Fiction France n°3 (version française)

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Vingt nouveaux écrivains de langue française à lire et à traduire


© John Foley

AVANT-PROPOS

Fiction France souffle sa première bougie avec ce troisième numéro. S’il est encore un peu tôt pour pouvoir établir un bilan complet, il est d’ores et déjà possible de se réjouir des liens qui ont pu se créér depuis un an entre auteurs et traducteurs, entre maisons d’édition françaises et étrangères et qui témoignent du dynamisme des échanges autour de la fiction francophone contemporaine.

COMMENT PARTICIPER À FICTION FRANCE ? Une sélection de 16 à 20 titres s’effectue en concertation avec le département Publications Écrit de culturesfrance, les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises et les responsables des Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère des Affaires étrangères et européennes.

CULTURESFRANCE Président Jacques Blot Directeur Olivier Poivre d’Arvor

Quels sont les critères de sélection ? • Le livre relève du domaine de la fiction de langue française (roman, nouvelle, récit). • La parution est récente ou à venir (12 mois maximum avant la sortie de Fiction France).

Directrice de la communication Fanny Aubert Malaurie Département Publications et Écrit Directeur Paul de Sinety Responsables d’édition Bérénice Guidat Nicolas Peccoud Secrétariat de rédaction Sylvie Chineau 1bis, avenue de Villars, 75007 Paris www.culturesfrance.com fictionfrance@culturesfrance.com

Quelles sont les modalités d’envoi ? • L’éditeur envoie soit un livre, soit des épreuves, soit un manuscrit. Il aura lui-même sélectionné un extrait de 10 000 à 15 000 signes. • Chaque envoi est accompagné d’un argumentaire, d’une notice biographique et bibliographique de l’auteur (1 500 signes maximum). • 2 exemplaires de chaque ouvrage proposé sont à envoyer dès parution à culturesfrance.

Coordination des traductions Bureau du Livre de New York Révision Sara Sugihara Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.

© CULTURESFRANCE, septembre 2008 isbn 978-2-35476-044-1 Conception graphique : ÉricandMarie Impression : Imprimerie Corlet

Prochaine date limite de réception des textes : 18 décembre 2008 Date de parution du prochain Fiction France : 15 mars 2009

Deux fois par an, Fiction France publie un choix d’extraits de fiction française avec leur traduction en anglais. Des livres que les éditeurs français souhaitent soutenir auprès des traducteurs, des agents à l’étranger et des maisons d'édition qui prennent le risque d'éditer de la fiction contemporaine. Fiction France veut donner un nouvel élan à la traduction de la littérature française d’aujourd’hui, être une vitrine promotionnelle à destination des professionnels du livre dans le monde et un soutien indispensable au marché du livre français à l’étranger. Un outil qui répond pleinement à la vocation de culturesfrance. N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte. Olivier Poivre d’Arvor directeur de culturesfrance

CULTURESFRANCE est l’opérateur du ministère français des Affaires étrangères et européennes et du ministère français de la Culture et de la Communication pour les échanges culturels internationaux.

La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français auprès de ses partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est aussi disponible sur Internet. www.culturesfrance.com

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sommaire

p. 8

p. 12

p. 33

p. 38

p. 46

Jeanne Benameur

Bruno de Cessole

Mathias Énard

Sylvie Germain

Jérôme Harlay

Laver les ombres

L’Heure de la fermeture dans les jardins d’Occident

Zone

L’Inaperçu

Le Sel de la guerre

Éditeur : Actes Sud Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Albin Michel Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Belfond/Place des éditeurs Parution : mai 2008 Responsable cessions de droits :

Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr

Jacqueline Favero jacqueline.favero@albin-michel.fr

Frédérique Polet frederique.polet@placedesediteurs.com

Éditeur : Actes Sud Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr

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Éditeur : La Différence Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Parcidio Gonçalves administration.ladifference@wanadoo.fr

p. 17

p. 27

p. 51

p62

p. 68

Pierre Daix

Fatou Diome

Régis Jauffret

Maylis de Kerangal

Philippe de La Genardière

Les Revenantes

Inassouvies, nos vies

Lacrimosa

Corniche Kennedy

L’Année de l’éclipse

Éditeur : Fayard Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Flammarion Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Gallimard Parution : septembre 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Verticales Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Sabine Wespieser Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Carole Saudejaud csaudejaud@editions-fayard.fr

Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr

Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

Joschi Guitton jguitton@swediteur.com

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p. 73

p. 81

p. 87

p. 115

p. 121

Bertrand Latour

Michel Le Bris

Virginie Ollagnier

Gisèle Pineau

Olivier Rolin

Un milliard et des poussières

La Beauté du monde L’Incertain

Morne Câpresse

Un chasseur de lions

Éditeur : Hachette Littératures Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Grasset Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Liana Levi Parution : septembre 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Mercure de France Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions du Seuil Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Virginie Rouxel

vrouxel@hachette-livre.fr

Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

Sylvie Mouchès s.mouches@lianalevi.fr

Bruno Batreau bruno.batreau@mercure.fr

Martine Heissat mheissat@seuil.com

p. 94

p. 100

p. 107

p. 128

p. 134

Christian Oster

Emmanuelle Pagano

Martin Page

Caroline Sers

Samuel Zaoui

Trois hommes seuls Les Mains gamines

Peut-être une histoire d’amour

Les Petits Sacrifices Saint-Denis bout du monde

Éditeur : Éditions de Minuit Parution : septembre 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : P.O.L Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Buchet-Chastel Parution : septembre 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions de l’Aube Parution : août 2008 Responsable cessions de droits :

Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr

Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr

Martine Heissat mheissat@seuil.com

Christine Legrand christine.legrand@buchet-chastel.fr

Lucie Poisson agence.luciepoisson@gmail.com

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Jeanne Benameur

Laver les ombres

Lea est dans la quête de la beauté, de la perfection du geste, de la maîtrise absolue du moindre muscle de son corps. Jamais pourtant elle ne parvient à s’affranchir de cette grâce douloureuse qui bannit tout plaisir. Elle semble empêchée de danser par une force centrifuge qu’elle ne sait pas nommer, comme elle semble empêchée d’aimer Bruno, le peintre qu’elle laisse approcher au plus près sans jamais accepter le partage. Par une nuit d’orage, d’apocalypse, elle gagne la petite ville côtière qui l’a vue naître. Mère et fille se retrouvent pour laver les ombres. En onze tableaux où alternent le présent et le passé, peu à peu se dénouent les entraves dont le corps maternel porte

Éditeur : Actes Sud Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr

les stigmates. Naples à l’époque de la guerre, le bistrot familial, un « bel ami » français qui promet le mariage à une jeune fille de seize ans qui, pourtant, vend son corps dans une maison close. Puis le départ pour la France, l’enfant inespérée, un semblant d’apaisement tout près du précipice. État des lieux après l’orage : recomposer autrement l’image mythifiée du père, intégrer le faux pas à la danse. Léa peut aller vers la vie comme la mer revient à l’étale. Dans une langue retenue et vibrante, Jeanne Benameur chorégraphie les mystères de la transmission et la fervente assomption des mots qui délivrent.

Sous la douche chaude, elle retrouve peu à peu sa peau. Sa peau à elle. Bien à elle. Elle laisse les larmes couler. Quand elle sort de la douche, elle revoit son livre, abandonné avec ses vêtements là-bas. Tu, mio. Son cœur ne lui appartient pas. Elle n’est à personne. Elle s’habille. Au fur et à mesure qu’elle enfile ses vêtements, elle chasse toute pensée. Il le faut. Qu’il n’y ait plus de place pour rien d’autre que le départ.

© DR

On dit En avoir le cœur net. Elle n’a jamais eu le cœur net.

Biographie   Jeanne Benameur est née en Algérie en 1952. Sa famille gagne la France en 1958 pour s’installer à La Rochelle. Elle vit entre Paris et La Rochelle et consacre l’essentiel de son temps à la littérature : roman, théâtre, poésie. Elle a publié des romans pour la jeunesse, essentiellement chez Thierry Magnier et aux éditions Denoël, et des romans pour adultes. Publications   Parmi les ouvrages les plus récents : Présent ?, Denoël, 2006, rééd. Gallimard, 2008 ; Les Mains libres, Denoël, 2004, rééd. Gallimard, 2006 ; Les Demeurées, Gallimard, 2001 (nouvelle éd.).

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C’est là-bas, dans le regard de sa mère, dans son silence. Le cœur net, il lui faut. Ses pensées se mettent en place, rapides. Elle en a pour cinq heures de route, six tout au plus. Si elle roule bien, elle arrivera avant la nuit. Elle n’avertira pas de sa venue. Elle ne veut pas du téléphone, pas de cette voix qu’elle ne reconnaît pas. Au moment d’ouvrir sa porte, elle revoit la main de Bruno qu’elle a écartée. Si seulement il l’avait prise dans ses bras, l’avait serrée contre lui sans dire un mot. Est-ce qu’il l’aurait délivrée ? La main de Bruno est retombée. Il l’a laissée partir. Il n’a pas su. Qui peut savoir ? Elle-même ne sait pas.

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Elle écarte l’image de Bruno. Plus tard. Plus tard. Si quelque chose est encore possible. Si elle a le cœur net. * Dans la petite ville au bord de la mer où vit la mère de Lea, la tempête est attendue. Les consignes de sécurité ont été données à tous dans la salle de la mairie. La vieille dame s’y est rendue comme tous les autres mais elle n’écoute pas vraiment. Elle est venue pour que personne ne s’inquiète mais la tempête, elle s’en fiche. Elle a déjà rangé les quelques souvenirs auxquels elle tient à l’étage. Pour le reste, les meubles et sa vieille carcasse, ça n’a plus d’importance. Elle n’a de vrai souci que de son jardin et les jardins, personne n’en parle. Elle est vite rentrée chez elle, a évité les discussions entre voisins. Personne ne s’en préoccupera, on sait qu’elle est un peu sauvage. Elle veut être seule. Le plus étroit des chemins a toujours deux sens. Elle l’a toujours su. Mais elle, ne voulait ni avancer ni reculer. Juste se donner l’illusion qu’elle marchait, comme les autres, de jour en jour, alors qu’elle tentait de faire tourner en rond le temps. Oublier. Elle était passée maître dans l’art de l’immobile. Rien de mieux que la répétition pour faire croire à l’éternité. L’éternité n’est pas un chemin. Elle est ronde. Un cercle n’a pas de sens. On y tourne. C’est tout. Elle avait consciencieusement passé sa vie à tourner, comme l’âne de la noria. Mais le cercle a un centre. Un jour le centre appelle attire. Le centre, c’est Lea. Mère et fille finissent toujours par s’y atteindre.

Et la tempête, ça tombe bien. Le vent l’a toujours aidée.

Elle sait, depuis le coup de téléphone de Lea, qu’elle ne peut plus reculer. Même si elle le voulait, elle ne le pourrait plus. La machine est en route. C’est elle qui l’a lancée. Elle connaît Lea. Elle est têtue, elle ne renoncera jamais à savoir.

Jeanne Benameur

Laver les ombres

Le médecin lui a dit qu’elle avait le cœur fragile et elle, elle veut avoir le cœur en paix, fragile ou pas. Le médecin a ajouté avec un sourire, comme pour s’excuser. À soixante-seize ans, on n’a plus un cœur de jeune fille ! Elle a répondu. Si vous saviez comme c’est vrai. Elle a hoché la tête, souri à son tour et elle s’est levée. C’était il y a trois jours. En la voyant partir, il s’est demandé si elle se moquait de lui, si elle prendrait vraiment les médicaments. Il a succédé à son vieux confrère il y a peu. Il apprend à connaître chacun des patients du cabinet. Il se rappelle les mots de son prédécesseur lorsqu’il a regardé avec lui les dossiers. Avec elle, avait dit son vieux confrère, tu ne risques pas de perdre ton temps. Je n’ai jamais connu de femme moins bavarde. Et c’était bien le cas. La vieille dame est rentrée chez elle, a fermé les volets, mis les barres. Elle a poussé les serpillières devant les portes, préparé des bougies, des allumettes auprès d’elle. L’arthrose a rétréci ses mouvements avec le temps. Elle peine mais elle n’a besoin de personne. S’il faut tenir un siège, elle tiendra.

La mère sait qu’elle a amorcé la sortie du cercle. À nouveau, un chemin. Il faut choisir un sens. Elle a peur. Mais elle est de ces femmes qui s’engagent toutes d’un seul coup et s’y tiennent. Aujourd’hui il s’agit de se retourner. De regarder. Et de dire. À sa fille. Elle a besoin de ne plus voir personne, de ne plus parler du tout pour savoir exactement ce qu’elle veut dire.

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Bruno de Cessole

L’Heure de la fermeture dans les jardins d’Occident

Philippe Montclar, jeune étudiant en lettres en quête d’absolu, rencontre par hasard, dans les allées du jardin du Luxembourg, Frédéric Stauff, philosophe que l’intelligentsia parisienne a d’abord porté aux nues puis excommunié. Fasciné par le personnage dont nul ne parle plus, il enquête sur son passé et cherche à le revoir. Peu à peu se noue entre eux une relation amicale qui évolue vers des rapports de maître à disciple. Au fil de discussions dans les jardins et les cafés de Paris, Frédéric Stauff confie au jeune Montclar l’histoire de sa vie – sa conversion à un mode d’être obscur

Éditeur : La Différence Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Parcidio Gonçalves administration.ladifference@wanadoo.fr

et anonyme qui prône le suicide comme seule issue philosophique à l’existence. Pour le convaincre, il lui raconte les échecs splendides de vies exemplaires : Senancour, Leopardi, Nietzsche, Bloy, Walser… Pourquoi Montclar, d’abord fasciné, va-t-il se mettre à douter de son maître ? Un voyage à Rome auprès d’un ancien camarade spécialiste du suicide dans la Rome antique l’amène à se demander s’il n’est pas manipulé par un héritier des sophistes. La compagne de Montclar, Ariane, sera l’instrument du destin.

© DR

Chapitre XI

Biographie

Bruno de Cessole, journaliste et critique littéraire, a collaboré à France Culture et à plusieurs journaux : Le Figaro, L’Express, Le Point, Les Nouvelles Littéraires, Les Lettres françaises. Il a animé la Revue des Deux Mondes et il dirige les pages culturelles de Valeurs actuelles. Publications   Versailles, Chêne, 2002 ; Propos intempestifs, La Différence, 2001.

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À chaque rencontre avec M. Stauff, à chacune de mes visites rue de Tournon, j’entrai un peu plus – encore qu’il fut rien moins que familier – dans l’intimité du personnage. De fait, la courtoisie surannée dont il ne se départait pas, sa réserve d’ironie, sa fierté d’anachorète imposaient spontanément le respect et n’incitaient pas à la confidence déplacée. Il n’était pas de ceux à qui l’on tape sur le ventre et auxquels, sitôt éclusés deux ou trois verres au café du coin, l’on exhibe sa belle âme, si ce n’est quelque photo de femme, à charge de revanche ou dans l’attente d’un compliment égrillard. Longtemps donc, nous en restâmes à un « monsieur » plutôt guindé, puis il s’autorisa du « cher ami » où affleurait une pointe de sarcasme affectueux, voire du « jeune homme », dont l’accent faussement paternaliste recelait parfois une intention bouffonne ou polémique, avant d’en venir à m’appeler par mon prénom, sous réserve que j’en fisse autant avec lui. Ce à quoi je ne m’habituai que sur le tard. Jamais cependant il ne passa du « vous » au « tu », ce qui ne laissa pas de me surprendre, habitué que j’étais d’entendre des mandarins blanchis sous le harnais solliciter de grands dadais l’honneur de se faire tutoyer. M. Stauff, je crois l’avoir dit, ne béait pas d’admiration devant la jeunesse. Loin de mêler sa voix au chœur de bêlements enthousiastes que suscitait alors le moindre fait et geste d’un godelureau, il avouait sa nette préférence pour les « vieux cons », moins arrogants et somme toute – leur espérance de vie étant limitée – moins insupportables que les jeunes niais crédités a priori, par la grâce de leur âge, de toutes les séductions et de tous les talents. Parce que je n’aimais guère ma propre jeunesse et que j’attendais avec impatience le moment où elle prendrait fin, cette lubie du vieil homme fut cause,

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en partie, de l’attachement que je lui vouai. Maintes fois je m’étais demandé à quoi correspondaient les initiales F.-E. précédant le nom dont il avait autrefois signé ses articles et les seuls livres qui aient échappé à sa fureur autodestructrice. Lui-même s’était fait connaître sous le prénom de Frédéric et c’est ainsi que je l’avais entendu nommer par ses rares connaissances. Je finis par lui poser la question. Un tantinet contraint, il me confessa que sa mère, fervente admiratrice de Rousseau, l’avait baptisé Émile en hommage au pédagogue genevois. Tout jeune il avait pris en grippe ce prénom démodé qui invite à l’abominable diminutif de Mimile, dont usaient et abusaient, goguenards, ses petits camarades du Collège cantonal, et l’injure se soldait à coups de poings dans la cour de récréation. Plus tard, quand il fut en âge de lire Jean-Jacques, son antipathie spontanée se fonda en raison et il décida d’intervertir l’ordre de ses prénoms ; d’Émile il devient, motu proprio, Frédéric-E. ou F.-E. Stauff. L’habitude se prit dès lors de l’appeler Frédéric voire Freddy, comme il est souvent d’usage dans le pays de Vaud. Toutefois, par égard pour sa mère, il avait maintenu son premier prénom sous la forme neutre et énigmatique d’une initiale. Ainsi que certains biographes, imbus du « charlatan de Vienne » – ici force m’est de dire que M. Stauff nourrissait une robuste aversion pour la psychanalyse et criblait son fondateur d’épithètes blessantes et colorées – n’auraient pas manqué de le souligner, nul doute que par ce geste il n’ait voulu renier ses origines et s’inventer un roman familial à sa convenance. Soucieux d’égarer le soupçon, il se plaisait néanmoins à vanter les mérites de l’inné et du patrimoine génétique, allant jusqu’à soutenir que tout ce qui est bon dans l’homme est hérité. Nous ne valons, affirmait-il encore, que par l’accumulation des vertus et des vices de ceux qui nous ont précédés. Provocant, il se plaisait à rappeler la phrase de Renan sur le sacrifice nécessaire de milliers de médiocres pour aboutir à la genèse d’un grand homme, ce reflet du divin sur l’obscure descendante d’Adam. À l’en croire, ces martyrs de la finalité avaient bien mérité de l’Espèce. Parfois, confiait-il dans un épanchement inattendu, l’envie le prenait de se forger une autre généalogie. Il regrettait de ne pouvoir échanger ses paisibles ancêtres vaudois, tige de paysans, de vignerons, de professeurs et de pasteurs, pour des brutes ignorant les ravages de l’introspection, pour des barbares immunisés contre les poisons de la lucidité, les affres de la contemplation. Autrefois, dans ses crises de fatuité, il inclinait à se croire le rejeton déjeté d’Attila, l’ultime survivant rabougri d’une horde de Huns ou de Mongols, destiné à être le fléau de la civilisation occidentale, laquelle se cherche en vain un dénouement digne de ses fastes passés. Las ! Quand il se faisait la barbe chaque matin, il lui fallait bien admettre qu’il n’était qu’un Mongol de bibliothèque, un Scythe de papier mâché, condamné

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par l’anémie de son organisme et les intermittences de sa volonté à revivre, sous la forme dérisoire des wargames, la mise à sac des empires et le déferlement des grandes invasions. En regard des Apocalypses du bon vieux temps, il déplorait d’avance que l’explosion finale, par quoi notre univers retournerait en poussière, nous grève par sa soudaineté des terreurs nécessaires au décorum d’une fin du monde. « Je parle moins pour moi que pour vous, soulignait-il, compatissant, qui n’aurez pas l’amère satisfaction de vous sentir mourir, partant, de vous préparer au grand passage. » À l’appui, il me citait les « Arts de mourir » du temps de la Contre-Réforme, fascinante rhétorique jésuite greffée sur les traités stoïciens, où se déployait toute une panoplie destinée, en « faisant l’amour à la mort », à apprivoiser la peur qu’elle inspire et ne laisser place qu’à la résignation envers les décrets de la Providence. Ce que je rapporte de lui pourrait faire passer mon vieux maître pour un rat de bibliothèque poussiéreux, un pédant de collège qui n’aurait vécu que par procuration. Ce serait se méprendre : le moins cuistre des hommes, M. Stauff se gardait de faire étalage d’érudition, mais il ne pouvait empêcher sa prodigieuse culture de transparaître dans ses propos. Ce qui m’étonna le plus, quand il m’admit à franchir son seuil, ce fut l’absence de livres chez un homme qui semblait avoir tout lu. Me surprit davantage le mépris sans phrases dont il témoignait pour « ces traces compromettantes d’un crime contre l’esprit ». Dans chaque livre publié il voyait un témoignage à charge contre son auteur, une insulte au silence, au secret, où sont enclos la plénitude et le sens de la vie. Que de forêts déboisées sans nécessité, se lamentait-il, pour ces excréments de la pensée, cette courante de la plume qui a prétention à se couler dans l’éternité du bronze. Au cours de nos déambulations, à la vue des piles de nouveautés, petits étrons de papier fraîchement pondus, qui encombraient les devantures des libraires, il se voilait la face comme devant un spectacle obscène. « Quel dommage, gémissait-il, que n’existe pas une gigantesque Bibliothèque universelle qui pourrait au moins subir le sort de celle d’Alexandrie ! » Volontiers, il se fût porté volontaire pour y mettre le feu. Je me récriais, moi qui jamais n’ai pu jeter un livre et qui, besoin étant, ne reculerais pas devant le vol d’un bouquin désiré. Devant lui, j’évoquais la cellule de saint Jérôme, ses murs tapissés de livres, sa clarté douce favorable à l’étude. N’aurait-il pas aimé, lui l’ermite de la rue de Tournon, vivre dans la chaleur d’une bibliothèque, enveloppé par la réverbération de ses auteurs familiers plutôt que dans l’anonymat grisâtre d’une ancienne chambre d’hôtel, comme parmi les épaves d’un naufrage ? Quelle idée convenue, rétorquait-il, je me faisais d’un homme tel que lui. Dès son enfance il avait été environné par les livres, encerclé par des murailles d’in-folio ; très tôt il avait épuisé la bibliothèque paternelle, puis il s’était mis

Bruno de Cessole

L’Heure de la fermeture dans les jardins d’Occident

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Pierre Daix

Les Revenantes

Éditeur : Fayard Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Carole Saudejaud csaudejaud@editions-fayard.fr

© John Foley/Fayard

à hanter les dépôts publics jusqu’à ressentir la nausée de la chose imprimée, de ces myriades de chiures de mouche sur la blancheur mal défendue du papier. Plus tard, quand il avait pris racine à Paris, il traînait à sa suite deux lourdes cantines, sa bibliothèque portative, coltinée de déménagement en déménagement. Au fil des ans il avait pris conscience que les livres peuvent être aussi une forme de prison. Peu à peu il s’en était défait, avait donné les uns, troqué les autres, vendu le reste à un bouquiniste. À force de les lire et de les relire il avait fini par les connaître par cœur ; leur possession était superflue, pure concession à un fétichisme sentimental. Le renoncement vers quoi il tendait, exigeait ce sacrifice. Comme l’enseignait la pensée chinoise, l’idéal n’était-il pas de connaître sans voyager, de voir sans regarder et de penser sans lire ? Voilà pourquoi dans l’antre de Diogène je n’avais vu que quelques dictionnaires exténués, une vieille édition bilingue de Lucrèce, un volume dépareillé des œuvres de Gibbon, un autre de Jules Lemaître et dans un volume allemand, en lettres gothiques, les Aphorismes de Lichtenberg, seuls survivants d’une bibliothèque engloutie. À l’occasion ces volumes servaient à caler une table bancale, à laisser une porte entrouverte, ou à surélever le matelas de son lit, quand il s’allongeait pour parcourir, selon son étrange habitude, des journaux vieux de plusieurs mois. Ce dédain du livre en tant que tel, M. Stauff ne l’éprouvait pas cependant vis-à-vis des ouvrages qu’il m’arrivait d’avoir avec moi ; ceux-là, il les regardait, les manipulait avec curiosité comme s’il s’agissait de vestiges archéologiques, puis me les rendait, un curieux sourire aux lèvres. Souvent il m’interrogeait sur mes lectures. L’étendue de ses connaissances, la sûreté de sa mémoire me confondaient. Quelle naïveté de ma part ! J’avais été presque choqué qu’il ne possédât pas de livres, or cet homme était une vivante bibliothèque ! Sans ressources, à son arrivée en France, il avait exploité cette mine en achetant dans les salles de vente de vieux ouvrages au-dessous de leur valeur puis en les revendant aux libraires spécialisés ou à de riches amateurs. Il était juste, me dit-il, que les livres l’aient fait vivre, lui qui jadis avait cru vivre pour eux. Dès le début de notre amitié, avide de mieux le connaître, je cherchai à reconstituer ses lectures, partant la généalogie de sa pensée, en notant sur un carnet les noms des auteurs qui revenaient le plus souvent dans sa conversation. Je relis cette liste et je me souviens que son éclectisme m’avait découragé. C’était un joyeux pêle-mêle où le plus sérieux côtoyait le plus frivole, où l’érudition tutoyait le tout-venant.

Biographie

Pierre Daix, né en 1922 à Ivry-sur-Seine, a interrompu des études d’histoire quand il a intégré la Résistance à l’automne 1940. Puis il est déporté à Mauthausen. Rédacteur en chef des Lettres françaises de 1948 à 1972, il collabore après 1980 au Quotidien de Paris et au Figaro littéraire. Il est romancier, essayiste et historien d’art. Ami de Picasso, il a publié de nombreux ouvrages sur l'artiste et son œuvre. Publications   Parmi ses romans : Une maîtresse pour l’éternité, Éditions du Rocher, 2003 ; Une saison Picasso, Éditions du Rocher, 1997 ; Quatre jours en novembre, Belfond, 1994 ; L’Ombre de la forteresse, Robert Laffont, 1990 ; La Porte du temps, Éditions du Seuil, 1984 ; Les Chemins du printemps, Grasset, 1979.

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Les Revenantes, ce sont cinq femmes, trois Françaises et une Belge tout juste libérées du camp de Mauthausen, ainsi qu’une Anglaise. Franz Werfer, lieutenant de la Wehrmacht, a pour mission de les escorter jusqu’en Suède, où elles doivent servir de monnaie d’échange en cette période de fin de guerre. Mais il choisit de les conduire chez les Alliés tout proches. Ils y rencontrent Roger, correspondant de guerre, qui très vite se lie à eux.

De 1945 à 1953, ces femmes, puis Franz et Roger, tour à tour, racontent le retour, l’après-guerre, la difficulté de (re)vivre, leur incroyable solidarité, cet entre-elles devenu leur plus sincère espace de partage. Dans un élan romanesque irrésistible, cette œuvre magistrale, écrite entre 2001 et 2008, portée durant toute une vie, nous fait partager ce destin collectif et ces histoires individuelles.

3. Julia Je me veux de bois. Comme quand l’autre abominable, le truand qui m’a brûlée avec ses cigarettes, m’attachait les mains dans le dos avec ma combinaison déchirée, me laissant le cul à l’air comme les seins. Pourquoi t’enfoncer dans ce souvenir, la nuit qui doit être pour toi la dernière ici ? Tu le réentends s’en prendre à Henri : « On va lui faire passer sur le ventre tout le détachement. On lui aura un peu brûlé la chagatte avant, histoire de la faire gueuler plus fort, quand ils se la farciront. N’est-ce pas, monsieur l’Obersturmführer ? » Je clamais mon mépris par mon silence roide. Peut-être l’ai-je ainsi distrait, permettant à Henri de foncer par la fenêtre ouverte ? Ce n’est pas une vie, d’être une survivante. Tu n’as même pas vingt-quatre ans et ton mari s’est tué ce jour-là. Et les autres morts du réseau… Tu ne sais pourquoi, à ton arrivée dans la prison, ici, tu t’es mise à le raconter à Lucette, l’espionne belge délurée. Elle t’a prise par les épaules et ça t’a fait du bien : « Sûrement un mac, ton truand français. Faut être sadique avec les femmes pour penser à des trucs pareils sur ta moule. » Moule : je ne comprenais pas mieux que chagatte. Elle a dû traduire. Nous attendions toutes les deux d’être rasées partout pour la désinfection, ce qui a ravivé mes plaies, déclenché l’infection. Claudine, ma compagne de cellule, m’a soignée avec son expérience d’infirmière : « Tu vas t’en sortir grâce aux sulfamides. Ils t’ont salement arrangée, tout de même. » Elle me dorlote. La maman que je n’ai pas eue. Me dit à l’oreille : « J’ai une fille, Paulette, la moitié de ton âge. Aussi câline que toi. » Deux ans plus tard, j’ai mal, ce matin, à la brûlure dans le pli de ma cuisse. Vais-je vraiment sortir de ce monde affreux ? Retrouver la douceur de l’avant-guerre ? J’ai raconté cette autre vie à Claudine, les premières semaines.

