Dix-neuf nouveaux écrivains de langue française à lire et à traduire
CULTURESFRANCE Président Jacques Blot Directeur Olivier Poivre d’Arvor Directrice de la communication Agnès Benayer Département Publications et Écrit Directeur Paul de Sinety CULTURESFRANCE 1bis, avenue de Villars, 75007 Paris < www.culturesfrance.com > contact : < fictionfrance@culturesfrance.com >
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Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Berlin, Londres et New York – ministère français des Affaires étrangères et européennes.
© septembre 2007 CULTURESFRANCE ISBN : 978-2-35476-018-2 Conception graphique : ÉricandMarie Impression : Groupe Assistance Printing
© John Foley
CULTURESFRANCE vous propose la nouvelle revue Fiction France.
Cette revue n’est pas une revue comme les autres, elle est au service de tous les éditeurs de littérature de langue française qui prennent le risque de la fiction contemporaine. Dans ce domaine, Fiction France vous propose une sélection indispensable de nouveaux romanciers, dont l’œuvre vient de paraître et mérite d’être traduite. Vous trouverez, deux fois par an, à chaque numéro de Fiction France, 20 extraits de fiction française avec leur traduction en anglais. N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte. Olivier Poivre d’Arvor Directeur de CULTURESFRANCE
CULTURESFRANCE est l’opérateur du ministère français des Affaires étrangères et européennes et du ministère français de la Culture et de la Communication.
La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français (notamment par les bureaux et les attachés du livre de Berlin, Londres et New York) auprès de leurs partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est aussi disponible sur Internet. < www.culturesfrance.com >
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Sommaire
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Nouveaux romanciers
p. 10
p. 18
Metin Arditi
Charles Dantzig
La Fille des Louganis
Je m’appelle François
Éditeur : Actes Sud Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Grasset & Fasquelle Parution : septembre 2007 Responsable cessions de droits :
Élisabeth Beyer < e.beyer@actes-sud.fr >
Ellen Booker < ebooker@grasset.fr >
p. 26
p. 38
Vincent Delecroix
Louise Desbrusses
La Chaussure sur le toit
Couronnes Boucliers Armures
Éditeur : Gallimard Parution : septembre 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : POL Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :
Anne-Solange Noble < noble@gallimard.fr >
Vibeke Madsen < madsen@pol-editeur.fr >
p. 46
p. 56
p. 64
Marc Dugain
Claire Fercak
Nadia Galy
Une exécution ordinaire
Rideau de verre
Alger, Lavoir galant
Éditeur : Gallimard Parution : février 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Gallimard / Verticales Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Albin Michel Parution : avril 2007 Responsable cessions de droits :
Anne-Solange Noble < noble@gallimard.fr >
Anne-Solange Noble < noble@gallimard.fr >
Jacqueline Favero < virginie.bonoron@albin-michel.fr >
p. 72
p. 80
p. 88
Yasmine Ghata
Charif Majdalani
Michel Monnereau
Le Târ de mon père
Caravansérail
On s’embrasse pas ?
Éditeur : Librairie Arthème Fayard Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Seuil Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : La Table ronde Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :
Carole Saudejaud < csaudejaud@editions-fayard.fr >
Martine Heissat < mheissat@seuil.com >
Anna Vateva < a.vateva@editionslatableronde.fr >
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POLAR
p. 98
p. 112
p. 136
Alain Monnier
Éric Reinhardt
Régis Descott
Notre Seconde Vie
Cendrillon
Caïn et Adèle
Éditeur : Flammarion Parution : mai 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Stock Parution : septembre 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : JC Lattès Parution : février 2007 Responsable cessions de droits :
Patricia Stansfield < pstansfield@flammarion.fr >
Barbara Porpaczy < bporpaczy@editions-stock.fr >
Eva Bredin < ebredin@editions-jclattes.fr >
p. 122
p. 128
p. 144
Thierry du Sorbier
Yasmina Traboulsi
Marcus Malte
Le Stagiaire amoureux
Amers
Garden of love
Éditeur : Buchet / Chastel Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Mercure de France Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Zulma Parution : janvier 2007 Responsable cessions de droits :
Christine Legrand < christine.legrand@buchet-chastel.fr >
Bruno Batreau < bruno.batreau@mercure.fr >
Laure Leroy < laure.leroy@zulma.fr >
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GRANds romanciers
p. 152
p. 162
p. 172
Henry Bauchau
Pierre Guyotat
Jacques Serena
Le Régiment noir
Coma
Sous le néflier
Éditeur : Actes Sud / Babel Parution : août 2004 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Mercure de France Parution : avril 2006 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Les Éditions de Minuit Parution : septembre 2007 Responsable cessions de droits :
Élisabeth Beyer < e.beyer@actes-sud.fr >
Bruno Batreau < bruno.batreau@mercure.fr >
Catherine Vercruyce < direction@leseditionsdeminuit.fr >
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© Philippe Christin
Né en 1945 à Ankara, Metin Arditi vit à Genève. Ingénieur en génie atomique, il a enseigné à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Il est le président fondateur de la Fondation Arditi, qui, depuis 1988, accorde prix et bourses aux diplômés de l’université de Genève et de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Il est également président de l’Orchestre de la Suisse romande. Chez Actes Sud, il est l’auteur de Dernière Lettre à Théo (coll. Un endroit où aller, 2005), de L’Imprévisible (coll. Un endroit où aller, 2006) et de Victoria-Hall (coll. Babel no 726). À noter la réédition simultanée en Babel de La Pension Marguerite (coll. Babel no 823).
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Nouveaux romanciers
Metin Arditi
La Fille des Louganis Éditeur : Actes Sud Parution : août 2007 Responsable cessions de droits : Élisabeth Beyer < e.beyer@actes-sud.fr >
L’abandon forcé et l’improbable quête d’une enfant née d’un inceste : sur la souffrance d’une mère, sur la vertu des amitiés, sur les péripéties du destin qui nous gouvernent par-delà le bien et le mal, Metin Arditi a composé un roman bouleversant d’empathie et de vérité. Les frères Louganis se sont établis ensemble dans les années trente à Spetses, une île proche du Pirée. Ils sont devenus pêcheurs, ont construit une maison, pris femme, fondé leurs familles. Des années plus tard, à bord de leur caïque, ils meurent dans l’explosion d’un pain de dynamite, laissant deux enfants : Pavlina et Aris. Cette mort n’est pas un accident mais un crime doublé d’un suicide : la veille, Spiros Louganis a découvert que sa femme, Magda, l’a un jour trompé avec son frère – et qu’il n’est pas le vrai père de Pavlina. Adolescente, Pavlina est amoureuse de son « cousin » qui a restauré le caïque familial pour promener les touristes à la belle saison. Elle l’aide dans ce travail, s’enivrant de la beauté solaire de l’île et de la séduction d’Aris… Mais celui-ci aime les garçons. Cependant, un soir où son homosexualité a été publiquement insultée, il couche avec Pavlina. Puis se tue. La laissant enceinte. Sa mère, et le père Kosmas à qui elle s’est confessée, savent qu’Aris était le frère de Pavlina. Sans lui dire la vérité, ils la persuadent de donner son enfant à une riche famille athénienne.
Pavlina semble se résigner. En son for intérieur, elle a choisi la fuite avec son bébé, chez une amie à la tendresse protectrice, Chryssoula. Mais l’accouchement se passe mal, Pavlina perd conscience. À son réveil, l’enfant (une fille) est déjà dans d’autres mains… C’est donc le récit d’un double arrachement – à un territoire, à un enfant. Mais aussi l’exploration d’une « faute » initiale (celle de sa mère, Magda) qui dévaste une famille. La quête et le destin de Pavlina ménagent bien sûr au lecteur de très émouvantes péripéties. L’empathie de Metin Arditi avec ses personnages est saisissante. La tension narrative ne se relâche jamais. La qualité d’écriture et la justesse des dialogues esquivent tous les écueils d’une sentimentalité convenue. Sur ce thème à la fois intime et populaire de l’abandon et de la quête d’un enfant, La Fille des Louganis s’imposera comme un roman d’une bouleversante vérité.
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1. Trehandiri : embarcation traditionnelle de bois, à poupe et proue effilées. Trehandiri veut dire « qui court ».
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Nouveaux romanciers
Les frères avaient le sel dans le sang. Une année après leur arrivée à Spetses, ils s’étaient attelés à la construction d’un trehandiri 1, un six-mètres muni d’une voile. Ils y avaient mis toutes leurs forces et tout leur maigre argent. Chaque jour, aussitôt terminé leur travail au monastère, ils enchaînaient sans répit, à scier, clouer ou river les pièces de bois, travaillant avec acharnement jusqu’à ce que la pénombre les forçât à s’arrêter. Lorsque le bateau fut achevé, quatre mois plus tard, les frères sortirent pêcher tous les soirs ou presque, selon les vents et les grains. Avec le produit de deux années de pêche, ils achetèrent un bout de terre sur la colline d’Ayos Nikolas. Ils y bâtirent leur maison avec rage, transportant les pierres de Kilada à Spetses sur leur caïque. De la jetée à leur chantier, ils mettaient les pierres dans de grands sacs de peau qu’ils se fixaient par des lanières de part et d’autre des épaules. Le trajet durait environ quarante minutes. Les frères transportaient les sacs pieds nus, chargeant quatre-vingts kilos à chaque voyage. Leur maison comptait deux niveaux, trente-cinq mètres carrés au sol, chaque fois deux chambres et une cuisine. Spiros et Magda s’installèrent à l’étage, auquel on accédait par un escalier de pierre qu’ils avaient bâti au jugé, contre la façade. Nikos, qui n’aimait pas contrarier, dit que Fotini et lui préféraient le rez-de-chaussée. Douze années durant, les frères pêchèrent au filet. Ils prenaient surtout du petit bar qu’ils revendaient aux gens du village à six drachmes le kilo. En 1949, Lazaros, un cousin de Magda, celui que chacun appelait Likoskilo, Chien-Loup, à cause de sa façon de marcher les mains derrière le dos et la tête en avant, ouvrit la première taverne de l’île qui servit des repas chauds. C’était une ancienne bergerie située sur les hauteurs, à Kasteli. Liko-skilo acheta au Pirée une cuisinière à charbon, installa une ventilation qui sortait sur la rue, et fit monter en mezzanine quatre grands tonneaux de vin dans lesquels il entreposa un résiné qu’il produisait lui-même. L’année suivante, le Poséidon, un bel hôtel qu’un Spetsiote de retour du Nouveau Monde avait construit en bord de mer, devint une destination touristique courue. La guerre civile, qui avait déchiré le pays pendant quatre ans, venait de prendre fin, et la bourgeoisie athénienne aima Spetses. Elle y apporta ses manières et ses vanités. Rien n’était assez bon ni assez cher. Spiros comprit que le petit bar ne suffirait plus. Il leur fallait panacher l’offre, proposer du mérou, de la daurade, et même des rougets, des poissons fins qui pouvaient rapporter jusqu’à vingt drachmes au kilo. Une fois encore, Nikos s’en remit à son frère.
En dix-huit mois de labeur, en s’y mettant tous les soirs où ils ne sortaient pas en mer, et tous les dimanches, cravachant des douze quinze heures d’affilée, Spiros et Nikos construisirent le Dio Adelfia. C’était un onze-mètres, le plus grand trehandiri de pêche jamais construit sur l’île, le seul équipé d’un moteur. Les frères avaient trouvé un trente-cinq chevaux sur un tracteur, à Kranidi, le village d’en face. Le paysan, qui partait s’installer chez sa fille, en Australie, voulait vendre son engin. Les frères n’en voulaient que le moteur. Ils avaient fini par se mettre d’accord. Cinq cents drachmes. C’était cher, mais ils pourraient aller au large et tuer du gros à la dynamite.
Metin Arditi
La Fille des Louganis
La veille de l’accident qui coûta la vie aux frères Louganis, un secret vieux de treize ans avait été éventé. Un secret qui ne demandait qu’à ce qu’on le laissât tranquille. Qui aurait pu continuer de rester enfoui pour toujours sans faire de mal à personne. Ils étaient douze, serrés autour de la grande table, chez Liko-skilo, qui fêtait ses quarante ans. Les frères, qui n’avaient eu qu’un enfant chacun, étaient venus en famille : Spiros avec Magda et leur fille Pavlina, qui avait douze ans, Nikos et Fotini avec Aris, qui avait cinq ans de plus. La soirée s’était déroulée dans la lenteur, à manger des abats d’agneau par petites bouchées, comme on déguste un mets rare, à boire du vin résiné, à dire des choses dont chacun ressentait qu’elles étaient justes. Le secret s’était échappé alors que le repas tirait à sa fin, vers onze heures et demie du soir, à l’un de ces moments où le bonheur semble si normal que les attentions se relâchent et que les faiblesses se dévoilent. Les enfants s’étaient assoupis. Assise entre son oncle Nikos et sa mère, Pavlina dormait. Épuisé par sa journée, Spiros était impatient de rentrer et voulait donner le signal du départ. Mais il ne réussit pas à capter le regard de son frère. Les yeux posés sur Pavlina, Nikos souriait, d’un sourire extraordinairement doux. On ne regarde pas la fille de son frère ainsi, se dit Spiros. Son propre enfant, oui. Pas sa nièce. Il suivit les yeux de son frère. Le regard de Nikos quitta Pavlina, rencontra celui de Magda, et s’y arrêta deux ou trois secondes, avant de descendre sur ses seins et finalement se poser sur son ventre. Spiros ressentit un vertige. Il ferma les yeux quelques instants, puis d’un coup se leva et dit d’une voix irritée : — Partons !
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— On est si bien, protesta faiblement Magda. Spiros ne ferma pas l’œil de la nuit. Au début de leur mariage, ils faisaient l’amour presque tous les soirs. Ses caresses étaient alors brèves mais fortes. Si comme ça l’enfant ne vient pas…, disait Magda en souriant. Mais l’enfant ne vint pas. Magda se rendit au Pirée. Un docteur la rassura. Elle ne manquait de rien pour tomber enceinte. Dès lors, Spiros fut hanté par l’angoisse d’être stérile. La peur remplaça l’envie. Son désir s’affaiblit. Ses érections se firent hésitantes. Ses étreintes, qui étaient brèves et fortes, ne furent plus que brèves. Au fil du temps, elles s’espacèrent. Un soir d’août 1939, en dépit d’une très forte fièvre due à une insolation, il lui avait fait l’amour dans un état de semi-délire. Du moins était-ce ce que Magda lui avait annoncé le lendemain. Pavlina était née de cet accouplement dont il n’avait gardé aucun souvenir. Il s’était cent fois posé la question : est-ce possible d’oublier qu’on a fait l’amour ? Et il l’aurait fait alors qu’il brûlait de fièvre ? Il y avait sûrement autre chose… Dès qu’il se fut remis de son insolation, Magda fit ce qu’une femme sait faire lorsqu’elle veut séduire un homme. Chaque soir, il fallait qu’il la touche, la caresse. À chacun de ses gestes, quoi qu’il fît, Magda réagissait comme si Dieu lui avait donné la clé des sens. D’où était né ce besoin si vorace ? Cette histoire de semi-délire lui sembla soudain ridicule. Et ces occasions où, à son arrivée, son frère et sa femme interrompaient leur conversation ? Et cette nuit durant laquelle sa femme avait sangloté sans arrêt ? Une histoire de discussion avec le père Kosmas… Elle aurait compris combien elle lui était redevable… À lui, son mari… Des mots qui n’avaient pas de sens. Ou alors des mots de coupable… Mais coupable de quoi ? Que s’était-il passé dans la vie de sa femme qui puisse occuper une telle place et dont il était exclu, lui, son mari ? Spiros pensa à sa fille. Pavlina… Elle était sa fille autant qu’on pouvait l’être. Elle avait ses cheveux, noirs et crépus, son caractère, sa volonté. Surtout, elle l’admirait… l’adorait… Elle était toujours de son côté, quel que soit le motif de ses disputes avec Magda. Personne ne lui était si tendre. Cette façon qu’elle avait de l’observer par en dessous, d’un regard intense, lorsqu’il préparait le Dio Adelfia… Assise sur le parapet de la jetée, elle
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Nouveaux romanciers
attendait son signal. “Laska 2 ”, lui criait Spiros. Il faisait “Laaaaaaskaaaa” comme s’il lançait l’ordre du pont d’un immense paquebot. Pavlina sautait alors du parapet, dénouait l’amarre et, d’un geste ample et inutile, lui lançait le cordage. Quel âge avait-elle lorsqu’il lui avait appris à nouer et dénouer une amarre ? Sept ans, peut-être huit… Aucun père, à Spetses, ne prenait sa fille sur sa barque. Mais aucune fille n’avait l’intelligence et l’habileté de Pavlina, son goût de la mer, sa résistance à l’effort… Une vraie enfant de Kalymnos. Et les dimanches, lorsqu’ils allaient pêcher le poulpe, et que d’un coup Pavlina sentait sa ligne tirer… “J’ai ! J’ai ! ” s’écriait-elle. On aurait dit qu’elle allait exploser de joie. Au retour de ces excursions, lorsqu’il fallait laver le fond du caïque des traces d’encre laissées par les poulpes, Pavlina remontait des seaux d’eau de mer si lourds que ses bras en tremblaient. Elle les déversait sur le pont et frottait le bois tant qu’elle pouvait, avec fureur, comme elle le voyait travailler… Pavlina qui riait lorsque le caïque prenait la vague de biais et qu’elle les aspergeait. Lorsque Spiros regardait sa fille, c’était toujours avec lenteur. Il la couvait, d’un regard plein d’une fierté cachée, qu’il voulait goûter seul et dont il était incapable de se rassasier. Pavlina était un vrai marin ! Comme lui ! Et en plus, gracieuse, jolie… Sa fille, à lui qui était si épais, râblé… Et affublé d’un nez énorme… Et si elle n’était pas de lui ? Cette pensée ne l’avait jamais effleuré. Cela expliquerait bien des choses… La délicatesse de Pavlina, sa finesse… Bien sûr, Magda aussi était jolie. Sa fille avait ses yeux, et plusieurs de ses traits… Mais elle était plus fine… comme Nikos ! C’était ça ! On l’avait tourné en bourrique… Nikos ! Pendant des années, en plus… C’était sûr.
2. Laska : expression grecque d’origine italienne : laisser “dénouer les amarres”.
Metin Arditi
La Fille des Louganis
Au fil de la nuit, sa colère était devenue de la haine. À six heures du matin, alors que Magda déposait son café sur l’assiette placée devant lui, il lui avait saisi l’avant-bras et l’avait serré si fort qu’elle avait poussé un cri de douleur. Spiros l’avait forcée à s’asseoir et d’un ton froid et dur lui avait demandé : — De qui est Pavlina ? Le visage de Magda avait pris une expression d’épouvante. Sous le regard noir de Spiros, un regard à effrayer une bête, elle avait éclaté en sanglots. — Elle est de lui ? — Oui, avait répondu Magda dans un souffle. — N’en parle plus jamais. De toute ta vie. Ni à moi, ni à personne. Elle lui avait saisi la main pour l’embrasser, mais il l’avait retirée d’un
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geste brusque, lui refusant à la fois la soumission et le pardon. En fin d’après-midi ce jour-là, Spiros et Nikos s’étaient retrouvés sur le Dio Adelfia. Spiros avait demandé à son frère de s’approcher. Quand il fut à portée de main, Spiros l’avait agrippé par la chemise, puis avait calé entre leurs deux poitrines un pain de dynamite de quatre kilos dont la mèche était allumée. Il l’avait choisie courte, faite pour un fond de cinq à six mètres. Pendant que Nikos hurlait : “Tu es devenu fou !” Spiros lui avait crié : “Qu’attends-tu d’un frère qui t’a tant aimé et que tu as trahi ?” Le pain avait explosé dans la seconde qui avait suivi. Les frères étaient morts sur le coup, la tête arrachée.
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Nouveaux romanciers
© Léa Crespi
Charles Dantzig est l’auteur chez Grasset de deux romans, Nos vies hâtives (2001, prix JeanFreustié, prix Roger-Nimier) et Un film d’amour, ainsi que du Dictionnaire égoïste de la littérature française (2005, prix Décembre, grand prix des Lectrices de Elle, prix de l’Essai de l’Académie française), qui fut un grand succès en librairie.
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Nouveaux romanciers
Charles Dantzig
Je m’appelle François Éditeur : Grasset & Fasquelle Parution : septembre 2007 Responsable cessions de droits : Ellen Booker < e.booker@grasset.fr >
« Je m’appelle François » est peut-être la seule phrase où je n’ai jamais menti dans ma vie. Elle m’a servi de digue. Tout le monde a besoin de mentir à un moment ou l’autre. J’ai voulu être un autre moi, un moi meilleur, le monde ne l’a pas permis. » Né près de Tarbes, entre un père qui a déserté la maison et une mère un peu plus que volage, avec qui il aura un compte de tendresse à régler toute sa vie, François Darré apprend tôt que la vie sourit aux audacieux. Alors, ce jeune homme trop sensible sera séducteur, jouant de son physique de brun aux dents si blanches, empruntant les identités les unes derrière les autres, faisant peau neuve, conservant comme un talisman ce prénom de François. Fuir Tarbes, d’abord. Puis à Paris, ensorceler une famille aristocratique crédule et riche. À Los Angeles, s’appeler François Depardieu, rouler en décapotable, pratiquer l’escroquerie d’envergure. Tenter d’aimer avant de se faire arrêter comme un malfrat, triompher de la prison par une revanche médiatique, un livre, des émissions, des compliments et des insultes, devenir le voyou qu’on voudrait recevoir chez soi. Jusqu’où ira-t-il ? Jusqu’au meurtre, vraiment ? Enfin, qu’irat-il faire à Dubaï, dans une mer que surplombent les gratte-ciel construits en une nuit, « le nez vers les étoiles pour oublier notre passé de boue » ?
Charles Dantzig nous donne son meilleur roman, le plus moderne, le plus émouvant aussi. Son héros ressemble au Zélig des époques médiatiques, à l’aise devant une caméra ; cet enfant des années ı980 a la débauche élégante des personnages de Truman Capote, frayant avec la pègre, couchant avec la bourgeoisie, lui qui n’appartient à aucun milieu. François joue et se joue de nous, dans un roman virtuose.
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François Darré, « l’homme qui a volé trois milliards » La première fois que vous l’avez vu, c’était à la télévision. Il était vêtu d’une combinaison orange, assis à une table blanche, dans une pièce beige. « François Darré, le… » Cette émission de télévision devint « culte » surle-champ, comme le reportage sur le travesti de Montmartre qui priait la Sainte Vierge : le lendemain, la moitié du pays en parla, même ceux qui ne l’avaient pas vue. On dira : tout a tenu à une séduction physique ; mais qu’est-ce qu’un physique ? Sur une autre chaîne, un acteur australien dont le buste splendide giclait comme une banane d’une combinaison de caoutchouc noir peinait à intéresser les spectateurs d’une série qui n’avait pas dépassé la saison 2 dans son pays d’origine. D’hésitant, François devint bavard. Assuré, même. Un rien péremptoire. « Ce que j’ai fait, personne n’aurait pu le faire. » Débarrassé de sa prostration initiale, il s’animait de gestes lents et gracieux. Sa voix avait une nuance parigote. Est-ce ce démodé, et la simplicité de son nom, Darré, François Darré, qui semble avoir été porté par des millions de personnes depuis le Moyen Âge, faisant de lui notre égal, égalité rendue flatteuse par la beauté de son visage, qui finirent de charmer les téléspectateurs ? Un conseiller en communication ne lui aurait pas donné de meilleur conseil que sa raie sur le côté. Elle lui gagna les dames bien élevées en plus des hommes admiratifs de son astuce. Le grand public, éveillé par la phrase : « Je suis parti de rien », apprécia : « J’ai effectué le tour du monde dans des jets privés. » Le commentateur l’appela « le petit prince de Hollywood ». On montra des photographies de lui à Los Angeles en compagnie d’acteurs connus, on diffusa des extraits d’un reportage où des gens du show-business entrent dans un hôtel de Las Vegas, arrêtant l’image sur une voiture, à l’arrière-plan, d’où il sort, son visage, flou mais reconnaissable, entouré d’un cercle rouge. Il parla avec je ne sais quoi de posé, de sérieux, de réfléchi, avec des éclats de vantardise. Les vingt minutes de sa confession achevées, il était devenu aussi durable dans l’imagination du public qu’un personnage de légende. Arsène Lupin, Robin des Bois, François Darré. Sous le défilé du générique de fin, on le vit se frotter les cuisses sous la table, se lever, faire quelques pas malaisés dans sa combinaison trop grande, puis tendre en triangle ses bras nus qui dépassaient des manches courtes de la camisole. Un gardien moustachu lui mit des menottes. « François Darré, l’homme qui a volé trois milliards ! »
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Nouveaux romanciers
Attendre, rien Quand vous sortez de Tarbes en direction du Nord, vous traversez un quartier anciennement mal famé nommé Laubadère, qui consiste en quelques immeubles que l’on peut qualifier de barres, à proportion bien sûr de l’importance de la population locale (60 000 habitants), puis vous arrivez au village de Bordères-sur-l’Échez ; dans la prononciation du pays, le z final se dit s, et on oublie l’article défini pour dire « Bordères-sur-Échez ». Bordères est petit, mais a une zone commerciale, si l’on rapporte aussi cette déno mination à la petitesse du département, qui dépérit depuis les années 1990. Quelques rues quadrillent la campagne, bordées par une salle des ventes, une caserne de pompiers, des entrepôts. L’une d’elles finit en impasse, au ras d’un champ où l’on cultive un maïs maigre. Enfant, François Darré y allait avec des amis. Ils passaient entre les épis frissonnants, plus hauts qu’eux, dont ils craignaient les feuilles comme des lames. Dissimulés au milieu du champ, ils arrachaient quelques épis emmaillotés dans un cocon gris apparemment aussi friable qu’une pelure d’ail mais en réalité très solide, d’où dépassait une touffe de fils frisés et roux. De cette barbe ils farcissaient des quarts de pages épaisses et fortement encrées de La Nouvelle République des Pyrénées. Les cigarettes se consumaient vite, et ils en privaient le petit Claverie qui, déjà aussi bête que sa mère, rabâchait que, « dans le temps », au pied des maïs, on plantait des haricots. Le petit Claverie adorait François, qui, les autres partis, glissait une cigarette roulée dans la poche de sa chemise à chevrons noirs et blancs. Ils avaient passé l’après-midi à Tarbes, à attendre devant les Nouvelles Galeries. Oui, c’est ça, attendre rien. Cinq ou six garçons aux bras ballants se décollaient des piliers du porche et s’y recollaient avec des lenteurs de plante aquatique, admirés par deux filles petites et très maquillées qui mâchaient du chewing-gum ; les autres adolescents passaient sur le trottoir d’en face, méprisants et apeurés. François n’y allait plus depuis qu’un jour son père, sortant ivre du café La Colonne, l’avait injurié en passant. Sa maison se trouvait près du champ, elle y est encore. Elle était inachevée, elle l’est toujours. Il n’aimait pas rentrer dans ce cube de moellons jamais crépis au milieu d’un jardinet de cailloux, et, ses amis retournés chez eux, rôdait dans la zone commerciale. Aucune voiture n’était garée devant la maison. À huit heures, neuf heures, la nuit arrivée depuis longtemps, il poussait le petit portail qui grince. Le bruit de ses pas sur le gravier l’irritait. Dans l’entrée, un petit vestibule avec un miroir ovale
Charles Dantzig
Je m’appelle François
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à cadre en plastique bleu et un poster de Véronique Sanson dont un coin se relevait en rouleau, il entendait le bruit humide d’un chien qui mange. Sans regarder, par la bande verticale que formait la porte entrouverte de la cuisine, Minou sous la table où une boîte de conserve plantée d’un couvert en inox voisinait avec une bouteille de vodka, il passait dans le séjour aux volets toujours tirés. Un canapé bas dont les accoudoirs portaient des cendriers pleins et deux gros fauteuils en velours avachis comme des otaries entouraient un poste de télévision resté allumé : le speaker à joues de labrador qui annonçait avec fatuité les programmes de la soirée disparaissait sous la forme d’un petit point scintillant. François rangeait. Dans sa chambre, à peine plus grande que le lit et dont la fenêtre donnait, à moins d’un mètre, sur la remise en tôle ondulée du voisin, il se plantait devant la porte à miroir du placard en mélaminé blanc : cet adolescent de quatorze ans dépeigné, en jean et T-shirt « STADO », ne lui plaisait pas. Il enlevait le tout et son slip, se douchait, peignait méticuleusement ses cheveux, allait, nu et sur la pointe des pieds comme un voleur de dessin animé, dans le séjour où il posait un disque sur la chaîne hi-fi à gros boutons de métal, et regagnait sa chambre sur les premiers accords hurlants de « Stayin’Alive ». Devant le miroir, se déhanchant et lançant de temps à autre un bras en l’air, l’index tendu, il enfilait un caleçon à motifs de fraises (les premiers caleçons !), un pantalon à pinces en seersucker crème (les premiers pantalons à pinces !), une chemise Taverniti rouge à col étroit (les premières Taverniti !), une veste épaulée assortie au pantalon, à un seul bouton, croisée bas, aux revers pointus (les premières vestes épaulées !), et s’adressait un sourire de singe afin de vérifier la blancheur de sa denture. Le regard s’animant peu à peu, il faisait des moulinets avec les poignets et dansait, dansait, dansait. La musique cessa dans un craquement. Il s’arrêta d’un coup, comme un pantin lâché. Son regard se ternit. De la fonte sur les épaules, de la glu aux semelles, des haubans au col, il pénétra dans le séjour. Sa mère, plissant un œil pour éviter la fumée de sa cigarette, se servait une vodka sur la table basse où elle avait jeté un sac à main en crocodile noir aussi brillant qu’un piano. Sans prendre note de sa présence, elle s’allongea sur le canapé. Son gilet de cuir se plissa, laissant apparaître une fine chaîne en or autour de la taille ; d’un pied, elle déchaussa l’autre, et vice versa ; les bottines turquoise à franges tombèrent sur le tapis en poil de mouton avec un petit bruit fatal. Elles se faisaient face du bec, comme deux plantes exotiques. D’un lancer
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du menton, elle ordonna à son fils d’allumer la télévision. La première chaîne la laissa inerte, la deuxième aussi, et tout autant la troisième où l’on annonçait « la météo en Midi-Pyrénées ». Elle se gratta le ventre. « Minou, viens ici ! », cria-t-elle d’une voix nasillarde et avec un fort accent du pays. Le chien arriva avec encore plus de réticence que le fils. Elle l’avait nommé Minou par dérision. Comme il se prosternait en tendant les pattes avant et en frétillant de son derrière chevelu pendant qu’elle ouvrait Paris Match, François retourna dans sa chambre. Il en ressortit la mine butée et couvert d’un coupe-vent bleu marine. Sa mère mettait un disque sur la chaîne hi-fi en le serrant entre les doigts. Elle manqua deux fois le bord, ce qui fit filer le bras vers le centre avec un bruit de fermeture éclair. Un juron mâchonné passa entre ses dents. François était déjà dehors, assis sur le siège allongé de sa mobylette. Demander l’autorisation ? Et pourquoi pas porter un casque ? Il avait truqué sa date de naissance sur la carte du lycée pour acheter la machine à un marchand qui avait d’autant moins eu envie d’y regarder que François l’avait payé en espèces, données par sa mère. Elle lui aurait refusé la permission de sortir, car elle avait des principes dès qu’on lui rappelait qu’elle était mère. Il démarra, donna un coup de pied à la jante en aluminium de la Golf GTI et accéléra. Dans la nuit, venant de la petite maison laide, on entendit France Gall. Sur une douce mélodie, avec une voix de sucre d’orge, cette poupée qui a eu des malheurs de reine chantait : « Je te dirais que je n’ai jamais pleuré. »
Charles Dantzig
Je m’appelle François
Le Broadway On le laissa entrer au Broadway. Il venait souvent, ne causait aucun désordre, mettait même « une bonne imbience », disait le propriétaire aux cheveux artificiellement frisés de ce bar de nuit tout en longueur, le premier de la ville, il donnait l’impression d’être en Amérique. Murs en briques noires, juke-box décoratif, et, au bout du bar, dans une cabine, un jeune homme décharné à gros boutons violets sur le menton passait de la musique disco. François discutait avec le videur, un ancien première ligne du Stadoceste tarbais assis d’une fesse sur un tabouret. Lorsqu’on n’est ni une puissance, ni une célébrité, et qu’on n’a pas de relations, mieux vaut être en bons termes avec ceux qui ouvrent la porte, estimait-il. C’était aussi par un mouvement affectueux : pourquoi sinon inviter quelquefois le videur au
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café ? Au lycée, il allait voir les professeurs à la fin des cours pour calmer de son sourire leurs cœurs déçus par son indifférence à l’enseignement, mais discutait aussi avec la bibliothécaire, à qui il n’empruntait jamais un livre. Certains soirs, il arrivait avec beaucoup d’argent, quatre, cinq cents francs, le whisky-coca en coûtait dix. « Fais péter le Pascal ! », disait un farceur au comptoir. Et le petit François, avec une ostentation pleine de fierté, sortait le large billet à l’effigie de l’écrivain qui, selon lui, ressemblait à Bonaparte. Il se sentait le dieu de ces grognards prognathes qui, un jour, formant une double haie et se tenant par la main, le lancèrent en l’air en scandant « Balle, balle, balle ! ». Son père avait dit que, avec cet argent, sa mère achetait de la tranquillité en l’éloignant : les jours où elle décidait d’en être une, elle explosait d’avarice. Sa voix de pie éraillait la maison, elle menaçait de revendre la chaîne hi-fi, de priver François de motocyclette, de l’envoyer vivre chez son père, puisque celui-ci était si malin. François restait froid. « Té, François le Champagne ! » Il en offrait souvent ; pour lui, il ne buvait pas d’alcool : « Et un jus de pomme pour le minot ! » S’accoudant au bar en se cambrant comme un torero, il raconta qu’un de ses cousins de Toulouse revenait de Baqueira où il avait skié avec le roi d’Espagne. « Et moi, j’ai couché avec la fille au pape ! » Adressant un sourire au contestataire, il reprit la parole en baissant la voix malgré la musique. Les géants se rapprochèrent. Son cousin, chef de cuisine à Toulouse, avait été appelé en renfort par Irène, enfin vous savez, Irène de la Casa Irena, le célèbre restaurant de la station de sports d’hiver ! Et son cousin était celui qui avait inventé le magret. Ah, vous croyez que le magret est un truc comme l’aile ou la cuisse, que ça pousse comme ça sur les canards, vous ? Un soir, des clients tardifs étant arrivés dans le restaurant de Toulouse où plus rien ne restait en cuisine, son cousin avait levé les derniers filets d’une carcasse en les découpant le plus épais possible, et v’là l’magret ! Les mâchoires des grognards en tombèrent de surprise. Attendez, attendez : figurez-vous que Juan Carlos, tout roi d’Espagne qu’il est, n’en avait jamais mangé de sa vie ! Il n’aime que la paella. Mon cousin dit à Irène : fais-moi confiance Irène, je vais te le régaler, ton roi ! Quand il a vu arriver, sur un lit de vinaigre de framboise, les magrets tout dodus avec leur casquette de graisse quadrillée, le roi a tordu le nez, mais à la fin il a dit : « Ça ne se fait pas, mais je sauce ! » En boîte, un des grognards et le videur, assis au bar, dos de tortue, jambes en grenouille, regardaient François qui dansait sur « Funkytown ».
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« En plus, un de ses oncles par alliance a été sélectionné dans l’équipe de France en 1959 (il jouait à Montferrand) ! », dit le videur. Le grognard se demandait si ce n’était pas aussi faux que le cousin aux magrets, mais pourquoi mettre en doute ce qu’on vous raconte, surtout quand c’est fait avec autant de gentillesse ? Au moment des slows, François rejoignit les autres grognards. L’un d’eux, étalé dans un canapé bas, avait une de ses larges mains pendant comme un poisson sur la poitrine d’une fille. Face à eux, un grand corps à grosse voix accomplissait de brusques mouvements en klaxonnant des jurons. Il appartenait à ce genre si particulier de jeunes filles timides rêvant de se faire aimer par un milieu bourru que l’on pourrait appeler « les filles à rugby ». Ô filles à rugby, aboyeuses, grossières, toujours prêtes, à cinq heures du matin, à passer sous le corps d’un joueur ivre qui éjacule trop vite en disant maman puis pleure comme un bébé ! Cette Martine Laplanche donna un coup de coude dans l’épaule de François. Elle le dépassait de deux têtes. « Ça va, chausse-pied ? » Elle disait qu’il savait se faire apprécier. « On bavarde à cinq, et, tout d’un coup, sans s’être rendu compte comment, on se retrouve six à écouter François Darré. » Il la prit par la taille et cria : « Tu vas bien, grande cochonne ? » Elle gloussa. Comme le disquaire lançait « Call Me », il retourna sur la piste en courant et dansa, dansa, dansa.
Charles Dantzig
Je m’appelle François
Il rentra au petit matin, les épaules serrées, le col levé, agrippant une poignée de sa mobylette d’une main, serrant l’autre entre les cuisses, tenu éveillé par le froid, sourcils froncés et dents vissées. En voyant les Pyrénées au fond de la plaine, et pas si loin, elles commencent à quarante kilomètres, barrière qui ferme énergiquement l’horizon sous un ciel d’une pureté qu’un Bigourdan n’oublie pas plus d’admirer qu’un Parisien, la majesté de l’esplanade des Invalides, il se dit : « Le fin fond de la France. Je suis acculé. » Le froid et ses pensées lui donnaient un petit air haineux.
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© Catherine Hélie
Vincent Delecroix, né en 1969, vit à Paris, où il enseigne la philosophie. Son précédent roman, Ce qui est perdu, est paru en 2006. À la porte, publié en 2004, a été adapté pour le théâtre et interprété par Michel Aumont.
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Vincent Delecroix
La Chaussure sur le toit Éditeur : Gallimard Parution : septembre 2007 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble < noble@gallimard.fr >
Un objet unique est à l’origine de ces dix récits : une chaussure abandonnée sur un toit parisien. Tous les personnages, que l’on retrouve parfois d’un chapitre à l’autre, habitent l’immeuble en question ou un immeuble voisin, disposés autour d’une cour intérieure à proximité des rails de la gare du Nord. Il ne s’agit donc pas d’un recueil de nouvelles, mais d’un véritable roman. On rencontrera un enfant rêveur, un cambrioleur amoureux, trois malfrats déjantés, un unijambiste, un présentateur vedette de la télévision soudain foudroyé par l’évidence de sa propre médiocrité, un chien mélancolique, un immigré sans papiers, une vieille excentrique, un artiste (très) contemporain, un narrateur au bord du suicide… et une chaussure pleine de ressources romanesques. L’exercice auquel se livre Vincent Delecroix est extrêmement brillant, et souvent désopilant. On trouve ici une liberté de ton nouvelle, marque d’une vraie maturité. Les variations sur le thème de la chaussure abandonnée lui permettent d’aborder des registres très différents, du délire philosophique à la complainte élégiaque en passant par la satire de mœurs. Le livre est réjouissant, et particulièrement réussi dans la peinture drolatique des désastres amoureux – thème de prédilection de l’auteur.
