Fiction France Une sélection des littératures françaises contemporaines à lire et à traduire
No 12 MARS 2013
Vingt nouveaux titres de fiction française à lire et à traduire
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Président exécutif Xavier Darcos Directrice générale déléguée Sylviane Tarsot-Gillery Secrétaire général Pierre Colliot
Département Livre et Promotion des savoirs Directeur Paul de Sinety Responsable d’édition Bérénice Guidat Secrétariat de rédaction Sylvie Chineau 8-14 rue du Capitaine Scott, 75015 Paris www.institutfrancais.com
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Coordination des traductions Bureau du Livre de Londres Relecteurs Josephine Bacon et Euan Cameron Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères.
© Institut français, mars 2013 isbn : 978-2-35476-106-6 issn : 1967-0524 Conception graphique : ÉricandMarie
AVANT-PROPOS
Deux fois par an, Fiction France donne à lire, en francais et en anglais, 20 extraits de romans et nouvelles qui font l’actualité littéraire en France. Ce sont ainsi plus de 200 auteurs qui ont été présentés depuis le premier numéro. Au-delà des cessions de droits, la revue a permis à des éditeurs, des auteurs et des traducteurs de se rencontrer, d’échanger et de nouer des liens dans la durée. Pour ce douzième numéro : vingt titres – parmi lesquels six premiers romans et un recueil de nouvelles – qui vous feront voyager dans le temps et l’espace, de Paris à Port-au-Prince, de Vladivostok à Hanoï, en passant par le Sénégal, le Maroc et la Hongrie. Vous y croiserez pèle-mèle Eugène Delacroix, des sociétaires de la Comédie-Française pendant l’Occupation, une cantatrice américaine des années 1920 ou un groupe d’artistes anarchistes russes dans un Saint-Pétersbourg plus que contemporain… Nous indiquons, pour chaque titre, les bonnes raisons de découvrir et de lire les ouvrages sélectionnés. Vous retrouverez aussi page 115 les titres présentés dans les précédents Fiction France et dont les droits ont été cédés à l’étranger. N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte, en cliquant directement sur les adresses courriel. COMMENT PARTICIPER À FICTION FRANCE ? Une sélection de 16 à 20 titres s’effectue en concertation entre le département Livre et Promotion des savoirs de l’Institut français, les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises et les responsables des Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères.
Enfin, grand chantier pour 2013 : Fiction France fait peau neuve et abandonne le papier pour une diffusion 100 % numérique. Une version entièrement refondue verra le jour dans le courant de l’année. À suivre…
Quels sont les critères de sélection ? • Le livre relève du domaine de la fiction de langue française (roman, nouvelle, récit). • La parution est récente ou à venir (6 mois maximum avant la sortie de Fiction France). Quelles sont les modalités d’envoi ? • L’éditeur envoie soit un livre, soit des épreuves, soit un manuscrit. Il aura lui-même sélectionné un extrait de 10 000 signes. • Chaque envoi est accompagné d’un argumentaire, d’une notice biographique et bibliographique de l’auteur (1 500 signes maximum). • 2 exemplaires de chaque ouvrage proposé sont à envoyer dès parution à l’Institut français.
L’Institut français est l’opérateur du ministère des Affaires étrangères pour l’action culturelle extérieure de la France.
La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français auprès de ses partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est disponible sur internet. www.institutfrancais.com
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sommaire
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p. 8
p. 13
Catherine Bessonart
Bernard Bonnelle
Et si Notre-Dame la nuit…
Aux Belles Abyssines
Éditeur : Éd. de l’Aube Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : La Table Ronde Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Manon Viard manon@editionsdelaube.com Nombre de pages : 288 p.
Anna Vateva a.vateva@editionslatableronde.fr Nombre de pages : 192 p.
p. 18
p. 24
Fanny Chiarello
Frédéric Ciriez
Une faiblesse de Carlotta Delmont
Mélo
Éditeur : Éd. de l’Olivier Parution : février 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Verticales Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Violaine Faucon vfaucon@editionsdelolivier.fr Nombre de pages : 192 p.
Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr Nombre de pages : 332 p.
p. 29
p. 35
p. 40
Franck Courtès
Solange Delhomme
Émilie Frèche
Autorisation de pratiquer la course à pied… et autres échappées
Les Traversées
Deux étrangers
Éditeur : Denoël Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Actes Sud Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : JC Lattès Parution : février 2013 Responsable cessions de droits :
Judith Becqueriaux judith.becqueriaux@denoel.fr Nombre de pages : 200 p.
Claire Teeuwissen c.teeuwissen@actes-sud.fr Nombre de pages : 224 p.
p. 45
p. 51
p. 57
Christian Garcin
Yanick Lahens
Arthur Larrue
Les Nuits de Vladivostok
Guillaume et Nathalie
Partir en guerre
Éditeur : Stock Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Sabine Wespieser Parution : avril 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Allia Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Fabienne Roussel froussel@editions-stock.fr Nombre de pages : 368 p.
Joschi Guitton jguitton@swediteur.com Nombre de pages : 176 p.
Marjorie Ribant allia@editions-allia.com Nombre de pages : 128 p.
Eva Bredin ebredin@editions-jclattes.fr Nombre de pages : 250 p.
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p. 63
p. 68
p. 73
Kettly Mars
Éric Marty
Patrick-Olivier Meyer
Aux frontières de la soif
Le Cœur de la jeune Chinoise
Le Muscle et la Chair
Éditeur : Mercure de France Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éd. du Seuil Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Calmann-Lévy Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Geneviève Lebrun-Taugourdeau genevieve.lebrun-taugourdeau @mercure.fr Nombre de pages : 170 p.
Martine Heissat martineheissat@seuil.com Nombre de pages : 384 p.
Patricia Roussel proussel@calmann-levy.fr Nombre de pages : 240 p.
p. 78
p. 83
p. 88
Hoai Huong Nguyen
Caroline Pochon
Raphaëlle Riol
L’Ombre douce
Deuxième femme
Amazones
Éditeur : Viviane Hamy Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Buchet/Chastel Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Le Rouergue Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Maylis Vauterin maylis.vauterin@viviane-hamy.fr Nombre de pages : 150 p.
Christine Legrand christine.legrand@libella.fr Nombre de pages : 272 p.
Brigitte Reydel brigitte.reydel@lerouergue.com Nombre de pages : 192 p.
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p. 94
p. 99
Isabelle Stibbe
Michelle Tourneur
Bérénice 34-44
La beauté m’assassine
Éditeur : Serge Safran Éditeur Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Fayard Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Marie Sorlot et Marie-Pierre Garro right@pierreastier.com Nombre de pages : 336 p.
Carole Saudejaud csaudejaud@editions-fayard.fr Nombre de pages : 308 p.
p. 104
p. 109
Philippe Vilain
Alice Zeniter
La Femme infidèle
Sombre dimanche
Éditeur : Grasset & Fasquelle Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Albin Michel Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits :
Heidi Warneke, hwarneke@grasset.fr Nombre de pages : 160 p.
Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr Nombre de pages : 288 p.
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Catherine Bessonart
Et si Notre-Dame la nuit…
Éditeur : Éd. de l’Aube Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Manon Viard manon@editionsdelaube.com
© Christine Mestre/Éd. de l’Aube
Nombre de pages : 288 p.
Premier tome d’une série prometteuse, ce premier roman est un pur polar parisien qui fait voyager le lecteur dans l’une des villes les plus fantasmées du monde. « L’histoire et les personnages sont attachants (au propre et au figuré…), le style fluide, le scénario magnifiquement ‹ monté ›, bref je lui prédis un bel avenir sur mes tables ! J’y ai trouvé comme un parfum de Fred Vargas, […] comme une ‹ ligne › de polars un peu en marge, sensibles, foisonnants et terriblement efficaces. » Librairie Le Lézard amoureux Biographie
Catherine Bessonart vit à Montmartre. Ancienne élève du cours Florent, elle est scénariste pour le théâtre et la télévision. Et si Notre-Dame la nuit… est son premier roman. La suite de cette série est actuellement en cours d’écriture, les structures des tomes II et III étant déjà prêtes.
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Des femmes. Des statues. Une poupée d’enfant. Toutes sont retrouvées décapitées. Le commissaire Bompard est chargé de l’enquête. Il sent le lien entre ces décapitations. Il sent le lien entre cette affaire et son histoire personnelle. Oui, son instinct de flic lui crie qu’il ne doit pas se fier aux apparences, qu’il doit se faire confiance et que lui seul saura démêler le vrai du faux. Et cela se confirme quand son ex-femme Mathilde disparaît soudainement. Une véritable enquête policière, incroyablement rythmée, qui nous propose une rencontre avec un personnage que l’on a envie de suivre et de retrouver : coup de foudre assuré.
6 Le lendemain matin fut barbouillé et comme Bompard en cherchait les causes, sa mauvaise foi, négligeant la piste du côtes-du-rhône, l’orienta vers les crevettes. — Elles n’étaient peut-être pas fraîches. — Pardon ? À mieux le regarder, le divisionnaire non plus n’avait pas l’air très frais. Il avait le teint vert des lendemains de visites officielles. — Vous m’écoutez, Bompard ? Bien sûr qu’il l’écoutait ! Le discours était d’ailleurs assez habituel : le maire avait téléphoné, talonné par le ministre de l’Intérieur, enfin, son directeur de cabinet, et c’était déjà trop. Le ministre de la Culture lui-même avait fait part de sa vive émotion et son prédécesseur, ne voulant pas être en reste, n’avait pas hésité à faire part de son émotion tout aussi vive. Se faire remonter les bretelles n’était pas son sport favori, mais contrairement à Louvel, le divisionnaire, Bompard ne se sentait pas profondément atteint par ce genre d’épreuve. Et tandis que Louvel prenait, comme le lui avait conseillé son homéopathe, une dose d’Arnica, qui était très efficace en cas de chute et ne manquait pas d’intérêt en cas de blessure narcissique, lui repensait à la vieille blague du psy qu’il avait consulté au moment de son divorce. Il se revoyait dans le cabinet de Braumann, en face de lui. Il avait bien essayé de s’allonger sous le regard bienveillant de cet homme austère, mais la position
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horizontale avait provoqué chez lui une série d’associations d’idées qui l’auraient propulsé dans une cure sans fin. Pragmatique, il avait donc opté pour quelques séances en face à face qui devaient lui permettre de digérer le départ de Mathilde sans pour autant avoir à baisser son regard de citoyen devant Dame Sécu. Et, justement lors d’une de ces séances, Braumann avait lâché une réflexion profonde sous forme de devinette : — Quelle différence y a-t-il entre être impacté et être concerné ? L’air inexpressif de Bompard à ce moment-là n’était pas très valorisant pour le commissaire qui abandonna aussitôt le souvenir. Mais la voix intelligente de Braumann le rattrapa : — Ça vous arrive de manger une omelette au jambon ? Eh bien, sachez que la poule est concernée et le cochon impacté. Chrétien Bompard ne fit pas tout de suite le lien entre ce qui avait été dit précédemment et l’intervention de son psychanalyste, ce qui ne l’empêcha pas d’en apprécier la finesse. Ce n’est que plus tard, lorsque ses relations avec Mathilde furent stabilisées, que Chrétien s’autorisa à se demander si la devinette de Braumann n’était pas tombée au moment où il était question de la douleur du divorce, de l’affliction de la séparation et de la mortification de la pension alimentaire. Pour l’heure, le commissaire regardait le divisionnaire avec compassion et se félicitait, dans cette histoire d’omelette au jambon et de statues décapitées, de ne pas avoir le rôle le plus ingrat. Il décida de ne pas partager avec ses hommes la dose de tension qu’il venait de recevoir. Il fallait bien justifier la différence de salaire qui les séparait, et puis il trouvait ça plus classe. Dans son bureau, il fit le point avec ses deux lieutenants. Mathieu PiquetLamotte, que tout le monde au commissariat appelait Grenelle, devait trouver la piste d’acrobates pas très regardants sur la nature de l’exploit à accomplir et qui auraient pu se laisser séduire par la proposition. Alors que Frédéric Machnel, surnommé, les jours de grand désarroi, Match Nul – eh oui, on se marrait beaucoup au commissariat –, s’attellerait à la recherche des cinquante milliardaires dans le monde qui auraient une âme de collectionneur et seraient capables de commanditer une telle opération. C’était un fou des fichiers. Il en avait constitué sur à peu près tous les sujets. Il se mit au travail avec une délectation maniaque. Comme il avait toujours cette barre sur le thorax, Chrétien Bompard décida de rentrer chez lui à pied. Il longerait les quais. Il était sur le parvis de Notre-Dame où des flics en uniforme étaient chargés de veiller, toute la nuit, sur les têtes restantes. Neuf statues avaient été décapitées et Bompard se demandait si le chiffre neuf avait un sens ou si les coupeurs de tête avaient été dérangés dans leur travail. Et bien que trouvant plutôt ridicule cette habitude de coller une équipe de flics sur les lieux d’un drame après
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coup, comme pour souligner le manque d’intuition de la police, il avait sacrifié ses réticences à la tradition. Il ne voulait pas prendre le risque de voir s’étaler toutes les statues de Notre-Dame étêtées à la une des quotidiens avec un titre du style « Elles s’étalèrent étêtées, mais qui va porter le chapeau ? ». Non, il fallait limiter les dégâts. Bompard ne reconnut pas tout de suite la silhouette malingre de Thomas. Il s’approcha du peintre en pensant à autre chose et resta comme hypnotisé par la toile qu’il découvrait. Neuf statues décapitées en occupaient l’espace qui était aussi dénué d’artifices qu’une photo d’anthropométrie. Seule fantaisie, les neuf cous étaient ensanglantés. Ces collerettes vermeilles sur ces statues en noir et blanc, hyperréalistes, avaient quelque chose de dérangeant. C’est alors que Chrétien reconnut Thomas. — Vous m’avez bien dit que votre truc, c’était l’art photographique ! s’étonna le commissaire. — Ah, bonjour monsieur le commissaire ! Oui, c’est vrai qu’aujourd’hui, je m’égare, j’anticipe… — Vous anticipez ? — Je m’éloigne de mon style habituel. Ce que vous voyez là n’a rien à voir avec mon travail, mais parfois, c’est comme ça, des événements, une rencontre… — Ne vous éloignez ni de vous-même, ni de votre domicile, ça peut être dangereux. J’aurai sans doute d’autres questions à vous poser, coupa Bompard avant de se diriger vers les quais. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi ce garçon l’énervait autant. L’artiste cherchait l’inspiration dans son espace de liberté à lui, et ça gâchait le plaisir qu’il avait à longer les quais. — Qu’il aille au diable !
Catherine Bessonart
Et si Notre-Dame la nuit…
Il leva le col de son pardessus, fourra ses deux poings obstinés dans le fond de ses poches, et partit à l’aventure, bien décidé qu’il était à suivre le cours de l’eau. Il se mit à marcher juste au bord du quai, à l’endroit même où tout corps en rupture d’équilibre se verrait propulsé dans l’eau. — Arrête, Chrétien, ne fais pas ça, tu vas tomber ! Mathilde s’inquiétait. Il aimait bien ça. Il se demanda si, dans ses premières années, sa mère s’inquiétait quand le jeune Chrétien se mettait en danger. Sans doute, mais il ne le saurait jamais, un grand voile blanc enveloppait ses huit premières années, il en avait pris son parti. — Ne fais pas l’idiot, allez ! Il se retourna avec un air enfantin que peu lui connaissaient, mais redevint très vite l’adulte désenchanté et solitaire qu’il était. Personne ne s’inquiétait pour lui. C’était donc ça, la nostalgie… La voix d’Anne Sylvestre l’accompagna jusqu’au bout de l’errance.
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« Je te disais, la Seine Qu’on avait les yeux de la même couleur Quand j’avais de la peine Quand j’égarais mon cœur Quand je trouvais la ville trop noire Tu dorais des plages pour moi Tu mettais ton manteau de soie Et pour moi qui ne voulais plus croire Et pour moi, pour pas que je me noie Tu faisais d’un chagrin une histoire, une joie » Mathilde disait toujours qu’il laissait traîner ses chaussettes un peu partout, mais elle était partie sans rassembler tout son univers et c’est ainsi qu’il s’était retrouvé avec la Sylvestre sur le cœur. Une espèce de corps étranger dont il ne pouvait plus se passer. Une greffe en quelque sorte. Bompard rentra chez lui noyer son chagrin dans un whisky hors d’âge.
7 À quatre heures du matin, quand son portable sonna, le commissaire regretta aussitôt la série de whiskies qui l’avaient aidé à sombrer dans le sommeil. Il se jura d’arrêter de boire, toussa à deux ou trois reprises pour s’éclaircir la gorge et répondit au téléphone. Il raccrocha sur la voix horrifiée de Grenelle qui semblait avoir du mal à donner le change et se donna cinq secondes pour trouver trois raisons de continuer à faire ce métier. « Faire en sorte que justice soit faite. » C’est la seule chose qui lui vint à l’esprit, alors il répéta les mots trois fois et se leva. Mécanique, il traversa Paris. Le corps de la victime était glacé, le sien aussi. Mais celui de la femme était sans tête alors que la sienne était près d’exploser. Il fixait, à ses pieds, le cadavre mutilé, figé, comme surpris, nu, recouvert d’une fine pellicule qui le rendait blanchâtre. Il était bouleversé devant ce corps décapité. Même pas la possibilité de fermer les yeux de la morte… Après le cou, ce qui l’émouvait le plus chez une femme, c’était le poignet, alors il se pencha vers l’inconnue, effleura ses veines qui ne battaient plus et lui fit la promesse muette que justice serait faite. Il observa sa posture longuement, sans rien dire, et se demanda pourquoi le bras droit de la femme était replié vers le haut, comme si elle avait cherché à le glisser sous sa tête. Il n’aimait pas ce détail.
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Bernard Bonnelle
Aux Belles Abyssines
Éditeur : La Table Ronde Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Anna Vateva a.vateva@editionslatableronde.fr
© DR/La Table Ronde
Nombre de pages : 192 p.
Une quête en forme d’enquête avec pour toile de fond la « drôle de guerre » que la France mène en Afrique pendant les années 1940. Des personnages forts, écrasés par le poids de leur destin ou galvanisés par l’esprit de rébellion. Romanesque et captivant. Biographie
Né à Paris en 1961, officier de la Marine de 1986 à 2002, Bernard Bonnelle a navigué à bord de différents bâtiments de combat, de la mer Rouge au golfe Persique en passant par les océans Pacifique et Indien. Depuis 2002, il poursuit sa carrière dans l’administration. Bernard Bonnelle vit aujourd’hui à Poitiers. Aux Belles Abyssines est son deuxième roman. Publications Les Huiles, Michel de Maule, 2011.
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Alban se joue des conventions. Pierre, lui, est plus réservé. Lorsqu’ils font connaissance dans le métro parisien, rien ne laisse présager que d’ici quelques années, devenus officiers de Marine, ils vont courir le monde à bord de la Jeanne-d’Arc ; ni que leur amitié se prolongera au-delà de la mort. À la fin de l’été 1939, Alban est retrouvé sans vie dans sa cabine de l’Étoile-du-Sud, le patrouilleur qu’il commandait à Djibouti, au carrefour de l’océan Indien et de la mer Rouge. Désigné pour lui succéder, Pierre arrive dans une ville en état de siège, sous la menace de
la guerre imminente. Lui qui connaissait son ami mieux que quiconque refuse de croire ce qui se murmure dans la société coloniale : se sentant incapable de mener une mission périlleuse, il aurait préférer se donner la mort. Pour découvrir une vérité qui ne peut être dite, Pierre va devoir emprunter le chemin parcouru par Alban, traquant les indices, rencontrant des purs et des lâches, des ambitieux et des révoltés, des cyniques et des résignés, tous hantés par le souvenir d’une insaisissable silhouette féminine.
7 Djibouti n’est pas une ville africaine, mais une ville française en Afrique. Ailes blanches des journaux qui se déploient aux terrasses des cafés ; ombres des grands arbres qui font semblant d’être des platanes ou des marronniers, tamisant la lumière comme à Vic-Fezensac, Castéra-Verduzan ou VilleneuveLoubet ; intrigues de sous-préfecture derrière les persiennes découpant d’étroites lames de soleil sur le plateau de l’apéritif ; carillon de l’hôtel de ville sonnant paisiblement les heures, après le mugissement soudain des navires en partance et l’appel du muezzin vibrant dans la nuit : tout un petit monde familier a été recréé là par les colons pour conjurer le silence des Somalis drapés dans leur mystère, et l’angoisse de ces immensités désertiques, de ces cailloux à perte de vue, de ces chèvres faméliques, de cette chaleur sans répit. Une ligne pâle se dessinait à l’horizon, entre le ciel et la mer également blafards. À mesure que le Sagittaire approchait, le port se précisa, avec ses grues, ses charbonnages, un ou deux gros navires à quai, au milieu des boutres amarrés à couple les uns des autres. L’accostage était prévu pour le début de soirée. Un brusque coup de vent compliqua la manœuvre : malgré les efforts des deux remorqueurs du port, le quai semblait repousser le paquebot. Vers la tombée de la nuit, on faillit y arriver, on allait lancer les aussières, mais le clapot était trop fort, les vagues claquaient contre le quai, retombaient en lourds paquets d’écume jusque sur la plage avant du Sagittaire. On risquait l’avarie. Il fallut reculer, attendre, rester à ballotter dans la nuit, sur les eaux noires de la rade.
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Au moins les passagers avaient-ils appris un mot nouveau, qu’ils pourraient écrire à leurs familles : le khamsin, le vent du désert, chargé de sable brûlant, nous enveloppait. Vers dix heures du soir, il se calma subitement, et le paquebot put enfin venir à quai. À proximité du poste où le Sagittaire était venu accoster, on tentait de charger dans les cales d’un petit cargo un troupeau de chameaux titubants, enivrés par le khamsin. Dès que la coupée fut en place, les passagers, impatients de quitter le bord, se répandirent parmi les animaux que les dockers danakil poussaient à grands cris et à coups de bâtons. Sous les faisceaux de lumière découpés dans la nuit par les phares des automobiles, les malles se répandaient sur le quai, aussitôt prises d’assaut par des enfants somalis qui s’offraient comme porteurs, gardiens, guides vers les voitures attendant les voyageurs. Suspendu au palan de la grue, un chameau tournoya en blatérant de terreur au-dessus de nos têtes, avant d’être englouti dans la soute. Un cri de femme retentit : un gamin était grimpé tout en haut du mât de charge du Sagittaire. Accroupi sur la poulie du martinet, il semblait indifférent au risque de perdre l’équilibre et de s’écraser sur le ciment, dix mètres plus bas. Pas peu fier d’être au centre de l’attention générale, il saluait joyeusement la foule, puis se laissa glisser le long du cartahu, et plongea dans la mer à l’instant où un gendarme en culottes courtes allait se saisir de lui.
Bernard Bonnelle
Aux Belles Abyssines
— Vous êtes le lieutenant de vaisseau Pierre Jouhannaud… le nouveau commandant de l’Étoile-du-Sud ? Le visage de celui qui venait de m’interpeller ainsi était plongé dans l’obscurité. Je devinai des sourcils broussailleux et le tranchant du nez, dominant une moustache drue. Dans un bref éclat de lumière, le regard m’apparut, brûlant de fièvre. Voûtée et de guingois, la silhouette était étrangement habillée d’une blouse de moujik, sur une vareuse de matelot et un short anglais beaucoup trop ample. — Le commandant de la Marine m’a demandé de vous conduire en ville. Le moujik désignait une petite Citroën d’un modèle antique, garée sous l’auvent d’un hangar. Comme je m’inquiétais de ma cantine, il m’assura que ma valise me suffirait, mais sans proposer de la porter. En revanche, multipliant les égards comme s’il s’agissait du saint sacrement, il me confia une enveloppe cachetée, me révélant d’un ton de conspirateur qu’elle m’était adressée personnellement par le capitaine de vaisseau Marquin, commandant de la Marine en côte française des Somalis. Après avoir lancé le moteur à la manivelle, il se coula derrière le volant, puis poussa d’un geste vif la portière de mon côté pour m’inviter à prendre place. Je tentai de nouer la conversation en invitant mon chauffeur à se présenter et m’attirai cette réponse laconique : — Potemkine.
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Sentant que ma curiosité n’était pas tout à fait satisfaite, il voulut bien développer, roulant un fort accent russe : — Potemkine, de l’Étoile-du-Sud. D’un mouvement de tête, il désigna un navire à quai, au milieu d’une flottille de boutres. Bas sur l’eau, il était beaucoup plus petit que je ne l’avais imaginé. Seuls les deux modestes canons que l’on distinguait à l’avant et à l’arrière lui conféraient l’allure d’un bâtiment de guerre. — L’Étoile-du-Sud. La Citroën s’ébranla. Potemkine donna un coup de volant pour éviter un chien famélique qui avait surgi dans la lumière de nos phares. N’ayant pas encore pris mon commandement, il aurait été inconvenant que je couche à bord. Je me retournai pour considérer, avant qu’il ne disparaisse derrière la masse obscure d’un hangar, ce bateau qui serait le mien, mais qui en cet instant m’apparaissait surtout comme le tombeau d’Alban de Perthes – ou, du moins, le lieu où il avait vécu ces derniers mois, et où il avait trouvé une mort inexplicable. Je prononçai le nom de mon ami, que mon chauffeur reprit au vol : — Le pauvre capitaine… Ces deux mots auraient pu exprimer un sentiment de pitié, mais le sourire de biais qui les accompagnait chargeait le mot « pauvre » de son sens le plus méprisant. Ce Potemkine commençait à m’énerver. Cessant mes tentatives de conversation, je me tournai vers la nuit. Au port succédait maintenant une étendue incertaine et désordonnée, avec les silhouettes d’habitations éparses, de maigres arbustes, des feux de braise autour desquels se rassemblaient des ombres drapées dans d’amples toges, ou simplement vêtues d’un linge autour des reins. Notre voiture s’engagea dans une vaste avenue entre des rangées de palmiers, et nous arrivâmes en ville. La plupart des immeubles étaient construits selon le même modèle : des volumes compacts fortement appuyés sur des piliers blanchis à la chaux, derrière lesquels se devinait une galerie abritant des échoppes aux volets fermés, un bivouac sous toile peut-être ; à l’étage, sous la terrasse, de grandes ouvertures de formes mauresques, occultées par leurs persiennes fermées, répétaient le rythme des arcades sur la rue. Après avoir traversé une place ensommeillée, la Citroën s’engagea dans un quartier à l’architecture plus simple, sans arcades ni galeries. Mon chauffeur s’arrêta devant un petit immeuble de trois étages. Au coin de la façade, une enseigne indiquait que nous étions à l’hôtel chic de la mer rouge – établissement apostolidès frères. Je claquai derrière moi la portière de l’auto et entrai dans l’hôtel, laissant Potemkine s’occuper de mon bagage. En attendant que quelqu’un vînt m’accueillir, j’ouvris l’enveloppe du commandant de la Marine : un ordre de circonstance fixant les dispositions pour ma prise de commandement. La cérémonie aurait lieu le lendemain à dix heures, après une visite officielle que je devrais lui rendre en grande tenue d’été. J’avais donc bien fait de ranger dans ma valise mon sabre et mes gants
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blancs, puis que ma cantine resterait à bord du Sagittaire jusqu’à ce que Potemkine veuille bien aller la chercher. L’hôtel semblait plongé dans le plus profond sommeil. Aucun réceptionniste ne se manifestait. Je ressortis pour m’en inquiéter auprès de Potemkine. La rue était vide. La voiture avait filé, avec son chauffeur et ma valise. Je me trouvais seul, titubant de fatigue, en ce lieu inconnu, mes affaires parties on ne sait où. Des pas claquèrent dans le vestibule. Un personnage apparut en ceinturant sa robe de chambre sur un ventre puissant. Il m’annonça d’un ton revêche que j’étais en présence de Spiridon Apostolidès lui-même, propriétaire de l’établissement. Je lui fis comprendre que son identité m’importait peu et que ses propriétés ne m’impressionnaient guère ; je voulais seulement être conduit sans tarder vers ma chambre. Ses yeux s’arrondirent de surprise. Il passa derrière le comptoir pour vérifier sur le registre. — Rien n’a été réservé à votre nom. Ni pour la Marine nationale. Et justement tout est complet, quelle déveine ! Potemkine ? Je comprends mieux ! Il est passé la semaine dernière, mais il ne m’a pas parlé de votre arrivée. Ce vaurien a sûrement filé Aux Belles Abyssines. Je vais vous y faire conduire.
Bernard Bonnelle
Aux Belles Abyssines
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Fanny Chiarello
Une faiblesse de Carlotta Delmont
Éditeur : Éd. de l’Olivier Parution : février 2013 Responsable cessions de droits : Violaine Faucon vfaucon@editionsdelolivier.fr
© Patrice Normand/Éd. de l’Olivier
Nombre de pages : 192 p.
De Paris à New York, « Une faiblesse de Carlotta Delmont » nous entraîne sur les traces d’une diva, héroïne mystérieuse, dans les folles années 1920. La nouvelle voix du roman français. « La langue de Fanny Chiarello brille par son inventivité et ses images. » Les Inrockuptibles Biographie
Fanny Chiarello est née en 1974 et vit à Lille. Elle est l’auteur de nouvelles, d’ouvrages pour la jeunesse et de recueils de poésie. Une faiblesse de Carlotta Delmont est son deuxième roman. Publications L’éternité n’est pas si longue, Éd. de l’Olivier, 2010 (rééd. Points, 2013).
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En avril 1927, alors qu’elle vient de triompher dans sa première Norma parisienne, Carlotta Delmont disparaît. Fugue, suicide, enlèvement ? Pendant deux semaines, la police, la presse, le public et les proches de la cantatrice américaine s’interrogent. Jusqu’à ce qu’elle réapparaisse et que leurs interrogations se reportent sur les raisons de sa fuite. Où étaitelle pendant tout ce temps ? Avec qui ? Carlotta a fait l’objet de tant de commentaires et de théories qu’elle est devenue, à son corps défendant, une légende vivante à la croisée des regards et des désirs. Elle va payer très cher son moment de faiblesse et devoir sacrifier une part d’elle-même pour sa liberté, à l’image de ses héroïnes préférées.
Paris, le 14 avril 1927 Mon tant aimé Gabriel, Quand tu recevras cette lettre, je serai sans doute dans le train pour Milan, encore un peu plus loin de toi. Tu auras déjà appris par la presse que je suis parfaitement rétablie. Ma voix ne porte plus aucune trace de ce rhume terrible qui m’a rendue presque aphone et m’a obligée à laisser ma place, quatre soirs, à une doublure parisienne. J’aurais préféré me casser un poignet que d’avoir la gorge irritée, car j’étais ainsi privée de la seule chose qui me console de ne pas être auprès de toi. Ces quelques jours de silence imposé m’ont plongée dans un profond désarroi, au point que je redoute le jour où mes cordes vocales m’abandonneront définitivement : que ferai-je alors de moi ? Pendant cinq longs jours, au chaud dans le mobilier Louis XV de ma suite, j’ai erré misérable entre les portes ourlées d’or et les toiles de maître, embarrassée de moi-même comme d’un sac de linge… Je ne me morfondais pas tant de ces rendez-vous manqués avec le palais Garnier que d’entrevoir le jour où, de mes cordes vocales, il ne restera qu’un fil. Aucun bonheur ne saurait durer dans une vie vouée à s’achever, j’en ai conscience, alors autant profiter pleinement de pouvoir être tour à tour chacune de ces femmes terribles ou formidables auxquelles je donne voix, avant que la nature ne reprenne ses droits et ne me condamne aux seuls rôles de mezzo-soprano.
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1. J’aime surtout les choses/qui possèdent ce pouvoir magique/et doux d’évoquer l’amour, le printemps, d’évoquer les rêves et les chimères,/ ces choses qui ont nom poésie./Vous me comprenez ?
