il capter le numérique comme projet d’une société qui augmente la puissance d’agir, de polliniser ou du vivre comme art ? Il incarnait classiquement la qualité, la beauté, la mode, le désirable : la sphère du désir par rapport au besoin. Lorsque la marque de luxe s’appuie sur l’art contemporain, elle se fonde par conséquent sur un public beaucoup plus large que son public ordinaire. La culture 2.0 dans le monde des marques de luxe est-elle présente sur les sites Web vitrines ? Il ne semble pas. L’image du luxe ne se trouve pas sur ces sites, parce que le monde du luxe dépasse l’antinomie de l’offre et de la demande. L’enjeu est ailleurs. Dans le monde du logiciel libre, tout commence par un rapport de collaboration et de contribution qui a dépassé aussi bien l’optique de l’offre que celle de la demande. La culture 2.0 est l’horizon de ce dépassement. Le Web est le vecteur principal d’incarnation de cet horizon dans les univers du retail, du service, etc. Les marques de luxe qui ont compris que tout se jouait sur les externalités, sur le halo, ont réussi une constitution de bouquet dans lequel elles agrègent leurs produits à la locomotive des grands événements de la scène artistique (en particulier les grandes foires d’art contemporain). Il n’est même plus nécessaire de passer par la médiation un peu lourde du mécénat étalé. L’essentiel est de faire savoir que l’on est acteur de l’art contemporain,


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notamment au travers de fondations telles que Cartier, d’organiser des expositions, etc. L’événement prime d’une certaine façon sur le produit, exactement comme les clubs de football ne gagnent plus d’argent en vendant des places dans les stades, mais sur les retransmissions et sur les produits dérivés. Le même phénomène s’est produit avec le film Star Wars. En conclusion, la question de la capture du numérique – car il s’agit bien de capturer ce qui, dans le numérique, est intéressant pour la firme : la pollinisation, la « coralisation », le faire réseau, l’intelligence distribuée – constitue l’enjeu le plus intéressant par rapport au Web. De cela il est possible de déduire un certain nombre de possibilités nouvelles, allant bien au-delà d’un beau site montrant les produits.


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L’AMATEUR ET LE PRODUCTEUR : UNE PROPOSITION DE GRADUATION DE LEUR RELATION Thierry Maillet

« Pendant des siècles un petit nombre d’écrivains se trouvaient confrontés à plusieurs milliers de lecteurs. Cette situation a commencé à changer à la fin du siècle dernier. Avec l’extension de la presse, qui n’a cessé de mettre à la disposition du public de nouveaux organes, (…) on vit un nombre croissant de lecteurs passer – d’abord de façon occasionnelle – du côté des écrivains. La chose commença lorsque les journaux ouvrirent leurs colonnes à un « Courrier des lecteurs » et il n’existe guère aujourd’hui d’Européen qui, (….) ne soit assuré en principe de pouvoir trouver, quand il le veut, une tribune pour raconter son expérience professionnelle, pour exposer ses doléances…. Entre l’auteur et le public la différence est en voie de devenir de moins en moins fondamentale »1. Le constat proposé par le grand essayiste allemand, Walter Benjamin dans un de ses textes majeurs, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, éclaire d’un regard nouveau la relation jamais finie entre un émetteur, ici l’organe de presse, et un récepteur, ici le lecteur. Est-ce que cette relation est réductible à une seule fonction utilitariste comme le crurent, voire l’espérèrent trop souvent, les tenants de la discipline de gestion qui voyaient en elle la donnée prioritaire d’explication ? Ou n’est-elle pas au 1. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, in Œuvres II, I Paris, Gallimard, 2000, p. 296 (1939).


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contraire naturellement soumise à une constante évolution qui oblige les deux parties à la reconsidérer de manière permanente au gré de leurs attentes changeantes, forcément changeantes. Au cours du siècle écoulé, l’enrichissement continu des sociétés développées a conduit au développement de disciplines destinées à faciliter ce mouvement de l’inconnu vers le connu. A partir de 1860 le travail de « mutation industrielle »2 pouvait être engagé et accéléré grâce aux médiateurs qui seront progressivement inclus dans le large mouvement d’acclimatation progressive de l’amateur. La première médiation connue fut la presse nouvellement créée, comme le soulignait Walter Benjamin. Cette nouvelle forme d’intermédiation fut rapidement adoptée par une population qui cessait d’être analphabète grâce aux programmes d’éducation initiés de manière massive dans les pays les plus avancés. La France passa ainsi de 43,2 % d’analphabètes en 1872 à 19 % en 1901. « En commandant un million de manuels de lecture courante (…) à Louis Hachette, le ministère de l’Instruction publique avait ouvert la vanne du savoir pour tous et accessoirement semé les germes d’une édition scolaire et universitaire. Distribués gratuitement aux indigents, ces livres furent le premier élément composant la future bibliothèque du peuple (…), ils contribuèrent fortement à l’unification du système et à un relatif rapprochement des paysages mentaux »3. Dès les années 1930, Walter Benjamin nous invitait à considérer que tout progrès technique pouvait engendrer son acclimatation progressive par son récepteur et dès lors, ce qui valait pour la presse se répliquerait avec d’autres innovations. Dans le cadre de l‘économie de marché, le statut de l’amateur n’obéit pas à une caractéristique figée mais est plutôt le reflet d’une situation particulière à un moment donné. En matière de consommation, le philosophe Michel de Certeau a montré la capacité de l’individu à détourner l’usage des produits pour se les réapproprier dans une dimension qui lui soit exclusive. « … il semble possible de considérer ces mar2. Joseph Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, Payot, 1950, p. 122. 3. Jean-Yves Mollier, « Le Parfum de la belle époque », in J.P. Rioux, J.F. Sirinelli, Paris, La Culture de masse en France, Paris, Fayard, 2002 et Hachette Littératures, 2006, p. 78.


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chandises non plus seulement comme des données à partir desquelles établir les tableaux statistiques de leur circulation ou repérer les fonctionnements économiques de leur diffusion, mais comme le répertoire avec lequel les utilisateurs procèdent à des opérations qui leur sont propres. Dès lors ces faits ne sont plus les données de nos calculs mais le lexique de leurs pratiques »4. A l’heure d’Internet, penser le statut de l’amateur impose donc de tenir compte des années passées d’éclosion des nouvelles configurations de l’individu, progressivement lecteur, spectateur puis plus récemment, consommateur, quand bien même ce dernier état ait pu être pensé comme total lors du « moment de l’hyperconsommation »5 des années 1990. Or, ce dernier statut ne pouvait être que partiel, forcément partiel, puisque, comme les précédents, toujours détournés par l’individu. Toutefois, si cet ajout régulier de nouveaux attributs à l’individu ne l’a pas départi de son statut d’amateur, il l’a conduit à évoluer dans un espace de plus en plus contrôlé comme le suggérait récemment le philosophe allemand, Peter Sloterdijk. « L’espace intérieur du monde du capital n’est ni une agora, ni une foire à ciel ouvert, mais une serre qui a attiré vers l’intérieur tout ce qui se situait jadis à l’extérieur »6. UN EXEMPLE DE GRADUATION DANS LA SPHÈRE POLITIQUE LOCALE

Dans les pays démocratiques cette forme d’acclimatation commença à opérer aussi dans la sphère politique dès les années 1960 et fut alors théorisée sous la terminologie de démocratie participative7. « La dynamique des thématiques de la proximité et de la participation a des racines anciennes. La demande de démocratisation, de partage du pouvoir et de reconnaissance

4. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 52. 5. Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, 2005. 6. Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal. A l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell Editeurs, 2006, p. 22 (2005). 7. Pierre Grémion, Modernisation et Progressisme, Paris, Editions Esprit, 2005 et Yves Sintomer, La Démocratie participative, Paris, La Documentation française, 2009.


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du local face à un État tout-puissant était au centre des mouvements sociaux urbains des années 1960 »8. A la fin des années 1960, le délabrement des centres villes américains et les mouvements sociaux qui y apparurent conduisirent les spécialistes de l’urbanisme à essayer d’enclencher une dynamique participative avec les habitants des quartiers défavorisés. L’objectif était de commencer à penser autrement la vie dans ces centres-villes en associant dès l’origine leurs habitants, soit les premiers concernés par ces démarches administratives et politiques. Durant ces années, une fonctionnaire chargée de planifier une stratégie fédérale en vue de mettre fin à la ségrégation dans les hôpitaux publics proposa une échelle des degrés de participation des individus9. La classification proposée en 1969 établissait trois grandes familles d’action. Au niveau inférieur de la non-participation, le contact avec les personnes concernées peut se résumer à des démarches de manipulation (niveau 1), soit d’illusion de participation voire de thérapie (niveau 2) lorsque les propos échangés ont une certaine efficacité mais n’abordent pas les enjeux essentiels mais seulement accessoires. Le niveau médian est caractérisé par une coopération symbolique représentée par trois critères distincts. Ces trois degrés successifs sont l’information, la consultation et la réassurance. Les habitants sont bien informés de manière pertinente (niveau 3), mais ils n’ont pas les moyens de participer effectivement à la consultation qui ne s’engage qu’au niveau suivant. Les habitants peuvent ensuite exprimer leurs points de vue mais ils ne bénéficient pas d’un suivi effectif ni du retour des décideurs (niveau 4). Au niveau 5, un nombre réduit d’habitants est désigné pour représenter l’ensemble des citoyens dans les instances de décision soit la concrétisation de la participation dans une perspective volontariste de conciliation.

8. M.H Bacqué, H. Rey et Y. Sintomer, Gestion de proximité et démocratie participative, Paris, La Découverte, 2005, p. 9. 9. Sherry R. Arnstein, “A Ladder of Citizen Participation”, in Journal of the American Institute of Planners, vol. 35, n° 4, juillet 1969, p. 216-224. Une synthèse pertinente des huit niveaux de participation est présentée sur Wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Participation).