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(L’élément tragique) Et ils s’installèrent un moment contre l’une des cheminées rectangulaires qui émergeait du toit, autant pour se remettre de leur progression que pour réfléchir. Le dos appuyé à la cheminée qui leur masquait le bout du toit, ils replièrent les jambes et attendirent, le premier n’osant plus ouvrir la bouche, le second, le plus âgé, regardant dans le vide. Les minutes passèrent. C’est curieux, finit par remarquer le premier, le plus jeune, toutes ces fenêtres d’appartement. Qu’est-ce qu’il y a de curieux là-dedans ? Toutes ces vies différentes qui se cachent derrière ces fenêtres. Je me demande ce qui s’y passe. Machinalement, ils se mirent à scruter la succession des petites fenêtres qui leur faisaient face, de l’autre côté de la courée. Il y avait des balcons fleuris, certains avec des géraniums, d’autres avec des plantes en plastique dont la couleur s’était délavée sous l’effet des averses successives. On voyait sécher du linge, et des fils qui couraient d’une fenêtre à l’autre sans que l’on pût savoir quelle en pouvait être la fonction. T’as vu ? Celui-là, il a coincé une roue de vélo sur son appui de fenêtre. À quoi ça peut servir, une roue de vélo sur un appui de fenêtre ? L’autre ne répondit pas, il continuait à inspecter avec distraction chacune des fenêtres. L’une d’elles était entrouverte et il put distinguer nettement une jeune femme noire penchée sur son évier, occupée à faire la vaisselle. En tout cas, reprit le premier, elles sont toutes un peu miteuses, ça sent pas vraiment le fric, par ici. Le second, le plus âgé, le regarda et poussa un soupir de lassitude. Au cas où t’aurais pas remarqué, on n’est pas à Neuilly, ici. On est dans ce qu’on appelle pudiquement un quartier populaire. Tu t’attendais à voir pendre des carrés Hermès aux fils à linge ? Ils abandonnèrent leurs observations sociologiques. Bon, il faudrait bouger, quand même, fit remarquer le plus âgé. Mais l’autre regardait toujours du côté des façades de l’immeuble. Quand j’étais môme, chez moi aussi, il y avait une fenêtre, comme ça, qui donnait sur la cour. C’était la fenêtre de la cuisine. De là je pouvais appeler les copains qui jouaient en bas ou qui voulaient monter. Et puis les filles aussi. Il y en avait toujours trois qui étaient assises sur les marches de l’immeuble d’à côté, je pouvais les voir. Je t’ai jamais raconté ça ? Il regardait maintenant dans le vague. En fait, j’étais amoureux des trois à la fois, enfin, les trois me plaisaient bien, et pourtant elles ne se ressemblaient pas du tout : il y avait
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une blonde, les deux autres brunes, et une plus âgée que les autres. Tous les matins, je décidais que j’avais enfin choisi laquelle des trois je préférais et du coup, pendant toute la journée, je ne pensais plus qu’à elle, c’était comme si on était fiancé, l’affaire était conclue (alors qu’elles ne me connaissaient même pas, ne m’avaient même pas remarqué). Mais le soir, en revenant de l’école, je les voyais de nouveau assises toutes les trois sur les marches, à papoter, à rire (j’étais sûr que c’était des conversations très importantes, pas du tout comme celles que j’avais avec mes copains) et ça me troublait. Je me disais : non, en fait, ça ne peut pas être celle-là, l’autre a une frange beaucoup plus sexy ou alors des chaussures qui font très femme, etc. Et paf, de nouveau, je ne savais plus. Et du coup, le matin suivant, je recommençais : ça y est, j’étais décidé, et ça repartait. C’est con, non ? Le second, le plus âgé, leva un sourcil pour lui signifier qu’il était audelà de tout jugement moral, ou plutôt en deçà, parce qu’il trouvait cette histoire totalement dénuée d’intérêt. Et tu sais quoi ? reprit le premier, que l’indifférence du second n’avait pas désarmé, eh ben, je faisais aussi un rêve, très souvent, en rapport avec ça. C’est curieux, je n’ai jamais raconté ça à personne, un rêve dans lequel elles étaient toutes les trois en face de moi et, tiens-toi bien, complètement nues. Et alors, tu sais ce qui se passait ? Mais le second, le plus âgé, n’avait aucunement l’intention de lui demander ce qui se passait, il était plutôt occupé à se pencher pour scruter, par-delà la cheminée, comment se présentait la situation. Eh bien, reprit le plus jeune, imperturbable, c’était elles qui me demandaient de choisir. C’est dingue, non ? Elles se présentaient devant moi, toutes nues, et elles me demandaient de choisir laquelle je préférais. Incroyable, non ? Et j’étais là, tétanisé, je les regardais tour à tour, et toutes les trois étaient superbes, toutes les trois désirables. Je devais avoir dix ou douze ans, je ne sais plus. Mais tu imagines ? Laquelle choisir ? Laquelle ? Et en plus je savais qu’en choisissant l’une des trois, j’allais rendre les deux autres malheureuses, parce que bien sûr, dans mon rêve, elles étaient toutes les trois amoureuses de moi. Laquelle choisir, dans ce cas ? Le second, le plus âgé, se retourna vers le premier : écoute, c’est vraiment très émouvant, ton histoire, et franchement j’aimerais bien savoir laquelle des trois tu as choisie en définitive, mais là, on a un peu autre chose à faire, tu vois ? La colère, on le voyait, commençait à lui rougir les joues. Tu vois ce que je veux dire, hein ? On n’est pas venu sur ce putain de toit glissant pour que tu me racontes tes rêves d’adolescent. Alors, on va se lever tout
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doucement, discrètement, on va contourner la cheminée et approcher du bout du toit, comme on avait prévu de le faire avant que tu te lances dans ton délire freudien, d’accord ? On va aller jusqu’au bout et régler cette histoire, et après, si tu veux, après, tu me noteras tout ça dans un petit carnet que je pourrais lire pendant les longues soirées d’hiver, ok ? Le plus jeune se contenta de hocher la tête et ils sortirent avec précaution de leur abri temporaire, presque en rampant. Aucune, dit le premier, le plus jeune, après quelques minutes. Le second sursauta et interrompit sa progression (ils étaient quasiment à quatre pattes, ils sentaient sous leurs paumes la froideur humide et désagréable du zinc mouillé), et il se retourna vers le premier : quoi, aucune ? Aucune, reprit le premier, je n’ai choisi aucune des trois. Le second, le plus âgé, lui adressa un regard totalement inexpressif, un regard de bœuf. Je te jure, je te jure que si tu la moules pas tout de suite, je te balance du toit, tu m’entends ? Je te mets ma main dans la gueule et je te balance du toit, vu ? Mais c’est à ce moment qu’ils aperçurent, tout à l’extrémité du toit, devant eux, un objet qu’ils ne parvinrent pas à identifier tout de suite, quelque chose de noir, de pas très gros. C’est une chaussure, dit enfin le premier, le plus jeune. Ils s’approchèrent. Ce n’est pas une chaussure, rectifia le second, c’est sa chaussure. Elle était coincée dans la gouttière et paraissait avoir subi depuis un temps immémorial toutes les intempéries possibles : délavée, déformée, craquelée, elle avait pris une forme grotesque, comme si elle s’était renfrognée de colère. C’est dingue, ne put s’empêcher de faire remarquer le premier, le plus jeune, on dirait qu’elle fait la gueule, tu ne trouves pas ? Ils regardaient tous les deux la chaussure, sans trop savoir quoi faire. En même temps, l’odeur nauséabonde qu’ils sentaient depuis qu’ils avaient gagné le toit s’était accentuée – mais elle ne provenait pas de la chaussure. Qu’est-ce que ça coince, dit le premier, le plus jeune, ça devient presque irrespirable. Mais le second, le plus âgé, paraissait complètement absorbé par la vision de la chaussure. C’est la sienne, dit-il, je la reconnais, il portait toujours des super pompes, des pompes de marque, très chères. À cet instant, ils entendirent distinctement une voix forte, presque caverneuse, qui leur dit : si l’un de vous deux fait encore un mouvement, je l’allume. Ils n’avaient pas remarqué que, sur le bord du toit, de l’autre côté, il y avait
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aussi une cheminée rectangulaire, exactement comme celle contre laquelle ils s’étaient appuyés quelques minutes auparavant. Manifestement, la voix provenait de là. Les deux hommes restèrent figés, plus par surprise que pour respecter l’injonction. Il y eut un court moment de silence, puis la voix se fit entendre de nouveau : c’est simple, si l’un de vous deux fait le moindre geste, je vous bute tous les deux, c’est compris ? Le second, le plus âgé, fut le premier à se ressaisir. Il cria en direction de la cheminée : fais pas l’imbécile, Philoctète, c’est nous. On vit la tête de Philoctète apparaître sur le côté de la cheminée. Je sais bien que c’est vous, bande de nuls : je vous regarde arriver depuis une heure, là, à ramper comme des cafards sur le toit. T’es repérable à des kilomètres, Ulysse. J’aurais pu vous buter quinze fois. Et il pointait effectivement sur eux un fusil à pompe impressionnant qui avait l’air en parfait état de marche. Je vois, dit Ulysse, le plus âgé, pour détendre l’atmosphère, que tu as toujours l’arme du vieux, le mythique fusil à pompe. Oui, répondit Philoctète, pas détendu du tout, et il est chargé, et il te fera sauter la tête comme un bouchon, à toi et au crétin qui t’accompagne, si vous bougez. Le crétin en question n’avait aucunement l’intention de bouger, pas plus qu’Ulysse qui gardait toujours sa position de chien d’arrêt. Est-ce qu’on peut au moins s’asseoir ? demanda finalement Ulysse. On bouge pas, on veut juste s’asseoir. Philoctète acquiesça de la tête et les deux hommes se retrouvèrent assis en tailleur sur le toit en zinc, observant avec méfiance Philoctète s’extraire de sa cachette, le fusil toujours pointé sur eux. Lorsqu’ils aperçurent la jambe de Philoctète qui s’approchait d’eux presque en rampant, le plus jeune ne put s’empêcher de mettre sa main devant sa bouche en murmurant : putain, putain. La jambe n’était qu’une plaie infecte et suppurante, d’une couleur qui allait du violet au verdâtre en passant par le jaune, gonflée comme une aubergine pourrie. L’odeur était épouvantable. Bon Dieu, ta jambe, s’étrangla à son tour Ulysse, ta jambe. Et il ne put s’empêcher de presser sa main sur son nez, pour s’empêcher de respirer l’odeur effroyable qu’exhalait la jambe en putréfaction. Philoctète, avec des efforts qui devaient lui causer une douleur indescriptible, s’assit à son tour à quelques mètres d’eux. Eh oui, ma jambe, lui dit-il, tu croyais peut-être que ça allait s’arranger tout seul ? Ulysse regarda le plus jeune, lequel ne pouvait détacher ses yeux de la jambe tuméfiée et suintante. Mais c’est sans doute parce que vous croyiez ça, parce que vous pensiez que ça allait s’arranger tout seul, ironisa Philoctète, que vous m’avez abandonné
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ici, bande de chacals. Vous vous êtes dit : pas de problèmes, les dieux viendront lui mettre du mercurochrome, on n’a pas besoin de rester là, on viendra le chercher quand tout ira mieux. C’est vrai, c’est comme ça qu’agissent les vrais amis, c’est bien connu : ils sont toujours là quand il s’agit de vous laisser dans le pétrin. Sois pas injuste, répondit finalement le plus jeune, faut comprendre aussi, moi. Toi, ta gueule, trancha Philoctète en pointant son fusil sur lui d’un air menaçant. Oui, il a raison : ferme-la, dit à son tour Ulysse d’un ton fatigué. Et, se retournant vers Philoctète, il lui dit : t’occupe pas de lui, il est jeune, il parle à tort et à travers.
(Secourisme) Quand je raconte cette histoire à mon petit-neveu, il prend un air pincé, ça m’amuse. J’ai beau avoir plus de quatre-vingts ans, j’ai l’impression qu’il est plus vieux que moi. Il se donne des airs, il prend des poses de père de famille, c’est vrai qu’il a une femme (pas très belle d’ailleurs) et un fils qui vient s’ennuyer ici le dimanche, une fois par mois, un pavillon et une voiture à crédit. Il est agent immobilier, ce n’est pas rien, ça donne des responsabilités, ce n’est pas comme une vieille dame qui vit toute seule et qui n’a rien d’autre à faire dans la journée qu’aller acheter une botte de poireaux à l’épicerie du coin et bavarder avec monsieur Khader qui tient la boutique. Je l’aime bien, évidemment, mon petit-neveu, mais parfois il m’agace. Comme s’il sauvait la planète à chaque fois qu’il vend un deux pièces. Quand je pense à ce qu’il faisait quand il était jeune. Il a dû certainement l’oublier, mais pas moi. On peut dire qu’il en a fait, des bêtises. Mais il est dévoué, il vient me voir régulièrement, il m’aide pour un tas de choses, la plomberie, l’électricité. Bon, il n’a pas une conversation extraordinaire, c’est vrai, mais on passe le temps. Je ne crois même pas qu’il vienne me voir par obligation, c’est un bon garçon dans le fond, mais on n’a pas beaucoup de choses à se raconter – moi, les questions de crédit immobilier ou les différentes sortes de robinets qu’il faudrait que je m’achète, ça ne me passionne pas trop. Mais pour lui faire plaisir, je prends des notes, je dis : oui, oui, d’accord, tu as raison. On prend le thé ensemble, il vient avec son petit attaché-case, à croire qu’il n’a qu’un seul costume ou qu’il s’est acheté dix fois le même. Si j’avais su qu’il finirait par ressembler à ça, lui qui avait une boucle dans l’oreille et portait des pantalons déchirés. Ce n’est pas que
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j’appréciais vraiment ça, mais il était touchant, avec ses airs d’être un peu perdu dans la vie. C’est pour ça que maintenant, quand il prend son air pincé en regardant sa tasse à thé, comme aujourd’hui, ça m’agace un peu. J’ai envie de lui dire : tu sais, il n’y a pas si longtemps. Enfin bon. Cette histoire, visiblement, ça ne lui plaît pas beaucoup, et même pas du tout. Évidemment, il ne va pas me faire la morale, pas à une vieille femme, mais ce n’est pas l’envie qui lui manque. Je crois qu’il y a des choses qu’il n’est plus capable de comprendre, maintenant qu’il possède son pavillon et qu’il a remisé je ne sais où sa boucle d’oreille. Tu sais, lui dis-je, c’était vraiment agaçant, cette situation. Il hoche la tête : bien sûr, bien sûr, mais. Mais quoi ? Ça ne se fait pas, c’est ça ? Il doit se dire finalement, mais gentiment, que je suis un peu gâteuse, que la sénilité me guette. Peut-être croit-il que je me fais abuser. Je sais bien que ça part d’un bon sentiment – de toute façon, ça ne peut pas être pour l’héritage qu’il s’inquiète, vu que je n’ai rien, à part cette vieille croûte accrochée au mur de ma cuisine, sous laquelle on prend le thé ensemble, un tableau peint par mon défunt mari quand il jouait les peintres du dimanche et qui représente un bord de mer. Il m’a toujours soutenu que c’était la baie de La Napoule, où nous avions passé des vacances. Franchement, je ne trouve pas ça très ressemblant, même si je ne me souviens plus très bien de La Napoule. Même à l’époque, je n’avais pas trouvé ça très ressemblant – évidemment, je ne le lui ai jamais dit. Il n’était pas doué pour la peinture, c’est tout, il n’y a pas de quoi en faire un drame, ni un secret de famille. Mon petit-neveu lui aussi possède un de ses tableaux, le pauvre, c’est sa femme qui ne doit pas être ravie d’avoir chez elle un coucher de soleil orange, ou plutôt des pins parasols, oui, c’est ça : des pins parasols, qui ressemblent plus à des parasols qu’à des pins, je m’en souviens. Bref, à part ce tableau qui n’a qu’une valeur sentimentale, il n’a pas à s’inquiéter que Vincent ne me vole mes petites cuillères en fer blanc. Mais je crois que ce n’est pas seulement Vincent qui lui déplaît : c’est toute cette histoire. Je dois avouer que c’est un peu par un plaisir pervers que je la lui raconte. Tu comprends, lui dis-je, ça finissait vraiment par m’agacer, d’avoir ça tous les jours sous mes fenêtres. Je sais bien que je n’habite pas dans le xvie ou le viie (il avait regardé, d’ailleurs, pour m’y trouver un appartement, mais d’abord c’est trop cher et ensuite, je suis bien ici, quoi qu’il en dise : je ne vois pas en quoi je serais particulièrement en danger, et puis j’aime plutôt bien les gens, dans cet immeuble, surtout cette petite jeune fille
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noire, jolie comme un cœur, qui me demande toujours de mes nouvelles quand nous nous croisons dans l’escalier, mais elle ne sort plus de chez elle, en ce moment), ce n’est pourtant pas une raison pour que ça devienne un dépotoir, non ? Il approuve. D’accord, la vue n’est pas mirobolante, certaines fois, même, c’est un peu déprimant, le gris du ciel, le gris des voies ferrées, mais j’aime bien regarder les trains qui passent. Bon, bref. Tout ça pour dire que voir tous les matins cette vieille chaussure traîner sur le toit d’en face, je trouvais ça vraiment déplaisant. Il reprend des gâteaux. Ça n’avait l’air de gêner personne, pourtant, peut-être que les gens sont habitués à voir des chaussures traîner sur les toits, peut-être que c’est la mode, mais moi, je trouve ça dégoûtant. Je suis peut-être une vieille femme maniaque, mais c’est comme ça. D’ailleurs monsieur Khader, l’épicier, était d’accord avec moi. Il m’a même dit : les gens se comportent comme des sagouins, de nos jours. Tu vois ? C’est lui qui l’a dit, pas moi. Je vois son thé qui refroidit. Tu ne veux pas en prendre encore une tasse ? Qu’est-ce qui pourrait nous en débarrasser ? ai-je demandé à monsieur Khader. Il ne savait pas. Moi, je n’ai encore jamais eu ce genre de problèmes, m’a-t-il dit, alors je ne sais pas, mais je comprends votre gêne. Il faudrait peut-être demander aux services de la municipalité. Mon neveu approuve en silence. Eh oui, les services de la municipalité, mais c’est quoi, c’est qui, les services de la municipalité ? Moi, je ne savais pas à qui m’adresser, tu comprends ? Mais enfin, finit par me dire mon neveu, tu les as, les numéros des services, là, accrochés sur ton frigo, c’est même moi qui les y ai mis, pour que tu puisses te débrouiller s’il y a un problème. Je sais, je sais, mais il y a tellement de numéros, sur cette feuille, je m’y perds. Il se ressert une tasse de thé. J’ai remis des biscuits dans la coupelle. Il ajoute un ton plus bas : et puis je suis là, moi. Je suis toujours là quand il y a un problème. C’est vrai, il est toujours là, il est toujours dévoué, malgré sa femme, son fils et sa voiture à crédit. Il n’hésite pas à prendre sur son temps. Je n’allais tout de même pas te demander d’aller grimper sur le toit d’en face, ce n’est pas ton métier, c’est dangereux. Je ne vois pas de qui ça peut être le métier, dit-il en trempant son biscuit dans le thé, d’aller chercher une chaussure sur un toit. Pas d’aller chercher une chaussure, de débarrasser les ordures que des gens sans scrupules et mal élevés jettent n’importe où. C’est que ça finissait même par me démoraliser. Ça te plairait, toi, si on jetait une vieille chaussure dans le jardin de ton pavillon ? Non, bien sûr, ça ne lui plairait
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pas, mais pour une vieille dame comme moi, qui habite un quartier miteux, il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire, n’est-ce pas ? C’est ça qu’il doit penser. Mais j’imagine, si on jetait une vieille télé ou des cageots dans les plates-bandes de son jardinet, alors là, les services de la municipalité, ils seraient prévenus immédiatement. D’ailleurs, j’ai bien fini par les utiliser, ces numéros. Il me regarde avec un air de reproche, comme si je me moquais de lui : sauf que tu n’as pas appelé le bon. Je soupire. Pas le bon, pas le bon, est-ce que je sais, moi, qui est spécialiste des chaussures sur le toit ? Tu l’as dit toi-même : il n’y a pas de métier pour ça. Il reprend un biscuit : oui, enfin, tout de même, les pompiers, ce n’est pas franchement une bonne idée. Je fais semblant de m’indigner, mais ça m’amuse de le voir contrarié comme ça, je ne sais pas pourquoi. Je dois avoir un fond de méchanceté. C’est ce que je dis toujours à monsieur Khader, je lui dis : il est devenu un peu fade, avec son petit pavillon, sa petite voiture, sa petite femme. Dans ces cas-là, monsieur Khader me dit : croyez-moi, c’est déjà énorme, les gens dévoués comme ça, qui ont un bon fond, ça ne se trouve plus beaucoup. Maintenant, même les enfants n’ont plus de respect pour leurs parents. Monsieur Khader est un peu réactionnaire. Je prends un air surpris : et pourquoi pas les pompiers ? Après tout, ils se déplacent bien pour aller récupérer les chats des mamies. C’était dans le temps, ça, me dit mon neveu, maintenant ils ne se déplacent plus. Je baisse la tête : oui, je sais, c’est ce qu’ils m’ont dit. Parce que je leur ai dit : vous vous déplacez bien pour les chats, pourquoi pas pour une chaussure, c’est l’affaire de deux minutes – et ils m’ont répondu en effet qu’ils ne se déplaçaient plus pour les chats. J’ai dit : eh bien, c’est bien dommage, de laisser mourir de faim les chats comme ça. Madame (avec un ton moralisateur), nous avons des tâches plus importantes. Ils ont raison, dit mon neveu. Parce que mon neveu, apparemment, en connaît aussi un bon bout sur les tâches qui incombent à ce corps de métier. D’accord, mais qu’est-ce que ça leur coûte ? D’un coup de camion, ils sont là, ils grimpent sur le toit, et hop, on n’en parle plus. Ça leur coûte du temps et de l’énergie : quand ils grimpent sur les toits, c’est quand il y a un incendie ou une fuite de gaz. Mon neveu s’y connaît, en pompiers. Mais justement : là, c’est sans danger, ils devraient être contents, ça les reposerait. Mon neveu hausse les épaules, comme s’il avait affaire à une mule ou à une demeurée, et puis il ajoute : si seulement tu t’étais contentée de ne les appeler qu’une seule fois.
Vincent Delecroix
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Mais il faut toujours insister, avec les gens, sinon ils ne vous prennent jamais au sérieux. De nos jours, il faut remuer ciel et terre pour un tout petit service. Alors, c’est vrai, j’ai rappelé. Pour ce qui est de la suite, c’est vraiment de leur faute : ils n’avaient qu’à pas le prendre de haut, pas avec une femme de mon âge, c’est tout juste s’ils ne m’ont pas traitée de vieillard sénile, tu te rends compte ? Mais enfin, tu les appelais quatre fois par jour, il faut les comprendre : pendant ce temps-là, tu occupes la ligne à la place des gens qui en ont réellement besoin. Ça, c’est bien la mauvaise foi de mon petit-neveu. Ah bon ? lui-dis-je, ils n’ont qu’une seule ligne téléphonique ? Les pauvres, je croyais qu’ils étaient mieux équipés. Ce n’est pas ce que j’ai dit, tu le sais très bien : je veux dire que tu les accapares pour des choses insignifiantes, alors qu’ils ont des choses très importantes à faire. Ils ont des vies à sauver. Voilà mon neveu qui fait dans le lyrisme civique. Mais c’était important, cette affaire, ça me détruisait les nerfs. Et puis même si ce n’était pas pour moi, il pouvait y avoir un danger. Imagine que cette chaussure se décroche de la gouttière et tombe brutalement dans la cour, sur un enfant en train de jouer par exemple. Il me regarde les yeux dans les yeux. Bon d’accord, j’admets que c’est improbable – mais pas impossible. En tout cas moi, ça m’était devenu insupportable, je ne sais pas, je finissais par avoir l’impression que c’était mon propre appartement qui était un dépotoir, que c’était dans mon appartement qu’on l’avait jetée, cette chaussure. D’ailleurs ton oncle, s’il vivait encore, serait de mon avis : il avait horreur du désordre et de la saleté. Ça m’étonnerait, dit mon neveu en touillant dans sa tasse, qu’il aurait décroché son téléphone quatre fois par jour pour appeler les pompiers à cause de cette histoire. Sa remarque me blesse un peu. Je finis par lui dire : tu as raison, intrépide comme il était, lui, il ne se serait pas fait prier pour grimper sur le toit d’en face et nous débarrasser de cette saleté. Nous restons un moment silencieux. C’est vrai, mon mari n’était pas doué pour la peinture, mais c’était un homme courageux.
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© John Foley – Agence Opale
Louise Desbrusses est née un 3 avril. Couronnes Boucliers Armures est son deuxième roman après le très remarqué L’Argent, l’urgence en 2006 (POL).
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Louise Desbrusses
Couronnes Boucliers Armures Éditeur : POL Parution : août 2007 Responsable cessions de droits : Vibeke Madsen < madsen@pol-editeur.fr >
« Les Deux Sœurs savent ce qui compte. Les Deux Sœurs savent ce qu’il faut. Les Deux Sœurs savent qu’il faut toujours être mieux que les autres, audessus, sinon on est moins bien. Tôt elles l’ont appris. […] Pour l’Aînée qui jamais n’aime rien laisser au hasard, la tâche est ardue tous les jours. Elle l’est ce matin plus encore s’il se peut. Pour l’Aînée. La Seconde, elle, tente aujourd’hui de relever un nouveau défi. »
non seulement son originalité mais aussi sa redoutable efficacité : on suit avec angoisse la description d’un enfer psychologique et social qui n’est pas sans évoquer des expériences communes, puis avec bonheur la libération d’une des victimes de cet enfer. Et cela avec un humour tout entier fait d’une très belle intelligence des relations humaines, qu’il s’agisse de rapports de force ou de rapports psychologiques.
On aura reconnu dans ce bref résumé le style inimitable de Louise Desbrusses dont voici le deuxième roman. Il raconte une journée dans la vie de trois femmes, une mère et ses deux filles. Une journée particulière en ceci qu’elles se rendent à une réunion familiale où elles se sont fait l’obligation de tenir ce qu’elles croient être leur rang et de marquer en même temps que leur supériorité leur différence vis à vis d’une parentèle qui, pour d’obscures raisons, serait censée les mépriser. Une journée particulière aussi parce que « la Seconde » va en saisir l’occasion pour se libérer du carcan sous lequel la maintiennent sa mère et sa sœur. La manière d’écrire de Louise Desbrusses, incisive, précise et en même temps riche d’allusions et de sous-entendus qui irrésistiblement évoquent et fouillent pour son lecteur des situations quasiment archétypales (le couple dans L’Argent, l’urgence, l’oppression familiale ici) montre encore une fois
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Tout le monde n’a pas vécu cette journée de la même manière. Tout le monde n’a pas vécu la préparation de cette journée de la même manière. Pas même les Deux Sœurs. Surtout pas les Deux Sœurs. La Seconde encore moins. Les Deux Sœurs pourtant ont été élevées ensemble. Les Deux Sœurs pourtant ont été élevées ailleurs. Elles ont la même histoire, les mêmes histoires, ce sont les filles de l’Autre, de l’Étrangère, et tout les distingue des autres, tout, depuis toujours. Leurs prénoms par exemple. Leurs prénoms ne sont pas à la mode. Surtout pas. La mode, cela se démode. Leurs prénoms sont originaux. Assez. Mais pas trop non plus. Ce pourrait être vulgaire. Leurs prénoms sont des couronnes. Les Deux Sœurs les portent comme des couronnes. Souvent. D’autres fois comme des boucliers. Quand elles étaient enfants, l’Autre leur a expliqué leurs prénoms, pourquoi elle les a choisis, les droits que leur donne son choix, les droits que lui donne son choix, les devoirs qu’elles ont envers son choix. L’Autre les comparait à ceux des petits des autres, elle soupirait : se croire au-dessus et ne pas être fichu de choisir un prénom. Les Deux Sœurs savent que leurs prénoms ont été bien choisis, qu’ils sont au-dessus des autres prénoms, des prénoms des petits des autres. L’un d’eux peut-être même a-t-il été mieux choisi, pense parfois l’une des sœurs, mais elle ne le dit pas. Les deux prénoms sont bien au-dessus de ceux des petits des autres et c’est cela qui compte. Les Deux Sœurs le savent. Les Deux Sœurs savent ce qui compte. Les Deux Sœurs savent ce qu’il faut. Les Deux Sœurs savent qu’il faut toujours être mieux que les autres, au-dessus, sinon on est moins bien. Tôt elles l’ont appris. Tôt elles ont appris à comparer. Ainsi savent-elles repérer chaque erreur, détecter chaque défaut, traquer chaque imperfection. Savoir cela, comparer, repérer, détecter, traquer, rend certains choix plus malaisés. Le souci ce matin a été d’élire les bons vêtements, le bon maquillage, les bons bijoux et tous les accessoires assortis à la couronne du nom. Pour l’Aînée qui jamais n’aime rien laisser au hasard, la tâche est ardue tous les jours. Elle l’est ce matin plus encore s’il se peut. Pour l’Aînée. La Seconde, elle, tente aujourd’hui de relever un nouveau défi, s’habiller comme si les autres étaient n’importe qui, comme si elle ne les connaissait pas, comme si cela ne portait pas à conséquence, comme si cela n’avait pas la moindre importance. S’habiller comme un jour ordinaire en pensant à ne pas y penser, c’est finalement assez facile, découvre la Seconde qui, la prochaine fois, décide-t-elle, ne pensera même pas à ne pas y penser, pourquoi n’en a-t-elle pas eu l’idée avant ? Courir, arriver en retard, elle
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déteste, il est trop difficile d’apaiser un cœur qui s’emballe pour un rien, des nerfs qui se tendent pour un rien, des mains qui tremblent pour un rien, des genoux qui faiblissent pour un rien, impossible d’arrêter la sueur qui colle à la peau, aux narines, de chasser la crainte de luire, de sentir peutêtre. Arriver à temps sans souci de son apparence, c’est ce que désirait la Seconde, c’est ce que réussit la Seconde. Pendant que sur le parking, puis dans les toilettes du restaurant, l’Aînée parachève son ouvrage, la Seconde entre dans le jardin. Soulagée. Légère. Cela empêchera, veut-elle espérer, la peur des autres de renaître. Aujourd’hui, a-t-elle décidé, elle ne se laissera pas effrayer. D’eux, croit-elle, désormais elle se fiche. Calme, elle restera. Si cet état perdure, elle s’estimera satisfaite. Pour aujourd’hui. L’Aînée, elle, ne voit pas les choses de cette façon. Du tout. L’Aînée, elle, vient par obligation. Par nécessité. Pour ne pas laisser la place vide. Pour montrer qu’elle a une place à elle. Une place qui lui revient. Qu’elle l’occupe, sa place. Et puis aussi vient-elle, l’Aînée, pour soutenir l’Autre, l’Étrangère, Mère. La défendre. Au combat, méticuleuse, précise, l’Aînée se prépare. Mieux que quiconque, mieux que sa Seconde, croit-elle savoir, elle sait l’importance qu’a, qu’aura chaque détail. L’habit est comme une armure. L’habit est une armure. Son armure. Il ne lui faut aucun défaut. Les autres sont aux aguets. Prêts à tout. Prêts à rire. Non, pas à rire. Non. Rire, ils laissent cela à l’Autre et à ses filles. Non. Eux sourient. Et à peine encore. À sourire, donc. À faire ainsi sentir que l’effort a été vain. À se montrer supérieurs. Audessus. L’Aînée sait qu’ils ne sont pas supérieurs, pas au-dessus, mais elle veut que cela se voie. Qu’ils ne puissent l’ignorer. Dans son prénom, cela se voit. Cela doit se voir dans son apparence. Cela va se voir dans son apparence. Cela se voit. Couronne, bouclier, armure, l’Aînée est forte. L’Aînée est une guerrière. Sa Seconde aussi est une guerrière. Toujours l’Aînée l’at-elle considérée ainsi, sa Seconde. Les filles de Mère sont des guerrières. Elles le doivent. Elles le lui doivent. L’Aînée le lui doit. Et la Seconde aussi le lui doit. Pourtant ce matin, semble-t-il à l’Aînée, sa Seconde est distraite. Pis. Négligente. L’Aînée en est contrariée. Un instant. Bref. Elle se rassure. Sa Seconde n’est pas venue depuis longtemps. Elle s’est assoupie. Voilà. Sur les autres qui jamais ne renoncent l’Aînée compte. Les attaques des autres vont réveiller la Seconde. Il le faut. Mère a besoin de ce soutien. Aujourd’hui encore. Aujourd’hui encore plus. Aujourd’hui surtout. Aujourd’hui Mère paraît proche de la défaite. Sa beauté en est rongée. Elle, l’élégante, est fagotée. Oui, fagotée. Les Deux Sœurs en sont gênées. Oui, gênées. Son visage
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est un peu, oui, bouffi comme si elle avait pleuré, et son corps plus, oui, plus décharné que jamais. Ratage total. Visible. Surtout pour la Seconde. Même pour l’Aînée. Au milieu des autres, Mère sera seule, plus seule, s’il se peut, dans cet état. Certes, Père sera près d’elle. Père est toujours près d’elle. Mais, sait l’Aînée, Mère ne peut compter sur Père. Père n’est d’aucun usage. Un jour, au début presque, il s’est déclaré neutre. Neutre ? L’être, pour Mère, ne se peut, revient à ne l’être pas : soit on est pour elle, soit on est contre. L’Aînée le sait. La Seconde le sait. Les Deux Sœurs le savent. Mère le leur a enseigné. Son Aînée est donc pour elle. La Seconde est donc pour elle. Les Deux Sœurs sont donc pour elle. Il le faut. Car les forces sont inégales. Il le faut. Car la lutte est inégale. Et Mère s’épuise. Et Mère est épuisée. Et Mère ne peut compter que sur ses filles. Mère donc compte sur ses filles. Elle compte sur les Deux Sœurs. Les Deux Sœurs soudées par les prénoms qu’elles ont reçus, l’éducation qu’elles ont subie, les maisons où elles ont grandi, les écoles où elles ont étudié, la ville où elles n’ont pas vécu. Certes la Seconde vit loin maintenant. Depuis longtemps elle n’a pu montrer comment elle pratiquait l’enseignement de Mère. C’est l’occasion, décide l’Aînée qui, elle, n’a cessé de réviser, s’entraîner, s’exercer. Car l’Aînée déteste l’injustice. Car la Seconde aussi déteste l’injustice. Car les Deux Sœurs détestent l’injustice. L’Autre compte sur elles pour la protéger des autres qui l’encerclent.
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Couronnes les autres arrivent les uns après les autres sont accueillis par des serveurs lisses allégés de leurs effets orientés d’un geste invités à pénétrer dans le jardin trois marches de pierre pelouse pelée par plaques jardinières ternes grands arbres las sièges de jardin en plastique blanc chaises longues fanées jeux d’enfants criards mur d’enceinte les uns et les autres gravissent les trois marches indifférents aux grands arbres las aux jardinières ternes foulent la pelouse pelée par plaques marchent jusqu’aux sièges de jardin en plastique blanc les premiers arrivés ont pris place déjà les enfants crient en courant vers les jeux criards les uns se penchent vers les autres les uns embrassent les autres
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La Seconde aussi embrasse. La Seconde embrasse les uns et la Seconde embrasse les autres. La Seconde embrasse tout le monde. Elle embrasse des tantes et elle embrasse des oncles, elle embrasse des cousines et des cousins, elle embrasse des femmes et des maris, des sœurs, des frères, quelques vieux, des enfants, beaucoup d’enfants. Elle embrasse les mêmes qu’avant et elle embrasse de nouveaux visages. Elle embrasse tous ceux qui venaient chaque été à la Villa du Lac et aussi tous les autres qui n’y sont jamais venus et ne s’y rendront jamais. Elle embrasse mais ne pense pas, surtout pas, à la Villa du Lac où déjà Père, enfant, venait en vacances. Elle y pensera plus tard. Pour l’instant elle tente de ne penser à rien, à rien de particulier, rien d’aussi particulier. Pour l’instant elle se concentre, elle se concentre en essayant de ne pas penser qu’elle se concentre. Ne rien laisser s’infiltrer entre elle et son état, aucun poison, elle se l’est promis. N’en absorber aucun et, s’est-elle promis aussi, n’en produire aucun. Le plus grand danger toujours vient de soi, sait d’un savoir récent la Seconde. Prudente, elle va être. Un poison, même à petites doses, sa nouvelle peau ne le supporterait pas. Trop fraîche. Fine. Fragile donc, sait d’un savoir ancien la Seconde. Car sans peau, elle est née. C’est sa maladie, à la Seconde. Maladie grave. Naître sans peau n’est pas fait pour la guerre. Chaque heurt fait naître une douleur amère qui se répand dans tout le corps. Quelques heurts suffisent pour que l’intérieur se rétracte. Quand sans cesse il y en a, des heurts, l’on est si rétracté que l’on finit par s’imaginer que jamais on ne se redéploiera. Sans cesse il y en avait eu, des heurts, au point que la Seconde avait fini par croire que jamais plus elle ne se redéploierait. Pourtant un jour cela avait eu lieu. Et puis tout avait recommencé. Quand il n’y en avait
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plus eu, de heurts, la Seconde les avait cherchés. Ailleurs. Et la Seconde les avait trouvés. Ailleurs. La Seconde ne savait pas qu’elle les cherchait. La Seconde ne savait pas qu’elle les trouvait. La Seconde ne savait rien. La Seconde croyait qu’elle savait, mais elle ne voulait rien savoir. Quand vraiment la Seconde avait voulu savoir, elle avait su. Elle avait su d’abord qu’elle les avait trouvés, ces heurts, elle avait su ensuite qu’elle les avait cherchés, ces heurts qu’elle avait trouvés. Une fois encore elle avait cru que jamais plus elle ne se redéploierait. Mais cela avait eu lieu. Une fois encore. La dernière, préférerait la Seconde qui maintenant sait de savoir sûr que la vie est une épreuve amère pour les sans-peau, la Seconde qui s’est promis de ne jamais laisser, non jamais plus, quiconque, et surtout pas elle, abîmer sa nouvelle peau. Pour ne pas l’abîmer, mieux vaut éviter, sait-elle, de penser à certaines choses. Des choses comme la Villa du Lac. Mais sans lutter pour ne pas y penser. Lutter c’est déjà y penser. Et si elle ne peut s’empêcher d’y penser autant trouver la bonne manière, si elle existe, plutôt que de lutter. Peut-être, se dit-elle, que si elle y pense un peu, tout de suite, ici, parmi ces gens, sans lutter pour ne pas y penser, oui, peut-être en rêvera-t-elle moins. Si souvent elle en rêve, de la Villa du Lac, où se mêlent et s’emmêlent, mais ne se confondent pas, les souvenirs des uns et des autres, les souvenirs de la Seconde aussi. Si souvent dans ses nuits elle revient à l’ombre des arbres sombres longer le sentier de sable doux vers le lac qui paraît si vert du balcon de la Villa du Lac qui n’est plus la maison familiale. Vendue. Vendue avec les souvenirs que les uns et les autres y ont laissés. Les souvenirs de ceux qui ne l’ont pas achetée, qui n’en voulaient pas. Les souvenirs aussi de la Seconde et de l’Aînée qui l’auraient tant voulue, surtout l’Aînée. Mais la Villa du Lac n’était pas destinée à finir entre leurs mains. Pas question. La Seconde s’en souvient. Bien. Plutôt à des étrangers qu’aux filles de l’Étrangère, la Villa du Lac où elles n’étaient que tolérées huit petits jours par année, à la même date toujours. Ravies et craintives, elles s’y mouvaient avec précaution. D’elles les autres n’attendaient que fautes et salissures, chaque geste pouvait se transformer en bêtise qui les ferait bannir à l’instant, pour laquelle l’Autre paierait éternellement et les ferait en retour payer aussi longtemps. Pour parer à tout, Mère avait édicté une liste d’interdits impossible à retenir : il ne fallait pas lui faire honte, il ne fallait lui attirer aucun ennui, ne pas se faire remarquer, atteindre la perfection. Il aurait même fallu lui faire honneur. Impossible, les concurrentes étant par nature disqualifiées. Mais pour Mère, la Seconde et sa sœur essayaient. Et malgré les dangers ni l’une
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ni l’autre ne se lassaient de la Villa du Lac. Une parcelle leur appartenait, une parcelle où s’accumulaient les désirs inassouvis des autres jours d’été qu’elles passaient en exil, une parcelle à laquelle même la Seconde tenait. Oui, même elle. Qui pourtant après des heurts trop vifs était partie avant la fin des huit petits jours. Même elle l’aurait voulue, cette parcelle qui ne lui appartient plus. Vendue sa parcelle. Mais pas ses souvenirs, pas le bleu fané de la peinture des escaliers, pas le rugueux des couvre-lits à franges, pas l’odeur des produits d’entretien ou le goût des abricots volés dans le cellier, pas le crissement des gravillons sous les pas dans la courette ni le délavé des stores. Chaque détail, la Seconde peut se souvenir de chaque détail. Bien mieux que ceux de n’importe quel endroit où elle a vécu. Bien mieux même que de la maison qu’elle avait choisie avec cet homme, la maison où elle pensait finir ses jours, la maison où elle avait un jour failli mourir, la maison qu’elle avait dû quitter. Même de cet endroit-là, découvre-t-elle aujourd’hui, même de celui-là, elle ne se souvient pas aussi bien.
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© Catherine Hélie
Marc Dugain, né en 1957, est notamment l’auteur de La Chambre des officiers, adapté au cinéma en 2001 et récompensé par de nombreux prix littéraires, et de La Malédiction d’Edgar (2004), traduit dans seize pays. Il signe avec Une exécution ordinaire son cinquième roman.
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Marc Dugain
Une exécution ordinaire Éditeur : Gallimard Parution : février 2007 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble < noble@gallimard.fr >
Au mois d’août de l’an 2000, un sous-marin nucléaire russe s’abîme dans des profondeurs accessibles de la mer de Barents. Vania Altman ferait partie des derniers survivants. Dans un port du cercle polaire, la famille Altman retient son souffle : elle risque une nouvelle fois de se heurter à la grande Histoire. Un demi-siècle après la mort de Staline, c’est désormais un ancien du KGB qui gouverne la Russie. Après nous avoir fait pénétrer dans les coulisses du FBI avec La Malédiction d’Edgar, Marc Dugain offre ici une véritable fresque de la Russie contemporaine. Inspirée de faits réels, elle révèle le profond mépris pour la vie manifesté par les gardiens paranoïaques de l’empire russe.
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Ce matin-là de l’hiver 1952, comme presque chaque jour depuis la fin de la guerre, ma mère qui était urologue avait pris son service à l’hôpital de M. dans la lointaine banlieue moscovite. Elle faisait le tour des malades derrière le médecin chef et son aréopage d’assistants, lorsque, dans le couloir, un homme conduit vers elle par une surveillante a demandé à lui parler. Personne dans la petite troupe ne s’en est offusqué. Quand l’homme s’est approché, les autres se sont détournés. Il n’était pas rare à l’époque qu’on vienne arrêter quelqu’un sur son lieu de travail, même si la police secrète avait une préférence pour les enlèvements de nuit. Lui accorder un dernier regard, inspiré par la curiosité plus que par la compassion, était une façon dangereuse de se reconnaître un lien avec le prévenu. L’homme venu appréhender ma mère était en tout point conforme à l’idée que l’on se fait d’un milicien. Il s’est présenté à voix basse pour n’être entendu que d’elle, puis il l’a priée de le suivre, sans politesse ni rudesse. Une limousine noire stationnait au pied de l’hôpital. Ma mère s’attendait à se voir encadrée par plusieurs hommes dans la voiture. Il n’en fut rien. Le chauffeur ne s’est même pas retourné quand elle est montée à l’arrière. Le milicien s’est installé à côté de lui et ils sont partis sans rien dire. Il faisait froid et gris, et le décor était aux couleurs du régime. Profitant d’un léger redoux, la neige vieillie sur les trottoirs et les bas-côtés avait fondu la veille, mais elle durcissait de nouveau, encore plus sombre. Ma mère ne pouvait se figurer qu’on l’enlevât pour un autre motif qu’une arrestation. Elle savait aussi qu’une arrestation ne nécessitait aucun motif. C’était là le principe même de la terreur. Cette éventualité, elle l’avait évoquée avec mon père à plusieurs reprises. Ils n’avaient aucune réserve sur le bien-fondé de la révolution, mais il leur arrivait parfois, dans leur intimité, de critiquer sans sévérité ses dérives. Si son arrestation n’était pas due au simple hasard, c’est peut-être dans ces conversations qu’il fallait en chercher la cause. Mais comment avaient-ils pu les entendre ? La police politique avait peut-être mis l’appartement sur écoutes depuis des mois sans qu’ils n’en sachent rien. D’ailleurs le gardien détenait un double des clés, et il pouvait avoir introduit des poseurs de micros dans le domicile. Mais pourquoi les espionner eux, en particulier ? « Pourquoi moi ? » Cette forme d’interrogation courante se trouvait progressivement remplacée par une autre, plus réaliste : « Pourquoi pas moi ? » À propos du gardien, d’ailleurs, il revenait à ma mère le souvenir de faits auxquels cette arrestation donnait un curieux éclairage.