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Pour l’instant, je me réjouis de pouvoir oublier ces sombres pensées simplement en me réfugiant dans le chant. J’ai eu raison, tu vois, de refuser toute conversation pendant presque une semaine. Ida prétendait que je faisais trop de manières, c’est qu’elle, toute sa vie ne repose pas sur ses cordes vocales. Mais je serais bien ingrate de me plaindre d’elle, car elle s’est parfaitement occupée de moi pendant ces quelques jours de déréliction. Elle a même fait de cette sinistre circonstance l’origine d’une belle et grande aventure. Figure-toi qu’elle s’est mis en tête de me faire lire des œuvres littéraires et qu’à force de persuasion, elle est parvenue à me plonger dans des ouvrages assez obscurs. J’ai levé les yeux au ciel devant la prose, et ils n’étaient pas loin de se révulser à la simple idée de la poésie. Mais à ma stupéfaction, un long poème qu’elle m’a lu a résonné très curieusement en moi. Peux-tu croire cela ? Une femme de chambre partageant avec sa prima donna de maîtresse son goût de la poésie, je veux dire de celle que l’on lit ? Moi, la seule poésie que je connaissais, c’était celle de la vie, celle que décrit si bien Mimi dans La Bohème : Mi piaccion quelle cose che han sì dolce malìa, che parlano d’amor, di primavere, che parlano di sogni e di chimere, quelle cose che han nome poesia. Lei m’intende ? 1 Mais je m’égare encore, je ne voulais pas te faire l’apologie de Mimi mais celle de T.S. Eliot, le poète que m’a lu Ida. Si je t’en parle, ce n’est pas pour te convertir à ton tour, mais parce que j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Tu te souviens de la pièce pour voix et orchestre que j’ai commandée à Samson Blacksmith, il y a bientôt deux ans ? Samson tenait à me laisser le choix du texte et je n’avais aucune idée. Au cours du temps, j’avais presque oublié ce projet, tant la tâche me semblait insurmontable. Il s’agissait de trouver, dans la production littéraire du millénaire, la pépite à laquelle je ne souhaiterais rien ajouter ni rien retrancher. Tu connais ma paresse de lectrice, j’ai baissé les bras avant d’ouvrir un livre. Et voilà que cette semaine, la perle s’offre miraculeusement à moi par l’entremise de l’insaisissable Ida. C’est What the Thunder Said, un extrait d’un long poème intitulé The Waste Land. Dès la dernière page j’ai envoyé un câble à Samson à New York afin qu’il se procure le livre et demande à Mr Eliot l’autorisation de l’adapter. Le texte est paru il y a cinq ans, peut-être n’a-t-il pas encore été mis en musique. Je l’espère de tout cœur. Tu sais combien je rêve de créer un rôle, ou à défaut une pièce lyrique de quelque ampleur. Tu dois te dire que je suis bien enthousiaste pour quelqu’un qui dit avoir été accablé par de sinistres révélations. C’est que t’écrire me donne
presque l’impression d’être près de toi, et que rien ne saurait plus me rassurer. Tu es assis à ma table, dans le bar du Ritz, tu bois le même thé que moi et nous devisons gaiement, sans ordre du jour mais au fil de nos pensées. Ou plutôt, des miennes, puisque je n’ai toujours pas reçu de réponse de toi à ma précédente lettre et que je ne peux donc la commenter. Je ne t’en veux pas. Un si long silence ne te ressemble pas, en particulier quand j’aurais tant besoin de me sentir protégée, aussi je suppose que tu es extrêmement occupé. Veux-tu que je te parle un peu de Paris ? Tant d’amis nous en ont dressé un tableau si haut en couleur que je suis bien surprise d’y être en proie à une telle suffocante mélancolie. Mon indisposition et ma peur du silence ne sont pas l’unique explication de cette langueur, il y a quelque chose de plus nébuleux. Je ne devrais pas t’en parler, pour éviter de te causer de l’inquiétude, mais à toi je n’ai jamais rien su cacher. Si je devais te cacher quoi que ce soit, je me sentirais si seule que j’en deviendrais folle. Ce genre de pensée m’assaille parfois, ici, et mille autres tout aussi curieuses et inhabituelles. Peut-être est-ce normal, si loin de chez nous et de tout ce que je connais. La ville de Paris en elle-même est plutôt belle, bien que tout y soit très vieux, étroit et sinueux. C’est une partie de son charme. Depuis que je suis rétablie, je me lève très tôt pour m’y promener, seule ou avec Ida. Certains matins, la ville s’ébauche à peine sous un lavis grisâtre, la Seine et ses quais, et les bouquinistes sur les quais, et Notre-Dame en arrière-plan comme le spectre d’un château gothique suspendu sur les eaux ; tout ce que je contemple semble irréel, d’une texture cendreuse, les eaux argentées m’appellent. Si je basculais par-dessus le parapet, le fleuve m’engloutirait sans bruit, m’envelopperait comme une brume. Mais d’autres jours, je traverse le jardin du Luxembourg sous un ciel immaculé, les bourgeons des arbres se découpent sur le bleu céruléen avec une netteté surnaturelle, l’air a la luminosité, l’acoustique et le parfum d’un premier matin, et pourtant je sens encore cette étrange solitude comprimer ma poitrine. Je regarde flâner les couples de jeunes élégants mais je suis incapable de partager leur bonheur. J’ai d’abord pensé que ma langueur venait de ce que cette ville se prête si bien à l’amour et que tu es si loin de moi, que c’est simplement du gâchis d’y marcher sans un bras à tenir, sans d’autres yeux que les miens pour embrasser les paysages inaccoutumés qui m’entourent. Ce qui m’étreint n’a pas la nature tant du manque ou de la solitude que d’une nostalgie dont j’ignore l’objet. Tout cela doit te paraître très confus, mais je ne pourrais t’exprimer plus exactement ce qui se joue en moi. Je te parle beaucoup de solitude, toutefois je n’ai cessé de sortir depuis ma guérison, et j’ai vite rattrapé le temps perdu en matière de mondanités. La société a fourni un divertissement plutôt agréable à ma récente morosité ; c’est qu’on ne s’ennuie pas avec les Français. Mon avis général sur eux n’a guère changé depuis ma précédente lettre. Ce sont dans l’ensemble des gens exubérants, si peu disciplinés que défier l’ordre établi leur est apparemment
Fanny Chiarello
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nécessaire pour s’assurer une forme de reconnaissance. Ils sont également moins puritains que nos compatriotes. Cependant, je ne les juge pas vraiment libres. Leur vie est compartimentée, leurs affections hiérarchisées. C’est pourquoi nous jouons ici Norma et non pas Tosca, que la critique locale n’estime guère plus qu’un chant de Noël. D’ailleurs, jamais les journaux parisiens n’annonceraient un opéra ou une symphonie dans leur rubrique divertissements comme le fait le New York Times, car ce sont à leurs yeux des spectacles supérieurs aux autres. Un Français n’irait pas écouter Norma un soir et voir Skeleton Dude le lendemain au cirque Barnum comme nous le faisons, ou alors il ne s’en vanterait pas. Et j’imagine mal les ménagères d’ici raffoler comme les nôtres de Caruso et d’Al Jolson à la fois. Je ne vois pas pourquoi comparer Swanee à Rigoletto, ni ce que Swanee enlève à Rigoletto, mais c’est ainsi. J’exagère peut-être un peu, tous les intellectuels d’ici ne dédaignent pas les spectacles populaires. Mais à supposer qu’ils aiment s’encanailler parfois dans les cabarets, ils peuvent applaudir de tout cœur une chanteuse qui s’y produit et ne pas moins l’affubler des surnoms les plus dégradants. Quand j’étais jeune fille, ma mère aimait me raconter certaines histoires que je tenais pour des légendes. Je pensais alors qu’elle essayait de me donner une image inquiétante du Vieux Continent. Elle me disait comment les journaux européens avaient commenté les événements musicaux les plus populaires de son époque. Notamment, leur stupeur le jour où Anton Seidl a dirigé un opéra de Wagner à Coney Island pour vingt-cinq cents la place : c’était à leurs yeux comme emmener son épouse prendre le thé chez une femme de petite vie. Et leur clameur horrifiée quand Richard Strauss a joué ses œuvres au quatrième étage de Wanamaker. Qu’un compositeur allemand accepte de se produire dans un grand magasin était injustifiable : il eût fallu se produire au Carnegie Hall, quitte à ne pouvoir accueillir les foules qui se pressaient pour écouter le maître. La presse européenne s’est empressée de vilipender Strauss, le traitant d’épicier, me disait maman. Ces récits, je veux bien leur ajouter foi aujourd’hui, après deux semaines à Paris. J’ai toutefois rencontré ici des personnages attachants et pour le moins intéressants. Des artistes de toutes disciplines qui spontanément sont venus me saluer dans mon hôtel, ou que m’ont présentés des dames tenant salon. Winnaretta Singer, princesse de Polignac, est l’une d’entre elles, une Américaine amoureuse des arts, en particulier de la musique. J’ai chanté chez elle dès mon rétablissement, accompagnée au piano par un compositeur d’ici, dont le nom ne te dirait rien, et qui écrit des pièces d’une simplicité rafraîchissante. Mais je t’ai parlé de tout sauf des représentations à venir. C’est que, de ce côté, tout s’annonce bien. La première a lieu ce soir, j’ai les faveurs de la presse, et je ne suis guère habituée à un accueil si unanimement chaleureux. Je dois reconnaître à la France une hospitalité particulière : partout je suis reçue avec les égards que l’on déploierait pour une tête couronnée. D’ailleurs personne ici
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n’attend de moi un effort surhumain. J’ai repris les répétitions il y a cinq jours déjà, dimanche inclus, et je ne suis pas fatiguée, du moins pas physiquement. À Milan ce sera différent, puisque je devrai alterner des rôles aux tessitures éloignées, ce qui risque d’abîmer ma voix et de m’épuiser, aussi je profite de ce répit, autant que mon affliction me le permet. J’ai tellement hâte de te serrer contre moi et de sentir combien tu me protèges de tout. J’espère recevoir bien vite ta dernière lettre, qui tarde tant. Je ne t’en fais pas le reproche, je sais que le temps s’enfuit et se met entre nous tout autant que l’espace. À son exacte mesure. Trois mille six cents miles ne sont rien d’autre que du temps, car tu es toujours aussi présent dans mon cœur, tandis qu’il me faudrait six jours de bateau pour pouvoir me blottir contre toi. Je dois te quitter, mon si cher Gabriel, Ida me dit qu’il est grand temps de partir pour le palais Garnier, où je chanterai ce soir ma première Norma parisienne. Aie une pensée pour moi en ce moment si singulier. J’embrasse cette lettre. À toi, Carlotta
Fanny Chiarello
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Frédéric Ciriez
Mélo
Éditeur : Verticales Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
© Catherine Hélie/Verticales
Nombre de pages : 332 p.
« Après ‘Des néons sous la mer’, la lecture de ‘Mélo’ donnerait furieusement envie de ranger Frédéric Ciriez du côté de l’espèce en voie de disparition des grands écrivains prolétariens (Queneau, Calet, Pérec), ceux qui écrivent avec le peuple, ou du moins à ses côtés, dans ses pensées. » Transfuge « Gonflés à bloc, les personnages de ‘Mélo’ illuminent un Paris onirique de toute la grâce de leur candeur désespérée. Sapeur africain, Chinoise vendeuse de bibelots, ils sont beaux les héros ! » Elle Un beau succès de librairie de la rentrée littéraire de janvier 2013. Biographie
Frédéric Ciriez est né à Paimpol, en Bretagne, en 1971. Il a suivi des études de lettres et de linguistique à Brest puis à Rennes. Après plusieurs collaborations littéraires, il publie son premier roman en 2008. Une novella a paru dans la nrf, « Femmes fumigènes », en avril 2010. Publications Des néons sous la mer, Verticales, 2008 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2010).
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Dans Mélo, Frédéric Ciriez arpente les rues de Paris ou de sa proche banlieue, et démultiplie les points de vue à partir de trois personnages, eux aussi décalés : un quadragénaire suicidé, un chauffeur de camion-poubelle et une vendeuse itinérante de briquets. Écrit à la première ou la troisième personne, ce panorama urbain se présente sous la forme d’un triptyque – Transfixion/Transformation/ Transaction –, chaque partie tissant avec les deux autres des liens directs ou des échos plus lointains. Le Suicidé/le Sapeur/la Vendeuse
dessinent ainsi à leur manière les contours d’un retable baroque et d’une vanité contemporaine pointant en creux une lancinante question : quel est ce feu qui nous consume ? La réponse étant comprise dans le titre : Mélo. Trois figures d’une invisibilité sociale qui échappent la plupart du temps même aux plus naturalistes des romanciers d’aujourd’hui. Avec sa langue incarnée, inventive et généreuse en images, Frédéric Ciriez s’impose comme un témoin de l’infraquotidien, des anti-héros qui peuplent les angles morts de notre réalité.
Je savoure du maïs grillé au pied du métro Château-d’Eau et je regarde les épis qui grésillent sur le brasero du vendeur, un Indien avec chemise à fleurs. La fumée monte droite dans l’air comme quand j’étais gosse à l’église et je me dis, même si ça sent l’essence : c’est le gril le plus relax de Paris. Il y a foule par ici aux heures de pointe. Je ronge avec tranquillité mon repas et j’admire les vagues de femmes aux ongles bleus qui entrent et sortent des coiffeurs afro ou de la boutique de vêtements Sunshine, avec sa devanture couverte de bouts de miroirs cassés. Mais autant j’admire ces femmes autant je méprise les dizaines de bons à rien habillés comme des stars du r&b au chômage qui caquettent pour rabattre les clientes vers les salons de beauté du quartier. Elles devraient les griffer de temps en temps tous ces hommes laids, ou en exécuter un pour l’exemple, et faire la milice pour imposer la loi et hurler : fous-nous la paix Joseph, tu n’as aucun style Je me délasse contre la rambarde du métro, les yeux vers le sud. Mon véhicule est en double file, direction le nord, gardé par deux jolis bruns. Un homme en survêtement se mire sur la pointe en fer de mes souliers. Pauvre type… J’espère qu’il se dit : oh, que j’aimerais avoir les mêmes ! Mais non mon brave, ce n’est pas ainsi que les affaires marchent dans la civilisation. Des comme les miennes, pour être Parfait au quotidien, il n’y en a pas par ici, ou bien en plastique, et certainement pas à la taille de ton porte-monnaie… alors retourne jouer au tiercé chez les Chinois en face ! Peut-être est-ce un drogué, ou un homosexuel qui me fait la cour. Mais comme tout le monde a l’air déguisé et moi le premier, ce n’est pas gagné de savoir qui est qui, et qui c’est lui. Parfois
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je me dis : moi aussi j’aurais pu être acteur, et pas un petit intermittent mal rasé qui roucoule en terrasse en attendant qu’on l’appelle comme mon cousin Désiré. J’ai encore une faim exorbitante. Je tends un autre billet de cinq à l’Indien qui grille au soleil. Le monstre ronronne. Trois cents chevaux sous le capot devant la boutique Fair & White Center, « le numéro 1 mondial des cosmétiques pour beautés noires, mates et métissées ». Les garçons sont à l’arrière, sur le marchepied. Il fait une chaleur tropicale, un peu d’air ne leur fera pas de mal. Le volant est chauffé à blanc. Je passe mes mitaines micro-perforées. La première, en douceur. Le prototype s’arrache du sol fondu. Le boulevard de Strasbourg à 30 km/h : un troupeau de voitures qui se traînent vers la gare de l’Est. Je domine le paysage et le smog. Le soleil mord, les carrosseries ont l’air brûlantes, les sièges aussi sous les fringues d’été et les cuisses nues des conductrices. Aujourd’hui mes équipiers ont mis leur tenue de printemps : T-shirt vert et combinaison jaune sous un baudrier chromé EN 471 haute visibilité – les nouvelles normes Haute Qualité environnementale, on doit les connaître par cœur. Ils sont collés à la barre de maintien, la nuque en arrière, le front face au ciel. J’allume une Dunhill et pousse la clim’ d’un cran. Cette semaine j’aurais pu avoir une équipe plus performante mais c’est comme ça, et puis j’ai déjà eu pire. À la gauche du camion, j’ai Bébère, un Kabyle qui manque de tonus. De l’autre côté, j’ai Sydney, un Malien, un arriviste. Lui, j’ai pas confiance. Je me suis toujours méfié de la mafia malienne sur la poubelle parisienne, et aussi des Sénégalais, tous ces Africains de l’Ouest qui n’ont jamais fréquenté l’école et qui n’ont honte de rien. Le jus d’ordures qui gigote dans le fond de la benne coule sur l’écran du moniteur de contrôle, près du volant. Ça me dégoûte. Je détourne les yeux et regarde droit devant moi la ville qui défile. On stationne boulevard de Strasbourg devant le kfc noir de monde. Mes hommes démontent une montagne de sacs-poubelles qui s’empilent sur les conteneurs du restaurant exterminateur de poulets « Since 1939 ». Sydney prend les sacs deux par deux, Bébère, un par un. J’ai toujours su que le Berbère était un ramier et l’autre un vantard. Parfois ils font la battle, ça je n’aime pas : le garant de l’intégrité physique de l’équipe, c’est moi. Eh bien voilà la confirmation… Sydney lance un sac le plus haut possible dans le ciel, attend qu’il retombe, lui colle un coup de boule pour le faire rentrer dans la benne, et après il chambre Bébère qui a un peu d’âge et de poids. Sydney, je t’ai déjà dit de pas faire ça sur la voie publique, y’a des gens qui te voient et qui pourraient se plaindre à la mairie ! Oreillettes ou pas pour communiquer, il n’en a rien à faire de ce je dis et continue de se moquer de Bébère qui a peur. Je me demande comment il tient, moi, Sydney, je le foutrais dans la benne et j’appuierais sur le bouton. Ceux qui font les équipes dans les bureaux, ils ne se rendent pas compte.
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Maintenant qu’ils ont fait disparaître les poulets en vrac, ils traînent à deux un bac aux roulettes hs. Ils peinent à le caler sur le dentier de l’élévateur, puis le conteneur monte et se vide d’un coup, sous l’œil mort de Bébère à qui j’ai dit de ne plus fumer de joints pendant le service. Les compères finissent de vider puis ils me font un petit signe de la main, s’agrippent à la barre de maintien, et c’est reparti. Frédéric Ciriez
Angle Strasbourg-Fidélité. Avec cette chaleur, on se croirait à Brazza. Je vois mes gars la bouche ouverte et le visage plein de poussière et je me dis que je ne regrette pas le temps où j’étais à leur place. La ville est sale, pleine de poubelles. Je fouille dans la boîte à gants, me vaporise un peu d’Antaeus by Chanel. Et puis avant on ne voyait pas autant de rats. Les big men de la ville de Paris ont beau dire, il y a de plus en plus de rats dans les rues, bientôt il va falloir créer un label pour le rat parisien. Cet après-midi, les bestioles sortent sans complexe en compagnie des touristes. Elles trottent tranquilles entre les poubelles, toutes vertes à travers mes Ray-Ban Pilot. Et là Sydney galope et essaie d’en crever un du talon. Raté… S’il en massacre dix dans la journée, je lui ai promis un restaurant. Ça fait six mois qu’il tente, il n’y arrivera jamais. Son score, c’est quatre. Sydney, encore un effort et je te paie un kfc ! Il est énervé, me menace du poing. Bébère a sa revanche. Je tourne rue de la Fidélité, un nom de rue que tout le monde ne mérite pas. Allez la dream team Derichebourg, on arrive chez les vedettes, après j’irai vider et vous ferez votre pause ! On passe le magasin d’éclairage Lumières de l’Est puis on s’arrête devant le restaurant qui s’appelle comme la rue et qui fait aussi des soirées d’ambiance avec un club au sous-sol. Je ne m’y suis jamais rendu personnellement, il paraît que c’est très chic, et je me dis que je m’y pavanerais bien. Pourquoi pas même louer un jour l’endroit pour faire la sensation ? C’est central, ça pourrait me promouvoir. Les conteneurs sont toujours propres devant l’établissement. C’est rare de nos jours. La direction a le respect de sa clientèle. Parce que moi j’en vois à longueur de tournée des restaurants avec des bacs remplis d’emballages de produits surgelés devant la porte d’entrée, et je me dis que les clients, on les prend vraiment pour des cochons. Un petit homme avec une chemise blanche et un nœud papillon sort de l’établissement et jette lui-même des détritus dans la benne en saluant mes gars. On repart. On descend la rue et on s’arrête devant la cantine Les Délices d’Afrique, un restaurant ivoirien. Avant c’était un bistrot kabyle. De temps en temps on s’arrêtait boire une bière en équipe et puis ça a été vendu, ça n’ambiançait pas. Je les connais bien les actuels propriétaires des Délices d’Afrique, surtout elle. Je suis en double file. Les lèvres de Rosalie la patronne s’ouvrent lentement. Malgré le boucan de la benne je devine : « Bonjour, Parfait le beau parleur… » Je pose un doigt sur ma bouche et lui fais un petit signe de la main, comme ça, tout lentement, sans que son bonhomme me voit, devant l’hôtel de Londres et du Brésil.
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On va tourner rue du Faubourg-Saint-Denis, la rue du monde entier à Paris. On passe devant la brasserie le Swinging Londress. Je demande à Bébère : C’est quoi Londress ? Si tu trouves je prends ta place derrière… Il répond, content de lui : C’est la capitale de l’Angleterre ! Je lui dis : Perdu, c’est une marque de cigare. Avant ici c’était un tabac, il serait temps que tu arrêtes de chiquer du Makla africain et de cracher partout ! […] J’aperçois une Chinoise en patins à roulettes qui vend des babioles devant le marchand de journaux. Je freine. « Eh toi là, monte ! » Elle hausse les épaules et me regarde, ignorant si je lui veux du bien ou du mal. « Oui toi là, monte un peu, montre-moi ce que tu vends ! », et je claque des doigts en direction du panier à marchandises sur son ventre. Ça y est… Elle essaie de grimper sur le marchepied, me présente sa camelote. « Oui, montre-moi. » Elle a des bagues, des porte-clés, des trucs fluo pour les gosses et aussi une très jolie petite poitrine sous son débardeur noir mais moi je cherche un briquet. « Briquet ? Lighter ? » Elle me regarde avec des yeux d’antilope mais ne comprend pas ce que je lui demande. « Briquet, clic-clic, lighter ? » Je lui montre mon paquet de Dunhill et mon Bic qui ne marche plus. Ça y est, tout s’éclaire. Elle baragouine deux-trois mots en français et je saisis : « Oui… », « pour toi… », « pas cher… », puis elle fouille dans son panier, en sort des briquets bas de gamme et des briquets-gadgets – rouges à lèvres, lampes-torches… « C’est combien ? » La fille montre les briquets bas de gamme et lève un pouce, puis les briquets gadgets et lève deux doigts. Je vois son joli petit visage de papillon sauvage à travers mes Ray-Ban et je me dis que ça ne doit pas facile tous les jours de faire vendeuse en patins quand on ne parle pas la langue du cru. Je réfléchis, montre du doigt les briquets-gadgets en levant un pouce et en disant : « 1 €, ok ?, je t’en prends un pour 1 €, ok ? » Du coup elle se remet à secouer la tête mais cette fois doucement, de droite à gauche, un peu anguille, comme si elle voulait négocier. Puis elle me regarde sans rien dire, en position d’attente, une petite lueur maligne au fond des yeux… Cette fille est une négociatrice. Comme j’en ai assez de l’allume-cigare qui marche une fois sur deux, je fais ok, ok, et je choisis un briquet en forme de rouge à lèvres. Elle secoue la tête toute contente, essaie de me dire quelque chose en riant mais je ne comprends pas le chinois. Alors elle hausse les épaules, tend le pouce et j’entends : « Bèn dàn, beaucoup merci à toi seigneur très grand… » Je lui donne 2 € et lui dis de garder la monnaie. Elle attrape sa pièce et file en patinant avec ses fesses qui roulent des mécaniques dans son jean noir. À tous les coups elle va descendre jusqu’aux Boulevards en faisant la terrasse des cafés. Puis elle tourne au coin de la rue et moi je me retrouve avec un faux rouge à lèvres entre les doigts.
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Franck Courtès
Parution : février 2013 Responsable cessions de droits : Eva Bredin ebredin@editions-jclattes.fr Nombre de pages : 250 p.
© Jérôme Bonnet/JC Lattès
Autorisation de pratiquer la course à pied… et autres échappées
Éditeur : JC Lattès
Un style très séduisant, des nouvelles drôles, féroces quelquefois, mais toujours pleines d’humanité, qui explorent les drames intimes de la France qui va bien. Les héros de Franck Courtès ont tous les âges de la vie. L’enfance et l’adolescence y tiennent une grande place. L’auteur collabore au magazine « Lire » et à l’émission « La Grande Librairie ». Biographie
« Ça a commencé comme ça : avec une mobylette, à l’âge de quatorze ans. Tout ce que j’ai raconté plus tard dans mes photos, et aujourd’hui dans mes textes, c’est venu de là, de la recherche de liberté totale, parfaite, qu’une simple échappée à la campagne pouvait me procurer. […] Aucun autre voyage ne m’a laissé une impression aussi forte que celui-là. Pourtant, j’ai beaucoup voyagé avec mon métier de photographe. […] C’est la photographie qui m’a appris à écouter. Aujourd’hui, j’écris et j’invente des histoires en puisant autour de moi dans des choses simples, auxquelles je m’amuse à donner un écho plus large, plus sensible, dramatique ou cocasse. J’écris en détournant le destin de mes personnages, et me surprends encore à rire ou à pleurer. Je suis né à Paris en 1964. J’y habite toujours, mais je vais bien. » Autorisation de pratiquer la course à pied… et autres échappées est le premier recueil de nouvelles de Franck Courtès.
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Les copains des maisons de campagne, un jeune homme confronté à la lâcheté, un père divorcé qui s’inscrit à un jeu télévisé pour conquérir ses enfants, une jeune femme qui sacrifie tout pour courir le marathon, un bobo parisien qui contemple le monde dans un restaurant japonais… Au cours de ces nouvelles, du cœur de la ville au cœur de la campagne, Franck Courtès déroule le fil ténu de nos vies. Il dit avec maestria ces tremblements de terre intimes et silencieux qui font basculer chacun de ses héros et qui les rendent si fragiles.
Autorisation de pratiquer la course à pied en compétition 1 Ça se passait plutôt bien pour elle chez ce jeune médecin de la rue Botzaris. Ses réflexes étaient bons, sa tension excellente. Pour une femme de quarante-six ans, c’était rare une telle forme, une telle énergie. Une telle nervosité, aurait ajouté un médecin plus aguerri. Elle dut fléchir trente fois les genoux afin de vérifier la faculté de récupération de son cœur. Elle exécuta les trente flexions à toute vitesse sans s’appuyer au brancard. Le médecin eut à peine le temps d’aller se rasseoir à son bureau. Il la considéra un moment, perplexe. Elle tenait à l’impressionner, lui aussi. Christine Juve reprit son souffle le plus discrètement possible, avalant l’air en silence, le visage empourpré. Le docteur Ladoze revint à ses côtés et vérifia son pouls. Ils restèrent silencieux, guettant le petit cadran de l’outil. Du coin de l’œil, elle épiait le jeune médecin. — Et encore, là, ce n’est pas la meilleure période pour moi… Le jeune homme sourit : — Ce n’est pas un concours, madame. Les pulsations reprirent rapidement un rythme normal. — Très bien, finit-il par lâcher.
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Christine se promit d’en rajouter lorsqu’elle le raconterait à Patrick, son mari. Ce jeune homme ne se rendait pas compte. Au fil des questions, elle avait l’impression de réussir un examen. Il s’agissait d’obtenir une « autorisation de pratiquer la course à pied en compétition », comme ils disaient. Un certificat médical lui permettant de participer à son premier marathon. Le sésame. En lisant le dossier d’inscription pour la course, sur internet, ces formalités l’avaient irritée. Elle avait téléphoné pour se faire confirmer le caractère obligatoire du certificat. À présent, chez le médecin, elle en tirait une certaine fierté. Aux yeux de ses amis et de sa famille, l’autorisation d’un docteur, ça en imposait. Vingt-trois euros plus tard, Christine était sur le trottoir, son certificat en poche. Elle rentra chez elle, traversant les Buttes-Chaumont d’un pas rapide, s’assurant furtivement du regard des hommes. Elle appela aussitôt Patrick, sans prendre le temps de se déshabiller. Sa main tremblait, elle se récitait les chiffres de ses résultats médicaux comme un mantra. Patrick décrocha. Il était pressé, elle le sentit et s’en agaça. Avait-il oublié l’importance de son rendez-vous ? Elle entendait le désagréable cliquetis des touches de son ordinateur. Il faisait deux choses à la fois. — Patrick, tu m’écoutes ? — Oui, ma chérie, mais tu ne veux pas me raconter tout ça ce soir ? Elle raccrocha et le détesta un moment. Elle repensa à son mensonge chez le docteur Ladoze. Elle n’avait pas tout dit.
Franck Courtès
Autorisation de pratiquer la course à pied… et autres échappées
Christine accrocha son manteau sur un cintre et le rangea dans le placard. Elle ôta ses chaussures, mit une forme dans chacune d’elle et les replaça dans leur boîte. Elle passa à la salle de bains, s’aspergea le visage d’eau froide et se changea. Vêtue d’un bas de jogging et d’un tee-shirt trop court, elle se prépara un thé vert en silence. Le souvenir de son mensonge lui pesait. Le jeune médecin lui avait posé des questions sur sa pratique sportive, il voulait savoir combien de séances elle faisait par semaine. — Tous les jours ! avait-elle claironné. — Et combien de temps par séance ? — Environ une heure, mais le week-end, deux ou trois heures. — Chaque jour ? Vous préparez les Jeux olympiques ? — Non, un marathon, dit Christine agacée. Il devait se coltiner toute la journée des boiteux, des mal foutus, fumeurs, paresseux, obèses, tout loques et lambeaux. Qu’il leur réserve ses sarcasmes.
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Elle tut la douleur et l’ennui qu’elle ressentait lors de ces longues séances. Elle tut la diarrhée qui l’obligeait au bout d’une heure et demie de course à disparaître dans un bois quand elle avait la chance d’en trouver un. — Vous ne fumez pas ? — Non, fit-elle les yeux au sol. — Où en est votre consommation d’alcool ? Qu’elle abhorrait ce langage médical ! La consommation d’alcool, ça sentait la faute, le gendarme. — Je bois de temps en temps, comme tout le monde, à table. Elle sentit un sang brûlant affluer à ses oreilles. Elle mentait. Thomas Ladoze était heureux d’en finir. Avec le printemps qui approchait, il donnait une douzaine de ces certificats par semaine. Il n’avait pas fait médecine pour autoriser les gens bien portants à aller se faire du mal. Il signa, tamponna, tendit le certificat et empocha son dû. Christine Juve considéra la feuille de papier comme s’il s’agissait d’un diplôme.
2 Le goût âcre du thé vert lui arracha une grimace. Un verre de vin eût été le bienvenu. Christine fit un calcul mental de calorie. Si elle buvait un verre, il lui faudrait compenser en se privant sur le déjeuner. Mais à trois mois du marathon, il n’était pas question de sauter un repas. Une boule au ventre, elle prit sur elle et continua de siroter son thé. Christine ne se sentait pas alcoolique, simplement, elle ne pouvait affronter certaines situations sans alcool. Une nuance que les médecins étaient incapables d’apprécier, d’après elle. À l’adolescence déjà, le trac l’empêchait de sortir avec ses amis le soir. Sa mère, belle femme à l’autorité implacable, lui avait ôté, par abus de réprimandes, toute confiance en elle. L’alcool lui servit très tôt de bouée. Un garçon avisé et désireux de l’embrasser lui dit un jour qu’il la trouvait belle. Ce fut une révélation. Plus que l’amour, le compliment devint sa quête. Mais l’obsession de plaire, faute de succès, la conduisit à la souffrance. Plutôt que de soigner son âme chez un psy, elle soigna son corps et surtout son apparence vestimentaire. Elle opérait sa mue plusieurs fois par saison, ne ratant jamais les soldes. Un nouveau manteau suffisait à sa renaissance. Elle se sentait une autre, meilleure, forcément plus belle. Hélas, bien souvent, sa transformation n’était perçue que par elle-même. En arrivant à un dîner par exemple, elle ne recueillait pas l’effet escompté. Ses amis n’attachaient pas autant d’importance à l’aspect extérieur. Désarmée dès le vestiaire, perdue, elle n’avait d’autre refuge que l’ivresse.
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Les premières minutes avant l’alcool étaient une torture. Christine s’entendait dire n’importe quoi quand on l’interrogeait. Elle pouvait, dans son désir d’être au diapason, de plaire, se contredire à tout moment. Elle flattait beaucoup, attendant le retour de compliments. Parfois, elle laissait croire aux hommes qu’elle était en train de tomber amoureuse. Ça lui attirait au moins leur sympathie. Et quand rien ne marchait, elle restait silencieuse, engluée dans son malaise, se haïssant. L’ouverture de la bouteille sonnait le moment de la délivrance, le beau temps. Elle oubliait pour un temps sa médiocrité. Le verre à la main, une mécanique s’enclenchait. Christine prenait soin de ne pas boire trop vite, de profiter au maximum de l’effet euphorisant de la première gorgée. Elle mettait un point d’honneur à ce que personne ne remarque son épouvantable plaisir. L’alcool diffusait dans son sang sa douce chaleur, soufflait dans chacun de ses membres comme un vent printanier. Son cerveau s’apaisait, se dégageant peu à peu de toute responsabilité. La réconciliation opérait, avec les lieux, les gens autour d’elle, l’humanité tout entière ; mais surtout avec elle-même. Ça se terminait toujours de la même manière. Christine se pensait drôle et gaie quand elle n’était que ridicule. Patrick, son mari, le lui faisait comprendre au moment où elle se sentait le plus libérée. Christine n’avait pas de mots assez durs pour lui dire qu’il n’était qu’un rabat-joie. Il le regretterait. Patrick savait bien qui regretterait quoi le lendemain.
Franck Courtès
Autorisation de pratiquer la course à pied… et autres échappées
3 Quand sa mère fut hospitalisée, Christine s’effraya de sa métamorphose. Sa maman ne pouvait plus s’alimenter normalement. Les confiseries s’accumulaient dans le tiroir de la table de chevet. Christine renonça à lui en apporter. Le jour du décès, elle fut incapable de regarder la dépouille tant elle ne ressemblait plus à sa mère. Celle-ci avait effroyablement maigri. Christine recula dans la chambre, se heurta à l’infirmière, s’excusa et prétendit qu’il y avait une erreur, que ce n’était pas sa maman. Patrick la rattrapa sur le parking et l’enveloppa de ses bras dans lesquels elle put enfin pleurer. — Elle est mieux là où elle est, dit-il. La formule. — Tais-toi, souffla-t-elle en relevant la tête. Et elle ne pleura plus.
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Christine se mit à la course à pied trois jours plus tard. Cela faisait un an maintenant qu’elle courait. Elle avait appris dans des revues, sur internet. Car oui, courir, cela s’apprend. La première sortie fut douloureuse, elle ne put courir sans s’arrêter plus de deux kilomètres. Aujourd’hui, elle s’infligeait un entraînement digne d’un professionnel. Toutefois, son ventre protestait contre un tel effort. Christine disparaissait dans un bois ou un champ de maïs pendant quelques minutes aux alentours du dix-huitième kilomètre. Ce qu’elle laissait derrière elle était si abject qu’elle ne pouvait imaginer que cela se trouvait en elle quelques instants auparavant. Elle inscrivait tout consciencieusement dans un carnet. Ses temps, ses distances, mais aussi ses sensations, ses humeurs pendant l’entraînement. Ensuite, elle additionnait, comparait. Ça l’encourageait. Le programme était très strict, l’objectif un peu élevé. On l’avait mise en garde. Elle envisageait de relier la distance des quarante-deux kilomètres et deux cent cinquante mètres en trois heures dix minutes. Soit une moyenne de treize virgule trois kilomètres à l’heure. Loin de la décourager, les doutes des coureurs expérimentés la stimulaient. Sa réussite lui vaudrait une pluie d’éloges. Trois heures dix. Elle vécut les trois mois de la préparation avec ces chiffres magiques en tête. Peu à peu, rien n’eut plus d’importance à ses yeux que cet objectif. Elle abandonna les lessives, le ménage et les devoirs des enfants, qui ne s’en plaignirent pas. Patrick hésitait entre l’admiration, les encouragements et l’inquiétude. Surtout, il fut souvent absent durant cette période. Un regain de travail le retenait au bureau. La seule chose que Christine ne sacrifiait pas, c’était les courses. L’alimentation était au cœur de sa préparation. Elle devait mesurer, faire attention à ce qu’elle mangeait. Elle fit la chasse au gras et au sucre, les friandises des enfants finissaient régulièrement à la poubelle pour éviter les tentations. Il lui fallait perdre du poids pour mieux courir. Pour gagner en légèreté, afin de limiter les blessures. Elle rêvait de voir fondre ce corps encombrant, dernier obstacle à l’envol, à l’extase. Elle négligea son mari aussi. Elle partait tôt courir dans le froid et la pluie. Ils ne se voyaient plus beaucoup. Dans des revues spécialisées, elle glanait des conseils. Les couvertures affichaient des jeunes gens sains. Elle détaillait chaque image, y cherchant le reflet de son fantasme. Hommes et femmes confondus dans le même idéal charnel. Christine découvrit que le plus difficile, dans un marathon, c’était la préparation.
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Solange Delhomme
Les Traversées
Éditeur : Denoël Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Judith Becqueriaux judith.becqueriaux@denoel.fr
© Franck Ferville/Denoël
Nombre de pages : 200 p.
Portées par une écriture élégante et précise, « Les Traversées » dissèquent la puissance des sentiments et les ravages qui en découlent, dans une langue poétique et imagée qui donne vie à des paysages de bord de mer époustouflants. Biographie
Solange Delhomme est née en région parisienne en 1964. Après une enfance en Normandie, elle revient à Paris pour des études à Sciences Po. Éprise de littérature japonaise, elle pratique aussi bien l’aquarelle que le surf. Elle vit et travaille à Paris. Les Traversées est son premier roman.
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À la mort de sa grand-mère, Clara découvre les carnets intimes et les lettres de Marie, sa mère, qu’elle n’a pas connue et dont elle pense qu’elle s’est enfuie peu après sa naissance. La lecture de ces textes fait éclater d’un coup des années de silences, de secrets et d’absences. Clara y découvre un père qu’elle ne reconnaît plus, une mère abandonnée et une grand-mère brisée par un amour malheureux. Elle se réfugie dans sa maison du littoral, battue par les vents, comme en écho à son propre chaos. C’est là, peut-être, qu’elle pourra trouver la force de retourner vers la vie, vers l’amour, et d’échapper à la destinée familiale.