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Reçu son impudeur en réponse : « Entre femmes, ma petite Julia. Ou plutôt ma grande… » Et comment son mari… ? Elle se chantait : « Un vrai balèze. Fait pour la baise. Mes copines étaient contre, au début. T’es bien trop menue pour cette armoire à glace. Moi, il me faisait mouiller. Mais mouiller ! Trempée, j’étais ! » Son air de poupée en celluloïd. Si douce avec moi. Mieux encore que grand-mère, parce qu’elle a quoi ? dix ans de plus que moi. Rien ne vous désunit, même quand tu as découvert qu’elle est communiste et, elle, que tu es fille de Russes blancs. Tu as été séparée d’elle quand les souris grises t’ont prise pour le secrétariat de la prison, parce que tu parles allemand. Ta propre cellule. Le châlit pour toi toute seule. Matelas de sciure de bois, enveloppe de bois tressé, et toi, là-dessus, de bois comme si tu n’étais que du mobilier. À cause de Claudine, tu te dis maintenant qu’Henri a glissé sur toi. Et puis, hier soir, la patronne de la prison, toujours raide comme un pieu, ouvre ta cellule. Tu sautes au garde-à-vous réglementaire à trois pas. « Demain à l’aube, les femmes occidentales sont évacuées. Les Françaises comme les Norvégiennes. À vous d’organiser. » Sa bouche en cul de poule : Eine trennscharfe Evakuierung ! Une évacuation sélective ? Évacuées, mais vers où ? Tu as peur du dehors. On te donne carrément un demi-pain de l’armée. Tu n’en as plus vu la couleur depuis février. Un vrai bout de saucisse. Tu dévores. Seul le thé est la même lavasse. Te voici déjà au greffe. Pourquoi la vieille me laisse-t-elle si longtemps ? Je trie ce qu’elle a déjà sorti et passe mon alliance, par jeu. Elle me va encore. Réaction idiote. Tu as échappé aux gros travaux, donc gardé tes doigts de jeune fille de bonne famille. Ton mariage appartient à une autre existence, en poste restante, que tu ne réclameras pas. Tu continues, par jeu, de faire glisser le léger anneau d’or sur ta peau. Tu as ainsi voulu t’y habituer avant ton mariage, oh, sans y voir malice. Curieux, tout de même, que cette attente au greffe te resserve l’essai chez un grand bijoutier proche de l’Opéra ; Henri, penché sur toi, sentait le cigare. Sa voix un peu haut perchée pour un homme : « Vous avez les doigts les plus fins du monde ! » Tu as cru qu’il allait te donner un baiser, mais rien ne s’est passé. Et l’anneau de te sembler dès alors un petit peu trop grand, un peu trop lâche. Ils vont se débarrasser de nous, à présent que la défaite paraît irréversible. La crainte revient me tarauder. Des avions mitraillant les routes comme pendant l’exode de juin 40. Pourvu que grand-mère soit encore vivante ! Avant la guerre, tu te voulais jeune fille à la page, comme elle disait. Le souvenir te fait rougir, te ramenant à tes même pas dix-huit ans. Le soir de l’achat, tu as mis cette alliance avant de te rendre en cachette à la chambre d’Henri, ayant décidé que tu devais être déjà sa femme pour savoir affronter de haut, dans ta grande parure blanche à traîne, les trois cérémonies qu’on t’avait fait répéter : la civile, la catholique et l’orthodoxe égrenées sur trois jours. Devant ton grand-père

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en uniforme de général. « Je veux que vous fassiez de moi votre femme par ma décision. Pas par l’autorisation de nos Églises. » Tu avais prévu de faire tomber ta culotte de pyjama. Il ne t’en a pas laissé le temps, t’a prise par le bras et raccompagnée. Oh, très gentiment. Tu croyais savoir tout de la vie d’une femme, et tu ne savais rien, aucun souvenir de ta mère, morte si jeune, qui t’a laissée à des nourrices, jusqu’à ce qu’assez grande pour atteindre l’étagère tu trouves un bluet séché dans un livre lui ayant appartenu, que ta grand-mère t’interdisait. Le titre ne te disait rien d’intéressant. En fait, tu ne le comprenais pas. Le Rouge et le Noir. Ouvert à la page du bluet, te frappe une croix dans la marge. En face, souligné au crayon : J’ai le bonheur d’aimer, se dit-elle un jour avec un transport de joie incroyable. J’aime, j’aime, c’est clair ! À partir de là, tu ne l’as plus lâché. Tu as voulu être Mathilde de la Mole au xxe siècle. Elle abhorrait le manque de caractère, c’était sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l’entouraient. Des enfants d’émigrés russes comme toi, dont les parents portaient des titres ronflants et qui te laissaient de marbre. Henri, tout au contraire de Julien pour Mathilde, venait de la vraie noblesse et ne le laissait jamais paraître. Tu as su tout de suite qu’il était fait pour affronter le danger solitaire, singulier, imprévu, vraiment laid. Vraiment laid. L’avenir t’a donné hélas raison. « Tu voudrais régler ta vie comme du papier à musique », disait grand-mère. Ce que je pouvais être gourde, en me croyant audacieuse et avertie ! Tout ça à cause d’un autre livre de maman, sans bluet, aux pages fatiguées, en allemand, dont je ne comprenais pas non plus le titre que j’ai dû chercher dans le dictionnaire : Frauenabteil – compartiment pour dames seules. Il détaillait, dessins à l’appui, mon ventre, mon sexe et son emploi. Gardait le parfum de ma maman. C’est à cause de ce bouquin que j’avais décidé de braver toute pudeur. Comme Mathilde. Tu piques un fou rire qui désarçonne Henri. Tu ne savais rien, sauf que tu n’étais pas faite pour attendre d’un homme qu’il donne du sens à ta vie. Je renfonce mon alliance pour me punir de l’avoir pensé : Henri a sacrifié la sienne pour moi. Raison de plus pour que la suite ne dépende que de moi. Encore faudrait-il qu’il y eût une suite. L’attente dure par trop. Quelle idiote de les croire ! Tu portes la robe de bure noire, le matricule du pénitencier, les sabots réglementaires. Sorties, on pourra vous flinguer dans les champs alentour. Les deux exécutions auxquelles on m’a contrainte d’assister. Ils décapitent les femmes jugées par tradition indignes des douze balles, la tête encagoulée sur le billot. Un seul coup de hache. Les saccades du flot de sang. La politique, une Polonaise, avait crié que l’Armée rouge vaincrait. L’autre, Volksdeutsche condamnée pour avortement, avait supplié jusqu’au dernier instant : Meine Kinder ! Mes enfants ! La vieille Aufseherin revient à pas de souris, pose sur son bureau les morceaux choisis de Goethe en édition keepsake, Berlin 1921, seul souvenir officiel

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de mes parents disparus dans un accident de train. Je caresse la couverture de cuir, l’ouvre pour retrouver les textes en gothique que je sais par cœur. Cadeau de mon père à ma mère, ou l’inverse. Mes deux langues maternelles : le russe de ma nounou et de grand-mère, l’allemand que parlaient mes parents pour oublier le monde d’avant. Le français s’y est superposé à Paris. La vieille a traîné le sac en grosse toile bleue marqué de mon matricule et de mon nom à l’allemande : Julia von Villeroy. Pas trace de mon sac à main, trop chic. Volé, sans doute. Elle fixe mon alliance et de sa voix de Prussienne me lance que ce n’est pas un truc à montrer, l’or. Das Gold. « Dans le sabbat qui règne au-dehors, ils te couperont l’index pour piquer ta bague plus vite. » La vieille me rend mes papiers d’identité, carte de la faculté des sciences, permis de conduire. Ajoute en confidence que, « sur les routes, mieux vaut que tu gardes tes habits de taularde. L’Allemagne en ruines peut t’en faire cadeau. » L’autre répète en me fixant de ses yeux gris, pour enfoncer le conseil : « Meine Tochter, eine Primaware wie du ! » Ma fille, un article de premier choix comme toi ! Et, du pouce de la main gauche, pour se mieux traduire, embroche sa paume droite craquelée. Ce geste jure à tel point avec son allure de dame coincée qu’il me paraît encore plus obscène. La tension nerveuse, la mauvaise bouffe, comme Claudine me l’avait expliqué, nous privent de nos règles. Je me sens asexuée. Encore plus offensée ; la vieille doit le sentir. Elle chuchote : « Du sollst deine Nummer auftrennen. » Tu dois découdre ton matricule. Puis, cherchant à nouveau une complicité : « Du hast eine gute Nummer gekriegt. » Tu as tiré un bon numéro. Malgré moi, je souris. Jadis, je me tirais des situations difficiles par l’insolence. La taule m’en a appris les limites : mieux vaut fermer sa gueule. Soudain, la vieille te rappelle, grommelant qu’il ne faut pas sortir avec ton bonnet de taularde. Elle me tend une casquette d’exercice kaki. Vrai qu’une femme ne peut se balader tête nue, même dans la pagaille qui doit régner dehors, sans paraître… Surtout qu’on voit au premier coup d’œil que tu as été tondue. Casquette bien à ta taille. La vieille a l’œil. Enfin seule, la tension ne retombe pas. Peur du dehors. Du vide. J’ouvre le sac pour penser à autre chose. Mes chaussures, d’honnêtes chaussures d’avantguerre à talon plat, en cuir, choisies quand ils sont venus m’arrêter parce que vraiment pas tape-à-l’œil. Avec le retour de l’alliance, le signe qu’on nous libère vraiment. Ne baisse pas ta garde. Ta vie d’avant reste engloutie dans une tombe d’autant mieux scellée que tu l’imagines, puisque tu sais que la Gestapo n’a jamais rendu le corps de ton mari. À moins qu’après la libération de la France… ? Neuf mois déjà. En dessous, plié intact, le tailleur gris clair sobre, genre Chanel, choisi le matin de ton arrestation pour faire dame honnête. Tu le portais autrefois comme un uniforme, les jours d’examen. À présent, un luxe indécent pour ce

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que tu dois affronter. Et peu compatible avec ton état de veuve. Ça m’est aussi difficile de me penser veuve que, durant le si peu de mois de ma vie avec Henri, me penser en épouse. Cache le tailleur au fond du sac pour chasser la culpabilité qui rejaillit. Je me reprends en main. Il suffit à présent de quelques pas pour vérifier si l’ordre de nous libérer, tellement absurde, est vrai. Je franchis, comme si ça allait de soi, une porte blindée qu’on ne m’a jamais ouverte. Couloir repeint de neuf. Briqué. Lavabos sur la droite. Des vrais. FRAUEN. Pour dames. Propreté à l’allemande. Et, sans que je m’y attende, mon image dans le miroir. Ça ne m’est plus arrivé depuis deux ans ! Une autre. Fanée. Peau blafarde, pommettes hautes, trop saillantes. Souvenir des Mongols, disait grand-mère. Sous la casquette, ma tignasse noire. En fait de Primaware, du rebut. À même pas vingt-quatre ans. Vaut mieux. Les types prennent-ils le temps de regarder celles qu’ils… ? Je touche mes joues et un peu de rose apparaît. Plaquer mes cheveux sur les côtés, les mouiller. Mon visage d’avant. Comme si j’avais coupé mes cheveux trop courts. Ta liberté, avec les chaussures, c’est de ne plus porter de bonnet. Plus avoir à l’enlever dès qu’une gardienne… Pourquoi ai-je souri ? Je baisse les yeux. Dans mon autre vie, un sourire m’ouvrait toutes les portes. Fini. La vieille a raison. Dehors, la chienlit de la défaite. Les bruits qui courent, depuis que nous logeons des réfugiées de Prusse, sur les viols commis par les Soviétiques. La ravine de peur dans mon dos. Pas en pensant au viol : je me sens vraiment de bois, mais la mémoire toujours à vif des coups sauvages, des brûlures de cigarette. Je ferme les yeux. Plus jamais une épaule où te blottir. Un Villeroy fait la guerre. Professeur, il aurait pu… Non, retour volontaire à la cavalerie, comme ses ancêtres. Ensuite la Résistance. Tu calcules : fin 1939, 1940, sauf un peu en été, mais tout 1941, 1942. Trois mois avec lui et trois ans et demi sans, plus deux autres années depuis sa mort. Veuve d’Henri veut tout dire. Il s’est tué pour moi. Je me frotte le visage à l’eau froide. J’ôte ma robe. Torse nu pour achever de réveiller mon corps. La lourde culotte réglo de grosse toile blanche bouffante et fermée au dessous des genoux me donne une allure de cocotte pour comédie de boulevard. Je la jette. L’eau tiède, presque chaude. Du savon. Du vrai. Les poils des aisselles et de ma toison repoussent après les rasages et font sale, piquent sous les doigts. Tu t’en fous. Personne à qui plaire. Je cherche les traces des brûlures de cigarette. Celle au creux de la cuisse gauche forme un bourrelet jusqu’à la lèvre de mon sexe. Le Français écrasant le tabac en feu : « La prochaine, ça sera tu devines où ! Dis-lui de parler ! ! Ta chagatte te fera miauler ! » Klaspen, le patron SS, s’enquiert : « Chagatte ? Ah ! Miauler ? Miauen ? » Je bondis nue hors de la douche, ramasse la serviette. Je me sens de bois, mais débordante d’amour inemployé. De l’amour-protection qu’on porte à un enfant. J’aurais dû… Une petite fille de cinq ans, déjà coquette. Qu’on câline. Je me vois en mère à fille. Pour ce qu’on ne m’a pas donné. Ma mère voulait,

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paraît-il, un garçon, et ma grand-mère m’a élevée comme un garçon. Le miroir me montre l’arrivée de Gisèle dans un tailleur bleu marine trop long qui fait à lui seul vieille fille. Je ne bouge pas, comme si je ne l’avais pas vue. Elle se retient mal de m’inspecter. On se voyait à poil, une fois par semaine, aux douches. « La vieille ne t’a pas dit, à toi aussi, de garder tes habits de prisonnière ? – Non, pourquoi ? – Parce que, sur les routes, mieux vaut ne pas paraître… » Je ne dis pas « femme ». La greffière n’a pas éprouvé le besoin de mettre Gisèle en garde. Sans son violon, elle est aussi veuve que moi. Je rentre dans la cabine. Ça me répugne de remettre la chemise de droguet, même si je ne l’ai portée que deux jours. Je passe mes dessous de la vie civile et, à les toucher, je me sens frémir comme sous une caresse. De la soie d’avant-guerre. Une vraie culotte souple, menue, au lieu de la tuyauterie rêche et moyenâgeuse. Le soutien-gorge, trop grand. La taule a ça de bon que je ne les ai pas usés. Je m’en veux de ne pas être autant de bois. Henri, notre vie commune installée, ouvre par mégarde la porte de la salle de bain, me découvre en portejarretelles, chuchote : « Laissez-moi vous regarder… » Je me retourne, rieuse. Il m’a emportée… Je me suis sentie vexée que ce harnachement l’ait troublé plus que ma nudité. J’en sais toujours aussi peu sur lui. Sur les hommes, puisqu’il a été le seul exemplaire. Je prends sur moi d’aller me revoir dans le miroir. Je n’aurais pas dû. La soie fait ressortir le manque d’éclat de ma peau. Je remets ma chemise de gros drap par dessus, puis ma robe noire. Je fonce. De penser à des trucs intimes, j’ai pris du retard. Lucette, dans la cour, semble papoter sur un marché de province avec les Norvégiennes costaudes. Seule du groupe à avoir comme moi gardé la robe de prison, elle se détache par son allure souple, étudiée, de mannequin. Manque seulement Claudine. Je repère devant le porche un camion à grande croix rouge sur la bâche. Donc ils évacuent vraiment les femmes occidentales. Nous. Les hauts murs noirâtres de la Zuchthaus, la prison de réclusion, me paraissent moins agressifs. Tu n’as jamais pensé que tu en sortirais vivante. Ton cœur bat trop fort. Pour la première fois, les Aufseherinnen ne nous gueulent pas dessus en arpentant la cour de leur marche mécanique, tailleurs gris juste au-dessous du genou sur des bas de fil de même couleur. Je n’ai pas retrouvé de bas dans mon paquetage. Arrêtée en avril, je devais être jambes nues. Il fallait tellement économiser les bas, alors. Moi qui me croyais si sûre de l’avenir, je me voyais déjà passant ma thèse, docteur ès sciences dès 44. Claudine arrive bonne dernière, plus poupée que jamais dans ses vêtements civils. Blonde éclatante et bouclée, infirmière, elle a échappé à la tonte générale. Robe demi-saison paille, veste de tricot verte, elle observe le groupe de ses grands yeux clairs qui lui mangent le visage. Elle veille à ne pas abîmer des chaussures à talons assez hauts. Du coup, elle paraît en visite : « Vous avez obéi à la vieille. Moi pas. Nous, nous n’avons rien à craindre des Soviétiques. »

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Je la rabroue : « Tu n’aurais jamais dû mettre tes chaussures de ville. Nous commençons en camion, mais d’ici à ce que nous finissions à pied ! » Elle me sourit pour faire la paix. C’est son truc, quand tu lui expliques que si tu n’as aucune raison d’aimer Staline, tu apprécies qu’il combatte les nazis. Elle dit : « Nous serons toujours comme deux doigts de la main. » Afin de détendre l’atmosphère, je demande : « Par où peuvent-ils nous évacuer ? Par la Suède ? » Personne ne répond. D’après ce que je sais, la Zuchthaus se trouve en Saxe. Donc au fin fond de l’Allemagne, près du quadrilatère de Bohême. Celle des Norvégiennes qui parle français énonce : « Il faudrait que nous montions jusqu’à Brême, en passant à l’ouest de Berlin. Une belle trotte, comme vous dites. » La gardienne en chef se montre, sèche comme un coup de trique, gueule taillée en biseau, calot portant les barres de son grade sur une indéfrisable de fausse blonde, boucles collées comme au cinéma. Elle me prend à part pour chuchoter qu’elle m’a rendu le séjour dans sa prison le moins pénible possible. Estomaquée, je ne trouve rien à dire, je hoche la tête. Elle fait l’appel, sautant seulement l’ordre d’enlever les bonnets pour lancer celui d’avancer au pas cadencé. Ein zwei, ein zwei. Je découvre l’escorte. Réduite au minimum : un lieutenant de la Wehrmacht, assez jeune, grand, plutôt bel homme, un peu Clark Gable en blond, boitille entre deux soldats, un très jeune Bébé Cadum et un vieux, très vieux, par contraste. À côté, une voiture découverte, torpédo quatre places avec des fauteuils de cuir rouge. Le radiateur du moteur porte encore sa couverture d’hiver, molletonnée, avec un rideau réglable pour mesurer l’entrée d’air. Je ne connaissais de voiture ayant un dispositif aussi recherché que la Delaunay-Belleville de mon beau-père, le comte de Villeroy. À côté du camion, le chauffeur, un long gaillard, gueule de trappeur, uniforme étranger, dans son dos un gros KG, Kriegsgefangene : prisonnier de guerre. Le plus vieux des troufions s’écarte, va avec le chauffeur chercher une petite échelle et l’ajuste afin que nous puissions monter dans la benne du camion. Le jeune arrive, ployé sous de grosses sacoches pour la nourriture et une bonbonne d’eau qu’il dépose avec des gobelets d’acier. Il nous fait signe de monter. Les autres s’écartent pour me laisser passer, respectant idiotement la hiérarchie de la prison. La directrice me salue. Je monte, relève ma robe pour enjamber le rebord. Des bancs de bois perpendiculaires à la route. Je me place sur le premier pour suivre le trajet. Le lieutenant s’approche et confie qu’il s’agit d’une évacuation vers la Suède. Ein Vergleich. Comme si le mot lui avait paru bizarre, il l’explicite en français : « Suite à un accord. » Ils ont pris du retard. Beaucoup de retard. Nous aurions dû partir le 22 avril. Les ordres étaient allés à Ravensbrück, un camp de concentration pour femmes au nord de Berlin. Déjà évacué. On était le 24. Bref, il comptait sur notre coopération. Ihre Mitwirkung. Cette affaire le dépassait.

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Des ordres venus du commandement des SS. De très très haut. « In-dis-cutables, donc. » En bon français, syllabes détachées. Il le répète, ajoutant : « Aussi longtemps que ce sont eux qui décident. » Je tressaillis, me demandant s’il faut entendre là un signe d’opposition. Je me méfie du charme de sa voix. Les Allemands ont perdu la guerre, le lieutenant le sait, point final. Je croise son regard : des yeux bleus, très bleus, d’un bleu net, dur, qui vous fouillent. Bienveillants, cependant. Comme s’il avait lu mes pensées, il sourit. Un vrai sourire. Voilà que ce sourire me fait chaud au cœur. Quelque chose passe dans son regard. Je me sens rougir ; je m’en veux de céder si vite à l’ennemi. Il parle un allemand d’universitaire, sans accent local, peut-être un Rhénan. Il m’inspire malgré moi confiance et je lui dis, dans mon allemand le plus châtié, que j’apprécie son attitude et l’assure de notre Mitwirkung. En reprenant son mot. Ce qui veut dire que nous ne chercherons pas à nous enfuir ; pour aller où, d’ailleurs ? Les Norvégiennes opinent. Je me traduis pour Gisèle et Claudine. Lucette garde son air détaché. Elle comprend chaque mot, même si elle fait rire, avec son allemand mâtiné de flamand. Le lourd portail s’ébranle. Le camion démarre aussitôt. J’étais arrivée de nuit à la Zuchthaus. Dès les premiers tours de roues, ma vue s’ouvre sur un horizon où moutonnent sous un ciel d’opérette des collines boisées, éveillées en vert clair par le printemps. Une églogue : parfum d’herbe mouillée, paix agreste. Le premier patelin, un bourg campagnard, ne semble guère atteint par la guerre, sauf qu’on n’y voit pas d’hommes. Le soleil est en arrière sur la droite, ce qui signifie que nous allons bien vers le nord-ouest. « Tu as des enfants ? » demande la Norvégienne francophone, comme nous en croisons un groupe bien propret, joues pleines et roses, sans doute une école maternelle. Je fais non de la tête. J’ai failli ajouter : et n’en aurai jamais. « Moi, j’en ai trois qui m’attendent à la maison. Je me demande s’ils vont me faire fête, après tant d’années. Me reconnaître. Ils peuvent m’en vouloir de les avoir abandonnés. Ça me fait peur. » Nous traversons une petite ville encore plus proprette. N’étaient les inscriptions blanches sur fond rouge vif de banderoles à croix gammées demandant de tout consacrer à l’effort des armées, la vie y semble aussi éloignée de la guerre que dans le bourg d’avant. Claudine me chuchote : « Mon mari viendra me chercher avec des roses rouges, comme lorsqu’il m’a fait sa demande. Je suis sûre qu’il se sera réservé pour moi. Autant te dire que j’y aurai droit tout de suite. » Je déteste. Henri me semble avoir été trop réservé, puis le mot me fait mal. Je m’en veux, j’en veux encore plus à Claudine de son manque de pudeur, de sa vantardise à la con, c’est le cas de le dire. Je n’ai jamais connu ce qu’elle ressasse. Pas faite pour. Et tant mieux. Le camion quitte la grand-route asphaltée pour un chemin caillouteux qui nous ballotte. Une odeur de forêt à m’en enivrer. Combien d’années que je n’ai plus senti la nature ? Le soleil, plus haut,

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Inassouvies, nos vies

Éditeur : Flammarion Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr

Photo Xavier Thomas @online.fr © Flammarion

joue parmi les jeunes feuilles des arbres, chênes et hêtres. Je ressens soudain une formidable envie de vivre, de courir à perdre haleine en humant l’air pur. Tu sauras déguster ta liberté. Ne t’emballe pas. Pourquoi ce détour, quand nous avons tellement de retard ? Nous revoici bientôt en pleine lumière. C’est pour voir le départ d’une rangée de barbelés mal tendus sur des pieux en bois dont la peinture s’écaille. Ils délimitent quelque chose. La guerre n’est pourtant jamais passée par là. Le camion cahote de plus belle. Un panneau porte en grosses lettres gothiques noires : Gefahr ! Danger ! Une haute clôture toujours en barbelés, mais rectilignes ceux-là, soignés, tenus par des isolateurs en porcelaine. Électrifiés. Je pense « camp », avant de discerner des détenues maigres, bonnet et robe à rayures blanches et bleues, pieds nus dans des claquettes, qui se traînent dans la boue. Une grosse avec un brassard rouge de Kapo leur tombe dessus avec une trique. Ah, elle est belle, la Mitwirkung ! Salaud de lieutenant ! Comme une idiote, tu t’es laissée prendre par son air bien élevé ! Je lance malgré moi : « Quelle horreur ! » Visages fascinés de mes compagnes. À la Zuchthaus, on parlait avec terreur des Lager, des camps, à cause des détenues qui en étaient venues, des politiques polonaises. Elles prétendaient que la prison était un vrai sanatorium. L’air du dehors est devenu lourd, empuanti par une odeur de brûlé. Le camion s’arrête dans un hoquet. L’instant d’après, le jeune troufion apporte l’échelle. Je m’apprête à lui dire ses quatre vérités, bien qu’il me sourie aussi gentiment que la première fois. Le lieutenant arrive, souriant lui aussi, et met sa main sur la mienne : « Vous allez recevoir une nouvelle compagne. » La peur que je venais d’emmagasiner s’envole dans un soulagement trop brusque. Il a laissé sa main et, quand je m’en aperçois, je frémis, nos regards se rencontrent. Bleu vif. Ça sort de moi : « Cela nous fait du bien que vous preniez soin de nous. » Je passe d’un extrême à l’autre. C’est lui qui enlève sa main, parce qu’arrive une jeune femme aussi grande que moi, mais avec de belles rondeurs, vraie Titien aux cheveux châtains abondants, bien lavés, aux reflets roux. Je me sens éteinte. Je repère l’emplacement du matricule décousu quand elle arrive à ma hauteur. Elle m’adresse un sourire engageant et je lui réponds, désarmée par ses yeux vifs qui tirent sur le vert, par le rayonnement de sa présence. « Française ? Je m’en doutais », lance-t-elle. Je n’aime pas qu’on aille plus vite que moi, mais je lui fais place sur la banquette. D’où sort-elle ? Une femme aussi femme ! La nouvelle venue examine sans gêne l’intérieur du camion, se présente : « Je m’appelle Katie, Katie Mildraw. J’ai la nationalité anglaise, mais je suis française. Vous aussi ? – Pas toutes », je réponds, encore sur mes gardes. « Bienvenue à bord ! » Je fais les présentations afin de marquer que je suis la patronne du groupe.

Biographie

Fatou Diome est née en 1968 au Sénégal. Elle arrive en France en 1994 ; depuis, elle vit à Strasbourg. Elle est l'auteur d'un recueil de nouvelles ainsi que de deux romans. Publications   Kétala, Flammarion, 2006, rééd. J’ai lu, 2007 ; Le Ventre de l’Atlantique, Anne Carrière, 2003, rééd. LGF, 2005 ; La Préférence nationale, Présence africaine, 2001, rééd. coll. « Poche », 2007.

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Betty, la trentaine solitaire, passe son temps à observer les habitants de l'immeuble d'en face. Son attention se focalise sur une vieille dame ; à son air joyeux, elle la baptise Félicité et se prend d'affection pour elle. Lorsque Félicité est envoyée contre son gré dans une maison de retraite, Betty, bouleversée, remue ciel et terre pour la retrouver. Dès lors, une véritable amitié va les lier. Au fil de ses visites, émue par cette vieillesse qu'on oublie de respecter, Betty devient la confidente des pensionnaires et note consciencieusement leurs souvenirs dans un carnet. Elle tient Félicité informée de la vie de ses anciens voisins.

Une nouvelle va plonger Félicité dans un profond mutisme. Impuissante, Betty essaie de prendre du recul et part quelques jours. À son retour, Félicité n'est plus. Betty sombre dans la mélancolie, revit de douloureux souvenirs longtemps enfouis, dont la perte de son amie d'enfance, à l'âge de dix ans. Une rencontre la sort du spleen : l'« Ami », qu'elle va aimer « comme on aime un homme qu'on ne touchera jamais, car le voir suffit ». Mais la vie fait ses trous de dentelle ; au vide de trop, c'est le déclic : Betty largue les amarres et disparaît, on ne sait où. Chez elle, seule la musique, la kora, répond aux questions : inassouvie, la vie ; inassouvi, le besoin d'une rive paisible.