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Depuis plusieurs mois, mes parents avaient décidé d’avoir un enfant. Ils s’étaient attelés à la tâche chaque soir avec conscience et régularité. Le plaisir qu’ils y prenaient leur faisait presque oublier ce qui en était la cause. Il leur arrivait même de passer tout l’après-midi de leurs dimanches dans la chambre, quand la pénombre enveloppait Moscou, après que mon père avait rangé les cahiers où il couchait des centaines d’équations de physique, son unique passion en dehors de ma mère. Celle-ci aimait profondément mon père, aucun doute n’est permis là-dessus, mais, la connaissant, ses sentiments ne l’enchaînaient certainement pas. Ma mère avait l’espièglerie des jeunes femmes moscovites de cette époque, et je l’imagine bien déambuler nue dans l’appartement tout en rappelant à mon père qu’il en est des femmes comme des biens : la propriété privée est abolie. Un lundi matin tout aussi ordinaire que les autres, le concierge était sorti précipitamment de sa loge pour se planter en bas des escaliers alors que ma mère en descendait les dernières marches. Comme elle était occupée à fermer son manteau en fausse fourrure tout en veillant à ne pas tomber, elle avait failli le heurter. Peu affable d’habitude, il affichait en plus ce jour-là la mine contrite de quelqu’un qui a ressassé ses reproches. — Pardon de vous retarder, camarade, mais je me dois de vous entretenir, même rapidement, d’une plainte qui me vient de voisins dont je tairai le nom afin de ne pas perturber la tranquillité de votre palier. Il cessa de la regarder droit dans les yeux pour fixer la balustre luisante de la rampe d’escalier. — Ils m’ont rapporté que vous troubliez – quand je dis « vous », c’est vous personnellement, et non votre mari, sinon je me serais permis de l’intercepter lui aussi lors de son passage il y a un quart d’heure – leur quiétude par des cris qui selon eux seraient des cris de jouissance. Il ne m’appartient pas d’en juger, mais il ne s’agit pas là de manifestations isolées. Toujours selon eux, ils subissent cette nuisance depuis près d’un an maintenant, entre une et deux fois par soir, et même parfois en pleine nuit ou le matin et jusqu’à trois fois le dimanche. Avant que je ne poursuive, reconnaissez-vous les faits ? Ma mère s’appuya sur la rampe, bascula son poids d’une jambe sur l’autre, puis fronça le nez. — Je crois que c’est exact, camarade concierge. Cette réponse détendit le préposé qui prit une mine docte pour continuer :
Marc Dugain
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— Dans ce cas, puisque nous sommes d’accord, permettez-moi de vous faire remarquer que tout cela n’est pas très bon pour votre réputation. Voyez-vous, ce n’est pas tant que vous dérangiez le couple Olianov qui pose problème, car je sais que, maintenant que vous êtes avertie, la nuisance va cesser. Non, je me demande comment on peut prendre un tel plaisir et l’infliger aux autres. Que cela se reproduise une fois, et je céderai à la demande des Olianov de signaler ces troubles du voisinage, quels que soient les risques liés à leur interprétation. Ma mère hocha la tête avec de petites secousses d’approbation : — J’ai bien reçu votre message, camarade concierge, et je suivrai vos recommandations. Toutefois, comme l’affirment les Olianov, si ces nuisances durent depuis un an, il serait utile de vous demander pourquoi ils ne s’en sont pas plaints plus tôt. Le regard du concierge s’obscurcit et ses narines se dilatèrent. Il émit un son bizarre, puis il tourna les talons. Ma mère n’avait pas atteint la porte de l’immeuble qu’elle regrettait déjà son arrogance. Le souvenir de cet incident s’était estompé en quelques jours, mais il lui revint avec une acuité particulière lors de son arrestation. Depuis plusieurs mois, une crainte légitime l’avait incitée à porter, cachée dans ses vêtements, une capsule de cyanure pour se soustraire à tout interrogatoire ou torture, si par hasard on venait à l’arrêter. Elle ne voulait pas souffrir. Ce n’était pas sa nature, pas plus que de passer de longues années dans les grands froids de l’Est, sans savoir le temps qu’il lui resterait avant que l’être humain ne cède à l’animal, puis l’animal à la mort. Mes parents n’avaient pas d’enfant à l’époque et ils étaient convenus simplement que l’un ne devait pas être pour l’autre une raison de vivre à n’importe quel prix. Au fond, ils s’accordaient sur l’idée que rien sur cette terre ne leur était assez cher pour justifier d’endurer la torture. Mais mon père n’avait pas poussé la précaution jusqu’à se doter d’un poison mortel. Il ne se croyait menacé que quand il faisait l’important. Important, il l’était au regard des hommes et des femmes qui étaient sous ses ordres dans son administration scientifique, mais son poids diminuait nettement si l’on considérait le nombre de personnes qui étaient au-dessus de lui. De plus il n’était pas membre du parti. Il s’était bien renseigné, on s’en prenait plus volontiers aux adhérents là-haut qu’aux travailleurs ordinaires de son espèce. On lui demandait de faire son travail correctement et, comme il
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n’avait pas la moindre ambition, il ne gênait personne. Il ne s’inquiétait pas davantage pour ma mère car, en dépit des circonstances, son optimisme lui dictait de ne pas s’en faire. Dans la voiture, ma mère avait délicatement déplacé la capsule de cyanure qu’elle cachait dans la doublure de son manteau pour la rapprocher le plus près possible de son intimité, gageant qu’elle échapperait ainsi à la vigilance de ses tortionnaires. La voiture s’arrêta près d’une entrée secondaire du Kremlin, assez loin de la Loubianka dont tout Moscou connaissait la porte, ce qui l’apaisa. L’homme la fit descendre de la voiture sans égards ni brutalité et la conduisit à travers un dédale de couloirs et de points de contrôle où il présenta un laissez-passer. En suivant le cerbère, elle fut prise d’une terrible envie d’uriner, mais elle n’osa pas lui demander où se trouvaient les toilettes, si tant est qu’il y en eût sur le parcours. Le labyrinthe lui parut interminable. Son cœur se serrait de plus en plus à l’idée qu’on allait l’interroger dans une cave du Kremlin, loin des autres suspects politiques. Mais un nouvel indice lui rendit l’infime espoir qu’elle mendiait. À la Loubianka, on disait que les tortionnaires avaient installé récemment une salle insonorisée, par peur que les hurlements ne viennent à atteindre le moral du personnel administratif de la police politique. Une telle pièce n’existait certainement pas au Kremlin, preuve qu’on n’envisageait pas de la torturer. Bien sûr, il était toujours possible qu’on la prive de sommeil ou, pire encore, qu’on la bâillonne pour la frapper. « Mais, se dit-elle, si un bâillon pouvait suffire à étouffer des hurlements, alors pourquoi avoir conçu une chambre spéciale à la Loubianka ? » Rassurée par son analyse, elle revint aux raisons de son arrestation, sans parvenir à trouver une explication logique. Elle avait certes blasphémé et elle ne pouvait le contester. Mais une autre idée vint à elle qui la terrorisa. La grande affaire du moment était celle des « blouses blanches », ces médecins de l’hôpital du Kremlin, juifs pour la plupart, accusés d’avoir tué Jdanov. Ma mère n’était pas juive par sa mère, seul son père l’était. Dans la grande euphorie de la révolution, quand chacun se débarrassait de ses particularités comme le ferait un pauvre de ses oripeaux, ce dernier avait changé son nom. De Altman il était devenu Atline. Mais peut-être la police politique menait-elle une investigation sur les origines de tous les médecins hospitaliers de la région de Moscou ? Puis une évidence lui procura un immense soulagement. « S’ils ont décidé d’arrêter tous les médecins juifs de la ville ou même du pays, il serait logique qu’ils commencent
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par ceux qui portent un nom révélateur », se dit-elle. Or aucun des chefs de service de son hôpital qui portaient un nom à consonance juive n’avait été, semblait-il, inquiété. La logique aurait voulu qu’elle ne soit appréhendée qu’après de longues recherches sur son vrai nom. Mais elle savait aussi que la logique n’était pas la fille aînée du système. La force de la terreur est d’être imprévisible, il lui faut son lot de hasard. Cette hypothèse n’avait toutefois rien de rassurant car, une fois entre les mains des tortionnaires, le problème n’était pas de démontrer son innocence, mais plutôt pour les accusateurs de faire coïncider la présence d’un suspect avec n’importe quelle culpabilité. Alors, comme souvent lorsqu’on cesse de lutter, elle se mit à flotter et à se laisser porter. À l’expression du visage que prit son accompagnateur en ouvrant la dernière porte, elle comprit qu’elle était au bout du voyage. La grosse porte gothique en bois plein donnait sur une petite pièce très sombre qui sentait l’haleine des gens qui ne parlent pas assez. Une fois le guide parti, elle se retrouva seule avec une femme trapue aux cheveux noirs gras et décimés comme la légère moustache qui lui recouvrait la lèvre supérieure. Elle portait un uniforme en drap brun. Elle fit signe à ma mère de s’asseoir et revint se placer derrière le petit bureau qui faisait face à un banc de monastère où elle s’installa, les genoux serrés. La femme s’arrangeait pour ne jamais croiser son regard. Le bureau devant elle était vide. Elle se tenait les bras croisés et le dos droit comme un eunuque à l’entrée d’un harem. Ma mère qui n’y tenait plus, après avoir hésité un long moment, lui demanda où se trouvaient les toilettes. Surprise de cette question incongrue elle eut un regard réprobateur avant de répondre : — Il y a bien des toilettes par ici, mais elles sont réservées aux gardes et au personnel de l’étage. À ma connaissance, aucun texte n’autorise les visiteurs à les utiliser. — Alors comment vais-je faire ? demanda ma mère timide et consciente qu’elle n’était pas en situation d’exiger. — Je n’en sais rien, camarade, il va falloir te retenir. Il me semble que tu n’es pas entrée au Kremlin par la grande porte. L’entrée des visiteurs de marque est jalonnée de toilettes aussi grandes que les plus grands appartements communautaires de Moscou. Si tu n’es pas entrée par la grande porte, tu dois bien savoir pourquoi ? Tu dois bien savoir aussi pourquoi des toilettes n’ont pas été prévues pour des gens comme toi dans cette partie du bâtiment.
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Depuis un petit moment, elle ne regardait plus ma mère, ses yeux éteints posés sur le mur devant elle. Puis elle soupira : — La dialectique fait vraiment beaucoup pour la compréhension du monde. Ensuite, elle resta près d’une bonne heure sans mot dire, avant de juger qu’il était temps d’agir. — Je vais te fouiller, dit-elle en se levant lentement comme si elle pesait chacun de ses membres. Suis-moi ! Elle ouvrit la porte d’un petit cabinet construit autour d’un portemanteau. Ma mère réalisa soudain que, si la femme menait son investigation jusqu’à son intimité, il lui faudrait justifier d’y avoir dissimulé une capsule de cyanure. Elle ne pouvait même pas aller aux toilettes pour y jeter le poison. Une effrayante confusion montait en elle. Si la femme trouvait le poison, elle l’en dessaisirait sans doute. L’idée lui vint de mettre fin à ses jours. Pourtant, il lui semblait prématuré de le faire sans savoir le fin mot de l’histoire. « Mourir n’est pas une si grosse affaire », se dit-elle. Mais le minimum que l’on puisse exiger, c’est de savoir pourquoi, même si beaucoup de condamnés se sont mordu les doigts d’avoir voulu connaître la raison, car il n’y en avait pas. D’un autre côté, privée de cette capsule, il ne lui serait plus possible de se soustraire à son sort. — Déshabillez-vous dans la cabine ! Gardez juste vos sous-vêtements. Ma mère s’exécuta. Avec l’espoir que l’inspection s’arrêterait au dernier rempart de la pudeur. Elle dut ensuite passer un à un ses vêtements à la femme planton qui les examina méticuleusement. Quand elle eut fini, elle s’approcha de ma mère, la palpa sur ses sous-vêtements. Elle s’arrêta sur la capsule qui faisait un léger renflement et lui demanda de lui tendre l’objet. — Qu’est-ce que c’est ? dit-elle en lui jetant un regard noir de Caucasienne. — Une capsule. — J’ai bien senti, mais c’est quoi ? Ma mère devait avoir l’air décontenancé. Il y a fort à parier qu’elle rougissait, mais il ne lui fallut pas longtemps pour se justifier. — Voilà, camarade. Cette capsule est destinée à éloigner les petites bêtes qui se logent parfois dans la fourrure des femmes, comme certains répulsifs qu’on place dans les placards pour éloigner les mites des vêtements. Les gros yeux de la gardienne roulèrent dans leurs orbites, leur donnant
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enfin une expression, celle d’une femme dubitative. Elle s’accorda un court moment de réflexion avant de lâcher rapidement : — En d’autres circonstances, je vous l’aurais laissée. Mais là, imaginez que ce soit du poison. Que du poison puisse pénétrer dans cette partie du Kremlin… — Vous ne voulez pas me la laisser ? Je vous assure… — Non ! coupa le planton. — Alors voulez-vous que je la jette dans cette poubelle ? — C’est impossible. — Mais pourquoi ? — Cela voudrait dire que je me débarrasse d’un produit dont je ne connais pas la composition. C’est contraire à nos règles. Je vais le faire porter à la sécurité pour analyse. Et qui sait, peut-être, on te le rendra. Qui a fait ce produit ? — Moi, je suis médecin, urologue, et c’est un produit expérimental que j’ai conçu et que je teste sur moi. — Cela peut tout à fait être un bien pour l’humanité, une avancée pour notre peuple, si plus aucun insecte ne vient se loger dans la fourrure des travailleuses ! — Vous avez raison, camarade. Mais c’est un prototype et je n’en ai pas d’autre. Et s’il se perd à la sécurité, ce sont des mois de travail qui vont s’évaporer. — Si ton produit était si révolutionnaire que ça, on t’aurait fait entrer par la grande porte. Ce que tu me dis n’est que simple présomption, et l’académie des sciences n’a pas encore vérifié la réalité de cette avancée scientifique. Puis elle fit un signe de la main pour signifier à ma mère que la conversation était close. Ma mère transpirait à grosses gouttes, alors que la pièce était froide et humide comme une maison de campagne après un hiver sans chauffage. — Alors, vous pouvez peut-être me dire, camarade, pourquoi on m’a menée ici ? — C’est impossible, camarade, je ne le sais pas moi-même. Mais je peux te dire que le couloir derrière cette porte ne mène qu’à de hautes personnalités. De très hautes personnalités désireuses de voir des gens comme toi sans être vues. Parce qu’il n’y a certainement aucune gloire pour un grand ami du peuple à être vu avec quelqu’un comme toi. Et tu sais pourquoi,
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au moins autant que celui qui veut te rencontrer ici. La femme regarda l’horloge au mur. Au même moment entra une autre femme en uniforme qui avait le même air ennuyé de gardien de musée qui ne voit pas l’heure passer. La première fit son rapport à la seconde et lui confia la capsule en lui recommandant de la transmettre à qui de droit. La nouvelle arrivante la glissa dans sa poche tout en jetant un regard mauvais à ma mère. Puis le temps reprit son œuvre délétère. Il ne se passa rien pendant les cinq heures qui suivirent. Ma mère se sentait perdue sans sa capsule. Elle réalisait que, si elle n’était coupable de rien avant d’entrer dans ce palais, elle l’était désormais. Une empoisonneuse qui n’avait même plus les moyens de s’empoisonner, voilà ce qu’elle était devenue. Son forfait était d’une gravité proportionnelle à la personnalité qu’elle allait rencontrer. Elle se plut à croire que la gardienne s’était échauffée. Pour une fille de la campagne comme elle, n’importe quel moujik endimanché devait être une personnalité. Elle se fit cette réflexion à trois heures de l’après-midi. Douze heures supplémentaires furent nécessaires pour qu’elle sorte de cette antichambre. Elle fut conduite par un militaire qui la fouilla de nouveau sommairement avant de la faire pénétrer dans le bureau d’angle. Le militaire frappa à la porte. On mit du temps pour répondre. Lorsqu’un des deux immenses battants s’ouvrit, ma mère se pétrifia : Joseph Staline était devant elle.
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© Catherine Hélie
Claire Fercak est née en 1982. Après des études de philosophie, elle a travaillé aux éditions La Chasse au Snark et collaboré au Journal de la culture. Elle est actuellement pigiste au magazine Redux et travaille dans une maison d’édition.
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Claire Fercak
Rideau de verre Éditeur : Gallimard / Verticales Parution : août 2007 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble < noble@gallimard.fr >
Le premier texte de Claire Fercak, Rideau de verre, est une plongée dans l’enfance par bribes mémorielles, sauts dans le temps, éclats d’événements. La narratrice s’y exprime tout autant à la première personne, le « je » du souvenir, qu’à la troisième, ce « elle » plus distancié de l’adolescente puis de la femme qu’elle est devenue. Ces deux voix en miroir font remonter à la surface la cruauté de la prime enfance, ce qu’elle appelle « l’origine de la douleur ». L’auteur recompose une genèse personnelle, non pas dans l’ordre chronologique de l’autobiographie mais dans un va-et-vient de temporalités bouleversées. « J’ai sept ans », « J’ai douze ans », « J’ai dix ans », « J’ai quinze ans », « J’ai cinq ans », « J’ai vingt-quatre ans », « J’ai cinq ans », « J’ai quatorze ans »… Ce jeu de piste permet au lecteur de reconstituer l’identité brisée du personnage en revivant les flashs de sa conscience selon la même discontinuité. « Elle est une histoire, désagréable et sèche dont je porte la coulpe. » Gamine fébrile et coupable (mais de quoi ?), elle porte le poids d’un mal trop lourd que l’on comprendra au fil du texte. Petite fille, l’est-elle encore ou est-elle condamnée à l’être toujours aux yeux de ce père, ce « cauchemar du père » ? Figure insondable et fuyante que ce père. Son secret a fait écran, « un filet de pluie sur un rideau de verre ». Contre cette énigme traumatique, ce trou noir
généalogique, elle s’est bâtie une prison de verre qui lui sert d’abord de refuge chimérique, avant de l’enfermer dans le piège cristallin de la médicalisation. Son réel se partage alors entre sa maison (où se tiennent le chien Chiffon et le père asphyxiant, bourreau lui-même en souffrance) et l’hôpital (avec ses médecins, leurs diagnostics contradictoires et leur litanie de médicaments). Bulle de verre qu’il faudra, un jour, casser : « Elle voudrait tout recouvrir, tout noyer et trouver un îlot. Trouver surtout, un moyen de briser la verrière, mais sans que tout explose et ne détruise l’ensemble. » Ce bref roman fulgurant et tenu, âpre et vibrant, permet de remonter à la source d’une poésie intérieure. Les comptines enfantines et leurs chiffres magiques – dont le récit central en sept journées de Rideau de verre emprunte la valeur fabuleuse initiatique –, la forme du jeu de l’oie, les métaphores du passage (et les références à Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir), la mythologie et ses avatars tragiques modernes, métamorphosent la fragilité de la narratrice en force. Le paysage brumeux, pluvieux, du temps antédiluvien s’éclaire, la confusion du « elle » et du « je » s’estompe : le partage des mots et des choses peut enfin se faire.
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S’échappent de sa bouche et ricochent sur la vitre de petits nuages de buée. Son regard est une contrée sinistrée, rougi d’avoir pleuré. Une terre calcinée, frappée de petites morts tissulaires. Au centre de la vitre, un poinçon. Le front appuyé contre la fenêtre, les mains entortillées dans le dos, elle sifflote une triste mélodie. Ses souvenirs s’y querellent en silence. Je souffre empreintes de doigts d’une obstination de la mémoire finement dessinées. Se cachent sous la fatigue anesthésiée, des dépouilles en colère, des forces teigneuses qui font manquer le sommeil. Marques des jeux strangulations de mon enfance légères et espacées, punition paternelle. Le climat est brumeux. Ce matin est terrible, le monde se déroule infiniment gris. Une matinée sans importance, ça n’ira pas mieux demain. Je ne bouge pas, reste cloîtrée, tapie au fond de ma tête. Rongé, l’os sphénoïde l’a remplie de cendres. La violence est inscrite dans la mémoire de l’espace. Du corps. Au centre de la vitre, une salissure, un poinçon, comme une cataracte : le père. De mes premières années, les images remontent, elles ne s’allègent, ne passent pas la rampe. Elles débordent. Je lui expliquais mes progrès d’écolière. Il ne répondait pas, alors je m’agitais, je rabâchais plus fort, grimaçais gentiment, soufflais sur son nez. Tu dis rien Papa t’écoutes pas tu t’en fous ? Il se retournait, me fixait. Oui. C’est tuant les souvenirs, je dois encore faire peine, c’est gros comme une maison. Une maison qui sous mes yeux se noie. Elle fait son possible pour ne pas oublier. J’essaie. C’était à l’orée d’un février furieux. J’allais naître onzième signe du zodiaque, ventée par le si rude Borée, un trente-huitième jour de l’année. Les constellations montaient successivement sur l’horizon, docteur me palpait déjà et diagnostiquait c’est une fille. Qu’est-ce qu’une petite fille diaphane au visage sévère et cheveux de jais enlevée à sa mère un soir dans l’hémisphère austral ? Les constellations montaient, j’ai une étoile noire tirée entre les deux yeux et une chauve-souris dans la poitrine descendue du pharynx inflammer le siège thoracique. C’est une jolie petite fille mais il faut vous prévenir qu’elle souffre d’une insuffisance coronarienne. Un nourrisson à angine. Un bébé verse-eau. Onzième signe du zodiaque, l’archange s’est replié, signe du mauvais sort. Dans sa sphère céleste, les journées sont pluvieuses.
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L’après-midi, ils étaient sortis, pas loin, promener le chien. Elle aimait cueillir les spéculaires fanées. Dis, celles-ci, les violettes, on les appelle comment ? Des miroirs-de-Vénus, c’est bizarre et ça s’écrit comment un miroir de Vénus avec ou sans tiret ? Elle ignore à ce moment que sans relâche, elle en cherchera. Arrivée à la fontaine, elle s’était assise en boule sur le bord pour observer Chiffon. Elle a la même allure que son père, celle qui lui causait chagrin quand elle lui jetait un œil furtif et téméraire. Leur ressemblance m’a toujours inquiétée. J’ai sept ans. Chiffon est un drôle d’animal tibétain, dont le bout de la langue calé entre deux rangées de petites dents, se frayant un passage dans une toison blanche, pointe légèrement. Si elle avait pu choisir, elle ne l’aurait pas appelé ainsi, mais je suis l’enfant, je ne choisis pas. Chiffon m’attendrit, frotte son museau écrasé dans les herbes hautes avant de déambuler en sautillant gaiement. Quand quelqu’un siffle, il s’arrête net, l’observe, et penche sa tête sur un côté. Regarde son museau, on dirait qu’il fait la moue. Mais quand on est enfant, on ne prend pas la parole, même spontanément. Elle ne fait rien sans autorisation sous risque d’une volée de coups. Elle ne pleure ni ne se révolte, à force de corrections j’apprends et intègre sans bien comprendre : c’est comme ça, c’est comme ça et c’est tout. Si je n’obéis pas, mon papa se pendra. Il a dit que ce serait encore ma faute. Je ne dois pas oublier mais répéter douze fois : je n’ai que toi. Je n’aime pas quand c’est comme ça. Malgré une sonorité généreuse, la rondeur du mot comme ne soustrait à ma vision ni la violence du sens ni son appartenance au contexte et le cadre m’étouffe. L’aspect plantureux ne peut pas lui suffire, un mot porte une histoire. De chaque occurrence il se repaît. Un mot est un discours, il s’adresse. Chargée d’aucune fonction, je n’emprunte pas, je broie. Je ne copie pas, j’absorbe. Elle est une histoire, désagréable et sèche dont je porte la coulpe. Altérée mais bavarde de sentiments immondes. Papa, ne vois-tu pas… ? Je suis l’intériorisation de notre rencontre même si elle est ratée, même si catastrophique, résultat d’une situation de contact radioactive. Résultat d’une collision, comme tout espace psychique. Je suis une mémoire, recousue, éreintée. Déchets de mon métabolisme, tes gènes froissés gangrènent ma croissance. Ils la ligotent, parfois je ne peux plus respirer, ses tissus se resserrent, je vis courbaturée.
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Effets neurologiques. Ma douzième année pressée comme une orange, pressée par une angoisse gesticulant grotesque. Je progresse, maintenant mes tics font tocs font de mon corps une marionnette font. Ainsi font. Regarde son museau, on dirait qu’il fait la moue. Ses yeux s’étaient immédiatement arrondis, effrayés de culpabilité, tandis qu’elle pinçait ses lèvres pour rendre nuls ses mots maladroits. J’ai dix ans. Papa ne s’est pas mis en colère tout de suite, il a fini de nouer ses lacets, puis a toussé en se relevant avant de s’approcher d’elle calmement. Elle baissait la tête et devenait plus petite, comme pour s’excuser. Il avançait, bras ballants et poings serrés, en claudiquant, la jambe droite se soulevait lentement en survolant un tapis de solitaires blanches, tandis que la gauche traînait dans la boue, emportant une colonne de fourmis jaunes dans sa progression difficile. La tête enfoncée sous l’eau par la pression de larges mains gercées, la fillette poussait des clapotis irréguliers, sous lesquels le plancton vert ripait. J’ai quatorze ans. Sa respiration essayait de s’adapter aux mouvements des ondes produites par les jets d’eau. Appuyant sur son cou, il lui disait en riant que son visage se teinterait de violacé et finirait par se déformer. Du sang bleu commençait à envahir son cervelet. Au moins si je mourais, définitivement le cauchemar du père serait terminé. Elle s’était réveillée cotonneuse dans un lit étranger, incapable de dire ce qui était arrivé ni pourquoi. Quand on lui demandait si c’était la première fois, elle infirmait d’un timide hochement de tête. On lui expliquait que quelqu’un l’avait sortie du liquide, qu’elle était évanouie mais elle ne voulait pas y croire. Elle se souvenait avoir crié Ils enlèvent papa pendant qu’il se débattait hurlant. C’est ma fille foutez le camp c’est un jeu laissez-nous. Elle ne l’a plus revu ensuite. Elle a commencé à bâtir un refuge transparent et solide que personne ne saurait attaquer, une maison de verre qui lui permettait d’épier toute atteinte extérieure. Une maison fortifiée par isolants phoniques souvenirs-couvercles et laine de verre. Écrans pour empêcher que ne se projette
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une image qui pourrait en déborder le cadre. L’image d’une prairie carrée à l’herbe drue, un peu en pente, aux lys noirs. Les taupes ne creusent plus sous terre depuis qu’elles ont perdu l’odorat. Elles ont été asphyxiées, coincées dans leurs propres galeries. Leurs museaux ont cessé de s’allonger en boutoir, leurs petits yeux se sont vidés, et leurs ongles tranchants ont été limés jusqu’à entailler les articulations de leurs mains fouisseuses. Les fontaines sont muettes, leurs abajoues sont gonflées, engorgées de pissenlits. Papa et moi sommes morts ici.
Claire Fercak
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Elle a eu d’autres passe-temps impulsions obsédantes, des historiettes qu’elle inventait en continu, des livres pour apprendre à parler. J’ai treize ans. Je lis beaucoup exagération de l’automatisme depuis que les écoles tendance à chercher querelle refusent stéréotypie psychique les malades mentaux. Elle voulait s’exprimer, au conditionnel, comme les petites filles mais qu’est-ce qu’une petite fille ? On ferait comme si cela n’était qu’un mauvais rêve. Ce serait un rêve de papier. Mais elle commençait à se souvenir. J’ai sept ans. Maintenant, l’accès salle de bains lui est interdit, une petite bassine ocre est déposée pour elle dans le couloir. J’ai froid, mal au ventre et la gorge qui brûle. On ferait semblant, ce ne serait qu’un mauvais rêve. J’ai mal à la gorge. T’entends ? Il la fixe avec mépris et tourne les talons. Un fond d’eau à température ambiante est bien suffisant pour qui n’a plus droit de sortie. Un rêve de papier. C’est pour ça qu’elle manque souvent l’école, il faut l’excuser. Après moult pérégrinations nocturnes, elle a l’humeur émétique d’un repos supplicié. Elle s’embourbe dans des contes dans lesquels rivalisent des personnages à noms de pas plus de trois syllabes. Un mauvais rêve pour se remémorer. J’ai quinze ans, ras-le-bol de l’hôpital. Ce matin c’est Zéro et Hop. Les Dieux de Somnanbulie l’ont sortie des sommeils sombres de Hélas. Morphée j’aime bien mais je le connais peu. Mieux vaut ne pas contredire cette douce petite, sous peine de saut-bascule- fenêtre. Depuis qu’elle a le droit de quitter la chambre isolée et voguer à loisir dans les couloirs du bâtiment briqué rouge, elle s’attarde devant la fenêtre l’expérience du miroir donnant sur le parc des fous. L’infirmière la reprend souvent à ce sujet, il ne faut pas dire ça, un parc humain c’est nettement plus convenable, peut-être oui mais bien moins récréatif. Le soleil pointe à l’extérieur mais dedans il pleut des hallebardes.
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Elle suit de l’index le trajet des gouttes qui s’échouent. Se reflètent sa pâleur et les frissons timides du plissement de ses yeux cependant que tout, emporté dans la lassitude de son regard, reste en suspens. C’est une journée d’hiver. J’ai quelques souvenirs mais ils sont ébréchés. L’enfance, la douce, lui en avait mis de côté. Certains se mettent à sautiller, lapinous insouciants écrasant dans leur course des maïas. Les lapins filent dans mon crâne. Ignorent-ils que le fond encéphale putréfié est une caverne de ronces dont ils ne pourront s’échapper que pelage calleux, chairs meurtries et joie au cœur anéantie ? Les journées sont pluvieuses. Pluvieuse, j’ai cinq ans, je suis vêtue d’un manteau violet à capuche, mes amygdales ne portent pas d’écharpe. Au sommet d’une prétendue désinvolture, elle installe quelques soupçons d’effronterie quand de sa main gauche à revers elle efface un rouge vermeil de sa lèvre supérieure. J’ai vingt ans. Dans le miroir c’est à peu près la même, autrement dit, pas tout à fait. Ce n’est pas seulement pareil, c’est pire ; le violet a dégouliné et sa peau se fendille. Je ne me supporte pas meurtrissures fétides, engluée dans l’instant, impuissante, je cherche kyrielle d’échappatoires à fuir. La sortie n’est jamais un secours, plutôt un gouffre. En grandissant, le gîte familier est devenu encombrant, hostile. Des plaques mauves informes démangeaient ses épaules. Si ma croissance échoue ou se perd amputée, c’est parce que ma moelle osseuse héberge les mauvais gènes dont il m’a faite héritière.
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© Mathieu Zazzo
D’origine algérienne, Nadia Galy vit en France, où elle est architecte. Elle retourne très souvent à Alger, où vit sa famille.
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Nadia Galy
Alger, Lavoir galant Éditeur : Albin Michel Parution : avril 2007 Responsable cessions de droits : Jacqueline Favero < virginie.bonoron@albin-michel.fr >
Jeha, 28 ans, a repris l’épicerie paternelle après deux ans passés à la fac. Malgré un physique ingrat, c’est un garçon serein et heureux qui a à sa charge parents et sœurs (douze personnes vivant dans deux pièces délabrées sans eau courante), fiancé à Selma, pas très gâtée par la nature non plus. Un type adorable et optimiste qui remonte le moral à tous jusqu’à ce que tout s’effondre. Deux événements vont changer le cours de sa vie : une lettre recommandée du ministère de l’Intérieur qui le nomme garde rapproché au procès de Lella (personnalité politique intouchable depuis plusieurs décennies, qui a fait et défait les gouvernements) et un coup de ballon qui l’envoie dans le coma. Quand il se réveille, Jeha n’est plus le même, consulte une psychiatre et analyse sa situation d’un œil plus que critique. Il s’aperçoit que sa vie est minable, qu’il vit comme tous ses amis une frustration sexuelle intolérable et qu’il n’y a rien à espérer hors de l’oppression familiale et des rêves mensongers que distille la télé. Don Quichotte qui réaliserait qu’il n’est pas le noble chevalier qu’il croyait, Jeha essaie de contre-attaquer… Pauvreté, chômage, misère sexuelle, poids de la religion et des traditions, condition féminine, rapports désastreux entre garçons et filles qui ignorent tout les uns des autres, système policier, corruption, etc. : à travers les épreuves de Jeha, tout est radiographié.
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C’est jeudi matin, tôt encore. Pour l’atteindre, la Vieille avance à pas menus en tanguant sur une débâcle de matelas mousse. À son âge, c’est un exercice hasardeux, mais elle y tient. Elle veut réveiller son grand fils, son préféré, Jeha. L’aîné, la prunelle de ses yeux, l’unique garçon de la nichée. Vilain à un point tel que cela force la fascination. Certains le trouvent chevalin, mais ce n’est pas exactement ça. Simplement chevalin, la Vieille ne l’aurait pas autant chéri. Car un cheval, même de trait, reste harmonieux. Pas Jeha. Lui, il est difforme, comme le serait le fruit des amours illicites d’un gnou et d’un alambic. Aussi Jeha compense-t-il son allure pas comme tout le monde par une bonhomie et une gentillesse à faire fondre. Les malveillants insinuent qu’avec un physique pareil, il ne manquerait plus qu’il morde, mais c’est pure jalousie de leur part. Non, Jeha est réellement désarmant, touchant de laideur. Comme ces bouledogues aux yeux d’agate, qu’on prénomme Paulette pour bien montrer que le ridicule ne tue pas plus que le cumul des handicaps. Et d’ailleurs il arbore en permanence le même sourire échancré avec la langue qui déborde et le petit filet d’écume au bout. Malgré son apparence disgracieuse, Jeha est toujours content. Il goûte le bonheur des menus plaisirs et les joies du meilleur des mondes. Il a vingt-sept ans et il est épicier. Ce n’est pas une vocation, mais une affaire de discernement. À l’Université, il a persévéré deux ans durant, deux années noires de safaris en bus asthmatiques jusqu’à Tataouine, soit sept cents jours à déchiffrer des polycopiés cabalistiques, deux beaux étés sacrifiés à réviser des matières abstruses en vue de lauriers hypothétiques, avant de se rendre à l’évidence : tout ça n’était que balivernes. C’était comme ajouter de l’eau à la mer. Ce qui comptait vraiment, ce qui était tangible, c’était les affaires, l’argent. Ni une ni deux, il a fait volte-face et repris la boutique de son père, ouverte chaque jour depuis toujours et à la demande en cas d’urgence. Désormais, c’est comme au temps du Vieux, la blouse en moins. Car Jeha ne veut pas en entendre parler. Lui, il expose ses sapes sous une enseigne à la gloire d’Ali son père. Sur un parallélépipède de Plexiglas blanc éclairé de l’intérieur, en lettres rouge vif et un brin gothiques, il a fait inscrire, en français, sinon c’est incompréhensible : « Ali-Mentation Générale ». Cette trouvaille le ravit d’autant plus qu’elle tient à un rien. Si le Vieux s’était prénommé Kamel, ça n’aurait jamais marché ! Un jour, promet-il, il fera des travaux. Et, de l’avis de tous, ce ne serait pas un luxe. Cependant,
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il repousse régulièrement l’échéance au siècle à venir. C’est qu’à chaque vente, le cauchemar recommence : le stock menace ruine, l’effondrement guette. Alors, organisant la résistance, il cale des paquets, bourre les étagères, coince des conserves et remplace ce qu’il vient de vendre par cinq boîtes de sardines, enfonce une brique de lait à la place d’une poche de semoule, et ainsi de suite. Bref, il jongle, ne craignant qu’une chose, ou plutôt deux en réalité : les impôts et l’inventaire. Rien que l’idée le hérisse ! Ce dont tout le monde se passerait bien, compte tenu de sa plastique de spécimen. À part ça, on ne peut pas imaginer garçon plus facile à vivre. Il est d’un tempérament si agréable qu’il a même trouvé à se marier. La chaussure à son pied se prénomme Selma ; il l’épousera dans près de deux ans. À proprement parler, elle n’est pas ce que l’on appellerait un prix de beauté, mais Jeha répète inlassablement aux langues d’aspic qui le charrient : « Orne la louche et elle sera belle. » Heureusement, grâce à Dieu, les principales misères esthétiques ont été épargnées à la jeune fille. À l’exception d’une seule. De la croix qu’elle porte, on ne perçoit que la partie émergée : un sourcil en couronne d’épines, traversant son visage d’est en ouest, pratiquement d’une oreille à l’autre. Le reste de l’iceberg, sa pilosité un chouia débridée, reste religieusement dissimulé sous un hidjab toujours pimpant. Franchement, ses arcades mériteraient d’être épilées, pour obtenir deux sourcils honnêtes et mesurés. Mais elle ne peut s’y résoudre, elle chipote sans cesse. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Quand on commence, quelquefois, c’est un tel engrenage ! Selma est assez gentille, mais ce qu’elle a surtout d’épatant, c’est qu’elle est d’accord pour épouser Jeha. Tout le monde en est content, à commencer par la Vieille qui ne connaît qu’une vérité : « Même laide, l’abeille butine et produit son miel. » En effet, bonne mère, elle préfère que son fiston chéri assure la lignée tout de suite, plutôt que le voir s’amouracher d’une beauté qui lui rirait au nez au motif que convoler avec un girafon, c’est un peu risqué pour les enfants. Toujours est-il qu’en attendant ses noces, Jeha cultive un certain flegme que rien ne parvient à démentir.
Nadia Galy
Alger, Lavoir galant
Treize personnes partagent l’appartement familial, onze d’entre elles sont claquemurées entre le salon et une alcôve. Autant dire entre la peau et l’ongle. Les parents quant à eux dorment seuls dans la chambre d’où, fatalement, le nombre canonique d’enfants qu’ils ont faits ! S’ils avaient couché dans le salon avec les autres, il y a fort à parier que leur descendance
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n’aurait pas nécessité une pareille collection de matelas à dix balles. Ce qui est peu pour un matelas, c’est vrai. Plus cher ? Ils auraient tout de même pu. Seulement voilà, la marchandise aurait été de meilleure qualité, certes, mais aussi plus lourde. Et la Vieille en aurait bavé pour tout ramasser et empiler, ce qui est cependant indispensable puisque, le jour, le salon fait salon. Ce n’est que la nuit qu’il est transformé en caravansérail. Le matin, la Vieille amoncelle les cinq stères de matelas avant de les recouvrir d’une couverture de velours représentant La Mecque, un tigre à l’affût dans les palmiers, ou bien le mont Fuji. C’est haut comme un bahut Louis XIII, en plus folklorique et moins utile : on ne peut même pas s’asseoir dessus sans que la pile s’écroule ! Les matelas à pas cher, ça ne vaut qu’en une épaisseur. Au-delà, ça fait toboggan. « Comme ce serait formidable d’avoir plus grand ! » Depuis plus de vingt ans, c’est le leitmotiv du clan, le château en Espagne ! […] Dans la rue, Jeha n’a que quelques pas à faire. Et la voilà, miel de sa vie, sa `Bicerie ! Elle apparaît entre deux ficus dont il a lui-même blanchi les troncs à la chaux. Son chez-lui, sa danseuse ! Il ne comprend toujours pas pourquoi sa vocation s’est faite si tardive, alors qu’il est si heureux depuis qu’il a pris la suite de son père. Cette échoppe, il la bichonne comme une reine, il la choie. Il la pare comme une mariée, sème des autocollants scintillants sur la vitrine. Pour elle, il dégotte des posters, des calendriers ; selon les saisons, il la fleurit de jasmin, de mimosa, de papier crépon. C’était un réduit, un cagibi qui produisait l’effet d’une dent gâtée entre deux immeubles, et il en a fait une épicerie de music-hall qui se dandine en bikini. Hollywood, Times Square, les paillettes… Les commerçants du quartier le jalousent. Ils lui reprochent de se prendre pour la fourmi qui en remontre au chameau. Pourtant c’est bien vrai qu’eux continuent de gérer à la papa, miteux et rabougris, comme boulonnés au seuil de leurs kolkhozes. On vient de livrer le lait. Jeha traîne les caisses au fond de l’échoppe afin de ne pas gâcher la devanture, puis il commande un café en face. Lorsque celui-ci arrive, il flanque illico la cuiller en aluminium dans la bouche d’égout. — Je t’avais prévenu, lance-t-il au cafetier, tu sais que j’aime pas
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l’aluminium ! Ta cuiller, elle a des peluches comme des dents de peigne, ça me blesse le palais ! Sans même attendre la réaction du loufiat, il tire sa chaise sur le trottoir, cale ses lunettes sur son front, empoche ses cigarettes. Il coince le transistor sur le rebord de la vitrine et s’assoit. Et voilà, il travaille ! À part le lait, rien ne se passera avant dix heures. Il allume une cigarette. La Hoggar fait pschitt, tandis qu’un champignon atomique se déploie sur le bout incandescent. Le cadeau Bonux ! Un brin de tabac gros comme un clou de girofle se tortille avant de se consumer, le papier jaunit puis se déchire, elle est fichue. Parfois, il fume des américaines. Mais, vu le prix qu’elles sont et qu’il a le cœur sur la main, on lui fumerait le bénéfice en moins d’une semaine. Alors, merci !
Nadia Galy
Alger, Lavoir galant
[…] Jeha ne voit rien du trajet. Pourtant, d’ordinaire, Alger le laisse baba d’admiration. Pour la décrire, il ne dit qu’une chose : « Tu vois un immeuble, tu oublies l’autre ! » Il trouve sa ville MA-GNI-FI-QUE, notamment sur les trajets présidentiels ripolinés de blanc et de bleu à chaque visite officielle. Pour rire un peu jaune, il prétend que le bleu sert à imiter la Tunisie – Sidi Bou-Saïd et tout le saint-frusquin. Quant au blanc, il n’est utile que pour montrer patte blanche. Hélas, le framiste à bob tricolore persiste à acheter tapis et poteries à la Goulette. Tant pis pour lui ! Il ne sait pas ce qui est bien ! Jeha explique également, mi-figue mi-raisin, qu’on a choisi ce bleu-là pour les volets parce que les mouches ne l’aiment pas. « Heureusement, ajoute-t-il, caustique, qu’est-ce que ce serait, sinon ! » « Que ça plaise ou pas, conclut-il en général, Alger, c’est comme ça. » Comme partout où il y a un port, cent fois plus de gars que de boulot, trop de beau temps, trop de circulation, et aucune règle pour gérer tout ça. Point. Ce matin, rien des difficultés de la capitale ne l’effleure. Il a pris le chemin du bas. Il l’apprécie moins, mais c’est le plus court. Voilà les arcades, qu’il parcourt à la vitesse d’un sloughi en chasse. Parvenu au bout de la galerie, il traverse l’avenue entre deux autobus, bouscule une haie de vieillards qui font du surplace, et ça y est, il est arrivé.
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[…] Bien entendu, la question du causer français au réveil signifiait quelque chose, il l’avait compris. C’était un symptôme, mais de quoi ? Palmière – il ne l’appelait plus qu’ainsi dans son esprit – affichait maintenant le détachement du gourmet repu. Elle avait trouvé et n’était plus pressée. Jeha le perçut et crut que le débat était clos. Il avait été poli, docile. Désormais, cette inquisition lui tapait sur les nerfs. Il suffoquait, excédé qu’on lise à travers lui. D’ailleurs, il allait cesser de tendre des perches. Séance tenante ! La psychiatre, quant à elle, n’avait plus besoin de lui. L’affaire se révélait finalement simple. « Il faudra peler ce garçon de son sobriquet », spéculat-elle. Ce sera un grand pas. Elle partait de l’idée que ce surnom, « Jeha », était devenu la seconde nature de son client. Une sorte de combinaison de survie, un écran, un nez rouge ! Il fallait avouer qu’avec un physique pareil, déguisé en Jeha, le jeune homme cessait d’être tragique pour devenir marrant. Comme on dit d’un petit chapeau ou d’une chemise hawaiienne, ou encore des chihuahuas, qu’ils sont marrants. Car il y avait un vrai Jeha ! Celui de la légende arabe, de la fable. Un brave type, sorte de Toto mâtiné de Guignol, un combinard farceur, fine mouche et hâbleur, malingre et malicieux. Il était doté d’une intelligence olympique, en plus d’un cœur gros comme ça et d’un irrésistible rire de souris verte. Ce drôle n’avait qu’une ambition dans la vie : faire tourner la maréchaussée en bourrique, ainsi que les riches et les gros pardessus. Tel était exactement, en effet, le Jeha d’avant. Sa dégaine, sa figure en ogive, interminable, c’était son costume de scène. À ceci près qu’il le portait à perpétuité. Car, contrairement à toutes les règles artistiques, il ne faisait jamais relâche. Ce qui était très risqué. Johnny Weissmuller, incapable de détacher sa jupette de Tarzan, avait fait les frais de son opiniâtreté. Même Batman, pourtant très puissant par ailleurs, se réservait des plages durant lesquelles il était un quidam normal, sans cape ni bonnet ! Ce n’était pas le cas de Samir/Jeha. Misérable, il était sans vestiaire de rechange. Et il coulait depuis toujours une vie de bouffon, caparaçonné dans son battle-dress de zouave. À force, il n’avait plus été que ça : bateleur, stakhanoviste de la gaudriole, comique troupier, voire pire. Sauf que, maintenant, le registre avait changé, il était devenu Rigoletto : grotesque au-dehors, chagrin en dedans. Il ne lui manquait plus que la bosse de Fernandel dans La Fille du puisatier.
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[…] Samir penche légèrement la tête pour mieux la voir. Il en éprouve un plaisir indicible. Puis, gêné par le décor, il plisse les paupières et réduit son champ de vision. Il ne souhaite rien voir d’autre qu’elle. La voilà, il pousse un soupir d’aise. Débarrassée de toutes les boiseries, cimaises et moulures qui l’encadrent, Lella lui paraît plus belle encore. Elle se tient derrière lui, plus haut, dans un box séparé, réservé à l’origine aux professeurs en visite. Calme et concentrée, elle a exigé de ses avocats qu’ils ne la dérangent qu’en cas d’événement majeur. Posément, elle s’imprègne de la salle, étudiant le parcours de sa loge à la barre. Comme elle est belle ! Dans sa robe noire, elle a l’air si sage, les bras croisés devant elle. Pas un bijou, pas une once de couleur. Elle n’est pas maquillée non plus, elle n’en a pas besoin, sa peau est dorée. Ses boucles sont somptueuses. L’idée qu’elle était plus jolie hier avec le visage dégagé effleure à peine Samir, ce n’est pas important. Lella est si… si totalement parfaite qu’être moins belle qu’hier ne veut rien dire. Ce serait comme affirmer qu’une journée d’été resplendit moins que celle de la veille, cela n’aurait pas de sens. Ce qui compte, c’est la permanence de l’été, que les jours qui se succèdent connaissent la même suavité, la même rondeur estivale. C’est ça, l’important. Pour Lella, c’est pareil, elle ne peut que briller, toujours ! Dans le cerveau en potage de Samir, c’est la seule idée qui n’a pas sombré, soutenue par quelques adverbes comme éternellement, perpétuellement ! Lella sera toujours au firmament, c’est tout. C’est une vérité qui fait partie de lui. Inutile d’y revenir, c’est un axiome, un postulat, un principe intrinsèque ! L’éternité lumineuse de cette femme, c’est l’air qu’il respire, c’est l’eau pour les poissons, c’est le soleil, l’évidence ! D’ailleurs, dans ce registre, il n’est plus qu’une sorte de plante à laquelle un peu de lumière suffit.