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La participation effective commence au troisième et dernier niveau avec une place faite au pouvoir effectif des citoyens. Dans ce cas, il existe d’abord un partenariat quand la prise de décision associe les citoyens de manière effective (niveau 6). La délégation de pouvoir est ensuite proposée par le pouvoir central au niveau local soit le niveau 7 et enfin le huitième niveau est nommé le contrôle citoyen quand les citoyens gèrent effectivement et de manière autonome leur communauté. « La promotion de l’idéologie de la participation a pour but de remédier à la perte de légitimité qui résulte de la crise de la représentation ; il s’agit désormais de fonder les systèmes de pouvoirs existants, non plus sur un principe transcendant, mais sur une pratique démocratique : la légitimité ne vient plus du sommet de l’institution, mais de la base, des membres »10. Le développement de la participation dans la sphère politique confortera le rôle des nouveaux médiateurs. Des métiers émergeront (les animateurs sociaux), des structures de pouvoir se développeront (les régions en France, les conseils de quartier dans les villes) et cette densification de la médiation étayera le propos d’un spécialiste français de la communication et des nouveaux médias, Dominique Wolton : « Admettre que du point de vue de la liberté et de la démocratie, un accès direct à l’information, autant pour la fourniture que l’utilisation, sans contrôle, sans intermédiaire, ne constitue pas un progrès pour la démocratie mais au contraire une régression et une menace. Il n’y a pas de rapport entre accès direct et démocratie. La démocratie est au contraire liée à l’existence d’intermédiaires de qualité »11. Il apparaît donc bien pertinent d’interroger la viabilité d’un transfert d’une démarche initiée dans la sphère politique et territoriale vers la sphère marchande pour essayer d’y graduer la relation entre l’amateur et le producteur. L’échelle utilisée n’est plus la capacité d’implication dans la lecture de la presse comme au début du XXe siècle ou le degré de participation

10. Jacques Chevallier, « Eléments d’analyse politique », Paris, PUF, 1985, in La Participation politique. Crise ou mutation, Paris, La Documentation Française, 2006, p. 93. 11. Ibid., p. 114.


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dans la vie politique locale mais bien celle de l’utilisation des nouveaux outils numériques. Cette diffusion accélérée de la technologie numérique va permettre de sophistiquer et de densifier les formes que prendront les relations entre l’amateur et le producteur sans proposer de changement de nature mais bien de degré en laissant de nouveau ouverte la question récurrente : estce que ces deux statuts seraient finalement fongibles grâce ou à cause de la science ou sont-ils condamnés à toujours réinventer leurs frontières ? QUELLE GRADUATION POUR L’ANALYSE DE L’IMPLICATION DE L’AMATEUR DANS LA SPHÈRE MARCHANDE ?

« Ce n’est plus nous qui vendons, c’est le consommateur qui achète ». Les directeurs commerciaux ont appris de cette formule lapidaire prononcée par un vendeur d’une concession automobile à l’occasion du lancement par Renault de sa voiture low-cost, la Logan en 2005. Le phénomène avait surpris le constructeur français (qui a depuis montré, comme ses confrères un certain retard face aux attentes des individus et à leur relation à l’automobile !). Or cette réaction s’inscrivait déjà dans un phénomène plus large et présenté dès 2001 comme la volonté d’implication du consommateur et connue sous le néologisme de « consom’acteur ». Ce terme fut employé la première fois dans un article professionnel pour décrire un consommateur de plus en plus éduqué et intelligent : « Ainsi devenu consom’acteur, il (le consommateur) souhaite se libérer de tâches ingrates et ennuyeuses »12. Ces nouveaux « consom’acteurs » attendaient dorénavant de leurs entreprises l’implication effective des diverses parties prenantes, pour leur faire partager et valider les modes de conception (l’éthique), de production (le développement durable) mais aussi de commercialisation des produits (le commerce équitable). Les nouvelles démarches d’interaction entre le consommateur et le 12. « Du produit de consommation au “produit intelligent” », in Marketing Magazine, n° 61, juin 2001.


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producteur ont dorénavant pour tâche d’intégrer ces nouvelles exigences. Certaines entreprises ont déjà commencé, à des degrés divers, cette implication, comme en témoigne la classification13 proposée avec quatre grandes familles d’action. La Suggestion est le premier niveau. La mise à disposition d’un service de dialogue avec les consommateurs (1) est identifiée comme le critère d’entrée de l’implication de l’entreprise à l’image du forum du site de Danone, Danoneetvous14. Les entreprises ne peuvent plus faire l’économie d’écouter les individus qui s’expriment à l’envie sur les forums, des supports plus accessibles mais qui répondent toujours à la quête de la tribune mentionnée par Walter Benjamin il y a près de 80 ans. Au niveau suivant le service consommateurs suggère aux clients de lui proposer des idées personnalisées qui bénéficieront d’un suivi en interne. C’est par exemple la politique adoptée par Unilever avec son site Pour tout vous dire (pourtoutvousdire.com) (2). Dans cette perspective, les entreprises comme les organisations admettent que l’individu souhaite engager une discussion car « les marchés sont devenus des conversations » comme le soulignaient il y a dix ans les auteurs du livre fameux, The Cluetrain Manifesto15 et traduit sous le titre réducteur de Liberté pour le Net. La seconde catégorie comprend un début d’échange concret entre l’entreprise et son consommateur. La SNCF (3) a invité les utilisateurs du trajet Paris-Lille à participer à l’élaboration partagée du TGV du futur entre Paris et Lille16 et notamment l’abandon de la réservation pour fluidifier son 13. Nous permettons d’utiliser la proposition de classification issue d’un travail conduit en 2007-2008 et qui avait déjà été présentée dans Génération Participation, 2e édition, M21, Paris, 2008. 14. http://forum.danoneetvous.com/ : « Sur Entrenousetdanone.com, testez nos derniers produits et aidez nous à créer ceux de demain, donnez nous votre avis sur les actions du groupe Danone, et découvrez en avant-première les prochaines publicités ». 15. C. Locke, R. Levine, Searls, H. Weinberger, The Cluetrain Manifesto. The End of Business as Usual, New York, Perseus Books Group, 2001. 16. www.tgvlab.com/parislille : « Nous allons construire ensemble pendant cinq mois les offres et les services de demain pour les trajets courts. Vous pouvez dès à présent proposer vos idées de nouveaux services, notez et réagir aux idées des autres membres ou des équipes TGV Paris Lille ».


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usage. De son côté, le quotidien Les Echos a créé trois cercles de rencontre et d’animation en ligne pour permettre aux internautes d’échanger à la fois entre eux et avec les journalistes qui animent ces sites17. Ces cercles mettent en avant les réactions et les articles les plus appréciés des lecteursamateurs qui deviennent aussi rédacteurs et contributeurs. La démarche est personnalisée et permet de valoriser l’implication des rédacteurs soit une étape supplémentaire dans la reconnaissance de l’amateur (4). Le troisième critère de classification entraîne une adaptation des structures internes que préfigure d’ailleurs les rassemblements des rédactions des journaux, les deux rédactions papier et web ne faisant plus qu’une. Cette démarche fusionnelle est la plus poussée chez le diffuseur public canadien, Radio-Canada, qui regroupe les trois rédactions de la radio, de la télévision et du web dans un même lieu. Les journalistes interviennent indifféremment sur les trois supports au gré de l’actualité et des demandes des animateurs. A Montréal, l’aménagement des bureaux de la rédaction est d’ailleurs emblématique de cette nouvelle orientation. Dans une grande salle qui a peu à envier aux salles de marché des banques, les « desks » des journalistes sont au centre et les studios de télévision et de radio sont accessibles tout autour afin de faciliter les communications entre les rédacteurs. Les interventions destinées à Internet sont captées dans les coursives directement avec des caméras portables et dotées de microphones adaptés. Les entreprises admettent ainsi progressivement que la volonté de participation des amateurs doit avoir un impact sur leurs propres organisations. L’entreprise d’équipements dédiée aux sports de glisse, RipCurl (5), a ainsi souhaité développer sa marque dans une perspective communautaire. RipCurl a conçu un wiki adossé à la cartographie de Google pour permettre à chaque surfeur d’indiquer à la communauté les meilleurs ‘spots’ dans le monde avec ses caractéristiques d’utilisation (horaires privilégiés, modes d’accès…). Le développement de cette initiative a requis chez RipCurl une éducation généraliste (géographie et informatique) plus que marketing. 17. http://www.les-cercles.fr/


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L’adoption d’une telle orientation a aussi poussé les employés à se rapprocher des propres utilisateurs de ses services, gommant progressivement les différences marquantes entre les deux statuts de l’amateur et du spécialiste. Le niveau suivant est atteint quand les entreprises sont amenées à accroître les suggestions extérieures de la part de non-professionnels. Ce sont des écoles de design dans le cas de Henkel, Electrolux ou Nespresso (6). Les équipes marketing doivent alors accepter de travailler autrement pour intégrer des concepts non pas issus de leur propre rang mais de l’extérieur et souvent chez des étudiants bien plus jeunes qu’eux. Les entreprises doivent comprendre la remise en cause de leur certitude et rendre accessible leurs procédures à des individus semi-amateurs, ici des étudiants des écoles de design industriel. La dernière étape implique une modification progressive de la structure de l’entreprise pour qu’elle devienne participative et facilitatrice. Dans le premier cas, l’entreprise cède une partie de la conception de son produit et les revenus associés à des amateurs qui sont toutefois de véritables spécialistes de la marque et de ses applications. Le fabricant de jouets Lego (7) a mis en place un site dédié pour recueillir les idées de nouveaux produits de la part de ses consommateurs les plus assidus. En contrepartie de ce don, Lego rémunère l’amateur-innovateur dont les suggestions ont été retenues. L’exemple ultime de collaboration réside dans l’effacement relatif de l’entreprise au profit de la création directe des produits par les consommateurs. Le fabricant d’électronique Philips (8) s’est engagé dans cette voie avec la création assistée sur ordinateur dans le monde virtuel de Second Life qui est accessible au plus grand nombre. L’objectif de Philips est d’intégrer progressivement des créations et des suggestions venues du monde extérieur mais qui recèle des passionnés autant que des spécialistes. La méthode initiée par l’industriel néerlandais fait aussi écho aux différents détournements dont sont coutumiers les individus qui s’inventent un statut de consommateur non prévu par les entreprises.