Prologue Inassouvie, la vie aspire, sans retenue, nos heures, des heures miel de sapin ou fleur de sel. Accoudée à sa fenêtre, Betty murmurait : le crépuscule, un tapis, une trappe, un tuyau, un goulot, une gorge, celle de la vie qui attend la nuit pour se faire dévoreuse. Crépuscule ? Fin de journée, fin de labeur. D’un certain labeur, pensa-t-elle, souriante : pourquoi la nuit ne serait-elle pas le moment actif de la vie ? Le soleil est obligé de se lever, pas moi ; il est obligé de se coucher, pas moi. Mais cela ne l’empêchait pas de s’imaginer à la place de ces employés qui, à l’heure où les ombres flirtaient avec les murs, regagnaient leur demeure, après avoir demandé à leur corps tout ce qu’il n’en pouvait plus de donner. Las, on traîne ; on titube ; on glisse ; on se redresse ; on regarde devant soi. Bouts d’humains plantés au hasard, parfois déracinés, ciselés, entaillés, fissurés, brûlés, selon un étrange jeu de quilles, mais assez impétueux pour se croire maîtres de ce mouvement vertigineux : vivre. Sur le chemin qui quitte le lieu du travail, on ne pense pas seulement au dîner. Non. On fait parfois le bilan, d’une journée, d’une semaine, d’un mois, d’un an, d’une vie. Hier ? Waw/bof. Aujourd’hui ? Bof/Waw. Demain, on fera de son mieux. Le dîner a toujours le goût de la journée. Remplir sa journée, remplir son devoir conjugal, on sait précisément ce que c’est. Mais remplir sa vie ? De quoi, de qui ? Considérant notre itinéraire, nous pouvons prendre les dos d’âne pour des podiums. Alors, pantins, nous sautillons sur nos monticules de réussites, ces quelques tas d’orgueil qui nous coûtent autant de souffle que le mont Blanc aux alpinistes. Mais nous pouvons, aussi, retracer le parcours et, au lieu d’en nier les failles, les admettre pour mieux les dépasser. C’est-à-dire oser la plongée et, spéléologues de l’existence, sonder les crevasses, les gouffres que le hasard,

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les circonstances, les choix comme les non-choix creusent dans nos vies. De l’Everest et du Kilimandjaro, on retient toujours le point culminant, nul ne songe à s’émerveiller du diamètre de leur base, ce socle qui les porte aux cieux. Que ceux accrochés à la barbe d’Einstein nous disent donc ! Quelle est la profondeur des vallées d’où surgissent les montagnes ? Il y a trop de ravins pour ne pas se rendre compte que la nature vide autant qu’elle remplit. Quels sont ces puits noirs qui cernent nos pics de satisfaction ? On ne peut dessiner les pleins qu’en tenant compte des vides. Quelles sont ces ombres qui font la beauté de nos tableaux ? Avant le mauve de toutes nos dilutions, il y a bien cette encre de Chine qui définit les pleins en traçant cette sinueuse ligne qui flirte avec le vide pour contenir ce qui vacille en nous. Trop de lumière ! Et le funambule titube, attiré par l’objet de sa bravade. Vertige ! On se rattrape de justesse. On s’accroche. Tout arrêt est mortel. Vivre, c’est tenir. On continue. Tracasseries du quotidien, pile, face à l’existence, rien d’autre. Juste une façon, pour chaque poisson, d’affronter les courants. On nage, on surnage. Dans le roulis des jours, avant comme après l’apnée, on prend son souffle, on respire. Ce n’est pas une volonté, c’est un fait. On vit. C’est ainsi. La nuit appelle le jour, le jour appelle la nuit. Les lumières sont aussi absurdes, aussi illisibles que les ténèbres. Ébloui ou aveuglé, on cligne des yeux, pareillement. Où et comment situer la piste ? Vivre impose une loupe. Les buttes, comme les crevasses, contrarient la marche. Pour Betty, le crépuscule n’était pas un simple aspirateur d’heures d’existence, c’était aussi l’entonnoir temporel qui la conduisait dans la chambre noire où elle développait, déformait à loisir les scènes que son imagination captait derrière les fenêtres d’en face. Dans ses yeux, la nuit ne gommait le jour que pour afficher les contours de la vie. Photo ? Photosynthèse. Pas seulement pour les plantes, pour toute chose. Parce qu’elle avait lu et relu, aimé et médité le poème Paysage de Baudelaire, sur le bonheur de vivre sous les toits – « Je veux, pour composer chastement mes églogues,/Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,/Et, voisin des clochers écouter en rêvant/Leurs hymnes solennels emportés par le vent./ Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,/Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;/Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,/Et les grands ciels qui font rêver d’éternité (…) » –, Betty nichait au cinquième étage, dans un appartement qui lui évoquait un bateau renversé, arrimée à la pierre, la coque tutoyant les astres. Là, lorsqu’elle n’en pouvait plus de regarder le ciel et de se demander ce qu’il tient hors de portée des mortels, elle ramenait son attention vers ses semblables. Les humains l’intriguaient, elle ne connaissait rien de plus mystérieux. Postée devant l’une ou l’autre de ses fenêtres, elle scrutait la façade du somptueux immeuble situé de l’autre côté de l’avenue. Elle s’interrogeait : qu’est-ce qui différencie ou caractérise ces cubes, ces carrés, ces rectangles, ces losanges, ces cavités, toutes ces innombrables fantaisies architecturales réunies sous le vocable habitations ? En dehors de leur

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forme, qu’est-ce qui en fait des demeures et non des sépultures ? Que s’y passet-il de si fort, de si réel, de si dynamique, de si tangible, qui ne puisse avoir lieu au cimetière et qui justifie qu’on appelle ces endroits des lieux de vie ? Vivre, ça couvre quelle superficie ? Quel sens donne-t-on à ce verbe, au point de lui réserver des lieux ? Ne vit-on pas également lorsqu’on se promène en forêt, en traversant la rue ou en bandant ses muscles pour propulser sa barque sur un bras de mer lascif ? Les bureaux et les usines seraient-ils des lieux de mort ? Toutes ces questions étaient absurdes, mais il fallait bien plus que ce constat pour interrompre la course de son esprit. L’absurdité n’est pas un obstacle à la pensée, mais une possibilité de bifurquer, de sillonner, d’explorer et même de traverser la réalité. Traverser les murs, gratter les façades, briser les vitres, percer les apparences, s’infiltrer jusque-là où, se superposant à leur propre reflet, les choses remplissent le vide de leur consistance. Les choses, justement, les humains s’en encombrent, à profusion. Il faut les voir emménager : procession de fourmis, ils colportent d’innombrables meubles. Quel vide peut-être si menaçant, qu’il faille, à ce point, charger les habitations ? Que veut-on combler ? D’où vient l’inassouvi ? Inassouvi ! Ce mot gémit, souffle et susurre à nos oreilles tant de manques, tant de ratés. Il contient, certainement, une part non négligeable de ce qu’il nous faudrait saisir pour comprendre nos joies comme nos peines. Combien d’amitiés, déchirées ou perdues, en cours de route, inassouvies ? Combien d’amours, larvées, enterrées sans requiem ni fleurs, inassouvies ? Combien de rêves, malgré la volonté d’oubli, continuent d’alimenter nos soupirs, inassouvis ? Combien de désirs, devenus dépits, parce que, inassouvis ? Combien d’êtres chers, partis à l’aube de notre affection, nous laissent inassouvis ? Combien de choix ou de non-choix inscrivent en nous les tenaces regrets de l’inassouvi ? Et puis, parce que vivre c’est survivre à quelqu’un ou à quelque chose, à qui, à quoi renonçons-nous, humblement défaits ou dignement amputés, mais toujours inassouvis ? Betty avait pris sa décision : elle saurait quelles existences se cachaient derrière les fenêtres d’en face. L’obsession était née et installée en elle. Elle ne fit rien pour s’en distraire, au contraire, elle l’entretenait, comme un feu de bois par mauvais temps, minutieusement, patiemment. Le jour, son regard courait sur les murs, s’arrêtait sur les encolures, glissait sur les baies vitrées, stagnait sur le fer forgé. La nuit, il suivait les déplacements de la lumière – gauche/droite, en haut/en bas – et ses variations, puisque Ampère s’amusait à changer son horaire de passage. Au bout de quelques semaines, l’observatrice avait repéré et mémorisé les différents moments où les signes de vie étaient les plus fréquents. Grâce à une analyse de l’éclairage, elle fut certaine d’avoir identifié les pièces auxquelles elle attribua des fonctions précises. Cuisines, salles à manger, salons : les silhouettes y étaient souvent multiples, durablement en position assise. Les W-C : les fenêtres y étaient

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plus petites et la lumière restait rarement plus de cinq minutes. Les chambres à coucher : la lueur tamisée et colorée des veilleuses n’autorisait aucun doute ; derrière les rideaux, les grâces de l’amour se dévoilaient dans une douce pudeur. Effervescence, vibrations, impatience et frôlements se devinaient ; là, aucun besoin de voir, on sait comment finit tout ça. Hum ! Mais tous les sports se terminent en sueur. Et après ? Une cigarette pour les uns, un verre d’eau pour les autres, puis dodo. Betty restait sur sa faim, car tout cela ne la renseignait guère sur la nature et la teneur des vies qu’elle devinait. Tenaillée par la curiosité, rendue fébrile par l’attente de détails qui ne venaient pas, l’observatrice décida de se muer en brodeuse. Il a bien fallu que quelqu’un imagine la laine ailleurs que sur le dos des moutons, le coton hors des champs, pour que nous ayons des châles au cou et de beaux draps pour couver nos amours. Betty avait trop de métier pour ne pas rêver de dentelle. Elle se mit à l’œuvre. Elle ne serait plus passive, à tendre l’oreille et à jeter des coups d’œil. Désormais, les quelques signes qu’elle percevrait lui serviraient de coton brut qu’elle filerait délicatement afin de tisser de quoi habiller les vies qu’elle subodorait. Elle était devenue une loupe, réfléchissant et agrandissant tout ce qui taquinait sa vue, depuis l’autre côté de l’avenue. Scotchée en face, elle humait, butinait, écumait, captait de quoi rassasier son œil avide. Ayant réalisé qu’un carré de nuage découpé dans un Velux suffit à l’esprit pour concevoir l’azur, Betty se contentait d’un verre d’eau pour appréhender des immensités océaniques. Dès lors, la coupe d’une robe lui racontait la nature d’un rendez-vous. Une simple mine lui évoquait l’épanouissement d’une romance ou le cataclysme d’une rupture, imminente ou consommée. L’éclat d’un sourire lui exposait un bonheur serti de diamants ou mille plaies, pudiquement cachées sous la neige d’une existence marquée au sceau de l’hiver. Au gré des jours, des rencontres et de ses perceptions, l’humanité se révélait à elle, pleine de nuances. La Loupe voulait tout zoomer, en s’efforçant de ne rien manquer. La curiosité est un vilain défaut, oui, comme tout le monde, elle avait grandi avec cette maxime palissade dressée, entre nous et la vérité, par un moraliste qui avait certainement des choses à se reprocher. Mais Betty ne se contentait pas de points de suspension pour accrocher ses toiles mentales. Pour elle, la doctrine était tout autre : se tenir devant la fosse de l’ignorance et ne rien entreprendre afin de la combler est un vilain défaut, totalement indigne d’un être pensant. L’immeuble d’en face était devenu son équation aux x inconnus, la tour de Babel dont elle voulait décoder tous les langages. Ô, âmes étriquées, n’agitez pas votre mauvaise langue ! N’allez surtout pas parler de voyeurisme ! Sinon, refermez ce livre et dites ! De quoi se nourrissent vos livres préférés ? C’était tout bonnement de l’espionnage sociologique. Eh oui ! C’est ainsi que Betty définissait son passe-temps favori. Comme des arbres bien entretenus par les paysagistes lui cachaient le rez-de-chaussée, elle focalisa son attention sur les

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Mathias Énard

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étages supérieurs. Finalement, ça lui convenait. Le premier, pour commencer le compte, le cinquième, en guise de terminus, puisque pour habiter elle n’avait rien voulu au-delà de ce niveau et ne tenait pas à maltraiter sa nuque. Dans cet intervalle, son regard circulerait à la bonne hauteur. Un dimanche ensoleillé, après une grasse matinée et un petit déjeuner frugal, sa tasse de café encore à la main, elle se posta à sa fenêtre et commença sa nouvelle activité. Elle allait s’imbiber de la vie des autres, ignorant qu’elle y serait bientôt engloutie.

Éditeur : Actes Sud Parution : août 2008

© DR

Responsable cessions de droits : Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr

Biographie

Né en 1972, Mathias Énard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au MoyenOrient. Il vit à Barcelone. Publications   Bréviaire des artificiers, Verticales, 2007 ; Remonter l’Orénoque, Actes Sud, 2005 ; La Perfection du tir, Actes Sud, 2003 (prix des Cinq Continents de la francophonie 2004), rééd. coll. « Babel », 2008.

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Par une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train pour Rome, revisite son passé et convoque l’Histoire, dans un immense travelling qui mêle bourreaux et victimes, héros et criminels des guerres de la Méditerranée : une Iliade de notre temps. Si documenté qu’il soit (parce que nourri d’Histoire mais aussi de témoignages de combattants), Zone n’en revendique pas moins la liberté de re-création – témoin le faux-vrai livre que feuillette Francis Servain Mirkovic durant cette nuit au terme de laquelle il voudrait se délester de ses armes et bagages. L’histoire littéraire,

elle non plus, n’a jamais pu démêler, dans l’Iliade, le faux du vrai, car la forme en est si tenue qu’elle semble défier toute hypothèse d’improvisation. Par « coïncidence », Zone comporte autant de chapitres que l’Iliade a de « chants », et chacun d’entre eux réfracte une péripétie du récit homérique. Le lecteur a-t-il seulement conscience du tour qui lui est joué ? Il y a entre Milan et Rome le même nombre de kilomètres que de pages de littérature. Qui osera désormais prétendre que le roman français a le souffle court ?

I Tout est plus difficile à l’âge d’homme, tout sonne plus faux un peu métallique comme le bruit de deux armes de bronze l’une contre l’autre elles nous renvoient à nous-mêmes sans nous laisser sortir de rien c’est une belle prison, on voyage avec bien des choses, un enfant qu’on n’a pas porté une petite étoile en cristal de Bohême un talisman auprès des neiges qu’on regarde fondre, après l’inversion du Gulf Stream prélude à la glaciation, stalactites à Rome et icebergs en Égypte, il n’arrête pas de pleuvoir sur Milan j’ai raté l’avion j’avais mille cinq cents kilomètres de train devant moi il m’en reste cinq cents, ce matin les Alpes ont brillé comme des couteaux, je tremblais d’épuisement sur mon siège sans pouvoir fermer l’œil comme un drogué tout courbaturé, je me suis parlé tout haut dans le train, ou tout bas, je me sens très vieux je voudrais que le convoi continue continue qu’il aille jusqu’à Istanbul ou Syracuse qu’il aille jusqu’au bout au moins lui qu’il sache aller jusqu’au terme du trajet j’ai pensé oh je suis bien à plaindre je me suis pris en pitié dans ce train dont le rythme vous ouvre l’âme plus sûrement qu’un scalpel, je laisse tout filer tout s’enfuit tout est plus difficile par les temps qui courent le long des voies de chemin de fer j’aimerais me laisser conduire tout simplement d’un endroit à l’autre comme il est logique pour un voyageur tel un non-voyant pris par le bras lorsqu’il traverse une route dangereuse mais je vais juste de Paris à Rome, et à la gare centrale de Milan, dans ce temple d’Akhenaton pour locomotives où subsistent quelques traces de neige malgré la pluie je tourne en rond, je regarde les immenses colonnes égyptiennes qui soutiennent le plafond, je bois un petit verre par ennui, à une terrasse ouverte sur les voies comme d’autres sur la mer, il ne me fait aucun bien ce n’était pas le moment des libations il y a tant de choses qui vous détournent du chemin, qui vous perdent et l’alcool est l’une d’elles il rend

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plus profondes les blessures quand on se retrouve seul dans une immense gare gelée obsédé par une destination qui est devant soi et derrière soi à la fois : le train n’est pourtant pas circulaire, il va d’un point à un autre moi je suis en orbite je gravite comme un caillou, je me sentais pierre de peu de poids quand l’homme m’a abordé sur le quai, je sais que j’attire les fous et les dérangés ces temps-ci ils viennent s’engouffrer dans ma fragilité ils se trouvent un miroir ou un compagnon d’armes et celui-là est bien fou prêtre d’une divinité inconnue il a un bonnet de lutin et une clochette dans la pogne gauche, il me tend la droite et me crie en italien “camarade une dernière poignée de main avant la fin du monde” je n’ose pas la prendre de peur qu’il ait raison, il doit avoir quarante ans pas plus et ce regard aigu et inquisiteur des cinglés qui vous interrogent parce qu’ils se sont découvert en vous un frère instantané, j’hésite devant le bras tendu terrorisé face à ce sourire de dingue et je lui réponds “non merci” comme s’il me vendait le journal ou me proposait une clope, alors le fou agite sa clochette et se met à rire d’une grosse voix lugubre en me montrant du doigt avec la main qu’il m’a offerte, puis il crache par terre, s’éloigne et une immense solitude presque désespérée balaie le quai à ce moment-là je donnerais n’importe quoi pour des bras ou des épaules même le train qui m’amène vers Rome je renoncerais à tout pour que quelqu’un apparaisse là et se tienne au milieu de la gare, parmi les ombres, entre les hommes sans hommes les voyageurs accrochés à leurs téléphones et à leurs valises, tous ceux qui vont disparaître et renoncer à leurs corps pendant la brève parenthèse qui les amènera de Milano Centrale à Fossoli Bolzano ou Trieste, il y a bien longtemps gare de Lyon à Paris un mystique dérangé m’avait aussi annoncé la fin du monde et il avait eu raison, je m’étais alors ouvert en deux dans la guerre et écrasé comme un météore minuscule, de ceux qui ne brillent même pas dans le ciel, un obus naturel dont la masse au dire des astronomes est dérisoire, le fou de la gare de Milan me rappelle le doux dingue de la gare de Lyon, un saint, qui sait, peut-être était-ce le même homme, peut-être avons-nous grandi au même rythme chacun de notre côté dans nos folies respectives qui se retrouvent sur le quai no 14 de la gare de Milan, ville au nom de rapace et de militaire espagnol, posée au bord de la plaine comme sur un névé lentement vomi par les Alpes dont j’ai vu les cimes, des lames de silex qui déchirent le ciel et donnent le ton de l’apocalypse confirmée par le lutin à la clochette dans ce sanctuaire du progrès qu’est la stazione di Milano Centrale perdue dans le temps comme moi ici perdu dans l’espace de la ville élégante, avec un bandeau sur l’œil comme Millán Astray le général borgne, un oiseau de proie, fiévreux, prêt à déchiqueter des chairs vibrantes aussitôt retrouvée la lumière du vol et du danger : Millán Astray aurait tant aimé que Madrid devienne une nouvelle Rome, il servait Franco le Duce ibère son idole chauve dans ce grand prélude guerrier aux années 1940, cet officier borgne et pugnace était légionnaire il criait viva la muerte en bon prophète militaire, et il avait raison, la fugue de mort se jouerait jusqu’en Pologne,

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lèverait une haute vague de cadavres dont l’écume finirait par lécher, à Trieste ou en Croatie, les rives de l’Adriatique : je pense à Millán Astray et à sa controverse avec Unamuno strict prêtre de la culture alors que les voyageurs se pressent sur le quai pour embarquer vers la fin du monde et le train qui les y amène tout droit, Unamuno était un philosophe si classique et si noble qu’il ne voyait pas le massacre approcher, il ne pouvait admettre que le général borgne eût raison en criant vive la mort devant ses ouailles car ce faucon avait senti (les bêtes tremblent avant l’orage) que la charogne allait pousser, que la mort vivrait quelques années d’abondance, avant de finir elle aussi dans un train, un train entre Bolzano et Birkenau, entre Trieste et Klagenfurt ou entre Zagreb et Rome, où le temps s’arrêta, comme il s’est arrêté pour moi sur ce quai bordé de wagons, de motrices furieuses et soufflantes, une pause entre deux morts, entre le soldat espagnol et la gare homonyme, aussi écrasante qu’Arès dieu de la guerre lui-même – j’allume une dernière cigarette machinalement il faut se préparer au voyage, au déplacement comme tous ceux qui arpentent le quai de Milano Centrale en quête d’un amour, d’un regard, d’un événement qui les arrache aux cercles infinis, à la Roue, une rencontre, n’importe quoi pour échapper à soi-même, au commerce vital, au souvenir des émois et des crimes, il est bien étrange qu’il n’y ait aucune femme sur le quai à ce moment précis, ainsi poussé par le souvenir de Millán Astray et de son œil bandé je monte à mon tour dans l’express transitalien qui devait être le sommet du progrès et de la technologie il y a dix ans car les portes en étaient automatiques et il dépassait les deux cents kilomètres à l’heure en ligne droite par beau temps et aujourd’hui, un peu plus près de la fin du monde, ce n’est qu’un train : il en est de toutes choses comme des trains et des automobiles, des étreintes, des visages, des corps leur vitesse leur beauté ou leur laideur paraissent bien ridicules quelques années plus tard, une fois putrides ou rouillés, le marchepied franchi me voici dans un autre monde, le velours épaissit tout, la chaleur aussi, j’ai quitté jusqu’à l’hiver en montant dans ce wagon, c’est un voyage dans le temps, c’est une journée pas comme les autres, c’est une journée particulière le 8 décembre le jour de l’Immaculée Conception et je suis en train de manquer l’homélie du pape place d’Espagne alors qu’un fou vient de m’annoncer la fin du monde, j’aurais pu voir le pontife une dernière fois, voir le descendant spirituel du premier leader palestinien le seul qui soit parvenu à quelque résultat, pourtant ce n’était pas gagné d’avance pour ce maigrichon levantin fauché et geignard qui n’a pas écrit une seule ligne de son vivant, dehors sur la voie adjacente un train est à l’arrêt et une jolie fille a quelque chose dans le regard derrière la fenêtre, je crois qu’elle parle à quelqu’un que je ne vois pas, elle est très proche de moi en réalité à un mètre tout au plus nous sommes séparés par deux vitres assez sales il faut que je sois fort je ne peux pas m’attarder sur les visages des jeunes femmes il faut que je me raffermisse que je prenne de l’élan pour les kilomètres qui me restent pour le vide ensuite et l’effroi du monde je change de vie de métier mieux

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vaut ne pas y penser, j’ai installé la petite mallette au-dessus de mon siège je l’ai discrètement menottée au porte-bagages mieux vaudrait fermer les yeux un instant mais sur le quai des policiers montés sur des chars électriques à deux roues façon Achille ou Hector sans cheval poursuivent un jeune Noir qui fuit dans le sens des voies provoquant la surprise et l’émoi des voyageurs, les anges bleus, annonciateurs de l’apocalypse peut-être, chevauchent une étrange trottinette d’azur silencieux, tout le monde descend pour profiter du spectacle, le fils de Tydée et Pallas Athéna se ruent sur les Troyens, à quelques dizaines de mètres de moi vers la locomotive un des deux carabiniers se porte à hauteur du fuyard et d’un geste d’une rare violence aidé par toute la vitesse de son véhicule il propulse l’homme aux abois sur un des poteaux de ciment au milieu du quai, le fugitif s’aplatit contre le béton sa tête heurte la colonne et il tombe, il tombe sur le ventre au beau milieu de la gare de Milano Centrale juste à temps pour que le second ange lui saute sur le râble et l’immobilise, assis sur ses reins comme un dompteur ou un fermier ligote un animal rétif, puis, remonté sur son engin, il traîne le criminel qui trébuche au bout d’une chaîne sous les murmures d’admiration de la foule, scène de triomphe antique, on promène les vaincus enchaînés derrière les chars des vainqueurs, on les entraîne vers les nefs creuses, le Noir a le visage tuméfié et le nez qui saigne la tête haute un peu incrédule tout le monde remonte en voiture l’incident est clos la justice a triomphé plus que quelques minutes avant le départ, je jette un coup d’œil à la valise, j’ai bien peur de ne pas réussir à dormir d’être poursuivi dès que je somnolerai dès que je baisserai la garde on s’immiscera dans mon sommeil ou sous mes paupières pour les relever comme on entrouvre une persienne ou un store vénitien, il y a longtemps que je n’avais pas pensé à Venise, à l’eau verte de la pointe de la Douane, au brouillard des Zattere et au froid intense lorsqu’on regarde le cimetière depuis les Fondamente Nuove, de retour de guerre, pas pensé aux ombres qui, à Venise, sont du vin et se boivent en hiver dès cinq heures du soir, je revois des violonistes slaves qui jouaient pour les Japonais, des Français en pleine mascarade de carnaval, un coiffeur fortuné de Munich qui s’était acheté un palais sur le Grand Canal, et le train s’élance tout à coup je penche la tête en arrière c’est parti plus que cinq cents kilomètres avant la fin du monde.

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Sylvie Germain

L’Inaperçu

Qui est le Père Noël ? Le temps d’un instantané, il a gagné la confiance de trois frères et de Marie, leur drôle de petite sœur. Il a échangé un secret avec cette dernière, qui a avoué vouloir « être l’arbre Zoé quand elle serait grande ». Sabine, leur mère, l’a même engagé pour la seconder dans l’affaire familiale qu’elle fait tourner seule depuis la mort de son mari. Qui est Pierre Zébreuse ? Un ange gardien ? un père adoptif ? Seul, Charlam, le terrible patriarche de la famille Bérynx, le rejette. Un jour, Pierre disparaît, semblant ne laisser d’autres traces que les brèches qu’il a ouvertes en chacun. Malgré tout, un tableau où vibre le jaune, des textes poético-loufoques prolongent le charme pour Hector et Marie.

Éditeur : Albin Michel Parution : août 2008

© Tadeusz Kluba/Albin Michel

Responsable cessions de droits : Jacqueline Favero jacqueline.favero@albin-michel.fr

Biographie

Née en 1954 à Châteauroux, Sylvie Germain a suivi des études de philosophie en Sorbonne avec Emmanuel Lévinas. Après son doctorat et quelques années au ministère de la Culture, elle passe sept ans à Prague. Elle vit aujourd’hui à Angoulême. L’œuvre de Sylvie Germain (romans et essais littéraires), traduite dans une vingtaine de langues, est étudiée à l’université. Publications   Chez Albin Michel : Magnus, 2005 (prix Goncourt des lycéens). Chez Gallimard : Chanson des mal-aimants, 2002 ; Tobie des marais, 1998 ; Éclats de sel, 1996 ; Immensités, 1994 ; La Pleurante des rues de Prague, 1992 ; L’Enfant Méduse, 1991 ; Jours de colère, 1989 (prix Femina) ; Nuit-d’Ambre, 1987 ; Le Livre des nuits, 1985. Tous ces ouvrages ont été réédités dans la collection « Folio ».

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Sylvie Germain déploie l’arborescence de ces destins individuels qu’elle arrache à leur apparente banalité en approchant les mystères qui les magnifient, là un billet de loterie, là un cheveu de femme dans une boîte à reliques d’enfance, là un bouquet qui déclare sa flamme à chaque saison… L’auteur passe, furtive, d’une vie à l’autre, glanant l’« inaperçu » des tragédies intimes. Toutes ses prises construisent le nid du présent et sont comme autant de réenchantements du monde. Et si le Père Noël revenait ?

Elle portait pourtant une très jolie robe, le jour de son mariage, la jeune Céleste Bergance. Elle avait remonté à petits pas la nef de l’église au bras de son père, ses yeux noirs brillaient de jubilation et de fierté. Parvenus face à l’autel, le père s’était écarté et elle avait attendu, droite et nacrée de la tête aux souliers, que son fiancé, conduit par sa mère Jeanne Zébreuze, la rejoignît devant les chaises tendues de velours rouge qui leur étaient réservées. Et la cérémonie avait commencé, avec ses chants, ses lectures, les envolées de l’orgue et l’homélie du prêtre. Le grand rituel des noces se déroulait dans une parfaite harmonie, Céleste était au diapason de l’ambiance et de son prénom. Mais le compte à rebours du désenchantement touchait à sa fin. À l’instant de l’échange des anneaux, au son éclatant de l’orgue et dans les suaves exhalaisons des bouquets de fleurs et de l’encens, son fiancé, sur le point de devenir son époux, s’était penché vers elle et lui avait murmuré à l’oreille – assez bas pour que l’officiant et les enfants de chœur qui leur faisaient face ne l’entendissent pas, assez distinctement pour que l’intéressée comprît chaque mot – une petite phrase assassine. « Je ne vous aime pas, Céleste, et je ne crois pas vous aimer un jour. » Il avait dit cela sur un ton détaché, un peu las. Un frelon se serait engouffré dans son oreille pour lui planter son dard dans le tympan que Céleste n’aurait pas ressenti une brûlure plus fulgurante. Sa main s’était contractée juste à l’instant où Pacôme lui glissait l’alliance à l’annulaire, et il avait dû forcer pour enfoncer l’anneau d’or, lui déboîtant une phalange. Sous le double effet du dégrisement amoureux et de la douleur à son doigt bagué, Céleste avait été saisie d’une quinte de rire. Le prêtre, qui avait béni plus d’un mariage dans sa paroisse depuis le temps qu’il y officiait, n’avait jamais vu pareille joie de pucelle au jour de ses noces, et en avait été ému. Il en avait conclu que l’amour qui liait ces deux-là devait être bien vivace et porterait de beaux fruits. Entrée radieuse dans l’église au bras de son père, Céleste en était sortie secouée de rire au bras très incertain de son mari, un doigt meurtri et cabossé.