Nadia Galy
Alger, Lavoir galant
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© Bruno Charoy
Yasmine Ghata est née en France en 1975. Elle a étudié l’histoire de l’art à la Sorbonne et à l’École du Louvre. Spécialisée dans les arts de l’Islam, elle a travaillé dans le milieu de l’expertise des objets d’art. Elle a connu un grand succès avec La Nuit des calligraphes (Fayard, 2004), premier roman traduit en treize langues et couronné par la bourse de la Découverte de la fondation Prince Pierre de Monaco, le prix Cavour (Italie) et le prix Kadmos (Liban).
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Yasmine Ghata
Le Târ de mon père Éditeur : Librairie Arthème Fayard Parution : août 2007 Responsable cessions de droits : Carole Saudejaud < csaudejaud@editions-fayard.fr >
À la mort de Barbe blanche, son fils Hossein hérite du târ qu’on se transmet de génération en génération. Mais l’instrument lui résiste, refusant de libérer les accords mystiques qui font la gloire des musiciens d’Iran. Sous ses doigts, il ne semble plus qu’un morceau de bois sans sève. Avec son jeune frère Nur, Hossein décide alors de se rendre à la ville d’Ardabil, où le meilleur luthier de la région pourra changer les cordes du târ et, peut-être, le faire revenir à la vie. Ils trouvent une cité terne et grise. On y porte le deuil de Mohsen, joueur de târ lui aussi, aveugle et saint, dont les notes magiques faisaient couler les ruisseaux et fleurir les arbres, guérissaient les malades, et qu’on a retrouvé assassiné. Inconsolable et hostile, la population emprisonne les deux jeunes garçons. Mais quel crime ont-ils donc commis ? Ils ignorent que Barbe blanche, musicien laborieux, était jaloux du génie divin de Mohsen. Ils ignorent que leur mère a connu les deux hommes, à l’époque où ils étaient condisciples. Ils ignorent que le târ reçu en héritage est souillé du sang d’un meurtre. Nur est contraint aux travaux forcés pour le compte de la ville. Hossein, lui, perd peu à peu la vue dans sa cellule insalubre. Châtiment divin ou rédemption ? Car être musicien et aveugle à Ardabil est de bon augure depuis Mohsen. Oubliant leur haine et leur colère, les habitants délivrent le jeune homme et lui confient le târ du maître disparu. Ils aimeraient tant trouver en lui le fils spirituel de Mohsen, sans savoir que c’est peut-être son fils tout court…
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Première partie Moi, Nur, fils de Barbe blanche
1. Instrument d’origine indopersane à la sonorité métallique appartenant à la famille des luths. Sa caisse de résonance à double renflement est en bois de mûrier, et la forme de sa table évoque deux cœurs réunis par leurs pointes. Son long manche est pourvu de 25 ligatures en boyau.
2. Ville située dans le nord-ouest de l’Iran.
Barbe blanche, mon père, ne s’était jamais séparé de son instrument avant que la mort ne l’emporte. Un târ 1 qui gardait l’âme de ses ancêtres. Un instrument à long manche qui telle une boussole avait indiqué à mon père la direction de l’au-delà. Les paupières de Barbe blanche s’étaient fermées ce jour-là comme deux barques attirées par l’écume brillante du large. Il s’était éteint en jouant quelques notes. Le frottement des cordes captura les dernières pulsations de son cœur ; le médiator, tombé dans la caisse de résonance, émit un tintement sournois qui nous défiait de le récupérer. Hossein, mon frère, tenta vainement de réanimer le vieil homme, j’en fis autant avec le târ que je secouais comme si sa vie y était enfermée. La résignation de notre mère nous fit accepter l’inadmissible. Elle étendit la dépouille sur le divan et baisa le front du défunt. L’index de mon père était encore fléchi. J’ai fermé sa paume après y avoir glissé le médiator qui avait resurgi à la lumière. C’est Hossein qui procéda à la toilette mortuaire, ma mère me jugeait trop jeune. Il coupa ses vêtements le long des coutures, effectua trois lavements successifs, enduisit le corps de henné, d’huile camphrée et de parfum de myrte. Blanc était le linceul du père, nuée laiteuse sous le jour finissant. Hossein jeta l’eau souillée à l’écart de toute habitation. Mon père fut enterré dans un enclos à proximité du lac d’Orumiyeh 2. Barbe blanche avait franchi le seuil de la mort, laissant derrière lui la porte de l’au-delà provisoirement entrouverte, le temps qu’elle se referme d’elle-même, en quelques jours. J’avais dix-neuf ans, une barbe naissante et la maigreur de l’auteur de mes jours. Ma mère avait pendu le târ au chambranle de la porte, elle le dépoussiérait chaque semaine avec le même regard de pénitence. Mon frère Hossein rôdait, convaincu que l’âme de Barbe blanche y était parfaitement conservée. Du vivant de notre père, Hossein décrochait souvent l’instrument malgré les interdictions de notre mère. Tenant d’une main le manche, il improvisait avec les doigts de la deuxième de véritables morceaux aux rythmes changeants pareils au galop d’un cheval qui troquait bientôt son allure pour la marche lente d’un chameau. Notes pareilles aux
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vrombissements d’un bourdon. Il prolongeait la note selon son intuition. Il ne se doutait pas que notre mère pleurait à chaque vibration. Forough, elle, avait compris qu’Hossein avait posé ses doigts sur l’échelle symbolique de ses ancêtres pour ne plus jamais la lâcher. Sa vie durant, il en gravirait les échelons, en agripperait vigoureusement les montants. Cet instrument ne m’a jamais été destiné, les yeux de mon père ne s’adressaient qu’à Hossein, ses pupilles le fixaient avec ténacité. Moi, Nur, je n’ai pas su attirer son regard. C’est à mon frère qu’il racontait ses périples, ses improvisations et ses trouvailles après avoir sillonné le pays avec sa troupe. Ses taqsîm 3 exploraient de nouveaux territoires. Seul l’appel à la prière de la mosquée Azam interrompait son monologue, il rangeait alors papiers, ébauches et portées musicales. Son tapis de prière le recueillait un temps, espace réduit logeant tout entier son corps bancal et accroupi. Confondant sa silhouette et son instrument, il m’arrivait de croire que le manche en noyer était une paire d’os mal assemblés. Le târ de mon père n’était qu’un cadavre. N’était-ce d’ailleurs pas ainsi que le vieux Lamech avait inventé le ‘ûd, reproduisant dans une pièce de bois le corps décomposé de son fils ? Une caisse de résonance pareille à sa poitrine, le manche figurant sa jambe, le chevillier, son pied, et des cordes à l’image de ses veines. La fable du vieil homme parait mes rêves de détails macabres. Une odeur de putréfaction imprégnait le târ. La longue barbe de mon père avait également inspiré de nombreuses légendes. Il disait que ce crin blanc taillé en deux pointes effilochées abritait un oiseau rare à tête humaine. Nos yeux d’enfants y cherchaient en vain un battement d’ailes, mais la barbe du vieillard restait obstinément hiératique. Hossein n’avait jamais cru à de telles histoires mais se sentait irrésistiblement attiré par l’instrument. Ma mère aimait raconter que les premiers cris de Hossein avaient été accompagnés de notes métalliques ; d’après elle, notre père accroupi dans la pièce voisine cherchait ainsi à étouffer ses cris de douleur. Hossein crut longtemps que la voix de son père provenait du târ. Il était écrit que mon frère serait musicien comme son père, et moi, un auditeur réduit au silence. Mais nous ignorions encore que le târ allait nous conduire au-delà des frontières de notre ville, fief de Barbe blanche depuis plus d’un demi-siècle.
Yasmine Ghata
Le Târ de mon père 3. Divisions musicales.
« Un bon joueur de târ subtilise au vent son souffle », c’est ainsi que Mir Ahmad commença l’apprentissage de Hossein. Ce vieux musicien sans progéniture et fidèle compagnon de Barbe blanche fut comblé de découvrir les talents de mon frère. Hossein lui rappelait la silhouette de son ami
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à ses débuts, son corps sec et ses yeux avides de découverte. Tous deux avaient été élèves du grand Aqâ Hossein Qoli, du temps où Barbe blanche s’appelait Arslan. Mir Ahmad vouait une admiration sans bornes à notre père, ce « prince à cordes », qui se distinguait également au zurkhâne, lutte traditionnelle. Mir Ahmad semait notre deuil de souvenirs d’une autre vie. Les mains de Mir Ahmad décrivaient le corps athlétique de notre père adolescent, lequel jonglait alors avec des masses en bois. Mouvements liés et déliés d’un corps sec tout entier soumis à la discipline. À entendre parler Mir Ahmad, il me semblait ne jamais avoir connu mon père, sa barbe avait fini par dissimuler sa jeunesse. Mir Ahmad nous conta aussi l’histoire de ce grand maître de târ, Aqâ Hossein Qoli, qui jouait les yeux fermés, ses doigts se déplaçant sur les ligatures avec l’allure du vent. Quand sa main recouvrait les cordes pour les immobiliser, ses élèves savaient qu’il avait atteint le plus haut degré de son art, ce qu’il qualifiait avec ses mots savants de « croissance de l’âme ». Ses élèves suivaient ce voyage des sons. Cinq élèves à l’image des cinq cordes tendues. Le grand maître dressait ses disciples comme on accorde un instrument, un strict parallélisme, une même tension. « Des cinq élèves, votre père et le jeune Mohsen étaient les plus talentueux. Votre père jouait comme un lion, ses doigts partaient à l’assaut de notes redoublées, attaques mordantes et roulements inquiétants, tandis que le jeune Mohsen élargissait les notes qui se fendaient et bourgeonnaient en tiges souples et ondoyantes. Aqâ Hossein Qoli savait mieux que quiconque favoriser l’éclosion de leurs personnalités respectives. Jamais il n’avait vu pareil contraste entre deux élèves. » Mir Ahmad balaya sa mémoire d’un geste de la main et dessina sur une feuille les cinq lignes d’une portée musicale. Il y inscrivit cinq notes, certaines entre deux intervalles et d’autres sur la ligne. Il saupoudra la feuille fraîchement manuscrite d’une grosse pincée de safran, ses doigts dispersaient la poudre brune par frottement. Ses notes nues se vêtirent d’ornements, il les para d’atours et de parfum, une odeur amère d’encre et d’épice. Il prit son instrument et joua. J’entendais ma mère balayer l’entrée de notre maison et la main de Hossein caressait la page à la même cadence. Ma mère nous observait en coin par l’embrasure de la fenêtre, ses yeux scrutaient le târ pendu au chambranle de la porte.
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Le târ de mon père renfermait ses péchés. Sa caisse de résonance ne nous livrait rien de son secret. Hossein trouvait que les cordes ne vibraient plus de la même manière depuis sa mort, l’air fouettait les parois intérieures, trou béant balayé de vents contraires. Plusieurs fois, il avait tenté de serrer les chevilles, mais les cordes semblaient se désolidariser lentement de leur support. Vibrations sèches d’un instrument en deuil. Hossein se plaignait de sifflements dans l’oreille, un sillon sourd et sans relief qui faisait grimacer son beau visage. Ma mère réprimandait l’objet suspendu au chambranle. Nul doute que le tympan de mon frère subissait le châtiment de cet instrument de malheur. Les superstitions ravivaient le mal. Hossein s’agrippait à mon épaule pour marcher, ses pas évitaient des monticules imaginaires qu’il tentait de gravir sans trébucher. Pour lui, nous avons appris à économiser les bruits, ma mère anticipait le moindre désagrément sonore et cherchait des ruses pour guérir mon frère. Approchant de son oreille un débris de miroir, elle tentait de piéger le parasite, de capter l’ennemi invisible. Épuisé par ce sifflement, Hossein décrochait le târ et jouait des morceaux inspirés de notre père. La pulpe de ses doigts était creusée de rainures, ma mère les massait avec rage, voulant gommer toute trace de souffrance par ces vaines ablutions. Moi, je n’approchais jamais l’instrument et évitais de le fixer trop longtemps. Son orbite vide et exiguë semblait pourtant me dévisager. Hossein observait mes détours et lisait dans mes fuites une peur ancrée depuis l’enfance.
Yasmine Ghata
Le Târ de mon père
« N’aie pas peur. Les sifflements dans mes oreilles sont l’écho des suppliques paternelles. Je dois le délivrer de sa vie d’ici-bas. Ce târ n’admet pas la disparition de notre père, il veut rejoindre la permanence de son esprit. L’odeur de Barbe blanche imprègne encore son bois, son pouls bat dans ses nervures arides, son sang se propage dans ses cordes. Nur, aide-moi à ôter ses cordes qui assaillent mes oreilles. » En me réclamant de l’aide, Hossein me rendait complice d’un acte hérétique. C’est la douleur de mon frère qui m’a fait commettre l’irréparable. Sous nos yeux coupables, le târ gisait. Du vivant de Barbe blanche, il jouissait de tous les privilèges, de toutes les attentions. Notre père en prenait soin comme d’un être à part entière. Objet composite qui ne souffrait pas des injures du temps et qui, de surcroît, ne manifestait aucun signe de rébellion. Hossein, battu jusqu’au sang par mon père, se réfugiait à l’arrière de
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la maison sous un auvent et soignait ses plaies en silence. Il refusait que je l’approche, accroupi au pied du mur voisin. Dos au mur, nous parlions sans nous voir, imaginions des vengeances impossibles. Je détestais mon père, sa rage contenue, ses cris qui faisaient frémir sa longue barbe. La violence de notre foyer et son vacarme avaient conféré à ses cordes une résonance plus acérée et plus emportée. L’instrument de Barbe blanche était à son image. Hossein espérait mon intervention, manquant de force pour agir seul. J’ai attendu que notre mère s’éloigne sur le chemin en terre crue de notre maison. Réglées aux chevilles, les cordes se détachèrent du chevalet, la planchette en bois ne soulevant plus que le vide. Les cordes s’enroulèrent sur elles-mêmes, délassement de cinq corps au repos après des années de raideur et de contraction. Nous les avons posées sur un plat en terre cuite. L’instrument gisait dans les bras de mon frère, sa cavité creuse telle une tombe profanée. Ce jour-là, il nous sembla avoir perdu notre père une deuxième fois. Il ne nous restait qu’à brûler les cordes pour ne plus sentir son âme rôder. J’ai allumé le feu, elles dessinaient des pirouettes sous l’effet de la flamme, boucles agonisantes et calcinées devenues poussière.
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Charif Majdalani est né en 1960 à Beyrouth. Il étudie au lycée français de cette ville, puis fait ses études supérieures en France, à Aix. Entre 1995 et 1998, il a été responsable de la rubrique littéraire de la revue L’Orient-Express dirigée par le journaliste Samir Kassir, dont l’assassinat en 2005 a marqué le début de la nouvelle campagne de terreur au Liban. Il est actuellement chef du département de lettres françaises de l’université Saint-Joseph à Beyrouth. L’histoire de sa famille cosmopolite et aventureuse forme la trame de ses romans. Petit Traité des mélanges, Éditions Layali/Liban, 2002, disponible en France chez Téraèdre ; Histoire de la Grande Maison, Éditions Seuil, 2005. 80
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Charif Majdalani
Caravansérail Éditeur : Seuil Parution : août 2007 Responsable cessions de droits : Martine Heissat < mheissat@seuil.com >
Peu avant ı9ı0, à l’instar de tant de ses compatriotes libanais, le jeune Samuel Ayyad s’expatrie. Comme il parle l’anglais, il est recruté par les Britanniques qui viennent de reconquérir le Soudan au détriment des révoltés mahdistes. Comme il est aventureux et qu’il a la chance de tomber, à Khartoum, sur un colonel anglais anticonformiste, il va devenir une sorte de condottiere, guerroyant aux confins du Soudan, dans le Darfour et le Kordofan. Un jour, son chemin croise celui d’un autre aventurier libanais, Chafic Abyad, qui sillonne déserts et savanes à la tête d’une bien étrange caravane : un palais arabe démonté pierre à pierre à Tripoli, et qu’il espère, en vain, vendre à quelque roitelet africain. Qu’à cela ne tienne, Samuel rachète à Chafic son palais en pièces détachées, avec l’idée de le ramener chez lui, à Beyrouth. Seulement, entre-temps, la Première Guerre mondiale a éclaté, et avant de revoir son Ithaque, notre moderne Ulysse vivra une odyssée qui le mènera, toujours accompagné de son encombrant bagage, à travers l’Arabie et la Syrie soulevées par la « révolte arabe » de Fayçal et Lawrence.
baroque de « l’histoire dans l’histoire » ; avec cela, une attention extrême portée aux détails par où s’opère l’alchimie romanesque, une acuité du regard, un sens de l’humour qui vient constamment tempérer ce que l’imagination épique pourrait avoir d’emphatique. Dans Caravansérail se croisent et se renforcent, comme dans l’auteur lui-même, les traditions narratives d’Orient et d’Occident dans ce qu’elles ont de meilleur.
C’est une petite épopée qu’entreprend de nous raconter Charif Majdalani, et il en a les moyens littéraires : un souffle, une imagination auxquels on n’est plus très habitués, qui évoquent parfois les grands sud-américains, un amour généreux et sans retenue pour l’éclat du langage, un sens du merveilleux venu peut-être des conteurs arabo-persans, un goût
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Chapitre i C’est une histoire pleine de chevauchées sous de grandes bannières jetées dans le vent, d’errances et de sanglantes anabases, se dit-il en songeant que cela pourrait être la première phrase de ce livre sur sa vie qu’il n’écrira jamais, puis le tac-tac des roues à eau sur le canal le distrait, il se redresse dans son fauteuil en osier et s’y adosse en savourant, depuis la terrasse où il est assis, le silence qui est un don du désert que le désert étend, dans sa paradoxale générosité, sur les plantations, les masses sombres des pruniers, les abricotiers, sur les terres à pastèques et les terres à melons, un silence que seul depuis des millénaires le tac-tac des roues à eau scande de son rythme lent et sec. Et ce que moi, je me dis, c’est qu’il n’y a peut-être ni abricotiers ni terres à pastèques, alors qu’en revanche le désert est là, on le devine en arrière-plan sur la photo, la très vieille photo où on le voit assis sur une chaise en osier, un cigare à la main, le regard lointain et pensif, en bretelles, une jambe sur l’autre, la moustache effilée, les cheveux en bataille, le front et le menton qui le font ressembler à William Faulkner, une des rares photos de lui à cette époque héroïque, dont j’imagine qu’elle se situe à Khirbet el Harik, au moment où sans doute il vient d’arriver d’Arabie, alors qu’en fait je n’en suis même pas sûr, et d’ailleurs de quoi puis-je être sûr, puisque, en dehors de ces quelques photos, tout ce qui a trait à lui en ce temps-là relève du mythe ou de l’exagération ou de la fantaisie ? Mais si je ne suis sûr de rien, alors comment faire pour raconter son histoire, où irai-je chercher ce sultanat de Safa disparu de la mémoire des hommes mais resté lié à son souvenir, comment imaginer ces cavalcades sous des bannières jetées dans le vent, ces tribus d’Arabie et ces palais se promenant à dos de chameau, comment faire vivre et coudre entre eux tous ces détails sans queue ni tête que je tiens de traditions incertaines, ou des récits vagues de ma mère qui les tenait de lui, son propre père, mais que jamais elle ne chercha à lui faire éclaircir ou à arrimer à quelque chose de tangible, si bien qu’ils me sont parvenus ainsi, décousus, sujets à folles rêveries et à broderies romanesques sans fin, comme une histoire dont il ne resterait que les titres de chapitre, mais que j’attends pourtant de raconter depuis des décennies, et me voilà maintenant prêt à le faire mais hésitant, démuni, rêvassant comme j’imagine qu’il rêvasse, lui, sur la terrasse de la ferme de Khirbet el Harik, revoyant défiler dans sa mémoire ce que je ne verrai pas, moi, mais que je serai amené à inventer ?
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Au commencement, son histoire ne diffère pourtant guère de toutes celles des émigrés libanais qui, entre 1880 et 1930, quittèrent leur terre natale pour aller par le monde chercher l’action, la gloire ou la richesse. Si nombre d’entre eux rencontrèrent le succès grâce au commerce et aux affaires, il y en eut dont l’histoire garda un souvenir plus aventureux, comme ceux qui descendirent l’Orénoque pour vendre les produits de la civilisation à des populations ignorées du monde, ou ceux qui furent les héros d’odyssées improbables dans les confins de la Sibérie pendant les guerres civiles russes. Lui fut de ceux-là, qui finalement revinrent les yeux et la tête pleins de souvenirs d’équipées et de folies. Il quitta le Liban, dit la tradition, en 1908 ou 1909. Il aurait pu partir pour les États-Unis ou pour le Brésil, comme les plus nombreux, ou pour Haïti ou la Guyane, comme les plus audacieux, ou pour Zanzibar, les Philippines ou Malabar, comme les plus originaux ou ceux qui rêvaient de fonder des fortunes sur des commerces rares ou jamais vus. Or il choisit les terres les plus ingrates qui fussent en ce temps-là, il partit pour le Soudan. Mais le Soudan offrait alors des possibilités immenses pour les jeunes Libanais, s’ils étaient occidentalisés, anglophones et protestants de surcroît. Or il possédait ces trois caractéristiques, étant issu d’une vieille famille de lettrés et de poètes protestants originellement orthodoxes de la montagne libanaise, des poètes et lettrés qui, au temps où le vent du renouveau soufflait sur la pensée en Orient, écrivirent des traités sur la modernisation des tropes dans la poésie arabe, des divans de poèmes et même un Dictionnaire arabe-anglais. Sur son enfance, rien n’est attesté, mais ce qui l’est, en revanche, c’est qu’à dixhuit ans il commença des études au Syrian Protestant College de Beyrouth. Après ça, le vieux nom qu’il portait ne dut pas lui ouvrir d’autre carrière que celle de l’érudition, accompagnée d’un quelconque emploi au service de l’administration ottomane. Il faut croire qu’il ne put s’en satisfaire. Comme les conquistadores qui partirent d’Europe quand celle-ci ne pouvait plus les contenir, il quitta le Liban, un matin du printemps de 1908 ou 1909, emportant sans doute, dans une petite valise, quelques chemises et quelques mouchoirs, et dans la tête quelques délicats souvenirs, les arbres du jardin de la maison familiale où le vent de la mer redit les grandes scansions du large, l’odeur du jasmin et des gardénias, le ciel de Beyrouth vaste et tendre comme la joue d’une femme et le blanc liturgique des neiges du mont Sannine.
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En ces années inaugurales du xxe siècle, le Soudan vient juste d’être reconquis par les armées anglo-égyptiennes qui ont mis fin au régime despotique du calife Abdullahi et rendu la possession du pays à l’Égypte. La confusion règne donc encore, le pays n’est qu’à moitié contrôlé, l’ancienne capitale, ruinée, est à peine en reconstruction. Mais un monde neuf est en train de naître après des décennies de tyrannie obscurantiste, et dans le flot des hommes qui arrivent pour être les premiers à saisir les opportunités encore innombrables, il y a quelques Libanais, des commerçants, des trafiquants, des artisans. Mais lui n’est pas de ce nombre. Les plus anciens témoignages sur celui qui allait devenir mon grand-père rapportent qu’il fut officier civil au Soudan et c’est sans doute à ce titre qu’il allait vivre toutes les aventures rocambolesques qui lui ont été attribuées. Au moment où elle arriva au Soudan, l’armée britannique entreprit en effet de recruter des Arabes chrétiens anglophones d’origine libanaise pour servir d’intermédiaires entre elle et la population locale. Considérés comme des officiers civils, ces agents de liaison étaient tout d’abord affectés au ministère égyptien de la Guerre au Caire avant d’être envoyés à leur poste à Khartoum. Cela signifie donc qu’au commencement, c’est-à-dire le jour où il arriva à Khartoum, il venait du Caire, après trente heures dans l’effroyable poussière et la suie que devaient jeter derrière elles en panache noir les locomotives du train Le Caire-Louksor, puis du train Louksor-Ouadi-Halfa puis du train Ouadi-Halfa-Khartoum. Le voilà donc qui débarque, empoussiéré jusque dans les poches de son costume blanc, du sable dans les yeux et dans les narines, l’air amusé qu’il a sur la photo que j’ai dite, avec la petite moustache et le front à la manière de Faulkner, mais les cheveux coiffés tout de même et la petite valise à la main. Moyennant un mallime, un immense Soudanais en robe blanche s’occupe de le dépoussiérer avec un grand plumeau, après quoi un officier britannique, attendant poliment en retrait, s’avance et demande « Mister Samuel Ayyad ? », et le voilà pris en charge, emmené jusqu’à la barge qui traverse le Nil Bleu, puis jusqu’à Khartoum même, puis, dans un fiacre à travers la ville en chantier, jusqu’à une villa donnant sur le fleuve, une villa blanche, neuve, inachevée, où il faut enjamber des outres pleines de ciment, des tas de briques et avoir à nouveau les chaussures empoussiérées, mais pas de la poussière brune habituelle, plutôt la poussière blanche et poudreuse du plâtre. « Une des chambres sera désormais votre bureau, monsieur, explique l’officier britannique. Vous le partagerez avec un camarade. Le reste de la maison sera votre maison. »
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Tout commence donc à merveille et on va poursuivre sur le même registre en imaginant que, le lendemain matin, il est mené par le même officier jusque devant Naoum Choucaire, un Syro-Libanais, d’une génération plus âgé, conseiller des chefs de l’armée britannique. Et avec lui, le contrat est clair : « Vous aurez deux mois pour vous familiariser avec le pays, dit le vieux vétéran, l’aventurier du temps du calife Abdullahi. Vous recevrez les rapports des différents districts et vous en ferez une synthèse en anglais. Ce sera un excellent exercice pour débuter. » On va dire qu’ils sont dans le bureau de Choucaire, dans les bâtiments en cours de restauration de l’ancien palais de Gordon Pacha. On doit évidemment apercevoir le Nil par la fenêtre et quand Choucaire remarque que Samuel y jette de furtifs coups d’œil, il l’entraîne en lui annonçant que cette pièce est l’ancien bureau de Gordon. Il lui montre de l’autre côté du Nil, vers l’ouest, la gare où il a débarqué la veille, puis des felouques aux mâts obliques sur le fleuve, puis une mouette. Il y a ensuite un immense silence ponctué par le bruit des marteaux et des truelles des ouvriers en train de travailler au ravalement d’une façade du palais et Choucaire recommence à parler : « Ce sera donc un excellent exercice pour débuter. Vous serez affecté au bureau du Kordofan, un district où vous aurez sans doute à aller. » Samuel, revenu s’asseoir dans un fauteuil en osier, voit l’hésitation de Choucaire, qui est maintenant installé de travers dans un petit canapé, le coude sur le dossier. Il voit son hésitation, lit dans son regard la question et devance sa formulation en faisant un signe de la tête selon lequel oui, bien sûr, il voit parfaitement où se trouve le Kordofan. « De toute façon, dit Choucaire après ce petit échange muet, je ferai installer une carte du Soudan dans votre bureau. » Il se lève et va vers sa table de travail, encombrée de livres, de manuscrits, de lettres et d’instruments bizarres, des lunettes, des portulans et même des statuettes en bois qu’il a dû ramener naguère du Bahr el Ghazal. Cela ne fait sans doute que quelques mois qu’il occupe ce lieu, mais il y a déjà déposé les alluvions de dizaines d’années de voyages à travers le pays. Il est de taille moyenne, un peu rond, avec une barbe grisonnante et un air de grand rôdeur rêveur. D’ailleurs, il ne cesse de se lever, de se rasseoir, et il fait d’amples gestes en parlant, sans se soucier de ce qu’il peut y avoir à portée de ses mains, bouteilles de liqueur, statuettes, vases, qu’il risque continuellement de renverser, comme s’il était plus à l’aise dans une pirogue sur le Haut Nil ou tanguant sur le dos d’un chameau dans le désert que confiné entre quatre murs. Il doit être en train d’écrire
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à ce moment, peut-être par compensation, sa fameuse et monumentale Histoire et géographie du Soudan. Au milieu du désordre de son bureau, il prend un cigare, en propose un à Samuel et parle à nouveau, non plus en anglais, cette fois, mais en arabe, l’arabe du Liban, et il dit qu’il connaît bien le Dictionnaire arabe-anglais de Nassib Ayyad, le père de Samuel, il dit que cette connaissance des langues est un atout (il dit « notre connaissance des langues », et il veut sans doute dire à nous les Libanais), il dit que les Britanniques ont besoin de personnes qui parlent l’arabe aussi bien que l’anglais, que Baring et Kitchener ont beau en être fiers, les officiers qui parlent arabe dans leur armée le parlent comme des ânes et le comprennent moins bien encore, ils l’ont appris dans les Mille et Une Nuits, et il rit. Samuel sourit, il l’observe avec curiosité et sans jamais intervenir car, de ce genre d’hommes, on a toujours beaucoup à apprendre. Vous partagerez ce bureau avec un camarade, a dit l’officier. Mais pour l’instant, il est seul dans la villa en chantier, avec les ouvriers soudanais en robe blanche de moins en moins blanche au fur et à mesure que passe la journée. Ils vont et viennent indolemment, parlent fort, transportent des outils – des outres sur le dos et des planches sur la tête – et le prennent pour un Anglais à cause de son teint, de ses fines moustaches et de son air jovial, et aussi à cause de son anglais. Il ne les détrompe pas car il a envie d’être tranquille dans la maison. En revanche, il comprend tout ce qu’ils se disent entre eux mais il reste de marbre. D’ailleurs ils ne parlent que du travail, et parfois l’appellent entre eux l’Anglais ou le Chrétien, pousse-toi, l’Anglais veut passer, jette une planche sur le mortier et laisse le Chrétien traverser. Son bureau est terminé, il y a déjà une table, des chaises et un fauteuil, puis un matin, un sous-officier apporte une carte du Soudan. À l’étage, il dort sur un lit de camp et cela ne changera pas jusqu’à son départ pour le Kordofan. Dans sa chambre, il n’y a rien d’autre et puis on vient un matin installer une petite armoire et un porte-chapeaux. La villa donne sur le Nil Bleu et, de la fenêtre du bureau, Samuel peut tendre le bras et cueillir les fruits d’un poirier parce que, contrairement à la maison, le jardin n’a pas encore été restauré. C’est toujours un verger en friche, comme la plupart des anciens jardins des demeures du Khartoum égyptien qui, à l’époque où la cité a été abandonnée, ont servi de potagers et de vergers pour les habitants de la ville mahdiste. Quand il ne mange pas de poires, il écrit quelques lettres à ses parents, ou bien il va se promener en ville, dans les rues nouvelles tracées au
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cordeau depuis le Nil vers le sud et le long desquelles s’élèvent des bâtisses blanches encore inachevées. Il est en costume clair et chapeau, avec une petite lavallière, et il croise des militaires britanniques, des marchands du Kordofan, quelques civils en tenue européenne, Grecs ou Arméniens, des Soudanais sur des ânes et des mulets. Il va aussi se promener un peu plus vers le sud, dans le fouillis des anciens quartiers populaires à moitié ruinés, aux odeurs de foin pourri, coupés d’incompréhensibles terrains vagues et où tout est demeuré tel quel depuis l’abandon de la ville, où tout paraît désert mais voici qu’un ânier surgit et disparaît dans l’entrebâillement d’un fond de venelle. Il va bien sûr regarder aussi l’immense chantier du futur Gordon College, à l’est, et les anciens jardins de la Mission catholique à l’ouest, non loin de la villa où il habite. Et puis, quand il est assis sur le balcon de sa chambre, au-dessus du jardin, il voit Omdourman, la populeuse ville mahdiste. Elle est à gauche, au loin, de l’autre côté du Nil Blanc, masse ocre et marron avec des centaines de barques sur le fleuve. Il la voit et il sent aussi, autour de lui, la puissante présence d’un gigantesque pays à moitié désert où errent des tribus fatiguées par des décennies de guerres saintes, de tyrannies et de famines.
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Auteur de dix-sept recueils de poèmes, d’un spectacle de textes littéraires humoristiques et de deux comédies, ex-parolier et journaliste pigiste, notamment au Monde, Michel Monnereau vit dans le 12e arrondissement de Paris et travaille dans le monde de la publicité. Carnets de déroute, roman, La Table Ronde, 2006, prix du Premier Roman de Draveil, prix des Lecteurs Atout Sud.
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Michel Monnereau
On s’embrasse pas ? Éditeur : La Table ronde Parution : août 2007 Responsable cessions de droits : Anna Vateva < a.vateva@editionslatableronde.fr >
« La nuit sentait la bière solitaire et la gueule de bois de la quarantaine. Surtout, il y avait cette envie de revenir qui venait de naître en moi loin, très loin, là où se dessinent les grands destins et les catastrophes. » Après quinze années d’errance à travers le monde, un homme, désenchanté, revient échouer dans ce qu’il lui reste de famille, quelque part en Charente. Il reconnaît à peine le petit village qui l’a vu naître. La maison, en revanche, n’a pas changé d’une tuile. Bernard, le narrateur, n’a jamais pu se résoudre à travailler comme ses congénères. Il ne se trouve d’ailleurs aucune affinité avec le genre humain, pas plus qu’avec les chiens ! Seuls les ruminants, comme lui, trouvent grâce à ses yeux. Émigré de sa propre vie, il est toujours en marge, en inadéquation avec ceux qui l’entourent. Un chagrin d’amour et un intime désir de fuite l’ont poussé à partir après avoir soufflé ses vingtcinq bougies. Trois tours du monde plus tard, il se demande enfin ce que sont devenus ceux qu’il a plantés là, sans nouvelles, pendant si longtemps. Son père ne l’a pas attendu, il est mort sans faire de bruit. Bernard se retrouve donc seul face à sa mère et ses reproches. Sa sœur aînée, flanquée d’un mari rugueux et de deux jeunes adolescentes, essaie vainement d’arrondir les angles. Les retrouvailles prennent vite des allures d’affrontement. Comme le dit Bernard, il coule bien dans leurs veines « le même
sang, celui de l’incompréhension mutuelle », teinté de secrets et lourd de remords. Le sujet est noir, on sourit néanmoins, tant, chez cet auteur, les mots taraudent le désespoir. Dans ce deuxième roman, Michel Monnereau porte à son apogée le ton personnel et l’humour incisif salués par la critique dans « Carnets de déroute », prix du Premier Roman de Draveil et prix des Lecteurs Atout Sud. « Le narrateur raconte son quotidien minuscule, et sa lente décomposition entre détachement, effroi et une certaine jubilation cynique. L’auteur y répond avec une grande maîtrise stylistique et un humour désarmant. » (20 Minutes, mars 2006.)
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Ma voisine se leva. Ses fesses, fermes sous la toile tendue du jean, me narguèrent à vingt centimètres du nez. Cette adolescente possédait une croupe à avoir des illusions. Elle n’avait pas encore cassé son corps aux étreintes de rencontre, au chiendent des déceptions et à toutes ces expériences qui laissent de guingois. Je suivis des yeux ce corps glissant dans l’allée centrale comme un rêve qui s’éloigne. Le bus s’arrêta devant le monument aux morts d’un village sis à une verste de chez moi, joli bourg d’autrefois éventré par l’élargissement de la chaussée. Enfin, chez moi… N’étais-je pas plutôt de tous ces lieux qui m’avaient recouvert de leur poussière, brûlé de leurs soleils, fatigué de jeûnes forcés ? Londres, Amsterdam, Venise, Bruxelles, Barcelone, Palerme… les noms s’entrechoquaient dans mes pensées comme casseroles en quincailleries. C’étaient les détails et les anecdotes qui avaient nourri mes voyages, pas les monuments obligatoires ni les lieux consacrés. J’avais eu envie du monde, j’en revenais les yeux usés. Le bus repartit. La courbe prononcée à la sortie du bourg, le poste à essence, le château d’eau, champignon au sommet de la colline, chaque jalon du trajet me revenait en mémoire juste avant qu’il n’apparût. Dans la côte, plus de haies, plus de vignes, le passé avait été remembré pour laisser place à un présent sans aspérité, et toujours cette route à quatre voies qui saignait le paysage. Tout me paraissait plus petit qu’autrefois. Soudain, un panneau indicateur sur une voie de dégagement me fit tressaillir : le nom du village ; j’arrivais. Je m’approchais du chauffeur. Du coin de l’œil, il cherchait un patronyme familier qui coïnciderait avec mon allure générale. En vain. J’étais l’étranger venu se perdre là où il n’a rien à faire. Le chauffeur gara le bus à la naissance d’une petite route ; je descendis face au silence. Le bus s’éloigna. Il ne pleuvait plus. D’un chêne sauvé du massacre, une goutte d’eau tomba sur ma botte droite, ploc. Voilà, j’y étais. Quinze années de colère venaient de retomber comme un soufflé raté. Ici, je venais attendre le bus pour le lycée ; ici, nous attendions le passage à l’aube de la course cycliste Bordeaux-Paris ; ici, bien avant la folie automobile, nous nous asseyions entre voisins sur le bas-côté pour regarder passer les rares objets roulants. Ici, ce n’était plus ici. Après un regard circulaire, je me mis en marche. Tout me revenait, comme si je n’étais parti qu’hier. Au coude de la route, là-bas, au bout de la ligne droite, je verrais la première maison du village, la maison d’Andréa.