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Le lancement des SMS représente certainement l’exemple le plus marquant de détournement de ces dernières années. Conçus à l’origine comme des messages de service de taille maximale comprise entre 70 et 160 caractères au plus, les SMS apparaissaient bien trop peu sophistiqués aux yeux des ingénieurs et responsables marketing pour être poussés auprès des utilisateurs de téléphones mobiles comme le montra bien François Laurent, l’auteur de Marketing 2.018. La réussite des SMS démontre combien la graduation proposée illustre bien les changements progressifs que les entreprises seront amenées à conduire pour adopter pleinement les attentes d’un amateur de plus en plus éduqué et désireux de participer à des degrés divers à l’élaboration de ses produits ou services, au point de les détourner, voire de les inventer. Cette évolution est devenue possible grâce à un recours croissant aux nouvelles technologies et notamment avec l’essor des travaux en trois dimensions (3D) ce qui conduit vers l’Internet des objets (Internet of things) c’est-à-dire l’interconnexion croissante de l’homme et de la machine19. L’effort de classification ici présenté a aussi été mené par d’autres chercheurs en proposant notamment une échelle relativement similaire sur le degré de participation du consommateur réparti en trois niveaux, faible, moyen et élevé dans une perspective ouvertement affichée de co-construction ou de production conjointe des services ou produits proposés à la vente ou à l’usage20. Cette possibilité d’implication croissante de l’amateur dans ce processus marchand a été critiquée traditionnellement sur le mode de l’aliénation et plus récemment sur le fait que l’amateur ferait un travail pour lequel il n’est pas rémunéré. La thèse ici défendue suggère que le consommateur se voit imposer un travail plus ou moins librement consenti selon trois niveaux d’implication21 présentés ci-après.

18. François Laurent, Marketing 2.0, Paris, Editions M21, 2008, p. 59. 19. Daniel Kaplan, « L’internet des objets », www.internetactu.net, 30 avril 2009. 20. Antoine Carton, « La participation du consommateur dans la réalisation de l’offre : co-production, un enjeu définitoire », 9e Journée de Recherche en Marketing de Bourgogne, Dijon, 4-5 Novembre, 2004. 21. Marie-Anne Dujarier, Le Travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2008.


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LE TRAVAIL DU CONSOMMATEUR ET LES LIMITES DU RÔLE DE L’AMATEUR

« Dans l’autoproduction dirigée, l’entreprise externalise sur lui (le consommateur) et un automate la réalisation de tâches simplifiées. Elle se déploie essentiellement dans la distribution et le commerce. Ici le consommateur est souvent contraint de travailler pour consommer. Dans la coproduction collaborative, le consommateur coproduit pour avoir l’occasion de travailler dans un cadre organisé susceptible de lui procurer de la reconnaissance. L’entreprise capte dans la foule des données et des productions ainsi offertes qu’elle marchandise, notamment par la vente d’audience aux annonceurs. Ce procédé concerne les secteurs d’activité où dominent le maniement de l’information et la conception (publicité, médias, commerce, arts…). Enfin et ce quel que soit le secteur économique, le consommateur est mis au travail d’organisation chaque fois qu’il doit trouver des solutions pratiques, qui soient aussi socialement et subjectivement acceptables, aux contradictions qu’il rencontre »22. Monter ses propres meubles livrés en kit, se servir soi-même dans les restaurants self-service, enregistrer tout seul ses codes d’accès à Internet sur son modem sont considérés par l’auteur comme un travail de consommateur. La thèse a le mérite de souligner les éventuelles lignes de partage entre les tâches respectives de l’amateur et du producteur, voire dans la définition elle-même de ce que serait la notion de travail pour le consommateur. Toutefois, il paraît difficile de suivre l’auteur qui soutient que « le consommateur est objectivement davantage instrumentalisé, contrôlé et dépendant du système marchand ». Au contraire n’est-il pas préférable d’accorder crédit au sociologue Bruno Latour quand il soutient que « Nous vivons dans des sociétés qui ont pour lien social les objets fabriqués en laboratoire »23. Dès lors, la nouvelle relation entre amateur et producteur n’est pas forcément source de travail (une terminologie peut-être elle-

22. Ibid., p. 229-230. 23. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 (édition 1997, p. 35).


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même liée à la révolution industrielle) mais bien matière à relation motivée par les objets nouvellement fabriqués en laboratoires. Or, si l’histoire des sciences nous a montré combien celles-ci étaient prolifiques, la relation entre amateur et producteur n’aura de cesse de se reconfigurer au gré des inventions. L’EFFICIENCE DE LA RELATION ENTRE PRODUCTEUR ET AMATEUR DÉPEND DE LA QUALITÉ DE LEUR INTERMÉDIATION

En ce début de XXIe siècle, Internet nourrit cette relation en contribuant à enrichir les échanges d’informations qualifiées entres les individus, soit une source nouvelle de relation entre l’amateur et son producteur. Toutefois, cette relation ne pourra finalement se renouveler qu’à la condition que les deux parties entendent bien que celle-ci doit se nourrir de l’intermédiation plutôt que chercher à l’exclure. Or ce fut trop souvent la revendication première des nouveaux convertis au réseau des réseaux, convaincus à tort, que le fil remplaçait le lien comme l’avait pressenti très justement Dominique Wolton. Dans le monde du livre, les avis furent nombreux pour soutenir que le métier d’éditeur allait connaître de graves difficultés, chaque auteur pouvant s’auto-éditer. Or s’il est vrai que l’autoédition comme l’édition à la demande croissent grâce au progrès technologique, l’éditeur, c’est-à-dire le médiateur n’a pas été remplacé. Les nouveaux éditeurs proposent et animent ces récentes plateformes d’autoédition en prenant en charge la production, la distribution et bien sûr la transaction financière24. L’évolution du modèle industriel de l’édition contribue à un changement de degré de la double relation des auteurs avec leurs éditeurs et des lecteurs avec les libraires mais en aucune façon le recours à de nouveaux supports (l’auto-édition ou la distribution en ligne) ne saurait effacer, bien au contraire, le rôle du médiateur (l’agent littéraire, l’éditeur ou le libraire).

24. « Le jackpot de l’autoédition », in Le Monde des Livres, 26 juin 2009, p. 2.


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La relation entre l’amateur et le producteur apparaît bien comme une constante de l’économie de marché. L’étendue de leur interaction est naturellement affectée par les inventions issues des laboratoires mais aussi par le rôle donné aux intermédiaires dont la tâche essentielle sera toujours d’organiser et d’encadrer leur relation.


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L’AMATEUR DU FUTUR

Catherine Perret

Sous le titre « Le net change la culture », Courrier International a récemment consacré un article aux derniers concepts de la nouvelle économie : Longue Traîne et Courte Tête1. La traduction française pourrait faire croire que nous avons affaire à de nouveaux Don Quichotte et Sancho Panza venus à la rescousse de la bulle numérique. Il n’en est rien. Et si la bulle est une fiction, c’est une fiction qui marche. Deux ans après l’article qui les a introduits, leur inventeur, Chris Anderson, est une des personnalités les plus en vue des cercles économiques internationaux. « Comme rédacteur en chef de la revue Wired, Chris Anderson est l’une des voix les mieux autorisées et les plus articulées de la nouvelle économie. Il a écrit un livre important et passionnant qui définit un modèle économique entièrement nouveau pour le marché »2. Même si ce sont là les propos de son agence (“The speakers of substance, Leigh”, sic), Chris Anderson et son livre The Long Tail. Why the Future of Business is to Sell More of Less ont de fait pris place au cœur des débats sur les enjeux du capitalisme à l’heure de la mise en réseaux. Tous les acteurs économiques sont aujourd’hui persuadés que « le lien importe plus que le bien ». Il restait à en tirer les conséquences pour la défi1. Courrier International, septembre 2006. Le livre dont il sera question tout le long de ces pages est publié aux éditions Hyperion, New York, 2005. Le lecteur peut se reporter à l’article qui avait précédé l’ouvrage : The Long Tail sur le site www.wired.com. 2. www.leighbureau.com.


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nition de la future économie de marché. C’est ce que fait Chris Anderson en s’appuyant sur des exemples tirés principalement de l’industrie culturelle mais dont toute sa théorie tend à montrer qu’ils ont dès à présent valeur de paradigmes pour tous ces vecteurs de la relation que seront bientôt les produits, qu’ils soient matériels ou immatériels. Indépendamment du fait que The Long Tail est une opération marketing de grande envergure, c’est aussi une description vraisemblable de ce que serait la réalité économique dans un monde passé entièrement sous le règne du Net. Et à supposer même que cette « économie-fiction » ne se réalise pas (nouvelle explosion de la « bulle », retour à l’économie de pénurie, catastrophes écologiques, transformation complète des priorités économiques), elle demeure instructive pour le présent. Elle donne à voir un monde dans lequel « l’âme de la marchandise » s’est pleinement épanouie. Et tellement épanouie même qu’elle a pris la forme de ce que Doc Searls, l’une des références de Chris Anderson, appelle « the participative producerism » (la production participative, que je serais tentée de traduire, on verra pourquoi dans la suite de ces pages, par la participation productive). « L’économie de consommation est un système contrôlé par le producteur dans lequel les consommateurs ne sont rien de plus que les sources d’énergie qui métabolisent les contenus pour les transformer en argent. Tel est l’effet absolument pervers du pouvoir absolu exercé par les producteurs sur les consommateurs depuis que les premiers ont réussi la révolution industrielle. Apple donne aux consommateurs les outils qui les transforment en producteurs. Cette pratique transforme radicalement le marché aussi bien que l’économie qui en vit »3. Dans le monde rêvé de Doc Searls et de Chris Anderson, l’âme de la marchandise ne se distingue plus de celle du participative producer. Imaginons, disent-ils, que le modèle Apple se généralise, et que le consumerism 3.0 ne soit plus de l’ordre de l’anticipation, mais la réalité même, alors le rêve de Marx et d’Engels s’accomplira. L’activité humaine

3. Chris Anderson, La Longue Traîne. La nouvelle économie est là, trad. Brigitte Vadé et Michel Le Séach’, Paris, éditions Village Mondial, 2007, p. 73.