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Elle avait retraversé la nef d’un pas trébuchant, la tête et les épaules agitées de soubresauts, un poing pressé contre la bouche, sous le regard perplexe de l’assemblée. Pacôme, lui, affichait un air absent. Il n’était pas méchant, seulement un homme contrarié, et de caractère indécis jusqu’à la faiblesse, ce qui parfois produit les mêmes effets que la méchanceté. Il ne lui était pas venu à l’idée que déclarer son non-amour à sa fiancée, très éprise, elle, à l’instant précis de l’échange des alliances, était offensant et cynique. Il l’avait fait, mû soudain par un souci de franchise ; souci tardif, mais non moins sincère et impératif. Cet aveu avait pour un temps allégé sa conscience. Ce n’était pas qu’il éprouvait de l’animosité à l’égard de Céleste, elle lui était même plutôt sympathique, mais il ne se sentait nullement amoureux d’elle. Il ne l’était d’ailleurs d’aucune autre femme. Ce sentiment lui était étranger, les femmes ne l’avaient jamais séduit. Il appréciait leur compagnie, l’esprit et la force qui leur étaient propres, il pouvait admirer leur beauté, leur élégance, leur fantaisie, quand elles en possédaient, mais elles n’éveillaient aucun désir en lui. Leur amitié lui suffisait. Seuls les hommes l’attiraient. À l’adolescence, ses premiers émois amoureux avaient été provoqués par des garçons de son âge, ce qui l’avait d’emblée jeté dans un grand désarroi. À dix-sept ans, ces émois s’étaient concentrés et épanouis en passion pour un de ses camarades de lycée, mais, trop pusillanime pour se déclarer et oser passer à l’acte, il s’était replié sur lui-même et s’était alors appliqué à mettre toute son énergie dans le déni de cette attirance communément taxée d’outrage à la nature, à la société, aux mœurs, à la morale, à Dieu, et condamnée en conséquence, sans appel. Ses parents avaient néanmoins fini par soupçonner son penchant scandaleux, sans jamais en parler ouvertement entre eux, sans même, peut-être, se l’avouer à eux-mêmes, et ils avaient œuvré avec une fébrilité croissante au fil des ans pour contraindre leur fils à se marier. Voilà, c’était chose faite, ils étaient soulagés, l’honneur était sauf, la suite n’était plus leur affaire, elle incombait à Céleste. La malédiction des crises de rire jusqu’à l’épuisement, la douleur, était entrée en elle. Elle en subissait l’assaut, plus ou moins grave, chaque fois qu’un chagrin ou un affront lui advenait. Il en fut ainsi lors de son dépucelage, qui était aussi celui de Pacôme. Elle fut si mortifiée par la maladresse et la répugnance qu’il manifesta à cette occasion qu’elle en rit à en garder le corps endolori et le souffle court pendant des heures. Un enfant fut néanmoins conçu à l’issue d’une autre épreuve d’union. Quand il sut sa femme enceinte, Pacôme estima avoir accompli son devoir conjugal et il s’épargna désormais le tourment de ces ébats poussifs. Ils firent enfin chambre à part, et Céleste apprit à vivre en semi-solitude entre son mari évanescent et l’enfant qui prenait poids dans son ventre. Elle accueillit cette grossesse comme une amnistie l’autorisant à reprendre place dans la commune réalité, dans la normalité, et elle n’eut plus à souffrir

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de la maladie du rire. Mais dès le lendemain de la naissance de son fils, elle eut une rechute. Une fois encore ce fut Pacôme qui déclencha la crise lorsqu’il lui annonça qu’il avait déclaré l’enfant à l’état civil sous le prénom d’Éphrem, et non celui de Pierre ainsi qu’elle le souhaitait. Éphrem ! Mais où était-il allé dénicher un prénom pareil, où – sinon du côté d’une de ses amours masculines ? Elle se sentit de nouveau trahie, bafouée, réduite à un rôle d’instrument, et elle éclata d’un long rire monocorde. L’enfant à son sein se mit à pleurer, le lait qui coulait dans sa bouche était fade, et le visage de sa mère penché de biais au-dessus de lui grimaçait de façon affreuse. On dut lui retirer le nourrisson. Elle ne se calma que plusieurs heures plus tard, exténuée. De ce jour, elle fut incapable d’allaiter le petit qui fut confié à une nourrice. Elle refusa d’appeler son fils par le prénom officiel que Pacôme lui avait imposé, elle maintint le choix qu’elle avait fait, Pierre. Mais l’ombre d’Éphrem, le grand amour de jeunesse de son mari, amour d’autant plus vivace qu’il n’avait pu être consommé, brûlait entre l’enfant et elle, instaurant une distance qu’elle ne parvenait pas à briser. Elle était dure avec lui, elle le considérait comme un bâtard qui se serait glissé subrepticement en elle pour prendre vie à ses dépens. Il lui ressemblait si peu, et tant à Pacôme – et peut-être même à l’autre, allez savoir ! Comment s’assurer que les amours impossibles ne se vengent pas par d’obscurs tours de magie ? Elle le rudoyait, se moquait souvent de lui, mais parfois il lui arrivait de s’attendrir, l’enfant était doux et l’aimait sans réserve ni condition, lui. Il ne vivait que pour ces instants où sa mère rendait les armes, oubliait son malheur et sa colère et le serrait contre elle, le cajolant enfin ; instants dont l’intensité était à la mesure de la rareté. La patience, l’affection, il les trouvait auprès de son père qui ne cherchait ni ne suspectait aucune ressemblance particulière, avoir un enfant lui suffisait, l’émerveillait, mais Pacôme gardait celé cet émerveillement et ne manifestait guère sa tendresse autrement que par l’appellation qu’il donnait à son fils lorsqu’ils étaient seuls tous les deux, et même alors il prononçait ce prénom à voix basse, Éphrem. Pacôme avait construit pour son fils une cabane à mi-hauteur d’un tilleul du jardin, une cabane comme il aurait tant aimé en avoir une lorsqu’il était petit garçon. Une hutte perchée dans les branchages où se retirer seul avec ses rêves, ses questions, ses tourments, à distance des adultes. Il offrait à Éphrem cet ermitage de bois et de feuillage dont lui-même avait été privé. Un jour, l’enfant avait demandé à sa mère pourquoi elle ne l’appelait jamais Éphrem, ainsi que son père le faisait. Pour toute réponse il avait reçu une gifle. Il n’osa pas relancer de questions à ce sujet, pas davantage à son père qu’à sa mère. Il s’accommoda de cette bizarrerie, une parmi bien d’autres de la part des adultes. Chez l’un, le nom d’Éphrem prenait la douceur d’un sourire, d’une caresse, chez l’autre la brutalité d’une taloche à la volée. Il joua le jeu du dédoublement, tantôt Pierre et tantôt Éphrem, il voulait plaire à chacun de ses parents et s’évertuait à devenir leur trait d’union. Mais les deux noms restaient

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séparés, aussi douloureusement que ceux qui les prononçaient chacun de son côté. « Je m’appelle Pierre-Éphrem, je m’appelle Pierre-Éphrem », se répétait-il dans sa cabane entre ciel et terre, tout bas pour lui seul, pour eux trois. Pour personne. Ses incantations secrètes se perdaient dans les remous des bruissements des feuilles, des insectes, dans les entrelacs de chants d’oiseaux, de craquètements de bois, de sifflements du vent. Le silence tomba abruptement sur la part conflictuelle de son nom quand son père s’en alla. La guerre était venue et s’était installée en hôte impérieuse dans le pays vaincu, l’hôte avait besoin de valets et d’esclaves, elle en ramassa en grand nombre. Pacôme fut embarqué, expédié en Allemagne pour y travailler. L’enfant se sentit mutilé, orphelin de père et d’Éphrem. Maintenant, du haut de son refuge, c’était son père qu’il appelait, « Papa, Papa… », il conjurait la guerre, l’absence, sa peur. Peu à peu sa mère se montra moins irascible, elle lui témoigna de l’attention, voire un peu de bonté, et Pierre en conçut une joie aussi puissante qu’ambiguë – l’amour de sa mère avait un prix, l’exil du père et la proscription d’Éphrem. Céleste fut la première à s’étonner de la versatilité de ses sentiments à l’égard de Pacôme. Loin de se réjouir de son éloignement dont la durée s’annonçait indéfinie, elle en éprouva de la contrariété, du souci. Elle le savait de santé fragile, de caractère singulier, solitaire, comment allait-il supporter cette captivité qui ne déclarait pas son nom, cette expatriation forcée, l’épreuve de travaux pénibles et de la promiscuité, l’éloignement de son fils ? Elle ne voulait pas son malheur, celui-ci était déjà bien assez à l’œuvre dans leurs vies à tous deux, depuis l’échange brutal des alliances, et c’était leur affaire, pas celle de tiers. Puisque malheur il y avait, qu’au moins ils le subissent ensemble, là, sous le même toit, unis et séparés, unis et déchirés, unis dans le désastre. En l’absence de Pacôme, leur fils n’était plus un défi, une blessure, l’ombre portée d’un rival amoureux, il n’était plus qu’un enfant perdu. Elle lui manifesta donc plus de sollicitude que par le passé, non parce qu’elle pouvait se l’approprier – elle continuait à considérer Pierre-Éphrem comme un enfant conçu en dehors d’elle, un corps étranger déposé malignement dans le sien mais sans racine dans sa chair, sans lien véritable avec elle, comme le fils de Pacôme et d’Éphrem –, mais parce qu’à travers lui elle pouvait témoigner à Pacôme un peu de l’amour qu’il avait d’emblée dévasté et qui malgré tout persistait. Une autre surprise lui arriva, jubilatoire celle-là. Elle rencontra un homme avec lequel elle retrouva les délices de l’émoi amoureux et découvrit enfin la saveur du plaisir partagé. Elle découvrait tout simplement l’amour physique, comme si, malgré la naissance d’un enfant, elle était demeurée vierge. Mais son amant s’appelait Johann Böhmland et portait l’uniforme de l’ennemi. Et alors ? Les choses

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ne tournaient plus rond depuis longtemps dans la vie de Céleste, son mari en tenue de noces ne lui avait-il pas asséné une déclaration de non-amour, de nondésir définitif ? Pourquoi un homme en tenue d’occupant ne lui ferait-il pas une déclaration inverse ? Il y avait contrepoids. Pacôme était requis au pays de Johann, Johann assigné dans celui de Pacôme, l’un répugnait à l’approcher, à la toucher, l’autre se montrait épris et empressé, l’un était taciturne, l’autre gai et chaleureux. Elle fut désarmée par cette gaîté dont elle avait perdu le goût, le sens. À ses yeux, Johann n’était pas un occupant, pas un soldat, juste un homme plein de vitalité, de drôlerie et de sensualité. Tout en restant discrète, elle ne chercha pas à dissimuler sa liaison avec lui, et lorsqu’elle se trouva enceinte, elle porta sa grossesse avec une sérénité qu’elle n’avait pas éprouvée lors de la précédente. Cet enfant-là n’était pas une greffe obscure plantée dans son corps réduit à un ustensile, mais bel et bien un rejeton de sa chair, éclos et poussant dans ses entrailles.

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Elle riait souvent, mais désormais d’un rire normal qui tintait clair et bref. Pierre écoutait, oscillant entre inquiétude et ravissement, ce rire nouveau que sa mère semait à tout moment dans la maison, dans la cour, le jardin. Elle lui paraissait plus belle que jamais, tellement plus gentille que par le passé, même si des réflexions à son sujet, très dures, parfois vulgaires, sifflaient à ses oreilles dans la cour de l’école ou chez des commerçants du quartier. Le bonheur enfin venu dans sa maison grâce au changement de sa mère de plus en plus radieuse et affectueuse se payait d’un prix croissant : la disparition de son père, et à l’extérieur, les persiflages, des insultes, des regards en coin et des moues de dégoût ou de commisération. Une petite fille naquit, à laquelle Céleste donna le prénom de sa grand-mère maternelle morte quelques années plus tôt, Zélie. Ce choix lui valut d’être définitivement rejetée par sa famille, le nouveau-né, marqué d’une double tare – la bâtardise et le déshonneur patriotique –, était indigne d’hériter du prénom d’une aïeule que tous avaient respectée et aimée. Mais Céleste tint bon, elle était sortie de l’état de soumission à l’ordre imposé par son entourage, d’obéissance à la loi tacite des bienséances qui se nourrit de tant de mensonges, de mystifications, se goinfrant au passage de souffrance, de ressentiment, de folie larvée. Elle osait ce que Pacôme n’avait pas eu l’audace de faire : refuser le devoir d’imposture dicté par la tyrannie des convenances et la frayeur du qu’en-dira-t-on. Elle ne lui en voulait plus, à cet homme interdit d’amour selon ses inclinations, à cet homme fourvoyé de force dans un rôle qu’il ne voulait ni ne pouvait tenir, à présent elle le plaignait. Elle décida révolu le temps des sabotages et des escamotages amoureux, elle rendit à son fils la part du nom qu’elle lui avait refusée, Éphrem, reconnaissant ainsi et acceptant la filiation oblique de ce fils, et par là les délestant, lui et elle, du poids trop longtemps attaché à ce lien occulte.

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Mais Céleste avait surestimé sa bravoure et son indépendance, ou, plutôt, sousestimé la puissance du ressentiment à l’égard des réprouvés et des faillis, elle n’avait pas imaginé combien la haine peut être coriace chez ceux qui, n’ayant rien risqué en temps de guerre, se contentant de patauger en eaux tièdes pour passer inaperçus et assurer tant bien que mal leur survie, s’en veulent précisément de leur tiédeur, de leur pusillanimité, et, quand tout danger est écarté, se vengent de cette humiliation sur le dos de celui ou de celle qui a eu l’impudence de faire fi de la guerre, de la peur, des apparences. Le dos très large de la bête émissaire. Dès la Libération, Céleste fut désignée comme telle et traitée en conséquence. On fait parader les animaux de cirque agrémentés d’atours absurdes et clinquants, des pompons, des plumets, des colliers et des grelots, des vestes de brocart ou des capes de couleurs vives, des dentelles, des petits canotiers ou des bibis pointus. À l’inverse, on exhibe les femmes déchues dépouillées de toute parure, à commencer par celle qui leur est naturelle, leur chevelure, surtout si celle-ci est longue, belle, et parfois on va jusqu’à les mettre entièrement nues. Ça marche maladroitement, sans la moindre élégance, une femme toute nue, au crâne rasé, jetée en pâture en plein jour dans les rues d’une ville ou d’un village encombrées de gens fort bien habillés, eux, portant cheveux correctement coiffés et chapeaux, et surtout leur dignité en sautoir. Céleste subit sans un mot la séance de la tonte, pourtant exécutée avec brutalité. Elle refusa de se déshabiller, certains de ses justiciers le firent pour elle en lui déchirant ses vêtements. De quelle pudeur prétendait-elle se targuer, une salope de son espèce qui ne s’était pas privée de se foutre à poil devant un Chleuh et de se faire sauter par lui pendant que son mari trimait de force en Allemagne ? Trop tard pour la pudeur, elle n’y avait plus droit, qu’elle montre donc à tous la « vérité » de son corps, de son être : un cloaque perfidement emballé dans une jolie peau. Allez, que l’on ne s’y méprenne plus, que l’on regarde en transparence de cette peau trompeuse qui n’empaquette que de la chair à bas prix, de la vulgaire viande à soldat – une panse à foutre ennemi, à immondices. Avec son Vert-degris, d’ailleurs, elle a eu une mioche, eh bien qu’elles défilent donc ensemble, la traînée et sa Fridoline de môme ! Et on avait collé dans les bras de Céleste la petite Zélie alors âgée de treize mois. Elle marchait d’un pas trébuchant, tête baissée, le dos courbé et les genoux collés l’un contre l’autre, les bras repliés autour de Zélie accrochée à son cou. Elle était retombée plus bas que l’état de soumission, elle s’était affaissée à celui de servilité, de pantin bestialisé. Un homme est sorti de la foule qui la suivait en la huant, il a pris la direction du chœur des Furies en brandissant sa canne et en entonnant : « Allons z’enfants de la patrie-i-e…, le jour de gloire est arrivé !… » Cela a provoqué un bel effet, très stimulant, le chœur a emboîté le pas auguste du chant, et l’hymne

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national a enflé, vibrant. Emporté par cette fougue chorale, le chef des choristes a frappé de sa canne sublimée en baguette de maestro le crâne et les épaules de la tondue. Il ne frappait pas violemment, ne cherchait pas à la blesser, il battait juste la cadence. L’instant était solennel, on rendait la justice, on lavait un affront, on punissait la catin, l’épouse infidèle et félonne, la génitrice d’une bâtarde. « Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Marchons, marchons ! » Et soudain elle a ri. Comme au jour de son mariage, comme à la naissance de son fils, mieux encore, plus puissamment, plus longuement. Elle a proféré une sorte de hennissement suraigu et syncopé qui l’a fait se plier davantage, elle avançait cassée en forme de Z comme un éclair fourbu, l’échine et les épaules grelottant de fou rire. Zélie, paniquée par le vacarme ambiant et surtout par le bruit strident qui résonnait dans la poitrine de sa mère, tout contre son oreille, s’est mise à se débattre et à pleurer. Le chœur virait à la cacophonie. « Amour sacré de la Patrie, Conduis, soutiens nos bras vengeurs ! Liberté ! Liberté chérie… Allons z’enfants !… » Pan pan pom pom sur la tête et le dos, rire mugi et pleurs braillés, « … Sous nos drapeaux que la victoire Accoure à tes mâles accents !… Marchons, marchons !… » Toc toc pom pom.

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Et l’autre enfant, le fils, relégué pour l’occasion chez une voisine, entendait ce tumulte. Il a fini par percevoir au sein du vacarme et le rire de sa mère et le cri de sa petite sœur. Le rire malade, dément, de sa mère, comme autrefois, pire qu’autrefois, et le cri de Zélie devenu semblable à celui d’une scie. Il s’est enfui de la maison et a couru vers le tumulte, vers le rire et le cri. Allons z’enfants, le jour d’infamie est arrivé, le grand jour d’obscénité. Il a vu sa mère, son corps blême du crâne aux talons tout ratatiné sous les vociférations, les crachats qui fusaient de-ci de-là, et blottie dans ses bras, Zélie, dont les langes dénoués pendouillaient sous les fesses. « C’est une honte ! Une honte ! », s’indignaient des voix dans la foule, sans que l’on sache si cette exclamation visait Céleste en tant que putain passée à l’ennemi ou en tant que femme et mère humiliée, ou encore si elle dénonçait l’usage très déplacé du chant patriotique en cet instant de mascarade de justice. « Que fais-tu ici ? s’est exclamée une femme en apercevant le fils de la tondue. Ce n’est pas ta place, va-t’en ! » Comme Pierre-Éphrem ne bougeait pas, elle l’a saisi par la manche de sa veste et l’a emmené à l’écart de la scène. Une autre femme a crié que cela suffisait, et plusieurs voix enfin se sont liguées pour réclamer la fin de la curée. De retour chez elle, Céleste a continué à rire jusqu’à s’en évanouir.

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Jérôme Harlay

Le Sel de la guerre

Camargue, hiver 1944. Louis Cerdan, un adolescent perturbé, est retrouvé agonisant dans les marais par un vieil homme, André Mourgue, qui l’arrache in extremis à la mort avant de disparaître mystérieusement. Puis c’est le cadavre d’une prostituée que l’on découvre enseveli dans le sel. En cette période d’Occupation, l’enquête, confiée à l’inspecteur Simian, piétine. Rapidement, on accuse Louis du meurtre de la jeune femme. Son silence obstiné l’enfonce, et pourtant, les zones d’ombre persistent. Pourquoi André Mourgue s’est-il enfui sans se faire connaître ? Qu’est-il venu faire dans cette région hantée par le massacre d’immigrés italiens perpétré un demi-siècle plus tôt ?

Éditeur : Belfond/Place des éditeurs Parution : mai 2008 Responsable cessions de droits : Frédérique Polet frederique.polet@placedesediteurs.com

Dans une brigade empoisonnée par la tutelle de Vichy, personne ne s’embarrasse de ces questions. Excepté Simian, prêt à tout pour prouver l’innocence de Louis. Mais, des salines d’Aigues-Mortes aux bas-fonds de Marseille, les règlements de comptes brouillent les pistes, accentuant les difficultés d’une enquête aux multiples rebondissements. Dans le décor irréel et fascinant des salines, Jérôme Harlay signe ici un brillant premier roman policier avec des personnages profonds et mystérieux, dont les choix et le passé attisent l’attention du lecteur.

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© DR

— À l’époque où ce bourg, engourdi par des siècles de solitude, croupissait dans sa fange vert-de-gris, la ligne d’horizon s’effilocha. Des milliers de chevaux couverts de caparaçons brodés labouraient les lointains, déferlante de poussière et d’écume engorgée dans l’unique chaussée endiguée des marécages. Sans doute les maçons d’Alès, alertés par le roulement sourd, furent les premiers, entre l’ancienne tour Matafère et Notre-Dame-desSablons, à plaquer leur ouvrage. Ils se bousculèrent pour tenter d’apercevoir ce qu’aucun ne pouvait discerner, sous l’oriflamme rouge et verte fouettée par le souffle, le roi Saint Louis couronné de poussière. Sans doute la populace afflua aussi vite qu’une éclipse, pressurée entre sables mouvants et eaux tièdes, suffocant de son propre bouillonnement mêlé aux vapeurs salées où marinait son fief. Sans doute la clameur déferla jusqu’aux frêles embarcations qui mouillaient près des rives avant d’atteindre les nefs génoises ancrées le long du grau Louis. Sans doute le crissement des armures se mêla aux fracas des cloches, aux volées de plumes et aux cris de la marmaille qui détalait dans la crasse, houspillant les plus sourds. Sans doute les patriarches, poussés par une curiosité féroce, scrutèrent la vague qui submergeait Aigues-Mortes. Nul doute qu’ils crachèrent à la face des maquignons avant de les pourchasser dans les terres sableuses, eux qui n’espéraient rien du bienfaiteur, de celui qui voulait substituer aux eaux mortes des murailles, des troupeaux et des champs. Le bruit dut rouler des jours et des jours, autant que le sel en met pour cristalliser dans les Salins de Peccais, bien après le départ de la Montjoie pour la septième croisade, au matin du 28 août 1248.

Biographie

Jérôme Harlay est né en 1968 à Marseille. Après des études de sociologie, il intègre l’école de la femis à Paris. Il en sort ingénieur du son et collabore pendant quinze ans à de nombreux films pour la télévision et le cinéma. L’écriture occupe aujourd’hui la majeure partie de son temps. Le Sel de la guerre est son premier roman.

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À court de souffle, le conseiller municipal d’Aigues-Mortes fourra son opuscule dans sa poche et fixa son auditoire, suspectant que son récit épouserait les espoirs de conquête de l’Allemagne et que la bravoure passée de la France, aujourd’hui à genoux, inciterait l’ennemi au respect.

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Mais le froid de ce mois de février 1944 brida le sourire des officiers nazis alignés contre un mur de grosses pierres où blanchissait le givre. — Les croisades se sont soldées par un échec, souleva l’oberstlieutnant d’une courtoisie distraite, l’index vaguement pointé vers l’Orient que les remparts enterraient à cent pas. Il resta un instant le bras en l’air, le temps pour son esprit de traverser les mers, et dériva soudain vers la brume épinglée aux créneaux. — Die Nacht… Heinrich ? Un major, décoré de la croix de chevalier avec feuille de chêne, sortit du rang, écouta les consignes délivrées d’une voix rugueuse et quitta le groupe suivi de trois soldats dont le pas martelé claqua sur les pavés. Un peu à l’écart, le conseiller municipal renouait l’écharpe de coton rouge qu’il portait en guise de provocation. — Messieurs… lança-t-il pour ramener l’attention vers lui, si vous voulez bien me suivre… Et, d’autorité, il désigna une voûte ténébreuse. — La tour de Constance, joyau des basses plaines. C’est ici qu’on enfermait les protestantes. Meurtrières, assommoirs et latrines… Le descriptif de la tour fut vite fait, agrémenté d’une anecdote sanglante dont les parois du donjon portaient encore la marque. André Mourgue écoutait le laïus expédié aux Allemands. Comme eux, le vieil homme s’était figuré le couchant du haut des remparts et les eaux grillées de la plaine conquise. Au lieu de quoi, le jour expirait sous une couche sale et grise. Un temps de neige. Personne ne pouvait distinguer sa silhouette mais, lorsque le groupe pénétra en file indienne dans l’ancienne prison, il hésita à quitter le porche dans l’ombre duquel il s’était coulé. Depuis un demi-siècle, Aigues-Mortes n’avait pas bougé. Les ruelles, droites comme des coursives de prison cernées de murailles et de tours, n’étaient ni plus gaies ni plus sales ni plus fleuries. Elles étaient pétrifiées. Et, loin de ressentir dans cet immobilisme le bonheur du passé préservé, Mourgue éprouvait un malaise grandissant, revoyant son père et sa mère, embrassés pour la dernière fois un jour décoloré de septembre, surgir à l’angle de la rue, la main tristement tendue pour lui souhaiter bonne chance. La voix du guide s’était éteinte. Alors que faire ? Il n’était plus temps de regretter les centaines de kilomètres parcourues depuis l’Italie du Sud, à travers des terres que la guerre avait conduites au désastre. Il n’était plus temps de grand-chose, d’ailleurs… Anna était morte, pourquoi vivre ? Tourmenté par le visage de sa femme, Mourgue se concentra sur les mouvements de la rue, profitant encore un bref instant du confort de l’anonymat. Une Kübelwagen manœuvrait au pied de la tour de Villeneuve. Les Allemands

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partaient prendre la relève des casemates implantées sur le littoral, de part et d’autre du fort de Peccais, abandonnant derrière eux une ville déserte. Il écouta mourir le bruit du moteur et s’engagea dans la rue. Après cinquante ans d’absence, le temps de sortir de l’ombre était enfin venu. Deux vieilles grippées par le froid s’étaient retournées sur son passage, cherchant dans leur mémoire brouillée le nom. Le nom de l’étranger trahi par ses yeux, désespérément grands et d’un vert si pur qu’ils aimantaient le regard. Il les entendit chuchoter dans son dos. Une seconde avait suffi pour qu’il se souvienne d’elles, et la haine l’étrangla lorsqu’il fit volte-face pour les interpeller. Au coude à coude, elles passaient l’angle de la rue, grises et silencieuses comme des rates. Au jour plombé succédait une nuit dense, zébrée par la fumée qui s’échappait des toits. L’humidité collait à la peau, brillant dans le halo des lampes qui traçaient le droit-fil de la rue. Mourgue ralentit le pas, troublé par les allées et venues d’un charretier qui déchargeait son bois. Il devinait la maison familiale. À… quoi ? Cent cinquante mètres à peine… Rue Marceau. Le nom n’avait pas changé. Le cadran solaire pointait toujours son style au sommet de la façade. Pointe rouillée, chiffres effacés. Après quinze ans d’abandon, la modeste baraque, devenue modeste ruine, valait des clous. La chaux était grise, les volets vermoulus. Il n’en franchit même pas le seuil, laissant battre au vent ce qui restait de la porte. S’obstiner à traverser la ville, pour entrevoir son nid d’enfance, constituait une grande erreur ; croire qu’il était sensé de louer une chambre dans une de ces ruelles austères, espérer même y trouver le sommeil, relevait de la bêtise. Mourgue obliqua vers le sud de la ville, pourchassé par la voix aigrelette du conseiller célébrant l’arrivée des croisés. Comme si Aigues-Mortes n’avait eu d’autre passé que celui attesté par ses pierres… Avait-il fait le détail aux Allemands ? Les geôles si détrempées qu’on ne pouvait y laisser des paillasses ; les sévices, les maladies et les fièvres ; les corps abandonnés aux chiens après avoir parcouru la ville, nus sur un treillis d’osier… Avait-il parlé des autres ? De ceux qui, des siècles plus tard, n’étaient pas revenus vivants de Peccais ? De ceux dont l’accent chantant rythmait le battage du sel ? De ceux qui se tuaient à la tâche à des centaines de kilomètres de chez eux ? De ceux avec qui la foule avait décidé d’en finir ? Ceux qu’elle avait vomis et traqués ? Ceux qu’elle avait débusqués jour et nuit, lapidés ou noyés sous le regard impuissant des gendarmes ? Se rappelait-il du martèlement du tambour, des coups de fusil et des cris ? Mourgue passa la porte de l’Arsenal et longea l’extérieur des remparts jusqu’à l’anneau où son cheval languissait. Le jeune Camargue tirait mollement

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Régis Jauffret

Lacrimosa

sur sa longe. Il frictionna le poitrail et l’encolure de la bête transie, puis il grimpa en selle et tira la bride en direction des ténèbres.

Éditeur : Gallimard Parution : septembre 2008 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

© Catherine Hélie/Gallimard

Par la côte, Salin-de-Giraud se trouvait à deux bonnes heures en direction du sud-est. Le vieil homme frissonnait, bercé par le bruit mat du galop sur le sable. Subitement, il regrettait de ne pas avoir décoré les tombes de quelques tiges sauvages mais, en cette saison, où les aurait-il prises ? Les croix s’étaient fendues et s’inclinaient franchement, donnant la sensation que le couple Mourgue dérivait en mer. Cela n’aurait pas déplu à son père qui prenait le large pour un oui, pour un non. Mais il éprouvait à l’égard de sa mère un sentiment de honte dont la distance l’avait jusque-là préservé. Les premiers flocons tombèrent au passage de la tour Carbonnière, abandonnée depuis des siècles au milieu des marais. Mourgue s’en approcha à pied. Le lieu était désert, les vantaux cadenassés. Pas un seul casque allemand. Pourtant, il préféra reprendre son errance à travers la lagune, étonné de voir cette neige virevolter sur la mer. Elle blanchissait déjà la piste, lueur d’espoir inattendue, infimes brillances reflétant les nuances violacées du ciel.

Biographie

Régis Jauffret est né en 1955 à Marseille. Il a publié une quinzaine d’ouvrages, dont une pièce de théâtre et de nombreux romans. Publications   Chez Gallimard : Microfictions, 2007 (prix France Culture-Télérama), rééd. coll. « Folio », 2008 ; Asiles de fous, 2005 (prix Femina), rééd. coll. « Folio », 2007. Chez Verticales, parmi les ouvrages les plus récents : L’enfance est un rêve d’enfant, 2004, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2008 ; Univers, univers, 2003, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2005 ; Les Jeux de plage, 2002.

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« Vous étiez dans les bras de votre mère. Vierge à l’Enfant, Pietà, mais en guise de crucifié c’était seulement une jeune femme qui s’était pendue. Quand leurs filles meurent, les femmes en redeviennent grosses jusqu’à la fin de leur vie. Leur ventre est beaucoup plus lourd que la première fois. » Lacrimosa signifie autant « celle qui pleure » que « celle qui fait pleurer », tout en évoquant la

désolation du cantique Stabat mater. Entre récit et roman, ce texte à deux voix se déroule sous la forme d’un échange épistolaire entre un narrateur et une jeune femme, Charlotte, qui vient de se suicider. Un étrange et poignant dialogue avec l’au-delà, qui parvient à faire renaître ces moments de vraie vie si rares dans une existence.

Chère Charlotte, Vous êtes morte sur un coup de tête d’une longue maladie. Le suicide a déferlé dans votre cerveau comme une marée noire, et vous vous êtes pendue. Vous habitiez Paris depuis quatorze ans, mais le 7 juin 2007 vous avez pris le TGV pour Marseille. Comme si l’espèce humaine avait une mémoire d’éléphant, et qu’elle revienne parfois creuser sa tombe près du lieu où elle s’était frayé un chemin autrefois pour quitter l’utérus de sa mère et débarquer dans l’existence. Vos parents sont venus vous chercher à la gare Saint-Charles. Vous portiez une robe bleue et vous avez éteint votre portable qui s’était mis à sonner tandis que votre père vous embrassait. Un père bronzé, quinquagénaire refusant de se teindre, et catastrophé pourtant de ne plus allumer la moindre flamme dans les yeux des jeunes filles marchant cruelles dans les rues en effaçant de leur champ de vision les hommes qui comme un béret de flanelle d’un autre âge, portent leurs cheveux gris comme des malpropres. — Maman a fait des cailles aux olives. Un plat lancinant dont vous aviez sans doute avalé la première bouchée avec le lait de votre première tétée. Une rengaine dont les olives semblaient les notes stridentes dansant au-dessus de la casserole au bouillonnement imperturbable comme une basse continue. Vous vous êtes plainte de la chaleur. — La municipalité n’a toujours pas fait climatiser le Vieux-Port. Ni le Vieux-Port ni le reste de la ville. Un de ces après-midi torrides, quand la sueur prend sa source à la base du cou et ruisselle jusque dans la rigole des fesses pour aller se perdre Dieu sait où. Un soleil qui s’impose comme un malotru, et semble briller même dans l’ombre des caves des vieux immeubles

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brûlantes comme des tentes de Bédouin. Votre père ne se souvenait plus où il avait laissé la voiture. — Je crois qu’elle est au cinquième sous-sol. Il n’écoutait pas les protestations de votre mère qui la croyait garée dans la rue. Et plus l’ascenseur chutait, plus il vous semblait rejoindre le centre de la terre qu’on aurait dû depuis l’invention des obsèques relier à la surface par un large tube pour y jeter les cadavres où ils grilleraient plus vite que dans un crématorium. La voiture fuyait dès qu’on se rapprochait de la zone où votre père pensait l’avoir abandonnée. Elle trimballait même sa carcasse d’étage en étage, atteignant en définitive le premier niveau, fraudant, pulvérisant la barrière, et échouant hors d’haleine rue de l’Étoile à cheval sur le trottoir qui borde l’église Saint-Théodore. Votre mère a soupiré, car elle se trouvait bien là où elle l’avait vue pour la dernière fois. — Tu n’écoutes jamais rien. — En plus, ils m’ont collé un PV. Vous lui avez dit qu’il se garait toujours n’importe où. — Dans des endroits à la con. Est apparue sur son visage une moue empreinte de bonhomie.