Dans ce premier roman, porté par une construction narrative singulière, les personnages se croisent sans jamais se rencontrer vraiment. À travers trois générations de femmes, que l’amour va jusqu’à empêcher d’assumer leur maternité, voire de vivre, c’est la question de la transmission qui se pose. Mais aussi celle du choix ou de la fatalité. Se sauver ou se détruire.
Dans la chambre étroite et nue, étouffante malgré le froid, le blanc des murs scintillant faiblement dans la nuit, un coin de ciel éteint, le grondement de la mer au loin. Sur le lit, les yeux grands ouverts sur l’obscurité, Clara immobile. Le corps fin, étiré, la structure apparente sous la peau soyeuse encore malgré le temps qui passe ; une tension dans la fragilité, la force de l’épure. Son esprit l’emporte. Elle est entraînée, incapable d’échapper à ce qui la tourmente depuis si longtemps, ces moments perdus dans les tentatives, les efforts, l’espoir puis la fuite. Puisque tout a échoué, s’oublier dans l’illusion du passé revenu. La mer dans le noir s’avance, enfle et ondule contre la maison, se glisse à ses côtés et l’enlève. Clara ferme les yeux. Plus tard, son esprit la dépose dans la clarté grise de l’aube comme la marée un bois sur les galets. Elle s’éveille, défaite, essorée par le passage d’un tourbillon furieux, transpercée par la sensation, une lame, le surgissement du souvenir. La pensée, aussitôt fugitive, laisse en elle l’empreinte d’un désastre déjà accompli. Une trace enfouie et soudain dévoilée, puis reperdue si rapidement que la mémoire entière est impossible. Clara reconnaît la peur mais l’origine lui échappe. La douleur n’apporte rien d’utile. Dans le jour naissant, tout recommence déjà et lorsque la lumière franchit la lisière du lit, Clara prend une décision. C’est simple, ce ne sera pas très long. Ne plus bouger, s’abandonner, glisser sur la pente déjà creusée, simplifier encore, réduire sa présence, dépouiller, dégager l’ossature, le fil tendu. Reposer sur le lit, dans cette chambre, entre ces
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murs qui peu à peu se resserreront sur elle, jusqu’à l’étouffement. En attendant que son corps comprenne et s’habitue, permettre à son esprit de la traverser, lui présenter une à une les images du passé, et en chemin, chercher, s’agiter, lutter, se fatiguer et se perdre. Peut-être alors, avant que la folie tout à fait la prenne, quelque chose en elle naîtra. Après la tempête, le calme, après le tumulte, le silence, la paix. Les fauves seront domptés ou bien ils l’auront mangée. Dans la douceur du matin, le souffle de la mer. Ton visage au-dessus du mien. Ton visage grave, sérieux, arrêté, penché, tes yeux sur moi. Sans un sourire, sans un mot. Un long regard. Une vérité lourde. Je ne peux pas y échapper. Tu t’approches, tu me donnes un baiser, un baiser léger comme un nuage, un baiser du matin, un baiser qui dit bonjour. Tes lèvres sur les miennes sont tendres et gaies. C’est une caresse, c’est un rêve, il ne me quitte pas, il m’est impossible de m’en défaire. C’est un rêve.
Solange Delhomme
Les Traversées
Des requins dans le ventre Cela avait commencé par un bruissement à peine perceptible, puis un sifflement bref. Quelques minutes plus tard, le temps de débarrasser la table du repas, cela avait repris pour ne plus s’arrêter. C’était devenu une stridulation qui ondulait et s’amplifiait à chaque instant, s’enroulait entre le mât et les haubans et les parties métalliques du bateau s’étaient mises à cliqueter et à siffler aussi et celles des autres bateaux et cela durait depuis plus d’une heure. Le bruit annonçait le vent, plus encore, la tempête. Tous ceux qui l’entendaient le savaient. Les nuques, les dos se crispaient, s’alourdissaient sous le poids d’une inquiétude grandissante au fur et à mesure que cela enflait, que les bourrasques secouaient les voiles mal pliées sur les ponts et que la mer se brisait contre les flancs des bateaux mouillés là. Des vagues courtes et tranchantes sautaient et couraient en tous sens comme des folles. Le soir tombait, une menace sur la mer blanchie par le mauvais temps. Son père avait dit qu’il n’y avait rien à craindre. Il riait, il se moquait d’elle, il imitait le souffle des rafales, venait siffler contre son oreille. Il avait un peu bu. Sa maladresse, qui le faisait se cogner contre les éléments encastrés de la cuisine, la table à cartes, les marches de l’entrée, n’était pas due seulement aux balancements du bateau. À l’heure de la météo marine, Clara de sa couchette l’avait regardé s’asseoir et allumer la radio. Elle s’était redressée pour mieux entendre la voix précipitée qui égrenait les prévisions. L’avis de tempête n’était pas pour eux, la dépression les éviterait ; seulement un coup de vent assez fort et une mer agitée. Il s’était retourné vers elle en criant : « Tu vois ! Tu t’inquiètes pour rien, j’ai connu bien pire, je t’assure ! » Les yeux à hauteur du hublot, elle
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voyait les vagues se jeter sur elle et au ras de son horizon, les quelques lumières de l’île qui clignotaient et semblaient se noyer peu à peu. Il n’y avait plus de place pour eux au port, seulement ce mouillage qui n’était pas sûr ; il risquait de chasser pendant la nuit. Pierre avait décidé de partir. Clara était enfoncée dans la bannette, enroulée dans son sac de couchage, recroquevillée et pourtant aucune partie d’elle ne pouvait échapper à ces sensations qui lui venaient du monde extérieur : les mouvements du bateau, les vagues qui cassaient sur la coque à quelques centimètres d’elle, les vibrations qui se propageaient et le tapage, le hurlement du vent, le sifflement du mât, les claquements cinglants des voiles, les raclements, le crissement des écoutes, les pas rapides, une course presque, trébuchante, avec des arrêts brusques, des glissades, des jurons de son père sur le pont. L’étroitesse de la couchette l’empêchait de bouger mais le bateau avançait dans la brutalité, les secousses et les coups. Le monde n’était que bruits. L’eau partout. Et puis dans ce vacarme, un arrêt inattendu, un grondement sourd. La gîte brutalement s’était accentuée. Ce qui n’était pas attaché dans la cabine dégringola dans un fracas ahurissant. Clara resta calée dans la couchette, accrochée au bord, un cri silencieux. La porte d’accès au pont s’ouvrit en grand sur Pierre, avec la pluie et l’air glacé. Son visage était tordu par l’effort, ses yeux noirs presque invisibles sous les sourcils entre les rides profondes, les cheveux longs trempés. Un air de noyé. Sans un mot, sans un regard pour elle, il s’était assis lourdement, la tête dans les mains, secoué de sanglots. Ils étaient restés ainsi un long moment, lui ruisselant sur les marches et elle dressée dans sa couchette, le bateau penché dans un angle improbable, absurde, pris dans la violence du choc, l’humidité, le froid, le désordre de la cabine renversée. Le bateau s’était porté sur des hauts fonds, Pierre n’avait rien pu empêcher. Incapable. Impossible de s’échapper. Seulement attendre des secours en espérant que le bateau tiendrait. Cette nuit-là, Clara avait su que sa peur, ce n’était pas la tempête, ni la mer traversée de courants déchaînés, ni les rochers qui finalement les avaient arrêtés. C’était lui, sa colère et sa panique, sa faiblesse dangereuse qui avaient failli les tuer. Elle avait dix ans. Son existence avec Pierre avait commencé quand sa mère était partie, des années plus tôt, les laissant en tête à tête, elle et lui, dans un appartement parisien. Ce qui s’était passé avant, leur vie à trois, l’histoire de ses parents, peut-être un jour amoureux, elle n’en avait aucun souvenir, aucune idée. Pierre ne l’évoquait pas, il n’y avait rien à en dire. Dans l’appartement, ni photo ni objet ; tout avait disparu. Cela n’avait pas existé. Elle savait seulement qu’elle s’appelait Marie, qu’il y avait eu un avant et un après. Dans ses rêves souvent, une femme brune lui apparaissait de dos, penchée sur une table, écrivant, il y avait autour d’elle des carnets noirs en pile, elle ne pouvait s’en approcher
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malgré ses efforts et ses bras tendus. À la fin du rêve, un tiroir s’ouvrait dans la table, avalant les carnets et la femme. Clara se réveillait avec un goût curieux, la sensation d’avoir eu dans la bouche un bonbon délicieux dont elle n’aurait pas eu le temps même de goûter le parfum, un voile sur les lèvres. Après l’épisode de leur semi-naufrage, il n’avait plus été question de bateau. La nuit avait duré longtemps, silencieuse dans la cabine ravagée, la pluie, les rafales continuant de hurler dehors, avant de se calmer peu à peu. Ils n’avaient pas bougé, pas dormi, le corps et l’esprit transis, cramponnés dans l’inclinaison du bateau. Il n’y avait pas eu de paroles, aucun geste de réconfort, chacun à un bout de la cabine, solitaire. Il n’avait rien expliqué, elle n’avait pas posé de question. Le canot de sauvetage les avait trouvés et ramenés à terre le lendemain matin. Leur bateau avait été remorqué avec beaucoup de difficultés. Il était endommagé et Pierre s’en était débarrassé. Après, il n’en avait plus parlé, honteux de ce qui s’était passé, son imprudence et sa faiblesse. Ils étaient rentrés à Paris avec quelques bleus, des coupures aux mains pour lui, et entre eux, un trouble nouveau.
Solange Delhomme
Les Traversées
Chaque jour l’ombre de son père s’étendait un peu plus sur elle. Après cette nuit dans le bateau, quand elle avait compris que c’était sa panique à lui qui les avait conduits sur les hauts fonds, elle ne l’avait plus regardé que de très loin. Le silence les avait gagnés encore davantage. Ils étaient restés saisis de peur, lui dans sa rage impuissante, elle dans sa déception inconsolable. La vie avait repris son va-et-vient entre l’appartement parisien et la maison du bord de mer froide et tempétueuse. C’était la maison d’enfance de Pierre dans un village allongé sur la côte. Les maisons basses et grises faisaient face à la grande plage, l’horizon métallique, les îles, l’étranger. Il y avait appris ce qu’il y a à savoir sur la mer, la pêche, les bateaux, le vent, les marées. Il s’en était détourné pour venir étudier à Paris. Il y était resté. Ses parents étaient morts depuis longtemps déjà, la maison n’était plus habitée que le week-end et pendant les vacances. Ils y venaient à chaque occasion ; on y dormait mal.
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Émilie Frèche
Deux étrangers
Éditeur : Actes Sud Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Claire Teeuwissen c.teeuwissen@actes-sud.fr
© Maurice Rougemont/Opale/Actes Sud
Nombre de pages : 224 p.
Portrait d’une famille prise dans les glaces de souffrances jamais apprivoisées, trop longtemps tues, « Deux étrangers » est le roman d’une séparation et de retrouvailles impossibles et néanmoins essentielles. Un voyage dans le temps au rythme indomptable, tout en syncopes et ellipses, des souvenirs et des émotions, éclairé par un humour ravageur, une lucidité sans appel et un inextinguible désir de justice. Biographie
Émilie Frèche a rejoint les éditions Actes Sud en 2010. Auparavant, elle avait publié ses premiers romans chez Ramsay puis Anne Carrière. Elle est également l’auteur de deux documents autour de la mort d’Ilan Halimi : La Mort d’un pote (Panama, 2006) et, en 24 jours : la vérité sur la mort d’Ilan Halimi, avec Ruth Halimi (Seuil, 2009). Elle est aussi l’auteur de deux livres pour la jeunesse : Un jour qui n’existe pas (Actes Sud Junior, 2012) et Un petit garçon tout lisse (Actes Sud Junior, 2013), ainsi que d’une histoire brève, Les Collectionneurs, publiée aux Éditions du Moteur (maison qu’elle a créée en 2010) et en cours d’adaptation au cinéma par Récifilms. Ses deux derniers romans font également chacun l’objet d’une adaptation cinématographique en cours de production. Deux étrangers est son sixième roman. Publications Parmi les romans les plus récents : Chouquette, Actes Sud, 2010 (rééd. J’ai lu, 2013) ; Le Film de Jacky Cukier, Anne Carrière, 2006 (rééd. Actes Sud, coll. « Babel », 2013) ; Le Sourire de l’ange, Ramsay, 2004.
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Élise n’a pas vu son père depuis sept ans. Il vit au Maroc, il connaît à peine son mari et pas du tout ses enfants, quant à elle, elle ne sait rien de sa vie. À force de ruptures, d’amour blessé et de petites humiliations qui auront jalonné leur histoire, le père et la fille ont fini par ne plus parler la même langue : ils sont devenus deux étrangers.
Et pourtant, lorsqu’Élise reçoit l’improbable coup de fil de son père la sommant de venir le voir, elle obéit aux ordres de ce tyran domestique comme à un vieux réflexe, alors même que son propre foyer est en train de se déliter : elle prend son antique Renault 5, seul héritage de sa mère tant aimée, et met le cap sur Marrakech.
Mon père se comparait très souvent à François Mitterrand. Il n’avait pas d’admiration particulière pour cet homme de gauche, mais une fascination absolue pour le pouvoir et le président en était l’incarnation suprême. Comme lui, il portait donc une écharpe rouge, collectionnait les maîtresses, avait son rond de serviette Chez Lulu, lisait Le Prince de Machiavel et possédait un labrador prénommé Adriatique en tout point semblable à Baltique, la célèbre chienne du chef de l’État. Il n’y avait qu’avec cette bête que mon père était vraiment gentil. Et d’humeur toujours égale. Mon père adorait, vénérait sa chienne. Chaque soir, il répétait le numéro qu’un dresseur lui avait appris, cououououou-ché, deeeeee-bout, laaaaa patte, donne la patte, allez, donne la patte, donne la patte à papa, qui c’est la fi-fille adorée à son papa ? La chienne mettait alors sa patte dans la main de mon père, elle se roulait sur elle-même puis se redressait sur son postérieur tel un animal de foire, et elle gagnait le droit de venir lécher le visage de son maître avec sa langue bien baveuse, c’était la récompense suprême. J’ai longtemps considéré la relation névrotique que mon père entretenait avec cet animal comme la preuve tangible de sa folie. Et puis en grandissant, je me suis rendu compte que la plupart des gens qui possédaient des chiens étaient comme lui. Ces gens-là pouvaient insulter leur femme, maltraiter leurs gosses, se comporter comme des porcs avec leurs amis, ils restaient avec leurs chiens des personnes absolument délicieuses. Parce que les chiens ont cette qualité unique d’être à la fois serviles et aimants. Il suffit de savoir les dresser. S’ils sont bien dressés, les chiens obéissent au doigt et à l’œil. Ils acceptent les brimades, les privations, le mépris. Certains enfants aussi, seulement les enfants, quand
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ils deviennent grands, vous en veulent et vous quittent – pas les chiens. Les chiens restent. Jusqu’à la fin. Parce que les chiens n’éprouvent pas de rancœur. Parce qu’ils ne connaissent pas la honte. Vous les insultez et cinq minutes après ils sont de nouveau là, blottis à vos pieds, en train de vous lécher la paume des mains… N’est-ce pas excitant ? Quand on possède un chien, il est impossible de ne pas abuser de son pouvoir. Cela réclame trop d’efforts. Trop d’humanité. Depuis que j’ai compris cela, je me suis toujours méfiée des gens qui avaient des chiens. Jamais par exemple je n’aurais pu avoir une histoire avec un homme qui aurait eu un caniche, ou même un tout petit chihuahua. Non, je n’aurais pas pu. Simon, lui, avait un chat lorsque nous nous sommes rencontrés. Un petit chat gris un peu craintif qui s’appelait Woody. Ce chat-là détestait qu’on le caresse, il n’écoutait rien de ce qu’on lui racontait et pouvait disparaître plusieurs jours sans donner signe de vie. C’était un chat qui avait peur de tout. Très angoissé, neurasthénique même, et puis égoïste au plus haut point. En fait, c’était un chat qui ne servait à rien, mais Simon l’aimait. Oui, Simon aimait ce con de chat sans rien attendre en retour, comme on devrait tous être capables d’aimer, et je crois qu’au fond, c’est aussi cela chez lui qui m’a séduite. S’il avait aimé un chien à la place de ce chat, les choses auraient été différentes ; s’il avait aimé un chien, je suis certaine que nous n’aurions pas eu d’enfants ensemble. * Tom et Léo ont neuf et sept ans, le premier n’a aucun souvenir de son grandpère, le second ne le connaît même pas. Quand il a téléphoné il y a trois jours, mon fils aîné a utilisé le mot quelqu’un pour le désigner. Il a dit Maman, il y a quelqu’un pour toi au téléphone, et je ne me suis pas doutée un seul instant que ce pouvait être mon père. Pourtant, je pense souvent à lui. Beaucoup d’images convoquent en moi son souvenir, beaucoup d’odeurs aussi, de circonstances, mais jusqu’à cet appel, j’y pensais toujours comme on pense aux morts, au passé. Je n’arrivais pas à me dire qu’il était toujours là, qu’il continuait son petit bonhomme de chemin quelque part sur cette Terre, qu’il mangeait, dormait, aimait, respirait encore alors qu’on ne se voyait plus. Sans doute était-ce ma manière de ne pas le haïr tout à fait, car on ne hait pas les morts, on les oublie, c’est tout. Mon père est donc revenu. Il a ressuscité, en quelque sorte, et il a suffi qu’il dise un mot, un seul, pour que je le reconnaisse. Sa voix charriait exactement la même autorité que jadis, le même ton glacial et sans appel qui nous faisait, mon frère et moi, le surnommer Adolf, Tito, Pol Pot ou encore Benito. J’ai tout de suite eu envie de raccrocher. De lui dire qu’il s’était trompé de numéro.
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Ma mère n’est plus de ce monde, désormais, et mon frère toujours à l’autre bout en train de gravir le sommet d’une montagne, alors toute seule, je ne me sentais pas le courage de l’affronter. Pourquoi me téléphonait-il après sept ans de silence ? Pour me dire quoi ? Qu’est-ce qu’il me voulait ? Qu’est-ce que j’avais encore fait ? Je n’ai pas réussi à poser la question. Je l’ai laissé parler, ça a été très court, il m’a dit : « Élise, il faut que je te voie, je suis à Marrakech, je t’attends avant la fin du mois. » Et puis il a raccroché.
Émilie Frèche
Deux étrangers
Ce soir-là, j’ai expédié le bain, le dîner, la petite histoire des garçons, j’ai immédiatement sauté dans un taxi et rompu la promesse que j’avais faite à mon mari de le laisser tranquille. Je savais que c’était une erreur. Plus tard, il pourrait me le reprocher, mais impossible de garder une telle nouvelle pour moi seule, mon père venait de m’appeler après sept ans d’absence, il voulait me voir, il m’attendait avant la fin du mois chez lui à Marrakech, c’était une nouvelle énorme, abyssale, c’était une nouvelle incroyable compte tenu du personnage et des rapports que j’entretenais avec lui, il fallait que je la refourgue à quelqu’un comme on se refile la dynamite dans les dessins animés, vite, vite avant qu’elle ne me pète entre les doigts, et Simon était la seule personne capable de mesurer l’ampleur d’une telle nouvelle. Simon vivait à mes côtés depuis douze ans, il m’avait fait deux enfants, il savait à quel point mon père était le drame de ma vie. Maintenant, j’avais besoin de ses conseils, de son soutien. J’avais besoin qu’il me serre dans ses bras et me dise quoi faire exactement. J’ai donné au chauffeur le nom de son hôtel et nous avons pris les quais en direction de la Concorde : j’ai réalisé alors que ça faisait un mois tout juste qu’on ne s’était pas vus. Simon avait choisi une pension derrière la gare de l’Est. Une petite pension vraiment minable, réservée à une clientèle de voyageurs en transit, et je me suis demandé pourquoi ce choix, il aurait pu s’offrir mieux, il en avait les moyens, ou bien s’installer chez sa mère qui ne reviendrait pas de Cannes avant la mi-avril. Mais peut-être avait-il envie de dépaysement ? Peut-être envisageait-il, comme les autres clients, de se payer un aller simple pour Prague ou Budapest et de ne plus jamais revenir. Cette pensée, en sortant du taxi, m’a fait perdre pied. J’ai parcouru les quelques pas qui me séparaient de l’hôtel et me suis arrêtée un instant avant d’entrer. À travers la vitre, malgré l’obscurité, on distinguait clairement le réceptionniste derrière le comptoir, un petit homme chauve au visage fermé, et, derrière lui, les casiers où pendouillaient les clefs – ça faisait vraiment hôtel de passe. J’ai demandé quelle était la chambre de Simon, puis j’ai dit je monte. L’homme s’est levé, a tendu son bras vers moi : Halte. Je me suis arrêtée net et nous sommes restés quelques secondes ainsi, immobiles, un peu débiles, puis l’homme a fini par décrocher son téléphone et en attendant
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qu’on lui réponde, m’a demandé en chuchotant quel était mon nom. J’ai menti. J’ai donné celui de Simon alors que nous ne sommes pas mariés, pensant que d’être sa femme me donnerait plus de poids, mais je l’ai regretté presque aussitôt, quand le réceptionniste m’a fait comprendre que Simon ne souhaitait pas que je monte – c’était encore plus humiliant que si je m’étais présentée comme une simple étrangère. « Vous êtes sûr ? ai-je bêtement insisté. Je ne peux vraiment pas ? — Non, a dit le réceptionniste. Il va descendre. Il a demandé que vous l’attendiez au café d’en face. » J’ai commandé une bière, et comme Simon n’arrivait toujours pas, une seconde. La salle était presque vide, seul un couple occupait une petite table en vitrine, on aurait dit un atoll perdu au milieu de l’océan, contrairement au comptoir où des immigrés s’étaient massés pour regarder la télévision. C’était un vieux et gros poste accroché au plafond, comme dans les chambres d’hôpitaux, qui diffusait des images de ce qu’il convenait désormais d’appeler le printemps arabe. Quelques mois plus tôt, en Tunisie, un marchand ambulant s’était immolé devant le siège du gouvernement, déclenchant une révolte qui avait conduit à la chute du régime et, dans son sillon, à celui de l’Égypte, de la Libye, du Yémen. Le Maroc n’était pas touché. Pas encore, ai-je pensé, puis je me suis laissé happer quelques instants par ces images impressionnantes où des foules de gens marchaient comme un seul homme, formant des marées si compactes qu’elles vous donnaient dans l’instant le sentiment d’étouffer. Les hommes au bar commentaient en arabe. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, mais ils semblaient ravis de ce grand vent de liberté et j’aurais aimé me réjouir avec eux. J’avais beaucoup voyagé dans ce coin du globe, écris des guides et des carnets de voyage sur la plupart des pays du Moyen-Orient, je savais combien ces révolutions étaient importantes, salutaires quelles qu’en fussent les issues, mais la requête de mon père occupait tout mon esprit, me rendait étrangère au reste du monde.
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Christian Garcin
Les Nuits de Vladivostok
Éditeur : Stock Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Fabienne Roussel froussel@editions-stock.fr
© Hervé Thouroude/Stock
Nombre de pages : 368 p.
Les correspondances entre les lieux, les histoires, les personnes, Christian Garcin les tisse habilement de roman en roman, et particulièrement dans celui-ci, tout à la fois sensuel et hanté par des forces invisibles. À travers un univers romanesque puissant nourri de l’expérience d’un auteur grand voyageur, une radiographie de la Chine et de la Russie contemporaines. Biographie
Christian Garcin est né à Marseille en 1959. Son premier texte, Vidas, est publié chez Gallimard en 1993. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, romans, nouvelles, essais, poèmes, livres pour la jeunesse (à L’École des Loisirs), carnets de voyage (publiés chez L’Escampette)… En 2010, il se rend avec l’écrivain Éric Faye en Iakoutie, descend la Léna jusqu’à son embouchure dans l’océan Glacial Arctique. Ils en tirent un récit, En descendant les fleuves – Carnets de l’Extrême-Orient russe (Stock, 2011). À l’été 2012, dans le cadre dans la saison France-Russie langues et littératures, il participe à un voyage d’écrivains le long du fleuve Ienisseï en Sibérie centrale, jusqu’à la zone d’accès restreint de Norilsk. Il reçoit en 2012 le prix Roger-Caillois pour l’ensemble de son œuvre. Publications Parmi les romans les plus récents : Des femmes disparaissent, Verdier, 2011 ; La Piste mongole, Verdier, 2009 ; La Jubilation des hasards, Gallimard, 2005.
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Thomas Rawicz, un Français plus étourdi que crapule, se retrouve séquestré dans un local poisseux, face à un Chinois convaincu d’avoir mis la main sur Tomas Krawczyk, un malfrat impliqué dans de sordides histoires de prostitution et de trafics d’enfants, qu’il traque depuis plusieurs semaines. Le Chinois, c’est « Zuo Luo », détective privé qui a établi sa réputation sur le sauvetage des femmes maltraitées, aidé par Wanglin, cerveau de cette singulière association. Une fois les malentendus dissous, Thomas est relâché. Curieux d’entendre l’histoire qui lie les deux complices, il va se joindre à eux et reporter son départ pour Irkoutsk, où il devait retrouver Marie, sa compagne franco-russe.
Quel est le point commun entre une prostituée coréenne, un figurant professionnel rompu aux films de kung-fu hongkongais, deux soldats tués dans la guerre russo-chinoise de 1969, une étrange Sibérienne aux yeux clairs et un chef de gang latino ? Quel sens donner à la petite histoire quand elle se mêle à la grande ? De Vladivostok à l’île chamanique d’Olkhon-sur-Baïkal, en passant par les souterrains de New York, ce qui n’était qu’une chasse à l’homme va susciter l’apparition d’imbrications inattendues…
1 C’est moi qui pose les questions De sa main libre, Thomas replie le journal et le pose sur la petite table, entre le Chinois et lui, mettant en évidence l’article qu’il vient de parcourir sans le lire, et la photo plutôt floue qui l’accompagne. Il le désigne d’un bref mouvement du menton. Ce « Zorro », là… c’est toi, non ? demande-t-il en grimaçant. L’autre main, celle qui est attachée au radiateur de fonte, le fait souffrir. Ta gueule, Krawczyk, dit le Chinois. Je te dis que je ne m’appelle pas Krawczyk. Mon nom est Rawicz. Thomas Rawicz. Tu m’as piqué mon passeport, tu devrais le savoir. Le Chinois tire sur sa clope, puis crache la fumée lentement, par les narines. Ferme-la, Krawczyk. Puis il murmure en hochant la tête, les yeux fixés sur ses tennis. Ton passeport… Tu me prends pour un con ? Thomas soupire. Mais toi, tu t’appelles vraiment Zorro ? insiste-t-il. C’est un surnom, lâche Zorro dans un nouveau nuage de fumée. En chinois on dit « Zuo Luo ». Et ça ne te gêne pas ? Je veux dire, tu ne trouves pas ça ridicule ? Zuo Luo aspire profondément, souffle la fumée de sa cigarette sur le visage légèrement contusionné de Thomas, puis tourne la tête vers le fenestron. Des odeurs écœurantes de diesel les assaillent par intermittence. L’édredon dense
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et moite de la nuit tombe lentement. On entend des bruits de voix et un raffut d’oiseaux. Aussi quelques véhicules à moteur, mais plus loin, comme assourdis. Sans doute un jardin public, pense Thomas. Peut-être le petit parc miteux en contrebas de l’avenue qui longe le port, entre le boulevard encombré de bagnoles et les grues. J’ai cru voir une baraque qui semblait abandonnée hier à cet endroit. Il toussote, réclame un peu d’eau. Et puis quoi encore, dit Zuo Luo. Juste un peu, insiste Thomas. De toute façon tu ne vas pas me garder attaché à ce radiateur pendant des mois, non ? Tu vas bien finir par te rendre compte que tu t’es trompé de bonhomme. Alors tu regretteras. Zuo Luo ne réagit pas. Il fixe ses tennis. Ton vrai nom, c’est quoi ? demande Thomas. Quelle importance ? répond Zuo Luo. Tu comptes porter plainte ? Bonne chance. Pas porter plainte, non. Pas forcément. Mais ton surnom me plaît. Il y a quelque temps j’ai lu un livre avec un type qui s’appelait comme ça. Enfin, qu’on surnommait comme ça, Zorro ou Zuo Luo. Un Chinois, lui aussi. C’est marrant, non ? Zuo Luo tire sur sa clope. Un livre, répète-t-il. Oui. Un livre qui parlait de moi. Je ne sais pas. Qui parlait d’un type qu’on appelait Zuo Luo, en tout cas. Une histoire de détective privé, qui allait secourir des jeunes femmes vendues par leurs familles. Son vrai nom était Tchou Weng Wang. Zuo Luo se penche vers Thomas. Comment tu dis ? Tchou Weng Wang. Enfin, je crois. Ça s’écrivait Z-h-u, je lisais Zu, ou Zou, mais quelqu’un m’a dit qu’on prononçait Tchou. Ou Djouw. Il ne te ressemblait pas, cela dit. Il était beaucoup plus gros. Pourquoi, il y avait des photos ? Thomas se met à ricaner. Plus gros, mais pas forcément plus lourd. Tu es quand même au courant qu’il existe ce qu’on appelle des portraits, ou des descriptions, dans les romans ? Zuo Luo ne relève pas l’ironie. Tchou Weng Wang, tu dis ? Quelque chose comme ça. Tu sais, moi, le chinois. Pourquoi, c’est ton nom ? Pas loin, dit Zuo Luo. Mal prononcé. Et aussi mon surnom, et mon métier. Ça fait beaucoup. Mais pas ta silhouette. Beaucoup plus massif, je te dis. De grosses joues, un vrai lutteur de sumo. Hm. Et qu’est-ce que ça racontait, ce livre ?
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Boh, des histoires. Zorro à Canton, Zorro à New York, Zorro au Japon, l’enfance de Zorro, la jeunesse de Zorro, les amours de Zorro, est-ce que je sais. Il y avait aussi un ami à lui, je me souviens, un indic qu’on surnommait Bec-de-canard. Et pas mal de femmes. Zuo Luo tire nerveusement sur sa clope, puis la jette au sol et l’écrase du talon. Bec-de-canard. C’est ridicule, murmure-t-il en exhalant un épais nuage gris pâle. Pas beaucoup plus que Zorro, dit Thomas. Qui a écrit ça ? Si tu crois que je m’en souviens, dit Thomas. Donne-moi plutôt un peu d’eau. Quand ton copain va arriver, il va bien voir que je ne suis pas celui que tu crois, et tu seras bien emmerdé de m’avoir maltraité. Zuo Luo soupire, se lève, remplit un verre d’eau au robinet, et le tend à Thomas, qui l’avale d’un trait. Par le fenestron ouvert on entend parfois des conversations en russe, qui flottent au-dessus du vacarme des bagnoles plus loin. C’est n’importe quoi, dit Zuo Luo. Je n’ai jamais mis les pieds à New York. Ni au Japon. J’ai jamais dit que c’était toi, dit Thomas en s’essuyant les lèvres de sa main libre. C’est juste un roman, après tout. Tu ne veux pas me détacher ? Hm ? Non, pas question, murmure Zuo Luo, comme absent. Dis voir, c’était un Chinois, l’auteur du bouquin ? Ou un Français comme toi ? Thomas soupire. Écoute, je ne sais plus très bien. Je crois que c’était attribué à un Français, mais écrit par un Chinois. Ou l’inverse. Tu comprends ? Non. Ben voilà. Ou alors je ne me souviens plus. Et puis je m’en fous. Il arrive quand, ton copain ? Il ne va pas tarder, dit Zuo Luo. Il y a un silence. L’obscurité est tombée. L’étrange obscurité d’une nuit électrique. Les oiseaux se sont tus. Ne restent que quelques fragments de conversations russes de temps en temps, et le bruit des camions en arrièreplan. Et toujours les odeurs de diesel. Malgré la nuit qui s’installe, la chaleur est moite et pénible. Si tu n’es pas celui qu’on cherche, qu’est-ce que tu fous à Vladivostok ? dit Zuo Luo. Et toi ? C’est moi qui pose les questions, je te rappelle, dit Zuo Luo.
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2 La veille Vladivostok, en fait, j’y étais arrivé par erreur. La veille, j’étais à Belogorsk. J’y étais venu pour rencontrer Youri Berdaiev, le responsable des éditions Galiana, et lui proposer d’acheter les droits des derniers livres de trois des écrivains que publie la maison d’édition qui a la bonté de me confier quelques missions rémunérées de temps en temps : un roman d’Igor Phren, un autre d’Eugenio Tramonti, et un récit posthume de Norwich Restinghale, introduit et commenté par George Traunberg. Nous avions fait affaire pour deux d’entre eux (Tramonti et Restinghale), j’étais resté deux jours, dont un à marcher dans une superbe forêt avec Youri et sa femme à une cinquantaine de kilomètres de la ville, le long de la frontière chinoise, une région magnifique et luxuriante où quelques tigres, paraît-il, sont observables, mais nous n’en avions vu aucun. Ensuite nous avions passé la soirée à picoler beaucoup. Mon train pour Irkoutsk devait partir dans la nuit. Et puis je m’étais tout bonnement trompé de quai. C’était la faute aux horaires absurdes, bureaucratiques et centralisés des trains russes. C’était peut-être aussi un peu la faute à l’alcool. Je devais prendre le transsibérien de 3 h 37 pour Irkoutsk et rejoindre Marie, qui quant à elle était arrivée de Moscou la veille, mais je m’étais installé dans le train qui partait dans l’autre sens, pour Vladivostok où personne ne m’attendait. J’avais oublié que les horaires des transsibériens ne sont pas ceux des villes qu’ils traversent mais, d’un bout à l’autre de la ligne, ceux de Moscou. Si bien que le train Belogorsk-Irkoutsk partait bien à 3 h 37, mais à 3 h 37 heure de Moscou – soit à 9 h 37 heure de Belogorsk. Moi je m’étais pointé à la gare six heures plus tôt, en pleine nuit à 3 heures et quelques, convenablement imbibé des vodkas que j’avais absorbées pour tenir le coup, ce qui, par parenthèse, était un très mauvais calcul, n’avais vu aucun train affiché à 3 h 37, et pour cause, m’étais alors souvenu de cette histoire d’horaires, avais copieusement insulté entre mes dents l’inventeur pervers de ce système à la con, m’étais trouvé incapable, l’alcool aidant (ou plutôt n’aidant pas), de me fixer sur une opération arithmétique consistant à retrancher, à moins que ce fût ajouter, six heures, à moins que ce fût cinq, ou sept, je ne savais plus, aux horaires indiqués, m’étais donc borné à chercher un train qui partait à quelque heure et 37 minutes, et l’avais trouvé, un bon vieux transsibérien, c’était bien ça, il était indiqué à 21 h 37 heure de Moscou, oui, ça devait être ça, m’étais-je dit, il devait y avoir six heures de décalage, j’ajoutai mentalement six heures à 21 heures, tombai sur 3 heures, et bien entendu je prenais le problème à l’envers puisque c’est à ce putain de 3 h 37 que j’aurais dû ajouter six heures. De plus j’avais fait tout cela sans me rendre compte, passablement embrumé que j’étais, que la direction indiquée était Vladivostok et non Moscou via Irkoutsk. J’avais rejoint le quai froid et désert, étais monté
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dans le wagon, inexplicablement sans subir le moindre contrôle – en général une responsable de wagon, la provodnitsa, vérifie que le billet est bon, peut-être celle-ci était allée pisser, ou ne s’était pas réveillée, je ne sais pas. Par un autre coup de hasard, la place (couchette du haut, à gauche en entrant) était libre. Je m’y allongeai et m’endormis sans même ôter mes chaussures, d’un sommeil superficiel et sans cesse interrompu par : les bruits, les lumières diverses dès que le train traversait une gare sans s’y arrêter, les deux à la fois lorsque le train s’y arrêtait, plus les maux de crâne dus à la quantité d’alcool que j’avais ingurgité. Et, encore plus bizarrement, la provodnitsa ne s’était pas manifestée pendant le trajet. Je ne me rendis compte de mon erreur que lorsque je fus tout à fait réveillé, cinq heures environ plus tard, en voyant défiler des villes que je n’avais pas remarquées lors du trajet aller. Entre-temps une petite bonne femme boulotte s’était installée sur la couchette du bas, et un vieil homme en face, je les saluai d’un sourire muet. Il me restait une quinzaine d’heures pour Vladivostok. Je n’avais rien à y faire, mais après tout, pourquoi pas. Je priai pour qu’aucun contrôleur ne se pointe et ne m’oblige à descendre du train en pleine campagne, dans une bourgade sinistre enveloppée de forêts impénétrables, d’usines désaffectées ou d’anciens goulags.