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sera définitivement désaliénée c’est-à-dire libérée de la division des tâches. Libre de se déployer au gré de nos talents et de nos goûts. C’est en tout cas ce que suggère Chris Anderson : « Comme le note Demos, « Dans L’Idéologie allemande, rédigé entre 1845 et 1847, Marx affirmait que le travail – le labeur subi – non spontané et rémunéré serait supplanté par l’autoactivité ». En fin de compte, espérait-il, un jour viendrait où « la production matérielle laisse à chacun un surplus de temps destiné à d’autres activités ». Marx évoquait une société communiste « ... où, chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît… pour chasser le matin, aller à la pêche l’après-midi, pratiquer l’élevage le soir, critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique »4. Il n’est pas sûr que cette perspective réjouisse le cadre que sa « boîte » entraîne déjà à une sorte de « fusion life » supposée entretenir sa motivation durant le stage de survie qu’est devenu le travail salarié. Ses journées sont un parcours d’obstacles, du brunch professionnel au séminaire de créativité, de la conférence sur l’éthique de l’entreprise aux soirées à thèmes et aux week-ends d’entreprise. J’oublie le yoga. Et les entretiens biannuels avec le DRH. Et le travail naturellement. Et il est probable que cette vision n’enchantera pas davantage l’enseignant supposé être également un administrateur, un comptable, un informaticien, un psychologue, une assistante sociale, un père, une mère… voire un dénicheur de fonds pour son établissement. L’utopie de la polyvalence est en passe de devenir leur quotidien, pas nécessairement moins aliénant que celui de l’ouvrier fordiste. Ceci étant, comment, sauf à être un esprit négatif, ne pas approuver cette utopie du « tout créatif » ? Comment ne pas rêver d’une assomption du capitalisme dans la sublimation participative ? Et surtout, comment ne pas être soulagé de voir que les intentions de l’auteur de The Long Tail ne sont pas celles que l’on pourrait craindre et ne pas célébrer l’avènement du marketing humaniste ?

4. Ibid., p. 72.


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Indépendamment de son élan utopique, The Long Tail. Why the Future of Business is Selling Less of More? est un livre de professionnel pour professionnels. C’est un argumentaire qui s’adresse à ceux dont le métier est de vendre. Lui-même vend une stratégie générale pour le marketing de demain. Il repose sur un contrat sans ambiguïté. Si la théorie de Chris Anderson est vraie, elle se chiffre en milliards de stocks-options. Il s’agit donc d’une opération intellectuelle parfaitement sérieuse qui a atteint son but avec la nomination de The Long Tail au rang de bestseller par le New York Times. La théorie de Chris Anderson a convaincu : elle peut faire gagner beaucoup d’argent en faisant vendre encore davantage à encore davantage de consommateurs. A l’heure où certains agitent le spectre de la « déconsommation », c’est donc un must. Comme le dit encore le site de Leigh : « Il vous offre une aide indispensable dans la construction de votre entreprise grâce à son incroyable potentiel »5. Mais au fait pourquoi le futur du business est de vendre plus de choses en moindre quantité, plutôt que de chercher à vendre plus de « hits », comme c’est encore majoritairement le cas aujourd’hui ? Chris Anderson répond : parce que la révolution technologique du Net implique une révolution épistémologique qui engage à revoir les principes les mieux établis du marketing. Parce que le consommateur est en mesure désormais de devenir ce qu’il est, à savoir un individu, vous, moi, avec la diversité potentiellement infinie de nos plaisirs, de nos goûts, de nos intérêts. Parce que la consommation désigne désormais le mode d’individuation générique du sujet humain. Ce que cette thèse signifie quant à ce que Chris Anderson entend par « consommateur », ce que plus généralement le marketing postule sous ce terme, seule une étude circonstanciée de son livre le révèle. Que fais-je en recherchant sur le site d’Amazon un ouvrage que je pourrais aussi bien aller commander chez mon libraire ? Que fais-je d’autre ou de plus ? Je passe, selon Chris Anderson, à un autre registre d’individuation, à la fois plus singulier et plus collectif, je deviens ce qu’il appelle : un amateur.

5. Ibid.


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Mais d’abord la théorie. Concernant la révolution épistémologique entraînée dans la sphère économique par l’usage généralisé d’Internet, la thèse de Chris Anderson repose sur une critique de l’usage approximatif des lois de distribution de Pareto/Zipf dans l’économie de marché classique et sur un rappel de la signification qu’elles ont eu pour la statistique moderne. Le principe démontré par Pareto à la fin du XIXe siècle était qu’étant donné une somme de richesses donnée pour une population donnée, 20 % des individus de cette population détient 80 % des ressources. Le même principe a été ensuite étendu par Georges Zipf sous la forme suivante : étant donné l’ordre de fréquence des mots dans une langue donnée, l’usage prouve qu’il existe un rapport de fréquence immuable entre ces mots. Le mot le plus employé est employé dix fois plus que le dixième des mots les plus employés, vingt fois plus que le vingtième des mots les plus employés, trente fois plus que le trentième des mots les plus employés, etc. Plus un corpus linguistique est étendu, plus il y a de probabilité qu’advienne une occurrence inouïe, ou concrètement : plus un individu possède de vocabulaire, plus il sera en principe outillé pour des usages inusités, sous la forme de mots rares ou de jeux de mots. Ce qui revient encore à dire – c’est la loi de Mandelbrot, directement déduite de celle de Zipf – que le coût d’utilisation est directement proportionnel au coût de stockage. L’utilisation est d’autant moins coûteuse que le stockage lui-même coûte peu. Contrairement à ce que disent la statistique classique et la loi des grands nombres, les exceptions ne s’annulent pas dans un effet de moyenne. Au contraire : elles s’additionnent en produisant dans les secteurs où les aléas sont nombreux (comme c’est le cas de l’économie) ces courbes qu’on appelle des Longues Traînes, des droites qui déclinent doucement à l’infini. La démonstration scientifique de Chris Anderson repose sur un retour à la rigueur scientifique. Il montre que la loi dite des 80/20, en référence à Pareto, a été assimilée par le marketing, mais sous une forme dangereusement simplifiée. Elle a été en effet confondue avec l’idée que 20 % des produits font 80 % des ventes. C’est la loi du hit et l’idée qu’il est plus avantageux de concentrer la production et la distribution sur quelques


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produits-phares, susceptibles de coïncider avec la demande la plus générale, la demande envisagée du point de vue du plus petit dénominateur commun de ce que la masse des consommateurs peut désirer. Comme le souligne Chris Anderson, ce calcul est absurde mathématiquement puisqu’il consiste à additionner un certain quantum de biens (les 20 % de hits) et un certain quantum de transactions (les 80 % d’achats) pour faire un maximum de profits (les 100 % convoités). Mais surtout il dénature le sens de la loi de Pareto/Zipf. Dans le cas présent, celle-ci consisterait à dire : étant donné une offre x sur un marché x, il existe un rapport de proportionnalité constant entre la hauteur de l’offre et celle de la consommation. Plus l’offre est étendue, plus la demande le sera, plus elle se portera vers des produits originaux, dits de niche. Si inversement, comme c’est le cas sous le règne actuel du hit, l’offre est limitée aux 20 % de produits supposés correspondre à la moyenne générale de la demande, la demande se réduira comme peau de chagrin, la consommation chutera de manière drastique pour les produits qui se trouvent en deçà de ces 20 %. Un énorme potentiel de consommation sera perdu pour le marché. Considérons maintenant – je suis toujours le raisonnement de Chris Anderson – que la logique du hit est non seulement la conséquence d’un raisonnement erroné mais l’effet de la pénurie structurelle d’espace (d’exposition des produits matériels) et de temps (d’émission des produits immatériels) et qu’elle procède de la nécessité drastique de sélectionner les produits. A supposer qu’ils s’étendent à la taille des métropoles, les hypermarchés seront toujours trop petits pour la diversité des marchandises et le téléspectateur ne peut regarder sa télévision plus de vingt-quatre heures par jour. Considérons ensuite qu’aujourd’hui, depuis que le réseau a fait sauter les verrous empiriques de l’espace et du temps, la totalité des produits existants est disponible puisque virtuellement exposable et diffusable ; rien n’autorise plus l’application à la baisse de la loi Pareto/Zipf. Tout, au contraire, invite à l’expérimenter car, et l’analyse de Chris Anderson s’appuie alors sur les résultats d’entreprises comme Amazon, Rhapsody, ou Netflix, tout semble prouver que lorsqu’elle est