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L’été, je venais partager avec elle les mots du soir sur le banc de pierre devant la maison. Parfois, quand l’air plus chaud portait à la confidence, elle déballait pour moi soixante-dix ans de souvenirs, et c’était un défilé de scènes disparues comme on n’en voit plus qu’au cinéma et dans les albums photos que plus personne n’ouvre. Les moissons à la faucille et les pauvres qui glanaient… les journées de battages les uns chez les autres et la poussière de blé qui se faufilait partout… le ramassage du bois mort l’hiver dans la forêt domaniale… les jeunes qui se rendaient à pied, en bandes, aux bals des environs… les frairies où chacun laissait une journée entière le bât du travail pour quelques valses d’oubli et une chopine de trop… tel jeune homme qui lui plaisait et mourut de typhoïde… les soirées d’hiver à égrener le maïs au coin du feu en se racontant des légendes à frémir… l’arrivée de la fée électricité, supplantant les lampes à pétrole et leur odeur noire… la disparition progressive des bœufs de labour, des chevaux de trait et des métiers qu’ils faisaient vivre : bourrelier, maréchal-ferrant… les premières automobiles, ô merveilles toujours en panne, crachant leurs poumons d’acier dans la poussière des routes défoncées… la suppression des lignes ferroviaires très fréquentées par les volailles et les paysans qui les accompagnaient au marché, pour raison de rentabilité, déjà… la catastrophe du phylloxéra, racontée par sa mère et qui avait ruiné les viticulteurs, les raisins de la misère, elle disait… son premier et unique voyage à Paris en 1927, pour un concours agricole, une véritable expédition à l’époque… puis la naissance de ses enfants, la mort de son mari, usé jusqu’à l’os par le grand air et ses travaux, la vie qui s’obstine à continuer, parce que le jour se lève, on a faim, il fait beau… Andréa, c’était à elle seule les actualités dans le désordre d’un siècle d’industrialisation, la mémoire d’un monde englouti, rude et fraternel. Tout à coup, deux laideurs préfabriquées, inconnues, surgirent au coude du chemin vicinal. Elles s’interposaient entre la croix bénissant un chemin de terre, avec Jésus toujours fidèle au poste, mais en plus rouillé, et la maison d’Andréa. Un roquet de confession indéterminée, à l’attache derrière une haie de thuyas, manqua de s’étrangler en me manifestant sa haine de l’étranger. Des bigoudis roses, issus de la page 17 d’un catalogue de vente par correspondance, apparurent au-dessus de la haie. Ils appartenaient à une jeune femme d’une trentaine d’années dont le visage rougeaud, quoique avenant, ne me disait rien ; elle demeura un moment silencieuse, m’observant des boots aux cheveux, et retourna à la cuisson du riz pilaf
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selon la recette d’un best-seller de la cuisine facile. Un chat noir traversa la route au galop, de gauche à droite, se hissa sur le grillage derrière les thuyas, se rétablit d’un souverain coup de reins et se laissa choir de l’autre côté, chez lui. Mon regard accrocha un écriteau fiché sur la grille d’entrée en fer forgé. ENFIN ! pouvait-on y lire. Tout était dans le point d’exclamation ; le propriétaire avait dû en suer pour se la payer, sa maison, et il tenait à le faire savoir à la cantonade. Dès que je fus hors de sa vue, le roquet cessa d’aboyer. Encore un qui, s’estimant sans doute mal payé, en faisait le moins possible. J’avais déjà rencontré ce genre d’attitude sur deux pattes, lors de mes courts séjours côté travail, avant. La maison d’Andréa était fermée depuis longtemps. La peinture des volets, clos, et de la porte en bois, condamnée, s’écaillait comme gagnée par une maladie de peau ; entre les dalles disjointes du seuil, des touffes d’herbe croissaient et multipliaient, les soulevant par endroits ; la treille, qui coiffait le banc de pierre sur lequel nous nous asseyions vespéralement, pendouillait à l’abandon. Andréa devait avoir pris la retraite éternelle, à moins qu’elle ne fût cloîtrée dans une maison spécialisée à attendre le dernier jour, mais cette option lui ressemblait peu. Les autres maisons du village étaient figées autour de l’église romane. Dans un siècle, elles seraient encore là, France du dix-neuvième, même frilosité, même grisaille de façade, seuls leurs occupants changeraient. Je devais un peu à cette immuabilité mortifère d’être parti. J’enfilai une ruelle entre deux corps de logis en proie aux morsures de l’humidité. Ça puait le rance, les mousses et les vents mouillés d’ouest. Au bout de la ruelle, la flaque de lumière de la route, que je rejoignis pour croiser une vieille femme vêtue de noir. Nous nous saluâmes, comme deux êtres humains s’authentifiant frères en un lieu désert. Son visage me rappela quelqu’un, un nom coincé dans un repli de ma mémoire et que je ne pus dégager. Comme je me retournais, elle en fit autant, et nous nous saluâmes à nouveau en deux mouvements de tête bien coordonnés. Sans avoir répété. Enfin, la vue se dégagea. Sur la droite, une grille percluse de rouille interdisait l’accès à la mare du village sur laquelle stagnaient des flottilles de lentilles d’eau, aussi denses que l’armada US dans les ports de l’océan Indien. Ici, j’avais pêché des têtards, et j’en avais torturé certains dans
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l’espoir fou de leur apprendre à crier ; ici, j’avais passé des après-midi à regarder tourner les heures à la surface de l’eau et j’étais allé jusqu’à me baigner en slip. En ce temps-là, je vous le dis, l’eau était limpide. Je n’aurais point, bien entendu, risqué une dermatose dans le cloaque que je découvrais aujourd’hui. Attenant au mur d’enceinte, l’abreuvoir en tôle ondulée béait, assassiné par les mœurs nouvelles. Maintenant, à l’instar de leurs propriétaires, les vaches devaient boire de l’eau minérale. Passé la mare, les ultimes maisons du village s’étageaient à flanc de coteau jusqu’aux deux dernières, au pied de la colline, isolées par un rideau d’arbres et qui mettaient un point final à l’agglomération. Il s’agissait des maisons de mes parents et grands-parents, retirés depuis de nombreuses décennies dans les prairies du Grand Manitou. Je m’arrêtai pour me pénétrer de ces retrouvailles. Je juchai une Gitane à mes lèvres. Le vent du nord éteignit par deux fois mon mauvais briquet. La plus grande maison était celle de mes parents, ma maison. Depuis mon départ, elle avait tourné des milliers de fois dans l’espace, à la vitesse de 9,81 mètres par seconde ; du reste, jamais je ne m’étais posé la question de savoir si je la reverrais ou non, emporté chaque jour plus loin par l’élan du présent. Dans mon souvenir, elle semblait beaucoup plus grande. Décidément, le monde avait rétréci. Je repris ma progression en ralentissant l’allure pour savourer les nuances du sentiment étrange qui m’envahissait. À chaque pas, de nouveaux détails corrigeaient le portrait que j’en avais gardé : l’existence d’un vasistas, une inclinaison du toit, la teinte des tuiles. Lorsque je vivais là, je ne voyais plus rien. Un chien aboya dans la cour. Un nom m’arriva aussitôt aux lèvres : Mirza. Le sourire né de l’évocation de ce nom s’éteignit aussi vite qu’il était venu. Ce ne pouvait être Mirza, elle aurait vingt-cinq ans. Plutôt un de ses rejetons qu’elle mettait bas avec une effrayante régularité et qui, lorsqu’ils n’étaient pas adoptés par un voisin, finissaient leur courte vie noyés ou éclatés contre le mur de la grange. Il est vrai qu’en ce temps-là un chien n’était qu’un chien. Je longeai le mur du jardin. La voix du chien fut soudain secondée d’autres aboiements. Qu’est-ce que c’était que ça ? Un chenil ? Une chorale canine ? Une maison de retraite pour chiens du troisième âge ? Un camp de chiens réfugiés politiques ? Aurait-on vendu la maison ? Les chiens auraient-ils pris le pouvoir ? J’atteignis la barrière à claire-voie en même
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temps qu’une meute d’une dizaine de chiens de tous styles, crocs à l’air. Voilà un comité d’accueil qui a de la gueule, me dis-je in petto. — Taisez-vous ! ordonna une voix féminine, suivie par sa propriétaire. Les chiens redoublaient d’efforts vocaux à mesure qu’approchait de la barrière une femme en bottes rouges et tablier à carreaux jaunes. Ma sœur. Elle avait épaissi, s’était tassée, mais je reconnaissais son ancienne silhouette sous cet avachissement. Elle parvint à la barrière en distribuant quelques coups de savates avec une générosité que je ne lui soupçonnais pas, sans autre effet que de porter l’excitation des chiens à son comble. — La paix ! somma-t-elle. Tarzan ! Rambo ! Bonnot ! Cartouche ! La paix ! Zorro ! Zitrone ! Couchés ! Elle se tenait à un mètre de moi, de l’autre côté de la barrière, visage couperosé par les intempéries. Elle portait des lunettes bon marché, mal adaptées à son visage, et paraissait plus que son âge. — Monsieur ? fit-elle. Monsieur, c’était moi. Le ton n’était pas engageant. Elle se pencha pour mieux voir entre deux barreaux de la barrière et semblait hésiter entre le vagabond et l’ouvrier branché. Je ne répondis pas. — Vous voulez quelque chose ? reprit-elle. Oui, pensai-je, une enfance heureuse, me payer sur la bête, un minimum de considération, terminer un premier amour bâclé pour cause d’innocence. — Tu ne me reconnais pas ? dis-je pour résumer. Il y eut un silence scrutateur. Les chiens s’étaient calmés un peu. — Ma foi, non. Je lui lançai une autre phrase, comme une corde : — Ouvre la barrière, et réfléchis un peu. Après quelques secondes d’une réflexion qui lui plissait le front, elle porta à sa bouche une main stupéfaite avant d’émettre une esquisse de cri qui tenait du piaillement : — Bernard ! Elle restait plantée comme un gagnant du Loto devant les résultats du tirage. Dix expressions se succédèrent sur son visage sans que je susse
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pour laquelle elle allait se décider. Les chiens s’étaient couchés à ses pieds. — Je peux entrer ? Ma question la dégrisa. — Bien sûr. Elle tourna une lourde clé dans la serrure et entrebâilla à peine la barrière de peur d’une collective fugue canine. Je fis le premier pas et remarquai une absence totale d’herbe, tant les chiens, à tourner et retourner, usaient les rares végétaux qui s’y risquaient la tige. Elle me regardait, les yeux agrandis par ses lunettes, comme si je venais à l’instant de ressusciter et que ma première visite fut pour elle. Elle n’esquissait pas le moindre geste, la main droite bloquée sur la lèvre inférieure. — On s’embrasse pas ? suggérai-je. — Si, bien sûr. Excuse-moi, c’est l’émotion. Et elle me tendit deux joues froides. — D’où viens-tu ? Elle avait demandé ça comme elle aurait parlé d’autre chose, simplement pour casser le silence bizarre qui planait entre nous. — De Paris. — Ah ! Entre. — Et puis avant de Dubrovnik, du petit monde de Suzy Wong, de Shanghai, de Londres, de Madrid… Escorté par ses chiens renifleurs agglutinés autour de mes jeans qui sentaient le chien fou de l’aventure, je m’avançai dans la cour. Je les désignai du menton : — C’est quoi, tout ça ? Comme si ça allait de soi, elle me répondit : — Mes chiens, pardi. — Tout ça ? — Ben oui ! je recueille les chiens abandonnés. — Ah ! c’est nouveau, ça. Et tu as combien de chiens abandonnés par leurs parents ? — Onze ou douze, je sais plus. — Et tu comptes continuer comme ça longtemps ? — Euh, non… j’en veux plus, et ceux-là finiront bien par mourir. Visiblement, elle se demandait si je n’étais pas ma doublure. Je devais assez ressembler à son frère Bernard pour qu’elle se dégelât et parût
Michel Monnereau
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soudain en confiance. — T’es là pour longtemps ? Question attendue. — T’as toujours la question qui tue, toi. Je sais pas, ça dépendra du vent. Réponse espérée. — T’as pas changé. Tu sais jamais la veille ce que tu fais le lendemain. — Ça fait partie de mon charme, tranchai-je. Pouvait-elle imaginer le plaisir de se retrouver un soir dans une ville inconnue, sans autre projet que l’heure à venir, sans autre toit que les étoiles et sans argent d’avance tandis que les hommes rentrent chez eux continuer leur histoire sans surprise ? Elle planta son regard gris dans le mien. — Tu vas trouver du changement, m’asséna-t-elle sur le ton de la menace. Je n’eus pas le temps de formuler une demande d’explication qu’une vieille femme apparut sur le pas de sa porte, qui avait aussi été la mienne, un chat noir dans les bras. Nos regards effectuèrent un rapide va-et-vient. — Voilà maman.
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Photo : Jean Belondrade © Flammarion
Alain Monnier est l’auteur de plusieurs ouvrages parus chez Climats et d’un roman, Givrée, publié chez Flammarion en 2006. Il explore à travers des formes narratives variées, en jouant de contraintes toujours renouvelées, les zones floues de l’humaine condition moderne où se côtoient normalité et turpitudes.
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Alain Monnier
Notre Seconde Vie Éditeur : Flammarion Parution : mai 2007 Responsable cessions de droits : Patricia Stansfield < pstansfield@flammarion.fr >
Il avait fallu basculer dans notre « seconde vie ». L’environnement violemment défaillant, la rareté de l’eau, la pénurie de matières premières avaient conduit à une cessation de l’industrie, de l’agriculture non naturelle, des transports, du tourisme… Mais ce coup d’arrêt violent avait pu s’opérer sans trop de dégâts. L’accès à un univers de Deuxième Vie était devenu un droit inaliénable pour tous. Des politiques avaient alors été menées de concert dans tous les pays : l’accès à la Toile gratuit pour tous, un Revenu minimum garanti (RMG) versé à tous les chômeurs ; le montant en était faible mais était assorti de barrettes alimentaires assurant la ration de vie nécessaire… Alain Monnier nous invite à suivre, dans Notre Seconde Vie, les aventures rocambolesques d’une galerie de personnages hauts en couleur et de leurs avatars, qui ne le sont pas moins, et c’est peu de le dire. Le rire le dispute à l’horreur dans cet univers unique où tout paraît possible, ce pays qui n’existe pas où nous nous retrouvons plongés, et qui sera bientôt au cœur de tous les débats, de toutes les discussions, de notre quotidien le plus… réel.
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PERSONNAGES
AVATARS
Dans la vie réelle
Dans « Notre Seconde Vie » (NSV)
Isidore. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Isidro Edwige.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Eva Fernando.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fernandao Suzan.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marilyn Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Xenakis Carmen.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Karine Wu Li. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Yuzo Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Kreonski Personnages secondaires
Avatars secondaires
Mlle Xia.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Lucy Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Luna Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Samir Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Clara Steve. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Wong Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jeanne d’Arc Zohar.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ingrid Benoît. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Benoît Odile (épouse de Benoît).. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . pas d’avatar Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marieke Maiya.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Matilda Claudia.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierrette Mlle Komura.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Helen Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Snowball Non communiqué.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nathalie Evita.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Hitler Maria (infirmière de Suzan). .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . pas d’avatar Léna.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . pas d’avatar Stéphanie (fille d’Edwige).. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . pas d’avatar Agathe (voisine d’Edwige).. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . pas d’avatar Non communiqué. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Elfride Non communiqué. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Thérésias Sergueï Gourneviev.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . pas d’avatar
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Dernière Minute Reuters – 09 h 45 Universe Labs Corporation vient d’annoncer l’inscription de la six milliardième personne dans son univers virtuel vedette, et confirme par là le succès sans partage de « Notre Seconde Vie ». L’heureuse élue est une jeune Chinoise de vingt-quatre ans, Mlle Xia, étudiante en gestion financière à l’université de Chongqing, actuellement en stage à la Banque centrale de Pékin. Aux journalistes qui l’interviewaient, la jeune femme a déclaré que c’était la première fois qu’elle s’inscrivait dans un univers virtuel, et qu’elle y avait été sur les conseils d’une amie pour faire de nouvelles connaissances. Lors de son inscription, Mlle Xia s’est choisi pour avatar une femme jeune, de type africain, grande et svelte, avec des cheveux courts et des yeux gris qu’elle a baptisée Lucy. Outre la beauté de son visage, Lucy a une musculature élégante et un corps superbe. Elle semble avoir une pointe de vitesse élevée. Universe Labs Corporation a indiqué que l’avatar de Mlle Xia serait traité en VIP et qu’il bénéficierait d’un mentor attitré pour guider ses premiers pas dans « NSV ». À la question de savoir quels étaient ses projets, ou plutôt les projets de Lucy, lle M Xia a répondu qu’elle ne savait pas encore très bien, mais qu’elle pensait faire beaucoup de sport, et notamment des marathons. Lucy descendra triomphalement la West End Avenue de New York demain à partir de 3 :00 pm. Des milliers d’avatars sont attendus sur le parcours officiel. Des millions de papiers découpés seront lancés des fenêtres. Universe Labs a promis un spectacle grandiose à la hauteur de l’événement qui consacre définitivement le succès de « NSV ».
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Notre Seconde Vie
Première partie Vitry-sur-Seine – France – 12 juillet – 04 h 52 Isidore s’éveille. Son dos lui fait mal comme chaque matin, il s’étire en grimaçant, son arthrose ne le lâche jamais, il pose un pied par terre, bâille à nouveau et finit par se faufiler dans l’étroite cabine de douche. Le filet d’eau est bien trop ténu pour le tirer de sa torpeur matinale, mais la sensation de fraîcheur le long de ses membres amaigris lui est cependant agréable. Elle ne dure pas, il sort d’un pas hésitant, en prenant garde de ne pas glisser,
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et enfile mécaniquement son vieux jogging taché et son polo de la semaine. Il va jusqu’à la double étagère qui fait office de cuisine, et se sert un café en poudre. C’est l’heure bleue et triste des insomniaques qui attendent de percevoir, au travers de stores déglingués ou de volets mal fermés, les premières lueurs du jour. Celles de leur délivrance. Isidore saisit une barre vitaminée qu’il grignote sans faim. Très vite, il la pose à côté de la console de pilotage, sur une tablette rivetée à l’accoudoir de l’unique fauteuil de la pièce, puis il allume d’un doigt tremblant le grand écran plat qui est fixé au mur. C’est un Nykkos, de 2 m sur 2,70 m qui lui a été récemment livré en remplacement de son vieux Philips qui ne pouvait pas exploiter la dernière version du générateur d’images. La nouveauté est que l’image de l’écran pivote en fonction des yeux du spectateur, et se repositionne sans à-coups, d’une manière parfaitement lissée, pour que le point visé soit toujours au centre de l’image. Concernant la définition elle-même, il n’y a rien d’innovant, puisque la résolution 3D de 2 048 x 2 048 x 1 024 points sur un panorama potentiel de 356 degrés est parfaite, et que les images de synthèse ont depuis longtemps la même qualité que les images des caméras numériques. Il est même impossible de les distinguer à l’œil nu. Une fois passés les divers contrôles et protocoles d’accès, le générique de « Notre Seconde Vie » s’installe, royal et conquérant, avec les trois fameuses lettres N, S et V qui semblent sortir d’un improbable océan et se fondre dans une molle pluie de gouttes d’or. Puis l’image se met en place, et Isidore se voit en train de s’éveiller sur l’écran. Isidro porte un superbe pyjama vert anis déboutonné. Un remix de l’Hymne à la Joie de Ludwig van Beethoven envahit la chambre. Le soleil se lève sur la baie de San Francisco qui s’étend devant lui à perte de vue. Il s’approche de la terrasse, pousse la porte-fenêtre. En bas sur la plage, deux filles magnifiques en maillot modern style font des exercices de musculation. Quatre mouettes volent dans le ciel. En se penchant vers la droite, Isidro aperçoit la petite sirène de Copenhague. Il regrette cette faute de goût et soupire en pensant qu’il lui faudra absolument corriger ce détail. Il sonne le room-service. Une jeune femme arrive aussitôt. Elle a des cheveux courts graissés en
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arrière. Un baby-grow en élastomère noir moule son corps parfait, surtout ses deux seins portés très hauts qui font d’elle une fille vraiment superbe. Elle a mis un tablier de soubrette (traditionnel, blanc, noué haut) sur lequel est affiché son prénom Luna. Elle pose d’un geste assuré le somptueux petit déjeuner sur la table du salon. Isidro grignote un toast de chez Poilane (Fr), avale quelques morceaux de pamplemousse du Golan (Isr) et se dirige vers la douche. La salle de bains est vaste, entièrement carrelée de blanc. Le jet se déclenche au contact de son pied sur le bac. En bas de l’écran, la ligne de contrôle indique que la pression est à 6, la température à 29 °C et l’hygrométrie ambiante à 78 %. L’eau gicle sur son corps qu’on admire grâce à un lent travelling avant. Le massage est hyper-violent et des marques rouges apparaissent sur ses trapèzes, ses quadriceps et ses fessiers. Le zoom à 400 affiche ses muscles en plein écran. Son bien-être est palpable. Isidro sort de la douche et enfile un peignoir en laine écrue. Exactement 1 381 personnes sont à cet instant connectées sur son appartement, comme indiqué sur le tableau de popularité affiché en bas à droite. Il se sert une tasse de thé au jasmin de Russie et sonne à nouveau Luna. Celle-ci entre avec un agenda électronique à la main. — Qu’est-ce que j’ai aujourd’hui ? — Une réconciliation amoureuse de type mélodramatique avec Elfride. — C’est super ! Ça va attirer du monde. Et en plus je me la sens bien. — Ensuite il y a la cérémonie d’ouverture de la Semaine du Bon Cœur. — Cool ! — La vente aux enchères au profit de World Entraide, et l’élection de la meilleure ONG du trimestre… — Ah non, pas la meilleure ONG ! C’est trop bidonné… — Pourtant il y a déjà Linda Wainsorbes, Luis Mariano, Flora la belle Romaine, le comte Léon Tolstoï, le chancelier Adenauer, Lou AndreasSalomé et Armistead Maupin qui ont confirmé leur présence… — Non, je resterai à la vente aux enchères ! Il y aura autant de célébrités ! — On a annoncé Aristote Onassis, Maurice Couve de Murville, le petit Marcel, James Dean, la jolie flaubertienne Emma Bo, Bruce Lee… — Ouais trop cool ! Quelles sont les mises à prix ? Luna pianote à toute vitesse sur son petit écran et annonce d’une voix
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professionnelle : — Un mot d’humour de l’imam Khomeiny, exemplaire unique, en date du 12 février 1978, à 11 h 17, avec une mise à prix de 100 000 euros, le doudou en lambeaux du camarade secrétaire général Lavrenti Pavlovitch Beria ( ), avec une mise à prix de 30 000 euros, le manuscrit apocryphe de Survivance pour 8 000 euros, je continue ? — Non, ça suffit. Isidro se tourne avec une mimique d’approbation dans laquelle est concentrée toute sa volonté de soutenir l’action de World Entraide, ce qui le rend sympathique. Ses moyens financiers ne lui permettront pas d’acquérir l’un de ces objets, mais l’important est de participer et d’être mentionné sur la liste des enchérisseurs publiée dans Vita Virtuale Mag. Isidro s’approche du dressing en noyer et l’ouvre pour choisir ses vêtements. Il fait tourner costumes, chemises et polos qui s’affichent à tour de rôle dans le nuancier de couleurs et de textures de l’écran. Il hésite et finit par extirper un ensemble en soie de Pashmina, gris léger avec des boutons d’ébène à trois trous en forme d’octaèdre. Il choisit un polo sans maille et des mocassins année 1982, en semelle de jeune veau. Dans le même temps, il pense qu’il n’a pas contrôlé si Elfride a répondu à son invitation. Ennuyée, Luna secoue la tête négativement. — Elle est insupportable avec sa manie de ne jamais répondre ! — Je relance ? Isidro lève les sourcils car la question est incongrue. Il peut être relancé, mais lui-même ne relance jamais. C’est ainsi. Il dit : — Non ! J’aimerais autant une jolie brune qui serait libre ce soir… — Yeux bleus ? — C’est égal, mais qu’elle ait au moins 500 connectés avec elle ! Luna sort en haussant les épaules, ce qui va au-delà de ses prérogatives. Isidro n’y prête pas attention, il reprend une gorgée de jus de goyave et allume Radio Besos (512 MHz). Il l’arrête aussitôt avec un air excédé qui sied parfaitement à son attitude de la semaine. Un signal d’entrée clignote sur la ligne de contrôle. Isidro le valide avec sa clé vocale. Une fenêtre s’ouvre en haut à droite de l’écran. Samir apparaît, il porte un magnifique blazer mandarine avec des boutons dorés et un pull à col roulé gris perdrix.
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— Je dérange ? dit-il en pénétrant dans l’appartement. — Tu déranges toujours, Samir ! Luna indique qu’elle n’a trouvé aucune brune possible, et qu’elle n’a toujours rien reçu d’Elfride. Isidro soupire. — Le bel Isidro a un souci ? — Non… Tu as vu Elfride ces dernières heures ? — Elfride Barnes ? — Elfride Barnes est out ! Tout le monde le sait. Je te parle d’Elfride Samorski… — Ah oui ! Il paraît qu’elle a de gros soucis de fric, et qu’elle se déconnecte souvent. — Ça n’a rien de drôle ! — T’énerve pas, Isidro ! Je dis ça comme ça, d’ailleurs je me fous d’Elfride. — T’es tout de même pas venu pour me dire que tu te fous d’Elfride ? — Du calme, mec, du calme ! — Qu’est-ce que tu veux, Samir ? Pourquoi t’es là ? Parle ! On n’est pas à l’ONU à se tourner en rond autour. Les connectés s’ennuient vite ! — OK, OK… Tu vas à la fête des Doges ? — Le truc à Venise ? Ah non surtout pas ! Et pour ta gouverne je ne vais pas non plus à la Midnight Parade, ni au Carnavalight de Rio, ni à la Bacalau Pride de Maulin… — Tu pourrais m’avoir une invit ? — Non ! — Ou me prêter ton pass… — Jamais ça, mec ! Jamais ! — Juste pour la soirée, ou pour une heure, faut que j’y aille absolument ! Tout le monde fait ça aujourd’hui. — Oh ça va ! Je connais ton scénario par cœur. Tu as fait le coup à Bertrand et son avatar a été liquidé de l’écran. — Je n’y suis pour rien. Je te jure que je n’y suis pour rien ! — Ce pauvre Bertrand est exclu pour trois mois. — Il va pas en crever ! — Tu disjonctes mec ! Trois mois c’est l’éternité ! Trois semaines d’absence de la Toile et tu es bon pour recommencer de zed à zed. — Et après ? — Mais c’est à crever ! Il aura perdu son expérience et il devra tout
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réapprendre. — Il n’a qu’à acheter de l’expérience ! — Avec quel pognon ? C’est toi qui vas lui en avancer ? Samir hausse les épaules avec un mauvais ricanement. Il ne sait plus quoi dire. — T’as vraiment une superbe vue de chez toi… C’est pas un peu grand pour un type seul ? — Qu’est-ce que ça peut te foutre ? — Oh ça va, calme-toi ! — Excuse-moi Samir, mais tu as une putain de sale manie de toujours te mêler des autres. T’en as pas assez avec toi ? — Bien je… — T’es fortement malsain et archi-épuisant. — OK, OK… Je t’angoisse plus les gènes, mais est-ce que tu sais qu’il y a un type sur la Toile qui te recherche… — Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? demande Isidro apeuré. — Un type avec une sale gueule qui questionne les gens… — Pourquoi tu me racontes ça maintenant ? — Parce que je t’aime bien ! — Accouche ! — J’ai un pote qui peut t’aider. C’est un type fortiche qui a bossé à la CIA à l’époque, un balèze des proxys et de toute cette quincaille. Alors avec tous ces fous qui se dissimulent partout, je me suis dit que… — Arrêêête Samir ! Isidro se lève. Il fait le tour de sa chambre. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Il aperçoit les deux filles de la plage en train de remonter par le sentier de la falaise. Son costume est impeccable et parfaitement assorti à son polo. Il l’a acheté chez Fab’ Virtual Store, c’est un article en soft, écrit point à point, très souple, qui épouse les moindres mouvements. Rien à voir avec les calculs de plaques des produits récents bon marché. Le signal d’entrée clignote à nouveau. Isidro aperçoit Xenakis dans la fenêtre de contrôle. Sa satisfaction est manifeste. Il demande à Samir de partir, mais l’autre tente l’incrust avec des minauderies orientales exaspérantes. Isidro l’expulse avec la touche « Exit », puis il se sert un verre d’eau
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biologique reminéralisée de la marque « Vitale ». Il prend soin d’accélérer le zoom vers la célèbre étiquette blanc et bleu, et de montrer combien la boisson l’a déstressé. Pendant ce temps, Xenakis est entré et s’est assis sur le canapé du séjour. Ils se connaissent depuis quarante-huit heures, et ils ont l’intime conviction réciproque que leur fréquentation sera intéressante et fructueuse. — Je venais t’inviter à une fête, dit Xenakis. — Super… C’est quand ? — Jeudi prochain… à Delphes… Ce devrait être méga-géant ! — Pas de bol ! Suis déjà pris ! J’ai annoncé que j’allais à la Commémoration du vase de Soissons. — Dommage, Isi, dommage ! Il y aura la Pythie, il paraît qu’elle est en super-forme et qu’il y aura plein de divinations à gagner. Ça va être top géant… Xenakis a des boucles noires, une peau mate et des yeux verts. Son story personnel indique qu’il a été berger dans le Péloponnèse et qu’il entend le langage des brebis. — Tu vas vraiment solliciter la Pythie et te mettre un destin sur le dos ? — Bien sûr ! — Avec la marque attachée à ton nom… C’est pire qu’un tatouage mec… tu le sais, on s’en défait pas. — Oui, mais tout le monde sait aussi qu’un type avec un destin monte ses hits de plusieurs pour-cent dans les jours et les semaines qui suivent. C’est avéré. Les gens veulent voir comment tu te débrouilles et comment tu pares aux coups du sort. — Je sais, mais ça reste une sale entrave ! — J’en ai envie… — Tu espères que la Pythie va te lâcher des infos sur tes putains de parents ? Xenakis marque un temps d’arrêt. Il est reconnaissant à Isidro d’avoir lancé cette remarque qui toujours lui assure une centaine de connexions instantanées venant des abonnés qui ont mis le mot « parent » dans leurs dictionnaires de favoris. — Oui, répond-il gravement. Isidro hoche la tête et demande si Marilyn M. [il s’agit bien de Marilyn Monroe] va l’accompagner à Delphes. — Évidemment ! répond Xenakis. Sans elle je ne pourrais jamais entrer
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dans un endroit pareil. Isidro, qui veut absolument rencontrer la star, se demande s’il n’est pas en train de rater une occasion majeure. Il n’est pas dit en effet que Marilyn M., qui s’est passionnément éprise de Xenakis, ne change pas bientôt d’avis. Isidro est dans les rues de Londres. Il a décidé de se rendre à pied chez Christie’s pour profiter du soleil et être sûr d’arriver en retard. Il vient de passer devant chez Harrods, et s’apprête à tourner dans Baker Street, lorsqu’une jeune fille l’aborde. Elle a les cheveux longs, et surtout un regard d’une étonnante douceur, obtenu sans doute par un savant mélange de reflets contrastés. Elle retient l’attention malgré son tee-shirt blanc et son short gris qui désignent irrévocablement les nouveaux venus. Isidro ne s’y trompe pas mais accepte de lui parler, ce qui est pour elle une chance qu’elle ne mesure pas. — Excusez-moi, lui dit-elle, je suis arrivée hier et je me repère mal. Je cherche un magasin où acheter des fringues. — Ce sera pas du luxe, dit-il en la regardant dédaigneusement. — Je sais pas comment faire ! — Vous tapez « fringues » dans la ligne du moteur d’espaces, en bas à droite… — Oh merci, dit-elle. Isidro n’a pas l’habitude de guider les débutants, mais il se dit que de temps en temps, cela peut le rendre sympathique. — Je peux vous poser une autre question… Comment on doit s’y prendre pour vivre ici, je connais pas les règles… — Il y a pas de règles, vous faites ce que vous voulez, mais si vous avez du pognon, vous pouvez en faire davantage, et c’est vraiment plus drôle ! — Mais comment ? Il faut travailler ? On m’a donné mille euros en arrivant… Tant de naïveté l’agace, cette sotte n’a même pas fait l’effort de lire la notice, mais la planter maintenant pourrait nuire à son image. — Il y a plusieurs façons ma jolie. Tu te fais remarquer, et il y a des gens qui se connectent sur toi pour mater ta vie. Tu gagnes en fonction du nombre de connectés. En général il y a des marques qui déboulent et qui te paient pour porter leurs fringues ou pour boire leurs trucs… La fille le regarde avec un éclair admiratif qui le conforte. — Comment tu t’appelles ? lui demande Isidro.
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— Eva. — C’est naze ! — Ah bon ? Mais pourquoi ? — Parce que c’est naze, il y a des choses qui s’expliquent pas. — Et si on est pas connu, comment on fait ? — Tu te mets à bosser. Tu peux fabriquer des bijoux, des attitudes, des habits, des gestes et les vendre… Tu te fais un magasin ou tu les mets en dépôt chez des grandes marques. J’ai un pote qui fait des meubles avec les outils logiciels, puis il les met chez Ikea, et il prend de la monnaie chaque fois qu’il s’en vend un. — Je suis pas très douée… — Si tu as une vraie fortune personnelle, je veux dire dans la vie première, enfin de la vraie tune, quoi ! tu peux t’acheter une île. C’est ce qui rapporte le plus. Tu construis de beaux équipements, et les gens paient pour passer leurs vacances dans ton domaine. — J’ai pas de fortune et je bosse pas… — Dernière solution, tu es mignonne et pour peu que tu aies un peu d’habileté, tu peux te prostituer. Ça gagne bien ! Eva hausse les épaules et remonte instinctivement son short. — Et pour être connue ? Comment on fait ? — Ça ma poulette, c’est top secret. C’est le talent personnel et l’art du look ! Et à partir de maintenant, mes conseils sont payants, c’est 500 euros la réponse ! — Alors vous pouvez vous les garder ! lui dit-elle en riant. Et en faire de la confiture si vous avez du sucre en poudre ! Isidro, qui ne s’attendait pas à tant de morgue, sursaute. Il ne peut en rester là. Surtout face à une nouvelle arrivante. — Au fait Eva, mon dernier conseil gratuit, tu devrais passer au Sexstore et t’acheter une paire de seins et un vagin ! parce que pour l’instant t’es même pas un avatar, t’es juste une marionnette ! Des rires sont mis en fond sonore, et une légère augmentation des connexions se produit comme à chaque fois qu’un nouveau se fait moucher. Pas mécontent, Isidro boit une bouteille de Coca et s’éloigne sans un mot.
Alain Monnier
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Eva se rend à la Commercial MegaCity qui s’est construite hier, suivant les plans incroyables de deux designers australiens de la Mac Bride Institution. Il est à noter que les immeubles sont en creux, ce qui est incitatif pour les passants. Les plus grandes enseignes ne s’y sont pas trompées. Carrefour, Walmart, e-Leclerc, Tesco, Seibu, Fnac, CVS, Orange, Falabella, Siemens, Mac Donald’s et d’autres encore ont investi les bons emplacements. Eva n’ose pas entrer. Par chance elle trouve un Monoprix à deux blocs de là qui lui paraît, de par sa taille modeste, plus accessible. Elle entre. Des allées de rayons remplis de toutes les marchandises imaginables s’auto-construisent au fur et à mesure que le chaland avance. Il suffit de poser la loupe, et l’objet désiré apparaît en plus grand avec un descriptif technique, un bref historique et une fiche d’achat. Eva aperçoit enfin des jeans. Elle sait qu’elle ne peut pas rester avec son short gris minable, elle a deviné que tant qu’elle apparaîtrait comme une débutante, les gens éviteraient de lui parler pour ne pas se coltiner une nième séquence de formation. Elle zoome sur un jean en toile bleu avec des coutures en fil Nylon jaune légèrement réfléchissant. La fiche produit apparaît aussitôt : « Marque Lewis – Corporate 134 – Toile élastique moulante au niveau du bassin et des cuisses de tout avatar – Laisse voir les mouvements musculaires par ombrage sélectif différencié – Taille unique adaptable – Apparence neuve pendant 12 mois, usée pendant 16 mois, en lambeaux à partir du 30e mois. » Eva appelle la fiche achat : « 150 euros cash [165 euros en paiement différé] – y compris un droit de revente avec deuxième calibrage non réversible – octroi de 180 points [Lewis offre un jean réel pour 700 000 points acquis, à retirer dans un Magasin central]. » Eva hésite. Elle n’ouvre pas la fiche historique, car elle connaît bien la marque. Une jeune femme vient lui parler : — Tu vas acheter ça ? — Je ne crois pas, je n’ai pas assez d’argent… — Tu as juste ton pécule d’arrivée ? — Oui. — Viens chez moi, j’en ai une pleine armoire, tu en trouveras bien un qui te plaît…
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— C’est vrai ? Vous feriez ça ? — Puisque je te le dis… — Comment je fais ? — Tu tapes « Karine_7132 » dans le moteur de personnes. Tiens je te fais glisser mon adresse sur ton ardoise… — Je peux venir que dans une heure ? parce que là j’ai… — Tu passes quand tu veux.
Alain Monnier
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© Francesca Mantovani
Éric Reinhardt est né en 1965 à Nancy. Il vit et travaille à Paris. Il est éditeur de livres d’art. Il est l’auteur de Demi-sommeil (Actes Sud, 1998), du Moral des ménages (Stock, 2002) et d’Existence (Stock, 2004).
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Éric Reinhardt
Cendrillon Éditeur : Stock Parution : septembre 2007 Responsable cessions de droits : Barbara Porpaczy < bporpaczy@editions-stock.fr >
C’est un livre d’amour. C’est un livre d’amour dédié à une saison, l’automne. C’est un livre d’amour et de guerre secrets sur la mondialisation, les dérives du capitalisme moderne. Laurent Dahl prend la fuite, abandonnant femme, enfants, appartement londonien et domestiques. Son ascension fulgurante dans une société d’investissements vient de s’achever en faillite. Patrick Neftel roule à vive allure vers un studio de télévision, des armes cachées dans le coffre de sa voiture, pour accomplir le geste radical et désespéré qui lui donnera enfin le sentiment d’exister. Thierry Trockel conduit son épouse vers un manoir isolé aux environs de Munich. Ils doivent y retrouver un couple rencontré sur Internet. À travers ces trois personnages issus d’une classe moyenne toujours malmenée par l’auteur du Moral des ménages, c’est le monde dans toute sa rudesse qui se révèle : traders bourrés de cocaïne, laissés-pour-compte de la promotion sociale, parents soumis et humiliés, adolescents rageurs, jeunes gens avides et ambitieux, arrogance et dégradation des people, mépris des intellectuels de gauche pour les déclassés.
spéculateurs qui jouent avec l’argent des autres, au risque de tout perdre. Un livre féroce et puissant, traversé cependant par un goût du bonheur qui contraste avec la brutalité du propos. Éric Reinhardt y exalte la féerie de sa saison préférée, la troublante séduction des femmes rousses, la grâce des ballerines de l’Opéra, la poésie de Mallarmé. Les pages les plus étincelantes sont dédiées à Margot, la femme aimée, qu’il célèbre comme une reine. Ainsi, au terme du voyage, Cendrillon devient le livre le plus émouvant qui soit.