Régis Jauffret

Lacrimosa

La voiture a démarré, et le chauffage aussi. — Depuis hier, la clim est perturbée. Toujours cette odeur de cuir qui vous donnait mal au cœur, malgré les quatre vitres ouvertes. Ces souvenirs de nausée pendant les interminables trajets vers ce coin paumé de la forêt des Vosges où avec votre sœur vous faisiez du vélo sous la pluie pour ne pas vous tirer un coup de fusil de chasse dans la bouche à force de vous ennuyer sous la véranda à l’atmosphère verte comme les branches des conifères qui la cernaient et crevaient les vitres quand le vent se levait. Vous regrettiez quand même votre enfance, et ces moments de tristesse légers, furtifs comme des battements de cils, qui avaient un arrière-goût de Malabar et de Coca. Pas du tout ces vertiges noirs de l’adolescence, quand vous imaginiez que votre crâne était une boîte où vous étiez condamnée à vivre pieds et poings liés au milieu de neurones qui voletaient autour de vous comme des nuées de chauves-souris. — Jérémia est à nouveau enceinte depuis la semaine dernière. — Elle collectionne les marmots comme des peluches. Votre sœur vivait avec une ribambelle d’animaux qui à l’heure actuelle encombraient encore son lit. Vous pensiez que son mari enfourchait parfois un ours par erreur en s’étonnant que votre sœur soit devenue si petite, si velue, avec un pucelage aussi impossible à percer qu’anachronique chez une femme qui l’avait perdu à treize ans.

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— Si c’est une fille, elle aura le choix du roi. — Elle gardera le moins moche, et elle vendra l’autre sur ebay. Votre père a ri. Votre mère a relevé la tête et fouillé son sac du bout des doigts avec cet air détaché qu’on prend pendant les cours de philo pour glisser sa main à l’improviste sous la jupe de sa voisine. — La radio a annoncé un orage. Votre mère s’était tournée pour vous informer de cet événement rafraîchissant espéré par la population de la ville depuis la fin du mois dernier. Il s’en trouvait même pour rêver d’improbables cataractes dévalant la Canebière. — C’est un temps à la neige. La plaisanterie l’a fait sourire, et votre père a pouffé en éclaboussant le parebrise d’un peu de bave qu’il a essuyée avec son chiffon à lunettes. Il aurait même renversé un jeune homme en short jaune qui pédalait devant lui la tête dans le guidon, si le gamin n’avait pas choisi de se vautrer sans raison apparente sur un vieux lave-vaisselle à l’abandon contre un lampadaire du boulevard de la Libération. Son bidon a roulé sur la chaussée, et s’est laissé écraser par les roues de la voiture en jappant. — Tu conduis toujours comme un sabraque. — Ce n’était qu’un bidon. Vous avez pensé à ces sauterelles que vous poursuiviez dans l’herbe avec votre sœur pour leur arracher les pattes après leur avoir donné une dure leçon de gymnastique. Vous vous êtes promis quand vous la verriez de lui demander si elle se souvenait encore du chat gris que vous aviez trouvé écrasé par un tracteur dans un champ de colza. Vous l’aviez appelé Marsoufle, roulé dans votre pull-over et déposé dans une brouette, le poussant toutes les deux jusque dans la clairière où vous aviez célébré ses obsèques qui s’étaient achevées par un plouf dans un étang où vous aviez jeté sa dépouille en la dédiant aux brochets et aux carpes. — Marsoufle. — Quoi ? — Tu me feras chier jusqu’à mon dernier souffle. — Charlotte, tu arrêtes. Le père qui se marre quand même un peu en vous engueulant, et la mère les larmes aux yeux, qui dans l’espoir que la honte vous mortifie, se garde de cligner des paupières pour qu’elles coulent sur ses joues. Vous vous dites que la honte devrait être pour elle. Elle avait pris le risque de vous tirer du néant où vous étiez si bien. Après l’éjaculation, elle avait peut-être même contracté les lèvres de sa vulve pour garder le sexe de votre père en elle comme un bouchon afin d’emprisonner son sperme et de donner leur chance aux spermatozoïdes de remonter jusqu’à l’ovule surexcité au fond de sa matrice à l’idée de se marier vaille que vaille avec le premier têtard venu. Elle vous avait traîné depuis comme un boulet pas bien rond qui avait toujours refusé de rouler, et maintenant elle

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se serait permis de sangloter afin que vous vous sentiez coupable de vous trouver par sa faute dans un pareil pétrin. Vous auriez aimé pouvoir porter plainte contre elle pour enfantement. Pourtant, depuis plusieurs mois vous étiez heureuse. En tout cas, quelqu’un vous l’avait dit un soir sur le canapé de son salon en remplissant pour la troisième fois votre verre de muscat de Frontignan. — Tu es heureuse, mais tu ne le sais pas encore. — Je l’ai toujours su, figure-toi.

Régis Jauffret

Lacrimosa

Votre mère qui s’inquiète de votre avenir professionnel. Le magazine de mode où vous étiez maquettiste vous avait licenciée fin avril, avant de déposer son bilan à la mi-mai. — Je vais profiter du chômage pour prendre une année sabbatique. Une perspective qui ne réjouit pas vos parents. Eux si fringants, qu’ils sont prêts à travailler une semaine par jour, dix-sept millions d’heures chaque année, et même après leur mort s’il se trouve dans l’au-delà une entreprise prête à les embaucher malgré leurs têtes de déterrés. — Avec ton père, nous ne perdons pas notre temps. Et il n’était même pas question pour eux de gaspiller leurs rares moments de loisir à bayer aux corneilles. À cinquante-cinq ans le temps devient précieux, le jeter par la fenêtre reviendrait à se défenestrer avec lui. Plutôt que de le dépenser à la petite semaine comme de l’argent de poche, on l’investit dans des valeurs sûres qui rapportent gros en bien-être et en plaisirs de toute sorte. Le sport, même s’il fatigue et exaspère, permet à la cervelle de générer d’euphorisantes endorphines et de mieux apprécier les voyages en Italie, au Québec, au Guatemala, et les feux de cheminée quand la température est assez basse pour pouvoir se réjouir de rôtir devant les flammes en oubliant le chauffage central dont la chaudière commence d’ailleurs à éructer tant elle a vieilli prématurément. Votre mère qui en rajoute. — J’ai envoyé ce matin un mail à Maya Coufin pour lui dire que j’aimais vraiment la vie. — À vos âges, vous devriez plutôt aller essayer des cercueils en promo chez Leclerc pour vous habituer à vous tenir à carreau dans une boîte. — On pourrait aussi faire des rallyes en corbillard. Votre père qui se voit déjà dérapant en tête sur une route enneigée des Alpes dans son fourgon aux couleurs de l’Olympique de Marseille qui acceptera sûrement de le sponsoriser puisqu’il a été poussin au stade Vélodrome quand il avait neuf ans. Il s’esclaffe à s’en taper la tête sur le volant, tandis que votre mère fouille funèbre la boîte à gants comme si elle espérait y trouver un revolver pour vous tirer une balle à tous les deux. — Tu as raté la rue Daumier.

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Une marche arrière un peu branlante, puis la rue Daumier et le portail qui se referme derrière la voiture. Votre sac en toile rouge que votre père prend à bras le corps et jette dans l’entrée comme un bébé insupportable dont on se débarrasse in extremis avant d’en être réduit à l’étrangler pour lui clouer son bec qui braille comme un baffle pourri. — Et maintenant, champagne. — Non, on attend Jérémia. — On en ouvrira une autre quand elle sera là. Votre père est déjà à la cuisine, et plonge le bras dans le frigo. Vous vous allongez sur la méridienne. Un siège prétentieux, auquel vous en avez toujours voulu. Vous enfoncez vos talons dans la toile pour agrandir la fente que vous étiez parvenue à ouvrir l’hiver dernier après une guerre d’usure qui vous avait obligée à prendre de l’aspirine pour calmer les courbatures de vos tendons d’Achille. Vous ne pensez à rien d’autre, vous ne savez rien du guet-apens qui se prépare, des armes que quelque chose en vous fourbit, des armées qu’on lève, de ces bombardiers aux cales pleines, de ces sous-marins qui manœuvrent et jettent un œil d’un coup de périscope à la surface de votre conscience. Vous ne voyez pas ce point noir dans le lointain, vous le prenez pour une poussière. Vous vous dites que vous ne vivez plus dans la nuit. Plutôt dans la lumière de l’aube, avec le soleil qui se montre parfois le temps de vous faire croire qu’il se lève. Vous avez entendu sauter le bouchon. La coupe se balance devant vos yeux dans une main veinée et tachée de son. Vous lui tendez les lèvres, et votre père l’incline. Vous vous redressez quand votre mère se met à hurler pour couper court à ces enfantillages. Elle a un couteau en main. — Tu ressembles à la femme d’un bourreau. — Je coupe les queues des fraises. Vous vous retirez au premier étage. L’abattant des toilettes a pris des couleurs, il était si noir et il est à présent d’un rouge que vous trouvez obscène. Mais il y a toujours le même clou solitaire planté dans la porte. Vous vous êtes toujours demandé si le jeu ne consistait pas à lui jeter sa culotte, marquant un point quand on parvenait à l’y accrocher comme un anneau. La chaîne de la chasse doit dater de l’invention des chiottes, avec sa poignée de bois que les mains ont fini par user en son milieu, jusqu’à la rendre glandue comme un sexe. Vous passez devant votre chambre. La fenêtre est ouverte. Les tiroirs de la commode sont béants, ils vous tirent la langue. Ils s’imaginent sans doute que vous allez prendre la peine de les remplir de vos affaires, au lieu de les laisser dans le sac et de les arracher au fur et à mesure comme des Kleenex de leur boîte. — J’ai fait ton lit.

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Votre mère dans votre dos. Elle vous tend un peignoir de bain et une serviette. Sa voix a vieilli depuis votre dernier séjour, vous imaginez ses cordes vocales striées de ridules pareilles à celles qu’elle porte comme une moustache au-dessus des lèvres. D’ici trente ou quarante ans, vous serez bien obligée de l’enterrer, et votre père aussi. Il faudra sûrement vous lever aux aurores. On bâcle toujours les obsèques au petit matin pour que les croque-morts puissent passer l’après-midi à la plage. — J’ai donné un coup de lavette aux tiroirs. — Tu aurais pu donner aussi une petite douche au plafond. — Maintenant, ils ont dû sécher. Elle s’accroupit pour les tâter, et vous avez envie de lui donner un coup de pied. Qu’elle perde l’équilibre en rapetissant assez pour ne pas tenir plus de place qu’une poupée dans le tiroir du bas. Une mère bien rangée, que vous emporterez à Paris comme une mascotte entre peau et tee-shirt. Une mère compressée comme une éponge neuve que vous n’aurez plus qu’à tremper dans l’eau chaque soir pour qu’elle gonfle et puisse vous prendre dans ses bras. Évidemment, ses cajoleries seront un peu humides. — Jérémia vient de m’appeler. — Quelqu’un a dû lui apprendre à téléphoner. — Elle a laissé Pindo chez les parents de Branton. Pindo, un nom de dinde, votre sœur pourra toujours cuisiner son gnard pour Noël si les volaillers se mettent en grève. Et Branton, un barbu presque chauve qui magouille dans l’humanitaire. Un pauvre type qui d’après vous préférait les autres à lui-même, et devait penser à une vieille clocharde déguenillée en honorant Jérémia.

Régis Jauffret

Lacrimosa

Votre mère silencieuse, puis qui jette une phrase en hâte. Comme si elle voulait s’en débarrasser. — Ton père a l’air gai, mais il est triste. — Tu devrais lui faire couper la prostate. — Je crois qu’il s’inquiète pour Pindo. Elle a pleuré. Un enfant si mignon, et pourtant si laid. Gentil, paisible, mais qui à un an avait l’air d’un désespéré. Toute une vie gâchée, un avenir obturé, un bébé comme une poubelle débordante de tous les échecs, les lâchetés, les courbettes, les nuits d’amour sordides comme l’onanisme coupable des mystiques, qui constitueraient son existence inutile aux autres et nuisible à lui-même. Son histoire faisait les cent pas comme une sentinelle. Elle l’attendait. On lisait déjà dans son regard le scénario de sa vie, et quand on fixait trop longtemps ses yeux on pouvait en voir chaque scène à l’état de story-board. Quand le tournage serait terminé, Pindo aurait tout au plus le privilège de tomber comme un caillou dans une statistique sur le taux de mortalité des Occidentaux nés en février 2006.

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— Moi aussi je me fais un sang d’encre. Les larmes de votre mère se laissaient boire par les bretelles de votre robe bleue. Certaines gouttaient cependant sur la peau de votre épaule nue où elles provoquaient de minuscules boutons d’irritation. Comme si vous étiez allergique à son chagrin. Vous ne lui aviez jamais passé la main dans les cheveux. Vous n’aviez jamais senti sa tête sous vos doigts. Vous le faisiez pour la première fois. Vous l’auriez même consolée, si elle avait continué à se taire. Si vous ne vous étiez pas rendu compte, que maintenant elle vous parlait de vous. Vous vous êtes contractée, vous avez résisté pour ne pas entendre ses paroles. Vous avez pensé que vous alliez réussir à les éviter. Comme des balles. Vous lui avez crié. — Tais-toi, je ne t’entends pas. Elle n’a plus rien dit. Vous auriez dû quitter la chambre. Car brisant le silence, ses mots que vous aviez réussi jusqu’alors à ne pas entendre, et qui semblaient s’être dissipés, commençaient à redevenir sonores, perçants, à se faire hurlements, et vous l’avez repoussée en vous bouchant les oreilles comme une qui serait prise dans un bombardement. Pourtant, c’était d’une voix douce, qu’elle avait exigé votre bonheur. Elle pensait que pour un enfant, ne pas être heureux revenait à traîner ses parents dans la boue. — Le bonheur est une question de volonté. Vous l’auriez insultée. Mais elle n’aurait pas compris. En réalité, elle se taisait peut-être depuis déjà plusieurs minutes. Vous auriez essayé en vain de lui expliquer qu’il arrivait à ses injonctions de voyager avant de vous parvenir comme un message radio venu de loin. Vous descendez l’escalier. Il vous semble que la réalité dégringole devant vous. Elle fait une mauvaise chute, une chute mortelle. La vie ne se ressemble plus, vous êtes peut-être déjà pendue là-haut. Les cheveux continuent à pousser après la mort, vous vous demandez si de son côté le cerveau ne persiste pas à imaginer. Vous vous dites que non. On dirait pourtant que oui. Vous retrouvez votre père au rez-de-chaussée. Vous le reconnaissez, mais quelque chose en lui s’est amplifié. Il joue avec la télécommande, en faisant une pitrerie personnalisée à tous les visages qui apparaissent et s’en vont luisants comme des reflets sur l’écran du tube cathodique du vieux téléviseur construit jadis par des ouvriers japonais dans une usine délocalisée depuis 1999 dans un pays émergent. — Pindo a de la chance. Votre père de piquer du nez, comme si vous lui aviez parlé d’un corbeau qui depuis un an le réveillerait trois fois par nuit en lui picorant les yeux. — Maman le pleure de son vivant.

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— À tant faire. Il se met à rire, imaginant sans doute son petit-fils fagoté dans son costume marron d’employé désespéré, toujours suivi par un pied diabolique, autonome, qui prend son élan sans cesse pour mieux botter ses fesses tristes comme un cendrier culotté par les milliers de cigarettes qu’on lui a écrasées sur la gueule. — Il y a vraiment des avortements qui se perdent. — Il aura peut-être la chance de se faire étrangler par un maniaque. — Ces gens-là ont trop bon goût pour débarrasser les familles affligées. Vous trouvez votre père défaitiste. Vous êtes persuadée qu’au nom de l’égalité des chances, un pédophile progressiste acceptera de tordre le cou de Pindo avec autant de haine que s’il était un enfant radieux destiné à devenir riche et people. — Et Jérémia qui va arriver. — Elle n’amènera pas Pindo. — Je n’aime pas ta sœur. Aimer ses deux filles à la fois reviendrait à les tromper l’une avec l’autre. Un père doit choisir parmi ses enfants, il ne peut pas davantage les aimer tous, que décider de coucher avec toutes les femmes de la création. — Ce ne serait pas raisonnable. Votre mère apparaît. Elle est descendue en catimini avec ses chaussures à la main. Elle se verse une coupe, et renifle la frange de mousse qui crépite à la surface. Elle la vide, se gargarise, et déglutit le champagne tiédi en portant la main à sa glotte. — J’avais la gorge sèche. — Pindo t’aura donné soif. — Cet enfant me rendra folle. Le menton lui a poussé depuis tout à l’heure. Elle est à présent prognathe comme une cinglée. Elle donne un coup de pied dans le guéridon. Les cacahuètes sursautent dans leur ravier, et la bouteille opine du goulot. Vous rejoignez la méridienne, fermement décidée à la travailler du talon à lui en faire écumer toute sa bourre. Il y a encore du soleil dans le jardin, pourtant la nuit vous semble tombée. Une nuit opaque qui a enfumé les étoiles. Si opaque, que les lumières électriques ne parviendront pas à la percer. Elle a fait de vos pensées une infinité de petits abîmes où vous allez disparaître infiniment. Vous êtes allongée sur la méridienne, comme le lendemain sur la table de zinc où le légiste a regardé les traces sur votre cou en répétant distraitement dans le micro de son dictaphone. — Morte par strangulation. Il a failli allumer une cigarette, mais il s’est souvenu en regardant la flamme de son briquet qu’on lui avait envoyé la veille une note de service pour lui rappeler qu’il était désormais interdit de fumer dans tout l’Institut médico-légal.

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— Même dans la salle de dissection. Si parfois un cadavre se réveillait et remourait aussitôt après avoir attrapé soudain un cancer des bronches. Si l’on rendait aux familles des parents aux cheveux imprégnés d’une insupportable odeur de nicotine, ou avec un peu de cendre sur le foie. — Pas d’autopsie, remettez-la au frigo. La lumière vous a été rendue avec le bruit des voix entre mêlées de votre sœur et de son mari qui montaient dans l’air de la pièce comme deux couleuvres amoureuses fascinées par la flûte d’un charmeur de serpents de la place Jamaa Lafna. — Pindo nous a souri quand nous l’avons laissé chez la mère de Branton. Le gamin était donc devenu assez hypocrite pour montrer les dents, alors qu’il était angoissé à s’en mordre l’intérieur des joues et à les avaler pour que son visage reflète en trois dimensions sa misère intérieure. Votre mère se renfrognait dans l’angle de la cheminée, tandis que votre père rotait amèrement tout le champagne qu’il avait bu avachi sur le canapé dont il boxait machinalement les coussins. — Tu as encore grandi. — Pindo aussi. En tout cas, vous trouviez votre sœur de plus en plus ridicule de continuer à grimper de la sorte malgré ses vingt-deux ans. Alors qu’elle avait été une adolescente du genre nabot, elle était à présent plus haute que le lustre et menaçait de pouvoir bientôt repeindre les plafonds de Notre-Dame-de-la-Garde avec sa langue sans avoir besoin de se jucher sur un escabeau. Quant à Branton, il renvoyait l’image d’un nain. Un nain de plus en plus petit au fur et à mesure que sa furie humanitaire le minimisait à ses propres yeux quand il comparait son grain d’existence aux millions de tonnes de terriens qui d’ici 2150 crèveraient d’inanition, de pollution, ou même d’hydrocution quand le climat déréglé leur enverrait des trombes de pluie mêlées de grêle après trois décennies de canicule. Plus son image diminuait, plus votre sœur semblait prendre l’envergure d’un campanile. Votre père a signifié au jeune ménage qu’il avait l’intention ce soir de se coucher tôt. Il a enlevé sa montre, et l’a écrasée sur le nez de Branton qui s’est enfoncé dans son visage comme un clou. — Il est plus de dix-neuf heures dix. — Pindo doit être en train de manger sa purée. — Prenez du pain et du jambon, et vous les boufferez dehors. — Pindo adore le jambon. Votre père a sorti un billet de cent euros de la poche de sa veste. — Il sont à toi, si tu fous le camp avec ton Branton.

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— Je crois que plus tard Pindo aimera l’argent, l’autre jour il a sucé une pièce de monnaie. Votre mère a gobé la tête de Jérémia comme une huître. Vous êtes montée à votre chambre, et au fond de votre sac vous avez trouvé un foulard. On a dit par la suite qu’avec, vous vous étiez pendue. — Un foulard très solide, donc. L’inspecteur s’était étonné de votre détermination. Faire un nœud coulant, glisser dedans sa tête, attacher solidement l’autre extrémité à la poignée de la fenêtre. — Prendre en quelque sorte son élan. Se lancer, comme on appuie sur la détente, comme on décide de faire feu. Les cervicales brisées net. — Sa mère l’a découverte. Votre corps dans ses bras. Le foulard qui maintenant se déchire, comme s’il réalisait soudain qu’il aurait dû le faire avant. Votre corps qui se replie, gros fœtus mort encore tiède qu’elle recommencera à porter désormais. Quand leurs filles meurent, les femmes en redeviennent grosses jusqu’à la fin de leur vie. Leur ventre est beaucoup plus lourd que la première fois.

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Maylis de Kerangal

Corniche Kennedy

Le temps d’un été, dans un sous-quartier de Marseille, quelques adolescents désœuvrés défient les lois de la gravitation en plongeant le long de la corniche Kennedy. Derrière ses jumelles, un commissaire, chargé de la surveillance de cette zone du littoral, les observe. Entre tolérance zéro et goût de l’interdit, les choses vont s’envenimer… Avec ce quatrième roman, l’auteur mène de front, non sans ménager subtilement le suspens, une chronique des mœurs adolescentes d’aujourd’hui sur arrière-fond de fracture sociale

Éditeur : Verticales Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

et un faux polar centré sur le portrait parodique mais bouleversant d’un policier dans la peau d’un fauve aux abois. Au-delà de son apparente facture classique, Corniche Kennedy s’émancipe des archétypes du genre pour travailler dans la langue une géographie imaginaire et une loi de gravitation des corps faite d’extrême sensualité, de sauvagerie contenue et de vertige passionnel. Tendre et cruelle, la magie de ce livre ne tient qu’à un fil, le fil d’une écriture sans temps morts ni réalisme caricatural, brassant oralité et métaphore, d’un seul souffle.

© Catherine Hélie/Gallimard

Ils se donnent rendez-vous au sortir du virage, après Malmousque, quand la corniche réapparaît au-dessus du littoral, voie rapide frayée entre terre et mer, lisière d’asphalte. Longue et mince, elle épouse la côte tout autant qu’elle contient la ville, en ceinture les excès, congestionnée aux heures de pointe, fluide la nuit – et lumineuse alors, son tracé fluorescent sinue dans les focales des satellites placés en orbite dans la stratosphère. Elle joue comme un seuil magnétique à la marge du continent, zone de contact et non frontière, puisqu’on la sait poreuse, percée de passages et d’escaliers qui montent vers les vieux quartiers, ou descendent sur les rochers. L’observant, on pense à un front déployé que la vie affecte de tous côtés, une ligne de fuite, planétaire, sans extrémités : on y est toujours au milieu de quelque chose, en plein dedans. C’est là que ça se passe et c’est là que nous sommes.

Biographie

Née en 1967, Maylis de Kerangal, ancienne éditrice aux Éditions du Baron perché, a longtemps travaillé avec Pierre Marchand (guides Gallimard, puis ouvrages pour la jeunesse). Publications   Dans les rapides, Naïve, 2007 ; Ni fleurs ni couronnes, Verticales, 2006 ; La Vie voyageuse, Verticales, 2003 ; Je marche sous un ciel de traîne, Verticales, 2000.

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Un panneau d’affichage leur sert de repère : derrière le poteau, le parapet révèle une ouverture sur un palier de terre sablonneuse semé de chardons à guêpes et de gros taillis inflammables, lesquels s’écartent à leur tour pour former des passages vers les rochers. On sait qu’ils vont venir quand le printemps est mûr, tendu, juin donc, juin cru et aérien, pas encore les vacances mais le collège qui s’efface, progressivement surexposé à la lumière, et l’après-midi qui dure, dure, qui mange le soir, propulse tout droit au cœur de la nuit noire. Chaque jour il y en a. Les premiers apparaissent aux heures creuses de l’après-midi, puis c’est le gros de la troupe, après la fin des cours. Ils surgissent par trois, par quatre, par petits groupes, bientôt sont une vingtaine qui soudain forment bande, occupent un périmètre, quelques rochers, un bout de rivage, et viennent prendre leur place parmi les autres bandes établies çà et là sur toute la corniche. La plupart auront pris le bus, le 83 ou le 19, le métro pour ceux qui viennent

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du Nord, et quelques autres, ceux-là plus rares, débouleront en scooter ou sur tout autre engin terrible dont ils auront augmenté la puissance d’un pot de détente disproportionné – on les entend venir de loin, lancés sur leur bolide, ils ralentissent dans le virage, accélèrent en fin de courbe, blindent sur cinquante mètres, freinent à mort à hauteur du panneau, alors dérapage contrôlé, pneus qui crissent, hop sur le trottoir, vroum vroum, reprise de moteur deux ou trois fois d’un coup de poignet viril et ils coupent tout – des p’tits cons. Sitôt sur le palier, ils écartent les taillis qui obstruent la descente, gueulent si éraflés – feuilles canifs vert-de-gris –, et passé la barrière végétale, la pente est escarpée, le bruit de leurs baskets résonne sur les rochers bam bam, lentement, puis de plus en plus rapide, et alors les voilà sur la plate-forme, et sous la ville en somme, sous le vacarme de la quatre voies compacté en arrière-plan sonore, souffle caverneux – un réfrigérateur que l’on ouvre la nuit dans une cuisine déserte – et quand se greffe la stridence d’une Maserati ou le flat six d’une Porsche 911, tous sursautent, et reconnaissent. Illico s’agglutinent les uns aux autres, se touchent, se frottent, se bousculent, se font la bise – si fille-fille ou fille-garçon –, se tapent dans la main, paume sur paume, poing sur poing, phalange contre phalange – si garçon-garçon –, s’invectivent, exclamatifs, crus, juvéniles, agglomèrent leurs sacs, baskets, sandales, tongs, vêtements, casques, étendent leurs serviettes à touche-touche ou les disposent en soleil avec au milieu un lecteur radio pourri, deux ou trois litres de Coca, des paquets de clopes, alors les éclats de leur voix ricochent sur la pierre, rebondissent et s’entremêlent, clameur splendide, brouhaha qui les fusionne autant qu’il les fissure, éclate, mat et sec, tandis qu’en face, sur le front de mer, les rideaux s’écartent aux fenêtres des hôtels luxueux et des villas rococo, éblouissantes à travers le feuillage citronné des jardins – et parmi eux, ceux de la chambre d’une adolescente qui a collé son front contre la vitre pour en éprouver le contact glacé, s’y écrase maintenant la face comme si elle cherchait l’air du dehors, et regarde en bas, bouche ouverte, nez tordu, cœur palpitant –, et plus loin encore, en arrière de la route, sur la haute façade d’un immeuble blanc de belle architecture, les stores bougent aux ouvertures – et parmi eux, ceux du bureau d’un homme solitaire qui a glissé ses prunelles orageuses et veloutées entre deux lattes, bientôt sortira braquer sur la plateforme ses jumelles de haute précision, et observe, silhouette corpulente, masse sombre à l’affût –, des bouches mastiquent, tiens, revoilà la racaille, la saleté, et pourtant restent des heures collées aux carreaux, figures hypnotisées par ce monde brûlant où chaque silhouette est une forme mordante, chaque ombre une découpe précise, un trait d’encre rapide, mortels touchés au cœur par ce bloc de vie qui prend corps à mesure qu’il se disloque et se réarticule, à la manière d’une constellation fébrile, fascinés par cette troupe où chacun se précipite autant qu’il suit son idée, vient y mener sa propre affaire, retourner

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ses poches et apporter ses prises, pour les balancer entre tous, où chacun passe, ramasse, multiplie, capte, fourgue. Les petits cons de la corniche. La bande. On ne sait les nommer autrement. Leur corps est incisif, leur âge dilaté entre treize et dix-sept, et c’est un seul et même âge, celui de la conquête : on détourne la joue du baiser maternel, on crache dans la soupe, on déserte la maison. Nul ne sait comment cette plate-forme ingrate, nue, une paume, est devenue leur carrefour, le point magique d’où ils rassemblent et énoncent le monde, ni comment ils l’ont trouvée, élue entre toutes et s’en sont rendus maîtres ; et nul ne sait pourquoi ils y reviennent chaque jour, y dégringolent, haletants, crasseux et assoiffés, l’exubérance de la jeunesse excédant chacun de leurs gestes, y déboulent comme si chassés de partout, refoulés, blessés, la dernière connerie trophée en travers de la gueule ; mais aussi, ça ne veut pas de nous tout ça déclament-ils en tournant sur eux-mêmes, bras tendu main ouverte de sorte qu’ils désignent la grosse ville qui turbine, la cité maritime qui brasse et prolifère, ça ne veut pas de nous, ils forcent la scène, hâbleurs et rigolards, enfin se déshabillent, soudain lents et pudiques, dressent leur camp de base, et alors ils s’arrogent tout l’espace.