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Yanick Lahens
Guillaume et Nathalie
Éditeur : Sabine Wespieser Parution : avril 2013 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com
© Frederick Alexis/Sabine Wespieser
Nombre de pages : 176 p.
Un homme et une femme plus jeune se rencontrent dans le Port-au-Prince d’aujourd’hui, la capitale haïtienne violente, miséreuse et terriblement belle. Leur passion sera charnelle et intellectuelle, avec à l’arrière-plan l’ombre d’un drame passé. En choisissant d’écrire ce roman près de trois ans après le tremblement de terre, c’est la victoire de la vie et de l’écriture sur la sidération du malheur qu’acte de manière éclatante Yanick Lahens. Biographie
Yanick Lahens vit en Haïti. Dans ses romans – comme dans ses nouvelles et ses essais, notammant Failles (Sabine Wespieser éditeur, 2010) –, elle brosse avec lucidité et sans complaisance la réalité de son île. Elle occupe sur la scène littéraire haïtienne une position très singulière par son indépendance d’esprit et l’autorité que lui confèrent ses actions de terrain. Publications Chez Sabine Wespieser éditeur : Bain de lune (à paraître en 2014) ; La Couleur de l’aube, 2008 (prix rfo 2009).
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Guillaume est sociologue, Nathalie architecte. Ils se rencontrent dans le bureau de l’agence française qui finance le centre polyvalent sur lequel ils vont travailler. Entre l’homme de cinquante ans revenu de ses utopies, dont toute la vie s’est jouée dans son île, et la jeune femme qui vient de rentrer en Haïti après l’avoir quittée précipitamment l’année de ses dix-huit ans, l’attirance prend d’abord la forme de l’exaspération, avant que l’un et l’autre cèdent à l’évidence de leur passion, non sans jouer le pas de deux de la séduction. En bonne raconteuse d’histoires, Yanick Lahens utilise sans forfanterie les codes du genre – le roman érotique –, et l’on est vite
happé par son écriture impatiente du désir et par la sourde sensualité qui en émane. Mais l’écrivain n’est dupe ni de ses personnages, ni de leur situation. Si elle précipite Guillaume et Nathalie dans leur histoire commune, jamais elle n’oublie d’où ils viennent, et encore moins où et quand ils la vivent. Nul misérabilisme dans son récit, juste l’intelligence d’une situation – la misère endémique de l’île, que ces deux représentants de la classe moyenne noire tentent de conjurer. Nul catastrophisme non plus, sinon la conscience diffuse de la menace qui plane sur Haïti en ce mois de décembre 2009.
Un couple franchit le portail d’un immeuble à Pacot, sur ces hauteurs d’où l’on peut voir Port-au-Prince dans les feux du crépuscule. Les couleurs du couchant tiennent la ville dans un scintillement qui en masque les soubresauts, le tumulte, la miraculeuse et ardente traversée des siècles. C’est l’heure où on assiste à la montée du silence qui tamise le grand charivari des journées tournées et retournées. Un silence comme un voile suspendu entre ciel et terre. Un silence de chambre close pour abriter les soliloques affolés de la chair. Émois, palpitations, fébrilité. Lui, Guillaume, n’a pas particulièrement soigné sa tenue. Il n’a jamais considéré ces attentions de surface comme une nécessité. Et, à l’aube de la cinquantaine, il ne changera pas. Il n’en a plus besoin. Il a déjà fait ses preuves. Dans sa profession et auprès des femmes. Rien qu’à sa silhouette, Nathalie, quant à elle, avoue une trentaine et trois ou quatre années. Pas davantage. Une trentaine épanouie. Ses chaussures de marche à lacets, son jean et son tee-shirt laissent penser qu’elle est une femme de terrain. Guillaume porte une bonne quinzaine d’années de plus qu’elle. Autant dire qu’il a dépassé la première moitié de la vie, alors qu’elle, Nathalie, est de plain-pied dans son épanouissement. Quelque chose, dans leur façon d’avancer vers la porte d’entrée de l’immeuble, indique que, s’ils ne sont pas encore des amants, ils sont sur le point de le devenir. L’imminence d’un tel événement semble inéluctable. À mesure qu’ils s’engagent dans l’allée, l’espace qui les sépare se réduit.
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Ils finissent par s’effleurer. À hauteur des épaules. Par moments, leurs bras se touchent. À peine. Leurs avant-bras aussi. Ces gestes, Guillaume les fait sciemment. Et Nathalie ne se dérobe pas. Elle ressent un immense plaisir à ces frôlements de rien du tout. À cette convoitise muette. Chaude. Guillaume, bien entendu, le sait et s’en délecte. À quelques mètres de l’entrée, il s’éloigne légèrement d’elle et l’épie. Nathalie et Guillaume sont pour l’instant dans la douceur, l’enchantement, le balbutiement des commencements. Et rien n’enchante davantage que ces balbutiements, ces commencements. Rien. Ces images sont, entre toutes, celles qu’ils retiendront. Après. Longtemps après. Lorsque tout aura été joué. Quand elle précède Guillaume et s’arrête devant la porte d’entrée de l’immeuble, Nathalie évite de regarder la silhouette que lui renvoie la grande baie vitrée, de peur de surprendre ses traits défaits par l’angoisse. Elle ferme les yeux. Juste un moment. L’angoisse pourrait la précipiter dans cette grande terre sauvage, abandonnée, tout au fond, tout à l’intérieur, et qu’elle redoute encore. Alors, elle respire profondément. Question de rassembler les morceaux épars. De faire un nid à l’angoisse. Pour qu’elle sommeille tranquille. Tout au fond. Nathalie veut tenir debout. Debout dans le désir de Guillaume. Guillaume suit Nathalie, tendu, abîmé dans une impatience mâle, presque insoutenable. À combien de femmes a-t-il pourtant fait, incrédule, ce cinéma, avant de conclure ses prestations dans l’ardeur sans surprise d’une gymnastique routinière ? À combien ? En fouillant dans sa mémoire, le rapide décompte, toute vanité mise à part, lui paraît plutôt appréciable. Il lui semblait bien avoir jusque-là résolu de manière satisfaisante la question de ses appétits d’homme. Et voilà que, dans ce crépuscule, son ventre se creuse d’une faim oubliée. Se creuse de quelque chose qui voudrait ressembler à de la foi. Que renaît en lui cette appréhension inexplicable de ne pas pouvoir faire trembler de plaisir la poitrine d’une femme comme une vague immense. Cette crainte de ne pas entendre, en boucle de sa bouche, le babillage des anges. Nathalie a du mal à trouver sa clé et finit par s’asseoir sur le muret à droite de l’entrée. Après trois tentatives infructueuses, elle vide d’un geste d’impatience le contenu de son sac. Guillaume en sait long sur le sac des femmes et rit à gorge déployée quand Nathalie lance un juron avant de tomber enfin sur cette maudite clé. Alors, il s’accroupit à côté d’elle, pose un baiser sur son front et l’aide à ranger le sac. Il feint de l’attendre en toute sereine patience, comme on attend un enfant qui n’en ferait qu’à sa tête. L’agent de sécurité assis au portail de l’immeuble, le fusil entre les jambes, observe tout ce manège derrière des lunettes noires, avec cette expression de
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Guillaume et Nathalie
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qui en a vu d’autres. Mais la scène lui plaît, c’est un mâle ravi de ce qu’il croit être la conquête d’un autre à qui la chance a souri. Solidaire et voyeur. Avant de franchir la porte d’entrée, Guillaume regarde non pas la grande baie vitrée, mais Port-au-Prince en contrebas. Une dernière fois. Port-auPrince qui, il le jurerait presque, s’est éloignée avec ses plaies ouvertes, sa force nue et sa gouaille, comme pour ne pas empoisonner leurs premières étreintes. Port-au-Prince, un mirage dans ce crépuscule.
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1. Fruit tropical de couleur mauve.
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Guillaume s’appuie contre la porte d’entrée de l’appartement, fait pivoter Nathalie et la tient tout contre lui. Il ouvre à peine les lèvres que Nathalie y pose ses doigts et murmure dans un souffle léger qu’elle prolonge à dessein : « Chuuuut ». Il ne doit pas parler. Pas encore. Pas si vite. Elle veut faire le vide. Faire place nette. Guillaume saisit entre ses lèvres le doigt qui lui a imposé le silence et le mord doucement. Très doucement. Avant de prendre le visage de Nathalie entre ses deux paumes. Derrière les paupières fermées de Nathalie, des lèvres se dessinent. Minces. Presque comme celles des gens des pays froids. Mais foncées jusqu’au mauve des cayimites1. Féroces, les lèvres. Terribles. Féroces aussi, les yeux couleur miel d’acacia dans ce visage mal rasé. Lui, Guillaume, l’embrasse lèvres ouvertes. Chaleureuses. Charnues. Les yeux noirs et doux. La peau café. La bouche immense. La langue, chercheuse. La langue qui cherche loin. Nathalie bascule dans ses bras. Lui offre la bouche d’une femme qui veut juste savoir, même pour la cruauté et l’amertume. Alors elle lui saisit la nuque, le retient tout contre elle et ne bouge plus. Nathalie veut puiser dans cette immobilité la force d’aller plus loin. Guillaume lui caresse les lèvres et parle bas. Très bas. Le plaisir passe de ses doigts à son ventre. De son ventre à cette impatience tendue au haut des cuisses. Nathalie ne l’entend pas. Elle ne l’entend plus. Les mains de Guillaume abandonnent le visage et descendent lentement. Elles glissent sous le tee-shirt, puis sous le soutien-gorge. La pointe des seins se dresse, dure entre ses doigts. Nathalie pourrait déjà en mourir de plaisir. Là, sur place. Yeux mi-clos. Mais elle le regarde du fond d’un mystère où il n’entre pas. Pas encore. Pas si vite. Guillaume fait passer son tee-shirt par-dessus ses épaules, puis la débarrasse, tout juste après, du jean qu’il défait dans une fièvre contenue. Il laisse un moment la main dans sa culotte de dentelle blanche, la soulève et l’étend à même le sol. L’amour sans délai, l’amour vite fait, il aurait pu. Il connaît. Il sait faire. Mais, là, Guillaume veut cette femme et aucune autre. Il veut le jeu. À mesure que monte sa jubilation, l’attention toujours vive de Nathalie au
chambardement à l’intérieur d’elle-même s’estompe. Un peu. Lentement. Comme s’évanouit pour Guillaume l’extérieur du monde, le grand tohu-bohu de la ville en contrebas de ces murs. Nathalie, elle aussi, veut le jeu. Mais le jeu l’a distancée. Elle doit le rattraper. Vite. S’y accrocher pour être au plus près de Guillaume. Au plus près du désir de Guillaume. Alors elle se redresse. Se retourne. Ramène Guillaume vers elle et commence à le déshabiller. Quand il esquisse le geste de l’aider, elle refuse et poursuit patiemment le déshabillage de l’homme qui lui fera l’amour et à qui elle fera l’amour. Par moments, elle le regarde droit, comme elle aime. « Farouche » serait le mot exact pour dire ce regard à perte de vue. Qui transperce sa cible comme une dague. Ce regard est souvent sa dernière protection. Nathalie s’y raccroche de toutes ses forces. Attentive. Prête à la déception. Et puis Nathalie ose. Elle touche la douceur du sexe. Guillaume gémit à son tour. Par moments, elle ferme les yeux. Lui aussi. Trop doux. Trop fort, disent ses gémissements. Vraiment trop fort. Et puis à nouveau elle le regarde. Cherchant dans un nouveau baiser un ajournement. Un sursis. Ce sursis, c’est l’autre nom de la retenue des femmes. Convenue par qui, pour quoi ? Les réponses s’embrouillent dans sa tête. Elle ne les cherche plus. Nathalie pense à l’image de la Vierge miraculeuse aux yeux tristes que sa mère avait placée audessus de son lit, aux rubans de toutes les couleurs dans ses nattes d’enfant, à l’odeur de café du devant-jour, au goût de l’akassan2 au sirop, aux pluies drues du mois d’août sur sa peau. Guillaume se redresse de tout son torse entre les genoux de Nathalie et maintient ses poignets sur les draps, le visage méconnaissable de désir. Alors Guillaume le fait. Il le fait avec au bas du ventre la crainte et la vanité si mâles de ne pas réussir à soulever ce corps de femme en houle. Mais il le fait. Et quand Guillaume entre dans le tiède et l’humide de Nathalie, il est un conquérant qui doute. Nathalie lui oppose une légère rétraction. Il lui parle tout bas. Cherchant la pulsion la plus juste. La plus douce. Mais doutant malgré tout. Même dans le plus moelleux des mots. Même jusqu’à l’ultime violente poussée dans l’entaille. Guillaume n’a rien vu des yeux étrangement fixes de Nathalie, qui n’entend que le bruit silencieux du sang dans ses tempes. Alors, elle tente de sauter pardessus bord pour défaire dans la vaste mer du dedans ce noyau qui la tient, dur et dense. Mais elle ne l’atteint pas. Le noyau lui échappe, se brise et s’éparpille dans la bourrasque désordonnée de la fin des choses. Guillaume n’a rien vu des yeux de Nathalie ouverts malgré elle sur les couleurs du couchant. Sur Port-au-Prince en contrebas, pourtant lointaine avec ses plaies ouvertes, sa force nue et sa gouaille dans cette première dérive de deux corps sous le rougeoiement de son ciel. Sur la mer désordonnée de ses toits.
Yanick Lahens
Guillaume et Nathalie
2. Breuvage à base de maïs.
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Guillaume s’effondre sans avoir vu. Le propre des hommes est de ne pas voir. Pas ces choses-là. Du moins pas tout de suite. Guillaume s’est assoupi dans la moiteur du sexe de Nathalie, le bras droit enlaçant son corps. Elle, Nathalie, regarde pour la première fois la douceur de sa poitrine et de son dos, légèrement plus clairs que son visage et ses bras. Les ondulations paresseuses de ses muscles. Un corps d’homme mûr. Debout. Mais dans la défaite. De ces petites défaites quotidiennes évoquant la grande, bien plus grande que lui. Bien plus grande que tous, hommes et femmes de cette île. Un corps comme une terre insondable, retrouvée après tant de chemins d’errance. Une terre à réinventer.
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Arthur Larrue
Partir en guerre
Éditeur : Allia Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Marjorie Ribant allia@editions-allia.com
© DR/Allia
Nombre de pages : 128 p.
Un récit à la fois poétique et brutal où une langue fleurie et onirique côtoie des protagonistes dignes des meilleurs polars. Une plongée fracassante dans la Russie contemporaine aux côtés des anarchistes du groupe Voïna, cousins des Pussy Riot. Lorsque l’art se fait politique. Un roman brûlant d’actualité, drôle et fulgurant. Biographie
Né en 1984, Arthur Larrue a choisi Saint-Pétersbourg pour enseigner la littérature française mais aussi pour y chercher son adversité. Partir en guerre est son premier roman.
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Quand les uns rencontrent des difficultés dans leur couple, les autres ont décidé de risquer leur vie pour bousculer la politique d’un État. Mais qu’est-ce que cela donne lorsque ces gens-là se rencontrent, par le plus grand des hasards ? Le narrateur vient squatter chez une copine qui lui a prêté les clés de son appartement… mais d’autres s’étaient d’ores et déjà approprié ce droit. Il tombe en effet sur de vrais squatteurs, deux hommes, une femme et un enfant, membres du groupe Voïna*. Partageant une nuit avec ces personnages hauts en couleur, le narrateur évoque avec une finesse extrême ces heures partagées avec la branche la plus radicale de l’art contemporain. Il entre sans effraction par la petite porte, zoome depuis le téléobjectif d’une écriture nerveuse : des poils de barbe échoués dans l’évier de la cuisine jusqu’à l’écureuil pixellisé qui orne le tee-shirt du petit. Arthur Larrue prend prétexte
des actions de ce groupe pour écrire une sorte de thriller à la fois drôle et haletant, une nuit riche en rebondissements et en personnages interlopes, de la voisine passablement dérangée à l’inspecteur en charge du dossier… « Guerre ». * Voïna («Guerre» en russe). Ce groupe d’artistes anarchiste livre, depuis 2007, une guerre sans merci à un État fascisant, xénophobe et homophobe. Tout aussi sulfureux que les Pussy Riot (dont l’une des membres, Nadeja Tolokonnikova participa à Voïna) et pour le moins blasphémateur vis-à-vis de la politique répressive de l’État : ils ont peint un phallus géant sur le pont qui fait face au bureau du KGB à Saint-Pétersbourg, ils ont organisé une partouze dans une salle du Musée national de biologie de Moscou et ont simulé la pendaison de travailleurs immigrés, des Juifs et des homosexuels dans un supermarché.
1 — Ça n’a aucune importance… Esther était plantée nue au milieu de la chambre. Elle avait crié d’autres choses avant ça, elle avait tremblé de rage. Je ne répondais rien. Je regardais certains détails de son corps de poupée jusqu’à ne voir en lui qu’une enveloppe vide. Le pli de chair à la naissance du sein, son sexe glabre rebondi et fendu. Je m’imaginais me jeter sur elle et lui arracher le cœur. Ce cœur aurait les dimensions et la couleur d’une betterave bouillie pensais-je. Une betterave qui saignerait abondamment et laisserait mes ongles violets. À partir de cette image, ce qu’elle disait n’avait en effet plus aucune importance. Elle est allée s’asseoir sur le rebord de la baignoire pour mettre du vernis rouge sur ses orteils. Je suis resté sans bouger, je n’ai plus pensé à rien, j’ai oublié la betterave bouillie. Puis on s’est couché, elle a collé son corps contre le mien, elle a redit la même chose, et moi une nouvelle fois je n’ai pas répondu. — Ça n’a aucune importance n’est-ce pas ?… En face du lit, je voyais la nuit par la fenêtre. Les éclairages de Pétersbourg tremblotaient à cause de la pluie. C’était noir et trouble. La ville semblait se changer en buée, les bâtiments se noyer dans des miasmes. Ça énervait en
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moi un tropisme morbide. J’avais envie de me fondre et de me diluer dedans, comme un alcoolique se fond et se dilue dans ses boissons pour voir ce qui restera de lui après la liquéfaction de son organisme. Voir ce qui chez soi reste solide après s’être noyé dans la nuit. C’était ça. Elle a parlé une dernière fois mais je m’en foutais, je regardais l’obscurité et les lumières glauques. — Dis-le-moi, s’il te plaît, dis-moi que ça n’a aucune importance… Elle s’est endormie et je suis parti. Il y a eu ses fesses chaudes contre mes reins et le froid mouillé qui est tombé sur moi une fois debout. J’ai laissé éteint. Mes yeux s’étaient habitués au noir. Elle dormait en zigzag, la main droite glissée sous l’oreiller et la bouche entrouverte. La lune tombait sur les draps et les faisait briller. Tout était très calme et très doux. J’avais ce lit qui m’attendait à l’autre bout de la ville. Mon amie Tamriko Bamriko me l’avait laissé. Tamriko Bamriko était duchesse géorgienne, fille de boxeur, et violoniste dans un orchestre juif. Alexandre Dumas a dénombré en Géorgie autant d’aristocrates que d’hommes à cheval, mais ça n’enlevait rien à la noblesse de Tamriko Bamriko. Son appartement se trouvait dans un grand immeuble néo-gothique en briques rouges, avec des poussettes dans la cage d’escalier et des plantes vertes qui pleuraient aux fenêtres. J’étais déjà allé dans cet appartement l’année passée pour un dîner où Tamriko Bamriko avait tout cuisiné à la coriandre, j’y retournais cette nuit-là dans une voiture attrapée devant la porte d’Esther. Le trajet me coûtait deux cent cinquante roubles. — Tu peux aller là-bas quand tu veux, c’est grand et vide… La rue sentait le benzène et la friture. Le ciel était d’un gris plombé et il avalait les toits rouillés comme une sorte de crapaud immense dont la peau flasque se distendrait en des proportions invraisemblables. J’étais incapable de sortir de l’image d’Esther. Tout ce que je voyais me rappelait à son souvenir et figurait une partie de son corps ou la gamme de sa voix. Cette distorsion pesait à l’arrière de mon crâne, une sorte d’abcès. Je la voyais dans les nuages et je l’entendais rire dans les klaxons. Le quart de fenêtre de la voiture que j’avais ouvert canalisait le froid sur mon cou. Ça puait le tabac, j’avais besoin d’air frais. Le conducteur fumait cigarette sur cigarette, il ne jetait pas ses mégots dehors mais les tassait dans un cendrier qu’il ne vidait pas. C’était un homme maigre avec des rides profondes et des yeux caves. Il me regardait en biais. Je devais l’intriguer avec ma façon mélancolique de coller mon front au carreau et de souffler pour dessiner des vaguelettes sur la buée. On passait rue Lomonossov, un filet vert était accroché en hauteur pour retenir le fronton d’un mur qui s’effondrait. Ils avaient dressé de grands paravents bleus devant les arcades roses pour signaler qu’on allait engager une réfection du site, mais on avait dû oublier le site et les paravents car la rouille et l’usure les mangeaient. Il faut vivre me disais-je, ne pas s’enjuponner. L’essentiel est de la quitter fissa. La radio passait un tube en strass, le levier de vitesse était orné d’un
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chrysanthème gelé dans un cylindre en Plexiglas, la Vierge de Kazan avait sa tête ovale scotchée sur le tableau de bord. Je la regardais, elle me regardait. J’avais jeté trois pulls dans un grand sac jaune en toile de tente. Ces imbéciles gardaient dans leurs mailles l’ombre têtue d’Esther, elle avait la manie de les mettre pour paresser. Je léchais sa peau pour réveiller ses parfums, ça me rendait fou et je passais des heures à la sentir comme un insecte amoureux d’une fleur. Je caressais son ventre par un trou de mite, elle lâchait de petites plaintes aiguës qu’elle coupait du bout des dents. Je la haïssais. — Les ponts sont levés ? — On va bientôt s’en rendre compte. — Je dois aller rue Mir, je dors là-bas… — À cette heure-là parfois ils sont levés et parfois… Esther avait un chat jaloux de moi. Je ne savais jamais si c’était elle ou lui qui me griffait le dos pendant l’amour. Je l’envoyais valser à l’autre bout de la chambre en l’attrapant par les côtes mais il revenait à couvert. C’était un matou de race noir avec des lignes blanches au-dessus des yeux et des oreilles presque chauves, il miaulait chaque fois qu’on le sifflait ou qu’on disait son nom. J’étais très fier de mes blessures. Esther me désinfectait avec un coton-tige enduit de Mercurochrome, me disait en riant de ne pas bouger puis s’asseyait derrière moi en nouant ses jambes sur mon ventre. Ces soins me faisaient le sang rose pâle. Elle réparait son amant pour le torturer encore, j’étais son jouet, sa chose, elle disait son homme. C’était un caractère terrible que le sien mais il était enrobé de sucre. Elle ne donnait pas un ordre sans y joindre un de ses sourires lunaires. — Tu dois me rassurer, je ne dois jamais douter de ton amour, ou sinon… Elle aimait les marches militaires à quatre mains, les romans gothiques, les cigarettes menthol, les zoos. L’appartement de Tamriko Bamriko se trouvait sur Petrogradskaïa, au nord d’Esther, sur l’autre rive de la Neva. Nous étions au niveau de la statue de Souvorov. Un clochard se chauffait les pieds à la flamme du monument aux morts du Champ-de-Mars, je voyais sa silhouette trembler dans le gaz. Le taxi s’arrêta devant le pont de la Trinité qui était en train de se lever. On ne passait plus, un milicien installait des haies aux portants en fer et aux traverses oranges qu’il alignait les unes après les autres sans se presser. Le conducteur en profita pour me faire la leçon, il semble que conduire donne des ailes. — Il y a des horaires ? — Des horaires ?… — Oui, des horaires de levées des ponts pour qu’on sache quand on va pouvoir… — Vous êtes étranger vous, Allemand peut-être ? Danois ? — Français… — C’est joli la France non ? — Oui c’est très joli. — Là-bas on vit vieux ?
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— Cent vingt ans, même plus avec des vitamines… — On vit bien et vieux ! Ah… — Et alors ? — En Russie on crève vite mais on ne s’ennuie pas. — D’où cette idée de chercher un pont ouvert… — Ou bien fermé… — Je suis juste fatigué monsieur et puis malheureux. — C’est une femme ?… — Oui. — Une Russe ? — Oui. — Nos femmes sont faites pour faire souffrir, vous aviez qu’à prendre autre chose ! —… — Vous êtes donc si malheureux que ça ? L’hiver, une femme est utile et confortable, elle tient chaud, vous ne devriez pas la quitter si près de la neige, elle vous manquera plus… —… — Quoi faire ? Vous voulez qu’on plonge dans la Neva ? Nous sommes passés sur un autre pont sans rien se dire d’autre. Chez Tamriko Bamriko l’ascenseur était en panne et j’avais six étages à monter. Mon blouson en doublure peau de mouton pesait six kilogrammes, il me faisait suer mais me donnait bonne mine. J’avais perdu tout le bronzage de l’été passé avec Esther, un seul mois avait suffi et le grain de ma peau avait repris ce mauvais jaune pétersbourgeois – Nicolas Gogol écrit à son propos qu’il s’agit d’un teint hémorroïdal sans qu’il soit possible d’avérer un lien médical entre les hémorroïdes et un visage en berne, bien qu’on puisse raisonnablement supposer que les souffrances occasionnées par les unes engendrent une fatigue nerveuse propre à affecter l’autre – j’avais attrapé un bouton sur la joue droite. Des souvenirs brûlaient mes yeux. Une scène monta. Sous le soleil, Esther écoutait le clapotis de la mer. Elle me parlait d’un poulpe qui vivait au troisième poteau droit du ponton de la Paressouso où elle était allongée. — Tu reconnaîtras sa tanière aux coquillages qu’il a disposés devant sa porte. C’est un poulpe collectionneur de coquillages m’a dit l’enfant. Voilà une baguette en bambou pour le faire sortir. Les poulpes sont très joueurs et celuici est amateur d’escrime. Lorsqu’il te rendra un coup d’estoc, tu l’attraperas par un de ses tentacules et tu le sortiras de l’eau pour que je puisse le voir. Il sera tout gluant mais par amour pour moi tu ignoreras le dégoût. Voilà un masque et un tuba… Le gamin qui traînait entre les pointus en réparation l’avait rancardée, il repeignait les coques retournées et alignées sur le sable comme des tasses. Je crois qu’il lui a dit son secret parce qu’il voulait lui plaire. Esther était blonde,
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elle avait des yeux verts, le sel de la mer assaisonnait sa peau. Lorsque je la mordais ça laissait des cristaux sur ma langue qui faisaient craquer mes dents. Elle vouait un culte continu au soleil, se pâmait sous lui de midi à huit heures trente, écartait bien ses doigts pour brûler jusqu’au moindre interstice de peau blanche. Je déclarais que la marque de sa culotte était la plus belle frontière du monde mais elle me répondait qu’elle voulait dormir. — Je lis l’avenir dans tes fesses Esther… — Les poulpes ont une intelligence huit fois supérieure à la nôtre. Une pour chacun des tentacules. Ils ont choisi de ne pas dominer le monde pour collectionner les coquillages. Je t’aime. Plonge. Moi je vais dormir…
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Kettly Mars
Aux frontières de la soif
Éditeur : Mercure de France Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Geneviève Lebrun-Taugourdeau genevieve.lebrun-taugourdeau@mercure.fr
© Stéphane Haskelle/Mercure de France
Nombre de pages : 170 p.
Kettly Mars nous plonge dans un enfer où toutes les corruptions sont permises et, se mettant dans la peau d’un homme pris par ses propres démons, tente de comprendre l’impardonnable. « Si Kettly Mars trempe sa plume naturaliste dans les plaies de ses compatriotes, c’est pour les contraindre, et nous avec, à regarder le chaos en face. Beaucoup de compassion, aucun angélisme. » Le Nouvel Observateur Son précédent roman sur le drame haïtien, « Saisons sauvages », s’est vendu à plus de 8 000 exemplaires et a été traduit en anglais, allemand, néerlandais et croate. Biographie
Kettly Mars est née en 1958 à Port-au-Prince où elle vit actuellement. Aux frontières de la soif est son sixième roman. Publications Parmi les ouvrages les plus récents, parus au Mercure de France : Le Prince noir de Lillian Russel, 2011 (en collaboration avec Leslie Péan) ; Saisons sauvages, 2010 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2011) ; Fado, 2008.
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Haïti, janvier 2011. Après le succès colossal de son premier livre, Fito Belmar vit de ses rentes et mène une existence en apparence bien organisée et rythmée par les soirées arrosées entre ses amis et ses maîtresses… Mais Fito cache un lourd secret : certaines nuits, il se faufile dans le camp de Canaan, l’un des gigantesques camps de réfugiés créés après le séisme de 2010 – devenu depuis un immense bidonville –, et approche de toutes jeunes filles que la misère vend au plus offrant. S’il tente de lutter contre cette part obscure de sa personnalité, il revient inéluctablement vers ce lieu de perdition. Lorsqu’il accueille Tatsumi,
1. « Ralentis… tourne ici, patron. »
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une journaliste japonaise en reportage sur l’île, Fito se sent menacé. Si elle découvre son secret, il est perdu. Mais Fito n’est pas insensible au charme gracile de la Japonaise… Tatsumi saura-t-elle le ramener vers une existence plus lumineuse ? Kettly Mars jette un regard très lucide sur son pays et met en lumière les dérives de l’aide humanitaire. Elle fait le tableau des conséquences matérielles et morales du séisme : la promiscuité dangereuse, les enfants que l’on prostitue, un monde qui a perdu ses repères et où tout devient objet de consommation.
Fito regarda sa montre. Six heures cinquante, il serait à l’heure à son rendezvous. Les phares de la Jeep éclairaient furtivement les troncs tourmentés des neems au bord de la nationale no 1. Le trafic était fluide, la voiture filait vite. Une transition brusque et libératrice par rapport aux encombrements qui l’avaient retenu près d’une heure, jusqu’à la sortie de Bon-Repos. Fito avait un peu froid mais il ne régla pas le climatiseur. Il laissait son sang se refroidir. Dans un moment il allait suer toute l’eau de son corps sous un abri de bricoles. La végétation diminuait au fur et à mesure de sa progression. Il atteindrait bientôt le carrefour de Route-Neuf, croisement de tous les risques, à la sortie de Cité-Soleil. Il les vit debout sous un bouquet de lauriers-roses. Il savait les trouver là, comme les autres fois, mais à leur vue son cœur cogna fort dans sa poitrine et sa gorge se serra. Il laissa l’asphalte, engagea le tout-terrain sur l’accotement en terre battue et déverrouilla les portières. Quand les deux hommes montèrent à bord, la nuit s’engouffra dans la cabine du véhicule. Il n’y avait presque pas de bruit dehors, des cigales crissaient dans les touffes de ronces alentour et, au loin, le moteur d’une puissante génératrice ronflait. Dans la voiture les trois hommes échangèrent un bref salut. Au bout d’environ un kilomètre, l’oncle dit : Ralanti… vire la a, patron1. Fito prit un chemin pierreux sur la droite. Il fallait d’abord longer Corail, le camp de sinistrés aux rangées ordonnées de tentes plantées par les soldats étrangers. Canaan, plus haut, couvrait dans la plus parfaite anarchie une coulée de mornes nus dominant la route du Nord et rejoignant sur l’autre versant, en direction de la nationale no 3, les contreforts du Morne-à-Cabris. Une terre de tuf, ingrate et
chaude. Quelques rares touffes de neems et des cactus auxquels les déplacés avaient arraché des carrés d’emplacement. Canaan, un mélange de femmes, d’enfants, d’hommes, de rires et de pleurs, de faims et de soifs. Une agglomération chaotique de carrés en contreplaqué et de maisons-bâches à dominante bleue, étampés de sigles internationaux, qui avait grandi comme un immense champignon, rampant vite d’un morne à l’autre, les recouvrant d’une maille de vies déplacées. Au-delà du chaos apparent, une organisation subtile régissait l’endroit. Il y avait déjà Canaan 1 et Canaan 2 et, au rythme de l’avancée humaine, d’autres Canaan continueraient de s’étendre dans les creux assoiffés de la terre. Quelques maisons en dur poussaient çà et là, fixant le lieu dans sa topographie de bidonville officiel en devenir. Et la poussière partout, dans les cheveux, les yeux, les mains, la raie des fesses, les jambes, incrustée au plus intime des vies. Un endroit sec et seul. Canaan envahi et proclamé terre promise dès le lendemain du séisme par quelques centaines de sinistrés de la zone. Un an plus tard, et selon des statistiques peu fiables, ils étaient quatre-vingt mille. Une ong cherchait de l’eau et promettait l’installation d’un système d’adduction qu’on attendait depuis plusieurs mois. Entre-temps, il fallait acheter le précieux liquide. Au début, quelques camions-citernes commandités par des organisations caritatives venaient déverser leur réservoir dans les seaux et les drums du peuple. Une lutte s’engageait alors où les plus forts gagnaient la plupart du temps. Une eau qui ensuite était découpée comme des petites pièces de lard et revendue au prix fort. À Canaan tout avait un prix, l’emplacement de terre spoliée, l’eau rarissime, la quincaillerie, les soins de beauté, le pain, l’internet, l’improbable sécurité, la marijuana et les boules de crack, le sexe sous toutes ses formes. Le chemin s’arrêta devant un bouquet de bayahondes, il fallait continuer à pied. Fito lança sa cigarette qui tomba dans une grappe d’étincelles. Il mit ses clés dans la poche droite de son pantalon. Il sentit ses semelles en caoutchouc mordre les cailloux du sentier. Une brise forte et douce soufflait, ouvrant le ciel. Les Cananéens désertaient le camp aux heures du soleil. Impossible de rester une heure sous une tente sans mourir de chaleur ou entrer dans une sorte de coma de la soif. Où allaient-ils ? Certains avaient un boulot régulier dans les rares usines de Vareux, d’autres vendaient toutes sortes de petits trucs à Bon-Repos, à Damien, vers l’aéroport Toussaint-Louverture ou jusqu’à Portau-Prince, d’autres encore traficotaient des substances défendues. Mais les autres, les vieux, les enfants, dans quel silence déshydraté traversaient-ils le jour ? Fito se le demandait parfois mais il n’avait jamais eu le courage de poser la question à un habitant du camp. Quand tombait la nuit et qu’une brise fraîche montait de la mer, l’espace renaissait. Canaan semblait vivre doucement, quelques dizaines de mètres plus haut. Dans la solitude des mornes déjà des éclats de voix et de musique lui parvenaient. La montée était raide, Fito haletait un peu. Des lampes à kérosène et des bougies éclairaient certaines des tentes,
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2. Bombe à retardement.