Cendrillon est le roman que l’on attendait sur notre monde, un monde qui agonise et ressuscite d’un marché financier à l’autre : documenté, précis, captivant. On se passionne pour les paris périlleux des
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Je suis allé à Londres pour rencontrer le trader dont Steve Still m’avait laissé les coordonnées. David Pinkus habite un vaste appartement dans le quartier de Holland Park. Je me suis perdu. J’ai marché pendant une heure. J’ai pu dénombrer, stationnées devant d’énormes maisons, banalisées par leur fréquence, une quantité ahurissante de Porsche, Jaguar, Ferrari, énormes 4 x 4, Aston Martin. Je lui ai téléphoné. Il m’a demandé de le retrouver à son club de tennis où il venait de terminer une partie. Je suis malade comme un chien… Le père de ma femme a passé quelques jours avec nous… il a choppé un truc dans l’avion… une maladie tropicale… – Tu veux qu’on annule ? Tu préfères qu’on se voie demain ? – Non, c’est bon, ça va aller, c’est juste que je comate, c’est la mort, j’ai chaud, j’ai froid, je vais boire un Coca. Une fois chez lui : Alors comme ça tu prépares un roman sur la finance ? – Peut-être. Je veux comprendre le monde dans lequel on vit. Je veux que tu me parles de ton métier. De la finance internationale et des hedge funds. On lit partout que les hedge funds jouent un rôle considérable dans la marche du monde. – Très bien. Ça m’amuse. Je vais tout t’expliquer. J’apprends alors, mesdames messieurs, camarades littéraires, qu’il existe trois types de fonds d’investissement, appelés asset managers dans les pays anglosaxons. Premièrement les fonds de pension, qui gèrent l’argent que leur confient les salariés d’un certain nombre de pays, Au premier rang desquels les États-Unis et la Grande-Bretagne, en vue de leurs retraites. Ces fonds de pension, dans la mesure où ils jouent avec l’argent des retraites, leur activité est régulée : Ils ne sont pas autorisés à prendre des risques démesurés, précise David Pinkus. Il doit y avoir une certaine partie en actions, une certaine partie en obligations d’État, une certaine partie en cash, et un titre ne doit jamais représenter plus de 5 % du portefeuille actions. Si le marché crash et perd 50 %, seule la moitié des fonds aura perdu 50 %, En d’autres termes le capital placé n’aura diminué que de 25 %. Deuxièmement les mutual funds, l’équivalent des Sicav en France. Il s’agit de fonds constitués par les économies que les particuliers confient à leur banque, BNP, Société Générale, Crédit Agricole, ce genre d’établissement, me dit David Pinkus, où une personne fait fructifier à elle seule quelques centaines de millions d’euros. Les régulations sont un peu plus souples : Les assets managers des grandes banques peuvent prendre un peu plus de risques. Troisièmement les hedge funds, apparus dans les années 1970 avec George Soros. Il s’agit d’investissements RISQUÉS, extrêmement LÉVERÉGÉS, interdits aux particuliers. Je vais t’expliquer dans quelques minutes ce que veut dire ce terme, léverégé. Seul quelqu’un D’AVERTI est autorisé à placer son argent dans un hedge fund. Qu’est-ce
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que c’est que quelqu’un d’averti ? C’est là que la loi est un peu souple. Moi par exemple je vais être quelqu’un d’averti. J’ai un DIPLÔME et je TRAVAILLE dans la FINANCE depuis dix ans. David Pinkus a le droit d’investir dans un hedge fund. Il est censé savoir que son investissement est dangereux. On lui fait signer un papier comme quoi il a compris qu’il peut tout perdre. Le hedge fund il va aller très fort avec son truc. Il part pour faire 100 % par an. Et s’il part pour faire 100 % par an cela veut dire qu’un jour il peut tout perdre : il n’y a pas de magie. Le hedge fund va lui dire : « Je vais faire du très gros », il va lui dire : « Du très risqué », il va lui dire : « Je vais prendre de gros paris », il va lui préciser : « Je vais les twister de façon que si ça marche ça te fasse le carton ». Et donc voilà : il met ou il met pas. Historiquement, les premiers à avoir investi dans les hedge funds et contribué à leur émergence étaient ce qu’on appelle les FAMILY OFFICE, les particuliers fortunés, Bernard Arnault, Albert Frère, les Agnelli, qui ont lancé Louis Bacon, une grande figure de la finance, le créateur de Moore Capital, un énorme fond. Ces family office vont être assis sur un, deux, trois milliards de dollars, et ils vont confier quelques centaines de millions de dollars à des jeunes qui débutent. Et ces mecs-là, propulsés par les family office, ont décollé dans les années 1980 avec l’apparition des PRODUITS DÉRIVÉS, et donc des capacités de LEVERAGE, et donc des capacités de SHORTER. Car, me dit David Pinkus, qu’est-ce qui distingue un hegde fund d’un fonds classique ? Comme il peut prendre beaucoup de risques il est autorisé à utiliser tous les produits disponibles sur le marché, notamment les produits dérivés – il en existe ÉNORMÉMENT. Qu’est-ce qu’un produit dérivé ? C’est ce qui donne le RISQUE et le RETURN, et c’est apparu dans les années 1980. Avant, la seule chose qu’on pouvait faire, c’était acheter une action et la revendre un peu plus tard. Le seul risque qu’on pouvait prendre c’était en terme de pondération, placer une partie importante de son capital sur un seul titre, Alors qu’avec les produits dérivés on peut prendre des risques vraiment ÉNORMES. Mais alors : qu’est-ce que c’est qu’un produit dérivé ? C’est une OPTION. David Pinkus me demande si je sais ce qu’est une option. – Non. À part le GPS des voitures. Ce trait d’esprit un peu facile le fait sourire : Rien à voir. Je vais t’expliquer. Il précise que c’est facile à comprendre, même pour un littéraire, et qu’il suffit d’écouter. On va dire qu’un titre vaut 25. D’accord ? me demande-t-il. Il ne cesse de me sourire, de s’assurer que je comprends ce qu’il raconte, je sens qu’il ralentit à dessein le débit naturellement précipité de son intelligence. Je frappe à sa porte de trader et je lui dis : « Putain, David, j’aimerais
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bien acheter cette action à 50 entre maintenant et la fin de l’année. Je veux pouvoir l’acheter à 50 QUAND JE VEUX cette année. » Et le titre il vaut 25. « Combien ça va me coûter David ce droit de pouvoir t’acheter cette action à 50 quand je veux cette année ? » C’est une sorte d’assurance. Ça se PRICE. Ça se CALCULE. Ce sont des calculs de PROBA. David Pinkus va devoir se livrer à un certain nombre de calculs complexes. Il se dit : « Quelle est la CHANCE que ce truc passe au-dessus de 50 » et il calcule. Il se dit : « Quelle est la CHANCE que ce truc aille à 70 » et il calcule. Il se dit : « Quelle est la CHANCE que ce truc dépasse 80 » et il calcule. Et il me vend pour 3 euros le droit de lui acheter à 50, n’importe quand dans l’année, une action qui vaut 25 aujourd’hui. Et alors il me demande : « Éric. Pour combien d’actions tu veux en faire ? » et je lui dis : « Pour 500 000 ACTIONS » et il me répond : « Alors ça va te coûter 1 million 5 ». Je lui donne AUJOURD’HUI 1 million 5 et il devra me livrer 500 000 titres à 50 n’importe quand dans l’année. C’est simple non ? me dit-il avec un regard malicieux. Alors écoute la suite. Il me demande d’imaginer ce qui se passe pour moi si le titre dépasse la barre des 50 et se met à valoir 70. Combien j’ai gagné si je lui achète à 50 un titre qui valait 25 au moment où j’ai acquis l’option et qui vaut maintenant 70. – Beaucoup. 20 x 500 000 moins 1 million 5, je lui dis avec une certaine fierté. Il a l’air étonné. – Exactement, me dit-il. Tu as gagné 10 millions. Il m’invite à examiner ce résultat en me faisant observer que la valeur du titre, en passant de 25 à 70, a été multipliée par presque trois. Le titre a fait fois 3. Si j’avais acheté ce titre à 25 et si je l’avais revendu à 70, j’aurais multiplié mon investissement par trois. Mais là j’ai mis 1 million 5 et je récupère 10 millions : j’ai fait fois 6 au lieu de fois 3 : On dit alors que tu as eu un LEVERAGE de 2. Car, cher ami, me dit-il, si tu avais voulu acheter 500 000 actions à 25, ça t’aurait coûté DOUUUUUZE MILLIONS ! Tu aurais dû sortir DOUUUUUUZE MILLIONS ! Tu n’as sorti qu’UN MILLION CINQ au lieu de DOUUUUUUZE MILLIONS ! Le mot douze s’est étiré dans l’atmosphère comme une longue note de flûte. Moi, Éric Reinhardt, héritier fortuné, spéculateur exaucé, j’ai eu tout l’upside pour un million cinq de cash ! En réalité je n’ai jamais payé les actions : Je les ai portées pour toi en quelque sorte… me dit David Pinkus. Avec ce système j’ai bénéficié du même moove mais je n’ai mis qu’une partie de l’argent au départ. C’est ça le leverage. Tu t’es léverégé. Avec seulement UN MILLION CINQ tu as eu de l’EXPOSITION sur VINGT-CINQ millions d’une action. Et un hedge fund c’est ça qu’il fait, il est autorisé à s’exposer sur beaucoup plus que l’argent qu’il possède. J’apprends alors que les produits
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dérivés, ça se fait À LA HAUSSE, ça se fait À LA BAISSE, Il existe des trucs de FOUS FURIEUX, tu peux décliner À L’INFINI et imaginer N’IMPORTE QUOI ! s’exclame David Pinkus que cette panoplie d’outils spéculatifs a l’air de rendre heureux. Par exemple je me réveille un matin avec l’envie ardente de gagner énormément d’argent. Beaucoup plus en tout cas que sur le trade précédent. Je frappe alors à la porte de David Pinkus et je lui dis : « David, écoute, je voudrais pouvoir t’acheter à 50, entre maintenant et la fin de l’année, une action qui vaut 25 aujourd’hui. Mais je te rends tout l’upside à partir de 70. À combien tu me le fais ? » En d’autres termes : si le prix de l’action se situe entre 50 et 70, je gagne, mais s’il dépasse la barre des 70, je perds. Quel est l’intérêt pour moi ? dis-je à David Pinkus. Il me répond qu’au lieu de me vendre cette option à 3 euros il me la vend à 1,50 euro. Et si ça reste entre 50 et 70, si le cours de l’action s’arrête à 69, C’est le méga JACKPOT, c’est du DÉLIRE, c’est FANTASTIQUE ! La dernière fois, combien on avait dit, on avait gagné combien, tu avais fait fois 6 la dernière fois. Tu avais gagné 10 millions. À présent, avec un investissement de départ de 750 mille au lieu de 1 million 5, tu ne fais plus fois 6, tu fais fois DOUUUUUUZE ! Tu gagnes à présent DIX MILLIONS en n’ayant mis au départ que 750 mille ! Tu fais fois DOUUUUUUZE alors que le titre n’a fait que fois 3 ! On dit dans ce cas que j’ai été extrêmement LÉVERÉGÉ : le titre a fait fois 3 et moi j’ai fait fois 12 : leverage de 4. En revanche, si le titre ne va pas à 50 mais s’arrête à 49, combien j’ai gagné ? Zéro. J’ai même perdu 750 mille. En résumé, si l’action fait fois 2, de 25 à 50 : je perds tout, et si elle fait fois 3, de 25 à 70 : je multiplie mon investissement par 12. Et ce genre d’opération je peux le faire sur un milliard, Tu peux mettre UN MILLIARD sur une opération telle que celle-ci ! Et si ça marche ! C’est DOUUUUUUUZE MILLIAAAAAAARDS dans ta TIRELIRE ! Tu te retrouves avec DOUUUUUUUZE MILLIAAAAAAARDS dans ta TIRELIRE ! Cet exemple, mesdames messieurs, c’était pour vous donner le concept essentiel du LEVERAGE. On comprend mieux pourquoi c’est interdit aux particuliers, aux mutual funds et aux fonds de pension. GROSSO MODO : soit je fais fois 12 soit je perds tout. Autre façon de se léveréger et de prendre du risque : emprunter de l’argent. Il existe un certain nombre de personnes qui seront ravies de me prêter de l’argent. Je suis un hedge fund et j’ai deux cent millions d’euros confiés par des investisseurs : Assez classique. Deux cents. Trois cents. J’ai une banque et j’ai le droit d’être à découvert. C’est ça le gros secret, me dit David Pinkus. En plus. C’està-dire que j’achète pour 1 milliard d’actions alors que je n’ai que 200 millions
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au départ. Ma banque me prête 800 millions. Je lui dois de l’argent. Ce n’est pas un problème. J’ai donc 200 millions qui m’ont été confiés par des investisseurs, qui prennent le risque, QUI PRENNENT LE RISQUE, me répète avec insistance David Pinkus, et à qui je dis : « Si tu perds tu perds tout », et moi je joue en réalité sur un milliard. La banque ne prend aucun risque car j’ai des ratios à respecter : si je commence à perdre elle récupère son argent. La banque vérifie que si elle vend les actions que je possède elle peut récupérer son argent. Si je suis à 30 ou 40 % du niveau où elle risquerait de ne pas pouvoir récupérer son argent elle me fait vendre les actions. La banque peut vérifier au jour le jour ?… dis-je à David Pinkus. Celui-ci ouvre de grands yeux : Non ! Pas au jour le jour ! À LA MINUTE ! – Et s’ils s’aperçoivent… – S’ils s’aperçoivent que je commence à perdre ? Coup de fil. Tout de suite. Immédiatement. Ils reprennent leur pognon. Il faut vendre. Les mots vont vite. Ils ont l’air d’être aspirés par un énorme ventilateur mental, funeste, disposé à l’horizon de la spéculation. David Pinkus traduit de cette manière la tragédie du trader en chute libre, l’urgence incandescente à laquelle il se trouve acculé par le système qui se retourne contre lui. Donc, mesdames messieurs, écoutez bien, exemple classique, je vous fais le truc dans les deux sens, hedge fund de 200 millions, leverage de 5, GROS LEVERAGE, j’emprunte 800, je joue sur 1 milliard, j’achète pour 1 milliard d’un titre, imaginons que celuici fasse 20 %, j’avais 200 millions, je gagne 200 millions : je fais 100 %. Pourquoi ? Performance de 20 %, fois 5 de leverage : 100 %. Inversement, hedge fund de 200 millions, leverage de 5, j’emprunte 800, je joue sur un milliard, j’achète pour 1 milliard d’un titre, imaginons que celui-ci perde 20 %, j’avais 200 millions, je perds 200 millions : je perds l’intégralité de ma mise de départ : 100 %. La banque, si je commence à perdre, si elle voit qu’il ne me reste que 820 millions, Et même ça commence plus haut, elle commence à te taper dessus à 880 millions, elle t’appelle et elle te dit (le ton de David Pinkus est solennel) : « Faut vendre ». Pourquoi ? Même ton grave : « Parce que bientôt tu vas plus pouvoir me rembourser ». La banque ne te laisse JAMAIS PASSER sous 800 millions. Elle sait combien tu lui dois. Ben bien sûr… Ils sont pas cons… Elle sait à peu près le temps qu’il faut pour que tu sortes de ton truc. Et donc quand tu arrives à 800 tu rends 800 à la banque et tu te tournes vers tes investisseurs. Et combien il leur reste ? me demande David Pinkus. Niet. Zéro. Ils ont perdu. Donc, leverage de 5, si ça perd 20 %, je perds 100 %, si ça gagne 20 %, je gagne 100 %. C’est ça le leverage. Voilà ce que font les hedge funds. C’est ça le secret des hedge funds. Non seulement je peux aller sur des actifs
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risqués mais je peux multiplier le risque via l’emprunt. C’est le gros concept du hedge fund. Maintenant, ajoute David Pinkus, qu’est-ce que ça veut dire que HEDGER ? Ça va te faire rire. Hedge : PROTECTION. Se hedger : se PROTÉGER. Et pourquoi ça s’appelle PROTECTION ? C’est qu’au départ, les produits dérivés, ils ont été inventés pour PROTÉGER les gens. Non pas pour prendre des risques mais pour se protéger. Par exemple une action vaut 25, je pense qu’elle va aller à 50, j’aimerais bien l’acheter mais j’ai un peu peur. J’aimerais bien de l’exposition sur 20 millions d’euros mais j’ai un peu peur. Je suis prêt à payer 1 million mais pas à prendre le risque de porter 20 millions. Alors les mecs sont venus et ils m’ont dit : « T ’inquiète pas Éric. Je te le fais à 1 million. Mais par contre tu n’auras que l’upside audessus de 50 », pour reprendre l’exemple de tout à l’heure. C’était présenté comme ça au départ. C’était plus SECURE. Idem pour les futures. – Les futures ? Pardon. J’ignore ce que sont les futures, dis-je à David Pinkus. Il déguste à petites gorgées un thé brûlant que sa femme lui a servi. Il me répète régulièrement qu’il a la fièvre. Des gouttes de sueur coulent sur ses tempes. Je regarde ses cuisses de temps à autre, massives, charnelles, abondamment poilues. Il est étrange de l’écouter parler cuisses nues de quelque chose d’aussi abstrait que la finance, vêtu d’une chemisette de tennisman. – Les futures ? C’est un autre produit dérivé. C’est un ÉNORME produit dérivé. C’est le PREMIER produit dérivé. C’est le plus GROS produit dérivé. C’est absolument GIGANTESQUE le marché des futures. LA MOITIÉ DU MONDE TOURNE EN FUTURES ! Ce sont des marchés de transaction à terme : on réalise des transactions qui ne se règlent qu’à une certaine date, Par exemple QUATERLY, tous les trimestres. Cher public gênois, amis cosmopolites, je vous vends aujourd’hui 5 000 pétroles et vous ne me payez que fin avril. Ou alors vous, madame, blonde, au deuxième rang, avec le tailleur crème, je vous achète aujourd’hui 40 000 tonnes de blé mais je ne vous paye que début mars. Alors, me direz-vous, qui a inventé ça et pourquoi ? C’est sur les marchés HARD COMMO, blé, sucre, café, pétrole, qu’on a commencé à développer les futures. Ces transactions à terme permettaient aux producteurs de blé, de sucre, de café, de LOCKER les prix un an à l’avance et de se PROTÉGER d’un effondrement des cours. « Je te vends 500 000 barils à tel prix. SETTLEMENT : mars. » Et si le cours s’effondre avant la date de règlement, mars en l’occurrence, comme j’ai bloqué mon prix et que ce prix me convient, je suis épargné. Je me protège des petits malins, moi producteur de blé ou de pétrole, qui vont parier sur le prix du blé ou du
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pétrole : je n’ai pas envie de parier sur les cours de ma production mais de la vendre au prix qui me convient. C’était donc à l’origine pour HEDGER les producteurs, les PROTÉGER, qu’ont été inventées les futures, me dit David Pinkus. Il y en a même qui vendent leur production un an, deux ans, trois ans à l’avance. En disant : « Moi ce prix-là me convient très bien. Moi je gagne bien ma vie avec ce prix-là. Alors je vends à ce prix-là pour les trois années à venir. Tant pis si les cours montent. En revanche je serai protégé si les cours baissent. » Les futures, on l’aura compris, permettent à certaines personnes de se PROTÉGER et à d’autres de SPÉCULER. C’est un super outil de spéculation, me dit David Pinkus. Il y a eu beaucoup de gens qui ont commencé à le faire… parce qu’en fait c’était facile… il suffit juste d’avoir un peu d’argent en banque… Et c’est la première fois qu’on a inventé avec les futures quelque chose qui gagne à la descente. Quelque chose qui gagne à la descente ? C’est la première fois qu’on a inventé avec les futures quelque chose qui gagne à la descente ? Il va falloir qu’il m’explique ça David Pinkus ! IL VA FALLOIR QU’IL ME RACONTE COMMENT ON GAGNE À LA DESCENTE ! IL VA FALLOIR QU’IL M’INTRODUISE DANS SON UNIVERS À LA LOGIQUE CULBUTÉE ! Il avale une gorgée de thé brûlant et me regarde dans les yeux avec son vif regard ardoise : Typiquement je te vends quelque chose à 70 en juillet et tu me règles fin septembre. Et je te livre naturellement fin septembre. Ce quelque chose, comme tu peux l’imaginer aisément, je ne l’ai pas. Si je te vends 500 000 barils à 70, tu t’imagines bien que je n’ai pas 500 000 barils dans mon bureau ! Simplement, juste avant le SETTLEMENT, je devrai acheter 500 000 barils à quelqu’un d’autre sur le marché. Tu me suis ? – Oui, c’est bon, je te suis, je lui dis. – En août, bim ! le truc s’effondre ! À trois semaines de l’échéance le baril ne vaut plus que 40 ! Et donc j’achète à quelqu’un d’autre à 40, settlement fin septembre, quelque chose que je t’ai vendu à 70 ! Car je les ai jamais eu les barils ! Je les ai jamais eus ! Et donc sur ce coup je gagne 30 dollars par baril ! Fin septembre, tu me payes 500 000 barils fois 70 dollars. Et moi je verse 500 000 barils fois 40 dollars à la personne à qui je les ai achetés pour pouvoir honorer notre contrat. J’ai gagné sur ce coût-là 150 millions de dollars ! Donc j’ai gagné à la descente ! Donc pour la première fois les gens pouvaient prendre des paris sur la direction des trucs sans jamais les posséder ! David Pinkus me déclare qu’il fait ça tous les jours : Tous les jours je vends et j’achète des quantités ahurissantes de pétrole ! Il m’explique que son objectif est d’avoir réglé tous ses contrats d’ici à fin septembre. À deux jours de l’échéance, il rachète ce qu’il a vendu et revend ce qu’il a acheté de telle sorte qu’il a vendu autant qu’il a acheté. Car celui qui finit
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avec une position nette vendeur, Typiquement, s’il a vendu, il doit livrer. Si tu restes net vendeur à la fin, arrive le jour où tu dois livrer. Et là t’es vraiment mal ! Car il faut livrer des bateaux… Il faut livrer 500 000 barils… C’est ce qui explique que 80 % des acteurs du marché se dépêchent de remettre leur compteur à zéro juste avant la date de SETTLEMENT, afin de ne jamais toucher le PHYSIQUE et de rester toujours dans les FUTURES. La hantise de David Pinkus est de devoir se faire livrer du pétrole. Car s’il n’est pas parvenu à retomber sur ses pieds avant la date de settlement, IL Y A UN MEC QUI VA VENIR LUI LIVRER RÉELLEMENT DU PÉTROLE ! C’est du physique, c’est compliqué, il faut trouver un port, un lieu de stockage, se débrouiller pour écouler 500 000 barils… Si ça lui arrive, comme il travaille dans une GROSSE BOÎTE, Elle a de toutes façons des trucs qui tournent, des bateaux, des machins, des trucs, ils s’en occupent pour moi. Mais ils se font livrer du pétrole quelque part. C’est une partie des choses que je ne vois pas. Dans les années 1980 arrivent donc les OPTIONS, arrivent donc les FUTURES, lesquelles se développent à une vitesse ESTOMAQUANTE – dans un premier temps sur les COMMODITÉS et dans un deuxième temps sur les INDICES. Car tu peux vendre ou acheter du CAC ! me dit David Pinkus. Ça aussi c’est un truc de malade ! On peut s’échanger du CAC tous les deux ! On peut s’échanger n’importe quoi qui ait une cote ! – Tout ce qui fluctue, dis-je à David Pinkus pour lui montrer que j’ai compris. – Tout à fait. Tout ce qui fluctue. Tu as des CONTRATS sur TOUT ! Tu as des FUTURES sur TOUT ! Et là aussi tu te rends compte que le contrat FUTUR te permet de faire… du LEVERAGE ! Là aussi ça recommence ! Sans doute pour mettre en évidence la perfection de la figure qu’il me décrit, son drapé harmonieux, le caractère enchanteur de son principe, sa phrase était chantée, féerique. Comme tu dois pas sortir le cash, tu peux évidemment jouer sur un peu plus que ce que tu as. Les mecs t’autorisent à jouer sur un peu plus que ce que tu as. Ça dépend des exchanges. Mais si tu as 100 sur ton compte ils t’autorisent à acheter pour 200 de contrats. Et ça, les futurs, c’est GIIIIIIIIIGANNNNNTESQUE ! C’est GIIIIIIIIIGANNNNNTESQUE ! ce sont des MILLIAAAAAAARDS tous les jours ! Le mot milliard, j’aurais dû chronométrer, a duré une dizaine de secondes : David Pinkus n’avait plus d’air dans ses poumons pour ajouter le moindre mot. Il reprend son souffle : Car ça arrange tout le monde. Car ça permet de s’échanger des trucs sans se les échanger en fait. On fait juste attention d’être SQUARE à la fin du trimestre.
Éric Reinhardt
Cendrillon
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© Jean-Luc Paillé
Thierry du Sorbier vit à Paris. Il a été libraire à Paris chez Locus Solus et chez Gibert. Il a également collaboré au Télé Journal et tenu une rubrique sportive dans Télé Z. Il dirige actuellement la boutique Berluti à Saint-Germain-des-Prés (il a toujours adoré les chaussures et connaît Olga Berluti, pour laquelle il écrit des textes depuis des années). Son premier roman, Ottaviana, est sorti en septembre 2005 aux Éditions Buchet/Chastel.
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Thierry du Sorbier
Le Stagiaire amoureux Éditeur : Buchet / Chastel Parution : août 2007 Responsable cessions de droits : Christine Legrand < christine.legrand@buchet-chastel.fr >
Au Courrier d’Avesnes, Massicot sème chaque jour la terreur dans toute la rédaction. Rien ne va. Rien n’est écrit comme il faut. Rien n’est pensé comme il faut. Heureusement qu’il est là, lui, pour diriger ce journal et l’éviter de sombrer. En plus, depuis quelques semaines, il est obligé de supporter le stagiaire que Magnat, le big boss, lui a collé dans les pattes. Un incapable ! Et qui plaît aux femmes, hélas, avec ses faux airs de vrai jeune. L’histoire commence un jour de colère. Pour se débarrasser de ce nouveau don juan des bacs à sable, Massicot l’envoie en reportage permanent dans un bled paumé où, c’est sûr, le stagiaire va sombrer dans l’oubli le plus total. Saint-Paulin sur Morbier. Département de Coulommiers, situé à égale distance de Faisselle et Gaperon, les deux sous-préfectures. Village de 332 habitants. Là, le stagiaire devra envoyer au journal une chronique régulière. Et comme il ne se passe rien depuis toujours à SaintPaulin, le stagiaire – pense Massicot – va tomber dans l’oubli définitif. Funeste erreur…
rédaction apeurée, quelques meurtres, quelques tonnes de fromage, huit camions, deux chiens et une paire de mocassins ont été nécessaires à la rédaction de cette farce. Vous avez bien un stagiaire dans votre entourage. Généralement, il est gentil et corvéable à merci. Mais si vous saviez le quart de la moitié de ce qui peut lui arriver, de ce qu’il peut faire dans votre dos, eh bien, vous le regarderiez différemment, votre stagiaire… Le livre le plus drôle de la rentrée.
Pour son deuxième roman, Thierry du Sorbier met en scène un phénomène de société (un stagiaire) aux prises avec un ou deux travers de l’époque (le tout informatique, l’incompétence des hiérarchies). Une micheline, une standardiste gironde, des stars, un metteur en scène déjanté avec ses gardes du corps, un rédacteur en chef pervers, une salle de
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Chapitre ii Règne sur la coquette vallée avesnoise un mélange micro-climatique assez courant dans ces régions, avec basse pression barométrique et ciel de traîne, nuages blancs sans conséquences et oxygène mentholé, propice à la méditation, au songe et à l’introspection. Fixons-nous sur le premier nuage venu et observons. Ce dimanche matin, Picquesselle est guilleret, la vie est belle, le patron l’adore, Raimonde en bonne épouse lui mijote un lapin chasseur pour le déjeuner, les enfants sont sages, la météo est bonne, Camembert a gagné contre Livarot en demi-finale de badminton, dans l’après-midi il dira à Raimonde qu’il a du travail, il ira voir comment se portent ses actions sur internet, ce jour est un jour de chance, il le sent, ah ! si tout le monde était comme Picquesselle, les vaches seraient traites à temps et le lait toujours frais, les mauvaises herbes seraient de jolis coquelicots mesdames, il pleuvrait du sirop d’orgeat sur des prairies de tartes aux fraises où roucouleraient des standardistes en bas résilles réséda… et tous les importuns, hop ! à la trappe ! comme chez Ubu ! Tous ! les inspecteurs des impôts, les acteurs aux yeux bleus, les stagiaires qui ne plaisent pas au patron, tous à la trappe, il en tomberait comme à Gravelotte, ils se retrouveraient dans le Kamtchatka inférieur le cul sur la banquise. On le voit, Picquesselle est un homme honnête, un homme qui ne ferait pas de mal à une mouche, un homme qui a le sens des valeurs et du devoir, un esprit supérieur comme vous et moi, d’ailleurs, c’est un signe qui ne trompe pas, il n’est pas onze heures, il boit son premier Ricard. Mea culpa. Mea culpa. Mea maxima culpa. Massicot, en gabardine gris neutre, assiste à la messe en latin. Ensuite, il ira à la messe en français dans la paroisse d’à côté, il faut conquérir tous les lectorats. Ce soir, il assistera à une réunion du parti communiste avesnois. Il a le sens du travail, le Massicot, et du manger à tous les râteliers. S’il gagne deux chrétiens intégristes par semaine, plus deux papistes et un ou deux communistes, sans compter le PS avec lequel il a quelques relations et le parti radical dont il est membre honoraire, ça fait bien 7 à 8 lecteurs de plus par semaines et comme dans le même temps il en meurt 2,5, ça fait un bonus hebdomadaire de presque 5, c’est ça œuvrer pour l’emploi et la collectivité, mais dans ce ciel dominical
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et serein volètent deux légers soucis : primo, la durée de lectorat d’un chrétien, d’un socialiste et d’un radical est inférieure à dix ans, ils sont tous vieux ces vieux tromblons, à force ça fait monter l’âge moyen de l’abonné et le taux de mortalité hebdomadaire risque d’augmenter, il faudrait qu’il aille draguer dans les maisons de la culture, les boîtes de nuit, les mosquées et les cafés branchés, mais ce n’est pas trop de son âge, sauf, ah ! sauf s’il était accompagné par mademoiselle Brégeon… Deuxio, est-ce qu’enfin le petit stagiaire va se tenir sage à Fribourg sur Beuvron, non, comment ça s’appelle déjà, ah oui ! Saint-Paulin sur Morbier ? Et s’il continuait à tourner la tête de la petite standardiste à distance, le petit couillon ? Les mystères de la nature sont aussi impénétrables que les numéros du loto, il le sait car il est philosophe, Massicot.
Thierry du Sorbier
Le Stagiaire amoureux
Il est célibataire aussi, mais il n’aime pas le mot, il préfère vieux garçon, ça fait plus viril et militaire, ça vous a un côté obstiné et à qui on ne la fait pas, un air de baroudeur de jupons, de Nemrod de l’entrecuisse, alors que le célibataire est célibataire par défaut, un homme marié qui ne l’est pas encore, un époux qui s’ignore, autant dire une moitié de quelqu’un à qui il manque une moitié de quelque chose. Massicot, lui, se veut complet, plus complet que les autres, il ne lui manque rien, ni frigidaire américain, ni appartement dans un quartier résidentiel, ni abonnement à Canal +, il faudrait juste pour le faire accéder à un parfait bonheur qu’une petite standardiste de rien du tout ressente pour lui un peu d’amour. Mais laissons le Massicot dans le sentiment tragique du bonheur, l’hostie plaquée contre le palais avec une ferveur mercantile, parmi les effluves, les ouailles et les pompes latines, il communie. Il est sonné, le petit stagiaire, il ne sait pas si c’est du lard ou du cochon, mais être bombardé envoyé permanent à dix-neuf ans, ça vous pose. C’est qu’il a du talent, certainement. Quelque chose le titille insidieusement pourtant, pourquoi le rédac chef lui fait-il cet honneur, alors qu’hier matin encore il ne pouvait pas le blairer ? Il y a dans la psychologie humaine, se dit le stagiaire splénétique, des ressorts cachés, des mécanismes sophistiqués qui font que l’on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon. Et si c’était un piège ? Et si je n’étais pas à la hauteur de la mission ? Il ne se passe jamais rien dans ce bled où on m’envoie, comment vais-je pouvoir écrire trois feuillets par semaine sur rien ? C’est sûrement beaucoup plus difficile
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qu’écrire sur quelque chose. Quoique. Pourquoi ne pas m’envoyer là où il se passe plein de trucs, je ne sais pas, moi, dans une métropole comme SaintNectaire, un haut-lieu littéraire comme Ambert ? Drôle de tige, le stagiaire. Il repense à sa petite vie tranquille. Il le sait, n’y peut rien et ne le regrette même pas : il a toujours été transparent. Celui qui ne laisse aucun souvenir à ses professeurs. Ni brillant, ni cancre, ni délégué de classe, ni solitaire, c’est un paresseux qui attend, qui ne se fait pas d’amis mais s’en laisse faire, parce qu’il ne s’ennuie jamais qu’en société. Rarement synchrone, jamais d’accord, toujours dans l’ubiquité, le doute ou l’indifférence, il a des audaces de timide, mais elles retombent de travers, étonnent comme des incongruités que l’on oublie. Il a un don, pourtant, ou une maladie, un travers, un tic, une infirmité selon les jours : il est amoureux large, tous azimuts, sans vergogne ni retenue. Un regard, un mouvement de cheveux, une cheville, un reflet sur un visage suffisent pour le faire tomber dans une pâmoison mélancolique. Rarement consommées, ces amours durent et s’additionnent les unes aux autres, il les a énumérées un jour : il en avait 127 en magasin, 127 demoiselles qu’il recouvrait d’un amour égal et universel, et la standardiste, 128e, s’ajoute au lot, à Rose la shampouineuse, Françoise la prof de gym, Catherine la petite voisine de vacances à qui il donnait des coquillages, Caroline, Virginie, Marion, Maria, Marie, Mariette, Marie-Catherine et ses sœurs, Odile, dix-sept cousines et arrières-cousines, plus quatre-vingt-dix-neuf élèves qu’il a côtoyées au cours de ses années de scolarité. La 128e s’ajoute au lot mais reste à part, un gros morceau d’amour qui ne passe pas, mais c’est l’heure du déjeuner dominical. « — Ça s’est bien passé, hier, mon chou ? demande la mère dans son éternelle robe de chambre rose. Le père, en survêtement bleu de l’équipe de France, regarde les informations régionales sur la 3, il y a en ce moment une pub pour les couches Pampers. — Oui, le rédacteur en chef m’a nommé correspondant permanent à… Zut, j’ai oublié le nom, mais c’est un village extraordinaire, qui a toutes les qualités, une sorte de village parfait que les Américains nous envient… — Ah ? C’est loin ? — Oui, c’est loin. Et j’y vais pendant un an, tu te rends compte ? Un an. Envoyé permanent. C’est génial !
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Nouveaux romanciers
— Un an ! Eh bien, mon chou, ça prouve qu’on est content de toi. Tu entends, Roger ? » Roger, le mari et père, regarde les informations régionales sur la 3, il y a en ce moment une pub pour les corn-flakes croustillants et légers qui laissent une belle peau de bébé aux bébés. « — Oui ? demande Roger. — Roger, ton fils est nommé envoyé spécial permanent extraordinaire plénipotentiaire à… Où, déjà, mon chou ? — Je vous le dirai demain, j’ai oublié. Qu’est-ce qu’il y a à manger, maman ? — Antilope béarnaise. — Super ! J’adore. »
Thierry du Sorbier
Le Stagiaire amoureux
On le voit, pour le moment tout baigne chez les Amory, douce famille moyenne de la ville moyenne d’Avesnes. Roger Amory, le mari et père, a été garde du corps du suppléant du député de la deuxième circonscription, lequel était le gendre de Magnat, le propriétaire du Courrier d’Avesnes, c’est ainsi que vont les villes moyennes. L’antilope tendre et goûteuse descend lentement dans les trois estomacs Amory et pendant que la digne famille fait la sieste dans le petit pavillon de l’avenue Han-Suyin, quittons le petit nuage et passons au chapitre suivant.
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© Dina Debbas
Yasmina Traboulsi est née en 1975 d’une mère brésilienne et d’un père libanais. Juriste de formation, elle se consacre désormais à l’écriture. Les Enfants de la place (Mercure de France, 2003), son premier roman, dénonce, à travers l’histoire de Maria Aparecida, la violence et la misère sociales dans le Brésil contemporain. Il a été couronné par le prix du Premier Roman, et sa traduction anglaise est parue à Londres cet été 2007.
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Nouveaux romanciers
Yasmina Traboulsi
Amers Éditeur : Mercure de France Parution : août 2007 Responsable cessions de droits : Bruno Batreau < bruno.batreau@mercure.fr >
« Gabrielle démarre, la résidence de Mirna se dévoile au sommet de la colline, Omar le domestique soudanais offre du champagne, c’est sa sixième tournée. La musique tout à l’heure s’échappait de sa stéréo, un tango de Gardel, elle augmente le volume, fredonne, sa voix sonne faux, pourtant, comme de nombreux musiciens, elle a l’oreille absolue. […] Là, elle arrive chez Mirna, Omar le Soudanais lui servira une vodka glace et des pistaches, elle oubliera l’incident du camion MITSUBISHI. Gabrielle est soulagée, Gabrielle s’est détendue, Gabrielle ne voit pas l’ombre qui traverse brusquement ses phares. Une secousse, un bruit sourd, comme un corps qui s’affaisse. »
Le Liban contemporain est au cœur du roman de Yasmina Traboulsi. Le climat de suspicion générale et le sentiment de paranoïa qui y règnent imprègnent la fiction d’un étrange réalisme. En toile de fond, les problèmes actuels du pays – conflits politiques, ethniques et religieux – sont bien présents. Multipliant les points de vue, les rebondissements, les fausses pistes et les chausse-trappes, Yasmina Traboulsi a composé un roman sur l’art de la manipulation et du faux-semblant.
Cet accident va-t-il changer le cours de l’existence luxueuse de Gabrielle, qui vit à Beyrouth au sein d’une bourgeoisie oisive, loin de toute difficulté matérielle ? Rien n’est moins sûr, puisqu’il n’y a pas eu de témoin, encore moins de victime… À peine devra -t-elle faire vérifier la voiture, s’assurer qu’elle ne porte pas de traces du choc. En revanche, lorsque Gabrielle apprend que son mari journaliste vient de la quitter, elle est totalement désemparée. D’autant qu’elle découvre aussi que son amie Mirna était sa maîtresse. Plutôt que d’avouer qu’elle a été abandonnée, elle préfère endosser le rôle de la veuve éplorée : avis de décès dans la presse, condoléances, enterrement, deuil… La mise en scène est presque parfaite…
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Chapitre i Gabrielle s’engouffre dans le tunnel de Nahr el Kalb, passe le Christ-Roi, sur les panneaux publicitaires trois films à l’affiche, peut-être iront-ils au cinéma vendredi. Elle traverse Jounieh, le téléphérique de Maameltein, les super night-clubs et leurs entraîneuses d’Europe de l’Est. Elle veille à ne pas rouler trop vite, elle craint les motards, sa voiture de fabrication allemande les provoque, encourage courses, slaloms et rodéos sur l’autoroute. Gabrielle fumerait bien, pas maintenant, le casino du Liban se précise, elle ralentit, s’engage dans le virage en direction d’Adma. Sur l’accélérateur, son pied nu glisse, la voiture recule, elle freine mais son pied moite glisse encore. La BMW dérape vers les rochers, une niche y abrite une Vierge ornée de fleurs, un camion MITSUBISHI fonce droit sur elle, ses phares géants l’éblouissent, des klaxons vocifèrent, Gabrielle hurle, ses pieds dansent sur les pédales, elle dégringole vers la vallée, la tôle l’emprisonne, les herbes sèches s’embrasent sur la colline, Adma pour bûcher, elle explose entre le pont et l’autoroute, des chardons envahiront plus tard la carcasse de sa berline. Fausse frayeur. La voiture a heurté le pylône face à la pharmacie, l’airbag a amorti le choc, belle invention que le coussin gonflable de sécurité. L’ambulance ne devrait plus tarder, bientôt les sirènes, une femme en pleurs, des badauds, les pompiers l’évacuent, la police les précède pour dégager la voie, l’inquiétude se lit sur les visages, ils l’interneront à l’Hôtel-Dieu, service des grands brûlés. Gabrielle s’acharne sur la portière, elle tente d’ouvrir, en vain, elle redouble d’efforts, ses mains tremblent, elle renonce. On joue de la musique quelque part, une mélodie d’ailleurs, sud-américaine, un rythme simple sans difficulté technique. Le néon de la pharmacie flashe à intervalles réguliers, elle fixe la croix verte fluorescente, la vitrine et les promotions, soldes sur les couches de marque étrangère, le paquet à 12 000 livres, moins de 10 dollars. Une horloge indique neuf heures et dix minutes, Mirna sert à neuf heures trente précises, un bristol indique la place de chacun, les invités constateront son retard, son arrivée en solitaire, ils s’interrogent, émettent des hypothèses. Gabrielle fouille la boîte à gants, renverse le contenu sur le siège passager, un bloc-notes, des comprimés pour le cœur, les papiers du véhicule et le manuel d’instructions. Elle trouve un sachet de lingettes encore neuves, arrache l’emballage,
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en saisit une grosse poignée, elle se rafraîchit la nuque, les tempes, les aisselles aussi, elle a beaucoup transpiré, sa robe est noire et sans manches, ça ne se verra pas. Elle s’extirpe du véhicule, la tête lui tourne, elle s’adosse à la portière, respire à pleins poumons, expire par le ventre, un exercice de yoga appris récemment, elle doit se dominer, que ces tremblements cessent. Son talon saigne en abondance, le tapis de gomme a élimé la chair, elle tamponne à l’aide d’une lingette, le coton se colore, un rouge vif, la blessure nécessite un pansement, il faudrait arracher ce morceau de peau qui frotte contre son escarpin. Le portable n’a pas vibré de l’après-midi, pas de message ni d’appels en absence, il ne viendra pas. Plus que deux kilomètres avant la zone orange, la rue 4 et la maison de Mirna. Après la LBC, les supermarchés de quartiers et la station essence, elle sera chez Mirna. Elle coupe le téléphone, il n’appellera plus. Gabrielle démarre, la résidence de Mirna se dévoile au sommet de la colline, Omar le domestique soudanais offre du champagne, c’est sa sixième tournée. La musique tout à l’heure s’échappait de sa stéréo, un tango de Gardel, elle augmente le volume, fredonne, sa voix sonne faux, pourtant, comme de nombreux musiciens, elle a l’oreille absolue. Gardel l’agace, trop mièvre, elle préfère le jeu brut de Piazzolla, au retour, elle changera de CD, « Libertango », Piazzolla au bandonéon, Yo Yo Ma et son violoncelle, un enregistrement exceptionnel. Là, elle arrive chez Mirna, Omar le Soudanais lui servira une vodka glace et des pistaches, elle oubliera l’incident du camion MITSUBISHI. Gabrielle est soulagée, Gabrielle s’est détendue, Gabrielle ne voit pas l’ombre qui traverse brusquement ses phares. Une secousse, un bruit sourd, comme un corps qui s’affaisse.
Yasmina Traboulsi
Amers
Chapitre ii La bonne s’appelle Gracia. J’ignore son âge, d’où elle vient. Je veux dire de quelle région des Philippines exactement. Elle a la peau brune, un visage aux émotions restreintes. Elle a pleuré, en octobre, après le meurtre de son frère pour une obscure affaire de dettes. J’ai pensé l’envoyer à Manille pour les funérailles mais Gracia m’est indispensable, je ne veux pas qu’elle s’éternise auprès des siens, qu’elle me quitte. Le deuil rend les femmes vulnérables, après tout, Gracia est une femme comme une autre.
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1. Grand-mère.
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La voilà. Elle m’attend devant l’ascenseur. Je me demande pourquoi. Son corps paraît tendu, plus rigide qu’à l’ordinaire, on dirait qu’il fait barrage. — Qu’y a-t-il ? Gracia parle peu. Elle maîtrise les rudiments indispensables à son métier, un français pauvre agrémenté d’anglais. — Mam… Mam… J’entre, Gracia m’inquiète, un cambriolage ? La maison saccagée ? Pourtant, Beyrouth est une ville sûre de ce côté-là. — Gracia, je suis fatiguée, que se passe-t-il ? Un courant d’air balaie l’appartement, les fenêtres claquent, le chaos de la ville résonne entre mes murs et m’assourdit. Gracia sait pourtant que je déteste l’agitation du dehors, spécialement le vendredi. — Pourquoi as-tu laissé les fenêtres ainsi ? Gracia me suit d’une manière étrange, elle n’a pris ni mon manteau ni les courses. Le sac plastique va céder, mes mains peinent sous le poids, les anses scient la chair, j’ai les doigts gourds, mes ongles trouent la paume, pourfendent les lignes de vie de petites encoches irrégulières. Dehors, des automobilistes s’insultent, ils exsudent la vulgarité. Je ferme les fenêtres à double vitrage et réclame un thé, un Earl Grey mordoré aux effluves de bergamote. La journée a été longue, nous devons encore sortir ce soir. Gracia pose le plateau sur la table basse au salon, il manque de se renverser, Gracia a perdu sa belle assurance, elle tangue. — Ça ne va pas ? Tu es souffrante ? — No Mam, répond-elle comme à regret. Le thé est trop noir, elle a oublié l’eau chaude et les deux biscuits au raisin. Je décide de ne pas relever. — As-tu cassé quelque chose, abîmé un vêtement ? Ça arrive. Je ne dirai rien à Monsieur, sois tranquille. Gracia garde le silence malgré mes efforts. Je marche dans la pièce, les derniers rayons du jour frappent les photos sur le piano de Téta 1 Rose, je ne distingue plus les visages chers, le soleil les efface un à un. Même Gracia s’évapore. Je m’assois sur la banquette face au clavier, empreintes et éraflures ont abîmé la laque noire. Gracia n’a pas conscience de ce que vaut un Steinway. Toi non plus d’ailleurs. Un objet a disparu, un objet familier, dans le salon, à l’entrée, je ne sais pas, je cherche, Gracia m’aveugle à se tenir ainsi, les bras ballants. Je la scrute en quête d’indices, elle se détourne, je n’ai pas besoin de son aide, cette maison m’appartient, ses meubles, ses
bibelots aussi, Gracia l’a oublié, elle prend un mauvais pli, tu m’as prévenue. J’aurai dû t’écouter, sévir à l’occasion, je ne possède pas cette autorité naturelle dont tu fais preuve. J’avale une gorgée de thé, la boisson a tiédi, l’amertume se dépose sur ma langue, un goût rance, celui des feuilles tendres ébouillantées. — La statue… Je cherche la statue, cette statue dont tu t’enorgueillis. — Où est la statue ? Tu arrives dans une demi-heure, tu tiens vraiment à cette statue primitive, un chef de tribu au nom imprononçable, une de tes trouvailles originales rapportée d’Océanie lors d’un reportage sur les Libanais d’Australie. Tu as profité de ce voyage pour visiter la Nouvelle-Zélande, ton enthousiasme pour l’art maori étonnait. Tu me contais leurs légendes et croyances, le culte de la nature, tu rêvais de nous y installer, nous bâtirions une vie exempte de drames, bombes et déceptions, loin de cet Orient déliquescent. Je t’écoutais d’une oreille distraite, acquiesçais pour la forme, je ne croyais pas à tes mirages. Cette statue jurait dans le salon, ne cadrait pas avec mes meubles d’inspiration japonaise. Tu y tenais, j’ai cédé et l’ai placée à l’entrée. Il a fallu trois hommes pour le transporter, ton guerrier. — Gracia, tu m’entends ? Où est la statue ? J’évalue les possibilités, parviens à une évidence. Gracia ne l’a pas cassée, une statue pareille ne se casse pas. Elle ne l’a pas volée, Gracia ne vole pas. Je la loge, la nourris, la blanchis. Je la paie aussi. Trop selon la voisine qui m’accuse d’inciter sa bonne à la révolte. Je paie la mienne à ma guise, en retour, j’ai des exigences. Gracia ne s’est jamais plainte, non, elle n’a pas volé cette statue. — T’es-tu absentée ? As-tu reçu quelqu’un ? Gracia écarquille les yeux tant ma question la choque. Elle hausse les épaules, se retire, prétexte du travail en cuisine. Elle ment, je l’arrête, lui attrape un bras. J’ai envie de le lui tordre. — Gracia. Réponds. Et vite s’il te plaît. — Gone, il est parti, crache-t-elle enfin. De quoi parle-t-elle ? J’en ai assez de ces mystères et faux-fuyants, je la gifle. — Gone, les livres aussi, ajoute-t-elle sans victoire, avec peine presque.
Yasmina Traboulsi
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Chapitre iii
2. Taxi populaire collectif.
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Nouveaux romanciers
L’entretien des voitures incombe à son mari mais aujourd’hui Gabrielle s’en charge, elle a inspecté l’avant de la BM, aucun dégât apparent cependant un avis professionnel la rassurerait. On lui a recommandé un Arménien qui ne posera aucune question. Trouver son garage dans les dédales de Bourj Hammoud relève d’une véritable gageure, elle circule rarement par ici, elle n’a pour repères que le fleuve Beyrouth, la rue d’Arménie et le cinéma Paradis. Un enfant finit par la guider jusqu’à Kiledjian, le héros du coin, un survivant de l’Aghed, la « Catastrophe » d’avril 1915, né en Anatolie, exilé à cinq ans, tout le quartier connaît sa tragique histoire. Les récits héroïques de l’enfant ne la rassurent pas, Kiledjian frôle les cent ans, elle ferait mieux de rebrousser chemin. L’enfant se moque de sa mauvaise humeur, il l’abandonne face au garage, un sourire malicieux illumine son visage, l’étrangère incrédule l’a amusé. Un apprenti s’empare des clés, il appelle le patron pour l’inspection du véhicule, ils tournent autour de sa BM, l’apprenti suit docilement son maître, opine du chef, ils ergotent face au carburateur, un cirque bien rôdé, leur manège l’incommode. Gabrielle intervient, en arabe, juste une question, histoire de montrer qu’elle a une opinion sur le problème, elle explique l’impact sur le pare-chocs, la carrosserie à vérifier. Kiledjian grommelle, il tape sur le capot, fort, demain la voiture sera prête, une faveur avec la montagne de boulot, « filez, à demain après déjeuner ». Kiledjian l’escorte vers la sortie, il réprimande un livreur au passage, le téléphone sonne au fond sans interruption. Gabrielle n’a pas prévu de laisser son véhicule, ils n’ont pas établi de devis, elle n’a pas planifié sa journée sans voiture, elle n’a jamais pris de services 2, l’idée la répugne, elle ne connaît pas le numéro d’Allo taxi, Gracia s’en charge d’ordinaire, le numéro figure sur la liste plastifiée qu’elle a tapée à la machine et qu’elles ont scotchée au mur, à la cuisine. Gabrielle cherche Kiledjian pour qu’il lui donne une estimation, il roule sur un chariot, examine les entrailles d’une Range Rover aux vitres fumées, il porte des bottes trouées au talon, des tâches d’huile de moteur maculent son bleu de travail. L’apprenti plaisante sur le mauvais caractère du boss, propose de la raccompagner, il a un dépannage rue Sami el Solh, il la déposera en chemin, il grimpe dans la camionnette, allons-y. Gabrielle indique une fausse adresse, deux rues avant, elle ne veut pas qu’il sache où elle habite, elle a perçu un drôle d’accent, l’apprenti n’est pas d’ici, encore un de ces réfugiés irakiens, elle fouille
son sac, chausse ses lunettes de soleil, feuillette son calepin, elle note un rendez-vous fictif, la voiture n’avance pas, ils sont coincés sur l’autoroute, un car de ramassage scolaire lui bouche la vue. Petite, elle prenait le même, blanc à rayures rouges, « hurry, hurry, autocar is coming » la pressait la bonne dès l’aurore. Gabrielle montait la première et descendait la dernière après avoir sillonné la ville de long en large. Gabrielle voulait rentrer, Gabrielle voulait jouer. « Autocar » dévorait de précieuses heures avec ses poupées, ses rêves et le piano de Téta Rose. Elle détestait « autocar », ses rayures horizontales, ses sièges en cuir bourrés de mousse, les miettes du goûter qui piquaient ses cuisses, les vitres grasses des mains, des nez, des bouches que ses camarades collaient pour rigoler ou parce que épuisés après les classes et la cour de récré ils s’effondraient contre la vitre opaque des miasmes de l’enfance. L’apprenti met la radio, une station pour jeunes avec rap américain, ces rythmes saccadés l’insupportent, elle n’ose pas changer de chaîne, l’apprenti lui rend service, elle ne va pas en plus se plaindre. Elle compte les vignettes sur le pare-brise, les publicités qui jalonnent l’autoroute, campagne d’ampleur pour les charcuteries La Piara. Chaque cinq mètres, un panneau géant avec mortadelle aux olives, jambon cru, jambon cuit en fines lamelles, de quoi dégoûter la plus carnivore des ménagères. L’apprenti se présente, il profite de la minute infos pour parler, il s’appelle Wafic, vient de Syrie. Gabrielle a eu raison de se méfier, les Syriens espionnent, celui-là aussi, les camelots, les ouvriers, les serveurs, les militaires, ils espionnent, tous, sans exception. Elle élude ses questions, l’interroge à son tour, mieux vaut rester prudente, surtout en ce moment, les Syriens plient bagages, ils ont jusqu’à la fin du mois pour foutre le camp, celui-là a trouvé une planque, il compte rester, s’installer à vie. L’apprenti est volubile, l’intérêt de la dame le flatte, il explique, ses études, les cours du soir, il trime pour se les payer, la mécanique d’abord, l’ingénierie ensuite. Son diplôme en poche, il s’installera à son compte, s’occupera des frères restés au pays, ses sœurs aussi souligne-t-il, il paiera pour elles comme pour les frères. Un Syrien qui étudie à Beyrouth, une nouveauté, on ne lui avait jamais fait le coup de l’étudiant, une couverture peu crédible, son instinct l’a sauvée, il n’aura pas son adresse, aucune information à signaler dans son rapport aux services de sécurité. Son chef le punira, une sanction assortie d’un blâme, il le rétrogradera, il finira planton à la frontière. Le portable vibre au fond du sac, le numéro de Mirna s’affiche, Mirna attendra. C’est à cause de son invitation que l’accident est arrivé.