Maylis de Kerangal

Corniche Kennedy

La plate-forme – ils disent la Plate – est une portion de territoire longue de trente mètres environ, large de huit, un amalgame de grosses pierres concassées au bulldozer, assemblées en plan et cimentées d’une pâte crayeuse, grossière, friable. Elle est orange violine ou jaune-gris selon les heures et les saisons, mate aux extrémités du jour, rissolée à midi comme une assiette de nems, brûle alors la plante des pieds, et conserve la chaleur si bien que c’est délice le soir venu de s’y allonger sur le ventre, la peau nue, la joue posée à même la roche doucement cabossée. Quelques trous y réservent çà et là des mares d’eau stagnante qui puent le sel et la pisse, mais là où la mer affleure la roche se vernit de mousse topaze et glisse comme si nappée d’huile si bien que l’on se met à l’eau sur les fesses ; sinon une vieille échelle de piscine scellée dans la pierre, une poubelle, des touffes d’herbes maladives en jointure de blocs, quelques canettes, tubes de crème, éclats de verre, papiers gras et encore, derrière les rochers, une bouche d’égout hors service perce le mur de soutènement et propage aux heures chaudes un remugle de matériaux en décomposition et d’eaux usées, ça remonte par un tuyau de fer-blanc connecté au souterrain fangeux de la ville, et c’est comme une expiration soudaine sur la Plate, un souffle, l’haleine du plus noir et du plus honteux, ça stagne et ça s’évapore mais c’est bien à cause de ce trou que les habitants de la Corniche évitent la Plate – ça pue l’égout, disent-ils, ça pue, types louches qui se branlent et morveux qui pétaradent, voilà, nous on n’y va pas. Mais en avant du plateau, des rochers sont éparpillés dans la mer, comme s’ils avaient été catapultés au-delà de leur cible : engloutis, ils sont réformés en planques

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à oursins et friture future, en abris à poulpes ; émergés, les plus éloignés mutent îlots pour amoureux, radeaux à conspiration, plongeoirs à frime. Puisque frimer précisément, tchatcher, sauter, plonger, parader, c’est ce qu’ils font quand ils sont là, c’est ce qu’ils viennent faire. La Plate est une scène où ils s’exhibent, terrain de jeu et place des lices, puisque filles et garçons, c’est un tournoi : il s’agit de se foncer dessus sans esquiver le rituel. Le prologue est invariable : les filles s’installent à proximité de l’échelle, en bordure de Plate, quand les garçons, eux, se regroupent sur les rochers, en recul, partition sexuelle du terrain vouée rapidement à l’explosion. Afin d’échauffer celui ou celle d’en face, les plus frontaux outrent leur genre et leur disponibilité – fausses salopes, faux baiseurs sans scrupules –, quand la plupart combinent des stratégies d’approche vieilles comme le monde – contournements ostentatoires, évitements, envoi de messagers dévoués : le théâtre ne peut se séparer de la vie. Ils y ont ensemble des pauses indéfinies, vautrés les uns contre les autres en formation arachnéenne, ou étalés, nénuphars très ouverts, dessinant sur la pierre telle arborescence bizarre, tel cadastre secret, et ils glandent au soleil, des heures durant pigmentent leur peau, jouent, rient et divaguent, disponibles, effroyablement disponibles, comme fondus dans l’air du temps et contemporains du plus petit nuage, capteurs sensibles de la moindre forfaiture de langue, du moindre geste faisant image – un penalty de folie tiré la veille au Vélodrome par un attaquant de dix-sept ans, un service canon pour une balle de match au tennis, une figure de breakdance, une attaque de batterie avec baguettes invisibles tenues entre mains nerveuses, un ride de malade sur un skate pourri ou sur un surf sublime dans le tube d’une vague géante de Mavericks, la réplique mythique de leur film fétiche –, attitudes qui toutes signent leur communauté, leur jeunesse et leur force, disponibles à ce point c’est une blague qui ne fait pas rire tout le monde – foutent rien ces gosses, toute la journée se prélassent, ne pensent qu’à sauter dans la mer et à se rouler des joints, à faire joujou sur les portables, changent de jingle toutes les deux minutes et prennent des photos n’importe comment, que des conneries, voilà, aucun sens de l’effort, des merdeux, des branleurs, auraient bien besoin qu’on leur foute des coups de pied au cul, qu’on leur apprenne un peu la vie – mais, princes du sensible, ils sont beaux à voir, assurément. Soudain les voilà qui se lèvent et changent de régime, quelque chose les accroche, un événement les excite, ils désertent l’aléatoire pour réagir au quart de tour, hop, debout, éméchés, bruyants, le sang activé dans les artères fémorales, les poings serrés, ils montrent les dents et parfois même on les voit se poursuivre, s’insulter, se battre, singerie borderline violente, prête à mal tourner, quoi, qu’est-ce t’as dit, hein qu’est-ce t’as dit, tu m’reparles comme ça et j’t’éclate la gueule.

Sylvestre Opéra arrive au bureau chaque matin à sept heures. Il gare son break rouge – aquarium usé aux vitres sales – devant cet immeuble blanc aux lignes pures qui domine la corniche d’une trentaine de mètres, toujours le même créneau opéré d’une seule main, un œil dans le rétroviseur, l’autre déchiffrant un quotidien ouvert à la place du mort, peu après fumant déjà il traverse le hall, saisit un café dégorgé à la machine et s’engage dans la cage d’escalier, noire et carrelée, puits ténébreux qu’il gravit en aveugle, lentement, très lentement, à chaque palier prenant le temps d’une halte, à chaque marche écoutant l’écho de son pas déréglé, usant de cette ascension comme d’un sas où il se met en condition, récapitule tâches et objectifs du jour, reformule énigmes et problèmes en cours, et prépare son corps – ajuste sa veste, recoiffe ses cheveux, racle sa gorge. Une fois hissé au dernier étage, il ouvre sa porte, un flot de lumière l’éblouit, il cligne des paupières une fraction de seconde, après quoi il est là, dispos, concentré, le commissaire en personne.

Maylis de Kerangal

Corniche Kennedy

Rapports, réunions, rendez-vous, conduite des enquêtes, la matinée se passe. Quand il n’est pas en opération, Opéra déjeune seul, cuillère à la bouche, portable à l’oreille, la paperasse sur le bureau formant nappe, une barquette translucide sur les cuisses, une bière calée à ses pieds, bien enfoncée dans la moquette. Vers quinze heures, les premières mobylettes freinent à hauteur de la Plate. Opéra se lève pour s’approcher de la baie vitrée et alors, immanquablement, la métropole industrielle dont il sécurise le rivage se réduit sur-le-champ à une surface de quelques mètres carrés, plateau de pierre irradié de soleil où s’ébattent une vingtaine de gosses aux pieds, mains et derrière talqués de calcaire et de sel. Immobile, la main posée en abat-jour à hauteur des sourcils neutralisant de la sorte les éclats de la mer, il inspecte la Plate. Étreint du regard toute la bande, les voltigeurs, les affalés, et les ombres chinoises retenant leur souffle au bout des plongeoirs, en accompagne l’agitation collective, en escorte les mouvements d’ensemble, se régale de leurs bonds, de leurs piaffements, de leurs conciles, se sustente à leur tumulte, au régime de leur corps. Parfois il fait durer l’observation et gagne la terrasse, autre plate-forme au beau milieu de quoi se dresse, stabilisée sur trépied, une paire de jumelles Zeiss, cale ses globes dans les manchons de caoutchouc, et s’emploie à désosser le groupe. Il en dissocie un à un chaque membre comme l’enfant torture la mouche prisonnière, l’isole du noyau, et le regarde longuement pour lui-même. Si bien qu’il les connaît à la longue, ces mômes, a repéré les pactes, les idylles, les ruptures, les renversements d’alliances. Et soudain, terminé, il leur tourne le dos, retourne à son bureau, il a mille choses à faire.

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Philippe de La Genardière Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com

© Jacques Leenhardt/Sabine Wespieser

L’Année de l’éclipse

Basile, professeur de philosophie, est dans une période critique de son existence : sa femme, rédactrice de mode dans un magazine féminin, vient de le quitter, sa fille elle aussi a déserté le foyer familial, ses séances hebdomadaires avec son psychiatre débouchent sur une impasse, et surtout, ses tentatives de poursuivre la somme philosophique sur laquelle il travaille depuis des années se soldent par de stériles ruminations. Quand, soudain, surgit l’amour, sous la forme d’un éblouissement érotique pour Shadi, moderne Mélisande rencontrée dans la touffeur de la grande serre du Jardin des plantes. Le monde se réenchante pour Basile, le réel ne se dérobe plus, et c’est à la lumière de cette liaison incandescente que le philosophe va à nouveau tenter d’ordonner le monde…

Éditeur : Sabine Wespieser

Biographie

Philippe de La Genardière est né en 1949 à Salon-de-Provence. Après un séjour en Iran comme lecteur de français (1974-1976), il commence à travailler dans l’édition et collabore à diverses revues (Digraphe, La Quinzaine littéraire). Il est pensionnaire de la Villa Médicis de 1984 à 1986. Il travaille aujourd’hui au Canard enchaîné, où il signe des critiques littéraires sous le nom d’Igor Capel. Publications   Simples mortels, Actes Sud, 2002, rééd. coll. « Babel », 2006 ; Le Tombeau de Samson, Actes Sud, 1998 ; Gazo, Actes Sud, 1996 ; Morbidezza, Actes Sud, 1994, rééd. coll. « Babel », 1996 ; Legs, Stock, 1991, rééd. Actes Sud, coll. « Babel », 2003 ; Scène primitive, Payot, 1988 ; Le Roman de la communauté, Flammarion, 1987 ; Naître, Flammarion, 1983 ; La Nuit de l’encrier, Flammarion, 1981 ; Battue, Flammarion, 1979.

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Philippe de La Genardière explore avec son fascinant personnage de philosophe amoureux un quotidien qu’il réinvente : la musique, la littérature, la philosophie, les dérives urbaines dans un Paris fantasmagorique, l’exploration de la magie du corps féminin, sont les grands sujets de ce roman monde. Le lecteur, captivé, suit Basile dans sa quête, taraudé peu à peu par une étrange question : est-ce la logique du monde ou celle du narrateur qui lui échappe ? C’est bien là la force de L’Année de l’éclipse que de brouiller les repères de la raison et de poser, à travers la littérature, la question de la folie du monde contemporain.

C’était à peine si Basile avait eu le temps de la découvrir dans son costume d’Ève, et d’entrevoir son triangle d’or coiffer, comme un chapiteau, et à leur sommet, ses longues jambes qui se rejoignaient dans ce delta où il se savait appelé, à peine s’il avait pu fixer en lui la vision de ce corps intégralement nu que sa belle Orientale, brisant soudain leur étreinte, s’était sauvée, il l’avait vue filer sous ses yeux, sans réagir, encore tout occupé par la montée du désir en lui, en un éclair elle avait bondi hors du bosquet où ils s’étaient retranchés à l’annonce de la fermeture du jardin, puis s’était faufilée, en sautillant, sous les vastes feuilles de bananiers, de sorte qu’il était resté planté là sur ses deux jambes, nu lui aussi, et comme un mâle condamné à chasser la femelle lubrique parmi d’invisibles prédateurs qui rôdaient dans cette jungle. Il était médusé, Basile, il ne suffisait plus de séduire, ou même de se laisser séduire par une jeune étudiante, sous prétexte d’un sujet de thèse à déterminer, non, cette fois le défi qui lui était lancé le touchait au plus profond de lui-même, dans sa nature et sa virilité d’homme, dans son élan vital. Oui, la femelle en question venait de le défier, elle avait disparu derrière l’abondante végétation, et comme l’aurait fait une biche, ou une jument, pour porter l’excitation du mâle à son comble et l’attirer loin, après une course effrénée, dans un endroit qu’elle aurait choisi pour lui offrir sa croupe, il l’avait vue s’élancer entre les feuillages dans la blancheur mate, et moite, de sa nudité, une image qu’il avait à peine eu le temps de fixer, mais si forte qu’il en était resté paralysé sur ses deux jambes. La chair lui faisait donc un tel effet encore ? Ou est-ce que cette sensation de la nudité le renvoyait à une dimension de lui-même, sauvage et archaïque, qui lui faisait peur ? Ou à l’évidence de sa nature animale ? et donc à l’animalité de la femme, qu’il désirait et redoutait en même temps ? Et en fin de compte, est-ce que de se savoir des bêtes, en dépit de tout ce que l’humanité racontait sur sa propre aventure, était réjouissant, ou au contraire une vérité qu’il n’était pas bon de s’avouer ?

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Car la vision foudroyante de ce corps féminin bondissant, nu, parmi les massifs de fougères, d’orchidées ou de philodendrons ne l’avait pas seulement sidéré, elle l’avait projeté violemment dans ce monde d’avant la culture où l’homme et la femme ne se distinguaient guère de l’animal, au point qu’il ne se reconnaissait plus tout à fait dans cette peau qui était maintenant la sienne, ou ne pouvait plus mettre de mots sur les pulsions désordonnées qui l’agitaient, et dont l’origine, il le savait, n’était pas que sexuelle. Mais il n’avait plus le choix, il fallait filer cette fille à présent, ou plutôt la flairer, et comme on traque le gibier, elle avait dû se cacher derrière quelque gigantesque feuille de bananier ou de palétuvier, il suffisait de se mettre en branle et d’avancer sur ses deux jambes, comme un mâle qui chasse la femelle, on pouvait faire ça encore, en 2005, et dans le Jardin d’hiver d’une capitale des temps modernes. Il s’était donc enfoncé sous les feuillages, comme une bête en rut, il n’avait que deux pattes, mais un dard s’était dressé entre ses cuisses, si bien qu’il n’avait plus, sous cette verrière qu’envahissait une végétation de plus en plus dense et inquiétante, la conscience très claire de qui il était, ni de ce qu’il faisait ici, tout se bousculait dans sa tête, l’image d’une femme nue qui disparaissait sous les branchages, et comme il aurait pu apercevoir une biche dans la forêt, se confondant avec celle d’oiseaux de proie fondant en vol serré sur lui, tandis qu’il lançait à sa Juliette bien-aimée, et en serrant sa main dans la sienne : « Attention, ils attaquent ! », ou un peu plus tard dans l’après-midi, avec celle d’un psychiatre lui jetant sur un ton glacial : « Le nihilisme est un plat qui se mange froid… relisez Dostoïevski ! » Il s’avançait, nu, et à-tâtons sous les feuillages à la recherche d’une femme qui n’en était plus tout à fait une, plutôt une femelle, et d’une espèce animale qui importait peu désormais, l’essentiel était d’être vivants tous les deux, et bien en chair, qu’ils aient des membres pour se serrer, des bras, des jambes, des poumons pour respirer, et le cœur assez solide pour résister, mais ce qui comptait surtout, c’était, s’ils devaient se retrouver sous la verrière, qu’ils aient (et ce serait l’assurance qu’ils étaient humains) l’apparence animale, c’est-à-dire, elle, la croupe bien fendue sous sa toison, et lui, la verge tendue comme un arc, oui, maintenant, et tandis qu’il marchait comme un aveugle dans cet hypothétique Éden, l’important était d’accomplir ce rite fatal et animal, lequel restait, aux yeux de Basile, la seule preuve de la réalité, et dans cette réalité, d’une lumière accessible à l’espèce dite humaine. Elle l’avait voulu ainsi cet accouplement, sauvage, antique, en se cachant elle l’avait obligé à la rechercher, autant dire à la chasser, et comme on chasse le gibier, c’était extraordinaire et aberrant en même temps, le fait est, une rencontre fortuite venait de transformer Basile en chasseur de femme. Il avançait, nu, sous les feuillages, tout doucement sur ses deux jambes, la plante des pieds bien à plat sur le sol humide, il retrouvait les gestes d’antan, pas seulement ceux de ses vingt ans, mais du temps d’avant les temps, ou du moins d’avant la mémoire humaine, quand rien ne distinguait les hommes des

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bêtes, quelque chose de neuf venait d’émerger en lui, qui serait peut-être éphémère, le temps d’une traque, le temps d’un coït, ou qui sait, d’un amour, il était redevenu physique. Et la raison n’en était pas uniquement ce dard qui lui sortait des cuisses, il revivait comme homme, comme mâle, et c’était une sensation qui dépassait en intensité toutes les pensées mortifères qui l’assaillaient depuis plus d’un an, oui, une vraie sensation de bonheur, où il entrait de la crainte, mais qui l’emportait sur toutes les envies d’en finir qu’il ressassait le soir sur son balcon du sixième en sirotant des alcools forts. Il était nu enfin, et comme s’il s’était trouvé dans la forêt primitive, c’est-à-dire exposé au danger, il n’y avait pas d’oiseaux dans la serre, mais sûrement quantité de reptiles sournois et au sang froid dissimulés sous les buissons, la morphologie encore marquée par les âges anciens, surtout, il y avait une femelle cachée quelque part, et qui représentait le plus grand des dangers pour lui, en même temps que la plus grande des promesses, et il la cherchait cette femelle, qui après l’avoir ferré s’était volatilisée dans la nature, elle avait même un nom, elle s’appelait Shadi, et il avait pu sentir de longues minutes la chaleur de son sein dans sa paume, à présent il la voulait, cette Shadi qui chantait des airs d’opéra juchée sur un rocher, avait vingt-cinq ans et comptait bien soumettre le monde à sa volonté, sûr, il la désirait, et son désir, même s’il devait signer son chant du cygne, était en soi une victoire. Non, ce n’était pas une fiction, et il n’était pas au cinéma, dans l’une de ces salles obscures qu’il continuait de fréquenter, mais pour de très sentimentales productions américaines qui lui arrachaient des larmes et lui donnaient l’impression de partager les émotions du commun des mortels, et il n’était pas non plus chez lui, seul, en train de se passer un DVD, et dans le cas présent un péplum sur le jardin d’Éden, tourné à Hollywood et en technicolor, où il aurait pu voir, depuis son canapé, un homme s’avancer nu dans la jungle à la recherche de son Ève fatale. Non, il n’était pas au cinéma, ou alors ça n’avait été qu’un flash, une brève illumination, où il s’était vu soudain accomplir, mais sous la peau d’un comédien qui lui ressemblait, en plus jeune, ce qu’il redoutait d’accomplir, tout en le désirant du plus profond de lui-même, mais l’illusion n’avait pas duré, il s’agissait bien d’une scène vécue par lui, dans laquelle il était tout entier engagé, et avec tout le poids biographique qu’il portait, même si à de nombreux signes il pouvait se croire ramené à un état antérieur, sans culture, sans mémoire. Sauf qu’on était bien en 2005, et une jeune femme venait de l’attirer dans ses filets, au lieu de prendre la fuite Basile était entré dans le jeu, et maintenant il devait relever le défi, comme condamné à chasser la femelle sous une verrière labyrinthique et bouclée à double tour, pas de doute, on était dans la réalité, et pour l’heure cette réalité tenait tout entière dans un sexe (le sien) en érection qui lui sortait des cuisses et à la pointe duquel il cherchait la femme. Et il s’avançait, nu, comme un homme de la préhistoire, posant avec précaution la plante de ses pieds sur le sol humide, oui, il flairait la femelle,

Philippe de La Genardière

L’Année de l’éclipse

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Bertrand Latour

Un milliard et des poussières

Éditeur : Hachette Littératures Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Virginie Rouxel vrouxel@hachette-livre.fr

© Jean-Marc Gourdon/Hachette Littératures

et comme un mâle primitif, c’était à la fois exaltant et humiliant, et même s’il avait appelé de ses vœux cette métamorphose en lui, l’idée que les efforts de l’homme pour dominer la nature et travailler à l’avènement d’une société plus humaine n’aient abouti, en ce jour à marquer d’une croix, qu’à faire de lui une bête en rut le troublait. Etait-ce bien une victoire, se demandait Basile, tandis qu’il tentait de se frayer un chemin à travers les branchages, de plus en plus touffus, derrière lesquels sa belle Orientale s’était cachée, mais il y allait en tout cas, vers la femelle, c’est-à-dire à-tâtons dans la jungle, le moment n’était plus très loin où il allait la couvrir – c’est du moins ce qu’on aurait dit pour évoquer les copulations animales dans le monde d’autrefois. Mais on n’était plus autrefois.

Biographie

Bertrand Latour a quarante-cinq ans. Il a été comptable, manutentionnaire, visiteur médical, agent immobilier et… chauffeur de limousine pour un palace parisien. Publications   Les Yeux plus gros que l’Amérique (roman), Flammarion, 2007 ; Comme un beau grand slow collé (recueil de nouvelles), Denoël, 2004.

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Jules est chauffeur de limousine au Palace, l’un des plus grands hôtels parisiens. Au volant de Mercedes rutilantes, il conduit grands patrons, prostituées de luxe, stars du show bizz, nouveaux Russes, chefs de guerre et milliardaires en vacances. Discret (un chauffeur n’entend rien et ne voit rien…), charmant (mais pas trop car un chauffeur ne doit pas avoir l’air de s’amuser), disponible (un chauffeur n’a pas d’horaires), il sait traverser Paris à 100 km/h avec une meute de paparrazi à ses trousses, faire risette avec un singe pendant que son propriétaire s’amuse dans une partie fine à Neuilly, jouer au chevalier servant avec une Américaine nymphomane jusqu’au bout de la nuit et, bien sûr, trouver le restaurant, le musée, la boutique ou le zoo dont rêve chacun de ses clients. Des plus grandes tables de Paris aux lieux de débauche les plus improbables en passant par les pistes du Bourget où se posent les jets privés, Jules est aux premières loges – mais en spectateur aux fins de mois difficiles – pour assister à la vie des très riches.

Il connaît leurs habitudes, recueille leurs confidences, compose avec leurs manies, partage leurs secrets et surtout, surtout, attend leur généreux pourboire. Car Jules est en guerre. En guerre avec ses collègues pour conduire les meilleurs « tippers » (ceux qui donnent les plus gros pourboires). En guerre avec Paula, la femme de sa vie, à qui il veut offrir la « belle » vie. Ou rien. Jules est comme ça : il voit toujours les choses en grand. À quoi est-il prêt pour atterrir, un jour, sur la banquette arrière ? À tout ce que ses clients veulent, et même au-delà puisqu’il devient la pièce maîtresse d’une machination aussi rémunératrice que dangereuse… Bertand Latour nous plonge dans l’intimité des VIP au rythme trépidant de sa prose survitaminée. Humour décapant, phrases précises et rythmées, Un milliard et des poussières n’est pas écrit par un chauffeur tombé dans l’écriture, mais par un écrivain tombé dans la chauffe.

fer, notre famille s’enorgueillissant de deux centenaires, un du côté paternel, une du côté maternel. Si mon père était mort bien avant cent ans, c’était d’un accident du travail. Il animait un séminaire de motivation pour la société où il finissait une carrière bien remplie commencée dans l’électroménager, poursuivie dans les outils de jardinage. Un de ses vendeurs, voulant faire le malin devant les filles, envoyant des balles de golf n’importe où, lui avait explosé la tête d’un splendide swing. Les filles étaient tombées dans les pommes sur le green, une avait vomi dans le onzième trou, le mec avait été en prison et ma mère, poussée par ma sœur, s’était inscrite sur un site de rencontres et s’en était vite désinscrite, un jour en rentrant du cimetière. Depuis, mes cauchemars se passent souvent dans des golfs.

Bertrand Latour

Un milliard et des poussières

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— Parle… Oh, bon Dieu ! je me sens seule avec toi. Parle. (Paula) Mercredi 31 mai Le but de tout jeune homme sensé devrait être de rapidement se mettre à l’abri du besoin derrière un gros paquet d’argent. Jeune homme, cela avait été mon but. Mais, à trente-sept ans, un constat, amer, s’imposait : mon découvert bancaire se mordait la queue à longueur d’année et je n’avais aucun héritage à espérer si l’on excluait la maison de mon enfance qu’habitait encore maman – Dieu la bénisse ! – et qu’à sa disparition, nous devrions partager en trois avec mon frère et ma sœur. La maison n’avait qu’une cour où ne tenait qu’une table de ping-pong, la toiture fuyait, une autoroute passait pas loin et la cité HLM voisine avait mauvaise presse, ce serait le bout du monde si on tirait quatre cent mille euros du tout. Finalement, voici, dans le désordre, les seules richesses que nous auront jamais transmises nos parents : la science du barbecue (une fois la table de ping-pong repliée), une passion pour le chant, une capacité d’émerveillement un rien crétine mais pas désagréable à vivre, l’amour des bébés et des animaux, d’étranges lobes d’oreilles et un dos fragile (sauf mon frère), la propension à dépenser de ma mère, celle à épargner de mon père, une certaine façon de crier sous la pression au lieu de parler normalement, une faiblesse pour l’alcool qu’il aurait été judicieux de psychanalyser en la rapprochant de l’insatisfaction névrotique qui nous caractérisait tous les cinq, la manie de critiquer les gens et de leur coller des surnoms, une sainte horreur du socialisme sous toutes ses formes (sauf mon frère), un goût immodéré pour les belles histoires dans les livres ou au cinéma, une santé a priori de

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J’étais en train de calculer mentalement combien faisaient quatre cent mille euros divisés par trois, il était un truc comme une heure quarante-cinq du matin et l’Égyptien que je ramenais à l’hôtel avança une main dans le noir. Il me fit claquer un violet – un billet de cinq cents euros, je précise pour les smicards qui n’en verront jamais la couleur – sur l’accoudoir, vous savez, cet appuie-coude rembourré et gainé de cuir qui fait aussi boîte à gants entre les sièges conducteur et passager à l’avant d’une limousine. L’Égyptien me demanda si j’avais de la monnaie sur deux cents. — No, Sir. Sorry, Sir. Just my luck… Et l’autre qui ne reprenait pas son billet. Je finis par me dire qu’il se résoudrait à me le céder. Fantastique ! Cinq cents euros ! La presque moitié de ma prochaine mensualité de crédit payée en un coup ! Mais il ne se passait rien. Le billet était toujours sur l’accoudoir avant. J’eus peur qu’il ne s’envolât, vu que c’étaient Les Hauts de Hurlevent dans la limo, vu que la vitre de l’Égyptien était toute descendue, vu qu’il fumait un joint, un cône de bonne beuh de là-bas passée en contrebande par la valise diplomatique, m’avait-il avoué entre deux tafs. À intervalles réguliers, le Cairote tendait le cône à la grosse qu’il avait louée pour la nuit, tout se loue, les villas, les bétonnières, les chauffeurs, les filles. Elle était bien en chair, mais escort girl plutôt que fatma, Wonderbra plutôt que burqa, Syrienne avec un passeport américain ou Libanaise avec un passeport canadien, j’en savais trop rien, tout ça n’était que déductions de ma part établies à partir de ce qu’avaient ramassé mes oreilles qui traînaient partout. Et notre billet de cinq cents ? Je n’osais plus le regarder sur l’accoudoir, encore moins m’en emparer, je ne voulais pas passer pour un grippe-sou. Et ce qui devait arriver arriva, le billet se souleva, prit le vent, disparut dans l’habitacle. La Syrienne peut-être libanaise partit d’un fou rire, un rire un tiers d’alcool, un tiers de nervosité et un de désenchantement. Garder mes deux mains sur le volant devint de l’ordre de l’exploit, je voulus tout lâcher,

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me jeter sur le billet qui faisait des roulés-boulés contre le plafond, il s’éclatait tout seul sur nos têtes comme la fée Clochette dans Peter Pan, il frôla ma main droite, ma main droite quitta le volant, rata le billet, la limo chassa à gauche, j’avais failli nous envoyer dans le décor, leur refaire le coup de Dodi et Diana pour cinq cents malheureux euros. L’Égyptien, pas affolé, regarda le billet venir à lui, comme aimanté, l’argent va à l’argent, et, bien qu’à moitié défoncé, le saisit juste avant qu’il ne disparût à jamais par la fenêtre. Sa grosse s’arrêta de rire. Silence. Bruit du moteur. Puis elle repartit à rire aussitôt, un fou rire cette fois clairement plus nerveux qu’alcoolisé ou désenchanté. Je rangeai la voiture devant l’hôtel. Mon client sortit, s’éloigna, la fille le suivant à cinq bons mètres, très ralentie par le CH3-CH2-OH et le tétrahydrocannabinol. « Motherfucker ! Encore un qui va me donner walou. La peste soit des Égyptiens et des traînées vénales qui leur sucent la roue ! » me dis-je. Mais : — Wait ! me cria mon client en se retournant devant la porte-tambour qui l’avala ensuite avec la même avidité que mon frère les sushis. Deux minutes après, la porte-tambour me rendit l’Égyptien. Il était allé demander de la monnaie auprès du concierge et revenait me faire tomber un jaune. Un jaune, deux cents euros. — Thank you, Sir. Have a good night, Mr Al Sawira. Je redescendis la Mercedes au deuxième sous-sol du parking de l’hôtel. Je dévalai la rampe en colimaçon accroché à mon volant. J’avais envie d’un verre de grenadine fraîche et d’un blues qui commencerait par « Woke up this morning ». J’ouvris la radio, c’était non du blues, mais du clavecin. Just my luck… J’éteignis la radio. Next limo job, I apply in Nevada. Je franchis des grilles automatiques qui se refermèrent derrière moi. Je garai la Mercedes entre deux autres, noires et propres comme elle. J’allumai l’écran de mon smartphone, cliquai sur l’icône figurant le symbole du dollar et remplis les cases vides sur ma facture : nom et numéro de chambre du client, nombre d’heures passées avec lui, tarification applicable, total à payer, immatriculation du véhicule, kilométrage à l’arrivée. Je cliquai sur une icône figurant une voiture, un tableur s’ouvrit et j’y entrai « 84 » dans la colonne Salaire, « 200 » dans la colonne Pourboire et « 1 » dans la colonne Repas. « Voulez-vous valider : oui/non ? » Oui, je voulais valider. Aujourd’hui, j’avais ramassé trois cent quatre-vingt-seize euros plus deux repas payés onze euros chaque. On se plaignait pas. Le Nevada pouvait attendre… Après un nettoyage sommaire du salopage que vous laissent les clients à l’arrière – bouteilles d’eau entamées, cendres de joint, écrans pas éteints, petits cacas divers –, je retirai du coffre le roman que j’étais en train de bouquiner et verrouillai la voiture qui me salua d’un bip-bip pas comme d’habitude, bip-bip tristounet. Je traversai le parking en doigtant une des caméras de surveillance. Je faisais toujours cela, jusqu’au jour où j’aurais une remarque des mecs de la sécurité, « Jules, tu trouves ça drôle ? » ou, moins cool, « Eh, petit

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merdeux, nous, on te fiste jusqu’au coude, OK? ». Je pianotai sur un digicode et entrai dans la salle des chauffeurs. La salle des chauffeurs était une pièce bleu lavande mal éclairée, pas aérée, l’endroit rêvé pour lire Le Parisien et L’Équipe, dormir sur quatre chaises, manger du céleri rémoulade avec de la charcuterie sous vide, improviser des tournois de bons mots, de rots et de pets (voir la charcuterie sous vide), regarder des pornos serbo-croates et des de Funès, nous engueuler, nous réconcilier et finalement nous trahir, évoquer nos déboires amoureux à la maison, nos espoirs amoureux sur meetic.fr, nous raconter des bobards au sujet de soi-disant pourboires soi-disant astronomiques qu’on venait de soi-disant prendre avec un client, c’était à Paris, c’était au deuxième sous-sol d’un parking, c’était la salle des chauffeurs et ça ressemblait pas mal à l’enfer. — Encore là ?! demandai-je à mon collègue Robert, qui lisait un pavé sur l’Épistémologie kantienne qu’il ne se fit pas prier pour poser. À côté de Robert, Sergei dormait assis, la tête dans ses bras croisés étalés sur la table et, à côté de Sergei, Louis dessinait une maison. À cinquante-huit ans, Robert était le doyen des sept chauffeurs que nous étions, un long type maigre et solitaire, qui avait grande allure dans ses costumes italiens et que n’intéressaient que la philosophie, la cuisine et l’argent, ce qui est déjà pas mal. Mais l’argent surtout. Robert en bandait des kilomètres pour un gros pourboire. Il faut l’avoir vu faire de la lèche pour quelques euros de plus. Avant chauffeur, il avait été comptable, routard, roadie en Amérique pour les Grateful Dead – suppléant à l’indigence de sa musculature par la coke –, gourou en second dans une secte du Var, forain vendant des chemises sur les marchés parisiens. Sergei venait de Yakoutsk en Sibérie qu’il avait fuie pour l’Angola qu’il avait fui pour le Congo où il avait fait le nervi pour des compatriotes russes en cheville avec des potentats locaux qu’il avait fuis pour la Costa del Sol en Espagne où il avait monté un business avec des associés peu recommandables qu’il avait fuis pour Milan où il avait épousé une vieille dealeuse moscovite qu’il avait fuie pour une jeune Milanaise riche et maboule, puis ruinée et enceinte qu’il avait fuie pour venir s’enterrer avec nous dans cette salle des chauffeurs. Des légendes couraient à son sujet, celle qui voulait que Sergei ait zigouillé quatre tontons macoutes d’une rafale d’Uzi à Kinshasa, ou cette autre qui voulait qu’il ait deux millions de dollars qui l’attendaient bien au chaud dans une banque suisse, parfois c’étaient cinq millions dans une banque des îles Caïman, légendes toutes invérifiables. À trente et un ans, Louis était le benjamin de nous tous. Louis avait un TOC : il dessinait toujours des maisons, sans doute un architecte contrarié comme il y a des gauchers contrariés. Des homos contrariés aussi. Louis me disait faire l’amour à des filles. Je le croyais bien volontiers. Mais il était homo. Gay. Une tafiole. Ou bi, si vous préférez. Un bi qui aurait bien voulu se pacser avec moi. Ceci n’ayant rien à voir avec cela, lui et moi étions très proches.