3. Loterie populaire.
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de loin on croyait les voir brûler. Des petites génératrices ronflaient en de rares endroits, pour faire marcher les affaires, le petit commerce honnête ou malhonnête. La lumière autour de ces points attirait les Cananéens. Derrière la transparence des bâches, chaque abri survivait dans des conditions extrêmes. Il y avait une tente tenue par un pasteur protestant pour le culte. Plus loin, une voyante aveugle tirait des cartes à vingt-cinq gourdes la séance. Canaan s’organisait pour faire face à l’avenir. Un comité de Cananéens et Cananéennes concernés s’était même constitué en structure d’encadrement et faisait office d’interlocuteur politique. Ce comité essayait d’établir son autorité, de suppléer à l’absence de l’État qui ne savait rien de l’existence des déplacés. Il essayait de monter des brigades de sécurité, les chapardeurs et les violeurs volaient bas dans le camp, il suffisait d’une lame de rasoir pour pénétrer sous une tente… Sans moyens matériels, tout cela cependant n’était encore qu’un vœu pieux. Mais ils avaient déjà reçu des visites de porte-parole de candidats au second tour des élections qui se déroulaient dans quelques semaines. Canaan était une force endormie, un malè pandye2. Un vivier en puissance pour les besoins du politique et de l’humanitaire. Le petit jeune avec les dreadlocks resta sur les lieux, pour surveiller la Jeep. L’oncle prit les devants et s’engagea dans un corridor sur sa gauche. Fito le suivit, posa le pied dans la ruelle et bascula dans une autre dimension. Tout changeait alors. Chaque visage qu’il croisait le menait vers un paradis en enfer, un bonheur indicible au sein duquel il pénétrait comme un somnambule. Il pouvait se perdre alors dans la promiscuité dense, dans la proximité dangereuse et fascinante vécue au plus intime du peuple et s’oublier enfin. Il n’était personne, il n’était nulle part. Son pouls s’ajustait à celui du camp, aux bruits et aux ombres, aux relents de pissat qui montaient par intermittence avec la brise. Au choc mat des coups frappant parfois les chairs des femmes, aux cris du ventre, à la douleur banale, anesthésiée par la peur. Il connaissait les éclats de rire des filles qui bavardent entre elles, rêvant d’amour et de partir un jour rejoindre un parent aux États-Unis, au Canada ou en France, l’œil morne des hommes assis dans l’ennui ou dans l’attente des numéros gagnants à la borlette3, les enfants en culottes accrochés aux jambes des mères ou jouant avec des jouets cassés, made in China. Il côtoyait des hommes et des femmes qui faisaient métier de survivre, au jour le jour, la Bible sous l’aisselle et remerciant Dieu du simple fait de respirer. Il y avait des enfants qu’on prostituait dans quelques maisons-bâches. Il y avait des gangs, des armes et des intentions latentes d’ôter la vie, toujours pour de l’argent. Il se savait en danger en ce lieu, mais ce danger même le portait à vivre, s’insinuait dans son sang comme une drogue, le boostait. Fito connaissait la respiration du camp, sa forme, ses odeurs, ses éclats de voix et ses chuchotements. Les Cananéens n’avaient pas fait les rues étroites, si jamais on devait construire une ville, ou si jamais il y avait le feu. Si jamais…
Il venait pour la sixième fois ce soir, il venait toujours un vendredi. Chacune de ses visites était son commencement et sa fin. Après, il émergeait de Canaan exalté, mais inquiet. La poussière blanche du camp couvrant ses chaussures. Brûlant des stigmates de son propre dégoût. Déjà solitaire. Déjà luttant contre ses démons. Déjà sachant la fatalité du retour. Chaque fois son guide le menait dans une ruelle différente, à un point différent du camp. Il n’était pas très bavard, l’oncle, sauf pour lui indiquer les accidents du chemin. Sauf pour lui chuchoter parfois, question de le faire patienter : Patron nou jwenn yon bon ti bagay pou wou wi. Bon zenzenn4 ! L’oncle croisait parfois des hommes qu’il reconnaissait dans l’ombre de la nuit. Une rapide connivence. Ils se saluaient vite en se frappant les poings : — Sak pase, baz ? Gason ap mache ? — Anfòm, bròdè pa m… nèg poze5… Fito ne savait jamais à l’avance vers qui il le menait. Mais la surprise valait toujours l’attente. Pour l’étude de l’implantation des logements sociaux qu’il devait exécuter, il avait visité plusieurs camps, ceux de Port-au-Prince, le mégacamp de l’ancienne piste d’aviation de Bowen Field, un autre à Santo dans la plaine du Cul-de-Sac et finalement Canaan, l’indicible. Il avait fait des évaluations techniques, des relevés topographiques, il avait interrogé des déplacés sur leur mode de vie, sur l’approvisionnement en eau, leurs problèmes de transport, sur ce qu’ils attendaient d’un nouveau lieu de résidence. Il comprenait la nécessité de donner une réponse locale et rationnelle aux besoins. Il fallait faire un travail différent, respecter la douleur des gens. Ça ne servait à rien de venir avec des projets prêt‑à‑porter qui ne marchaient pas. Il fallait les éduquer, leur apprendre à vivre dans d’autres conditions et dans d’autres types de logements. Il fallait l’énergie et la foi qui soulèvent les montagnes pour combattre la corruption qui pourrissait les institutions, qui tuait l’espoir dans l’œuf. Fito s’enthousiasma, travailla, proposa, se battit contre les moulins à vent du système, s’acharna, déchanta, déprima. Le poids du statu quo le suffoqua. Canaan l’engloutit.
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4. « Patron on t’a trouvé un petit bijou. » 5. « Salut, mon frère. On fait une petite trotte ? — Tout va bien, mon frère… tranquille… »
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Éric Marty
Le Cœur de la jeune Chinoise
Éditeur : Éd. du Seuil Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Martine Heissat martineheissat@seuil.com
© Alicia Marty/Éd. du Seuil
Nombre de pages : 384 p.
Vous connaissez Éric Marty pour ses essais littéraires ? Découvrez-le dans ce roman inattendu, un thriller terriblement efficace avec ses scènes d’hyper-violence en milieu urbain et un rythme haletant à travers les rues de Paris. Il y met en scène un certain monde intellectuel militant autour de la figure d’un chef de file diaboliquement beau et brillant. Une réflexion sur le mal et la perversion. Biographie
Éric Marty est né en 1955 à Paris et vit à Meudon. Il enseigne la littérature contemporaine à l’université Paris-Diderot. Son premier roman, Sacrifice, est paru au Seuil en 2005. Essayiste et écrivain, il a publié une dizaine d’ouvrages. Publications Parmi les ouvrages les plus récents, aux éditions du Seuil : Pourquoi le e siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, 2011 ; Roland Barthes, la littérature et le droit à la mort, 2010.
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Un groupe clandestin de révolutionnaires extrémistes bouleverse la France par des enlèvements et des meurtres, en bernant la police et les médias. Des personnages à la fois terrifiants et attachants, et la figure sublime d’une jeune prostituée chinoise, dont sont amoureux le héros principal et le policier qui le traque. Le roman peut se lire au premier degré comme un excellent thriller, plein de rebondissements : personnages forts, violence, suspense. Un public plus intellectuel y trouvera des références à la vie intellectuelle et politique, repérera des modèles et appréciera un humour corrosif.
1 Bonne pensée du matin La mauvaise conscience n’explique pas toujours les brusques réveils. Politzer avait peut-être tout simplement envie de pisser. Et puis, il y avait autre chose. D’un peu étrange. Une désagréable sensation de mouillé qui collait la jambe de son pantalon de pyjama à sa jambe réelle. Comme c’était bizarre, puisqu’en fait il dormait nu… Mais c’était encore la nuit, avec les innombrables quiproquos de la nuit. Ce goût amer au fond de la bouche, la langue épaissie par le sommeil. Et cette fois-ci, plus que l’âcreté ou l’amertume. Mais quoi… ? Najla qui était là, chaude, douce, un peu vache, et qui se foutrait de sa gueule si elle découvrait… il ne se rappelait plus trop, quelque chose du rêve qu’il venait de faire, sans doute. Le drap semblait humide. Une semaine auparavant, ils avaient très longtemps fait l’amour dans l’obscurité. Et le matin, au réveil, ils avaient découvert, étonnés, sur les draps blancs le mélange rosâtre de jouissance et de sang qui avait coulé de son sexe pendant la nuit. Une sorte de belle grande tache abstraite. Mais si Najla avait eu ses règles la semaine précédente, alors ce ne pouvait être son sang. Il fit glisser sa main le long de sa jambe et sur les draps. C’était comme du sang pourtant. La viscosité du sang frais, mais déjà presque sec par endroits.
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Et il y eut l’odeur. L’odeur déchirante du sang. Il s’était dressé. Il faisait nuit. Quelle heure ? Najla était de dos. La masse de ses cheveux noirs, luisants et bouclés lui faisait face comme un visage muet, sans regard. Était-il sûr qu’elle fût réellement de dos ? Lentement, tout en tentant de garder un contact visuel avec cette forme qui s’échappait dans l’obscurité sans contours de la nuit, il chercha de sa main gauche la lampe de chevet. Trouva tout de suite le fil qu’il tritura avec le pouce et l’index en remontant vers l’interrupteur. Et la lumière fut. Éblouissante. Si vive qu’il ferma aussitôt les yeux. Il attendit un instant. Puis, il se força à regarder. Yeux bientôt grands ouverts. Cette masse noire et brillante, c‘était bien sa chevelure, mais elle n’était pas de dos. Ses cheveux étaient rabattus, comme un voile, sur son visage qu’on ne distinguait plus. Ce qu’on voyait, ce que Politzer regardait, effaré, c’était le buste dénudé, couvert de sang, déjà noir par endroits, épais, caillé. Mais rouge, rouge vif, au creux de la gorge. Il ne bougeait plus. Seuls ses yeux remuaient. En tous sens. Le sang avait coulé sans ordre apparent, épargnant en partie les seins. Mais sur les épaules, les bras, et même la main droite, il y avait de longues dégoulinades maintenant marron. Il fut pris d’une brusque envie de rire comme face à un spectacle de Guignol un peu foireux, et cette envie était si impérieuse qu’il se mit brusquement à vomir. Ce fut bref. Un petit flux épais de salive verdie par le fiel, et malodorant. Des larmes brûlantes, consécutives au spasme, coulèrent. Il aurait voulu dire quelque chose. Quelques gestes désordonnés dans le vide. Puis, il écarta, avec délicatesse, un pli du drap. Il découvrit le sourire de la plaie. Celui d’une pute dont le rouge a débordé à force d’avoir été trop longtemps baisée. Au dessus de l’entaille, il y avait maintenant son visage que ne dissimulaient plus ses cheveux. La bouche était ouverte. Comme ses yeux. Qu’aurait-elle à lui cacher, celle qui était définitivement muette ? À promettre ? Au dehors, c’était la nuit. Peut-être pleuvait-il encore. Qu’importe. On n’entendait rien. La nuit semblait avoir avalé toutes sensations possibles. Toutes choses. Les événements même. Indifférente à tout. Comme si rien n’avait encore eu lieu. Injuste et insensible. On aurait dit qu’il était trop tôt. Il faudrait le matin, les premières lueurs de l’aube, les premiers coups de klaxons, le passage des bennes à ordures, les cris des cons. Et l’indifférence cesserait, remplacée par l’affairement des hommes. Des flics. Les boutiques ouvriraient, et avec elles, le commerce des objets. Il fallait donc attendre. Être patient. Politzer n’avait jamais su attendre. Mais cette fois-ci, c’était autre chose. Il se tenait immobile. Tout à la fois totalement déconcentré et tendu. Tendu vers rien. Et ce cœur qui battait, et qu’il tentait de ralentir, d’assourdir. Le silence surtout. Le bruit de fond qui l’empêchait de régner, ou qui au contraire contribuait
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à sa toute-puissance, on ne sait. Un grésillement infime, venu de nulle part, émanant du silence lui-même, peut-être. L’attente ne se mesure que lorsqu’elle a pris fin. Un peu comme dans ces sièges d’abord interminables, et dont les assaillants, un beau jour, ont levé le camp. Les assiégés scrutent l’horizon, n’en croient pas leurs yeux, puis, au bout d’un certain temps, consentent à se réjouir, à fêter la victoire, et finalement à reprendre la vie d’avant, sans toutefois, pour les plus lucides, être tout à fait certains que les ennemis ne se sont pas, tout simplement, dissimulés un peu plus loin, dans cette vieille forêt épineuse où le soleil ne pénètre pas. Politzer se leva, et, après avoir un instant tourné sans but dans la cuisine, se mit à ranger, à nettoyer minutieusement le petit appartement. C’était sans doute inutile. Ils avaient laissé trop de traces. Mais il fallait le faire. Une question de discipline. Il rangea. Cela prit du temps. La radio était allumée. Une voix féminine aux intonations parfaitement connes égrenait les nouvelles depuis l’annonce d’une intoxication alimentaire dans une résidence pour personnes âgées qui avait provoqué vomissements et diarrhées, d’un accident de car transportant des touristes belges, de la faible pluviométrie de cet hiver, des résultats des matches de poules de basket… jusqu’à on ne savait plus quoi. On avait cessé d’écouter. Mais Politzer monta le son. On venait d’apprendre par un reporter qui se trouvait dans le 9e arrondissement qu’un responsable de l’organisation d’extrême gauche Ligne rouge, un certain Carlos Ryman, venait d’échapper, tôt dans la matinée, à l’unité spéciale venue l’interpeller… Politzer se dirigea vers la fenêtre, tira légèrement les rideaux. Un montage de miroirs dont le plus proche était grossissant, permettait, si un flic se trouvait au pied de l’immeuble, de l’identifier. Et il vit un homme. La quarantaine, imperméable noir, moustaches blondes, un peu tombantes, et une mouche sur la lèvre inférieure. L’air d’un con. Politzer prit son portable, et photographia le visage qui se dessinait si précisément sur le miroir ovale fixé à la rambarde du balcon. Tout était prêt. Il avait placé, dans un petit sac à dos bleu nuit, le kit mis au point par la section dite « Vomito » dirigée par Éva directement sous les ordres de Mao : une arme, des chargeurs, deux téléphones portables, du fric, une carte bancaire, un passeport et une carte d’identité au nom de Paul Mesnard, un passe, les clefs de la planque. Il ajouta le rasoir qu’il avait trouvé sur le sol, au pied du lit, ouvert aux deux tiers, et qu’il avait soigneusement nettoyé comme tout ce qui, dans l’appartement, lui semblait important. Politzer s’était déjà lavé, rasé de près, épargnant toutefois une moustache naissante, pour, dans quelques jours, ressembler parfaitement à la photo de ses nouveaux papiers. Il sortit par la porte de service, monta les cinq étages jusqu’aux chambres de bonne, cassa la chaîne qui fixait l’échelle métallique, et atteignit sans mal une lucarne qui donnait sur les toits.
Éric Marty
Le Cœur de la jeune Chinoise
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Là-haut, il regarda droit devant lui. Le ciel était gros de lourds nuages gris. Il connaissait par cœur l’itinéraire qui lui permettrait d’échapper aux flics. Grâce au froid, ses tennis adhéraient parfaitement au zinc glacé du faîte et aux ardoises. Il se déplaçait à la bonne vitesse, celle qu’on lui avait dit d’adopter, et qu’il s’était entraîné à suivre une bonne dizaine de fois. Il était plus léger qu’un renard… « Renard ne rime pas avec Godard. » Politzer sourit puis il eut une grimace. Il ne fallait pas penser à Najla. Il n’avait pas eu un regard pour son corps en quittant l’appartement. Pendant les heures qui allaient suivre, il devrait l’oublier. L’oublier totalement. Il arriva sur le toit du 56 d’une autre rue. La rue Pierre-Semard. Un coup de pied, bref et violent, sur le carreau d’un genre de Velux très abîmé. Il glissa la main à l’intérieur, l’ouvrit. Il n’avait qu’à sauter. C’était moins haut qu’il ne l’avait cru. La vitre déformait tout. Le verre, c’est l’idéologie, disait Mao, ça déforme d’autant plus que c’est transparent. Il avait raison. Ne plus penser. Agir. Il dévala l’escalier. Descendre au ras du sol, au niveau le plus plat, au plus près du zéro. C’est-à-dire du réel. Là où tout est égal. Où tout se confond. Où règne le hasard. La rue. Le trottoir étroit. Une bande de lycéennes bruyantes, aux petits ventres dénudés malgré décembre, lui permit de s’évanouir un instant. La rue montait un peu. Il tourna à gauche, très vite. Rue de Maubeuge. Il prit la rue de Chantilly, puis tout de suite la rue de Bellefond – elle montait aussi –, la rue de Rochechouart. Il savait qu’il était suivi. À une dizaine de mètres derrière lui, une copie conforme du flic au miroir. Sa gueule de con. Avec des petits yeux de porc. C’était lui. Le même. La technique en cas de filature est très simple : surtout tu ne cours pas, ou seulement quand toutes les autres solutions ont échoué. Ta fuite doit être un glissement. Va où te mène la foule, connais dans chaque quartier de Paris un immeuble à double entrée, repère très vite le grand magasin, l’hypermarché, la bouche de métro qui ouvre sur un autre espace, une autre rue, une autre réalité. Politzer savait tout cela. Le corps de Najla avait peut-être été découvert… Qui l’avait tuée ? Comment, pendant leur sommeil ? Il fit le contraire de ce qu’on lui avait appris. Il se mit à courir. Pas très vite d’abord, pour ne pas paniquer le flic. Le surprendre, c’est tout.
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Patrick-Olivier Meyer
Le Muscle et la Chair
Éditeur : Calmann-Lévy Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Patricia Roussel proussel@calmann-levy.fr
© Olivier Segnette/Calmann-Lévy
Nombre de pages : 240 p.
Une voix française, inventive et fraîche, comme on aimerait en lire plus souvent. L’universalité de la thématique de la relation père-fils et de la figure du champion. Une quête du père débutant en France et se poursuivant en Pologne, aux États-Unis et en Israël. Biographie
Patrick-Olivier Meyer est né en 1969 sous le soleil de Californie. À deux ans, il atterrit à Montmorency. Depuis, il écrit et cherche la sortie. Le Muscle et la Chair est son deuxième roman. Publications Nevrospiral, Calmann-Lévy, 2010.
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Alors qu’il s’apprête à devenir papa, Ewad Kubicz, photographe parisien de trente et un ans, apprend la mort de son père avec lequel il a rompu les liens quinze ans plus tôt. Kazimierz Kubicz, ancien champion du saut à la perche, s’est réinventé mille fois, de sa Pologne natale aux États-Unis, sans jamais se fixer nulle part : gloire nationale puis considéré traître à la patrie, mari volage, père déloyal, ce séducteur fantasque est resté une énigme pour son fils.
L’annonce de sa disparition, à laquelle le fils ne veut pas croire, rouvre des plaies cicatrisées mais surtout pousse Ewad à partir à sa recherche et à interroger les femmes de sa vie. Une quête du père qui est aussi une quête personnelle. À quel point peut-on pardonner à ceux que l’on aime et qui vous ont trahi ?
Son premier contact avec la perche fut tout sauf une révélation. Qu’allait-il faire avec ce truc presque trois fois plus grand que lui dont le seul objectif semblait de se tordre à l’impact ? Après plusieurs semaines à pratiquer les exercices dans le sable sans obstacle majeur, il décida d’attaquer les choses sérieuses. Ses courses d’élan se révélaient maladroites, ses appuis approximatifs, ses tentatives d’élévation périlleuses. Kazimierz kamikaze. Aleksander lui montrait comment placer ses mains et positionner ses épaules vers l’avant pour éviter le « retour piste », à quel moment déclencher l’impulsion, la façon de monter le bassin. S’il acceptait sa présence et lui prodiguait des conseils, « n’oublie pas, c’est toujours toi qui fais plier la barre », c’était surtout pour faire plaisir à sa nièce. Et si d’aventure, à la suite d’un caprice hivernal, Irena souhaitait délaisser le saut à la perche au profit du hockey, Kaz était prêt à manger de nouveau la glace. Il apprendrait pourtant lui aussi à flirter avec les sommets, ces précipices inversés. À la fin de l’entraînement, redevenus gamins ordinaires, Kazimierz et Irena empruntaient les ruelles plutôt que les grands axes, se perdaient volontairement dans la ville. En dépit de températures sans pitié, elle l’accompagnait presque jusque chez lui, il la raccompagnait presque jusque chez elle, revenant sur leurs exploits de la journée. Kazimierz s’améliorait de séance en séance, il faisait désormais corps avec la perche, au point qu’Aleksander, impressionné par son engagement, le considérait d’un autre œil. Irena le dépassait d’une demi-tête et de presque dix centimètres à la perche mais, dans leur monde
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d’émulation et de partage, peu importait qu’elle soit première et lui deuxième. Il se représentait la scène plus tard, tous les deux sur le podium à l’instant de recevoir leur récompense sous un déluge d’applaudissements, les spectateurs debout dans le stade, la fierté d’un peuple, hymne national et levée de drapeau, tandis que les larmes qu’on ne peut retenir montent aux yeux. Des titres et des médailles. Irena, elle, les imaginait dans leur maison nichée en plein verdure avec leur ribambelle de gamins. Un lundi où elle souffrait d’une légère migraine, Kazimierz s’empressa de lui rendre visite. C’était la première fois qu’il entrait chez elle. Dans la cuisine, ils dégustèrent des gâteaux à la cannelle en forme d’étoile, l’œil de Kaz happé à intervalles réguliers par les jambes de Jolanta, sa mère. De la musique classique flottait dans la maison. Assis par terre en face d’Irena dans la chambre de la jeune fille, il lui répéta mot pour mot les encouragements d’Aleksander. Elle l’écoutait religieusement, son visage près du sien. Il avait un fort potentiel. S’il continuait de travailler d’arrache-pied, il pouvait aller loin. L’esquisse d’une destinée se dessinait. Ils fermèrent la porte. Kaz sentit son cœur déborder de sa poitrine quand Irena posa ses lèvres sur les siennes, dans l’air soudain chargé de particules en vibration. Effet de lumière ou fruit de ses projections, même l’élégant Wolfgang Nordwig, la légende est-allemande du saut à la perche dont le poster géant décorait le mur au-dessus du lit, pâlissait de jalousie. Champion d’Europe à Athènes l’été précédent avec une barre à cinq mètres trente, il ne pouvait rien contre la montée en puissance de Kazimierz dans le cœur d’Irena. Leur premier baiser. D’abord sans la langue et puis, très vite, visite improvisée du palais, le tout entrecoupé de larges respirations. Oxygène rare. « Tu as des devoirs à faire, je te rappelle », dit Jolanta, feignant de n’avoir rien vu après être entrée sans frapper, lui pivoine. Oui, il allait reprendre le chemin de la maison, des étoiles plein la tête qui baignaient d’une lumière pailletée les structures hostiles de la gare ferroviaire. Il compterait les jours avant de la revoir à l’entraînement le lundi suivant. Il tiendrait, il n’en restait que sept.
Patrick-Olivier Meyer
Le Muscle et la Chair
Kazimierz ne perfectionnait pas seulement ses sauts, il progressait aussi dans l’art du baiser, ses mains se promenant maintenant sous le chandail. Lorsqu’il embrassait Irena, il sentait un courant le traverser de la tête aux pieds. Parfois il fermait les yeux et pensait à Jolanta. S’il ne savait pas précisément ce qu’il ferait dans cette situation, il rêvait de se retrouver au lit, entre la mère et la fille. Le frisson qu’il éprouvait au moment de franchir la barre restait toutefois le plus intense. Jubilation quand la perche répondait à son appel, l’expédiait à des hauteurs inédites. Il doubla les séances, les tripla. Devenu le meilleur du groupe, il réclama des cours particuliers. Les yeux de son entraîneur brillaient quand il parlait de lui. Alors que le père de Kazimierz vivait de nouveau dans l’angoisse de vertèbres brisées, de cervicales broyées, d’années passées sur
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une chaise roulante, Brygida commençait à reconsidérer son potentiel et à reprendre espoir. Elle lui offrit sa première perche en fibre de carbone, qui rentrait même dans la diagonale de sa chambre. Délaissée, Irena développait une jalousie insolite non vis-à-vis des autres filles mais de la perche, déjà bien encombrante et qui s’interposait entre eux, prenait trop de place, accaparait l’esprit de Kazimierz, objet de ses convoitises, de ses peines. Celle qui les avait réunis dans un premier temps les éloignait au fil des jours. Irena s’en mordait les doigts. Après tout, c’est elle qui les avait présentés l’un à l’autre, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Jamais elle ne se serait doutée. C’était comme inviter une grande bringue raide sur ses jambes et sans attrait à sa première boum. Sauf que la géante jouait de ses mystères, surprenait par sa conversation, toisait les hommes de ses airs supérieurs, lançait des défis, d’abord de simples appels du pied, puis de pures bravades. Arrogante, intimidante. Une rivale contre laquelle on ne pouvait que pester. Ou s’incliner. Comme souvent après des débuts fulgurants, Kazimierz se heurta à ses premières limites. Il avait lutté contre la fatigue et les intempéries, s’était conditionné tout le long du trajet. « Si tu franchis cette barre, tu seras champion de Pologne. Champion de Pologne si tu franchis cette barre », répétait-il en boucle. Rien à faire, il restait coincé à trois mètres vingt. C’était ainsi depuis le début de l’année. 1971 refusait de lui sourire, le taquet vers la consécration bloqué, tout ça à cause de son renversé qui manquait de dynamisme. Aleksander l’incitait à se montrer patient. « Ce n’est pas en t’acharnant sur la serrure que tu débloqueras le verrou. Il faut tourner doucement, méthodiquement. » Rien à cirer des verrous. S’il voulait décrocher l’or aux JO, il n’y avait plus une seconde à perdre. En rentrant dans le vestiaire, il expédia ses baskets contre le mur. Tout le monde se tut à l’exception de deux garçons. « Alors, Kaz, on a du mal à décoller ? On a le cul vissé à la pelouse ? » « Léger comme t’es, tu devrais chatouiller la stratosphère. » L’autre riait comme une baleine. « Tu peux grimper sur mes épaules. Sinon je crois que mon grand-père a toujours ses échasses. » « Qu’il ne monte pas trop haut, parce qu’on risque de ne plus le voir. » Kazimierz se leva, s’approcha des champions de la vanne, attrapa le plus costaud, lui asséna un maïte tsuki furieux, un reste de judo. Sa tête claqua contre le métal du casier, le sang gicla de son nez tordu. On ne se moquait pas impunément de Kazimierz Kubicz. Irena mesurait chaque jour sa déception et les centimètres qui les séparaient l’un de l’autre. Plus le cœur à sauter. Un jeudi où il avait décliné son invitation au cinéma, préférant affiner sa technique, le stade, un laboratoire de ses
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exploits futurs, elle était venue l’attendre à l’extérieur, emmitouflée dans son écharpe, de l’air chaud sortant de sa bouche telles les volutes d’une cigarette qu’elle ne tarderait plus à fumer, la première, un passeport pour l’adolescence à l’heure où leurs chemins se sépareraient. « Mets ton pull, tu vas attraper froid. » « J’ai débloqué la serrure », dit-il dans un large sourire. « Tu es le garçon le plus doué que j’aie jamais vu. Je suis persuadée que tu iras loin. » Elle tapait ses gants l’un contre l’autre pour se donner chaleur et courage, de la mélancolie dans la voix. « On peut au moins sortir un soir dans la semaine, le jour de ton choix. Aller se promener, faire un bowling… Je suis ta première supportrice, tu sais. » Les flocons tombent au ralenti, ça s’accélère dans sa tête. Le feu dans les veines, Kazimierz brûle de l’intérieur. Une fièvre, un choc des températures, sa sueur de la lave. Irena attend une parole réconfortante, ses yeux suspendus aux siens. Les mots de Kaz s’entrechoquent sur ses lèvres parce que ne le prends pas mal, je tiens beaucoup à toi, c’est juste qu’à partir de maintenant, c’est plus fort que moi, ce que je veux, ce n’est pas aller plus loin mais aller plus haut, tu vois, toujours plus haut, un cran au-dessus
Patrick-Olivier Meyer
Le Muscle et la Chair
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Hoai Huong Nguyen
L’Ombre douce
Éditeur : Viviane Hamy Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Maylis Vauterin maylis.vauterin@viviane-hamy.fr
© Antoine Rozès/Viviane Hamy
Nombre de pages : 150 p.
Un « Roméo et Juliette » sur fond de guerre d’Indochine. Un texte qui allie poésie et vraisemblance historique. Le nom de l’auteur signifie « Se souvenir du pays » (ses parents ont fui l’Indochine juste avant sa naissance), une mission qu’elle remplit admirablement. Déjà vendu en italien à Ugo Guanda. Biographie
Hoai Huong Nguyen est née en 1976 en France de parents vietnamiens. Son nom signifie « Se souvenir du pays », référence au déracinement de sa famille. De langue maternelle vietnamienne, elle a appris le français en allant à l’école. Détentrice d’un doctorat de lettres modernes portant sur « L’eau dans la poésie de Paul Claudel et celle de poètes chinois et japonais », elle a déjà publié deux recueils de poésie : Parfums et Déserts. L’Ombre douce est son premier roman.
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1954, c’est la guerre d’Indochine, l’armée populaire vietnamienne attaque les troupes françaises sans relâche. À Hanoï, à l’hôpital Lanessan, Mai, une jeune Annamite, aide les équipes médicales en charge de remettre sur pied les soldats français blessés. Yann, le jeune Breton, a été atteint au thorax mais s’en sort… Pour elle, c’est bien un coup de foudre. La jeune femme va d’ailleurs faire preuve d’une imagination débordante pour empêcher qu’il soit renvoyé trop rapidement au front. L’énergie qu’elle déploie pour retarder son départ éveille l’attention et la curiosité du
soldat qui, à son tour, tombe sous le charme. Ce bonheur fragile va être rapidement mis à mal. Le père de Mai, juge influent, pense l’avenir de sa fille auprès d’un autre, qu’elle refuse évidemment d’épouser. Son entêtement la met au ban de sa propre famille. Elle pense alors pouvoir vivre librement son amour. Soucieux de profiter de chaque minute passée ensemble, les deux amants se marient en hâte, la veille même du retour de Yann pour Điên . Biên Phú. C’est la guerre qui sépare à présent le couple naissant. Pour secourir Yann et le faire sortir de ces limbes, Mai ira au bout de l’enfer…
10 Le paysage de Điê·n Biên Phu étendait sa plaine verdoyante et ses collines dans une région montagneuse et sauvage. Les massifs qui l’entouraient étaient taillés de pics et de gouffres ; au nord, ils étaient traversés par la rivière Noire vers le nord et au sud par la Nam Ou et la Nam Seng. C’était comme une mer tourbillonnante de végétation et de rochers, où les tigres se délectaient de leurs proies et les insectes de carcasses pourries, une rencontre entre les terres ombrageuses et les esprits immuables. Dans la plaine, il régnait depuis des siècles un calme souverain, un équilibre entre la nature et les hommes qui cultivaient les champs et élevaient leurs bêtes. Pendant la guerre, cette sérénité avait été troublée par l’invasion des Japonais et de violents combats ; puis, après leur défaite, le Viê. t-minh avait pris leur suite en se cachant entre ses reliefs. Néanmoins, à aucun moment l’homme n’avait réussi à détruire l’harmonie des lieux. En novembre 1953, rien ne semblait devoir changer. Une couvée d’aigrettes s’était installée entre les branches d’un pamplemoussier qui poussait sur les bords de la Nam Youn, la rivière sinueuse qui traversait la cuvette de part en part. L’arbre avait la hauteur de trois hommes, il était lourd de fruits verts ou jaunissants. Cachées derrière ses feuilles doubles, les aigrettes virent avec étonnement des taches blanches apparaître dans le ciel vers la fin novembre ; elles étaient légères et dansantes, leurs formes arrondies étaient semblables à des fleurs de lotus renversées ; il y en eut une, puis deux, et ce fut comme une pluie de corolles blanches ; elles flottaient dans l’air, on distinguait
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de mieux en mieux leurs voiles de soie. Certaines étaient solitaires et portaient une forme minuscule et dérisoire ; d’autres tombaient par des grappes de trois, quatre ou cinq et portaient à leur extrémité un objet plus volumineux et plus lourd ; elles furent suivies par la suite de beaucoup d’autres, la pluie dansante dura trois jours. Lorsque les corolles se posaient sur le sol, elles s’effondraient doucement sur elles-mêmes. On entendait des bruits secs et sourds, des éclats de voix dans une langue qui n’avait pas encore résonné en ces lieux ; parfois, des tirs, de la boue et du sang tachaient les voiles blanches ; ce fut le début du désordre. Les formes minuscules étaient des hommes assez peu différents de ceux qui avaient vécu jusque-là dans la plaine. Tout juste tombés du ciel, ils rassemblaient soigneusement leur toile de parachute et se mettaient au travail. Durant ces trois jours, ils arrivèrent en grand nombre ; très vite, ils furent des milliers. Ce qu’ils firent en peu de semaines parut soigneusement irréel. Ils déployèrent l’activité d’une fourmilière minutieuse et disciplinée. Le pamplemoussier fut déraciné avec les citronniers, les tamariniers et tous les autres arbres des alentours. Les oiseaux disparurent, beaucoup d’autres animaux s’étaient aussi enfuis ; les villageois se dispersèrent. Le paysage verdoyant fut bientôt effacé et transformé en un chantier de tranchées et de ronces métalliques. Il ne resta bientôt plus qu’une terre jaunie et dépouillée, un champ de broussailles planté de mines et hérissé de fer. Comme par un hommage ironique de la mort à la vie, on donna aux positions investies par les troupes françaises des prénoms de femmes qui devaient se mettre en cercle pour la bataille. Claudine, Béatrice, Éliane, Huguette, Françoise, Anne-Marie… Ces noms avaient pénétré l’imaginaire des soldats jusqu’à devenir une réalité plus charnelle ; elles formaient un tableau vivant qui se confondait avec le paysage. Yann arriva dans ce lieu désolé à la fin du mois de février, il faisait partie des troupes fraîchement débarquées après le Nouvel An. Il fut affecté sur Isabelle, la position la plus isolée vers le sud. Les premiers temps furent relativement calmes, des tirs depuis les rizières, quelques escarmouches et les premiers tués. Le harcèlement avançait à petits pas, pour ne pas surprendre trop brusquement les hommes ; de la patience, et le pire viendrait. À Hanoi, peu d’informations filtraient sur les événements de la cuvette. L’armée française passait pour la plus puissante du monde ; l’occupation japonaise avait bien terni son prestige, mais, après la déroute de l’ennemi, l’ancien pouvoir était revenu avec toute sa force. Les Annamites éprouvaient généralement des sentiments mêlés vis-à-vis de la France. Même si la colonisation était injuste, beaucoup refusaient la guerre d’indépendance sous la bannière du Viê. t-minh. Certains avaient choisi le parti de la France par opportunisme, parce qu’on la disait moins avide que la Chine ou le Japon ; la triste réalité des dominés était de pencher vers le maître le moins cruel. Quelques-uns, épris
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de la culture française, désiraient une émancipation pacifique, luttaient pour l’obtenir. D’autres enfin ne s’intéressaient pas à ces questions, occupés uniquement de leur subsistance ou de leurs plaisirs. En février, on disait qu’à Điê·n Biên Phu les combats ne feraient que confirmer la domination coloniale, même si quelques-uns commençaient à croire qu’une victoire des maquisards était possible. Mai souhaitait la liberté de son pays, mais elle craignait aussi qu’il n’y ait, quoi qu’il arrive, aucune issue favorable. Dans le peuple, on pressentait que le combat du Viê. t-minh ne visait pas seulement l’indépendance, mais qu’il cachait des rancœurs plus inavouables, et que les premiers à payer le prix d’une victoire communiste seraient les instruits, les riches, celui qui possédait une belle femme ou qui avait offert un cochon de lait au mariage de son fils. Mai n’avait reçu aucune éducation politique, mais elle partageait cette intuition confuse. Si les Français l’emportaient, le nationalisme était condamné pour longtemps ; mais si c’étaient les communistes, ce serait le début d’une ère d’arbitraire et de terreur. Mai n’aurait pas utilisé ces mots, mais elle en redoutait la réalité : elle avait entendu ce que des soldats du Viê. t-minh avaient fait à un homme dans la campagne près de Hanoi. Ils l’avaient enterré dans un champ, ne laissant que sa tête dépasser de la terre, puis ils étaient passés sur lui avec une charrue. Sa tête avait été écrasée et arrachée du sol, et il y avait eu des danses et des cris de victoire. C’était sûr, elle ne voulait pas de la tyrannie de ces gens-là. Il n’y avait pas d’illusion à avoir sur l’attitude des chefs du Viê. t-minh vis-à-vis de leurs compatriotes s’ils devaient accéder au pouvoir. Devant l’impasse, pour ne pas céder au désespoir, elle avait obscurément résolu de ne penser qu’à son mari. Lorsqu’il n’y a plus rien à sauver dans une maison, on prend conscience que seule compte la vie des hommes. Mai était retournée à la pagode de Ngo c So’n, quelques jours après le départ de ˙ devant l’autel. Elle avait demandé aux Yann. Elle était restée longtemps debout génies du temple que son mari rentre sain et sauf et avait formé le vœu que, s’ils le jugeaient nécessaire, elle pourrait pour cela tout accepter. Les esprits semblaient avoir écouté ses prières, un clair soleil brillait ce jour-là, comme si le ciel avait agréé ses paroles. Quelle chance peut-être, s’était-elle dit, la chance amère donnée aux innocents de changer le cours des choses, ou était-ce plutôt le signe qu’ils avaient besoin de cette illusion, alors que se poursuivaient les combats.