Yasmina Traboulsi
Amers
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© Thibault Le Maire
Régis Descott est né à Paris en 1966 et y vit toujours. Journaliste pendant plusieurs années puis concepteur de jeux vidéo, il a publié L’Empire des illusions chez Denoël en 1998, roman initiatique autour de la retraite de Russie et de la Berezina. Pavillon 38 (Lattès, 2005), actuellement en cours d’adaptation cinématographique, a enthousiasmé la presse et a fait l’objet de cessions à l’étranger. Il s’est vendu à plus de soixante mille exemplaires en France.
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Régis Descott
Caïn et Adèle Éditeur : JC Lattès Parution : février 2007 Responsable cessions de droits : Eva Bredin < ebredin@editions-jclattes.fr >
Autrefois psychiatre dans un asile pour fous dangereux, le docteur Suzanne Lohmann a tenté de fuir sa fascination pour l’abîme en ouvrant un cabinet en ville. Mais on ne se soustrait pas ainsi à son destin : en tant qu’expert psycho-criminologique, elle est appelée sur une scène de crime – une jeune femme retrouvée avec une hideuse balafre qui vau à son bourreau le surnom de « l’Homme qui rit ». Quelques semaines plus tard, dans le cabinet de la psychiatre, une étrange « patiente » s’accuse du meurtre de sa propre mère, puis de celui d’un jeune garçon. Pendant ce temps, « l’Homme qui rit » récidive. Et si tout était lié ? Tandis que l’étau se resserre autour d’elle, la psychiatre doit vivre avec la menace de l’Anaconda, redoutable psychopathe qu’un an plus tôt elle avait contribué à arrêter, et qui s’est évadé. Avec Caïn et Adèle, thriller au cœur du transsexualisme et de la gémellité, Régis Descott revient avec la psychiatre Suzanne Lohmann, héroïne de son précédent livre, Pavillon 38. Il livre ici une version moderne et hallucinante du mythe biblique de Caïn et Abel.
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La galette de vinyle émet quelques craquements avant que les premières mesures de Billy Jean n’emplissent la pièce et que Sigmund, dérangé par les vibrations, se laisse glisser le long de l’enceinte. D’un œil distrait, Suzanne regarde l’abyssin-gouttière d’Angélique s’étirer avant de s’éloigner vers la cuisine. Visuellement le choc avait été Thriller. Macchabées repoussant leurs pierres tombales de leurs doigts en lambeaux. La main sur le sexe en guise de pas de danse repris sur les cinq continents. Tout le monde voulait imiter Michael Jackson à l’époque. Pour les besoins du script, déjà le prodige jouait avec son visage. Métamorphose de carnaval annonçant l’irrémédiable. Allongée dans le canapé de velours amande, la tête sur l’accoudoir et les jambes repliées vers elle, Suzanne imagine l’effet que produirait la photo du roi de la pop en veste à brandebourgs accrochée dans son cabinet de consultation, entre celles de Patti Smith et de Robert Plant. Perfide allusion au désir de transformation de certains de ses patients. Michael Jackson était parvenu à ressembler à Janet, accentuant leur air de famille à force de chirurgie. Pour ensuite aller plus loin et ne ressembler à personne. Ni à sa sœur, ni même à celui qu’il a été. Dans l’après-midi, elle a vu débarquer une de ces candidates au grand saut vers la masculinité. Jeune femme de vingt et un ans produisant une illusion caricaturale de ce vers quoi elle tend : cheveux ras, tenue virile, démarche chaloupée, et visage retaillé à coup d’hormones. Peau d’homme ayant connu le rasoir. L’œuvre d’un généraliste distribuant des ordonnances de complaisance sans se soucier des conséquences. Un cachet par jour permet une transformation spectaculaire en quelques mois. Sans retour en arrière. Derrière, elle-même ne peut que constater, et prescrire une chirurgie qu’elle aurait peut-être déconseillée. Entre ses mains les rapports des autopsies pratiquées sur Héloïse et Quentin Beck dont elle vient de prendre connaissance et qu’elle a préféré remettre dans leur enveloppe. Comme si cette mesure, et la musique, inaudible dans son état, étaient susceptibles de tenir à distance l’horreur. Toute la nuit puis toute la journée dans son cabinet de consultation ces images l’ont hantée, lui rappelant à chaque instant sa propre fragilité. À aucun moment son esprit d’analyse n’a encore pu prendre le pas sur ses émotions. Elle s’est crue plus dure au mal. L’être humain s’habitue peut-être à tout, mais se déshabitue aussi vite, forme d’oubli sans doute salutaire. Et ce pli qui l’attendait chez elle en fin de journée a agi comme une piqûre de rappel,
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la crudité des descriptions l’ayant aussitôt prise à la gorge. Et c’est là-dessus qu’elle doit plancher et émettre un avis éclairé… C’est sur cette réalité, longtemps espérée pour tromper son ennui, que son expertise est attendue… elle se rappelle encore l’excitation ressentie après l’appel de Steiner, puis sa stupeur une fois sur place. Comme elle se rappelle la mémoire d’Olga sur les prières exaucées. Était-ce vraiment cela qu’elle désirait ? Cinq éléments parmi les pages de jargon technique ont retenu son attention : la mort de l’enfant est intervenue après celle de sa mère ; les découpures faciales ont été pratiquées post mortem ; les analyses n’ont révélé aucune trace de produit stupéfiant dans l’organisme ; ni les prélèvements sur Héloïse aucune trace de cellule spermatique ou de quelconques cellules biologiques étrangères. Préservatif, ou autre raison que la bouteille de Coca fichée dans le vagin pourrait éclairer ? a-t-elle automatiquement noté dans son esprit, malgré elle déjà séduite par l’éventail d’hypothèses s’offrant à elle. Dernier élément : des traces d’ADN prélevées sur le cou du petit Quentin étranglé à mains nues. De ces traces qu’une préhension appuyée laisse sur la peau. Confirmation de son intuition : dans la panique le tueur a dû l’étrangler sans aucune précaution. Mais son ADN hélas n’est répertorié dans aucun fichier. Paradoxe donc : on possède l’identité la plus intime du tueur, et l’on demeure dans l’impossibilité de l’identifier. Pour le reste, il faudra attendre les premiers résultats de l’enquête de voisinage et des interrogatoires des proches des victimes. Savoir si les empreintes labiales laissées sur un des verres posés sur la cheminée appartiennent à l’une de leurs connaissances, ou connaître l’emploi du temps d’Héloïse Beck au cours de sa dernière journée. Encore que, vu la mise en scène, la probabilité de trouver le meurtrier parmi les intimes soit pour ainsi dire nulle. Assurément l’œuvre d’un psychopathe, la dégradation faciale et l’humiliation sexuelle. À première vue l’œuvre de quelqu’un de relativement soigné, méthodique et obsessionnel. Pas un de ces criminels brouillons et désorganisés que la peur rend maladroits. À part l’enfant, dont l’apparition imprévue a dû perturber une mise en scène longtemps fantasmée à l’avance. Quant au reste… Il est trop tôt pour se prononcer. En tournant la tête Suzanne peut admirer le somptueux bouquet qu’un livreur lui a porté l’avant- veille, alors qu’elle venait à peine de quitter la rue des QuatreFils, encore pleine de haine pour le bourreau capable d’une telle barbarie.
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Une haine bien peu professionnelle à vrai dire, pour elle qui s’est toujours efforcée d’éviter tout sentiment vis-à-vis de ses patients. Abel Frontera, soufflant le chaud et le froid, et dont l’irruption dans son existence demeurera marquée par la violence : la collision qui a présidé à leur rencontre, ces fleurs enfin, associées au spectacle de cette scène de crime. Fleurs coupées au parfum enivrant, désormais dans son esprit mêlé à celui du sang. Les quelques lignes jointes au lys constituent une littérature autrement plus agréable que les circonvolutions précises du docteur Geestemunde. Elle les a découvertes dans un état second – le fossé étant trop important entre ce qu’elle venait de quitter et la promesse qu’elles recèlent – avant de les relire à plusieurs reprises, à chaque fois sous le charme de cette écriture nerveuse et déliée. Ils doivent dîner ensemble. Elle a accepté autant par faiblesse que par curiosité, persuadée que les choses ne peuvent en rester là entre eux. Par un quelconque sous-entendu, elle a cru comprendre que la situation avait évolué depuis entre Claudie et lui. Est-ce ce qu’elle désirait entendre, ou la vérité ? Étrange comme tout arrive en même temps, comme aux périodes de léthargie succèdent des phases d’accélération, où les événements se télescopent. Ainsi toute la journée elle a été tiraillée entre la vision des cadavres d’Héloïse Beck et de son fils, le rôle qu’elle pourra jouer dans le dénouement de cette affaire, et la pensée de ce dîner avec Abel Frontera. Elle a l’impression qu’un jeu s’est naturellement instauré entre eux, un jeu qu’elle prendrait déjà très au sérieux. La présence inattendue de cette Claudie, et son éloignement, ne sont pas étrangers à cette impression. Comme si cet homme séduisant était tombé à point nommé dans son existence trop cadrée. Il a réveillé en elle un aspect de sa personnalité depuis longtemps assoupi. Ses apparitions, puis ce bouquet lui ont donné un échantillon de ce dont il est capable : une impulsivité propre à pimenter toute relation… Cette perspective et ces interrogations sont interrompues par la sonnerie du téléphone. — Docteur Lohmann, lâche-t-elle par réflexe après une journée passée à son cabinet. — Suzanne. Steiner… Instantanément la voix du flic ramène du côté de la rue des QuatreFils. Elle appuie sur une touche. Le bras de la platine se soulève et regagne
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son support, coupant les hululements de Bambi. — Que me vaut ce plaisir, commandant ? Vous avez du nouveau ? — Des ennuis, dit-il toujours aussi laconique. Je vous ai fait envoyé une voiture. Elle doit être en bas de chez vous. — Je ne comprends pas. — Kovak s’est échappé. Suzanne laisse la nouvelle faire son chemin. Elle n’est pas si étonnante. Elle y a songé deux jours plus tôt, avec les questions de Claudie. L’image de Kovak lui était ensuite revenue à l’esprit tandis qu’elle rentrait chez elle vers minuit par les rues sans vie. Le cocon de son appartement ne lui paraît soudain plus si protecteur. — Ça s’est passé la nuit dernière, reprend le commandant devant son silence. Elle ouvre la fenêtre et se penche sur son balcon pour apercevoir le capot tricolore d’une Mégane sur lequel on lit en gros « POLICE ». Dans la pièce elle entend la porte d’entrée s’ouvrir. Angélique et Emma pénètrent dans l’appartement. — Suzanne ? Que se passe-t-il ? — Je crois que je vais me rendre sur place, dit-elle tandis que ses filles accrochent leurs vêtements et plaisantent. Elle surprend le rire d’Angélique. Elles ont dû entendre sa musique résonner dans la cage d’escalier. Maman retombe en enfance, elle doit être bien accrochée à son fleuriste en Ferrari, disent-elles entre elles. — Ça ne servira pas à grand-chose, mais ça me permettra de me rendre compte par moi-même. — Je peux vous prendre d’ici un quart d’heure. Mais attendez-vous au pire. Je vous raconterai dans la voiture. — Vous me cachez quelque chose ? — Il a tué Dante. À l’évocation de celui par qui le malheur est arrivé, elle reste sans voix. Erwan Dantec-Leguen, dit Dante, pour lequel elle s’était presque prise d’affection et qui l’a si bien trompée. L’annonce de sa mort lui provoque un pincement au cœur, tous ses efforts pour le soulager définitivement engloutis. — Joseph ?… Angélique la regarde avec les yeux de son père. La ressemblance s’avère parfois troublante : même silhouette, même finesse des traits, et même
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intensité dans le regard qui paraît vous fouiller en quête de vos pensées les plus profondes. Elle est plus belle qu’Emma. Mais plus sombre aussi. Plus chagrine. Elle tourne la tête. — Oui ? prononce le flic. — Je serai en bas dans un quart d’heure. — C’était le commandant Steiner ?… Il y a une voiture de police garée devant l’immeuble. Ça a un rapport ? Elle repose le combiné. — Oui ? fait-elle d’un air qui se voudrait distrait. — Maman ? que se passe-t-il ? — Mais rien ma chérie, rien, dit-elle pour tenter d’éviter la crise qui se profile. Angélique est plantée devant elle. La voix mi-implorante mi-agressive, plusieurs tons au-dessus de la normale, précède le débordement. Des mois d’accalmie n’empêchent pas l’explosion à la moindre étincelle. De la cuisine lui parviennent le sifflement de la bouilloire sous pression et le tintement de la porcelaine qu’on entrechoque. — Qui prend un thé ? crie Emma sans se montrer. — Ne nous raconte pas d’histoires, dit Angélique d’une voix sourde. Une fois ça a suffi. Non ? — Il passe me prendre, réplique-t-elle les yeux baissés. Battre en retraite est la dernière chose à faire, et pourtant… À chaque fois Suzanne se trouve désemparée devant l’hostilité de sa fille qui la hait pour ce qu’elle a laissé faire, et se raccroche à sa mère comme son unique parent. La violence d’Angélique occulte la fragilité qu’elle devrait voir. — L’assassin de papa s’est évadé ? De sa pochette posée sur le parquet, Michael Jackson lui adresse un sourire. Elle ferme les yeux puis les rouvre pour affronter sa fille. — Ne me dis pas que c’est ça ! C’est pas vrai ! L’assassin de papa s’est pas échappé ? Pas lui ! répète-t-elle étouffée par les pleurs. Autant de questions hurlées qui lui renvoient sa faute et son impuissance. — Angélique… Elle n’a d’autre ressource que la supplication, mais sa fille part déjà en vrille. Le cri strident échappé de sa bouche fait accourir sa sœur tandis qu’elle roue sa mère de coups désordonnés. D’une claque Suzanne l’arrête. Angélique la regarde avec stupeur.
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— Mais que se passe-t-il ? La petite apparue dans la cuisine tient la théière de la main gauche. Tournée vers sa sœur, l’aînée bredouille « papa » avant d’éclater en sanglots et de perdre tout contrôle d’elle-même. Suzanne attrape sa fille par le bras et la traîne jusqu’à la salle de bains. Au milieu des plaintes et des gémissements fusent des insultes. Tremblante, la psychiatre empoigne la pomme de douche comme un lance-flammes.
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© Raphaël Gaillarde
« Je suis né en 1967 à La Seyne/Mer, et j’y suis resté. Devant la mer. J’ai fait des études de cinéma, mais ça n’a pas trop marché. J’ai fait un peu le musicien, mais ça n’a pas trop marché. Aujourd’hui j’essaie d’écrire des histoires. On verra. » (Marcus Malte.) Romans : Garden of Love, Zulma, 2007 ; Plage des Sablettes, souvenirs d'épaves, Autrement, 2005 ; La Part des chiens, Zulma, 2003 ; Mon frère est parti ce matin…, Zulma, 2003 ; Et tous les autres crèveront, Zulma, 2001 ; Le Vrai Con maltais, Baleine, 1999 ; Carnage, constellation, Fleuve noir, 1997 ; Le Lac des singes, Fleuve noir, 1997 ; Le Doigt d’Horace, Fleuve noir, 1996.
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Marcus Malte
Garden of love Éditeur : Zulma Parution : janvier 2007 Responsable cessions de droits : Laure Leroy < laure.leroy@zulma.fr >
Alexandre Astrid reçoit un jour par la poste un manuscrit anonyme intitulé Garden of love, placé ainsi sous le signe du grand poète anglais William Blake. Vite, entre les lignes, Alex, flic paumé sur la touche, y lit une version troublante, et même diabolique, de sa propre vie. À travers les « liaisons dangereuses » d’un trio de jeunesse – amours trahies, blessures d’enfance, fantômes et monstres d’antan –, le mystérieux auteur omniscient brouille les pistes avec une grande perversion et ouvre, comme aux échecs, un jeu de manipulations. Alexandre est renvoyé à ses souvenirs les plus douloureux, à ses plus grands vertiges. Le voilà qui doit revivre un épisode déterminant pour lui : son affrontement avec Édouard Dayms, jeune homme aussi brillant que déséquilibré, d’une impressionnante emprise sur les autres. Alex fait alors ce qu’il sait faire : il enquête, fouille, fouine. Mais cette fois, sa matière, c’est son propre passé. Avec la force et la maîtrise déjà affichées dans La Part des chiens (prix de la Ville de Saint-Quentin) ou dans Intérieur Nord (prix du Rotary Club de la nouvelle), Marcus Malte fascine par la violence et la tendresse de son univers, par ses personnages livrés à leurs failles les plus intimes. D’une ambition formelle audacieuse, Garden of love offre un affrontement fatal entre passé et présent, raison et folie, palais des glaces impitoyable, mécanique machiavélique.
Marcus Malte signe un roman palpitant et virtuose, peuplé de voix mystérieuses et troublantes qui susurrent à l’oreille confidences et mensonges, tentations et remords. En tendant un véritable piège. Avec beaucoup d’aplomb.
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Schubert est mort à trente et un ans. Mozart à trente-cinq. Moi j’approchais des trente-sept et il y avait deux questions qui me taraudaient : Qu’est-ce que j’avais fait de ma vie ? Qu’est-ce que je connaissais de l’amour ? Questions aussi banales qu’essentielles. Les réponses auraient dû m’achever. Suite à ma visite chez Florence, je n’ai pas dessoûlé pendant deux jours. Le troisième jour et la troisième nuit j’ai cuvé, vautré sur le carrelage dans la chambre des enfants. Les anges ne m’ont pas fait de signes. J’aurais aimé qu’une main secourable m’enfonce un pieu au milieu du bide et qu’on n’en parle plus. S’il vous plaît, s’il vous plaît, faites ça pour moi. Pas capable de me prendre en charge. Mes prières ne dépassent pas mes lèvres. C’est juste un peu de bave qui sera bientôt sèche. Je ferme les yeux et je sens le chaud. Le froid. Le bouillant. Le glacé. Le dos contre le sol, les bras en croix mais il ne faut pas s’y fier, le cuir est dur, la carcasse résiste, l’épave flotte et je respire, putain de Dieu, je respire encore, ici même, dans cette chambre où ils ne respirent plus ! Ma vie. Mon œuvre. Je pèse ce que je vaux. Une fois pissé l’alcool et chialé les larmes qu’estce qu’il restera ? Couché par terre je repense aux paroles de la petite pute mystique et déglinguée. Je repense à l’homme en noir. Je repense à Léna et aux anges immaculés, encore et toujours. Tout se mélange. Comme souvent dans ces cas-là ça grouillait partout dans ma tête et dans mes veines et je laissais faire en espérant que les petites bêtes finiraient par me dévorer. Mais elles n’en veulent pas non plus. Viande périmée. Je suis tellement pourri de l’intérieur que ces saloperies de bestioles grimacent et recrachent et repartent. Je reste là. Je respire. J’ai vu le quatrième jour se lever comme si de rien n’était. Il s’insinue à travers les volets et raye de soleil les lits où ils ne dorment plus. Pourquoi ? Pourquoi faire la lumière, alors ? Mais le jour se fout de ces détails. Et puis… Et puis j’ai vu le visage apparaître et c’était toi, Maria. C’était toi. Ta main ne tenait pas de pieu. Elle m’a aidé à remonter. Elle m’a soulevé de terre. Elle m’a caressé les cheveux. Il a bien fallu se dire que ça continuait. J’ai passé le cinquième jour à marcher sur le sable mouillé et à réfléchir. En flic. En bon flic que j’étais. Je me suis décidé à donner quelques coups de fil. Et quarante-huit heures se sont encore écoulées avant que j’aie mon premier face à face avec le diable. Il avait reçu une convocation en bonne et due forme et il n’était pas en
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retard. Vêtu de noir, comme à son habitude. D’après les photos et le peu de renseignements que j’avais sur lui, je m’étais imaginé une sorte de petit gandin prétentieux. Dès qu’il a eu franchi la porte, dès qu’il a eu posé les yeux sur moi, j’ai compris que je m’étais planté sur toute la ligne. Édouard Dayms n’avait pas vingt ans. Mais son regard en disait beaucoup plus. Son regard était celui d’un homme qui a traversé l’espace et le temps, qui a dû affronter plusieurs vies et qui en est venu à bout. Si, comme il m’arrive de le penser, l’histoire du monde, passé, présent et à venir, est inscrite en chacun de nous, alors Édouard Dayms faisait partie de ces rares élus capables de la déchiffrer. Un don qui n’est peut-être accordé qu’aux génies et aux fous. Et un poids peut-être trop lourd à porter. Mozart, Schubert… Édouard Dayms, lui, s’est brûlé la cervelle à l’âge de trente-trois ans. Oui, je pèse et soupèse mes mots. Je ne suis pas tombé dans une espèce d’ésotérisme facile. Je ne partage pas l’idolâtrie aveugle et maladive d’une Florence Mazeau. Je ne suis plus sous l’emprise de l’alcool. Les années se sont accumulées depuis ces événements et j’estime avoir aujourd’hui le recul suffisant pour les transcrire. Je sais ce que je dis. Édouard Dayms était de loin le pire salaud que j’aie jamais rencontré mais ce n’est pas une raison pour lui retirer ses… ses « pouvoirs ». Il est impossible de comprendre ce qui s’est passé et de croire à cette histoire si l’on refuse systématiquement d’admettre qu’il était un être à part. Ed le diable, Ed le sorcier, Ed le dément, Ed le tueur… Il pouvait endosser toutes ces appellations et bien d’autres encore. Certains aspects de sa personnalité nous demeureront à jamais obscurs, impénétrables. Et si je m’interdis de les qualifier de «surnaturels», certains talents qu’il possédait et qu’il avait développés étaient pour le moins hors du commun. Ce n’est pas en dénigrant les forces du mal que l’on parviendra à le vaincre. À l’époque, j’avais encore un bureau personnel. Avec mon nom sur la porte. Quelqu’un a introduit Édouard Dayms et nous nous sommes retrouvés seuls, tous les deux. Je l’ai prié de s’asseoir, puis j’ai feint d’oublier sa présence en me plongeant dans la lecture d’un dossier. Le laisser mijoter : c’est comme ça que je pensais jouer le coup pour commencer. Technique classique. Beaucoup trop grossière pour avoir un quelconque effet sur ce client-là. Je me forçais à faire semblant de lire, mais c’était moi que le malaise gagnait. J’ai tenu aussi longtemps que j’ai pu. Quand j’ai refermé le dossier et relevé la tête, je me suis aperçu
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qu’Édouard Dayms ne m’accordait aucune attention. Il était en train d’observer un petit cadre posé dans l’angle de mon bureau. Le cadre avec la fameuse photo de Noël où l’on voit Hélène, boucles bleues aux oreilles, et les deux anges habillés en costume de shérif. Édouard Dayms fixait cette photo avec une incroyable intensité. Je suppose qu’il était déjà parti explorer l’envers du décor, au-delà des apparences, le hors-champ où fleurissent blessures et secrets. C’est là qu’il a tout pris. Je ne me suis pas méfié. J’ai moi-même profité de cet instant pour étudier son visage. Édouard Dayms était d’une grande et froide beauté – quand je dis ça, je pense à un somptueux paysage de neige, vierge de toute trace d’humanité – si ce n’était cette fine entaille au-dessus du sourcil. J’ai eu également la certitude que, contrairement à Florence, lui ne faisait pas usage de stupéfiants. Et en effet, son « trip » était d’un autre ordre, autrement plus puissant. Le silence avait assez duré. J’allais le rompre quand Édouard Dayms m’a devancé. — Ils n’auront pas eu le temps d’attraper beaucoup de bandits, n’est-ce pas ? Ce sont les premiers mots qu’il m’ait dits. Pas une question, en vérité. Juste le ton qu’il fallait. Il fixait toujours le cadre. Ma bouche est restée entrouverte. Je n’étais pas sûr d’avoir saisi. — Les petits shérifs… il a précisé. Quel âge avaient-ils ? Mes yeux sont allés sur la photo, puis sont revenus sur lui. Je me suis entendu dire : — Six ans, et huit ans. J’ai aussitôt regretté. Ma mâchoire s’est refermée, si fort que mes dents ont claqué. Mais c’était trop tard. Édouard Dayms a plongé son regard dans le mien. Vainqueur, sans gloire excessive. Il avait seulement voulu me donner un petit aperçu des forces en présence. Une mise en garde. Une sommation. À partir de là, il n’y avait pas trente-six solutions possibles : soit on cherchait abri sous son aile et implorait sa clémence ; soit on lui fonçait dans le lard, façon kamikaze. Bien sûr, j’ai voté pour la seconde option – l’occasion était trop belle. J’ai pris le temps de coucher le cadre sur le bureau, face retournée, afin de le soustraire à sa vue. Puis j’ai lâché : — À qui ai-je l’honneur ?… Vous êtes qui, aujourd’hui ? Matthieu ? Ariel ? Édouard ? Ou encore un autre, qui sait ? Un nouveau ? Il a eu une esquisse de sourire, assez triste. Peut-être sincèrement peiné
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que je n’abdique pas. Il a dit : — Florence m’a parlé de votre visite. — Elle vous raconte toujours tout ? — Tout ce qui lui tient à cœur. Je crois avoir une grande capacité d’écoute. — Ça tombe bien, moi aussi. Comme ça, on devrait pouvoir s’entendre ! Même sourire affligé de sa part. Je m’en voulais de sortir ces vannes à deux balles. Flic d’opérette. J’avais intérêt à rehausser mon niveau. — Alors, j’ai repris, c’est quoi ce délire des frères siamois ? — Une sorte de petit jeu entre nous, a répondu Édouard Dayms. Je, tu, il… Quand l’un se retire, l’autre prend sa place. La roue tourne en fonction du sujet. — C’est-à-dire ? — Les multiples facettes de notre personnalité, si vous préférez. Vous savez bien, monsieur Astrid, que chacun d’entre nous est en réalité plusieurs à la fois. Dès lors, pourquoi ne pas essayer d’aller au fond des choses ? Essayer de donner corps à ce qui apparaît, en premier lieu, comme une simple vue de l’esprit. C’est une expérience assez troublante, je dois dire. Voire, parfois, vertigineuse. — On peut aussi ajouter « dangereuse », j’imagine. — Cela présente certains risques, en effet. C’est sans doute la raison pour laquelle la plupart des gens se refusent à franchir le pas. — Ce qui n’est pas votre cas, apparemment. Édouard Dayms a accentué son regard. — Et vous, monsieur Astrid ? N’avez-vous jamais été tenté ? Un changement. Une conversion… Si on vous donnait le choix, par exemple, entre ce que vous êtes et ce que vous aimeriez être ? — Parce qu’on peut choisir, en plus ! — Tout s’apprend. — En ce qui me concerne, il me semble que j’ai déjà assez de mal à être moi-même… — Voilà le genre d’idée commune et préconçue qui nous brise les ailes. « Être soi-même », qu’est-ce que ça veut dire ? Strictement rien. Qui est « je »? C’est un leurre. C’est un parmi tant d’autres. Vous ne m’avez pas bien écouté, monsieur Astrid : nous sommes plusieurs. Nous sommes une multitude. Ouvrez la cage et vous verrez combien ils sont à s’envoler. Temps mort.
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Ed, le manipulateur… Il aurait pu me bouffer tout cru dès cette première fois. Je me rendais bien compte qu’il m’entraînait où il le voulait, comme il le voulait. Sur un terrain glissant qui était le sien et où je n’avais aucune chance. J’étais bien conscient que ce petit merdeux de dix-neuf ans me tenait dans le creux de sa main. Mais comment lutter ? Comment résister ? Édouard Dayms forgeait ses propres créatures. S’il avait un seul adversaire à sa mesure, ça ne pouvait être que Dieu le Père. Tous mes pauvres mouvements de révolte, tous mes misérables sursauts d’orgueil ont dû le faire pisser de rire ou lui faire pitié. Je n’aimais pas sa supériorité. Je n’aimais pas son charabia mysticopsychologique. Je n’aimais pas sa façon de dire « monsieur Astrid », qui me rappelait celle de Florence en beaucoup plus insidieuse et pénétrante. Je n’aimais pas son regard hypnotique. Je me suis juré de lui faire la peau. Encore une promesse non tenue. Édouard Dayms était assis devant moi et je me voyais me débattre au fond de ses yeux. — Votre truc, ça ressemble à tout sauf à un innocent petit jeu ! j’ai repris. Florence Mazeau, en tout cas, y croit dur comme fer. — C’est une jeune femme sensible. Et romantique. — C’est une prostituée. — Je ne parlais pas de travail. — Eh bien parlons-en, justement ! Elle est quoi, Florence, pour vous ? Vous avez l’air très liés, tous les deux. Quand est-ce que vous vous êtes rencontrés ? — L’année dernière. À la faculté. — Le coup de foudre ? — Plutôt une… reconnaissance mutuelle. — Tiens donc ! Et ses tarifs, vous les avez reconnus aussi ? Il m’a jaugé en silence, un court instant — le temps d’ajuster la cible. J’ai appris à mes dépens que chaque flèche qu’on lui décochait nous était retournée à la puissance dix. Et empoisonnée. — On peut toujours présager, monsieur Astrid, du prix que l’on aura à payer pour ses actes. Ceux qui vous diront le contraire sont des lâches. Ça a tremblé là-dedans, à l’intérieur. Jusque dans les fondations. J’ai dû faire un terrible effort pour garder la tête droite. Pour ne pas jeter un regard vers le petit cadre retourné. Et j’ai continué à foncer dans le mur.
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— Ne me dites pas que vous n’avez jamais touché cette fille ! — Dans quel sens l’entendez-vous ? — Quel sens ? Je vous demande si vous couchez avec elle. Si vous avez des rapports sexuels. À titre gracieux ou pas. — Non. Nos rapports ne se situent pas sur ce plan-là. — Ben voyons ! J’étais sûr que vous alliez me sortir quelque chose dans ce genre. — C’est que vous êtes d’une redoutable perspicacité. Cette enflure ne se donnait même plus la peine de sourire. — C’est ça, j’ai fait. Alors, ces rapports ? Sur quel « plan » se situent-ils ? — J’ai la prétention de croire que Florence a besoin de moi. — Ah oui ? Pour quoi faire ? La protéger, peut-être ? La soutenir ? — Vous avez l’intention de m’inculper pour proxénétisme, monsieur Astrid ? — Pourquoi pas ? j’ai craché. En attendant mieux ! Il a regardé mon poing crispé sur le dessus du bureau. Les os saillants, les jointures blanches. Il a hoché la tête. Puis, de sa voix mortellement douce, de sa putain de voix qui caresse les pétales avant de les arracher, il a dit : « Je comprends. Je sais ce que c’est. Quand la douleur se réveille. Quand elle se mue en rage. Il faut bien que le poing s’abatte quelque part. Tant pis pour celui qui passe à ce moment-là… (Il s’est redressé sur sa chaise. Il a pris une large inspiration. Il a continué sur le même ton)… Vous et moi ne sommes pas si étrangers, monsieur Astrid. Nous avons des points communs. Ce qu’il y a, c’est que nous n’avons pas voulu entendre les voix derrière nous. Les cris. Les appels au secours. Nous sommes restés sourds aux hurlements. Nous avons continué à courir, courir, courir. Nous avons trahi. Et le silence nous le rappelle sans cesse. Le silence qui règne à présent est pire que tout. Bien sûr que je comprends… Ah ! si seulement il y avait un moyen de se racheter ! Si nous pouvions faire exploser ce silence. Le pulvériser. Si nous pouvions enfin réentendre les prières. Et tâcher de les exaucer. Coûte que coûte. « Voyez-vous, monsieur Astrid, j’aime Florence. Je l’aime… comme une sœur. » Il s’est tu. J’avais bu ses paroles sans broncher. Passif. Anesthésié. Quand je repense à ce premier entretien, je me dis qu’Édouard Dayms m’indiquait déjà certaines voies, des portails d’embarquement pour le monde qui était le sien. Sans doute souhaitait-il que j’y pénètre, au moins en tant que visiteur. Il me désignait des entrées, ici et là, ne me restait plus qu’à en trouver les codes d’accès. Mais je n’ai pas su le faire à temps.
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© Jean-Luc Bertini – Agence Opale
Henry Bauchau
Écrivain, poète et auteur dramatique, Henry Bauchau est né à Malines (Belgique) le 22 janvier 1913. Son œuvre, en partie inspirée par certains événements traumatisants de l’enfance, est placée sous le signe de la « déchirure » intérieure et s’offre comme une tentative de reconstruction par le verbe. Après une enfance marquée par la guerre de 1914 et l’incendie de Louvain, puis une adolescence assez solitaire, épanouie par des voyages, par des lectures et par la pratique du sport de compétition, Henry Bauchau entreprend des études de droit et devient, en 1936, avocat au barreau de Bruxelles. Maquisard dans les Ardennes pendant la Seconde Guerre mondiale, il est blessé le jour de l’arrivée des Américains. De 1945 à 1951, il travaille dans l’édition et s’établit à Paris en 1946. Là, il entame une psychanalyse au cours de laquelle il découvre sa vocation d’écrivain. En 1950, il commence à écrire les poèmes qui, rassemblés, formeront son premier livre, Géologie, édité en 1958 dans la collection Métamorphose de Jean Paulhan. Il a alors quarante-cinq ans. Avec sa famille, il s’installe à Gstaad, en Suisse, où il dirige un établissement d’enseignement privé. Il y écrit sa première pièce de théâtre, Gengis Khan (1960), mise en scène par Ariane Mnouchkine en 1961 et reprise au Théâtre national de Bruxelles en 1988. À partir de 1975, Henry Bauchau travaille à Paris comme psychothérapeute dans un hôpital de jour pour adolescents en difficulté. Chargé de cours à l’université de Paris VII, il rend compte des rapports de l’art et de la psychanalyse à travers son expérience personnelle.
En 1981, il publie La Sourde Oreille ou le Rêve de Freud, œuvre poétique directement inspirée de la psychanalyse, et s’intéresse de très près au mythe d’Œdipe, sur lequel il base ses romans Œdipe sur la route (1990) et Antigone (1997). Membre de l’Académie royale de littérature de la Communauté française de Belgique depuis 1990, il a reçu le prix international Union latine de littératures romanes en 2002. Ses ouvrages sont aujourd’hui, pour la plupart, disponibles chez Actes Sud et traduits dans toute l’Europe, aux États-Unis, au Brésil, au Mexique, en Chine, au Japon… Chez Actes Sud, il a publié des romans – Œdipe sur la route (1990 ; Babel no 54), Diotime et les Lions (1991 ; Babel no 279), Antigone (1997 ; Babel no 362), Le Régiment noir (nouvelle édition, 2000 ; Babel no 647), Les Vallées du bonheur profond (1999, Babel no 384), La Déchirure (nouvelle édition, 2003), L’Enfant bleu (2004) –, des journaux ou essais littéraires – L’Écriture à l’écoute (2000), Jour après jour (nouvelle édition, Babel no 588), La Grande Muraille (Babel no 684), Journal d’Antigone (1999), Passage de la Bonne-Graine (2002) –, des textes poétiques – Poésie (1986), Exercice du matin (1999), La Pierre sans chagrin (2001), La Chine intérieure (2003), Nous ne sommes pas séparés (2006) –, ainsi qu’un Théâtre complet (Actes Sud-Papiers, 2001).
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Henry Bauchau
Le Régiment noir Éditeur : Actes Sud / Babel Parution : août 2004 Responsable cessions de droits : Élisabeth Beyer < e.beyer@actes-sud.fr >
Révolté par l’opposition de ses parents à sa vocation d’officier, Pierre s’embarque pour l’Amérique et s’engage dans l’armée nordiste au début de la guerre de Sécession. Il rencontre Johnson, jeune esclave noir en fuite, avec lequel il va fonder le régiment noir, qui jouera un rôle important dans la guerre. Au-delà des somptueux panoramiques de batailles dignes des plus prestigieux romans d’aventures, ce grand « western de l’inconscient » frappe surtout par sa dimension initiatique, et par la mise en place d’une épopée intérieure. Le Régiment noir, publié par Gallimard en ı972, avait fait l’objet en 2000, chez Actes Sud, d’une nouvelle édition revue et corrigée par l’auteur. C’est cette dernière version qui est ici proposée.
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Dans ce pays, les arbres ont toujours l’air d’être en marche vers l’aventure qui est dans l’air. Ils n’en finissent pas d’activer leur sève, de pousser leurs branches et leurs feuillages en avant et de se saisir à bras-le-corps pour s’élever enlacés. Les arbres, en Amérique, semblent respirer un air plus natif, se nourrir d’une terre plus originelle. Ils connaissent tout ce qu’il faut connaître, ils disent tout ce qu’il y a à dire. Parmi ce vert et ce rouge, sur la violence souterraine, je découvre que je suis blanc et que la couleur de moi-même offusque. Je découvre qu’être blanc n’est qu’une des façons d’être homme mais que nous ne possédons pas le mode d’emploi des autres. Ce que les arbres savent, c’est pourquoi ils résistent à notre façon de conquérir et de posséder. Ils nous prennent sous leur regard et nous impriment ce mouvement venteux et sauvage et cette agitation de tout l’édifice qui est à leur ressemblance. Les arbres tiennent la profondeur, nous n’occupons que des surfaces, nous glissons, nous faisons un rêve – le rêve des surfaces – mais nous n’épousons pas. Un jour peut-être, ou peut-être jamais. Je suis soldat, fantassin dans le régiment étranger de New York. J’ai eu beau expliquer que, grâce à François, je connaissais le maniement des canons, rien à faire, plus de place dans l’artillerie. J’aurais pu, avec Wolf, le garçon d’Anvers qui a partagé ma cabine sur le Flandria, aller dans un autre État. Mais tout le monde dit que la guerre sera courte et qu’il faut s’engager tout de suite. Nous nous sommes laissé faire. On nous a donné un uniforme brillant, trop brillant à mon goût et on nous a envoyés, avec une compagnie de renfort, rejoindre le régiment qui se forme près de Washington. Il a fallu laisser Carabine dans une ferme et le voyage a été long sur les lignes encombrées. Washington, sa touffeur, la masse blanche des édifices au milieu des grandes allées vides. Le camp, les baraques de rondins, brûlantes et enfumées, l’inaction. Il y a l’exercice bien sûr mais pas assez. On s’aperçoit que les officiers et les sous-officiers élus n’en savent guère plus que nous. Les marches d’entraînement et les exercices de nuit se font sans rigueur. Je suis déçu. Je déteste le vague, les contours indécis de l’action dans ce régiment constitué trop vite et mal instruit. Avec Wolf, je vais voir s’entraîner les compagnies de l’armée régulière. Nous admirons la précision et la mobilité de leurs mouvements, mais elles ne comptent que quelques milliers d’hommes. Ce sont les volontaires qu’il faudrait aguerrir. Il y a eu un orage, je ramasse un peu de poussière mouillée, je la roule dans mes mains, je la pétris et parviens à la forme grossière d’un canon.
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Du doigt et de la pointe d’un crayon, je lui donne une âme. Wolf me regarde faire, son grand-père est briquetier et il connaît bien la qualité des terres. Wolf dit que si, après l’avoir pétrie, on expose celle-ci suffisamment au soleil, elle deviendra dure comme pierre. C’est à ce moment qu vous vous rappelez que votre père relisait avec passion, tous les trois ou quatre ans, les nombreux volumes d’une interminable Histoire de la guerre de Sécession qui vous paraissait alors le comble de l’ennui. Vous avez retrouvé ces livres, ce sont les sept premiers volumes consacrés à la guerre civile par le comte de Paris, ancien aide de camp du général McClellan. Ils ont été recouverts d’un insolite papier rose et on peut voir les passages qui ont retenu l’attention du père car c’est là que le brochage a cédé. Lui, qui était un merveilleux conteur, ne vous a jamais soufflé mot de cette guerre et il n’y a situé aucune des somptueuses histoires qu’il inventait pour vous au temps de votre enfance. Vous avez lu à votre tour la moitié du premier livre, vous êtes parvenu au chapitre huit dont les pages fatiguées attestent de nombreuses lectures, des rêves peut-être. Derrière la rumeur de ces pages consacrées aux préliminaires de la bataille de Bull Run, il y a un silence, le mystère du silence du père. Celui qui vous force à parler. Il fait chaud, je transpire et j’ai peur, d’une petite peur du corps bien cachée, mais tenace. Nous sommes partis, mal partis, tout le monde la sent, même les arbres qui regardent ironiquement nos uniformes de perroquets, nos épaules blessées par le sac et cette multitude de chariots et de voitures qui nous étouffent de leur poussière. Ce n’est pas une armée, pas une marche de guerre, c’est une partie de campagne avec ses calèches, ses chars à bancs portant des femmes empanachées qui vont à la bataille comme à un pique-nique. Elles ont emporté des longues-vues, ma parole, pour mieux nous voir trouer la peau. Et là-dedans des journalistes, des sénateurs, des membres du Congrès qui veulent voir en famille et de leurs yeux la victoire de la vaillante armée McDowell. Les copains m’ont élu caporal, ils ont insisté, mais cela ne sert à rien dans cette pagaille. Je leur ai dit de ne pas trop charger leur sac, rien à faire, et maintenant qu’ils ont mal au dos, mal aux pieds, ils sont en train de tout jeter. Rangez-vous ! Artillerie ! Il faut une fois de plus descendre dans les fossés, en risquant de se faire accrocher par les caissons, car les conducteurs sont malhabiles. Ils feraient mieux, au lieu de tant de saccades, de laisser un peu respirer leurs chevaux et de les tenir de moins près par cette chaleur. Que dirait le père Pierre en les voyant. Malgré tout ils ont une autre allure
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que nous. L’infanterie, pour comprendre, il faut avoir vécu ça, à pied, dans cette chaleur et cette poussière. Avec tous ces gens qui vous bousculent et ces arbres qui vous contemplent comme des fourmis. Comme des vers de terre que le canon va couper en deux d’un coup de bêche. Le soir, on l’a désigné pour un poste de guet qu’il doit occuper avec Wolf. Bien leur chance d’être de garde la veille du combat. L’ennemi est de l’autre côté de la rivière. Naturellement l’endroit indiqué n’a aucune vue. Pierre y laisse Wolf et s’avance avec précaution vers la rive. Tout près, il y a un creux, abrité par un buisson et d’où la vue s’étend loin. La rivière est proche. Tout son corps, altéré par la longue marche et couvert de sueur, demande l’eau. Il n’y a personne, il pose son fusil contre un arbre, se couche sur la berge et plonge avidement la tête dans l’eau fraîche. Il relève son visage ruisselant. En face de lui et couché sur la berge, il y a un homme. Un homme en gris ! Du gris épouvantable de l’ennemi. Mon fusil, je suis fait ! Il bondit sur la berge, saisit l’arme, épaule. L’autre est en face dans une sorte de buée d’effroi qui empêche de viser. Soudain un cri, un rire : Ne tire pas ! C’est moi, Martin ! La voix, l’accent, le nom de Martin. Il jette son fusil, il est un petit garçon mouillé qui retrouve l’aîné et qui rit de plaisir comme autrefois dans la forge. « Tu est seul ? – Avec un homme. – Amène-le, qu’il ne me tire pas dessus. J’ai une barque, j’arrive. » Pierre court chercher Wolf. Qui est stupéfait de voir un uniforme gris. Qui est rassuré en voyant que c’est Martin, son air carré, son énorme poignée de main. Martin qui embrasse Pierre, qui engloutit ses deux mains dans la sienne : « Tu est devenu un de ces sacrés ingénieurs aux mains douces ? – Je voulais être officier, mon père m’en a empêché. Je suis parti. – Ne m’étonne pas d’Eugène, il est fort ce garçon, mais pas franc. M’a tout de même rendu un fier service. Sans lui, je ne serais pas parti, je serais toujours compagnon au lieu d’avoir ma forge à moi. Et quelle forge, la plus belle du pays, qui est un fier pays, ça je peux le dire. Il t’a rendu service aussi en te faisant venir en Amérique, tu verras. » Il les regarde en riant : Vous avez du café ? Déjà Pierre et Wolf ouvrent leurs sacs, sortent tout ce qu’ils ont. « Minute ! Pas de cadeau. Café contre tabac, et du meilleur. Et des poissons que j’ai pêchés. » Ils s’asseyent tous les trois, fument une pipe, le tabac de Virginie est bien le meilleur.