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— Les bougnoules nous ont pris jusqu’à trois heures. On est coincés ici jusqu’à trois heures, me dit Robert. — Quoi comme bougnoules ? — La famille royale saoudienne. Une princesse de merde et sa mère. — C’est du bon, ça ? demandai-je. — Non. Hier, son secrétaire nous a filé trente euros de pourboire chacun pour neuf heures de dispo. Durant une dispo, ou disponibilité, le ou les chauffeurs étaient mis à la disposition du client aussi longtemps que ce dernier le désirait, trois heures ou quinze jours. — Trente euros ?! Les chiens galeux, dis-je en ouvrant mon casier. — Les bougnoules, ils sont plus bons comme avant. Avant – je te parle de ça, il y a dix ans –, ils te les lâchaient grave, tu savais plus où les mettre, t’avais pas assez de poches. Ça m’est arrivé d’oublier des billets dans la bagnole tellement y en avait. Sur l’air du « C’était mieux avant », Robert y alla de sa ritournelle sur la dureté du métier. Je fourrai mon roman dans mon casier. — Puis les intermédiaires libanais ont débarqué, poursuivit Robert. Ils ont… — Puis les intermédiaires libanais ont débarqué, ils ont négocié les prix, blablabli, blablablo, dit Louis en roulant des yeux blancs et en soufflant de l’air comme par une paille. — Dis tout de suite que je radote, se vexa Robert. — Loin de moi cette pensée… fit Louis en enroulant sur elle-même sa lèvre inférieure étincelante de salive. — Justement, les intermédiaires libanais ont débarqué ! reprit Robert. Ils ont mis dans la tête du bougnoule que le Blanc en voulait qu’à son argent. — Ce qui n’est pas complètement faux, intervins-je en prenant un carré de chocolat dans mon casier. Moi, à part leur argent, j’ai pas grand-chose à leur dire, aux princesses arabes. Elle est belle, ta princesse ? Mais Robert ne m’écoutait pas, naturellement : — Les Libanais ont dit au bougnoule : « Marre de te faire enfler par le Blanc ? Laisse, Yvonne, je m’en occupe. » Ils ont négocié les prix, les ont tirés au plus serré, comme ils savent faire, ces ordures. Et qui c’est qui s’est retrouvé baisé dans l’histoire ? Nous, les chauffeurs, qui travaillons maintenant à prix coûtant. Après la vermine libanaise, on s’est pris dans la gueule le 11 Septembre. Les Arabes se sont vraiment mis à croire qu’on les aimait pas. Eh, oh, moi, j’ai jamais rien eu contre les ratons, OK ? J’étais pour que Ben Laden latte le train aux Américains. Les Libanos, le 11 Septembre, comme si ça suffisait pas, arrive l’euro ! Et, nous, on perd sur tous les tableaux : d’un côté, le coût de la vie augmente, de l’autre côté, les Amerloques voient leur pouvoir d’achat ici s’effondrer de cinquante pour cent du jour au lendemain, un pouvoir d’achat

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qu’obligatoirement, ils préfèrent aller exercer ailleurs que chez nous. Total, nous, on doit sortir plus de fric pour croûter alors qu’on en rentre moins. Super opération pour nous, l’euro ! Après ça, la guerre en Irak. Là, tout le monde nous déteste : le Ricain parce qu’on n’y est pas allé avec eux, le bougnoule parce qu’on est blancs comme le Ricain. Pour compléter le tout, voyant leur taux de remplissage flirter avec le seuil de rentabilité, les hôteliers font dans leur froc, c’est la grande braderie, des chambres à huit cents euros, qui dit moins ?… six cents à ma gauche ?… cinq cents à ma droite ! et, nous, en bout de chaîne, on doit véhiculer du nouveau riche polonais ou du cadre moyen d’Osaka qui ont encore le culot de bomber le torse en nous donnant des pourboires de bagagiste ! À votre bon cœur, m’sieurs dames ! Je proposai de mon chocolat à Louis qui se jeta dessus. — Ah, tiens, chauffeur, c’est plus ce que c’était ! conclut Robert. Ça, mon vieux, il a fallu le baisser le pantalon, et pas que pour chier. La phrase préférée de Robert…Il secoua la tête pour manifester son navrement et, par la même occasion, refuser ma tablette de Crunch qu’en bon camarade Louis lui tendait. D’autres le noient dans l’alcool ou la bouffe, Robert noyait son désespoir dans le désespoir. Je fermai mon casier, le verrouillai. — Bon, allez, je vais mettre la viande dans le torchon, dis-je. J’attaque à dix heures trente demain. Je remmène mon Égyptien à l’avion et, après, j’ai une dispo avec les Richardson à midi. — Les Richardson de Tampa Bay ? me demanda Robert. — Oui. — C’est du cent euros par jour minimum. — J’y vais. Bonne nuit, les gars. — Cent, sûr. Deux cents, peut-être. Ben, mon cochon, tu vas te gaver. Les Richardson, ça, c’est du bon. — OK. Il faut vraiment que je me sauve. Ciao ! — Au fait, tu viens de prendre combien avec l’Égyptien ? — Je suis trop dégoûté. Zéro, mentis-je, comme toujours. — Zéro, sérieux ?! — Zéro. — Le pédé de sa mère. — Qui est pédé de sa mère ? dit Sergei en bâillant. Sergei étira ses épaules de déménageur. Ses cils papillonnèrent comme si un vent de panique soufflait chez les papillons. Quand il eut fini de bâiller, je retrouvai son visage à la truelle de Sibérien mal léché. — L’Égyptien de Jules, Al Sawira. Il lui a rien filé. — Le pédé de sa mère, confirma Sergei. La pièce baignait dans une lumière verte, l’adjuvant d’une tristesse que je cherchais à toute force. Dans cette pièce, il y avait trois hommes qui attendaient jusqu’à trois heures du matin qu’une princesse saoudienne décidât ou

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Michel Le Bris

La Beauté du monde

Éditeur : Grasset Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

© Rudy Waks/Grasset

pas d’aller se coucher ou pas. Attendre : mais qu’est-ce que l’humanité a jamais fait d’autre ? — Tu pèses combien, Sergei ? lui demandai-je. — Quoi ? — Toi peser combien ? lui dit Robert en remuant la poitrine de bas en haut pour mimer la pesanteur. — Je peser cent quarante-trois kilos dernière fois que je peser moi. — C’est bien ce que je pensais… — T’as chocolat, Jules ? — Louis a tout mangé, tu vois avec lui, Sergei. — C’est vrai, Louis ?! Toi manger tout le Crunch ?! — Allez, ce coup-ci, j’y vais, les mecs. Je remontai sur la Place. J’allai faire signer ma facture par le concierge de nuit qui, ensuite, vint refermer derrière moi les lourdes grilles vitrées du hall du plus grand hôtel du monde, le plus mythique, le plus tout : le Palace.

Biographie   Michel Le Bris est né en 1944, en Bretagne. Rédacteur en chef de la revue Jazz Hot peu avant 1968, il fut un des introducteurs en France du « free-jazz ». Directeur de La Cause du peuple, dans l’après-68, il crée avec Jean-Paul Sartre la collection « La France sauvage », pilote le journal J’accuse avant de participer à la création du quotidien Libération. Spécialiste de Stevenson mondialement reconnu, il défend à travers récits, romans, essais, l’idée d’une littérature voyageuse, aventureuse, ouverte sur le monde, soucieuse de le dire, loin des afféteries postmodernistes. C’est ainsi qu’il créera en 1990 le festival Étonnants Voyageurs, et qu’il lancera en 2007 avec Jean Rouaud, Abdourahman A. Waberi et quelques autres un « manifeste pour une littérature-monde » signé de quarante-quatre parmi les plus grands écrivains de langue française. Publications   Chez Grasset : La Porte d’Or, 1986, rééd. Éditions du Seuil, 2000 ; Le Paradis perdu, 1981. Chez Flammarion : Les Flibustiers de la Sonore, 1998, rééd. J’ai lu, 2000.

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Martin et Osa Johnson, dans les années 1920, furent les grandes stars de l’aventure. Martin a d’abord accompagné Jack London comme cuisinier dans la croisière du Snark. Il se lance comme cameraman et filme les réducteurs de têtes des Nouvelles-Hébrides et les Big Nambas. Avec Osa, ils deviennent un couple vedette d’amants et d’aventuriers. Une certaine Winnie est chargée en 1938 d’écrire les mémoires d’Osa, veuve désormais, beauté flétrie réfugiée dans l’alcool. Commence un troublant face à face, où la jeune Winnie, outrepassant son rôle, prend peu à peu possession de son modèle, menant une enquête presque policière, traquant les zones d’ombre du couple. Mais il se pourrait bien que ce soit Osa qui mène en fait le jeu, à travers ses confidences – Osa hantée par le mystère de la beauté du monde…

Du New York des « Roaring twenties » à la jungle kenyane, de la « table ronde » de l’Algonquin, où Dorothy Parker et Zelda Fitzgerald furent les marraines new-yorkaises d’Osa, à la jungle étouffante du pays des Pygmées, des clubs de jazz de Harlem où l’on ignorait résolument la prohibition, tandis que s’inventait le style « jungle », au spectacle du monde primitif encore préservé, c’est toute une époque que Michel Le Bris fait revivre. Le souffle de l’aventure romanesque anime puissamment cette épopée superbe et originale.

Kalowatt, près d’Osa, gémissait doucement. Des bruits de voix arrivaient par bouffées, que rythmait le halètement des machines. Puis elle perçut l’odeur entêtante, pimentée, lourde de senteurs humaines – « l’odeur de l’Afrique », lui avait glissé un passager du Leviathan, à l’instant où la côte apparaissait à l’horizon, et les îles de cocotiers ondoyants qui annonçaient Kilindini, le port de Mombasa. L’Afrique ! Elle avait frissonné d’excitation, en se serrant contre Martin, mais celui-ci n’avait pas répondu à son étreinte, déjà à terre, comptant les caisses, avait-elle songé, déçue, ou bien se disputant par avance avec la douane. John, rouge brique sous son casque, avait secoué son fils d’une bourrade, détends-toi, mon garçon, demain sera demain, ce moment, sacré bon sang, tu ne le revivras plus ! Martin s’était excusé, de ce sourire de gamin pris en faute auquel elle n’avait jamais su résister. La côte s’était frangée d’écume, des pirogues chargées de régimes de bananes, de papayes, de mangues, qui portaient à leur proue des perroquets criards, convergeaient vers eux, le médecin maritime montait déjà à bord, au loin, des boutres aux voiles rouges et vertes glissaient, indifférents, vers des pays lointains, chargés d’or et d’épices – et la chaleur, peu à peu, les avait enveloppés, suffocante. Le palais rose du sultan de Zanzibar montait à l’horizon, et les murailles ocre du fort Jésus. L’Afrique, enfin ! Elle s’agita dans un demi-sommeil. Non, l’odeur n’était pas tout à fait celle de Mombasa : plus sèche, avec de loin en loin des bouffées de thym et d’herbes brûlées. Et tout lui revint d’un coup, le départ de Mombasa, la bousculade à la gare, la frénésie des porteurs, Martin serrant ses pellicules dans un wagon réfrigéré. Elle se redressa, retint un cri de douleur : les banquettes du Lunatic Express, pour être de première classe, n’en étaient pas moins de bois. Martin et John, penchés à la fenêtre, paraissaient pétrifiés. Tirée, poussée par une Kalowatt impatiente, elle les rejoignit, les yeux encore mi-clos – et resta

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bouche bée. Ils avaient changé de monde. Ou plutôt ils flottaient dans une vapeur bleuâtre dissolvant tout contour. Le jour se levait à peine, des arbres aux branches contournées se devinaient çà et là, d’autres plus grands surgissaient de la brume comme les gréements d’improbables navires, des formes glissaient, furtives, dans les sous-bois, ou bien, immobiles, mufles levés, observaient le passage du train. Ils retinrent un cri quand un troupeau de buffles sortit, cornes dressées, regards pensifs, des derniers replis de la nuit, avant de disparaître tel un songe. Il n’y avait plus rien, ni rails, ni poteau, ni remblai qui suggérât quelque repère, le train errait, sans plus d’attaches, dans un monde fantôme, devenu lui-même fantôme. Toute une vie formidable se devinait, pourtant, dissimulée, presque à portée de main. Même Kalowatt, impressionnée, demeurait silencieuse. Puis une nappe d’or ondoya au ras de l’horizon, la lumière d’un coup déferla, balayant les pénombres, réveillant l’ocre des collines, incendiant les buissons, allumant des gerbes de perles aux branches encore humides. Un long frisson parcourut l’étendue, léger comme un soupir, et ce fut comme si les rideaux de quelque théâtre fantastique s’ouvraient à leur approche. La savane africaine, déployée presque à l’infini… Et dans les herbes maigres, entre les buissons épineux, sous les acacias, des milliers, des dizaines de milliers d’animaux vaquant en troupeaux, paissant, jouant, se mêlant, aussi paisibles que vaches en leurs prairies. « L’Arche de Noé ! » murmura John. Il y avait en effet, en cet instant, comme une grâce, une paix, une innocence des premiers âges. L’air immobile était d’une incroyable légèreté. Le temps luimême avait cessé de s’écouler. Des zèbres aux fesses rebondies broutaient parmi les gnous à la barbe blanche, aux pattes grêles, que surveillaient les calaos à longs becs rouges campés tels des bergers sur les troncs d’arbres morts. Des girafes timides, aux yeux immenses et vagues, se dépliaient, graciles, jusqu’au toit plat des acacias qu’elles effeuillaient d’une langue soyeuse se jouant des épines. Des phacochères bougons, hérissés de poils raides, de cornes et de pustules, fouillaient le sol, agenouillés, indifférents au va-et-vient alentour. Un brusque effroi précipitait bubales et antilopes en tous sens, leurs queues blanches dressées, puis le calme revenait, des autruches, curieuses, tendaient vers le train leurs cous roses. Des topis aux corps de cerf et à la tête de chèvre somnolaient au sommet d’une butte. Dans les arbres proches jacassaient des grappes de singes indistincts, qu’ignorait superbement Kalowatt, des oiseaux lançaient leurs trilles vers le soleil naissant. Un instant, elle crut voir un groupe de lions endormis sous un énorme baobab, à un bond à peine d’antilopes broutant paisiblement. L’Arche de Noé, ou le jardin d’Eden. Qu’il pût y avoir tant d’animaux sur terre défiait l’imagination. Jamais, non jamais elle n’oublierait ce moment : l’Afrique leur souhaitait la bienvenue.

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Ils avaient quitté Mombasa dans l’après-midi, traversé dans un nuage de fumée le pont qui reliait l’île au continent, longé des bananeraies, des plantations de sisal, de cocotiers, de manguiers, de papayiers. Le train s’arrêtait à chaque village dans un concert de sifflets, pris d’assaut par les habitants pressés de vendre fruits et lait. Puis de violentes trépidations avaient fait comprendre aux plus rétifs pourquoi un panneau à la gare conseillait aux porteurs de dentiers de les ôter dès le départ : sur l’essentiel de son parcours la ligne avait été construite à même le sol, sans ballast. Quand s’était-elle endormie ? Le train, pendant la nuit, avait dû traverser le désert de Taru, il commençait maintenant sa lente ascension vers Nairobi, ces collines, au loin, devaient être celles de Taita, les buissons allaient se faire plus rares, le ciel plus grand encore, vers Voi et les étendues de Tsavo… — Je comprends mieux Carl Akeley ! s’était écrié soudain Martin. Le corps à demi sorti du compartiment, on aurait dit qu’il voulait tout embrasser, faire entrer en lui l’immensité déployée devant eux. Il se retourna : — Toute cette… Cette beauté, ça fait peur, non ? Elle lui caressa doucement la main, en réponse. Elle aussi en avait eu le cœur serré, sans comprendre d’abord pourquoi. Ce miracle-là était hors du temps des hommes, il ne pouvait durer. Elle prit conscience de l’énormité de la tâche que leur avait confiée Akeley. « En garder au moins le témoignage, et que l’on sache, plus tard, que ce miracle fut. » C’étaient ses mots exacts – mais comment rendre pareille profusion, splendeur si écrasante ? Ils ne savaient rien de l’Afrique… Elle se serra contre Martin, très fort, devinant ses pensées. John avait raison, demain serait un autre jour. En cet instant, ils étaient seuls au cœur du monde. Le raclement de gorge les fit sursauter. Le jet de salive grasse fila droit dans le crachoir, qui tinta sous l’impact. Ils avaient oublié leur voisin, un vieux broussard monté à Mariakan. Kalowatt, indignée, protesta bruyamment, le bras tendu, accusateur. — Ma parole, mais elle m’engueule ! Elle parlerait pas, en plus, votre bestiole ? Depuis le début, le gaillard gardait sur elle un œil suspicieux. Les singes, ça se balançait dans les arbres, on les mettait en cage, ou on leur tirait dessus un coup de flingot quand ils faisaient du boucan, ça ne mangeait pas avec une fourchette. Un coup de flingot ? Osa, déjà, sortait ses griffes. Kalowatt, c’était spécial ! — Et encore, vous avez de la chance. Si j’avais pu, j’amenais Bessie… Oui, mon orang-outang. Un orang-outang ? L’homme avait hoché la tête, dégoûté : tout ça était plus que louche. Depuis, calé dans son coin, il suivait d’un œil narquois les enthousiasmes de ses compagnons de voyage.

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« Non, mais, tu as entendu ? Il nous prend pour des pieds tendres ! » avait grogné John, excédé. Lui John Alfred Johnson, chasseur de bisons, soldat sous les ordres de Custer, vétéran de Little Big Horn, pris de haut par ce vieux saligaud poitrinaire ? Pieds tendres ! Et puis quoi, encore ? Il avait tâté le terrain, d’un air détaché : — Ça me rappelle les bisons, vers les Black Hills, au temps de Custer. Comme les vagues de la mer, oui, jusqu’à l’horizon. Et quand ils partaient en stampede… Mais l’autre l’avait contré, d’un crochet sournois : — En somme, z’êtes jamais venu en Afrique. John s’était cabré, les joues rouge brique : — Vous savez qui vous avez devant vous ? Martin et Osa Johnson ! Les stars de l’aventure ! Bon sang ! Ils ont fait plusieurs fois le tour du monde, affronté les coupeurs de tête des îles Salomon, la jungle à Bornéo ! — C’est bien ce que je dis : vous ne connaissez rien à l’Afrique… Martin s’était interposé, avant que son père n’en vienne au pugilat. Cet old timer tanné comme vieux cuir, à la barbe en broussaille, l’air revenu de tout, lui plaisait bien, à lui – si semblables à ceux qui le fascinaient, dans son enfance, derniers témoins du temps de la Frontière qui, contre un verre, ou une chique, vous transfigurait le monde en légende. « Pas trop tôt », avait eu l’air de dire le chasseur, ravi de tenir enfin un auditeur. Il s’appelait Dirk Sanders, rentrait en Ouganda. Il aurait dû le faire depuis longtemps : Mombasa, décidément, n’était pas fait pour les Blancs. Ville de miasmes, ville de fièvre – l’époque du vrai grand trafic s’achevait. L’Islam étendait silencieusement son pouvoir, un jour les Britanniques seraient boutés dehors sans avoir vu le coup venir. Nairobi ? Une ville de culs pincés qui se la jouaient façon gens du monde. Non : la vraie vie, c’était en Ouganda. Où personne n’avait encore eu l’idée de venir l’emmerder. S’il y avait là-bas autant d’animaux que dehors ? Il avait haussé les épaules, dédaigneux. Beaucoup plus ! Et du gros. Ça, il y avait du fric à se faire ! L’ivoire des éléphants, les peaux de crocos, les cornes de rhinos pour les ramollis de la braguette qui croyaient qu’en poudre ça les ranimerait. Et puis tous ces richards venus s’offrir le grand frisson, qui se prenaient pour des cadors de s’être fait quelques dizaines de lions, d’éléphants ou de rhinos ! Un vrai carnage. Et pour lui toujours plus d’argent, pour mener la vraie vie. Sans compter que leurs femmes, généralement, s’ennuyaient ferme… Osa s’était rebellée. Toute cette beauté ne méritait pas d’être préservée ? L’autre l’avait regardée, interloqué : — Préservée ? Eh ! Vous vous croyez où ? Au jardin d’Eden, ce genre de conneries ? Dehors, ma petite dame, c’est la guerre ! Le grand carnage, toutes les nuits ! Dehors, la paix, ce matin, c’est juste la sieste des assassins repus ! Il allait cracher, à l’appui de ses dires, quand il avait croisé le regard

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Virginie Ollagnier

L’Incertain

de Kalowatt. Il s’était retenu, en grommelant. — M’est avis que si vous voulez survivre ici, va falloir vous secouer. Et puis, bordel de Dieu, dites-lui, à votre bestiole, que ce n’est pas elle qui va me commander ! Un vrai chasseur, chaque muscle, chaque neurone, parfaitement adapté à l’Afrique, avait songé Martin. Qui allait tout détruire, sans états d’âme. Et lorsque toute la faune de l’Ouganda aurait été par lui transformée en alcool, en cigares, en orgies dans les bordels de Nairobi et d’ailleurs, il s’en irait. En Tanzanie, ou au Congo. Dans l’instant, Martin n’aurait su dire si le lascar le dégoûtait, ou s’il le fascinait… Osa, elle, lui avait tourné le dos. Personne n’allait lui gâcher la splendeur de ce premier matin ! Se sentant observée, du coin de l’œil elle vit qu’il avait le regard posé sur son postérieur, tandis qu’elle se penchait à la fenêtre. Elle se retint de lui dire son fait, hésita. Et comme en défi, le cœur battant, et se demandant bien comment elle pouvait oser cela, elle se pencha plus encore, en accentuant la cambrure de ses reins. Et un trouble l’envahit quand elle entendit un soupir monter du fond du compartiment.

Éditeur : Liana Levi Parution : septembre 2008

© Sophie Bassouls/Liana Levi

Responsable cessions de droits : Sylvie Mouchès s.mouches@lianalevi.fr

Biographie

Virginie Ollagnier, née à Lyon en 1970, est coscénariste de la bande dessinée Kia Ora. Son premier roman, Toutes ces vies qu’on abandonne, lui a valu un très bon succès public et critique en France (prix Coup de cœur du roman historique de Blois). Publications   Toutes ces vies qu’on abandonne, Liana Levi, 2007, rééd. Points, 2008.