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appliquée rigoureusement, la loi des 80/20 est pertinente c’est-à-dire gagnante. Il n’y aucun produit, si particulier soit-il, qui, dès lors qu’il est proposé en ligne, ne trouve au moins un amateur quelque part à la surface de la terre. Dans le domaine de la consommation culturelle, les hits ne dépassent plus que d’une courte tête la longue traîne des produits de niche, et déjà la diversité et la longévité de ceux-ci compensent la rareté et la fugacité de ceux-là. La conséquence d’une telle analyse est facile à tirer : « C’est dans les plus faibles ventes qu’il y a le plus d’argent à faire ». L’essentiel est de développer quantitativement la surface de l’offre grâce aux possibilités offertes par la toile. C’est ce que font les serveurs d’achat on-line avec comme résultats (déjà vérifiés pour Rhapsody et Netflix) que 2 % des produits, les fameux hits, continuent certes de faire 50 % des ventes, mais que huit pour cent des autres n’en font pas moins de vingt-cinq pour cent tandis que le reste, autrement dit les 90 % de la longue traîne en représentent également vingt-cinq pour cent. Au final, chacune de ces catégories, les 2 %, les 8 % et les 90 %, fait respectivement autant de profit, autour de 33 %. Chris Anderson n’en conclut pas pour autant qu’on puisse se passer de hits. Fidèle à la rationalité non-exclusive des lois statistiques de Zipf/ Mandelbrot, il invite à ne pas choisir là où il n’existe pas une alternative entre deux modèles mais une courbe potentiellement infinie qui inclut tous les cas de figures, depuis l’économie traditionnelle et féroce du hit jusqu’à l’économie non monétaire du bout de la chaîne. Celle du chroniqueur bénévole de Wikipedia qui pour l’amour de l’art, et de son objet, rédige un article destiné à informer plus complètement ceux qui partageraient ses passions. Là où l’économie traditionnelle était bridée et matériellement et théoriquement par les limites physiques des magasins, des stocks, des canaux de diffusion, comme la radio ou la télévision, l’e-économie enfin libérée de ces entraves en appelle à un marketing qui rende enfin justice à la réalité polymorphe, multi-tendancielle, infiniment ouverte du marché. La comparaison entre la distribution traditionnelle de CD et le e-market est parlante.


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« Les statistiques mensuelles de Rhapsody font apparaître une courbe semblable à tous les magasins de disques : une demande très concentrée. La situation devient plus intéressante quand on regarde ce qui se passe audelà des 40 000 titres les plus vendus, ce qui représente approximativement le stock liquide (les albums qui ont une chance d’être vendus) du magasin de disque moyen. La grande distribution classique n’apparaît pas dans ce paysage – parce qu’ils n’ont plus de place pour ces chansons ou que le peu de clients qui pourrait être intéressé ne fréquente pas ce type de magasin. Par contraste, la demande sur Rhapsody est continue. Non seulement les 100 000 titres sont tous streamés au moins une fois par mois, mais c’est également le cas des tops 200 000, des tops 300 000 et des tops 400 000. Dès qu’un nouveau titre est intégré dans la base de données de Rhapsody, il trouve un public, même s’il ne s’agit que de quelques personnes par mois quelque part sur le continent. C’est cela la longue traîne »6. Je laisse aux économistes la question de savoir si l’argumentaire de Chris Anderson en faveur d’un marketing à la hauteur de la rationalité statistique de son temps est scientifiquement valide. Ce qui est manifeste quelques années après la parution de son article sur Wired (octobre 2004) est que sa théorie n’est déjà plus un programme. Elle décrit un nombre croissant de pratiques. L’économie « réelle » se dédouble aujourd’hui quasi-automatiquement sous la forme de sites de distribution virtuels qui mettent en œuvre la théorie de la Longue Traîne. Les produits « matériels » disposent de sites immatériels sur lesquels l’offre non disponible en magasin (faute de place précisément) est représentée et sur lesquels les aficionados d’une marque, les addicts du vintage, les fous de la customisation mais aussi tout simplement les gens pressés peuvent se retrouver. La théorie de Chris Anderson est entrée dans les mœurs. Encore une fois : cela ne signifie pas que son extension à tout le marché soit pour demain. Mais cela montre qu’au-delà de l’utopie, et à supposer même qu’elle ne soit pas extensible à toute forme de biens, elle est passée dans les pratiques, et considérée 6. In The Long Tail, www.wired.com.


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comme conceptuellement opératoire. Elle anime déjà la vie de la marchandise, et celle du consommateur/trice, du « conso ». Le jeu de rôle qu’on appelle le marché est radicalement bouleversé quant à la définition et de ses agents et de ses opérations. Ce qu’on appelait produire, distribuer, acheter, n’a déjà plus le même sens. Cela ne signifie pas que nous ayons cessé d’aller dans les magasins pour y acheter des « choses » qui nous font envie, mais que ces choses, ces magasins, et peut-être même ce mécanisme d’« envie », l’envie d’avoir la même chose que mon voisin, deviennent peu à peu conceptuellement accessoires dans la nouvelle raison économique. Ils n’entrent déjà quasiment plus en ligne de compte de ses calculs d’intérêts. A la triangulation classique du producteur, du produit et du consommateur à laquelle le consumérisme avait ajouté le distributeur, fait place une nouvelle triangulation dans laquelle les rôles principaux reviennent à l’amateur, à l’information et au distributeur. Le produit devient une information. Le consommateur se transforme en chercheur. L’échange monétaire se fait à travers l’échange d’identifiants... Mais on continue à échanger des marchandises. La chimère a simplement changé de forme. Petit voyage au pays de la nouvelle chimère : le choix de l’amateur. Il y a longtemps que ce qui produit de la valeur « ajoutée » n’est plus ni le savoir-faire de l’entreprise ni le travail de l’ouvrier et que ce qui fait léviter la marchandise spirituelle au-dessus du produit matériel est sa place dans la hiérarchie du système de distribution. Combien de centimètres de linéaire possède-t-elle ? A quelle hauteur ? Pour combien de temps ? Dans combien de lieux de distribution ? Dans quels lieux de distribution ? A-t-elle son propre site ? Voire son blog ? Le travail au sens où l’entendait Marx, le travail du travailleur mis au service du produit, ne vaut plus grand chose et d’ailleurs personne ne veut plus payer pour « ça ». Ce qui crée de la valeur, c’est l’exposition. Mais avec l’arrivée du Net, l’exposition dont il s’agit a changé de nature et les lois du consumérisme ont évolué. La source de profit est non plus tant l’étendue mesurable du stock que son étendue incommensurable, rendue incommensurable par la toile. Tout peut être


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exposé. Ce « tout exposable » provoque la disqualification aussi bien matérielle que spirituelle du produit. Non seulement l’exposition « virtuelle » de la marchandise casse les prix en supprimant une grande partie des coûts de packaging, de merchandising, et d’advertisements de la présentation « réelle », destinée à recréer les conditions fantasmagoriques de l’achat. Mais qui, sauf atavisme social, a encore envie de jouer le jeu d’acheter son demi-litre de Shalimar dans la boutique Guerlain de la rue saint Honoré avec les jolies vendeuses en blouses vert pâle et les messieurs qui attendent patiemment leur épouse en pardessus camel ou bleu marine quand tout le monde sait qu’il pourrait aussi bien se le faire envoyer par la poste ? Ceci étant, qui a envie de recevoir le merveilleux flacon par la poste s’il n’habite pas au fin fond de l’Arizona ? Car le parfum n’est pas seulement un parfum. C’est aussi une idée. La question est alors de savoir si ce parfum, si sublime soit-il, peut résister au come-back du réel lié à l’économie virtuelle : le facteur, le fedex, le passage à l’air libre, loin du transfert délicat des mains manucurées de la vendeuse au fond de mon sac Hermès ? Les questions que se pose aujourd’hui l’industrie du luxe, la promotion actuelle de l’« hyperluxe » semblent indiquer le contraire. L’e-commerce repose sur d’autres types de motivations, d’autres mécanismes imaginaires. Dès lors que pour un produit donné, je peux consulter l’ensemble des produits comparables, et affiner mes critères de choix et de décision, ce qui m’importe, au sens de ce que je valorise, est ce choix luimême. L’activité de choisir prend le pas sur un objet que le temps passé à s’informer, à comparer, à décider a contribué à qualifier. Sa qualité est fonction de ma compétence et de mon goût affiné par cette compétence. Sa valeur c’est « mon choix ». Le concept de produit retrouve sa dignité et son sens dès lors que le produit a été choisi. Si l’on suppose que le choix est d’autant plus « impliquant » que le consommateur non seulement choisit, mais conçoit, voire réalise le produit, comme c’est le cas des biens éditables en ligne (production dite house), il est clair que le modèle futur du produit est la notice d’instruction et le mode d’emploi. Do it yourself. D’objet qu’il était, le produit est devenu le détenteur d’un savoir d’une part


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sur l’objet et d’autre part sur le client. Ce qu’on appelle encore « produit » désigne à la fois les raisons que j’aurais de choisir ce lave-vaisselle, et le fait que je l’ai choisi, voire les raisons – déchiffrables à partir des traces de ma recherche – pour lesquelles moi, j’ai choisi ce lave-vaisselle. Par exemple je n’ai cliqué que sur les « promotions », je n’ai consulté que les offres en deçà de tel prix, de telle dimension, etc. Le produit constitue un savoir sur mon choix, sur l’histoire de mon choix, et potentiellement sur l’histoire d’autres choix d’engins ménagers, mais aussi de DVD, de locations touristiques, de billets de trains, etc. Et un nouveau Pérec esquisserait peut-être le portrait d’un site à partir de ceux qui le fréquentent ou les rêves d’un couple d’abonnés à Netflix à partir des DVD qu’ils louent l’espace d’un week-end. Pour le dire autrement, tout produit est culturel. Et symétriquement, comme le voit bien Chris Anderson, le produit culturel est un excellent paradigme pour penser la marchandise et la consommation. La forme de la valeur, pour reprendre la conceptualité, de Marx est la même. La dévalorisation du produit en tant qu’objet entraîne la disqualification définitive du producteur en tant que producteur d’objets. Il passe au service du distributeur qui d’ailleurs, et suite à cette dévalorisation de l’objet, ne distribue plus tant à l’amateur des produits que des services, c’est-à-dire des moyens d’affiner, de légitimer et de garantir son choix. Faut-il payer le producteur à proportion de cette dévalorisation ? se demande Chris Anderson, sous-entendant alors : ne faudrait-il pas plutôt, étant donné la disponibilité à priori illimitée dans le temps de tout produit sur la toile, supprimer toute forme de droit d’auteur ? Si l’on souhaite que la diversité des produits continue de s’accroître, c’est un calcul dangereux. Car même si l’on peut compter sur la richesse de ce qui existe déjà, il faut renouveler le stock. In extremis, Chris Anderson sauve le producteur de la misère, tout en l’assurant d’une exploitation de plus en plus grande, où qu’il se trouve sur l’échelle économique. Le rapport de forces n’est plus jamais de son côté. La valeur procède des instances qui exercent le choix : distributeur et amateur. Il faudrait dire amateur et distributeur. Car dans ce couple, la hiérar-