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« Tu as eu peur en me voyant. Moi aussi ! Toujours comme ça la première fois qu’on voit les autres. Tu as été rapide pour un bleu. — Je n’y voyais plus, je n’aurais pas pu tirer. Tu as déjà fait la guerre, Martin ? — Le Mexique. Vilain métier, ne te fais pas d’idées là-dessus mais, comme disait le père Pierre, si on reste calme et si on fait attention à ce qu’on boit et à ce qu’on mange, on peut sauver sa peau. — Martin, que je suis content, tout a été si mal après… — Oui, j’ai souvent pensé que tu avais dû en voir de dures. Moi aussi je suis content, mais ça me fait de la peine de te voir dans cet uniforme. » Pierre est surpris, l’idée ne lui est jamais venue – à Wolf non plus – qu’ils pourraient être dans l’autre camp. « Pourquoi venez-vous chez nous, vous battre contre des gens que vous n’avez jamais vus ? — Mais Martin, les esclaves ! Les esclaves qu’on vend… parents et enfants séparés, que l’on poursuit avec des chiens… — Bêtises ! Les esclaves, tu penses que j’en ai rien à foutre. Que ça me dérange ces gens qui travaillent pour rien. Les trafiquants, les propriétaires, nous leur ferons leur affaire, mais nous ferons ça nous-mêmes et nous ne voulons pas que les Yankees viennent fourrer leur nez chez nous. — Mais Martin…– Il n’ y a pas de mais, tous ces gens-là se tiennent. Ton père aussi. – Mon père ? – Naturellement. Pour qui est-ce qu’il est, Eugène ? » Pierre est surpris. C’est vrai qu’en commentant son journal au petit déjeuner, M. Eugène marque une préférence pour le Nord et croit à sa victoire. Lui, et tous les industriels de Sainpierre. « Tu penses bien qu’Eugène se fout des esclaves, mais il est du parti de ceux qui lui achètent des machines et vous, vous êtes comme lui. Dans le Sud, nous voulons seulement être libres et nous le serons, car les gens chez nous ont le poil rude et vous allez voir trente-six chandelles. » Demain, bientôt, dans quelques instants, Martin sera l’ennemi, celui qui tire sur vous. « Martin, on n’est tout de même pas ennemis ? — Oui, on est ennemis… enfin jusqu’à la fin de la guerre. Tiens, voilà les poissons. Faites-les griller sur vos baïonnettes avec les herbes qui sont autour. » Il s’en va sans adieu. Se retourne au bord de l’eau : « Tâche de ne pas être
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devant nous demain, pas devant Jackson. – Qui c’est Jackson ? – Mon général, celui des Virginiens. Là où il sera, il fera trop chaud pour toi. » Il fait un pas vers Pierre, qui aussitôt court vers lui. Tombent dans les bras l’un de l’autre. Pour faire bonne mesure, embrasse aussi Wolf. Il est dans la barque, ses larges épaules courbées sur les rames. Crie : Après, viens à Peace River, à la forge, il y a une place pour toi et un marteau. Celui qui m’a porté chance. Son rire éclate dans l’obscurité, puis il n’est plus là et le cœur se serre. Martin, notre ennemi ! Ce n’est pas possible et c’est ce qui est. Ce qui est la guerre. Il ne reste qu’à faire un petit feu dans un trou, à griller les poissons que les herbes de Martin ont rendus savoureux. La nuit est tombée, ils prennent la garde l’un après l’autre. Entre les arbres, on devine la lueur des feux de campement de l’ennemi. On entend le cri d’une sentinelle. Un officier passe faisant sa ronde. Est-ce que Martin dort ou veille de l’autre côté ? Demain nous nous battrons peut-être l’un contre l’autre ; Il a dit : Tu ne connais pas les gens du Sud. Je ne connais pas non plus Jackson. Je vais cependant me battre contre eux. Il fait plus froid, l’aube approche. On entend passer un rapace. C’est l’heure de garde de Wolf et je devrais dormir au lieu de me creuser la cervelle. À quoi bon, je suis dans la mécanique et il est trop tard pour se poser des questions. Il y a quelque part une machine qui s’est mise à produire des soldats, des fusils, des canons. Une machine qui fait la guerre et qui sort, on ne sait comment, mais de façon certaine, de la maison grise et de la grande roue de la forge. M. Eugène y tient une place dans son bureau de Sainpierre et moi une autre ici dans mon uniforme. C’est une machine que rien ne peut arrêter, à moins que le Sud ne puisse lui en opposer une autre, plus puissante. C’est impossible, M. Eugène l’a compris qui sait lire les bilans d’un œil sans passion. C’est pourquoi il est du parti du Nord, comme moi. Je suis du côté du plus fort. Je suis là, je suis cela. Dans le Sud sont les esclaves et les esclavagistes.
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Le matin, les clairons sonnent, les tambours battent, le café glisse, fade et brûlant, dans la gorge. L’aube a la couleur d’un lit malpropre après une nuit de sueurs et de fièvre. C’est le jour de l’épreuve, tout le monde le sent, l’armée est blême et l’air pénètre avec peine dans les poumons crispés. Soudain l’idée jaillit, tout à l’heure, bientôt, ils vont tirer sur moi. Qui ? Les gris ! Ils vont me tirer comme un lapin, m’abattre comme un bœuf. On se cramponne nerveusement à son fusil, on tâte de la main la cartouchière
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pleine, on les serre contre soi comme une protection, comme un talisman. Mais il n’y a pas de protection, le visage, le cœur, le ventre sont sans défense. Il faut viser soigneusement, tirer le premier, descendre l’homme. Contractions, spasmes, sueurs, envie de crier et de vomir. Le buisson, vite le buisson, vaste décharge des intestins. Je ne suis pas le seul, pas le plus atteint, il y en a qui gémissent, qui se salissent, qui gueulent. D’autres et d’autres encore sortent des rangs en courant. Quelques-uns plaisantent, mais personne ne rit, chacun sait que cela peut le prendre dans l’instant qui suit. Est-ce que c’est ça la vraie peur, la frousse, celle qui fait courir ? Est-ce que tout à l’heure devant Martin, devant Jackson… Je me sens mieux, je bois un peu de café, le soleil perce la brume et commence à nous réchauffer. Des cris, des ordres, les tambours battent. On se forme par pelotons, par compagnies, un autre bataillon vient s’accoler au nôtre. Plus loin il y a le colonel à cheval et un général. Un second régiment se forme derrière nous. La brigade, la division sont rassemblées, nous sommes nombreux, les plus nombreux. Le sentiment de notre force nous prend au ventre, nous monte au visage. Comment les Sudistes osent-ils ? Les hommes épuisés, qui se couchaient hier n’importe où, se redressent, se rassurent, le choc des armes les excite, le mouvement des ordres et le martèlement des pas les entraînent. Nous ne sommes plus dix, plus cent, plus mille. Nous sommes dix mille, vingt mille, trente mille qui allons dans le même sens, qui voulons la même chose. Matin, masse, puissance, le chant est sur le bord des lèvres, la plaisanterie jaillit. Les intestins s’apaisent, le cœur est riche et rapide. Sur le seuil de la caverne, l’esprit blessé hésite encore un instant entre le doute et l’impatience ; le corps tranche cet état insupportable, d’un coup de masse il jette son poids dans la balance. La gorge profère sourdement des sons, des cris : En avant, à la baïonnette et autres fariboles, mais sous ces manifestations de détresse, Pierre entend que le corps en a pris son parti et qu’il y a longtemps, oui, très longtemps, qu’il est intérieurement en marche. Pour aborder l’ennemi, le mordre, l’abattre, lui couper son phallus. Et le cœur étreint déjà cette grande nature, blanche et carnivore, que le couteau devine pleine de sang.
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Pierre Guyotat
Pierre Guyotat est né à Bourg-Argental en 1940. En 1960, il écrit son premier roman, Sur un cheval. Il est appelé en Algérie la même année. Au printemps 1962, il est inculpé d’atteinte au moral de l’armée, de désertion et de publications interdites. Après trois mois de cachot, il est transféré dans une unité disciplinaire. De retour à Paris, il se consacre au journalisme, travaillant à France Observateur, puis au Nouvel Observateur. En 1964, il publie Ashby et, en 1965, Tombeau pour cinq cent mille soldats. Ce livre fait l’objet de vives controverses, notamment en raison de nombreuses scènes sexuelles se déroulant entre hommes. Le général Massu le fait interdire dans les casernes. Mais l’ouvrage a aussi ses ardents défenseurs. Ainsi Michel Leiris, qui écrit : « J’ai dit avoir apporté Tombeau pour cinq cent mille soldats à Picasso, tenant absolument à ce qu’il en prenne connaissance. Cela ne me serait pas venu à l’esprit si je n’avais considéré que ce livre présente un intérêt littéraire assez grand pour qu’un homme engagé aussi constamment dans son travail que l’est Picasso passe quelques heures à le lire. » En 1968, Pierre Guyotat adhère au Parti communiste français, après un discours de De Gaulle, hostile à ce parti. Il en démissionnera en 1972. En 1971, parution d’Éden, Éden, Éden. Cet ouvrage est interdit par le ministère de l’Intérieur à l’affichage, à la publicité et à la vente aux mineurs. Une pétition de soutien internationale à l’ouvrage est signée.
Durant les années 1970, Pierre Guyotat s’engage dans diverses actions : en faveur des mouvements de soldats, d’immigrés, de prostituées… En 1975 paraît son roman Prostitution. En 1977, il fait l’objet d’un internement psychiatrique. En 1981, l’interdiction d’Éden, Éden, Éden est levée. Dans les années 1984-1986, il participe à une série de lectures-performances de son œuvre dans toute l’Europe. Il s’associe, en janvier 2000, à la réouverture du Centre national d’art et de culture GeorgesPompidou à Beaubourg, avec la lecture des premières pages de son roman Progénitures. En 2006, parution de Coma, texte autobiographique, au Mercure de France.
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Pierre Guyotat
Coma Éditeur : Mercure de France Parution : avril 2006 Responsable cessions de droits : Bruno Batreau < bruno.batreau@mercure.fr >
Ce livre est une promenade dans différents moments de la vie de Pierre Guyotat qui tous ont en commun la force de l’éblouissement, de la brillance, de l’éclat de vivre. « Ce sont tous les moments où j’ai été le plus dans mon âme », dit-il. Pour la première fois, Pierre Guyotat, qui est un des écrivains contemporains les plus importants, va revenir sur ce qui a fait naître sa singularité littéraire. Ce livre, comme tous les livres de la collection Traits et portraits, serait les coulisses de l’œuvre et viendrait expliquer dans une langue classique et pure cette recherche permanente qu’il poursuit dans ses textes de fiction, de l’excès, des limites, du rêve, de la vie hallucinée. C’est en poète qu’il avance ici, ramassant sur son chemin aussi bien des moments d’enfance, de grâce, de lien à la nature et à la campagne que des moments de grande violence sexuelle quand il avait huit ans, qu’il évoque avec force et pudeur. Jusqu’à cette période de « coma », début décembre ı98ı, où après avoir atteint les limites physiques de la recherche d’une nouvelle langue, il a comme perdu ses forces. Visions, perceptions colorées, charnelles et magiques du réel, c’est cette expérience-frontière qu’il nous livre ici, dans cet autoportrait où justement il veut montrer son double. Double qui ne le quitte pas, double qui le fait écrire, double qui réenchante le réel, d’une façon lucide et cruelle. Pierre Guyotat indique bien par ce livre qu’il est à la fois l’héritier de Lautréamont et celui de Rimbaud. Viendront se faufiler dans cette promenade
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photos, dessins de l’auteur, paysages, fac-similés de ses cahiers de « seize ans », où déjà l’image du double était présente. Enfin, le titre de ce livre n’indique pas seulement cette expérience réelle du coma, mais il désigne surtout tous ces moments de suspens, d’entre-deux, d’inspiration, où le souffle aurait pu disparaître mais où il est à chaque fois revenu. « Coma », ne l’oublions pas, veut dire « virgule » en grec et en anglais. Et c’est ce sens qu’il faudra privilégier pour lire Pierre Guyotat puisque son livre culte Éden, Éden, Éden se terminait par une virgule…
Le récit qui suit, je le porte en moi depuis que, sortant, au Printemps 1982, d’une crise qui m’avait amené au bord de la mort, je me contraignais à reparler en mon nom personnel. J’éprouvais – c’était bien le seul sentiment dont j’étais capable – du dégoût à préparer dans ma gorge et dans ma bouche et à prononcer le mot « Je » tant que je n’avais pas récupéré la totalité de ses attributs, et un peu plus – ayant tant souffert dans cette traversée. Comment, alors, écrire, penser à écrire, privé de « je » : l’Ecclésiaste me servait de modèle, et Job, pour un avenir que je ne voyais pas ; vivant, vivre ; mais alors, en état de l’écrire, ne voudrai-je pas, plutôt, reprendre mes figures – plus réelles que moi – et en augmenter le nombre ?
Pierre Guyotat
Coma
Dans les moments où un peu de mon droit à parler me revenait dans le cœur, brisait un peu de ma mutité intérieure, je voyais, j’entendais ce texte, en langue normative, sous forme de prière, de lamentation, comme un doux bain de colère, des impropères dans le son de Palestrina et de Lassus, mais à Dieu ; trop près encore de l’action pour en faire le récit. Il me faudrait, pour cela, créer d’abord de nouvelles figures, avancer dans la formation de ma langue et dans ma connaissance du monde – et dans mon dépouillement devant la richesse des autres. […] Cet homme, de mon âge, au manteau troué, dont les mains tremblent sur ses poèmes en vers réguliers, c’est moi si je n’étais pas moi. Il est ce dont l’œuvre que je fais et ses conséquences sociales entre autres me privent d’être. L’œuvre que je fais est sans doute en moi et dans mes mains comme une sorte d’intercession entre moi et le monde ou Dieu. Je ne sais d’où vient le don qu’on m’attribue et que j’ai toujours ressenti comme une injustice, je ne sais d’où me vient la force qui me lui fait produire de l’œuvre, je ne me suis jamais donné quelque mérite que ce soit, quelque volonté que ce soit. Comme je n’ai fait que suivre ma pente, exploiter mes penchants naturels, que je n’ai eu d’autre maître que moi-même et nos prédécesseurs, que j’ai toujours travaillé à l’intérieur de moi-même, sans conseil, tout ce qui entoure, ennoblit, construit le peu que je me ressens être – ce noyau, cette origine (le souci premier de toute pensée c’est l’origine) quasi embryonnaire, cet embryon – est de l’ordre du fantôme.
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Ma vérité est dans cette origine et pas dans ce qui, vie, œuvre, notoriété, légende, s’est constitué autour ; peut-être dans un avant ma mise au monde, dans ma non-existence (dans le non-né plutôt que dans l’acquis). C’est ce que je suis, avant, qui compte ; peu m’importe l’après : conception humaine, naissance, œuvre. Autant dire : rien, ou des gènes épars au monde ou le dessein d’un dieu. Je ne me fais toujours pas à l’idée que le talent – le génie même – doive être considéré. Ce que j’ajoute à l’embryon n’est peut-être pas de ce monde. Très souvent, trop souvent peut-être, les plus grands actes de l’histoire humaine, les plus grandes œuvres, les plus grandes découvertes – que j’aime et où je prends mes forces –, me paraissent indignes en regard de ce que de tout mon cœur je crois l’homme capable. […] Fin décembre 1980, je rejoins mes sœurs et frères dans notre village natal. Malgré le grand froid, je refuse de passer la nuit à l’intérieur de la maison. Je veux vivre dans mon véhicule chargé des cadeaux que je vais faire. Au lieu de placer le véhicule près de la maison dernière de mon père, sur la rivière et en retrait du centre, où vit sa seconde épouse et chez laquelle tous sont réunis, je stationne au centre du village, devant l’ancien bâtiment où nous sommes tous nés, et où notre mère est morte le 25 août 1958. L’insomnie douce, volontaire, ma liberté de mouvement et mon éloignement de la complexité familiale, la machine à écrire, les carnets de Samora Mâchel, d’écriture encore régulière et très lisible, ouverts sur la tablette de travail, devant la large vitre donnant sur le paysage que je veux, un bon moteur presque sous mes pieds, une figure aimée dans l’esprit et le cœur, maître du temps entier – le sommeil, le rêve presque abolis, pourquoi me soucierais-je de l’agitation qu’on me voit ? Je ne me vois plus d’obstacles, je ne me vois plus d’adversaires. Ce que je ressens comme une légèreté nouvelle, c’est la perte de mon poids. La beauté de l’hiver, sa lumière, l’éclat, le scintillement de la neige et de la glace, la pureté de l’air (le spectacle prévu pour Décembre à Chaillot) me font comme un corps glorieux (cryogénisation), par lequel je franchirai cette quarante et unième année de mon âge, l’année de supplément à celui que depuis l’adolescence je me fixe comme terme de ma vie ; alors que la
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pneumonie, les mycoses prennent possession de mon corps, dans ce véhicule que je commence à charger de denrées et de conserves, mais où je ne mange presque plus. Sur la route vers Paris, avec devant mon véhicule celui de mon frère et de sa femme et de leur petit enfant de deux ans, je dois quelquefois, tant mon bonheur est grand, arrêter le véhicule et descendre pour mettre mes doigts dans les traces des animaux et des gens, manger mon Compralgyl – antalgique alors en vente libre – avec de la neige, observer un corbeau, une pie, une grive ; il me prend de vouloir, à la tombée de la nuit, vers La Charité, faire l’essai de mon toit se levant en tente. À Orléans, j’installe mon véhicule au bas du grand immeuble de mon frère, j’y loge, et comme j’y reçois de ses amis maghrébins et qu’on m’y voit aussi travailler, on se plaint à lui, et, pour d’autres raisons aussi, je dois partir, dans la précipitation.
Pierre Guyotat
Coma
* Chassé d’Orléans, je rentre à Paris, que j’ai quitté en juillet 1980. Je reviens dans ma petite chambre insalubre, où, loin de la splendeur protectrice du dehors où j’ai passé près de trois saisons, je commence à ressentir la vérité puis la réalité de mon épuisement. Avant de repartir et de retrouver ce rêve que je fais d’écrire ce que j’écris devant tous les paysages possibles, entouré de peuples amicaux, l’œil à suivre les animaux de l’autre côté de la vitre ou hors du véhicule, il me faut refaire mes forces, celles, du moins, qui sont nécessaires à la force centrale qui se maintient, mais avec méthode. Mon voisin du dessous, un ami, contrefait du haut, qui travaille dans les jardins, de mère française et de père kabyle, un peu l’acteur ou l’arlequin de Picasso, prend en charge ma remise en forme, il m’emmène déjeuner et dîner dans une cantine du fond du xiv e arrondissement. J’ai du poisson maigre, dans mon assiette, dans une lumière qui nous éclaire comme l’Emmaüs de Rembrandt. Le temps de cette régénération, que je crois court, je travaille, avec régularité, mais peu à peu les doubles et les triples de la figure centrale, Samora
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Mâchel, déjà à l’œuvre, à l’ouvrage, sexuel, dans le travail d’Aix en JanvierFévrier de l’année précédente, s’encrassent, les figures nues agissent dans des lieux de plus en plus dégradés, l’espace s’y réduit. D’Algérie, de Corse, de Sardaigne, de Marseille, de la Goutte-d’Or, la scène remonte au versant nord industriel et minier du massif (le Pilat) dont le versant sud, bucolique, est mon versant natal. Des porcs se mêlent aux accouplements humains, le décor se réduit à ce qui m’apparaît alors comme la remise à charbon de la cour commune de la bâtisse où est notre appartement natal loué, et où enfant j’imagine qu’un monde gît, grouille sous le tas de boulets brillants. Enfin ce ne sont plus les seuls porcs qui ont du gros poil sur leur peau grasse, ce sont les putains, et l’un d’eux se nomme Anthracite. Actions et paroles se résorbent dans un chant doux, généreux, plaintif, répétitif ; une série de quelques mots, interjections… suffit au chant. Telle est la douceur tentatrice de ce chant, qu’à nouveau je ne veux plus l’interrompre - si j’arrête, je suis mort, et damné par le Rien. Mais telle est la détresse que je sens à nouveau monter en moi, qu’il me faut repartir. * Une dernière nuit, je monte à la Goutte-d’Or, y gare mon véhicule. Dans un salon où l’on coiffe tard, et où je dois prendre des papiers d’un entrant qui seront transformés en carte de séjour par un cousin ami au cabinet du Premier ministre d’alors, mon regard se prend à celui, noir-rouge dans un blanc bleuté, d’un jeune ouvrier, à travers le spray dont le garçon lui vaporise la tête. Je m’accroupis au linoléum et y ramasse une poignée de ses cheveux : – « Pour Samora », dis-je tout bas. Dehors, nous descendons dans un couscous en contrebas d’une rampe pour y avaler une loubia où il trempe beaucoup de pain. Où loge-t-il ? en foyer ? en garni ? s’il retarde, son pied sur le mien, notre sortie d’ici, c’est qu’il n’ose m’emmener là où il couche ; mais j’insiste, je sais que c’est l’un de ces lieux où Samora est commandé d’avance poussé, pris et joyeusé jusqu’à l’aube. Un couloir plein d’hommes rudes et doux qui fument, des enfants
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en pyjama ou short, qui se poursuivent, une cloison de bois le long d’une salle de café profonde, basse et jaune ; au fond du couloir, l’escalier ; sous l’escalier, un ancien réduit à charbon : il cherche la clef du cadenas qui le ferme ; je lui prends les épaules et la taille et le fais rire pour évacuer sa gêne - sa honte peut-être, mais vite qu’il la noie dans celle de notre étreinte nue ! Dans le réduit, une baladeuse au bout d’un fil qui court de dessous la porte vers la salle très enfumée où un chant se distingue peu à peu du brouhaha, éclaire une paillasse et une chaise de formica. Il m’accroupit et m’assoit sur la paillasse, il sort et revient avec une théière chaude, deux verres teintés, du sucre et un bouquet de menthe ; nos deux cous courbés contre le plafond bas…, « car que faire-en un gîte à moins que l’on ne… ».
Pierre Guyotat
Coma
Le lendemain soir, le voici dans ma chambre : – « ce n’est pas tellement plus grand que chez moi ». Comme il peine à y recoudre l’entrejambe de son jeans déchiré au chantier, je le lui recouds ; je lui fais lire un récit du siège de Constantine, centre de la région d’où il vient - d’un douar du massif d’où, naguère, je transporte des denrées d’une famille vers une autre au désert. Après l’étreinte en fond de chambre – « tu es si maigre, je vais te faire manger, moi ! » –, et qui roule sur le carreau redisjoint, il veut reprendre ses souliers souillés à l’autre bout : je m’accroupis, me mets à quatre pattes, les mords et les pousse ainsi vers le matelas où il se rhabille très lentement, avec de grands bâillements et en se grattant ses belles fesses cicatrisées de tout ce à quoi peut se blesser un enfant de la montagne. Dehors, dans la nuit avancée du samedi, dans un terrain vague du Maine, il sort sa flûte de sa veste fourrée synthétique et en joue : – « les rats sont trop en profondeur, par ce gel, pour sortir et te suivre ». – « et si je faisais sortir tous les méchants pour les emmener à la mosquée ? » * L’agitation reprend : je dois me hâter vers ce qui me tue. L’apaisement par la régularité commençant à me gagner et à m’épouvanter (seule une situation nouvelle dans un lieu nouveau, si possible mobile, changeant, peut m’apporter la paix), je rejoins un ami comédien à Reims : il y joue dans Monsieur de Pourceaugnac et y prononce : « quantité de machines ».
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Dans le restaurant du théâtre, je cherche à remanger de ces oreilles de porc que je m’amuse, avec des amis chers, douze ans auparavant, à me mettre entre l’oreille et le tympan (le rocher), puis à mastiquer. Je cherche sur la carte si l’on n’y propose pas du groin aussi. Dans les séquences que j’écris à ce moment, les corps se réduisent à leur bouche, au groin, peut-être à la voix, au son qui en sortent. J’arrête mon véhicule dans un tournant de la petite rue Hincmar, du nom de l’évêque des temps mérovingiens ; tout près du portail de la maison avec jardin où habite la costumière du spectacle. Il fait très froid. Un soir, à dîner, je commence de perdre connaissance. Sur un banc de la place du centre de la ville, étendu sur un banc, je vois les nuages mouvants. Mon ami, qui loge à l’hôtel en face, me fait monter dans sa chambre, où je dormirai sur un lit, au fond de la grande pièce. Le corps très enfiévré – cafards dans la douche –, j’y lis un livre qu’il m’a offert : le Hölderlin de Peter Härtling, dans la traduction de Philippe Jaccottet. La figure de Hölderlin, avec quelques vers de la « folie » que je connais presque par cœur depuis l’adolescence, se substitue en fantôme dans mon corps, auquel seule la fièvre donne des contours et de la force. Les derniers jours, je fais rentrer mon véhicule dans le jardin de la costumière, j’y dormirai à l’abri du vent et dans un froid renforcé. L’atelier où elle vit est chaud, des tissus de couleur lui donnent une lumière qui tarde à diminuer en fin d’après-midi, plus tardive que la lumière du jour. Un matin moins froid que je me suis douché au tuyau, dehors, elle me donne des confitures. Jadis, dans le Tamesna glorieux – plateau intradésertique du Nord Niger –, support de la dernière scène d’Éden, Éden, Éden, la confiture tirée de la sève-gomme des acacias… Une fin de matinée, j’emmène mon ami au camp d’Attila, redoute gauloise, romaine puis hune. Le car s’embourbe au bord de l’arène en ellipse, au bord de la Noblette : la crainte de mon ami de retarder par son absence l’heure du spectacle – le théâtre est pour moi aussi un rituel dont dépendrait l’ordre du monde – me remplit d’une angoisse qui me réduit à rien.
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© Hélène Bamberger
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Jacques Serena
Jacques Serena est né à Vichy en 1950. Après de nombreux petits boulots, il se consacre à l’écriture. Son premier roman, Isabelle de dos, paraît aux Éditions de Minuit en 1989, où il publiera ensuite cinq romans. En parallèle à sa production romanesque, il écrit pour le théâtre, notamment Rimmel, qui a été monté par Joël Jouanneau, en 1998, au Théâtre Ouvert, à Paris, au Théâtre du Point du Jour, à Lyon, et au Théâtre national de Strasbourg. Dans un entretien accordé à Théâtre Ouvert, Jacques Serena s’expliquait sur ces deux pratiques littéraires : « Pas moi qui pourrais dire si le roman est en général plus littéraire et le texte de théâtre moins, ou pas. Pour ce que j’en sais, le théâtre peut très bien être aussi rasoir que le roman. Ce que je peux signaler c’est que, pour ma part, je me mets dans un aussi sale état pour émettre du théâtre que du roman. Le soliloque de la fille, à la fin de ma pièce Rimmel, est autant du roman que pouvait l’être n’importe quel chapitre de mon roman Basse Ville. Ou aussi peu. D’ailleurs, je n’écris pas pour le théâtre, ni pour un lecteur, ni pour qui ou quoi que ce soit. Au moment d’écrire, si c’est vraiment le moment, je ne sais pas ce qui va se passer, en sortir, alors la question de la destination a du mal à se poser. Des textes seront jetés, ou laissés en plan, d’autres iront plus ou moins se faire passer pour du roman, et d’autres sans trop de mal pour du théâtre. De toute façon, ma quête romanesque m’amenait à m’exciter sur le rythme et le son, j’allais assez naturellement vers une publication
par la voix. Par des voix. D’autre part, sans doute parce que subissant, comme tout un chacun, des actualités qui passent plus de temps à vouloir absolument démontrer qu’à montrer, je tendais à ne plus vouloir, moi, que témoigner, signaler les mots dits, indiquer les gestes faits. Avec ce mobile vaguement éthique j’allais spontanément vers une écriture flirtant avec le théâtre. » Il a publié aux Éditions de Minuit les romans suivants : Isabelle de dos, 1989 ; Basse Ville, 1992 ; Lendemain de fête, 1993 ; Plus rien dire sans toi, roman, 2002 ; L’Acrobate, 2004 ; Sous le néflier, roman, 2007. Chez le même éditeur, il a publié en 1998 sa pièce Rimmel.
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Sous le néflier Éditeur : Les Éditions de Minuit Parution : septembre 2007 Responsable cessions de droits : Catherine Vercruyce < direction@leseditionsdeminuit.fr >
Le spécialiste m’avait dit qu’après une telle opération, j’avais besoin d’un changement de vie radical. Quand je suis rentré à la villa pour l’annoncer à Anne, j’espérais un mot ou un geste, mais en vain. Je l’ai alors menacée de partir pour de bon. Et, finalement, pour la première fois depuis des mois, Anne m’a regardé vraiment. Elle m’a répondu que, oui, ça l’arrangerait que je parte.
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J’ai souri, quand le chirurgien m’a fait part de son diagnostic. Déjà ça de sûr. J’étais là, je le regardais, il s’était mis à me donner son avis sur mon cas et, avant même qu’il ait fini, je souriais. Avertissement gratuit, disait-il, alarme à prendre au sérieux, pas de cause organique, attention. L’endroit du mal hautement symbolique, la bouche, lieu de la sustentation, de la parole et du baiser, attention. Le manque de contrôle, dans un sens comme dans l’autre, pouvait avoir de graves conséquences, attention, changer absolument. Je sentais bien qu’il voulait m’effrayer mais, je n’y pouvais rien, je souriais. Alors il m’a parlé d’une maison de repos. Vous avez besoin d’un changement radical, croyez-moi. Je le croyais, pas de problème, et je continuais de sourire. Changement, oui, j’entendais bien, mais je pouvais changer en restant chez moi, maintenant, après ce qu’il venait de me dire, je pouvais rentrer dans la villa, retrouver Anne, et tout radicalement changer. C’est ce que je pensais, là, face à lui. D’ailleurs, je le lui ai dit, ou plutôt le lui ai ânonné comme je pouvais, à cause de l’intervention que je venais de subir. Mieux manger, oui, lui ai-je dit, entendu, m’offrir, de-ci, de-là, de bonnes choses, et redonner de vrais baisers, oui, et ne plus déblatérer à tout bout de champ, voilà, arrêter de toujours vouloir tout dire, et vouloir qu’on me dise, de peur qu’on me cache des choses, de peur de tout, arrêter, oui, faire comme les gens, personne n’avait peur comme ça. Et d’ailleurs, ai-je enchaîné, d’ailleurs, au point où j’en étais, ces derniers temps, avec Anne, et dans mon travail, dans tout, cette nouvelle donnée tombait à pic, changer ou crever, oui, s’il me fallait ça, tout bien pesé, voilà sans doute pourquoi il me voyait sourire, au moment où, dans ma vie, rien n’allait plus, et moi donc, au moment où c’était comme si un voile recouvrait tout, vlan, le vieux coup de savate sur la tête, pour me remettre dans le sens de l’histoire. Il m’a conseillé d’aller au moins voir un psy, un ami à lui. Allez-y de ma part, je vous fais un mot, vous verrez, un homme brillant. Il a griffonné son mot, qu’il a glissé dans une enveloppe, qu’il m’a tendue. Et que, ma foi, j’ai prise. Dans la rue, je touchais à peine le sol. On venait de me dire ce que, ces derniers mois, j’avais senti confusément, et soudain je le savais. Changer, voilà, absolument. Retrouver la clarté, les élans, la vraie passion qui nous sortait des limbes, ravivait tout, j’avais déjà connu ça, avec Anne, pas seulement avec elle mais, bref, avec Anne, oui, follement, au tout début. Je sentais monter en moi du désir de doux chaos. Vite arriver à la villa, retrouver Anne, lui annoncer ce nouveau moi en marche, vers une vie
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à nouveau vivante. Je marchais, j’étais là, je me disais que si seulement, maintenant que je me sentais autre, j’avais pu agir autrement, courir, crier, si seulement, si seulement. Avant d’arriver, je suis délibérément entré dans une épicerie pour acheter une bouteille de vin, un bordeaux, un bon, à cinq euros soixante, et, dans la foulée, une tranche de bleu d’Auvergne à la coupe, une belle tranche. Pour marquer un départ de nouvelle vie il fallait des signes forts. Anne était dans le jardin, assise sous le néflier avec les filles. Elles parlaient. Sans espérer qu’Anne saute de joie en me voyant entrer avec la bouteille et le fromage, sans aller jusque-là, j’avais escompté de l’étonnement, qu’elle demande en quel honneur. Elle, ou à la rigueur l’une des filles, j’étais prêt à leur annoncer la nouvelle de ma transfiguration en marche, de notre imminente vie plus vivante. Mais elles parlaient sous le néflier. J’ai fini par me dire que ce n’était pas le moment, pour une telle nouvelle, mieux valait attendre le bon moment. À tout hasard, j’ai encore un peu traîné dans le jardin, ma bouteille à la main, l’étiquette tournée vers elles, mais rien, pas une question, pas un regard, ni de l’une ni des autres. Bien sûr, étant donné que j’avais déjà décidé qu’il valait mieux attendre pour annoncer la nouvelle, mieux valait, dans ce cas, qu’elles ne demandent rien, mais bon. Quand même, Anne avait bien dû se rendre compte, ces derniers mois, que je n’allais pas fort, et elle avait bien dû entendre que j’avais du mal à articuler quand je parlais, pas les occasions qui avaient manqué, et j’avais bien signalé, en partant, que j’allais revoir ce chirurgien qui m’avait opéré à la bouche, qu’il allait me donner son avis sur mon cas. Et voilà, j’étais rentré et pas un regard, pas une question, rien. J’ai été poser fromage et bouteille dans la villa. Suis revenu sur la terrasse devant le jardin, me suis laissé tomber sur mon vieux transat. Mon vieux transat, terme prédestiné de toutes mes tentatives de relation dans la villa, ces derniers mois. Mais peut-être, après tout, Anne ne se rappelait-elle déjà plus d’où je revenais. Et peut-être qu’elle ne remarquait pas mon début de légèreté parce qu’elle n’avait pas remarqué ces derniers mois ma lourdeur. Vrai qu’elle m’avait peu regardé, ces derniers mois. M’avait un peu perdu de vue, comme qui dirait. Leur discussion tournait autour de la date pour une soirée. Ces derniers mois, Anne avait décidé d’inviter des gens ici, dans la villa. Que j’y sois ou
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non, vu que, ces derniers temps, j’avais dû partir souvent, pour mes lectures publiques dans des bibliothèques. Elle avait besoin d’espace de liberté, c’est ce qu’elle répétait, quand j’essayais de lui donner mon sentiment sur ces soirées. Tout ce qu’elle me répondait, depuis des mois, espace de liberté, espace de liberté. Sur quoi elle allait chercher quelque chose dans le frigo. Elle ne jugeait même pas utile de me demander mon avis pour la date, encore moins pour le choix des invités. Bien sûr, mon avis, elle le connaissait. Ses soirées m’affligeaient, je l’avais dit, répété, ces excitations prévues, élans inéluctables de fins de soirées, tentatives de tentations, tentations de tentatives, tous ces épanchements, j’avais toujours longuement expliqué à quel point ce n’était que perte de temps, et déprime, abattement, ruine du corps et de l’esprit. Mais, ce soir-là, ma foi, je me sentais déjà tellement autre. Après ce que m’avait dit le chirurgien. Ce soir-là, elle aurait pu avoir une surprise. Qu’est-ce que ça lui aurait coûté, de me demander. Ne seraitce que pour le geste. Elle croyait, bien sûr, que j’allais encore pendant une heure hurler à la ruine de mon esprit, mais, bon sang, le geste. Ceci dit, m’ouvrir à ses soirées, oui, je sentais que j’aurais pu, mais pour ce qui était de ses invités. Il aurait fallu en parler, parce qu’il y avait quand même des limites. Plus un seul ami à moi, ils ne venaient plus, ou étaient devenus des amis à elle, alors voilà, l’un dans l’autre, plus que des amis à elle, maintenant. Et il fallait les voir, et les entendre. Amis des arts, animatrices bénévoles, vice-présidents d’associations, futures actrices, ex-céramistes. Eux, ne venant que pour se faire valoir, ou s’émécher pour proférer leurs flagorneries à celles qui auraient assez perdu les pédales pour les croire.
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Le pire étant que, les derniers mois, Anne, à frayer avec ces oiseux lourds, semblait contaminée. Je le sentais, et c’était visible. Ses gestes, son visage. Le visage, surtout. Visage qui, il y avait seulement six mois, était encore si beau, doux, innocent, presque puéril. Et maintenant si raide, tendu. Rappelant ces femmes qui, un beau jour, se disaient que la vie leur avait bouffé leur vie, en voulaient à l’humanité, à commencer par ce qu’elles en voyaient. Quand elle disait espace de liberté. Quand, à deux heures du matin, elle n’était pas rentrée et ne m’appelait pas, et ne répondait pas quand moi je l’appelais, l’appelais, l’appelais. Quand elle rentrait en criant qu’il fallait que je lui refasse des cartes de visite. Anne, ces derniers mois, sous mes yeux, était devenue une de ces femmes au regard de pigeon fou qui cherchent une issue et croient la trouver dans des soirées qui s’éternisent.
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Depuis mon transat, je restais à la regarder sous son néflier, à ne toujours pas en revenir de cette expression tendue qui ne quittait plus son visage. Ses nouveaux gestes, abrupts. Son nouveau ton laconique pour me répondre. Quand elle me répondait. À essayer de me souvenir quand elle m’avait répondu pour la dernière fois. Mais là, peut-être, vu ce que j’allais lui annoncer. Sans me lever, depuis mon transat, je me suis entendu élever la voix. Anne, écoute, voilà, cet après-midi, ce chirurgien, tu sais, qui m’a opéré pour ce que j’avais à la bouche, eh bien, il m’a dit que, ce que j’ai eu, d’après lui. Non. Elle était déjà rentrée dans la villa, en route pour le frigo. Le frigo, à l’autre bout de la villa. J’avais sans doute encore mal choisi mon moment. Je choisissais toujours mal mes moments, avec elle, ces derniers mois. Dès que j’émettais un son, elle avait absolument besoin d’aller prendre quelque chose dans le frigo. Ou d’aller y ranger autre chose. Toute transmission de ma part était vouée à tourner court de par l’éloignement du destinataire. Même en essayant de persister en criant, même s’il arrivait qu’elle ait encore le vieux réflexe de demander quoi, qu’est-ce que je disais. Ces échanges à voix d’amplitude inégale devenaient vite éprouvants. Se finissaient en général par un : non, rien. Si encore il n’y avait eu qu’elle. Mais les filles, pareil. Les filles, encore, c’était normal. Un enfant, tôt ou tard, nous hait, veut nous faire payer les bontés qu’on a eues à son égard, c’est fatal. Personnellement, je ne dirais pas que j’ai été spécialement bon avec les filles, mais quand même, elles me haïssent. Anne est revenue dans le jardin. Dès que je me taisais, elle n’avait plus rien à faire dans le frigo. Elle revenait sans un regard pour moi. Dans un sens, j’aimais autant, vu le genre de regards qu’elle me destinait, ces derniers mois. Elle qui n’était pourtant pas ma fille. Avec qui j’avais été si vivant, si fiévreux. Et qui était devenue cette femme froide, fermée, que je reconnaissais si mal. Mais qui semblait, elle, me reconnaître si bien qu’elle ne pouvait plus me supporter. Le danger, à rester dans les parages d’une femme qui nous voit d’un tel œil, c’est que, à force, quelque chose comme une intelligence de ce qu’elle ressent nous traverse. J’étais un vase familier oublié sur un buffet. Comment en étions-nous arrivés là en six mois ? Elle ne me voyait plus. Normal, qui allait s’attarder à regarder un vase. Et comment vivre quand on n’est plus qu’un vase familier sur un buffet.
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GRANDS romanciers
Dix minutes plus tard, autre tentative. Je me suis avancé vers elle, me suis appuyé au néflier et, d’une voix calme, avec un débit lent, un peu à cause de ma récente intervention à la bouche, un peu exprès pour donner de la profondeur à mon propos, je me suis lancé. Anne, écoute, juste ça, tu sais, les choses, si on n’en parle pas au fur et à mesure, à force, ça s’accumule, fermente, devient inextricable, et on se retrouve pris là-dedans, et nous, ça fait des mois qu’on ne se parle plus de rien, enfin, moi je parle mais toi, non, ce n’est pas ce que je voulais dire, je veux juste te parler de ce que m’a dit le chirurgien cet après-midi, de ce que ça a produit en moi, je suis sûr que, rien qu’à me voir, si tu me voyais, ou rien qu’à ma voix, déjà ça doit s’entendre, j’ai commencé à m’ouvrir, et maintenant on va tous les deux se rouvrir, parce que moi, depuis ce que m’a dit cet après-midi le chirurgien, je veux moi aussi de la liberté, de l’espace, et même, si tu veux, des soirées, et je t’aiderai pour ta liste d’invités, oui, je t’aiderai, parce que bon, là, tes invités, franchement. Elle avait encore son stylo à la main mais n’écrivait plus. Ne rajoutait plus d’oiseux lourds sur sa liste. Déjà ça. Son visage presque relevé et tourné pratiquement dans ma direction, je pouvais au moins voir son visage. Sur lequel, il n’était trop rien possible de lire, depuis six mois, à part une nervosité latente. Alors, comme j’en avais déjà pris l’habitude, bien que n’ayant pas fini de dire ce que j’avais commencé à lui dire, je me suis interrompu. Elle s’est remise à écrire. Alors que j’allais en arriver à essayer de lui reparler de ses invités. Elle écrivait. Mieux vaut laisser tomber, me suis-je dit. Ne pas recommencer à trop parler, attention, me suis-je dit, me contrôler. Mais je me suis entendu reprendre. Parce que tes invités, écoute, Anne, franchement, comme ton vice-président, rappelle-toi que c’est à moi qu’il avait demandé de participer à son action semi bénévole pour primo arrivants, il avait commencé à m’expliquer son projet et, avant d’avoir fini, il avait compris que je ne le ferais pas, je devais avoir l’air d’être trop sensé pour faire ça, alors il t’a demandé à toi, mais c’était mon idée, c’est moi qui avais fait observer que tu plaisais davantage aux gens, aurais de meilleurs résultats, j’avais raison, tu t’y es faite très vite, mais si j’avais su, parce que c’est depuis que tu as pris confiance en toi, grâce à cette activité semi bénévole, que tu sors sans arrêt et que moi tu me. Je suis arrivé à me taire. Elle écrivait, ne me regardait pas. Je suis arrivé à ne pas enchaîner, à ne pas embrayer sur le fait que le pire était de ne pas savoir le pourquoi de sa froideur envers moi, pourquoi, un soir, il y avait
Jacques Serena
Sous le néflier
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six mois de cela, en entrant dans la chambre, elle avait saisi mes habits, que je venais d’ôter et de poser sur la commode, et les avait jetés par terre, et pas violemment, même pas, froidement, et pourquoi, depuis, elle était restée comme ça, froide, toujours, toujours, et moi, depuis, j’avais peur que mes habits, ou n’importe quel objet à moi ne lui tombe sous les yeux, je rapatriais tout dans la pièce où j’écrivais, dissimulais tout comme je pouvais dans mon placard, sans seulement savoir pourquoi, cette soudaine brusquerie à mon égard. Je suis arrivé à ne pas enchaîner, cette fois, de toute façon elle n’aurait pas répondu, rien. Je n’avais même plus droit à ce moment-là à son besoin d’espace de liberté.
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