Hoai Huong Nguyen
L’Ombre douce
Pour Yann et Mai, l’attente avait changé de sens et de lieu. Lorsque le jeune homme était à Lanessan, il était à peu près sûr qu’elle viendrait une ou deux fois dans la journée. Durant le temps qu’il avait passé à l’hôpital, elle n’avait manqué qu’une seule fois au rendez-vous. Il savait alors qu’elle n’était pas loin, il pouvait combler son absence d’images. Le matin, elle était chez elle ou déjà en route sur un cyclo ; s’il pleuvait, elle ne manquerait pas d’ouvrir un parapluie pour s’abriter. Il s’imaginait aussi le paysage qui défilait sous ses yeux, les arbres de la ville, les échoppes colorées, les cris de la rue, les odeurs qui s’élevaient des
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marmites fumantes ; ou alors si elle était toujours chez elle à s’habiller, il s’imaginait qu’elle mettait sa robe, il la voyait coiffer ses longs cheveux, se couvrir d’un châle, sortir de la maison. À présent, tout était différent. Mai ne savait ni où il était, ni ce qu’il faisait. Elle ne parvenait pas à concevoir sa vie sur le front, elle avait entendu des récits de soldats, mais les mots ont peine à dépeindre la réalité. Pour qui n’a pas vécu l’horreur de la guerre, elle est comme une boîte fermée dont il est impossible de forcer le verrou. Elle essayait de mettre des images sur les mots offensives, obus, explosions, mais ces images étaient vagues et finissaient par s’évanouir. Ou bien était-ce son esprit qui n’avait pas la force de s’imaginer ces choses, car elles étaient trop terrifiantes ? Mai avait vu des blessés, des mutilés, des agonisants amenés en brancard ou opérés sur leur lit d’hôpital. Elle avait senti l’odeur de leurs chairs brûlées et entendu leurs cris ; elle avait vu des malades pour qui la mort était préférable à la douleur, des hommes qui étaient perdus et pour lesquels le courage était de terminer de mourir. C’était insoutenable d’imaginer Yann parmi ceux-là, l’idée de la douleur et la mort lui était insupportable ; elle préférait se rappeler sa voix, son visage, ses cheveux cendrés. Le jour, elle parvenait à oublier les combats. Mais, pendant les nuits, ce n’était plus possible. Les mêmes images et les mêmes cauchemars lui revenaient. Yann tombait dans une embuscade, ou quelqu’un lui tirait dessus et les rafales d’une mitrailleuse lui emportaient un bras ; alors qu’il était sur le champ de bataille, elle était toujours prisonnière de la maison qu’elle avait vue en rêve avant son départ, elle ne parvenait pas à trouver comment en sortir alors qu’il l’attendait, blessé, peut-être mortellement, il avait le visage plein de sang, il l’attendait et elle ne pouvait sortir. Elle parlait, criait parfois dans son sommeil, les mots résonnaient dans le silence de la chambre, s’il ne devait pas revenir, qu’il ne souffre pas – s’il doit mourir, qu’il meure dans le calme – qu’il tombe et s’endorme – qu’un autre homme ramène son corps – qu’il ne reste pas seul dans la boue et dans la nuit – mais non, il devait vivre, rester vivant jusqu’à la fin, la victoire ou la défaite n’importaient plus. Ces pensées la torturaient jusqu’au matin.
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Caroline Pochon
Deuxième femme
Éditeur : Buchet/Chastel Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Christine Legrand christine.legrand@libella.fr
© Jean-Luc Paillé/Buchet Chastel
Nombre de pages : 272 p.
L’histoire d’une passion amoureuse doublée d’un choc des cultures : peut-on s’aimer malgré des différences culturelles infranchissables ? Si l’auteure a elle-même vécu cette histoire hors du commun, elle a souhaité faire de « Deuxième femme » un véritable roman, et non pas un simple récit. Bien qu’Occidentale, Hortense ne porte à aucun moment un regard moralisateur sur la réalité qu’elle décrit, elle se contente de nous rapporter son histoire, avec ce qu’elle a de plus touchant. Biographie
Caroline Pochon est née en 1970. À l’âge de quinze ans, elle joue le rôle de la fille de Johnny Hallyday dans Conseil de famille de Costa Gavras. Elle suit ensuite des études à Sciences Po, puis intègre la Femis et Langues O, en wolof. Elle commence par réaliser des courts-métrages et des documentaires dès 2005. La Deuxième Femme, film documentaire autobiographique de 46 minutes a été diffusé sur tv5 Afrique. La Face cachée des fesses, coréalisé avec Allan Rothschild, réalise la meilleure audience de la chaîne Arte en 2009. Suivront Du culte des seins et Des pieds et des mains. Ces documentaires seront accompagnés d’ouvrages publiés par Democratic Books. En 2012, son documentaire Stimulation cérébrale : un nouvel espoir pour les toc ? est diffusé sur Arte. Deuxième femme est son premier roman.
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En guerre contre sa famille et la petite bourgeoisie de Caen, Hortense décide de tout quitter. Fascinée par l’Afrique, elle se rend à un festival de cinéma à Ouagadougou. Libérée de son passé, elle découvre et observe. Là, elle rencontre Seydou, « le poète de Keur Massar ». Et c’est le coup de foudre absolu. Tout va se bousculer et tout va basculer. En quelques jours, Hortense va suivre Seydou à Keur Massar, village au bord de la mer. Il veut se marier avec elle. Il lui faut donc se convertir à l’islam et devenir Aïcha. Et il lui faut surtout devenir la deuxième femme. La première s’appelle Awa ; elle est enceinte et va accoucher.
Douée d’un regard acéré et lucide, l’auteure analyse les sentiments qui animent Seydou et ses deux épouses, montre comment les Sénégalaises vivent leur vie de femme et fait découvrir, de l’intérieur, la vie polygame africaine dans sa complexité. Premier roman, où se mêlent aventures, amours, haines et violences, Deuxième femme possède un véritable charme et raconte l’histoire d’une passion – qui fut si difficile à assumer.
3 mars Anna-Maria se laisse enfin intercepter sur la terrasse de l’Indépendance. La chevelure très brune, des bijoux tintinnabulant à ses bras, elle ne se déplace jamais sans une grappe de personnes bourdonnant autour d’elle, tout le monde semble la connaître et s’incliner sur son passage. Assise à l’ombre d’un grand palmier, elle m’offre un cocktail aux fruits exotiques avec les tickets repas mis à sa disposition par le festival, dont elle est l’invitée permanente. Intarissable sur les films de l’année, elle m’accorde quelques minutes de son emploi du temps de grande prêtresse et écoute d’une oreille distraite le récit de ma rencontre. À l’évocation du poète de Keur Massar, son visage se ferme. La nouvelle de mon grand amour est accueillie avec une ironie glaçante. « Alors, tu nous fais coup de foudre à Ouagadougou, Hortense ? » Son ton me semble si dur. Elle aussi, dans le passé, a connu ce genre d’aventures tropicales avec les cinéastes… Seydou est bien gentil mais c’est un rêveur, pour ne pas dire un loser. Sa carrière avait bien démarré lorsqu’il était en France, mais depuis qu’il est rentré au Sénégal, il n’a plus d’inspiration. « Tout le monde dit qu’il lui faudrait un relais en France pour relancer sa carrière, c’est peut-être cela que tu as envie d’être ? Un relais français pour la carrière de monsieur ? » Surtout… Elle a entendu dire qu’il était marié. « Il faut savoir dire je-t’aime-au-revoir ! », répète un sexagénaire blanc et adipeux à ses deux compagnes africaines assises à côté de nous, répercutant à
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l’infini ma désillusion. Les jeunes beautés outrageusement fardées réclament un autre verre, comme des petites filles. Est-ce que j’en veux à cette cruelle marraine de manquer autant de ménagement pour mon initiation ou est-ce simplement la vérité qui blesse ? Je m’enfuis dans la rue, un Xanax sans eau pour calmer la douleur. Je trébuche, tombe à terre, reste là un moment, au milieu de la foule indifférente. Le bruit, la pauvreté, l’étrangeté, tout semble soudain insupportable.
Caroline Pochon
Deuxième femme
Soir Et c’est vrai, Seydou est marié. Le rendez-vous est près d’un petit maquis. Un lampadaire néon jette sur le décor une pauvre lumière verdâtre, nous sommes mal assis autour d’une table branlante. Moi, sens dessus dessous, et lui, devinant la vérité éventée. À côté de moi, une matrone obèse s’est penchée pour passer un petit balai. Je m’accroche au rythme de ce balai qui tambourine dans ma tête. Il a commandé un Fanta et m’offre des brochettes. Sa main tremble. Impossible de manger. Le petit balai absurde, qui va et qui vient, le corps opulent de cette femme penchée en avant, l’idée de l’autre femme, martèlent en ma tête. Il a réfléchi depuis notre rencontre. Il faut qu’il me dise. Il prend ma main, je frissonne. « Viens avec moi à Keur Massar et deviens ma femme. Ma deuxième femme. » Ma chaise se casse, je tombe à la renverse, mon corps me fait mal, j’explose en larmes. Il me prend dans ses bras. La femme a continué sans sourciller à accomplir sa tâche, elle passe son balai près de nous, son corps lourd ployé vers le sol. Une plaquette de Xanax émerge, nécessaire. Il l’arrache de mes mains fébriles. « Hortense, maintenant, je suis là, tu n’as plus besoin de ces pilules pour aller bien, ne vois-tu pas qu’elles te maintiennent dans une dépendance ? » Je devrais éclater d’un rire amer face à l’ineptie de cette ultime superstition, mais je le regarde jeter au loin mes chers comprimés. Il me serre dans ses bras et m’emmène avec lui dans la rue, le corps enlacé au mien. Nous restons un long moment sans rien dire. Et je sais qu’il m’aime. Il me parle de sa femme, avec qui aucun échange intellectuel n’est possible, puisqu’elle est quasiment analphabète (mais son talent pour gérer le quotidien de sa famille la place hors du commun). Elle lui est précieuse parce qu’elle le rattache à l’Afrique et pour cela, exactement, il ne pourra jamais la quitter. Elle est préparée à avoir une ou des coépouses par son éducation. Avec moi, au contraire, il pourrait former un couple d’artistes au-delà des frontières ! J’imagine une matrone d’un certain âge, qui serait laide, armée d’un balai, d’une marmite, un tablier autour de la taille, parlant fort, comme toutes ces femmes
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que l’on voit vendre des beignets ou du tissu au marché de Ouagadougou. Un petit calcul cynique me laisse penser que face à moi, cette femme n’a au fond aucune chance. Je suis jeune, je suis blanche, je suis riche. J’ai tout, elle n’a rien.
Le même jour, piscine de l’Indépendance Tout a été si fort, imprévisible et fatal. Premier moment de solitude, après trois jours passés à nager à cent à l’heure dans la fusion absolue des corps, des esprits, des sangs ! J’écoute à tue-tête les sabars frénétiques qui incarnent pour moi le feu de la passion et l’âme sénégalaise, à laquelle je sais maintenant que je suis liée, et pour toujours. Le poète de Keur Massar. Son sourire mobile, aux expressions déjà familières. Sa manière de parler, de rouler les « r », de construire ses phrases, de rire ! Sa pureté, sa spiritualité. Son lyrisme qui me captive. Sa révolte. Sa façon d’oser dire, là où les autres se taisent. La manière si fulgurante dont nous nous sommes trouvés – ou retrouvés – comme si nous n’étions qu’un dans une autre vie. Deux êtres conscients d’avoir trouvé en cet autre le double – l’un homme, l’autre femme, cette même souffrance, ce même éclat de vif-argent, cette même traversée des choses ou ce don de double vue. Croisant une dernière fois Anna-Maria sur la terrasse de la piscine de l’Indépendance, au milieu des décombres de la dernière fête, alors que la radio continue de passer le jingle languissant du Fespaco, j’annonce à la grande prêtresse que je reste en Afrique pour me marier avec Seydou. « Très bien, si c’est ton choix, bonne chance ! Il est plutôt beau et sympathique. Mais sa femme, qu’en fais-tu ? » J’explique que Seydou ne partage rien avec elle, qu’elle ne sera pas une rivale, car nous ne sommes pas sur le même terrain, m’estimant très moderne d’accepter ainsi la polygamie, fière de revendiquer mon absence de préjugés racistes. Anna-Maria se contente de me souhaiter bon voyage avant de disparaître dans un froissement d’étoffes et d’effluves d’un parfum Yves Saint Laurent. Je retrouve Seydou sur la terrasse. « Ne t’en fais pas, elle fait partie de la vieille génération des paternalistes de la Françafrique et ne comprend rien à l’amour entre un Africain et une Française, elle ne s’est jamais risquée à le vivre vraiment. » Alors c’est moi qui propose : s’il veut, après Keur Massar, il viendra me rejoindre en France pour relancer sa carrière cinématographique. « Tu es généreuse ! C’est une qualité que l’on aime au Sénégal. Elle montre la noblesse de cœur. » Mais ce qu’il veut, c’est juste que je découvre l’endroit où il vit, modestement, avec sa famille. La véritable Afrique.
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6 mars, gare routière de Ouagadougou Keur Massar est à deux jours d’ici, si Dieu le veut. La chaleur est déjà étouffante. La poussière emplit l’atmosphère de la gare routière, non-lieu à la périphérie de la ville, d’où se sont évaporées les silhouettes sophistiquées, savant fruit métissé du Fespaco. Une agitation fébrile règne autour du bus, sur lequel plusieurs hommes en sueur chargent d’énormes sacs de marchandises. Le chargement semble dépasser le véhicule de toutes parts. Des ficelles retiennent ensemble cet immense chapeau mou fait de toiles de jute, de bâches, de cantines, de valises tout en vrac et écrasées, les unes contre les autres. Je suis la seule Blanche. La seule femme. J’observe s’affairer ces hommes, dont certains jettent leurs dés au hasard et s’élancent pour un périple fou à travers le Sahara jusqu’aux rives de Lampedusa ou jusqu’à Barcelone, tandis que Seydou et moi prolongeons notre lune de miel. On regarde mes jambes. Mes genoux émergeant des plis de ma jupe. « Ne t’occupe pas du regard des gens, il faudra souvent l’affronter. » Derrière son volant en skaï, face à un autocollant représentant La Mecque, le chauffeur a un visage dur, bistré par le soleil et enturbanné de bleu à la manière des Touaregs. Il négocie les places. Mon porte-monnaie est vide. Le bus s’apprête à partir. Seydou avait très peu d’argent pour venir, sort son dernier billet de sa poche, demande le prix du voyage au chauffeur. « 30 000. » L’homme bleu ne tourne pas la tête vers lui et articule le chiffre en fixant un point sur l’horizon. — Pour deux personnes, chef, on peut faire 50 000 ? — Cette Blanche-là, elle peut pas payer comme tout le monde ? Ils nous colonisent et après ils demandent des prix d’amis ! Seydou se lance dans une tirade griotique à effets de manche, je me retiens de sourire et prie pour qu’il gagne. — Chef ! Il faut nous comprendre, nous n’avons plus le temps de passer à la banque, on nous attend pour notre mariage à Dakar, il y a toutes nos familles, elle a déjà fait un long chemin depuis la France pour venir jusqu’à nous… C’est le mariage de la race noire avec la race blanche, est-ce que vous n’êtes pas pour la paix entre les peuples ? Dieu est grand, il ne vous oubliera pas. Ok, allez ! Seydou tend au Touareg ses derniers billets de banque. Il me fait un clin d’œil victorieux, nous partageons un rire sous cape. « Quand tu seras à Keur Massar, tu n’auras plus besoin d’argent. »
Caroline Pochon
Deuxième femme
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Raphaëlle Riol
Amazones
Éditeur : Le Rouergue Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Brigitte Reydel brigitte.reydel@lerouergue.com
© DR/Le Rouergue
Nombre de pages : 192 p.
Une échappée belle façon « Thelma et Louise », intergénérationnelle, avec un personnage de vieille dame diablement réconfortant. Un livre qui cultive l’humour, l’ironie et la fantaisie, donc le plaisir de la lecture. Raphaëlle Riol confirme ici son esprit libre et iconoclaste, dans un roman féministe et drôle qui embarque le lecteur à grande vitesse. Biographie
Née en 1980, Raphaëlle Riol a fait des études de lettres à Clermont-Ferrand et Paris, notamment une maîtrise sur la poésie contemporaine. Elle vit et travaille à Paris. Amazones est son deuxième roman. Publications Comme elle vient, Le Rouergue, coll. « la brune », 2011.
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Fin d’été au Repos-Fleuri, une maison de retraite où de vieilles dames survivent à leurs époux défunts. Parmi elles, Alphonsine Guerini, quatre-vingt-neuf ans, qui n’en peut plus de ce mouroir. Et Alice, trente ans, venue voir sa grand-mère. Deux femmes sans rien en commun ? Au contraire. L’une et l’autre ont bien des choses à partager, dont leur détestation de la campagne… Pas plus tôt rencontrées, les voilà en fuite, loin du Repos-Fleuri , dans la maison de jeunesse d’Alice, à la campagne justement… En quelques jours, l’une et l’autre vont tenter de se réapproprier leur vie et leur
mémoire car, comme elles disent, « on n’est pas entre femmes pour se dégrader ». On découvre ce que fut la funeste vie d’Alphonsine, mariée à un notable, chasseur du dimanche et tyran domestique. On voit Alice, Parisienne travaillant dans l’événementiel, dont l’amant vient de mourir, qui rêve de tout plaquer, boulot compris. Véritables guerrières, ces amazones, dont la seule alternative est de « devenir Madame Bovary ou tuer »… Contre la résignation, de la révolte, à trente comme à quatre-vingtneuf ans !
Je décroche. Ma mère exige des explications sur mon départ précipité. Oui, elle exige ! Pourtant toute la famille y est habituée, excédée même, parfois, par mes mouvements d’humeur incontrôlés et mal élevés. Aucune allusion à ma comparse. Personne n’a encore fait le rapprochement entre sa disparition du ReposFleuri et mon départ. Tant mieux. Ça me laisse du temps pour envisager les prochaines heures. J’improvise en expliquant que je pars faire une pause à Loupiac. Je dois prendre des décisions importantes et souffler un peu. Elle croit alors que je fais allusion au décès récent de Robin, persuadée comme le reste de la famille que sa mort brutale m’a traumatisée. Ses confortables clichés l’empêchent d’imaginer une seule seconde mon soulagement à l’heure qu’il est et plus encore cette nécessité curative de meurtre, vindicative et obsédante, qui a été la mienne jusqu’à sa mort. De toute façon, j’ai bien conscience que je ne pourrais rassurer personne sur mes états d’âmes, on me jugerait indécente. Alors je me tais… La vérité, c’est que ça fait un moment que je prévois de passer quelques jours à Loupiac pour réfléchir à ma démission. Je ne supporte plus mon boulot de merde. Et puis, c’est l’occasion de revoir Max et de m’occuper du pamplemoussier. Avec tout ça, j’en oublie les présentations de rigueur. Je m’appelle Alice, j’ai trente ans. Je mérite mieux que de pleurer un amant ou que de me tuer dans un cagibi de maison de retraite. Je suis encore jeune et jolie, paraît-il. Pour autant, qu’on se le dise, jamais je ne deviendrai vieille. Parce que je mérite mieux. Alors, pour mériter, je fuis.
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2 Je m’appelle Alphonsine Guerini. J’ai quatre-vingt-neuf ans ans, je déteste la campagne. J’ai sauvé la vie d’une jeune femme qui allait commettre l’irréparable. Elle s’appelle Alice. Au moment où je suis montée dans sa voiture, c’est tout ce que je savais d’elle. Je ne connaissais pas son âge ni où elle habitait, ni pourquoi elle avait pensé absorber des comprimés. Je hais la campagne, et pourtant, aujourd’hui, j’y reviens avec la même hébétude que celle d’une première fois. Quel paysage figé et insipide, la campagne… Et quel stéréotype éculé que celui de la première fois… Un arrêt sur une seule image. Sans doute la première photographie en couleur de ma vie. La dernière nette, aussi. Mon mari, triomphant. Et à ses pieds, un porc égorgé. Mon mari, ses pieds, et le cochon, noyés dans la boue ensanglantée. Piètre panorama que celui d’une vie ordinaire. Mon mari, ce porc, ce cochon, une rencontre, une première fois. Toute sa vie, ou presque, il a égorgé des porcs et tué des sangliers pour finalement devenir lui-même à mes yeux un vieux cochon engraissé. Et dans un vacarme de cris effarés, conjurant vainement la mort des innocents, combien de fois ai-je espéré la sienne ? Je n’ai pas honte de le dire. Existe-t-il un devoir de mémoire dans le mariage ? Je dois l’avouer, concernant sa mort, je l’ai espérée. J’aurais préféré l’oublier, aussi. Les animaux hurlent à la mort bien avant le contact froid avec la lame du couteau. C’est instinctif chez eux. Ils devinent la fin avant de la sentir traverser leur cuir. Quels devins ces cochons ! J’étais ce jour-là en robe fine de dentelle épurée. De la dentelle de Chantilly, s’il vous plaît. Ce fut une douce journée de printemps. Les rayons du soleil transperçaient ma robe. On voyait passer le jour dans les ciselures du mince tissu qui se soulevait avec le vent. Les marguerites s’agitaient au milieu des coquelicots tapissant les prés. Quelques touches blanches et rouges dans une prairie que je n’ai qu’à peine contemplée tant je songeais à ce qui m’attendait. Un peu de probable et tellement d’incertain… Car le bonheur est toujours innommable avant d’y avoir goûté. À cette époque, déjà, la campagne ne m’intéressait pas. Je suis née par erreur à Rome, d’une mère nommée Borghèse et d’un père français. Issue d’une famille où, étrangement, les femmes avaient leur mot à dire. Il paraît même que je descends de Pauline Borghèse, alors voyez… Le faste et l’artifice sont dans mes veines. Le goût de l’indépendance aussi… La veine située juste derrière les oreilles est assez vulnérable. C’est celle-ci qu’il faut trancher si l’animal revêche se débat à outrance. S’il est tétanisé et qu’on
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a réussi à le retourner sur le dos, l’artère du cou est parfaite. Auparavant, on aiguise les couteaux. Très vite. L’acier doit s’impatienter. La chorégraphie doit être réglée au millimètre près. Quand il m’a embrassée dans l’église, son baiser fut humide et craintif. On aurait dit qu’il craignait la morsure. Ce fut son unique marque d’affection de la journée. Pas de nuit d’amour, il était trop fatigué. Trop saoul surtout. Quand dans la fraîcheur nocturne, les frêles corolles des coquelicots furent toutes recroquevillées, il ronflait déjà sur mon bras engourdi. Un fin filet de bave coula même dans sa barbe brune, taillée de près pour l’occasion.
Raphaëlle Riol
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La nuit, tous les chats sont gris et tous les coquelicots sont cramoisis. Une fois l’animal terrassé, il ne faut pas traîner. Récupérer de suite le sang dans une bassine en étain et le remuer avec l’amplitude délicate d’un avantbras féminin. Car les tâches salissantes sont réservées aux femmes, une fois l’égorgement réussi. Ce sont elles qui se chargeront du boudin après avoir nettoyé les boyaux. De tradition, les hommes abattent proprement et les femmes lavent les parties sales. J’ai caressé ses cheveux au son des chouettes qui hululaient. La fenêtre était entrouverte. Une odeur âcre remontait de la terre humide. Les marguerites, paraît-il… Je vous jure que j’avais très envie d’aimer. Mes intentions étaient pures, jusqu’à ce fameux matin. Ne jetez surtout pas le cœur. Gardez-le, ou pour le boudin ou pour les chiens. Ça les excite, avant la chasse. Ça les met en appétit. À la fin, raclez la peau. Décapez. Brûlez le poil au chalumeau si ce n’est déjà fait. Rincez à l’eau chaude. Pliez la peau en quatre. C’est fait. Le long des nerfs apparents de son robuste cou, j’ai dessiné les points d’exclamation stridents des cris des rongeurs qui se battaient dans la prairie entre les marguerites et les coquelicots. Il ne se réveillait pas. Au lieu de cela, ses narines soufflaient une brume alcoolisée. C’est curieux de découvrir une odeur dont on sait qu’elle ne va plus vous lâcher. De près, il n’était pas laid. Mais c’était surtout de loin qu’il avait de l’allure et qu’il m’avait fait de l’effet… À force de le scruter attentivement, je l’ai réveillé. C’est à ce moment-là qu’il est entré en action. Il m’a reniflé les aisselles. Bruyamment. Puis la poitrine, la courbe des seins. Ainsi les empoigna-t-il comme des fruits à presser au petit-déjeuner. Comme un cœur de cochon dont on obtient le dernier jus. Pas de gaspillage, s’il vous plaît. Ne jetez pas les abats.
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Je n’ai pas crié. J’ai continué à l’étudier, à l’examiner dans tous ses faits et gestes. Et son corps, bientôt, fut tout entier tatoué d’invisibles signes de ponctuation tant les animaux hurlaient cette nuit-là. Oh ! les points d’exclamation alanguis… Il m’a pénétrée. Lavez les boyaux à l’eau chaude et fourrez-y la chair coupée préalablement en menus morceaux. N’ôtez surtout pas le gras. Faites ça bien : les gros boyaux feront des saucissons. Quant aux petits, on les garde pour les saucisses ordinaires. Dans la lumière noir bleuté d’une aube encore incertaine, ses yeux luisaient autant que le métal aiguisé des couteaux. Ma chair pliait, mais ne cédait pas. Les boyaux sont d’ordinaire solides. Si toutefois la membrane rompt, faites un vulgaire nœuds, coupez et emmanchez à nouveau le boyau vide sur le poussoir à saucisse. Continuez. Ce n’était pas un viol puisque je m’y attendais. (Je sens que je vous fais rêver). C’était convenu depuis ma naissance de fille, vous dis-je. Continuez. N’oubliez pas le cervelet. Continuez. Voyez, j’ai bien appris ma leçon de parfaite épouse. Rien ne sert de s’apitoyer. Au point final, il s’est levé d’un bond après s’être essuyé le sexe sur une taie d’oreiller amidonnée et fraîchement brodée de nos deux initiales finement entrelacées. (Souvenez-vous des trousseaux de jeunes mariés et de leur probité candide.) La promptitude assurée du geste me fit comprendre qu’il n’en était pas à son coup d’essai. À l’époque, c’est à cela que servaient les prostituées et les paysannes ivres ou déficientes d’esprit. Elles dépucelaient. En ce qui me concerne, c’était fait. Disposez les jambons dans des bacs, recouvrez-les de gros sel et massez-les régulièrement. Quant aux saucisses, pendez-les par une ficelle dans une cave afin de les sécher. Il est finalement parti chasser le sanglier. Celui-là, je ne l’ai pas entendu crier. Un sanglier, ça s’abat subitement, tel un arbre foudroyé. Alors qu’un cochon, ça se tue. On le choisit d’abord, puis on le tâte méticuleusement avant de sacrifier. On travaille la chair, on la caresse. Ensuite seulement, on enfonce le couteau. Le sanglier, en revanche, on ne l’approche pas immédiatement.
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On l’attend des heures dans un repaire. On le désire et on l’attend, on le prie même quand on n’en peut plus d’être accroupi dans les bosquets. On l’attend, vous dis-je. Il passe ou il ne passe pas. C’est selon le hasard ou le bon vouloir de la bête. On n’est pas gagnant à tous les coups. Certaines rencontres peuvent être fatales aussi.
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Isabelle Stibbe
Bérénice 34-44
Éditeur : Serge Safran Éditeur Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Marie Sorlot et Marie-Pierre Garro right@pierreastier.com
© Raphaël Gaillarde/Serge Safran
Nombre de pages : 336 p.
« Bérénice 34-44 », premier roman d’une impressionnante maturité, nous plonge dans les ors, arcanes et velours de la Comédie-Française et dans cette période trouble de l’Histoire à travers le prisme d’un destin exceptionnel. Une trajectoire artistique captivante qui rend justice ainsi aux destins brisés par la folie meurtrière de la seconde guerre mondiale. Biographie
Isabelle Stibbe est née à Paris en 1974. Après des débuts dans le droit international, elle est responsable des publications à la Comédie-Française puis au Grand Palais, critique d’opéra… Actuellement secrétaire générale de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, elle enseigne également à l’Institut d’études théâtrales de l’université Paris 3. Bérénice 34-44 est son premier roman.
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1934. Bérénice Capel, une adolescente juive, réussit le concours d’entrée au Conservatoire, contre la volonté paternelle. Rompant avec sa famille, la jeune fille au prénom prédestiné entame sa formation théâtrale dans la classe de Louis Jouvet grâce à l’aide de madame de Lignières, qui lui offre son nom. Bérénice de Lignières est douée, travailleuse, passionnée. Sa vie est désormais rythmée par l’apprentissage des plus grands rôles du répertoire. En 1937, elle est admise à la Comédie-Française.
La montée du fascisme en Europe, les tensions politiques en France, les rivalités professionnelles, les intrigues amoureuses, rien n’entache le bonheur de Bérénice qui devient rapidement une comédienne de renom. Au tout début de l’Occupation, avant même la promulgation des lois raciales, la maison de Molière exclut les Juifs de sa troupe. Rattrapée par son passé, la belle et brillante sociétaire continuera-t-elle à cacher sa véritable identité, au risque de se perdre ? Va-t-elle rejoindre alors le compositeur Nathan Adelman pour une nouvelle vie en Amérique ?
1 Elle ne racontera pas les regards entendus, les sourires de connivence. « Il n’y a pas de hasard », « C’était forcé », autant de formules attrapées au vol des centaines de fois, inaugurant la légende familiale selon laquelle l’appel du théâtre, qui fondit sur elle à six ans et qui dès lors ne la quitta plus, surgit de son prénom : Bérénice. Une seule personne osait se démarquer, par conviction, dérision ou plus sûrement par goût de jouer les esprits forts : « Heureusement que vous ne l’avez pas appelée Sapho, elle aurait été lesbienne », ironisait sa grand-mère Mathilde, qui avait des lettres et la plaisanterie facile, introduisant parfois une variante : « Vous croyez que si vous l’aviez appelée Isabelle, elle serait devenue catholique ? » L’allusion à Isabelle la Catholique, reine maudite, chasseuse de Juifs en terre espagnole, était assurée de déchaîner les foudres de l’assemblée, catholique, dans la hiérarchie des valeurs de la famille Capel, étant presque plus répréhensible que lesbienne. Mais ce ne fut ni Sapho ni Isabelle, ce fut Bérénice, Gott zu dank, Dieu merci – enfin presque. Elle ne racontera pas à ses petits-enfants ni même à ses enfants qu’elle vint au monde un 28 juin de l’an de grâce 1919, d’autant plus de grâce que c’était l’année, et mieux encore, le jour même du traité de Versailles. En ce début de vingtième siècle, la France essayait de se convaincre que la Société des nations tout juste créée allait apporter la paix dans le monde. « Ça avait été dur, mais cette fois c’était la der des ders, on en avait suffisamment bavé comme ça, terminé, l’Europe serait pacifique », ainsi disait son père et combien de milliers comme lui à l’unisson.