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chie est inversée : l’amateur est l’initiateur. Le produit – le résultat du choix – remonte de l’amateur vers le distributeur (au lieu de descendre du distributeur vers le consommateur). C’est ce que Chris Anderson appelle passer de push à pull. « This is the difference between push and pull; between broadcast and personalized taste. Long tail business can treat consumers as individuals, offering mass-customization as an alternative to mass-market fare »7. Le custom-made ou sur-mesure pour chacun se substitue au ready-made pour tous : le ready-made était fait par l’industrie, le custom-made est directement fait par l’amateur. Non pas nécessairement au sens du Do it yourself. Mais parce que son choix crée l’offre à partir du stock. Il lui suffit de cliquer sur un titre jamais encore demandé pour déplacer le curseur au sein du stock, ouvrir le champ des produits, et faire apparaître un nouvel item dans ce qui n’était jusque-là qu’un stock, précisément, un quantum de biens à disposition et pas encore une offre. Le consommateur crée l’offre. Il opère la segmentation, non seulement de luimême, mais sur lui-même, faudrait-il dire, si l’on ne craignait l’interprétation par trop réaliste et trash de cette image. Autre modification, donc, dans la définition des agents et des opérations du marché : ce qu’on appelait autrefois la cible, devenu l’amateur, s’autosegmente et produit l’offre. Autant d’économisé pour le marketing. Les fans de rock-country arizonienne, les lecteurs férus de Saint-Evremont ou les cultivateurs de pâtissons, constituent le marché au hasard de leurs déambulations sur la toile à la recherche du single introuvable, de l’édition perdue ou du livre de recettes médiévales. Le marketing n’a plus qu’à enregistrer l’occurrence et à se féliciter du 1/400 millième apparu dans la mire de ses études statistiques. Il suffit au distributeur de rendre la totalité du stock disponible en ligne. Le véritable producteur c’est l’amateur. Il est celui qui choisit et, en tant que tel, l’opérateur du savoir. De là à penser qu’il finira par asservir le distributeur comme le distributeur l’a fait pour le producteur de biens, il n’y a qu’un pas… Il suffirait que le peer-to-peer se généralise pour que le marché ne se constitue plus que d’amateurs plus 7. Cf. note 1.


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ou moins qualifiés car plus ou moins informés, dont les choix vaudraient commande pour les distributeurs et les producteurs. Dans le système de places ainsi redéfini, les termes de l’échange se sont modifiés. Pour entrer dans le circuit de l’échange, il suffit à l’amateur de qualifier le stock sous forme d’offre, autrement dit de choisir. Mais choisir n’est pas nécessairement commander ni acheter. Choisir c’est sélectionner une information. Il suffit que l’amateur clique sur un titre, pour lui ajouter de la valeur : soit qu’il ajoute un choix aux choix d’autres amateurs (100 000 internautes ont aimé…), soit qu’il constitue l’item en objet de choix (c’est le concept du top 400 000). Indépendamment de la concurrence créée par les offres gratuites en ligne, l’achat est devenu structurellement moins important que le choix qui résulte de la recherche. Et la monnaie du système est moins l’argent que la procédure d’inscription elle-même (identifiez vous : votre login, votre mot de passe). La recherche produit automatiquement de la valeur parce qu’elle est référencée – nul n’entre sur le web sans login et mot de passe – et parce que l’information qu’elle produit ainsi, de click en click, est « traçable ». L’amateur produit en choisissant. Il produit de la valeur en inscrivant ce choix via son login. En abstrayant ce choix – son contenu moral, affectif, intellectuel, névrotique – sous la forme d’information computable. Il n’en reste plus que « mon » choix, moi alias ******. L’inscription prend la place de la monnaie dont le caractère fictif et la vérité abstraite font ainsi surface. Les investissements financiers actuels dans l’économie fictive des jeux-vidéos (Second Life) montrent qu’il importe peu désormais que l’échange concerne les choix de nos avatars, et que ce qui circule ne soit plus que des informations sans référents dans le réel, l’essentiel est que cette information soit inscrite, autrement dit référençable sur le support virtuel de la toile. Une fois admise la financiarisation du capital, quelle différence en effet entre une valeur réelle et une valeur virtuelle ? La bourse est-elle autre chose qu’un système virtuel d’inscription dans lequel seul compte le temps réel des opérations ? Et l’e-economie de la Longue Traîne ne fonctionne-t-elle pas comme une bourse à la taille du réseau dont l’actionnaire serait l’amateur ?


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L’amateur produit des choix mais il échange des choix identifiés, des inscriptions qui en tant que telles équivalent d’autres inscriptions, d’autres choix identifiés. « Click here! ». Le click, telle est aujourd’hui la forme de la valeur, l’idéalité, ce qui opère la transubstantiation du lave-vaisselle ou du flacon de Shalimar en marchandise. Ce qui demeure au terme de cette déconstruction/reconstruction du système de l’échange est l’opération d’inscription, autrement dit d’identification. Le choix de l’amateur vaut pour autant qu’il s’inscrit sous les espèces de ce qu’on appelle « son identifiant ». C’est l’unité d’information minimale. Elle n’a pas d’autre contenu que le repérage qu’elle rend possible. Cette inscription/identification est fondamentalement égale à « un » et computable. L’expression de ma compétence est devenue l’inscription d’« une » compétence, circulant pour ainsi dire « toute seule » sur le marché et entrant en relation avec d’autres compétences, elles-mêmes autonomes. Des compétences sans sujets, pour les supposer, bien que parfaitement individualisées. Des compétences qui se valent. Que toute l’opération transite via « mon » mot de passe, « mon » sésame, « mon » code secret, c’est évidemment l’humour du système. L’intelligence de ce nouveau marché repose sur sa logique impeccable. L’économie de la Longue Traîne, on l’a vu, est fondée sur l’application de règles statistiques rigoureuses. Pour qu’il y ait statistique, il faut qu’il y ait masse, du non arithmétiquement computable. Et pour que la masse devienne computable, il faut et il suffit qu’il y ait de l’un. De l’un en masse. Cet « un » peut prendre n’importe quelle forme : celle d’un choix validé par un click. Un choix x mais en masse. Par exemple : le choix massif d’un single, d’une destination touristique ou d’un site de rencontres. Une masse de choix x identifiés. Point n’est besoin de spéculer sur un sujet individué. Et encore moins sur l’existence des masses humaines et des mécanismes d’identification qui les rendraient grégaires et influençables. Comme le dit une autre des références de Chris Anderson, Raymond Wilson, dont il précise qu’il est un sociologue marxiste : « Les masses n’existent pas ; il n’existe que des façons de considérer les personnes comme les masses ». Il n’y a


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que des choix massifs. Tel est le sens du passage du « mass market-fare » à la « mass-customization ». Pourquoi s’évertuer à définir les désirs de la « masse » des gens, alors qu’il existe une unité beaucoup plus élémentaire pour penser la consommation : le click ? L’économie théorique ainsi faite est incalculable. Elle évacue tout ce qui restait « d’intuition » dans le marketing, autrement dit tout ce qui faisait du marketing un champ d’application des sciences humaines comme la psychologie, la sociologie, l’anthropologie. Le marketing peut enfin prétendre à la rationalité. Sans pour autant enlever à l’individu vivant, désirant, fantasmant, choisissant, la moindre parcelle de sa supposée liberté. Au contraire. Il « faut » que le conso soit libre. Car plus il fait de choix imprédictibles, divers, voire contradictoires, plus il « cotise » à différents choix identifiables, plus il crée de panels de choix identifiables, plus il gonfle de masses de choix, plus il contribue au calcul statistique du marché. Plus il nourrit de « ways of seeing people as masses ». De sélections, de playlists, de compils, d’index, de catalogues. Nouvelles figures de la chimère. « Plus nous avons de choix, et plus nous devons réfléchir à ce que nous voulons vraiment. Plus nous y réfléchissons, plus nous sommes impliqués dans la création des marchandises que nous achetons et utilisons (à travers le sur-mesure). Enfin, plus nous participons à la création de produits et de services, et plus nous suscitons de choix »8. L’amateur est au cœur du système. Ou plutôt ses choix. Des choix grâce auxquels il s’autoproduit sous la forme d’autres choix encore, de plus en plus nombreux et nouveaux. Mais qui est l’amateur ? Qui est cette créature que la logique économique de Chris Anderson vaporise en une multitude de choix ? Une multitude de réponses à une infinité de questions à choix infinis ? Et quel lien entretientelle avec d’autres créatures du même type qu’elle, s’il est vrai que ce qu’elle consomme, ce qu’elle échange en consommant, ce qu’elle aime, c’est fondamentalement le lien ? Quel est ce lien qui lui importe plus que le bien ? Quel est ce lien auquel tous aspirent ?

8. Loc.cit., p. 203.


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Parallèlement à la démonstration scientifique, The Long Tail esquisse une « anthropologie de l’amateur ». De ce que deviendrait le consommateur dans une économie passée au « e ». De ce qu’il est peut-être déjà dans les domaines de cette économie dominée en grande partie déjà par ce « e ». Un amateur précisément, et non plus un consommateur, sous-entendu un consommateur passif, grégaire, distrait et, faute suprême, velléitaire. L’amateur est actif, activement actif. L’amateur est dynamique et self-conscious. L’amateur se lit à livre ouvert. « Son comportement révèle ses goûts et ses dégoûts » et ces goûts et dégoûts se confondent avec ses plaisirs d’une part et ses intérêts de l’autre. Il est hors de question que ses goûts puissent diverger d’avec ses intérêts, voire qu’il puisse ne pas s’accorder lui-même avec ses goûts et les désapprouver comme une extravagance coûteuse, une fatalité, une imbécillité. Peut-on aimer certaines choses et s’intéresser à d’autres ? C’est exclu, d’après la Longue Traîne. Peut-on souffrir à cause de ses goûts ? Ce n’est même pas imaginable. Dans le monde de l’e-économie, le masochisme est une invention malsaine. La diversité est infinie, mais elle doit rester plaisante. L’amateur est un être positif et cohérent qui offre un comportement consistant. Et lorsqu’il choisit, il ne se dédit pas aussitôt après, victime d’un remords subit. Pour habiter sur le web imaginé par Chris Anderson, il faut être capable de choisir sans états d’âme. L’activité de l’amateur se décline sous trois formes complémentaires : l’apprentissage, l’expertise et la recommandation. Grâce à la masse colossale d’informations auquel le réseau lui donne accès, l’amateur, limité jusque-là aux hits disponibles près de chez lui, apprend à se connaître. Il fait l’expérience que ses goûts vont bien au-delà des hits et qu’ils se portent vers des objets dont il ne soupçonnait pas l’existence, des objets que sa recherche peut désormais multiplier et raffiner à l’infini. Il découvre ses « vrais » goûts. Même si la plupart de ses intérêts sont génériques, c’est-à-dire communs avec la plupart des humains de la planète à la même époque, il découvre qu’« en plus », il a des intérêts spécifiques – par exemple il aime les films de Spielberg, ce qui est normal, mais aussi ceux de Marguerite Duras, ce


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qui est plus inattendu pour un garagiste de Tucson. Il découvre avec joie qu’il a miraculeusement réchappé de la culture médiatique de masse. Contrairement à ce que certains trouble-fêtes prétendaient, il est resté la créature unique qu’il a toujours été. « Chaque personne possède des goûts qui forment un ensemble unique de goûts et généraux et particuliers »9. L’amateur est un composite unique, un mélange de matière à peine dégrossie et de matériaux raffinés. Ce composite est animé d’une passion de la différenciation qui le pousse à développer les excroissances de sa spécificité, autant que le lui permettent les techniques de son temps. Longtemps ces techniques ont été limitées aux médias de la culture savante et réservées à une élite. Pour être original, il fallait être riche et bien né. La majorité était vouée à la culture de masse. Aujourd’hui, tous sont potentiellement dotés des mêmes capacités infinies de choix. Chacun peut se livrer au développement de ses intérêts spécifiques et se socialiser au travers de l’élaboration de ses spécificités en savoirs spécialisés. Chaque amateur est ainsi appelé à devenir ce que Chris Anderson appelle un « Pro-Am ». Un spécialiste appartenant à autant de tribus que d’intérêts spécifiques et développant avec les membres de ces tribus d’innombrables réseaux d’informations qui nourrissent eux-mêmes d’innombrables longues traînes de savoirs et de choix possibles. Des « open-sources » où pros et ams, professionnels et amateurs, collaborent à part égale en qualité d’« experts ». « L’astronomie était l’apanage d’instituts de recherche, la science avec un grand S ; désormais elle passe aussi par des collaborations Pro-Am. Beaucoup d’amateurs continuent à travailler de leur côté et beaucoup de professionnels restent cantonnés dans leurs institutions académiques. Mais on voit se créer des réseaux de recherche internationaux qui relient professionnels et amateurs partageant le même intérêt pour les étoiles, les comètes et les astéroïdes »10. En publiant sa compétence, le Pro-Am devient un « filter », plus exactement un « post-filter » qui à travers son blog, ses playlists, reviews, et autres 9. Loc.cit., p. 211. 10. Loc.cit., p. 69.


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formes de recommandations contribue à orienter les choix d’amateurs moins chevronnés, de simples ams. Il collabore avec les pre-filters institués (les éditeurs, labels, acheteurs, et autres responsables du marketing publicitaire). Son blog peut devenir une source d’influence considérable et rivaliser avec ces organes institutionnels. De simple chercheur qu’il était, le voilà promu au grade de tastemaker, voire d’aggregator (dans le monde de la Longue Traîne, on peut, on doit rêver !). Les distributeurs s’arrachent ses recommandations. « Nous sommes passés de l’âge de l’information à l’âge de la recommandation » annonce déjà Frog Design. Les recommandations du Pro-Am sont la porte étroite qui ouvre sur le paradis du choix (The paradise of choice). Nous verrions ainsi se développer à côté de la mass-culture, une massively parallel culture, une multiplicité de cultures alternatives. L’une n’exclut pas l’autre, pas davantage que le développement des produits de niche ne chasse les hits du marché. Il n’est pas question de jeter nos téléviseurs. Car en nous, coexistent le générique et le spécifique, Star Academy et Wiseman. L’amateur n’est pas un zappeur. C’est un individu complet. Trivial et original. Un téléspectateur de base et un connaisseur. Chris Anderson résume sa théorie de l’amateur par une citation de David Foster Wallace : « La télévision n’est pas vulgaire, obscène et bête parce que les individus qui en constituent le public seraient vulgaires et bêtes. La télévision est ce qu’elle est simplement parce que les individus se ressemblent beaucoup dans leur vulgarité, leur obscénité, et leur bêtise alors que leurs goûts raffinés, esthétiques et nobles les différencient »11. Chaque individu se décompose en un panel d’intérêts dont les uns, génériques, sont par définition lamentables et les autres, spécifiques, sublimes. Derrière tout un chacun se cache un être sensible et raffiné. L’humanisme est sauf. Le happy end garanti. Ce qui fait tenir le scénario, l’harmonie préétablie en nous de l’abject et du sublime, c’est la distribution de l’individu en ce que Chris Anderson comme David Foster Wallace appelle des « intérêts », et l’équivalence ainsi implicitement posée entre individu et intérêt. Les intérêts géné11. Loc.cit., p. 225.


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riques diffèrent des intérêts spécifiques mais ils procèdent d’un principe d’équivalence dans le sujet qui est « son » intérêt. L’intérêt est le moteur de l’amateur. Quels que soient les objets vers lesquels je me porte (moi, l’amateur du futur), j’y suis porté par mon intérêt. Mais qu’est-ce que « mon » intérêt ? Qu’est-ce qui m’« inter-esse » ? Littéralement : ce qui me fait « être un au milieu de tous ». Mon identité. Mon intérêt, au-delà de mes intérêts, c’est ce qui me confirme dans « mon identité ». Aussi bien chacun de mes intérêts me confirme dans « mon identité ». Peu importe qu’ils soient génériques ou spécifiques, communs ou distingués. Voire : plus j’ai d’intérêts plus je confirme mon identité. Et plus souvent je confirme « mon identité », plus cette identité est forte. N’est-ce pas là l’essentiel ? C’est le même prurit de « l’un » qui produit et la lie dans laquelle se complaît le téléspectateur de Thierry Ardisson et ce bouquet d’intérêts « raffinés, esthétiques et nobles » qui vaporisent l’amateur en autant de choix « raffinés, esthétiques et nobles ». Ce qu’en moi désirent pareillement le téléspectateur mû par ses intérêts ignobles et l’amateur animé de ses idées nobles, c’est donc d’être « un », de « faire un », de se voir « un » au travers d’une image « une ». Qu’ils pressent la touche « on » de leur téléviseur ou qu’ils cliquent « here » sur leur écran, le téléspectateur et l’amateur sont possédés par la même vieille passion narcissique pour l’unité de soi d’avec soi que seule peut procurer l’image. L’image apparue dans le miroir dès que j’entre dans la pièce, l’image déclenchée instantanément par mon click sur l’écran de computer ou par le « ok » de mon Nokia. Peu importe qu’il s’agisse du visage d’un voisin de table que je ne reverrai jamais. Ce qui importe à celui qui « s’intéresse » est de provoquer par l’activité réflexe l’immobilisation d’« une » image qui le regarde, le fixe, le drape et lui prête cette unité que depuis toujours il ne peut que recevoir, recevoir du dehors, de l’extérieur, sous la forme d’un reflet venant à sa rencontre. Expérience bienheureuse de l’identification, de « la transformation produite chez le sujet quand il assume une image. » dit Jacques Lacan. Empruntant la stature de l’image, comme il le ferait d’un uniforme, il passe de l’état de chose au statut de quelqu’un. Cette transfor-