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En ce samedi 28 juin 1919, cinq ans jour pour jour après l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo, la France était suspendue aux nouvelles, vivant par le truchement des journaux ou des ondes radiophoniques l’arrivée des plénipotentiaires dans la galerie des Glaces, s’imprégnant gravement de la cérémonie historique de Versailles, attendant solennellement que la signature du traité vienne laver la France de l’humiliation de 1871. Ça ne rendrait pas les morts, ça n’effacerait pas le froid, les vers, la souffrance, l’enfer, mais quand même, ils allaient payer. Bien qu’il ait combattu dès 1914 – et avec orgueil encore, rendez-vous compte, servir la France, quoi de plus honorable pour un émigré juif –, qu’il en ait rapporté deux blessures, citation militaire et Croix de guerre, monsieur Capel avait en ce jour un autre souci en tête que le sort des Boches : sa femme accoucherait-elle d’un garçon ou d’une fille ? Si c’était un garçon, il se prénommerait Philippe, naturellement, comme le sauveur de Verdun. Si c’était une fille, le cas était tout aussi réglé, elle s’appellerait Bérénice. Parfaitement, comme l’héroïne de Racine, oui messieurs dames ! Il n’avait pas beaucoup lu, monsieur Capel, mais à la guerre, il s’était fait copain avec un instituteur. Un jeune gars épatant, qui avait lu des montagnes de livres et connaissait des poésies entières de mémoire. Hugo, Baudelaire, Verlaine, Verlaine surtout. Il y avait longtemps, au héder en Russie, où il avait appris à lire et à écrire, monsieur Capel avait rencontré un haver comme ça, capable de réciter la Torah par cœur. On lui disait le numéro d’un chapitre ou d’un verset et hop, il vous débitait le passage sans jamais se tromper. Même le rabbin, ça l’impressionnait. L’instit, lui, était goy et athée (peut-être même franc-maçon, comme quoi ça peut arriver à des gens très bien), alors il exerçait ses talents sur la littérature française – ce qui, si on y réfléchissait bien, était encore plus épatant que la Bible. Et avec ça, simple, pas prétentieux pour un sou, ne rechignant pas aux corvées, bon camarade, quoi. Louis, il s’appelait, un nom bien français, un nom de roi. Dans l’abrutissement des tranchées, pour passer le temps, pour échapper à la fatigue, à la frousse, à la faim, ils se racontaient leurs vies. Ces deux-là s’entendaient bien, même si en apparence ils n’avaient pas grand-chose à voir ensemble, l’un Français de souche, l’autre Juif exilé de sa Russie natale pour ne pas servir le tsar dont l’armée se signalait par son antisémitisme virulent. Cela n’avait pas empêché Maurice Capel de s’engager dès le premier jour de la guerre dans l’armée française : « On me permet ici d’être Juif, on me permet de travailler et de nourrir ma femme, à mon tour d’apporter ma contribution à la France. » En règle générale, Louis était un bon vivant, toujours prêt à plaisanter, faire des blagues ou raconter des histoires, mais parfois, quand il gelait ou qu’il n’y avait rien à faire, quand la routine de la vie militaire pesait, que l’étroitesse des boyaux, les piles de sacs de sable les étouffaient, alors il laissait échapper cette phrase si énigmatique aux oreilles de monsieur Capel : « Que le jour recommence et que
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le jour finisse… » juste ces mots, toujours escamotant la fin, toujours esquissant un petit sourire triste, teinté d’ironie, comme surpris lui-même des facéties de son inconscient. S’apercevant que monsieur Capel ne comprenait pas l’allusion au vers de Racine, lui racontant la tragédie de Bérénice, et la passion de Titus pour Bérénice, et la promesse de mariage de l’empereur de Rome à la reine de Palestine, et son renoncement pour ne pas désobéir aux lois de Rome, et les soupirs de Titus et les plaintes de Bérénice, et tout ce qui fait que Racine est Racine. Lui racontant aussi le contexte de la pièce, comment l’ancien élève de PortRoyal transposa dans son texte l’amour de Louis XIV pour Marie Mancini, la nièce de Mazarin, et le renoncement du roi pour obéir à la raison d’État, renoncement dont se faisait également écho Le Vicomte de Bragelonne d’Alexandre Dumas, de façon romancée bien sûr, en ajoutant à la véritable entrevue des amants la présence de d’Artagnan et le dédain du mousquetaire pour la lâcheté de son prince. Décidément, pensait monsieur Capel, la littérature française était fascinante… Croix de bois, croix de fer, comme disaient les copains, s’il réchappait de cette guerre, il lirait tous ces livres dont l’instituteur lui révélait l’existence. « Que le jour recommence et que le jour finisse… », ça avait quand même de la gueule, ça sonnait tellement français… « Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice. » Cette concision de la langue française : en une phrase, tout était dit. Quel dommage qu’il n’y eût pas davantage de livres dans la bibliothèque des casernes. On n’y trouvait pas de théâtre alors monsieur Capel était contraint de demander à Louis de lui réciter Bérénice encore et encore, comme les enfants qui réclament une histoire avant de s’endormir, toujours la même, sans que les adultes aient le droit d’y changer une seule virgule. À force, sans s’en rendre compte, « Bérénice » était devenu leur nom de code pour la paix, l’idéal d’un retour à la maison, le retour à la vie normale, la caresse du quotidien, leur femme qu’ils pourraient de nouveau serrer dans leurs bras, leur métier qu’ils pourraient de nouveau pratiquer, l’un retrouvant ses élèves, petits garnements mal fagotés dans leurs blouses grises, leurs bêtises et leurs taches d’encre, l’autre ses fourrures et ses clientes, les bourgeoises enrubannées de leurs colliers de perles, leur air hautain, leurs visons, leurs exigences. Et puis… Bérénice, se félicitait monsieur Capel en lui-même, Bérénice, hé hé hé, c’était la reine de Palestine. Non pas que monsieur Capel eût jamais pensé aller vivre là-bas comme ces meshuggene qui voulaient y reconstituer une patrie et faire revivre une langue morte, oïe abro’h ! il n’était pas fou, lui, mais quand même, le pays du miel et du lait, « l’an prochain à Jérusalem », répété chaque année lors de la fête de Pessah, ça signifiait quelque chose, alors il aimait bien ce Racine d’avoir fait d’une Juive une héroïne de théâtre. Ça, il n’osait pas le dire à son copain Louis, il voulait montrer qu’il était intégré, qu’il était français avant d’être juif. C’était son petit secret à lui, qui le rendait bien content. Oui, pas de doute, Bérénice était le plus beau nom de la terre pour sa petite fille. Ça aurait fait plaisir au copain instituteur, mort dans les tranchées en 1918, juste
Isabelle Stibbe
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quelques jours avant la fin de la guerre. Pauvre vieux ! Il n’avait que vingt-cinq ans et laissait une veuve, une bien gentille demoiselle qu’il lui avait montrée en photo. Vingt-cinq ans, quelle pitié. Toujours les meilleurs qui partent en premier. Louis ne reverrait plus jamais les gamins de son école, les petits mômes si attachants que monsieur Capel avait l’impression de connaître tant l’instituteur lui en avait parlé. Camille, le petit rouquin qui inondait ses copies de fautes d’orthographe mais qui était si malin et surtout bon comme le pain ; Charles, le grand dadais qui avait poussé trop vite et dont les culottes toujours trop courtes finissaient par ressembler à des shorts ; Léon, qui crânait parce que son père était un rupin et possédait une torpédo ; Victor, dont un œil disait merde à l’autre… Louis ne saurait jamais ce que ses petits bonshommes seraient devenus une fois grands. Saleté de guerre. C’était le jour du traité de Versailles et ce fut donc une fille. La demoiselle était née en bonne santé, gros bébé de sept livres avec des yeux immenses qui lui mangeaient le visage, des cheveux aussi fournis que ceux d’un bébé d’une semaine et des ongles mignonnets, si longs et si lisses qu’ils semblaient sortis de chez la manucure. Et ce cri, ce cri… Pas de doute, elle serait une vraie Capel, une fille bien décidée qui ne se laisserait pas faire. Ah ! les messieurs auraient du fil à retordre avec elle, se réjouissait l’heureux papa. En découvrant le sexe de l’enfant, sa mère avait craint un instant la réaction de son mari. Dans la loi juive, la prière du matin ne fait-elle pas dire à l’homme : « Merci mon Dieu de ne pas m’avoir fait femme » ? Monsieur Capel le savait bien, il avait suffisamment entendu cette prière à la synagogue dans sa jeunesse, mais même s’il n’avait pas fait beaucoup d’études, il n’était pas assez arriéré pour croire à ces bêtises. Fille ou garçon, peu importait, il aimerait son enfant de la même façon. Après les pogromes, la mort de sa première femme en Russie, les difficultés pour trouver un travail en France, tout allait bien, enfin. Sa deuxième épouse était travailleuse et attentionnée, et désormais ils avaient une petite fille qui allait grandir dans la patrie des droits de l’homme et de Zola, dans ce pays où on écrivait des idées révolutionnaires et des vers mélodieux, où un Racine pouvait écrire sur une Juive et sa pièce devenir un chef-d’œuvre, où pouvait exister un type épatant comme Louis l’instituteur, où on pouvait se déplacer, rire, et chanter sans avoir les cosaques ou la police du tsar sur le dos. Alléluia, l’ère des pogromes était révolue, bientôt la sfio remporterait sûrement les législatives. Que désirer de plus ? Il était un Juif heureux en France.
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Michelle Tourneur
La beauté m’assassine
Éditeur : Fayard Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Carole Saudejaud csaudejaud@editions-fayard.fr
© Bruno Charoy/Fayard
Nombre de pages : 308 p.
Si Michelle Tourneur signe ici un hommage à Delacroix, il s’agit toutefois moins de prétendre entrer dans l’intimité de l’artiste ou de percer le secret de son génie que de s’étonner encore et encore de l’émotion qu’il suscite. Peut-être serait-il plus juste alors de parler d’un roman de l’émerveillement, ou tout simplement d’une déclaration. « Michelle Tourneur a composé un récit au romantisme tendu, vibrant, jamais alangui ni pris en défaut. L’émotion ardente se nourrit ici d’une profusion de détails exquis. Et d’une écriture à l’ivresse constamment vertigineuse et hallucinée. » La Vie nouvelle « Michelle Tourneur aborde les vertiges esthétiques avec des intuitions de voyante. Comment on se brûle, se noie, se perd et se retrouve dans une toile ; comment on s’enivre d’un trait, d’une couleur, comment on y découvre ce qu’on ne voyait pas, ce qu’on ne verra plus. Comment on en vit et comment on en meurt. » Télérama Biographie
Michelle Tourneur est née à Grenoble. Après une thèse sur Delacroix et George Sand, elle abandonne l’enseignement pour la création artistique, son désir depuis toujours. Elle a travaillé pour l’audiovisuel et pour l’édition, a écrit une trentaine de pièces et feuilletons radiophoniques et des scénarios pour le cinéma et la télévision. L’adaptation des Mouettes sur la Saône a reçu le prix de la Fondation de France. La pièce La Burette, la Plume d’or de la ville de Genève. Au-delà de l’écriture solitaire, elle aime rencontrer le public dans des spectacles originaux texte-piano-image où revivent un artiste et l’environnement de son temps, tels : Haendel le voyant ou Le Trio d’un siècle : George Sand-DelacroixChopin. La beauté m’assassine est son cinquième roman. Publications Aux éditions Gallimard, parmi les romans les plus récents : Nuit d’or et de neige, 2002 ; Lumières d’alcôve, 1999.
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Lorsqu’elle se présente à l’atelier d’Eugène Delacroix, Florentine ne sait qu’une chose : elle veut passer là le plus de temps possible, entre les œuvres achevées et celles en devenir, dans le rayonnement irradiant de cet homme qui porte en lui des univers entiers. Elle propose ses services. Le maître a déjà deviné qu’elle n’avait rien d’une domestique. Attaché à sa solitude, méfiant, sans comprendre lui-même pourquoi, il se laisse pourtant convaincre.
Orpheline, élevée par un curé et sa sœur dans un petit presbytère des landes fouetté par les vents de l’océan, Florentine a reçu des enluminures d’un antique livre d’heures la révélation que vivre, c’est voir. Recueillie à Paris par un oncle, riche propriétaire d’un somptueux magasin de tissus, elle a compris qu’elle ne verrait jamais mieux qu’à travers la peinture de Delacroix. Et, patiemment, en secret, elle échafaude la plus inattendue et la plus brillante façon de le lui faire comprendre.
Pour la première fois depuis l’entrée de la visiteuse, il leva les yeux sur elle et une douleur aiguë, un ancien et très profond émoi lui fondirent dessus avec violence. Il revit la chambre, le ton passé du papier au mur, le cahier couvert de dessins posé sur le lit et, s’encadrant dans la porte, il vit un visage aux traits si mobiles qu’on ne parvenait pas à les retenir. Son sang s’accéléra, ses mains ne sentaient plus le contact du pilon, il se tachait les doigts, la poudre s’éparpillait, lui tombait sur le poignet. « Si c’était pour commencer cette fin de semaine, il faudrait que Monsieur me confie une clé. Ou bien qu’il me fixe une cachette pour quand il sera de sortie. — Commencer cette fin de semaine ? » De saisissement, il lâcha la vessie vide, attrapa un chiffon pour s’essuyer les mains. Il considérait cette blondeur sortie du brouillard. Les petits souliers éclaboussés de boue. Les lèvres d’enfant, les longs yeux bleu-gris, les cheveux nus à peine serrés dans le cou. Rien dans son aspect, ni la pèlerine de drap sombre, ni les mitaines noires d’où dépassaient les doigts rougis de froid n’offraient d’indice sur la condition de la livreuse. Quel âge ? Une vingtaine d’années, guère plus. Elle voulait savoir la cache de la clé pour venir chasser les poussières. Elles étaient tant à la connaître. Tant d’occasionnelles, impudiques ou discrètes, mates ou blondes comme celle-ci, qui déposaient la clé après s’être prêtées sans réserve à ce qu’il exigeait d’elles. Celle-ci n’avait pas été convoquée, mais il l’examinait et plus il l’examinait, plus il jugeait sa présence insolite, comme si elle avait surgi de sa fatigue ou des vapeurs de térébenthine
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en suspens dans la salle. Elle se serait évanouie devant les plis de la portière qu’il n’en aurait pas été surpris outre mesure. L’idée lui revint qu’il avait parlé de la cache de la clé à Élise. Celle-là, la vieille Élise du bateau-lavoir, il la considérait comme un chef de guerre respectable, ayant résisté avec intelligence à la misère et à l’infirmité, et menant de main de maître sa petite brigade de lavandières. Chaque fois qu’il pensait à elle, il la voyait auréolée d’un éclat sauvage de reine de la rue. Par égard envers Élise, il se sentit tenu de répondre. « Les modèles savent où est la clé, dit-il sèchement. Quand ils la trouvent, c’est que je suis occupé. Ils attendent. Élise sait aussi, mais elle est discrète. Chacun garde sa langue. Les parasites d’atelier exceptés. Il arrive qu’il en passe ici. C’est la loi du genre. Il faut… — Surveiller ? » Il jugea qu’elle était rapide, corrigea : « Il faut se protéger ! Soi et le travail. Tout ce qui se croise dans les ateliers, marchands, curieux, illuminés, tout ça voit les lieux comme des arènes de cirque. Et nous, comme des équilibristes accrochés à nos trapèzes volants. C’est risqué, c’est du spectacle gratuit. Certains le donnent à volonté. Moi, je refuse ces capharnaüms. » Il conclut en haussant les épaules : « Quant à l’entretien de cette salle, il y a une bonne qui passe. Elle a l’habitude. Il n’est pas question de servante. — Je comprends. Moi, mon nom est Florentine. Florentine Victorine Marie Galien. » Elle avait sorti une feuille de papier de sa poche. Elle inscrivit dessus son nom avec tous les prénoms et la lui tendit. Saisi par la rapidité, surpris qu’elle sût écrire, surpris par le ton et plus encore par son aisance à évoluer au milieu des toiles immenses dont les élans venaient à elle sans paraître l’ébranler, il prit la feuille. Elle devait s’être préparée à la visite. L’impression première n’en était pas une, il l’aurait juré. Au reste, l’heure n’était pas aux palabres. Il y avait dans la salle une brassée de toiles à achever pour le Salon du Grand Louvre. Depuis des semaines il se levait avec le jour, peignait sept heures d’affilée, se nourrissait peu ou mal, ne lâchait la brosse que pour se laisser choir sur le fauteuil, juger de l’effet d’ensemble et voir, à son habitude, si le ton clé ne souffrait pas du déferlement des couleurs. Les prévisions étaient tenues, il était satisfait de l’ensemble. Mais rien ne garantissait pour autant que les toiles fussent acceptées. Les quarante du jury traînaient encore pour donner leur date. C’était leur stratégie habituelle et, face à ce mutisme, il fallait faire profil bas, s’évanouir avec les projets en cours. En aucun cas, ne laisser filtrer les idées à l’extérieur. Dans de telles conditions, laisser une inconnue tourner dans le chantier n’était certes pas une trouvaille.
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Évidemment, évidemment, il y avait un moment qu’il se le répétait. Et tout autant, et en même temps, l’idée d’un vrai service lui tournait autour, le ramenait à l’argenterie frottée, aux cristaux brillants, au salon tenu de son enfance. Il s’entendit demander : « Avez-vous déjà été employée ? — Moi ? » Elle tressaillit à la question. Elle avait bien entendu. Il ne tutoyait pas les domestiques. Pourquoi ? C’était bizarre. Elle était surprise par le vouvoiement, et même un peu effrayée. « J’ai été placée trois ans femme de chambre chez le baron de Chanfreneuse en Normandie, dit-elle. — Vous avez donc quitté la place. — Pour venir à Paris. — Avec un dessein précis ? — Chacun a sa raison, monsieur. — Débarquer à l’aventure à Paris est dangereux. La racaille court librement, ici. Où habitez-vous ? — Dans un galetas tout près, avec une camarade qui a trouvé de l’embauche au bateau-lavoir. — Pourquoi n’avoir pas été voir vous aussi au bateau-lavoir ? » Elle mit son regard bleu-gris dans le sien, le laissa. Il eut le sentiment d’être examiné crûment et sans indulgence. Il rendit le regard. « Je préfère travailler seule. » Elle avait une expression ferme, presque autoritaire, quoique le ton fût respectueux. De la cape entrouverte sur le long cou émanait un effluve de personne soignée. C’était très différent des relents incommodants laissés par la bonne chaque fois qu’elle venait fourbir à l’atelier. « Vous trouverez par ici, dit-il. Voyez à la passerelle. Demandez. Le quartier est vivant et très habité. » Elle secoua la tête et, comme on avance un dernier pion sur l’échiquier quand on juge que la partie n’est pas encore perdue, elle lança : « J’aime aussi entretenir les vêtements du soir. Le satin des rabats, les velours ras… je sais, j’aime le faire. » Elle espérait encore. Le filet d’huile versé dans le mortier commençait à fluidifier les pigments. Les gestes du peintre se faisaient plus lents sur le travail. Il pensait à la voix de la visiteuse, à la blancheur de sa peau. Levant la tête, il vit qu’elle resserrait les liens de la cape autour de son cou. Il attrapa le sac posé au pied du coffre, le lui tendit. « Ne l’oubliez pas. Un atelier ne souffre pas le désordre. Je suis intraitable avec tout ce qui traîne ici. » Tout était dit. Il se faisait autour d’elle un vide que l’espace surchargé ne remplissait pas, mais creusait au contraire et, de seconde en seconde, changeait en
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gouffre. Les cadres dorés à terre, les toiles, les gravures, les ébauches, le grand portrait de tigre au mur, dans un accès d’affolement s’avançaient vers elle, unis pour la repousser au bord de ce puits sans fond. Mais alors et à l’instant, une riposte se manifesta. Au rythme de son désarroi et de ses battements de cœur accélérés, une force se mit en marche, une lueur la traversa, et s’imposèrent l’éclat et la tiédeur d’un objet qu’elle n’avait jamais vu, qui scintillait. Elle prit son souffle avant de se jeter dans la fosse. « Pour la femme assise, il faudra que Monsieur lui mette un bracelet d’or. — La femme assise ? » Elle le regardait, les sourcils haussés, forte, grandie, sûre de ce qu’elle avançait, plus lumineuse encore. « Sur le tapis. » Il eut la sensation étrange que les mots sortaient de ses propres lèvres. Cela faisait des mois qu’il promenait cette chimère dans sa tête. Que secrètement il cultivait l’idée de la femme assise sur le tapis, sous le rideau levé, dans la petite chambre tiède. Qu’il dormait avec la femme assise, qu’il palpitait avec la femme assise et ses compagnes. Hormis quelques notations de tons, des repères rapides, il n’y avait pas à l’atelier de véritable esquisse sur le sujet, rien de consistant nulle part. Rien. Mais la femme assise de son imagination, en effet, portait à sa cheville nue un bracelet d’or. Emporté par le courant, incapable de l’arrêter puisqu’il provenait de son propre tableau, et d’une certaine manière terrassé, forcé, happé par ce qui cherchait à l’atteindre et qu’il ne pouvait identifier, il lâcha : « La clé est là-bas… derrière la porte, sous la plinthe. Il suffit de passer la main. »
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Philippe Vilain
La Femme infidèle
Éditeur : Grasset & Fasquelle Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr
© Roberto Frankenberg/Grasset & Fasquelle
Nombre de pages : 160 p.
Philippe Vilain nous revient avec un roman qui n’est pas sans évoquer l’univers d’Alberto Moravia : l’histoire d’un homme trompé qui, découvrant la traîtrise, fait le choix du silence. Mais sait-on jamais qui est celle ou celui dont on partage le lit ? Biographie
Philippe Vilain est né en 1969. Il est l’auteur de plusieurs romans et essais. La Femme infidèle est son huitième roman. Publications Chez Grasset, parmi les romans les plus récents : Pas son genre, 2011 (rééd. J’ai lu, 2013) ; Faux-père, 2008 ; Paris l’après-midi, 2006.
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C’est l’histoire d’un couple comme tant d’autres : un homme, une femme, dont l’amour s’est usé au gré des années. Un soir, elle sort faire une course et laisse traîner négligemment son téléphone portable sur une étagère. Son mari y jette un œil et découvre le SMS qu’un amant lui a vraisemblablement adressé. Au retour de sa femme, plutôt que de la confronter, il choisit le silence. Rien dans son
comportement ne change, si ce n’est qu’il sait désormais que celle qui s’endort et se réveille à ses côtés lui est infidèle. L’a-t-elle toujours été ? Est-elle même celle qu’il croyait connaître ? Le choix du secret sauvera-t-il leur couple ? Mais au fond, un homme trompé ne s’est-il pas trompé lui-même ? Voici un roman très abouti, qui oscille en permanence entre la farce et le drame.
Je n’oublierai jamais le jour où j’appris que ma femme me trompait. C’était un samedi après-midi de novembre, l’année dernière, dans notre appartement de la rue Laffitte. Je fumais une cigarette à la fenêtre quand ma femme s’absenta pour faire une course. La pluie blanchissait la rue, et les immeubles, comme chaulés, entre lesquels clignotaient des enseignes lumineuses, semblaient détachés du reste de la ville. Je suivis ma femme du regard, elle et son parapluie rouge, le temps de finir ma cigarette, puis je refermai la fenêtre et allumai la télévision. Je fis défiler les programmes, sans parvenir à me déterminer, zappant d’une émission politique à un match de football, Milan-Rome, songeant que je n’avais pas envie de regarder la télévision, que même je n’avais envie de rien faire, que je m’ennuyais lorsque je me retrouvais seul à l’appartement. Puis, je finis par couper le son. C’est une habitude que j’ai prise, de regarder la télévision sans le son : ainsi les choses me paraissent un peu moins absurdes. Les images illuminaient le séjour, et les footballeurs dansaient, déformés, dans le reflet des vitres. La pluie avait redoublé. Je voulus téléphoner à ma femme pour lui demander où elle se trouvait, si elle avait réussi à s’abriter quelque part, mais à l’instant où je m’apprêtai à le faire, je m’aperçus qu’elle avait oublié son téléphone portable sur une étagère de la bibliothèque. Je m’en saisis, sans raison, sans autre raison, je le jure, que de tromper l’ennui, sans m’expliquer non plus pourquoi, moi qui n’avais jamais suspecté ma femme durant nos huit années de mariage, ni nourri aucune méfiance envers elle, je me sentis comme appelé par son téléphone. Sur la centaine de textos enregistrés, la plupart émanait de moi et d’amies de ma femme, sauf un, sans prénom, enregistré à la
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lettre F. et daté de la semaine précédente : « Je rêve toutes les nuits de toi, de tout ton corps… », et un autre, au-dessous, la réponse de ma femme : « Je suis toute à toi, je suis ta salope. » Aussitôt, je reposai le portable à sa place et retournai devant la télévision. Je ne pouvais pas croire à ce que je venais de lire. Je regardais les choses sans les voir, le séjour, la pluie derrière la fenêtre, le match, des rouges opposés à des blancs – tout un décor que je ne reconnaissais plus, auquel je me sentais étranger. Je ne sais combien de temps dura mon attente, une trentaine de minutes peut-être. Lorsque ma femme revint, je m’efforçai de rester naturel et de concentrer mon attention sur le match, mais je me mis malgré moi à la regarder, avec insistance : « Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda-t-elle. — Je ne sais pas. Je te regarde comment ? — Comme ça ! fit-elle en écarquillant les yeux pour imiter mon air bizarre. Tu me regardes comme ça ! — Mais je ne sais pas pourquoi je te regarde, dis-je sans réfléchir. Je n’ai pas le droit de regarder ma femme ? » * Je dois faire un effort pour me souvenir des jours suivants, et je décrirais mal le sentiment qui me dominait alors, qui n’était encore ni de la colère, ni de la jalousie, mais une forme de sidération, de stupeur, qui m’empêchait de réagir. Certains hommes se seraient emportés, d’autres se seraient peut-être effondrés, moi, je ne fis rien. Je demeurai interdit. Muet. Bizarrement, je ne souffrais pas. Je me sentais comme sous l’emprise d’un anesthésiant local qui supprimait en moi toute sensation de douleur sans supprimer la conscience que j’aurais dû justement en éprouver, et qui dissipait toute émotion du choc sans dissiper le souvenir même de ce choc, que je ne cessais de revivre, dont je ne pouvais arrêter le retour, l’effraction, dans le cours de mes pensées. L’instant de la scène qui me revenait n’était pas le plus violent mais le plus décisif, ce n’était pas l’instant où je découvris les textos mais celui où j’aperçus le portable de ma femme et me dirigeai vers celui-ci : je me revoyais chaque fois avancer vers ce portable, imaginant qu’il était possible de revenir sur mes pas, que j’avais encore le choix d’arrêter ma course, de retourner à la fenêtre ou de m’installer devant la télévision, et je me disais que, si je le décidais, rien de grave ne se passerait, et notre vie de couple pourrait reprendre son cours, continuer comme avant, avant que ma femme ne sorte. Ce que je ressentais surtout en déroulant ce film intérieur, c’était le caractère fatal, inéluctable de l’instant, son épouvantable lenteur qui m’entraînait vers ma perte, car je marchais, dans mon souvenir, au ralenti, en patinant, comme si ma mémoire s’épuisait à force de se répéter ou que, en ralentissant ma course, elle eût voulu ne pas me faire basculer tout de suite dans le malheur, me retenir encore un peu dans ce « temps d’avant ». Combien de temps passa ainsi, je l’ignore, deux semaines, un mois, peut-être plus. Mon état me situait hors de tout. L’actualité, à laquelle je
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m’intéressais d’ordinaire, m’indifférait. Aucun événement de la fin novembre ne retint mon attention. L’automne glissa sur moi. Sans en revenir, sans en revenir encore d’apprendre que ma femme me trompait, je devais me forcer pour exercer ma pensée sur autre chose et je m’exaspérais de tout ce qui, des activités professionnelles aux simples loisirs, m’en divertissait. Non seulement j’éprouvais comme une perte le temps que je ne consacrais pas à y penser mais je ressentais la nécessité d’y penser en permanence, jusqu’à m’en abrutir et me perdre dans des délibérations insensées qui, au final, renforçaient mon incompréhension : ainsi me suffisait-il, par exemple, de douter de l’amour de ma femme pour m’aviser aussitôt qu’elle ne cessait de m’en donner des preuves (en ne me quittant pas et en continuant de faire des projets d’avenir avec moi), mais à peine m’étais-je avisé de ces preuves que je me remettais à douter de ma femme, qui, en trahissant ma confiance, en ne s’obligeant plus à aucun devoir de loyauté envers moi, ne me témoignait plus de la forme d’amour que nous avions décidée ensemble ; sans m’apporter de réponse, ces délibérations continuelles me donnaient au moins le sentiment de cheminer vers une vérité de l’amour : que, sans doute, l’on n’aime jamais que de façon contradictoire, si l’on peut tromper sans aimer comme aimer tout en trompant, s’abstenir de tromper sans pour autant aimer, ne pas aimer même la personne avec laquelle on trompe pour mieux aimer celle que l’on trompe, si la fidélité n’est pas plus la preuve de l’amour que l’infidélité n’est la preuve d’un désamour ; et, alors, seulement, j’en concluais que tromper ne signifiait rien. Si trop penser rend fou, moi, c’est de ne plus y penser qui m’aurait rendu fou. Je ne savais penser qu’à ça. Exercer mon intelligence ainsi me donnait l’impression d’éviter une forme de démence. Il me semblait que je devais raisonner, m’éprouver dans cet exercice, et que mon salut tenait au maintien de celui-ci : c’est pourquoi je m’informais sur la question de l’infidélité ; c’est pourquoi je lisais des témoignages d’hommes trompés sur des forums d’internet et me plongeais avec avidité dans des romans en rapport avec ce que je vivais ; c’est pourquoi les désagréments que cette infidélité m’occasionnait – désintérêt général et repliement sur moi – ne m’inquiétaient pas. Sans doute fallait-il aussi que son infidélité devienne mon obsession pour que je me sente encore relié à ma femme.
Philippe Vilain
La Femme infidèle
* On me trouvera naïf si je confesse que l’infidélité de ma femme m’avait toujours paru inconcevable, tant j’avais confiance en elle, tant j’avais la certitude de former avec elle un couple solidaire et complice. Ainsi n’avions-nous jamais cessé de nous entendre, de nous soutenir dans les moments difficiles, comme durant notre première année de vie commune, par exemple, lorsque, simple comptable aux Assurances Generali, consacrant mes salaires à rembourser
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un crédit immobilier, vivant dans une économie qui me faisait dépendre d’elle et m’interdisait de nous offrir les divertissements, les voyages auxquels notre jeune couple aspirait, ma femme m’assura un soutien matériel inestimable. Ce soutien, qui me pesait, lui semblait naturel : « Allons, disait-elle, je ne vois vraiment pas où est le problème, ça ne me prive de rien, tu sais, et je suis certaine que tu ferais la même chose pour moi ! » Ma femme ne croyait pas si bien dire : quand plus tard, elle perdit son emploi de consultante et que, devenu moi-même directeur du service comptable, je me mis à bien gagner ma vie, elle put compter sur mon aide – ce qui, à mes yeux, n’était même pas de la reconnaissance, juste que je ne nous dissociais plus, et que, comment dire, oui, ma femme était devenue moi. Notre complicité me paraissait sans faille. Tout partager avec elle me procurait un plaisir d’un ordre sensuel. Nous étions inséparables. De mon côté, je m’arrangeais pour lui consacrer la plupart de mon temps, éprouvant un manque dès qu’un déplacement professionnel m’obligeait à me séparer d’elle ; alors je lui téléphonais plusieurs fois par jour ou lui envoyais des textos ; je ne ressentais pas la lassitude, le besoin d’indépendance qu’il est sans doute naturel de ressentir après des années de vie commune : loin de ma femme, moi, je m’ennuyais. Lorsque je songe à ce qui m’attirait le plus chez ma femme, je remarque, ironiquement j’allais dire, que l’aspect de sa personnalité que j’ai toujours le plus apprécié, la qualité qui me faisait l’estimer, étaient justement sa loyauté, sa droiture, la forme d’honnêteté qu’elle témoignait envers chacun mais aussi envers elle-même, et qui l’avait, par exemple, conduite, dans sa profession de consultante, à refuser une offre importante dont sa famille, influente dans ce domaine, souhaitait la faire bénéficier, mais pour laquelle elle disait manquer de compétences, ou, dans le domaine sentimental, pour donner un autre exemple, à fuir les relations intéressées, éconduire des prétendants de son milieu, plus haut placés et plus fortunés que moi. Bien qu’appartenant à une famille de notaires, ma femme n’avait ni la suffisance ni la mauvaise foi des héritiers, qui, pour ne pas amoindrir leur réussite, nient, contre l’évidence, les avantages qui l’ont favorisée ; elle, qui s’était détachée tôt de sa famille, s’enorgueillissait même de ne plus rien lui devoir, consciente que son éducation, sa position sociale, la sécurité matérielle dont elle avait profité durant sa jeunesse lui avaient sinon assuré un avenir, à tout le moins déjà permis de l’appréhender avec confiance – ce qui lui paraissait être « un luxe » ; mais ce désir de « réussir seule » ne s’accompagnait chez elle d’aucun individualisme, au contraire, je dirais, au travail comme en famille, ma femme n’aimait rien plus que partager, s’associer, participer à une aventure collective. C’est la raison pour laquelle elle avait préféré intégrer un cabinet de conseil plutôt que de s’installer à son compte, comme sa famille l’y avait pourtant incitée.
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Alice Zeniter
Sombre dimanche
Éditeur : Albin Michel Parution : janvier 2013 Responsable cessions de droits : Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr
© David Ignaszewski/Koboy/Albin Michel
Nombre de pages : 288 p.
Un roman familial tout en dégradés de lumière, de nostalgie, de drame historique, de décalage et d’inéluctable. Alice Zeniter a le sens du récit, de sa polyphonie, de sa démesure parfois, l’art du détail qui dévoile, de l’anecdote et de la formule qui révèlent les êtres dans leur contradiction et leur fragilité. Une jeune romancière prometteuse, déjà remarquée par la critique (« Le Monde », « Télérama », « Le Figaro », « La Vie », « Libération », « Rolling Stone », etc.), les libraires et les prix littéraires (prix de la Cité de l’histoire de l’immigration 2010, prix de la Fondation Laurence Trân 2011). Biographie
Alice Zeniter est née en 1986 en Basse-Normandie. En 2003, elle publie son premier roman, Deux moins un égal zéro, aux Éditions du Petit Véhicule alors qu’elle n’a que seize ans. L’année qui suit, elle obtient son baccalauréat et monte à Paris afin de débuter ses études supérieures. Elle passe une année en Hongrie où elle enseigne le français à l’université de Budapest et fait un stage chez Arpad Schilling (metteur en scène hongrois de la compagnie Kretator). Passionnée par le théâtre, la jeune romancière joue aussi la comédie, travaille sur ses propres projets d’écriture et s’intéresse à la mise en scène. Sa première pièce, Spécimens humains avec monstres qui parle de la guerre a été sélectionnée par la commission nationale d’aide à la création de textes dramatiques du Centre national du théâtre. Publications Jusque dans nos bras, Albin Michel, 2010 (rééd. Le Livre de Poche, 2011) (prix littéraire de la Porte Dorée, remis par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration).