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mation, nous la voyons d’abord dans la joie de l’enfant qui reçoit le sentiment de son unité corporelle de l’image matérialisée dans le miroir. Nous la retrouvons à chaque instant dans la passion contemporaine de faire des images. Et il n’est pas difficile d’imaginer qu’à une époque où se vêtir signifiait revêtir une identité et où seule l’élite pouvait acquérir son portrait, nous l’aurions également contemplée dans la beauté des costumes. « Mon intérêt » ainsi conçu, en tant que ressort de mon comportement en tant qu’amateur, autrement dit de consommateur du futur, c’est ultimement mon image dans le miroir. Cette vieille ficelle de l’identification. Et mes intérêts, l’expression infantile de mon narcissisme. Si raffinés, esthétiques et nobles soient-ils, ce ne sont encore que des hobbys. Des dadas. Des hochets. La figure de l’amateur décrite par Chris Anderson ne projette donc pas comme on aurait pu le croire l’avenir de l’humanité libérée par le Net. Elle renvoie, avec cette espèce de folie consistant à vouloir chercher, choisir, inscrire à chaque instant ce qui l’intéresse, le portrait du sujet humain réduit à sa plus simple expression : à la jouissance de se dissoudre dans l’autre pour faire un avec son image. De s’accrocher au premier regard venu pour s’y trouver. La jouissance du lien. En termes de mode d’individuation, la figure de l’amateur renvoie au désir irrépressible de simplification, qui amène le sujet à se confondre avec l’expression minimale d’une inscription une. La (toute) petite mort du click. Le moment du choix, c’est l’instant de la reconnaissance de soi par l’image (et non pas de soi dans l’image comme l’on croit parfois), image dont l’essentiel n’est pas qu’elle soit telle ou telle mais que, comme la forme apparue au fond du miroir, elle soit une, une forme une, qui s’incline vers moi en même temps que je m’incline vers elle, de sorte qu’il semble qu’elle vienne à ma rencontre. Le moment du choix parce qu’il est l’expression pure du narcissisme est le moment où par un paradoxe constitutif de l’humanité s’instaure le lien. Lien avec l’image, relayée par le regard d’autrui, l’uniforme, le titre, par n’importe quoi qui sera apparu en tant qu’un. Le lien est imaginaire mais il n’en lie pas moins, et en l’occurrence il n’en lie pas moins l’amateur à son


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choix, et par contrecoup à ce qui conditionne ce choix, les aggregators, les pre et post-filters, tastemakers, editors, blogs, playlists, reviews, recommendations… : toute la famille idéale des choix indéfiniment répétables, et constamment rassurants, que lui offre le réseau. Illimité, le choix est la forme la plus sûre de l’addiction, de l’addiction au lien, comme le montrent les pathologies du jeu-vidéo. Aucun sujet n’est fantasmatiquement mieux « intégré » à la société que le joueur qui n’a pour tout partenaire que sa console. Même s’il perd le sommeil, la santé, son travail, sa petite amie, son appartement, la raison. C’est même pourquoi il peut se permettre de tout perdre. Il garde « l’essentiel » (pour ce qui est de son narcissisme) : le lien. Tant qu’il joue, et qu’il choisit, car le jeu quel qu’il soit est purement construit sur le choix, il « pointe » à l’image si l’on peut dire, il se refait, il jubile et de sa maîtrise et de son attachement. Tel Chaplin en ouvrier fordiste sur la chaîne de montage des Temps Modernes. Sauf qu’aucune force mécanique ne peut plus le faire tomber de sa chaise. Dans la « Second Life » où il s’est installé, il n’est plus qu’un avatar, une addition de choix, une somme d’intérêts à travers lesquels il affirme son identité. Et si l’affirmation de cette identité dépend de la possibilité de choisir, où la proclamerait-il mieux que dans cette existence virtuelle où il décide de tout, de son sexe comme de la couleur de ses murs ? Où cette identité serait-elle plus forte ? L’identité est-elle le privilège aujourd’hui des habitants de Second Life ? Comme elle sera demain le bonus des participative producers de la Longue Traîne ? Et ceux-ci ne sont-ils que les précurseurs de ceux-là ? Faut-il imaginer l’avenir de l’amateur sur le modèle de la vie de l’addict au jeu vidéo ? Spéculations ! Une chose est sûre : le comportement si admirablement dynamique et selfconscious de l’amateur du futur obéit au même ressort que le moi du consommateur présent. Il suffit de voir se développer le marché des identités : du nourrisson au teenager, de la tribu girly au jeune couple gay, du metrosexuel aux ménagères de moins de cinquante ans… Sind Sie « puristin », « entdeckerin », « individualistin », « romantikerin » ? (Elle, édition allemande, janv. 2007), Are you… Etes-vous… ?


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Ces litanies stupides vous posent toutes la même question : qui es-tu ? La question qui réveille en vous l’addict à l’identité, qui déclenche en vous le réflexe du miroir, et qui vous transforme illico en consommateur. Vous auriez donc tort de croire que nous assistons à travers les marchés de l’identité à la marchandisation des identités. C’est au contraire la passion de l’identité, quelle qu’elle soit, si noble soit-elle, si douloureuse, ignorée, complexe, transgressive, soit-elle, qui nourrit le système de la consommation et fait de vous dès aujourd’hui un amateur du futur. Un postulant à la traîne de la traîne, autrement dit une marchandise. La question de notre identité, la vôtre, la mienne, ne nous est pas posée à jets continus par le marketing sans une raison sérieuse qui fait que ces litanies pour être stupides n’en sont pas moins opératoires. C’est pour autant que nous nous la posons à notre tour que nous sommes « prenables ». C’est dire si ce que d’aucuns ont pris pour un spectacle et un spectacle spécifiquement « moderne », un spectacle qu’il suffirait de critiquer pour démonter, est précisément indémontable. Car inversement comment ne pas se la poser ? Qui pourrait prétendre s’en évader ? Comment donc la suspendre cette question à laquelle il semble que nous nous tenons ? A quoi la suspendre ? A quelle autre puissance de subjectivation ? A quel désir plus crucial ? (Et il n’y a pas d’autre objectif aujourd’hui que de poser la question). A moins bien sûr, que nous ne préférions, tout compte fait, devenir des amateurs.


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Les auteurs

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LES AUTEURS

Olivier Assouly Responsable des activités de recherche et d’édition à l’Institut français de la mode, Olivier Assouly concentre ses travaux sur la production des normes du goût, au sens gustatif mais également esthétique. Hormis des articles, il a publié Les Nourritures divines. Essai sur les interdits alimentaires (Actes Sud, 2002), dirigé l’ouvrage Goûts à vendre. Essais sur la captation esthétique (IFM/Regard, 2007) et publié en 2008 Le Capitalisme esthétique. Essai sur l’industrialisation du goût (Cerf, 2008).

Philippe Gauthier Professeur à l’École de design industriel de l’université de Montréal, Philippe Gauthier possède un doctorat de sociologie à l’EHESS – Normaliser l’usage. Design industriel, prescriptions sécuritaires et pratiques des automobilistes. Il a notamment publié « Les rapports entre problèmes de design et question de recherche » (Actes des premiers Ateliers de la recherche en design, Nîmes, 13 et 14 novembre 2006) et « Not good enough? a response to Wolfgang Jonas, ‘A special moral code for design?’ », (in Design Philosophy Papers (4), disponible en ligne www.desphilosophy.com.)

Charlotte Guichard Charlotte Guichard est chargée de recherches au CNRS (IRHIS/université Lille-3). Docteur en histoire de l’art (université de Paris1-Sorbonne), elle a publié Les Amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle (Champ Vallon, 2008) et travaille dans la perspective d’une histoire socio-culturelle de l’art ouverte aux sciences sociales.


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Les auteurs

Benoît Heilbrunn Sémiologue et philosophe de formation, Benoît Heilbrunn est professeur de marketing à l’ESCP-EAP et à l’Institut français de la mode. Spécialiste des marques et de la consommation, il est notamment l’auteur de Le Logo (Que-sais-je ?, PUF, 2001), de La Consommation et ses sociologies (Armand Colin, 2005), co-auteur de L’ABCdaire du design (avec Valérie Guillaume, Flammarion, 2003) et coordinateur de La Performance. Une nouvelle idéologie ? (La Découverte, 2004),

Justine Leggett-Dubé Justine Leggett-Dubé termine actuellement une maîtrise en sciences appliquées en aménagement, option Design et Complexité à l’université de Montréal. Elle a travaillé pour plusieurs associations professionnelles du domaine du design.

Thierry Maillet Enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris, Thierry Maillet est l’auteur de Génération participation. De la société de consommation à la société de la participation (10/18, 2008) et d’Une introduction à l’histoire du marketing (Agora, 2010). Par ailleurs, il achève son doctorat à l’EHESS sur la « Naissance et déclin des bureaux de style : 1880 – 1980 ».

Yann Moulier Boutang Après avoir été enseignant à l’École normale supérieure et à l’Institut d’études politiques de Paris, Yann Moulier Boutang est actuellement professeur de sciences économiques à l’université de technologie de Compiègne et International Adjunct Professor au centre Fernand-Braudel de l’université de Binghamton-New York (États-Unis). Ses travaux se


Les auteurs

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concentrent sur les transformations économiques et sociales liées aux nouvelles technologies. Il a récemment publié Le Capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation (Amsterdam, 2007).

Catherine Perret Catherine Perret enseigne l’esthétique à l’université de Paris X-Nanterre. Son expertise est centrée sur l’esthétique moderne et contemporaine, la théorie des arts plastiques et visuels, la théorie de la culture. Elle est l’auteur de nombreux articles et d’ouvrages parmi lesquels L’Art contemporain et son exposition (avec Elisabeth Caillet, L’Harmattan, 2002) et Walter Benjamin sans destin (La lettre volée, 2007).

Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller Anne-Sophie Trebuchet-Breitwiller se consacre à l’enseignement à l’Institut français de la mode et achève son doctorat au sein du laboratoire de sociologie économique de l’Ecole des Mines de Paris (CSI), sous la direction d’Antoine Hennion, où elle développe des travaux sur la figure de l’amateur de parfums. Elle a notamment publié « Comment le marketing saisit les goûts ? Le cas des jus dans la parfumerie fine » (in Goûts à vendre, sous la direction d’Olivier Assouly, IFM/Regard, 2007, Paris).

Michaël Vicente Diplômé en sciences politiques, en sciences et technologies et en sciences des organisations, Michaël Vicente a soutenu une thèse de sociologie sur la professionnalisation des développeurs de logiciel libre, sous la direction de Yann Moulier Boutang, en décembre 2009. Il a publié « Google est-il un libertarien de gauche ? » (in Multitudes 36, été 2009).


Achevé d’imprimer en janvier 2010 sur les presses de l’imprimerie Compedit Beauregard à la Ferté-Macé (Orne). N° d’imprimeur : 1434. ISBN : 978-2-914863-20-9 Dépôt légal : 1er trimestre 2010


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