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À Budapest, les Mándy habitent de génération en génération la même maison en bois au bord des rails, et tous travaillent à la gare centrale. Le jeune Imre grandit dans un monde opaque de non-dits et de secrets familiaux. À la chute du Mur, au lieu de poursuivre ses études, il se fait embaucher dans un sex-shop puis rencontre une jeune Allemande qui incarne pour lui le mythe de l’Ouest libre et heureux. Mais pour les Mándy, quel que soit le régime, la vie consiste davantage à regarder les trains qui passent qu’à en devenir les voyageurs…
Du communisme au consumérisme, pas de changement pour les Mándy. Imre, type même du loser sympathique, rêveur, sensible, tendre et romantique, incarne bien une société qui n’attend rien de l’avenir mais dont l’histoire tragi-comique exprime l’impuissance à prendre sa destinée en mains.
Sombre dimanche, Les bras chargés de fleurs blanches, Un dimanche matin, poursuivant mes chimères, La charrette de ma tristesse est revenue sans toi… Imre pouvait entendre la voix du grand-père lui parvenir depuis l’extrême pointe du jardin triangulaire. Il n’avait pas besoin d’écouter la manière dont les consonnes disparaissaient dans le chant pâteux pour savoir que le vieil homme était ivre. Il beuglait la chanson avec une férocité peu commune. Et depuis cet instant tous mes dimanches sont tristes. Les larmes sont ma seule boisson, la tristesse est mon seul pain… La voix se mêlait au bruit du grand râteau. On entendait des coups sourds quand le grand-père heurtait la barrière avec la tête de l’outil, encore et encore. Le choc devait vibrer dans tout son corps, faire résonner sa colonne vertébrale tordue. Elle traversait son dos en diagonale comme une route qui prendrait un détour. La jambe morte du grand-père, celle qu’il traînait derrière lui avec peine, avait déséquilibré sa démarche jusqu’à imposer une pliure au chemin de ses vertèbres. Chaque activité physique causait au vieil homme des douleurs lancinantes. Mais il refusait d’arrêter de ratisser. Les larmes sont ma seule boisson…
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Le grand-père criait plus fort, et ce vers résonnait étrangement dans la bouche d’un homme que la palinka poussait à chanter. Imre savait que le grand-père en avait rangé une bouteille dans la poche arrière de son pantalon au moment de sortir dans le jardin. Une longue bouteille tubulaire, semblable à un produit cosmétique plus qu’à un flacon d’alcool. Imre connaissait bien l’eau-de-vie du grand-père. Quelques mois auparavant, il avait ouvert la bouteille pour sentir et l’odeur lui avait brûlé l’intérieur des narines. Elle était pharmaceutique, brutale, elle remontait dans le nez en rongeant les muqueuses, en les cautérisant. Imre n’avait trouvé aucun lien entre les dessins d’abricots ronds et dorés qui décoraient la bouteille et cette senteur d’hôpital. La déception avait été violente. Cette journée du 2 mai pendant laquelle le vieil homme se saoulait commençait à devenir familière au petit garçon. Il avait conscience que cet événement n’était pas nouveau. Il y avait déjà assisté. Il ne savait plus quand. Son cerveau ne concevait pas encore clairement le déroulement chronologique de la vie mais cette chanson il la connaissait. Il l’avait déjà entendue. Chaque année la même scène se répétait. Le vieil homme jurait que son chagrin était oublié, qu’il irait bien, qu’il marcherait peut-être jusqu’au centreville pour s’occuper les pensées. Mais chaque année, la famille le retrouvait ivre mort dans l’herbe du jardin, au milieu des déchets qu’il avait renoncé à ramasser, le râteau étendu à côté de lui et la bouteille vide à proximité de sa main. Imre n’avait pas le droit de le voir. On l’envoyait dans sa chambre. Il se souvenait pourtant avoir aperçu les pieds du grand-père dépasser de l’herbe, des pieds énormes pour sa mémoire d’enfant. Il avait cru qu’un géant était mort et n’avait pas pu dormir. Et chaque année, Imre entendait la chanson maudite, assénée chaque fois avec plus de haine. Il avait demandé un jour au vieil homme de lui apprendre les paroles mais celui-ci n’avait pas voulu. Il avait répondu que la chanson était merdique et que Rezsö Seress, son compositeur, était un criminel. Imre n’avait pas compris pourquoi le grand-père s’obstinait à chanter un morceau qu’il détestait. Il répétait en boucle quelques bribes qu’il était parvenu à retenir, essayant d’y déceler le sens secret qui déchaînait la furie du vieil homme.
Alice Zeniter
Sombre dimanche
Le dernier dimanche, viens mon amour Il y aura un prêtre, un cercueil, un linceul Des fleurs t’attendront, des fleurs et un cercueil… Le grand-père entonnait à présent la strophe la plus lugubre. Imre ressentait la tristesse du chant, un point dans la poitrine, comme caché sous une côte. Il s’approcha de la fenêtre et jeta un rapide coup d’œil au vieil homme. Il était toujours debout. Ce n’était pas près d’être fini.
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Petit à petit, les gestes du grand-père se feraient moins précis, le râteau n’atteindrait plus des points aussi éloignés. Tous les deux, le grand-père et le râteau, sembleraient se recroqueviller sur eux-mêmes. La voix serait moins distincte. La chanson serait remplacée par des chapelets de jurons. Le grandpère appellerait la mort sur toutes les têtes qui lui déplaisaient. Qu’ils crèvent tous, dirait-il, que Staline re-crève dans sa tombe ! Il ajouterait ensuite : Et la mort sur les jardiniers ! C’était toujours le dernier juron, celui qu’il sortait avec le plus de peine, juste avant de tomber, celui qui lui faisait le plus mal. Puis il s’endormirait. Agnès, la sœur d’Imre, et Pál, leur père, sortiraient alors sans bruit pour le chercher. Ils s’approchaient tous les deux du vieil homme mais c’était toujours Agnès qui finissait par le porter à l’intérieur de la petite maison. Pál était trop sensible et ne supportait pas de le voir dans cet état. Il se penchait un instant sur son père allongé dans l’herbe, amorçait un geste puis, tout à coup profondément abattu, se laissait tomber à côté de lui et pleurait en silence. Le dos d’Ági pliait sous le poids du grand-père tandis qu’elle s’efforçait de le porter jusqu’au salon. À l’intérieur, solidement assise dans son fauteuil, Ildiko, la mère des enfants, refusait de bouger. Elle n’avait aucune compassion pour le vieil homme dont les soûleries annuelles la mettaient en fureur. Büdös disznó ! disait-elle en crachant sur le sol. Sale porc. L’alcool en général lui faisait horreur. Celui de son beau-père plus que tous les autres. Il n’a qu’à rester toute la nuit dans l’herbe, disait-elle avec indifférence, personne ne l’a forcé à se mettre dans cet état. Mais Imre, Agnès et Pál avaient un sens trop aigu de la famille pour laisser le vieil homme dormir dehors. Il aurait été exposé aux trains de nuit et aux déchets que leurs voyageurs lançaient par les fenêtres. La petite maison était en effet construite au milieu du faisceau de rails qui jaillissait de la gare Nyugati et les trains frôlaient en passant les barrières du jardin triangulaire. À l’époque de sa construction, la gare n’était encore qu’un vague projet et personne n’aurait imaginé que les rails se développeraient ainsi jusqu’à la maison de bois. Le nom de nyugat lui-même, c’est-à-dire ouest, promettait une autre direction aux futurs trains. Mais en dépit de cette appellation, ils foncèrent vers le nord, vers l’est et encerclèrent la maison. À la fin des années 1890, elle n’était pas encore complètement entourée par les rails mais le côté gauche du jardin était déjà bordé par de longues poutrelles métalliques. Depuis on avait ajouté une barrière pour établir une séparation nette entre ce qui était le royaume des trains et celui de la famille d’Imre. Le partage avait été effectué en faveur des trains. C’était le grand-père du grand-père qui avait acheté le terrain, au temps lointain où il n’était qu’un champ aux portes de la ville, c’était lui aussi qui avait construit la maison. Son nom était gravé au-dessus de la porte en grandes lettres noires et maladroites : imre mándy. C’était le nom de tous les premiers-nés
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mâles de la famille, il parcourait les siècles. Imre regardait toujours fièrement le fronton de sa demeure quand il rentrait chez lui. Il sentait alors vibrer, presque tangible, le lien tissé par son nom entre lui et son grand-père, son arrièregrand-père et son arrière-arrière-grand-père, l’ancêtre bâtisseur. Mais pas avec son père. Curieusement, le nom traditionnel avait sauté une génération et Pál s’appelait Pál. C’était une scorie dans l’arbre généalogique. — Pourquoi Apa ne s’appelle pas comme nous ? demandait le garçon à son grand-père. — Le petit curieux devient vieux trop tôt. — Pourquoi tu ne t’appelles pas comme nous ? — Un peu d’originalité, répondait son père avec un sourire triste. Mais Imre pensait que ça devait être désagréable pour lui de rentrer à la maison et d’y voir trôner le nom d’un autre. Le grand-père aimait à raconter qu’Imre Mándy le vénérable, celui qui avait construit la maison, avait acheté la plus belle parcelle de campagne qui soit : le jardin triangulaire avait autrefois été une prairie verte que traversait un ruisseau. Des violettes y poussaient en touffes confuses. Il y avait des serpents d’eau tapis dans les herbes sombres au bord de l’eau. Au printemps, on voyait des lapins, des grenouilles, le bruit de la vie animale remontait jusqu’à la maison, offrant aux habitants son chuchotement secret, sa complicité. Là, dans ce paradis marécageux, leur ancêtre avait construit la maison tout seul : au rez-de-chaussée, le grand salon avec sa cheminée et la cuisine étroite aux murs couverts de casseroles de différentes couleurs, à l’étage les deux chambres, celle des parents et celle des enfants qui ressemblait à une miniature. Sous l’escalier, on trouvait un cabinet de toilette dans lequel il était difficile de se tenir debout. C’était une maison lentement élevée par les deux mains de l’homme, un royaume sans machine. Depuis l’époque de l’arrière-arrière-grand-père, la modernisation de Budapest avait transformé la petite demeure en un îlot au milieu des rails. Malgré le passage des trains qui roulaient de plus en plus vite, la maison restait debout. Pendant des années, elle avait été le sujet d’une lutte incessante entre la famille d’Imre et les autorités locales qui souhaitaient que rien n’entrave le développement des chemins de fer. Les habitants de la maison de bois écoutaient les offres comme les menaces avec une calme indifférence. L’ancêtre bâtisseur avait décidé pour les générations à venir que les racines de sa famille étaient à cet endroit précis, derrière une porte marquée à son nom. Ses descendants suivaient sa volonté avec la certitude d’être dans leur bon droit, malgré les lois et les cadastres agités par leurs adversaires. Ils aimaient l’idée d’être une dynastie attachée à cette terre. Après des décennies de négociations infructueuses, la société des chemins de fer avait renoncé à raser la maison, à condition de la flanquer d’un transformateur dont les habitants assureraient la maintenance. C’était cette
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énorme boîte métallique qui terminait désormais l’extrémité plate du jardin triangulaire. Imre avait peur du transformateur. Il était d’un métal bleuté, auréolé de petites taches de rouille qui lui dessinaient des yeux sombres, et large comme deux hommes. De temps en temps, il envoyait des gerbes d’étincelles, obligeant les habitants de la petite maison à l’inspecter en quête d’éventuels dégâts. Pál ou le grand-père ouvrait la porte portant le panneau « Danger de mort », pour vérifier l’état des câbles. Ils s’enfonçaient jusqu’aux épaules dans les intérieurs tubulaires du grand boîtier et Imre tremblait que les amas de fils électriques se resserrent soudain sur eux dans une horrible convulsion, et qu’ils se fassent avaler. Lorsqu’il était seul chez lui, Imre sortait dans le jardin pour tourner autour de la machine, sûr qu’elle révélerait un jour sa nature diabolique – quelque chose en relation avec les extraterrestres ou les satellites russes. Mais le transformateur dormait, ou faisait semblant, et l’enfant ne pouvait trouver aucune preuve pour justifier ses peurs.
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Cessions de droits Voici la liste des titres présentés dans les précédents numéros de Fiction France pour lesquels les droits ont été cédés à l’étranger.
Bassignac Sophie
Blas de Roblès Jean-Marie
u russe [Azbooka Atticus]
u allemand [Fischer Verlag]
Dos à dos JC Lattès
Bello Antoine
Les Éclaireurs Gallimard
u grec [Polis] u italien [Fazi Editore] u tchèque
[Kniha Zlin] u slovaque [Premedia Group]
Abecassis Eliette
Sépharade Albin Michel
u castillan [La Esfera de los Libros]
u hébreu [Kinneret Publishing House] u italien [Marco Tropea]
Adam Olivier
Des vents contraires Éd. de l’Olivier u albanais [Buzuku, Kosovo]
u allemand [Klett-Cotta] u italien [Bompiani] u polonais [Nasza Ksiegamia]
Adam Olivier
Le Cœur régulier Éd. de l’Olivier
u castillan [El Aleph/Grup 62] u italien [Barbès Editore]
Arditi Metin
La Fille des Louganis Actes Sud
u allemand [Hoffmann & Campe] u grec [Livanis] u russe [Ripol]
Astier Ingrid
Quai des Enfers Gallimard
u espagnol [Océano, Mexique] u italien [Bompiani]
Aubry Gwenaëlle
Partages Mercure de France
u croate [Disput] u italien [Clichy]
Aubry Gwenaëlle
Personne Mercure de France
u allemand [Droschl] u anglais [Tin House Books, États-Unis] u coréen [Open Book] u croate [Disput] u hongrois [Joszoveg] u italien [Barbès Editore] u roumain [Pandora]
Benchetrit Samuel
Le Cœur en dehors Grasset & Fasquelle
u allemand [Aufbau Verlag] u chinois
(caractères simplifiés) [Shanghai 99 Readers] u coréen [Munhakdongne Publishing] u hébreu [Keter Publishing House] u néerlandais [Uitgeverlj Arena] u russe [Astrel Publishing House] Berest Anne
La Fille de son père Le Seuil
u allemand [Knaus/Random House]
u castillan, catalan et basque [Alberdania] u turc [Dogan]
Berton Benjamin
Alain Delon est une star au Japon Hachette u italien [Nottetempo]
u vietnamien [Nha Nam]
Besson Philippe
Un homme accidentel Julliard
u allemand [Deutscher Taschenbuch Verlag] u coréen [Woongjin] u polonais [Muza]
Bied-Charreton
Enjoy Stock
u allemand [Sujet Verlag] u tchèque [Euromedia Group]
Bizot Véronique
Mon couronnement Actes Sud
u allemand [Steidl Verlag] u norvégien [Solum
forlag]
Bizot Véronique
Un avenir Actes Sud
u allemand [Steidl Verlag]
La Montagne de minuit Zulma u chinois (caractères complexes) [Morning
Star, Taïwan] u italien [Frassinelli]
u néerlandais [Ailantus] u roumain [Trei] u tchèque [Host]
Blondel Jean-Philippe
(Re)play ! Actes Sud
u suédois [Bokförlaget Opal]
Cendrey Jean-Yves
Honecker 21 Actes Sud
u turc [Everest Publications]
Chalandon Sorj
Mon traître Grasset & Fasquelle
u anglais [The Lilliput Press, Irlande]
u castillan [Alianza] u chinois (caractères
complexes) [Ten Points] u italien [Mondadori] Condé Maryse
La Vie sans fards JC Lattès u suédois [Leopard]
Constantine Barbara
Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom Calmann-Lévy
u allemand [Blanvalet] u castillan [Seix Barral]
u catalan [Grup 62] u chinois (caractères complexes) [Yuan-Liou Publishing] u coréen [Munhakdongne Publishing] u hongrois [Könyvmolyképzo Kiado] u italien [Fazi Editore] u russe [Azbooka-Atticus] u vietnamien [Maison d’édition des femmes]
Dantzig Charles
Je m’appelle François Grasset & Fasquelle u arabe (droits mondiaux)
[Arab Scientific Publishers] Darrieussecq Marie
Clèves P.O.L
u allemand [Carl Hanser] u anglais [Text Publishing, Royaume-Uni et Australie] u castillan (droits mondiaux) [El Cuenco de Plata, Argentine] u coréen [The Open Books] u danois [Tiderne Skifter] u italien [Ugo Guanda Editore] u néerlandais [Meulenhoff] u suédois [Norstedts]
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Davrichewy Kéthévane
La Mer Noire Sabine Wespieser
u allemand [Fischer] u géorgien [Ustari]
u italien [Rizzoli] u néerlandais [Meulenhoff] u suédois [2244]
Davrichewy Kéthévane
Les Séparées Sabine Wespieser
u géorgien [Ustari] u italien [Barbès Editore]
Decoin Didier
Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Grasset & Fasquelle
u allemand [Arche Literatur Verlag] u castillan
[Alianza] u coréen [Golden Bough Publishing] u russe [Geleos Publishing House] Delecroix Vincent
La Chaussure sur le toit Gallimard
u allemand [Ullstein] u coréen [Changbi]
u espagnol [Lengua de Trapo] u grec [Govostis] u italien [Excelsior 1881] u roumain [rao] u russe [Fluid]
Des Horts Stéphanie
La Panthère JC Lattès
u grec [Synchroni Orizontes]
u italien [Piemme] u serbe [Laguna]
Desarthes Agnès
Dans la nuit brune Éd. de l’Olivier
u allemand [Droemer Knaur] u anglais [Portobello, Royaume-Uni et Commonwealth]
Descott Régis
Caïn et Adèle JC Lattès u espagnol
Despentes Virginie
Apocalyspe bébé Grasset & Fasquelle
u allemand [Berlin Verlag] u anglais [Serpent’s
tail Ltd] u bulgare [Colibri] u danois [Tiderne Skiften] u finnois [Like Publishing Ltd] u hongrois [Nyittott] italien [Einaudi Editore] u néerlandais [De Geus Uitgeverlj] u portugais [Sextante Editora] u roumain [Trei Editura] u suédois [Albert Bonniers Förlag] u tchèque [Host] Deville Patrick
Equatoria Le Seuil
u allemand [Bilger Verlag] u castillan [La Otra Orilla] u italien [Galaad] u polonais [Noir sur Blanc]
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Deville Patrick
Filhol Elisabeth
u allemand [Bilger Verlag] u castillan [El Aleph/ Grup 62] u polonais [Noir sur Blanc]
u allemand [Edition Nautilus]
Kampuchea Le Seuil
Dugain Marc
L’Insomnie des étoiles Gallimard u hébreu [Armchair Books]
u italien [Marco Tropea] u russe [Corpus]
Dugain Marc
Une exécution ordinaire Gallimard
u bulgare [Fakel Express] u catalan [Pages]
u grec [Kedros] u hébreu [Kinneret] u italien
[Bompiani] u japonais [Kawade Shobo] u néerlandais [De Geus] u polonais [Sic !] u portugais [Ambav ; Record, Brésil] u roumain [RAO] Énard Mathias
Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants Actes Sud
u albanais [Buzuku] u allemand [Berlin Verlag] u arabe (Égypte) [National Center for Translation] u bulgare [Prozoretz] u castillan [Mondadori] u catalan [Columna] u chinois [Shanghai Translation Publishing House] u coréen [Bada Publishing] u croate [Profil] u italien [Rizzoli] u japonais [Kawade Shobo] u néerlandais [De Arbeidespers] u portugais [L & PM Editores, Brésil ; Dom Quixote, Portugal] u russe [Atticus] u serbe [Geopoetika] u tchèque [Albatros] u turc [Can]
Énard Mathias
Zone Actes Sud
u allemand [Berlin Verlag] u anglais [Open Letter, États-Unis] u grec [Ellinika Grammata] u hébreu [Xargol] u italien [Rizzoli] u libanais pour la langue arabe [La Librairie Orientale] u portugais [Dom Quixote, Portugal] u serbe [Stylos Art] u turc [Can]
Fargues Nicolas
Tu verras P.O.L
u hébreu [Babel] u italien [Nottetempo] u russe [Azbooka]
Faye Éric
L’Homme sans empreinte Stock
u bulgare [Pulsio] u slovaque [Ed. VSSS]
Ferrari Jérôme
Un Dieu un animal Actes Sud u italien [E/O edizioni]
La Centrale P.O.L
u italien [Fazi Editore]
u suédois [Elisabeth Grate Bokförlag]
Flipo Georges
La commissaire n’aime point les vers Éd. de la Table Ronde
u anglais [Felony & Mayhem, États-Unis]
u allemand [Blanvalet] u espagnol [El Aleph]
u italien [Ponte Alle Grazie] u polonais [Noir sur Blanc] u russe [Pokolenie]
Garnier Pascal
La Théorie du panda Zulma u allemand [BTB Verlag]
u anglais (droits mondiaux) [Gallic Books]
Garnier Pascal
Lune captive dans un œil mort Zulma
u allemand [BTB Verlag]
u anglais (droits mondiaux) [Gallic Books]
Germain Sylvie
L’Inaperçu Albin Michel
u anglais [Dedalus Limited, Royaume-Uni] u coréen [Munhakdongne Publishing]
Ghata Yasmine
Le Târ de mon père Librairie Athème Fayard
u allemand [Ammann Verlag] u castillan [Siruela] u grec [Melani] u italien [Del Vecchio] u néerlandais [De Arbeidespers]
Giraud Brigitte
Une année étrangère Stock
u allemand [Fischer Verlag] u italien [Guanda] u néerlandais [Uitgeverij Van Gennep] u portugais [Platano Editora]
Giraud Brigitte
Pas d’inquiétude Stock
u allemand [Fischer Verlag]
Guenassia Jean-Michel
Le Club des incorrigibles optimistes Albin Michel
u allemand [Insel Verlag] u anglais (GrandeBretagne) [Atlantic Book (Grove Atlantic)] u castillan [RBA Libros] u catalan [Edicions 62] u coréen [Munhakdongne Publishing] u croate [Vukovic & Runjic] u grec [Polis] u italien [Salani Editore] u néerlandais [Van Gennep] u norvégien [Forlaget Press] u russe [Azbooka] u serbe [Carobna Knjiga] u suédois [Norstedts Forlag] u tchèque [Argo]
Guyotat Pierre
Lapeyre Patrick
u anglais [Semiotexte, États-Unis] u italien [Medusa] u russe [Société d’études céliniennes]
u albanais [Toena] u allemand [Karl
Coma Mercure de France
Haddad Hubert
Opium Poppy Zulma
u espagnol (droits mondiaux) [Demipage] u italien [Barbès Editore]
Hane Khadi
Des fourmis dans la bouche Denoël u français [NEAS, Sénégal]
Hesse Thierry
Démon Éd. de l’Olivier
La vie est brève et le désir sans fin P.O.L
Blessing] u anglais (droits mondiaux) [Other Press, États-Unis] u bulgare [Altera/ Delta Entertainment] u castillan [Destino] u catalan [Aleph/Empuries] u chinois [Sichuan Literature and Art Press] u coréen [Minumsa] u croate [Skolska Knijga] u hongrois [Mandorla] u italien [Ugo Guanda Editore] u japonais [Sakuhin Sha] u lituanien [Baltos Lankos] u néerlandais [Van Gennep] u polonais [Replika] u russe [Azbooka/ Atticus] u serbe [Akademska Knjiga] u tchèque [Euromedia] u turc [Pegasus Yayinlari] Laurain Antoine
u castillan [Duomo, Espagne]
Le Chapeau de Mitterrand Flammarion
u norvégien [Agora] u ukrainien [Tipovit]
u russe [Olga Morozova]
u hébreu [Modan] u italien [Fazi Editore]
Jauffret Régis
u anglais [Gallic] u italien [AtmosphereLibri]
In memoriam Christian Bourgois
u anglais [Salammbo, Royaume-Uni]
u allemand [Amman]
Joncour Serge
Le Bris Michel
u chinois [Phoenix Publishing]
u coréen [Wisdom House] u russe [Ripol]
Khadra Yasmina
L’Olympe des infortunes Julliard
u espagnol [Ediciones Destino] u finnois
[WSOY] u grec [Kastaniotis] u italien [Marsilio Editori] u portugais [Bizâncio] Kiner Aline
Le Jeu du pendu Liana Levi u allemand [Ullstein]
Korman Cloé
Les Hommes-couleurs Le Seuil
u castillan (pour l’Amérique latine)
[B Ediciones Mexico]
La Peine Bertrand (de)
Bande-son Éd. de Minuit
u espagnol [Pasos Perdidos, Espagne]
Laferrière Dany
Tout bouge autour de moi Grasset
u anglais [Arsenal Pulp Press, Canada] u japonais [Fujiwara Shoten]
Lalumière Jean-Claude
Le Front russe Le Dilettante
u castillan [Libros del Asteroide]
Le Chambrioleur Éd. Héloïse d’Ormesson
u allemand [Droemer Knaur]
Majdalani Charif
Caravanserail Le Seuil
u allemand [Knaus/Random]
u catalan [La Campana] u grec [Scripta]
Malte Marcus
Garden of Love Zulma
u espagnol [Paidos] u italien [Piemme] u polonais [Albatros] u turc [Pupa]
u vietnamien [Les Éditions littéraires
du Vietnam]
Malte Marcus
Les Harmoniques Gallimard
u grec [Kedros] u italien [Barbes Editore]
Lê Linda
Lacrimosa Gallimard
Combien de fois je t’aime Flammarion
Luce Damien
La Beauté du monde Grasset & Fasquelle u italien [Fazi Editore]
Le Tellier Hervé
Assez parlé d’amour JC Lattès
u allemand [Deutscher Taschenbuch Verlag] u anglais [The Other Press, États-Unis]
u chinois [Chu Chen Books] u espagnol
[Grijalbo/Random House] u grec [Opera]
u italien [Mondadori] u japonais [Hayakawa] u portuguais [Teodolito] u turc [Monokl]
Lecoq Titiou
Les Morues Au diable vauvert
u chinois (caractères simplifiés) [Baijing
Yanziyue Culture & Art Studio] Lesbre Michèle
Un lac immense et blanc Sabine Wespieser
u français [Héliotrope, Québec uniquement]
Liberati Simon
Jayne Mansfield 1967 Grasset u italien [Fandango]
Lindon Mathieu
Mon cœur tout seul ne suffit pas P.O.L u néerlandais [Ailantus]
Marc Bernard et Rivière Maryse
Le Fracas des hommes Calmann-Lévy u castillan [Rossell Editorial]
Mars Kettly
Aux frontières de la soif Mercure de France u allemagne [Litradukt]
Martinez Carole
Du Domaine des Murmures Gallimard
u albanais [Buzuku] u anglais [Europa Editions, États-Unis] u croate [Alfa] u danois [Arvids] u espagnol [Tusquets] u hongrois [Ulpius Haz] u italien [Mondadori] u néerlandais [Van Gennep] u suédois [Norstedts]
Mattern Jean
De lait et de miel Sabine Wespieser
u croate [Fraktura] u grec [Hestia] u hongrois [Magveto Kiado] u italien [Giulio Einaudi] u roumain [Polirom]
Mauvignier Laurent
Des hommes Éd. de Minuit
u allemand [Deutscher Taschenbuch Verlag] u anglais [University of Nebraska Press,
États-Unis] u chinois [Éd. d’Art et littérature du Hunan] u danois [Arvids] u espagnol [Anagrama] u français (pour l’Algérie uniquement) [Barzakh] u italien [Feltrinelli] u néerlandais [De Geus] Meur Diane
Les Villes de la plaine Sabine Wespieser
u anglais (droits mondiaux) [Seagull books] u italien [Barbès editore]
117
Miano Léonora
Pagano Emmanuelle
Reinhardt Éric
u suédois [Sekwa förlag]
u allemand [Verlag Klaus Wagenbach]
u coréen [Agora] u italien [Il Saggiatore]
Ces âmes chagrines Plon Minghini Giulio
Les Mains gamines P.O.L
Cendrillon Stock
Page Martin
Révay Theresa
Miské Karim
u allemand [Thiele] u anglais [Viking, ÉtatsUnis] u coréen [Yolimwon] u grec [Patakis] u japonais [Kindai Bungei Sha] u portugais [Rocco, Brésil] u roumain [Humanitas] u russe [Astrel/Ast] u serbe [Nolit]
u allemand [Lübbe Verlag] u anglais [McLehose Press] u castillan [Adriana Hidalgo] u grec [Polis] u italien [Fazi Editore]
Pancol Katherine
u allemand [Der Club Bertelsmann] u espagnol [Circulo de Lectores] u hongrois [Athenaeum] u polonais [Swiat Ksiazki] u portugais [Circulo de Leitores] u russe [Family Leisure Club] u serbe [Alnari] u tchèque [Euromedia] u ukrainien [Family Leisure Club]
Monnery Romain
u allemand [Verlagsgruppe Random
Fake Allia
u italien [Piemme]
Arab Jazz Viviane Hamy
Libre, seul et assoupi Au diable vauvert
u castillan [Grijalbo (Randomhouse)]
u catalan [Rosa dels vents (Randomhouse)] u néerlandais [Nijgh & Van Ditmar]
Monnier Alain
Notre seconde vie Flammarion u allemand [Ullstein]
Nahapétian Naïri
Qui a tué l’Ayatollah Kanuni ? Liana Levi
u espagnol [Alianza] u néerlandais [Querido] u suédois [Sekwa] u ukrainien [ECM Media]
NDiaye Marie
Trois femmes puissantes Gallimard
Peut-être une histoire d’amour Éd. de l’Olivier
La Valse lente des tortues Albin Michel
House GMB] u bulgare [Colibri] u castillan [La esfera de los libros] u catalan [Edicions 62] u chinois (caractères complexes) [Business Weekly] u chinois (caractères simplifiés) [Thinkingdom] u coréen [Munhakdongne Publishing] u danois [Bazar Forlag] u finnois [Bazar Kustannus Oy] u hébreux [Keter Books] u hongrois [Libri Publishing] u italien [Baldini Castoldi Dalai Editore] u japonais [Hayakawa Publishing] u letton [Apgads Kontinents] u néerlandais [WPG Belgie NV] u norvégien [Bazar Forlag] u polonais [Sonia Draga] u portugais [A esfera dos livros] u russe [Astrel] u suédois [Bazar Forlag] u tchèque [Jota s.r.o] u turc [Pegasus Yayinlari] u vietnamien [Cong Tv Co Phan Truyen Thon Dan/Lao Dong] Pétel Gilles
Sous la Manche Stock
Prix Goncourt 2009 : 31 contrats de cessions signés à travers le monde
u anglais (droits mondiaux) [Gallic Books,
Nguyen Hoai Huong
Provost Martin
L’Ombre douce Viviane Hamy
u castillan [Destino] u italien [Guanda Editore]
Ollagnier Virginie
L’Incertain Liana Levi
u italien [Piemme]
Olmi Véronique
Le Premier Amour Grasset
u allemand [Antje Kunstmann] u chinois (caractères complexes) [Asian Culture Co. Ltd] u chinois (caractères simplifiés) [Hunan People] u coréen [Munhakdongne Publishing] u danois [Arvids] u italien [Piemme] u polonais [Wydawnictwo Otwarte] u russe [Atticus] u vietnamien [Nha Wuat Ban Tri Thuc]
Ovaldé Véronique
Et mon cœur transparent Éd. de l’Olivier
u albanais [Toena] u anglais [Portobello, Royaume-Uni] u coréen [Mujintree] u italien [Minimum Fax]
118
Royaume-Uni]
Bifteck Phébus
u anglais [Whereabout Press, États-Unis]
u espagnol [Demipage] u roumain [Nemira]
Raoul-Duval Jacqueline
Kafka, l’éternel fiancé Flammarion
u anglais [The Other Press, Royaume-Uni
et États-Unis] u estonien [Eesti Raamat]
u hongrois [Ab Ovo] u italien [Gremese]
u lituanien [Gimtasis Zodis] u russe [Text] u turc [CAN]
Ravey Yves
Bambi Bar Éd. de Minuit
u grec [Agra] u roumain [Bastion Editura]
Ravey Yves
Enlèvement avec rançon Éd. de Minuit u allemand [Kunstmann Verlag]
Tous les rêves du monde Belfond
Rolin Jean
Un chien mort après lui P.O.L u allemand [Berlin Verlag]
u polonais [Czarne] u russe [Text]
Rolin Olivier
Un chasseur de lions Le Seuil
u allemand [Berlin Verlag] u castillan [Cuarto Proprio, Chili] u chinois (caractères simplifiés) [Shanghai 99 Readers] u italien [Barbès Editore] u néerlandais [Ijzer] u portugais [Sextante]
Rosenthal Olivia
Que font les rennes après Noël ? Verticales u italien [Nottetempo]
Roux Frédéric
L’Hiver indien Grasset & Fasquelle
u chinois (caractères complexes)
[Ye-ren, Taïwan] u grec [Papyros]
Ruiz Raoul
L’Esprit de l’escalier Librairie Arthème Fayard u anglais [Dis voir]
Sansal Boualem
Le Village de l’Allemand Gallimard
u allemand [Merlin] u anglais [Europa Editions, États-Unis ; Bloomsbury, RoyaumeUni] u bosniaque [B.T.C Sahinpasic] u catalan [Columna] u chinois (caractères complexes) [Asian Culture Company, Taiwan] u danois [Turbine] u espagnol [El Aleph] u finnois [Into] u grec [Polis] u hébreu [Kinneret] u italien [Einaudi] u néerlandais [De Geus] u lituanien [Tyto Alba] u norvégien [Kagge] u polonais [Dialog] u serbe [IPS Media II] u tchèque [Pistorius & Olsanska]
Schneck Colombe
La Réparation Grasset
u allemand [Luchterhand] u chinois (caractères complexes) [Shanghai 99] u italien [Einaudi] u polonais [Proszynski Media]
Schwartzbrod Alexandra
Adieu Jérusalem Stock
u croate [Hena Com] u hongrois [Ulpius Haz Könyvkiado] u italien [Leone Editore] u turc [Can]
Seksik Laurent
Les Derniers Jours de Stefan Zweig Flammarion
u allemand [Karl Blessing Verlag] u anglais [Pushkin Press] u chinois [Shanghai 99 Readers] u coréen [Hyundaemunhak] u danois [Arvids] u espagnol [Ediciones Casus Belli] u hébreu [Hakibutz Hameucad] u italien [Gremese] u russe [Ripol] u turc [Can Yayinlari]
Sylvain Dominique
Guerre sale Viviane Hamy
u anglais [MacLehose Press] u italien [Mondadori]
Toussaint Jean-Philippe
La Vérité sur Marie Éd. de Minuit
u allemand [Frankfurter Verlaganstalt]
u anglais [Dalkey Archive Press, États-Unis]
u chinois (caractères simplifiés) [Éd. d’Art et
de littérature du Hunan] u chinois (caractères complexes) [Aquarius, Taïwan] u espagnol [Anagrama editorial] u galicien [Glaxia] u italien [Barbès Editore] u néerlandais [Prometheus/Bert Bakker] Varenne Antonin
Fakirs Viviane Hamy
u allemand [Ullstein] u anglais [MacLehose Press, Royaume-Uni] u croate [Fraktura] u finnois [Wsoy] u italien [Einaudi] u turc [Dog ˇ an Kitap]
Viel Tanguy
Paris-Brest Éd. de Minuit
u allemand [Wagenbach] u espagnol
[Acantilado] u italien [Neri Pozza]
u néerlandais [De Arbeiderspers]
Vilain Philippe
La Femme infidèle Grasset u italien [Gremese]
Winckler Martin
Le Chœur des femmes P.O.L u russe [Ripol-Classic]
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