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Nice, 1968. Zoltàn Soloviev, écrivain new-yorkais de soixante ans, assiste, de loin, à l’enterrement de sa première maîtresse, Jiska, de vingt ans son aînée. Il attend que la famille se soit retirée pour se recueillir une dernière fois sur sa tombe. Iéva, la petite-fille de Jiska, le rejoint et l’interroge sur cette grand-mère loin de laquelle elle a été élevée… Il va profiter de la requête de Iéva pour se lancer dans l’écriture de ses Mémoires dans son pied-à-terre parisien. À travers les méandres d’une vie guidée par les femmes, on suit le parcours de Zoltàn. On le découvre à Yalta en 1920, fils de propriétaire terrien à l’avenir tout tracé. Mais l’histoire et la révolution russe en décideront autrement. Sans jamais

se pardonner de n’avoir pu sauver sa sœur d’un attentat, il fuit, avec sa mère, vers Constantinople. Vivant tous les deux comme ils peuvent, ils arriveront à Nice en 1928, dans la villa d’une amie de l’oncle de Zoltàn, la fameuse Jiska, auprès de laquelle des artistes excentriques en exil ont trouvé refuge. À tout juste dix-huit ans, il tombera éperdument amoureux de cette femme de quarante ans, et ils s’installeront ensemble à New York, en 1929. À Greenwich, ils découvriront le monde gay des années folles. Et son parcours sentimental ne s’arrêtera pas là…

Madame Perrin Comme tout aux Esperis était étrange, nous ne nous étonnions plus de rien. Chacun avait ses habitudes et les Perrin les leurs. Très vite ils inscrivirent leurs enfants aux leçons de piano d’Otìlia. Ils insistèrent pour que celles-ci aient lieu les samedis après le déjeuner. Ma mère recevait Lisa, Gaps et Thildé dans notre appartement en début d’après-midi. Cela étant, Otìlia leur fut bien malgré elle d’une aide plus grande encore. Les samedis, Jiska préparait un repas français pour tous ses locataires. Takéo, en grognant, suivait la préparation, notant chaque étape sur son carnet. Dans la salle à manger les enfants Perrin mettaient le couvert, Otìlia jouait du piano, Inaam lisait le journal, Darina et moi à l’abri des regards nous nous pelotions convenablement. Lors des passages de Tocha, il servait de factotum à la cuisine. Durant les préparatifs, les Perrin s’apprêtaient. Ils n’étaient jamais aussi beaux, frais et bien habillés que ces jours-là. Je me souviens de ma surprise de les voir descendre à notre premier déjeuner du samedi, si parfaitement parfait, que j’en avais ressenti une gêne. Je trouvais qu’ils avaient eu raison d’honorer ce moment de partage, de retrouvailles de cette façon et regrettais de ne pas y avoir pensé le premier. Ensuite, nous passions à table, toujours dans le même ordre. Jiska présidait, entourée de Norbert et de Tocha, puis de leurs femmes, Zita à la droite de Tocha et ma mère à côté de Norbert, puis Gaps et moi face à face échangeant nos mères pour l’occasion, l’impénétrable Inaam à ma gauche en face de Darina, les filles Perrin encadrant Takéo qui fermait le bas bout de la table. Maintenant que j’y pense, il n’y aurait pas eu de place pour Liocha, le mari géomètre de Jiska si absent toute l’année. Pendant le repas chacun racontait sa semaine, hormis Inaam dont je ne

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savais rien et qui se contentait de sourire de nos anecdotes, la serviette sur la bouche. Il me faudrait attendre pour faire sa connaissance. L’entrée, le plat principal, le vin sur le fromage et le dessert ordonnaient le crescendo de la convivialité, le plaisir d’être ensemble et la légèreté des échanges. Il n’y a que sur la terre de France que la nourriture prend cette dimension. Cela durait deux heures, deux heures d’histoires invraisemblables, de mets préférés, de spécialités gastronomiques, de vins à goûter… Puis, suite à je ne sais quel signal, d’un commun accord, nous débarrassions afin de poursuivre autour du café dans le salon. Les Perrin offraient le digestif, un magnifique cognac Hennessy venu par train, dans des caisses en bois avec des copeaux au fond, que l’hiver, Zita brûlait pour parfumer la pièce. Avec cérémonie, Norbert tirait le bouchon. Les enfants dans le pop glorieux du liège clamaient en chœur : « Hennessy, le nom qui fait le renom du Cognac. » Cela prenait encore une heure pour finir dans une apothéose toute particulière. Madame Perrin se frottait les mains, comme devant un nouveau délice. — Norbert, c’est l’heure de la leçon des enfants. C’était leur code. Ma mère s’exécutait, entraînant la portée bruyante chez nous. Les Perrin s’excusaient immédiatement, nous laissant à nos discussions, pour grimper quatre à quatre les marches qui les séparaient de leur nid déserté. Je ne compris qu’ensuite les regards échangés par l’assistance. Ce tout premier samedi, je suivis Otìlia pour organiser la leçon de piano. Dès le début des gammes de Lisa, des gémissements d’une incroyable puissance montèrent jusqu’à nous. Otìlia, accrochée à la sainte gravelle d’Alexandre III suspendue à son cou dans le médaillon de famille, leva les yeux au ciel. — Fortissimo Lisa ! Comme le piano ne parvenait pas à couvrir les râles de Norbert, qui accompagnaient la mélopée de Zita, Otìlia toujours suspendue à sa relique chanta. Sa voix claire et haute laissa les enfants muets. Lisa abandonna le piano pour l’écouter ce qui contraria ma mère. D’un regard je compris qu’elle se sentait dépassée par le cataclysmique orgasme vibrant sous nos pieds. Dans le silence revenu, elle se recoiffa comme si un vent indiscret soufflait encore dans la salle de musique. Le samedi suivant, Otìlia ne se laissa pas désarçonner. Elle encouragea le voyage de volupté de nos voisins avec un concert de vingt-sept minutes de l’Alleluia du Messie de Haendel repris en chœur. Trois fois ! Ils le chantèrent trois fois pour tenir aussi longtemps que le duetto du plaisir. Comme les premières notes m’arrachèrent un rire goguenard, Otìlia me décocha un regard de Méduse, qui figea ma raillerie. Mais la cocasserie de la situation poussa mon hilarité contre mes dents. J’essayais cependant de tenir mon rôle dans l’ensemble vocal. Pas très longtemps d’ailleurs, je dévalai les escaliers pour laisser libre cours à mon fou rire dans le jardin. Tous les samedis qui suivirent celui-ci se déroulèrent sous les mêmes

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auspices, promesses de joies, de plaisirs et de musique chrétienne. Lorsque, dans leurs meilleurs jours, un second assaut venait distraire Otìlia, elle se retournait vers l’enfant au piano, reprenant un ton plus bas les adjurations de Zita à l’attention d’un Norbert besogneux : — Plus fort, voyons, ta mère n’entend rien ! — Plus vite, voyons, même ta maman se rend compte que c’est trop lent ! Je crois, en définitive, que Chopin supporte assez bien d’être interprété allegro agitato, cela lui donne la couleur d’une boîte à musique usée, tout à fait délicieuse. Je ne peux plus écouter Haendel, qui ressuscite, depuis, les cris de jouissance de Zita à ma mémoire. Ce qu’il y avait de touchant dans leur faculté à exposer leurs orgasmes aux oreilles de tous était la grande pudeur qui réglait les choix vestimentaires de Zita. Autant toutes les femmes des Esperis s’appropriaient les années dites folles, autant Zita ne montrait jamais ses jambes ni ses bras. Une sexualité sonore et invisible. Bien que mon imagination l’ait déshabillée aisément, elle restait au bord du bassin, sous son ombrelle vieillotte, en manches et bottines. Les soupirs de Zita m’offrirent les érections les plus incontrôlables de ma vie de jeune homme. Elles donnèrent à mon investigation du corps de Darina un appétit féroce et déplacé. Le souvenir des trémolos de madame Perrin incendiaient ma libido aussi facilement qu’un mégot les pins parasols. J’aurais tout promis à Darina, un mariage, des enfants, de l’argent pour qu’elle cède. C’est évidemment ce que je fis. Je câlinai ses rêves d’amour en égoïste. Je lui décrivis une vie de bonheur serein pour les cinquante années à venir, alors que déjà je ne l’aimais plus. Je voulais prendre son corps, certainement pas m’assujettir. Enfin, après des mois d’efforts, un jour que Jiska etInaam étaient au théâtre, Darina m’ouvrit ses jambes. Je n’écris pas cela pour l’humilier, c’est ainsi que cela se passa. Ni elle ni moi ne savions vraiment quoi faire, ni comment d’ailleurs. Sur son lit, allongés, nus, l’impatience brûlante et tétanisante au bout des doigts, j’essayais, du mieux que je pouvais, de l’intéresser à ce que nous nous apprêtions à consommer. Elle demeurait gisante, son sexe offert. Nous étions bien loin des suppliques qui hantaient mes oreilles et je me sentais perdu. J’aurais tant donné pour faire demi-tour, sortir de la chambre à reculons sans un mot et en même temps, ma fièvre ne tombait pas. La décision me revenait, Darina m’accueillait et ne souhaitait pas donner plus. Je fermai les yeux, inspirai profondément et essayai d’oublier son regard planté au plafond. Aveugle, je me sentis beaucoup plus libre. Si j’avais pu me dessiner, j’aurais tracé des mains géantes, un sexe plus grand encore, une peau sans fin et un cerveau vestigial. Nouvelle topographie de moi à laquelle je m’habituerai commodément. Je fis le tour de ce que je connaissais déjà, bouffé d’impatience, avec dans les cendres de mon esprit l’image de Jiska. La suite ne fut pas très glorieuse, pas plus que le début du reste. Je l’ai pénétrée,

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me suis à peine agité en elle, jusqu’à sentir l’électricité me courir le long du dos puis partout, je suis mort dans un spasme pour ressusciter épuisé et amoureux. Sur l’oreiller, le retour à la conscience fut aussi celui des regrets, mais cet éréthisme sexuel venait de changer mon monde. Je compris que j’embrassais une vie, que le plaisir ne déserterait plus, qu’il y aurait toujours à l’intérieur de moi une petite voix prête à crier aussi fort que Zita. Darina s’est retournée vers moi. Elle cherchait une satisfaction sur mon visage, un abandon des sentiments, une tendresse que je me refusais à lui donner. Il me paraissait honteux de la quitter comme je rêvais de le faire, vite, sans discussion. Cela aurait pu être une autre femme qu’elle, un autre sexe, cela n’aurait rien changé. Peut-être aurais-je même préféré. L’expérience comptait, pas Darina. Je me renfrognai afin qu’elle culpabilise, porte la honte seule et je sortis sans un mot. Un homme nu qui rapidement s’habille sur un coin de lit.

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J’ai envoyé ces pages à mon éditeur. Je ne veux pour rien au monde que Iéva tombe dessus par hasard. Je les replacerai dans le livre fini. Pour l’instant, je les cache. Scrupules bien tardifs.

Comment je suis tombé amoureux de Jiska Sait-on jamais ce qui ouvre à l’amour ? La découverte de l’aisselle de Jiska, ce creux bouclé, sombre et chaud avait éveillé ma gourmandise, mais ce n’était qu’une image du désir. Il est tellement plus simple d’écrire la mort, non pas l’action de mourir mais la peine qui suit. En quelque sorte la mort occasionne la même souffrance chez tout le monde. Les amours sont tellement plus subtiles, plus délicates et chaque fois si particulières. Demandez autour de vous, à n’importe qui, de vous parler de la mort d’un être cher, on vous répondra la douleur, la séparation, les remords des non-dits, la perte et ainsi de suite. Posez la même question à propos de l’amour et l’éventail s’émaille du parfum insondable de souvenirs singuliers. C’est foutu pour l’universalité. J’ai mis des jours à écrire la mort de Lana, mais je serais incapable d’expliquer sur ces feuillets l’amour qui me lie toujours à elle. Et cet amour n’est comparable en rien à celui qui m’a lié à Jiska. En outre, j’aime actuellement deux femmes, Sue et Iéva, sans que l’un ou l’autre de ces amours ne se dissolve dans une généralité des sentiments. Vous aurez vécu si vous avez aimé, dit Alfred de Musset. Voilà le truisme qui élaguerait aisément mes réflexions, une banalité qui nous mettrait tous d’accord, malheureusement si je dis que j’ai aimé Jiska, et par là même que j’ai vécu, cela tronque la beauté inégalée de ces années. Je crois simplement qu’un jour je lui ai appartenu. Elle n’a rien fait pour cela. C’était malgré moi et en dépit d’elle.

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Au début, je recherchais sa présence, partager le même lieu que Jiska suffisait à me rendre heureux. Il se dégageait d’elle un pouvoir magnétique qui me poussait à la rejoindre partout où elle allait. Je scrutais alors les détails de ses expressions afin de trouver l’origine de cette attraction. Si à l’époque j’avais pu la filmer, je me serais passé le film cent fois, car sa beauté résidait dans la volatilité de ses gestes, dans la profondeur de ses regards. La plaque photographique du Avus de Tocha figeait son charme pour n’en conserver que le reflet pâlot, posé. Jiska, c’était le mouvement. Nous étions aux Esperis depuis plus d’un an et elle ne se doutait toujours pas de mes sentiments, seul Takéo comprit son emprise sur moi. Un matin, il me convia au marché au poisson du vendredi. À sa manière, Takéo se faisait très bien comprendre. Il me tira du lit vers cinq heures en apportant du thé sur ma table de nuit. Tout nu sous mon drap, terrorisé par son ombre dans ma chambre, je me recroquevillai espérant rêver encore. Lorsqu’il s’inclina cérémonieusement et se figea au pied de mon lit, je compris que je n’avais d’autre solution que de le suivre. Si je voulais garder un semblant de dignité et ne pas lui montrer mes fesses blanches, je devais aussi le jeter dehors. — T’es fou Takéo. Tu m’as fichu une de ces trouilles ! C’est important ? — Oui. — Il est quelle heure ? — Marché au poisson. — Je t’avais dit que je t’accompagnerai un jour… J’essayais bien de négocier la fin de ma nuit, sans espoir pourtant. — Marché au poisson. — Je te rejoins dans dix minutes… Il ne me laissa pas le temps de finir ma phrase dans laquelle j’espérais placer quelques conditions. Il tourna les talons. — Jardin. — J’arrive… Dehors dans le soleil levant, à une heure très inhabituelle pour moi, je trouvai Takéo Kuwabara sabre à la hanche. Après m’avoir salué, il sortit un carnet et calligraphia des sinogrammes, deux pour être exact. — Hôhai. Il me montra la mer et imita le bruit de la déferlante. — Vague ? Il grogna son assentiment. Il dessina le suivant. — Yami. Je m’attendais à une description, mais il grimaçait. J’aurais dit qu’il avait peur, qu’il avait mal ou quelque chose d’approchant. Il souffla devant mon incompréhension puis me donna un indice : — Nuit.

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Et il se remit à grimacer. — Cauchemar ? Il insista sur la grimace, de peur cette fois-ci. — Ténèbres ? — Nuit inquiet ? — Oui, ténèbres. — Oui. Toi vague-ténèbres. Cela me gela sur place. Je n’aurais pas su dire comment, mais c’était comme s’il avait lu en moi. Jiska m’évitait et je me sentais Hôhai parfois mais Yami souvent. — Zoltàn. Kendo. Il décrocha le sabre de sa taille et me le tendit dans son fourreau. Par mimétisme, je m’inclinai pour le recevoir, ce qui enchanta Takéo qui me le reprit cependant très vite. Il se saisit de deux longs bâtons de bambou, préalablement disposés à nos pieds et laissa le sabre au sol. À peine m’étais-je saisi du mien qu’il me saluait et m’attaquait. — Tama MigaKaZaReBa Hikari NaShi 1 ! Me voir me défendre sans y parvenir le remplissait d’allégresse. Après m’avoir touché à la tête, aux côtes, il me salua de nouveau, se plaça à ma droite et entreprit de m’enseigner. — Shinai. — Bambou ? — Kata. — Kata ? Nous ne sommes jamais allés au marché au poisson ensemble. Chaque matin à cinq heures, Takéo déposait du thé sur ma table de nuit et nous pratiquions le kendo par tous les temps. Il avait trouvé un outil pour aider le pauvre garçon amoureux à extraire les brumes de sa tête.

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1. « Mais quelqu’un ayant du talent a besoin d’être formé. »

C’est l’histoire de toute ma vie, je tourne autour du pot, pour ne pas dire je noie le poisson. Ne pas céder à l’émotion. Ne pas l’affronter, non plus. J’aime Iéva et pourtant je ne connais pas le goût de ses lèvres. J’aime Sue et je ne prête plus attention à sa langue. Je tourne en rond…

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Christian Oster

Parution : septembre 2008 Responsable cessions de droits : Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr

© Hélène Bamberger/Éditions de Minuit

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Marie m’invitait à passer quelques jours en Corse. Je pouvais venir avec qui je voulais. J’en ai donc parlé à Marc, que je fréquentais depuis trois semaines sur un court de tennis, du côté de la porte de Clignancourt. Lui-même en a parlé à un type que je ne connaissais pas. Sur la banquette arrière, j’ai pu caser la chaise que Marie m’avait laissée en s’en allant, deux ans plus tôt, et qu’elle me demandait de lui rapporter. Après quoi, tous les trois, on s’est dit qu’on ferait connaissance en chemin, et on est partis.

Éditeur : Éditions de Minuit

Biographie

Christian Oster est né en 1949. Il a fait des études de lettres. A exercé des « petits métiers sans pittoresque » avant de devenir correcteur dans l’édition. Son premier roman, Volley-Ball, est paru en 1989 aux Éditions de Minuit, où il a publié ensuite douze romans. Parallèlement à son œuvre littéraire, il écrit des livres pour enfants à L’École des Loisirs. Publications   Aux Éditions de Minuit, parmi les ouvrages les plus récents : Sur la dune, 2007 ; L’Imprévu, 2005 ; Les Rendez-vous, 2003 ; Dans le train, 2002 ; Une femme de ménage, 2001, rééd. coll. « Double », 2003 ; Mon grand appartement, 1999 (prix Médicis), rééd. coll. « Double », 2007.

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Je venais de raccrocher par deux fois mon téléphone et je me tenais au milieu du couloir, face à la porte de la salle de bains, ma pensée errant à l’opposé vers celle, coulissante, de la penderie, dans la partie basse de laquelle je rangeais mes sacs de voyage. Je possédais plusieurs sacs de voyage, qui correspondaient à plusieurs sortes de voyage, que je n’avais pas faits, et j’ignorais quel sac eût le mieux convenu au départ que je projetais pour la semaine suivante. Le second appel téléphonique que j’avais reçu était dû à Marc, que je pratiquais seulement depuis trois mois, exclusivement sur un court de tennis que nous réservions le mardi soir. Le premier émanait de Marie, que je ne pratiquais plus depuis deux ans, dans aucun domaine à l’exception de l’épistolaire, qui consistait en cartes postales que nous nous adressions sporadiquement. Nous avions, Marie et moi, pris congé l’un de l’autre, et notre éloignement dans l’espace avait facilité les choses. J’étais resté à Paris. Il me fallait donc, par avion ou par bateau, la rejoindre là où elle vivait, à Barretone, en Corse, comme elle m’y invitait, pour une dizaine de jours, nanti de la chaise qu’elle souhaitait récupérer. Quand j’avais reconnu sa voix au téléphone, j’avais ressenti immédiatement le besoin de m’asseoir, et lorsque, à peine plus tard, elle m’avait parlé de cette chaise, j’avais mis quelques secondes à comprendre de quelle chaise elle parlait et que c’était de celle où j’étais assis. Il s’agissait d’une chaise en bois que je n’utilisais guère et qui se trouvait près de moi quand j’avais décroché le téléphone, très basse, lourde, au dossier rigide quoique correctement incliné, qu’elle n’avait pas emportée avec elle et qui lui venait de son père. Marie ne m’avait pas parlé d’emblée de cette chaise, donc, elle m’avait d’abord demandé de mes nouvelles – ce n’étaient pas des nouvelles que nous nous envoyions sur nos cartes postales –, et j’avais été embarrassé par sa

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question parce que pour lui parler de moi j’eusse d’abord eu besoin qu’elle me parlât d’elle, sachant que si elle allait bien et qu’elle gardait le contact avec moi ça me suffisait pour aller bien moi-même – c’était du moins l’idée que je me faisais des choses. Je n’avais pas, comme on dit, refait ma vie, je me tenais dans le souvenir de Marie, logé avec elle à cette place qu’elle occupait à distance et que je préférais ne pas céder. Je lui avais répondu que je me portais aussi bien que possible alors que j’en étais encore à redécouvrir sa voix, dont le surgissement, associé à son nom – c’est moi, Marie –, m’avait aussitôt vidé de mes forces et poussé à m’asseoir sur cette chaise qu’elle n’avait pas encore évoquée. Rien ne m’avait préparé à son appel. J’étais donc saisi, désarmé, éprouvant la crainte que tous mes efforts ne fussent à reprendre depuis le départ, le sien, conscient et arguant qu’il me fallait ou bien accepter ou bien refuser cette façon de retour que Marie opérait en me téléphonant, et j’en étais là de mes inquiétudes et de l’ambivalent plaisir que je prenais à l’entendre quand elle avait abordé la question de la chaise – assez vite, en vérité, comme si les quelques mots que nous avions échangés eussent suffi à réinstaurer entre nous une familiarité que je ne ressentais absolument pas, au contraire, j’étais en proie à une sensation d’exotisme, la voix de Marie me semblait revenir de si loin que, bien que j’en eusse identifié la moindre intonation, la réentendre me faisait le même effet que lors de notre rencontre. Bref, j’accusais le coup. J’étais content toutefois que Marie me proposât de la rejoindre, me demandât de lui rapporter par la même occasion cette chaise, évoquât la possibilité que nous aurions, quand je serais sur place, de parler davantage – elle devait prendre un appel, raccrocher, excuse-moi, tu viens avec qui tu veux, bien sûr, la maison est grande, il y a trois chambres inoccupées en ce moment, bon, on se rappelle pour confirmer, mais viens, hein –, elle avait l’air très prise, dans cette période de sa vie, donc, et je mesurais mal son implication dans l’invitation qu’elle me lançait, si c’était davantage la chaise et le souvenir de son père qui l’intéressaient ou ma visite, de sorte que, quand nous avions eu raccroché, j’avais éprouvé un sentiment mêlé d’hésitation et d’urgence, comprenant bientôt, néanmoins, que mon désir était de partir pour en avoir le cœur net, estimant que je verrais bien, puisque de toute façon j’étais libre, ou plutôt non, et que dans ces conditions rien ne me servait de rester là où j’étais, à Paris, où l’été s’avançait – il faisait très chaud, ce soir-là, j’attendais que la nuit tombât pour ouvrir la fenêtre. S’était alors posée la question du transport. J’avais d’emblée exclu l’avion, m’avisant, à tort, sans doute, quelques minutes de réflexion plus tard, qu’on ne voyage pas en avion avec une chaise, qu’on n’en connaît pas réellement d’exemple, et que, même en insistant, m’étais-je imaginé, pour que la chaise de Marie fût prise en soute, correctement emballée, il était probable que face

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à moi au guichet d’embarquement trop d’interrogations eussent pointé, même si, notamment, une chaise ne peut rien contenir, a fortiori d’illicite, en tout cas pas la chaise de Marie, dont les pieds n’étaient nullement creux ni l’assise caissonnée. J’aurais pu cependant décrocher mon téléphone et me renseigner à ce propos auprès des services compétents mais j’avais déjà opté pour la voiture sur le bateau, en fait, quand Marc, donc, un quart d’heure après Marie, m’avait appelé pour me demander ce que je faisais en juillet – on était le vingt-neuf juin. Eh bien, lui avais-je répondu, je ne sais pas, pourquoi, tu fais quoi, toi ? On se connaissait mal, comme on sait, Marc et moi, nous avions à notre actif quelque vingt-quatre heures de tennis porte de Clignancourt et deux ou trois à boire des verres au bar du club, à nous raconter nos vies très vite, lui séparé de sa femme et moi de Marie, pas d’amis repérables de mon côté, quelques-uns du sien, dispersés, toutefois, de ce genre de dispersion qui échoue à former un cercle. Immédiatement m’avait plu chez lui ce que j’appellerai faute de mieux une transparence – j’habite vers la mairie de Clichy, m’avait-il déclaré au sortir de ma première victoire, il y a une femme que je croise régulièrement à la correspondance de Miromesnil et qui me plaît vraiment, le problème c’est qu’elle ne m’a pas remarqué, je crois. Quant à moi, je ne lui avais personnellement rien confié, peut-être parce qu’on se ressemblait trop, ou pas assez, la plupart du temps, quoi qu’il en soit, je préfère en dire le moins possible, ne pas me piéger dans les mots qui me viendraient, je me méfie de moi. J’apprécie, en revanche, qu’on se confie. J’avais commencé d’apprécier Marc, donc, d’autant qu’une fois qu’il s’était confié, selon toute apparence, il ne se confiait plus, il ne radotait pas, il n’y revenait pas, au point que, le connaissant si peu, je me demandais parfois s’il m’était permis de le considérer d’un œil renseigné, et il m’arrivait même aussi d’imaginer que son silence sur lui-même correspondait à une rétractation, quoique l’impression de transparence persistât, comme si, m’autorisant à lire en lui, il m’eût laissé en charge de nourrir la vision que je m’en étais forgé sur la base de ses premières confidences. Au reste, Marc était un garçon de taille moyenne, musclé, avec un bon coup droit et le sens de l’humour mais pas d’humour, qui riait plus qu’il n’amusait, un assez bon compagnon, en fait, avec qui il me manquait, sans doute, d’avoir un peu philosophé pour le considérer comme un ami, et qui, donc, ce vingt-neuf juin, vers vingt et une heures trente, me proposait de l’accompagner en Ardèche, du côté des gorges, la semaine suivante, afin d’y faire du canoë, ce à quoi immédiatement j’avais répondu que ça n’était pas possible, lui taisant, pour ne pas le peiner, l’idée que je me faisais d’une semaine de canoë en Ardèche, et invoquant, ce qui n’avait rien à voir, le fait que mon ex-femme m’invitait, elle, à la rejoindre en Corse – je ne parlai pas de la chaise –, information que Marc, visiblement, s’était interdit de prendre avec légèreté. Et, comme j’y avais adjoint tout de suite cet autre élément qui était l’invitation, que je lui lançais

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de mon côté, à laisser tomber le canoë en Ardèche pour m’accompagner dans mon séjour, il m’avait demandé des précisions. J’étais assez content, je l’avoue, d’avoir semé dans son esprit le doute quant à la nécessité de ses projets, doute qui s’était exprimé d’abord chez lui par un examen attentif des conditions que je lui représentais de mon propre séjour, grande maison, donc, liberté de mouvement dans un environnement amical lâche, paysage rude et proximité des plages, éventuelles sorties en mer, toutes choses qui, face au canoë ardéchois – qu’il comptait, avais-je appris à mon étonnement, faute de ma venue, pratiquer en solitaire –, lui avaient paru dignes d’intérêt. Pour le mettre tout à fait à l’aise, j’avais précisé que je ne comptais pas réépouser mon ex-femme, à qui d’ailleurs je devais rapporter une chaise. Marc, qui n’avait fait aucune observation sur ce détail de mon bagage, m’avait demandé cependant, en admettant qu’il accepte ma proposition, si je voyais une objection à ce qu’il suggère à Cyril Kontcharski, un vieil ami à lui qui avait exercé le métier de funambule et qui s’était reconverti dans la banque, de se joindre à nous, puisque j’avais évoqué une maison grande, doublée d’un sens apparemment étendu de l’hospitalité. Au cas où tu te révélerais trop pris, avait-il précisé. Ce que je peux comprendre, hein. Mais je ne compte pas l’être, avais-je insisté. Marie a d’ailleurs un homme dans sa vie, avais-je ajouté. Je n’avais pas saisi ça, avait-il dit. Et c’est justement une des raisons pour lesquelles je t’invite à m’accompagner, avais-je enchaîné. Quand même, avait dit Marc, est-ce que c’est gênant si je propose à Cyril Kontcharski de venir ? Il s’ennuie abominablement à Paris en ce moment et c’est un garçon tout à fait aimable, je te l’aurais de toute façon présenté un jour ou l’autre, mais est-ce que ça ne va pas faire trop, qu’est-ce que tu en penses ? Non, avais-je dit, ça ne fera pas trop, enfin je ne crois pas, Marie n’est pas à un invité près et je pense que ça l’arrange que je ne vienne pas seul, et moi aussi, je ne dis pas qu’à quatre, mais trois, j’imagine que c’est un maximum, évidemment, la question que je me pose c’est plutôt que je ne le connais pas, ce Kontcharski, il n’aime pas le canoë ? Il ne pratique plus aucun sport, m’avait appris Marc, il a fait une chute il y a dix ans, mais il a des tonnes d’histoires à raconter sur le cirque, et même sur la banque, c’est un homme distrayant et affable. Je pense qu’il te plaira, avait-il ajouté encore, je ne l’aurais pas amené avec moi en Ardèche, bien sûr, mais là, je me disais. Écoute, avais-je dit, je te connais peu, Marc, et je ne connais pas encore ce Kontcharski, mais je ne suis pas contre partir en petit groupe, je suis même assez favorable à cette solution. Bon, dans ces conditions, je l’appelle tout de suite, avait déclaré Marc sans attendre, j’essaie de faire en sorte que tu le rencontres demain, vers dix-neuf heures, ça va ? D’accord, avais-je dit, dix-neuf heures si c’est bon pour vous. Où ? Chez toi, avait proposé Marc. J’avais donc raccroché et je me trouvais au milieu du couloir, négligeant finalement la penderie pour la salle de bains, où j’entrai, songeant qu’il était

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un peu tôt pour me coucher même avec un livre, quoique, me disais-je, j’aie un bon livre, heureusement qu’il y a les livres et le souvenir que j’ai de Marie. Tout à coup, j’étais réellement heureux de partir, de me porter à la rencontre de Marie en compagnie de ces deux hommes, bien que Marie eût peut-être préféré, me disais-je, me voir arriver avec une femme, ce qui était d’ailleurs, me semblaitil, le sens de sa proposition, qu’importe, il me convenait de partir avec Marc, notamment, que j’avais l’avantage de mal connaître, ce qui me laissait un peu de pain sur la planche, et en cas de mésentente je verrais bien, il pourrait toujours rentrer, me disais-je, se rabattre sur le canoë ou n’importe quoi d’autre. Quant à Kontcharski, c’était évidemment l’inconnue totale, avec et sans e, mais là aussi j’étais rassuré à l’idée que notre cohabitation se révélerait probablement prenante, qu’elle me réclamerait un minimum d’énergie et d’organisation, avec cette arrière-pensée, aussi, qu’en compagnie de ces deux-là, recrutés à la hâte, en somme, sur la base, tout de même, du volontariat, je partais en quelque sorte armé. Marc et Kontcharski arrivèrent le lendemain à dix-neuf heures précises, j’avais sorti des bouteilles et des verres, Kontcharski entra le premier, poussé dans le dos par Marc, qui le dépassait d’un quart de tête. Kontcharski, en effet, n’était pas très grand, quoique pas exagérément petit, carré d’épaules, mais légèrement voûté, la paupière droite à demi close, la poignée de main ferme, néanmoins, comme s’il avait développé ses muscles dans la partie haute de son corps, la partie basse paraissant plus effilée dans le pantalon de toile légère qui lui flottait sur les mollets. Je te présente Cyril Kontcharski, me lança Marc, puis, me désignant à Kontcharski, Serge Ganz, dit-il tout en jetant un regard circulaire sur la pièce, c’est bien, chez toi, me déclara-t-il, c’est lumineux. Oui, dis-je, c’est plein sud, et alors, ajoutai-je à l’intention de Kontcharski, Marc vous a expliqué notre projet ? Vous voulez boire quelque chose ?

Christian Oster

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Emmanuelle Pagano

Les Mains gamines

À première vue, ce titre plaisant, presque charmant, semble annoncer une histoire agréable et poétique, pleine d’enfance. Mais Les Mains gamines ne racontent qu’une histoire terrible. Celle d’une enfant qui, pendant une année scolaire tout entière, est tous les jours systématiquement violée par les garçons de sa classe – tous les garçons sauf un. Aujourd’hui, le temps a passé. Elle est femme de ménage de l’un de ses anciens tortionnaires. Elle écrit dans un carnet pour essayer de dépasser cette histoire qui est aussi un secret collectif, mais elle n’y arrive pas, elle y revient toujours, allant même jusqu’à suggérer à son patron d’organiser une fête avec tous les anciens de la classe…

Éditeur : P.O.L Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr

Quatre personnages, porteurs conscients ou non de ce secret, vont tour à tour nous permettre d’en prendre la mesure. Des femmes, seulement des femmes, des femmes qui se sont tues alors qu’il aurait fallu parler, ou qui ne savent pas mais se doutent, comprennent et spécialement dans leur corps, par leur corps, que quelque chose est là tout autour qui ne peut se dire. À travers de très habiles et très émouvants flux de conscience, Emmanuelle Pagano à la fois révèle le secret et en décrit l’enfouissement. Elle le fait dans une langue magnifique et implacable, précise et sensuelle.

Le carnet

© Hélène Bamberger/Agence Opale/P.O.L

Non, c’est pas ça, recommence.

Biographie

Emmanuelle Pagano est née en 1969 dans l’Aveyron. Mère de trois enfants, elle vit aujourd’hui en Ardèche, où elle enseigne les arts plastiques. Publications   Les Adolescents troglodytes, P.O.L, 2007 ; Le Tiroir à cheveux, P.O.L, 2005 ; Pour être chez moi, Éditions du Rouergue, 2002 (sous le nom d'Emma Schaak) ; Pas devant les gens, La Martinière, 2004.

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Et je relis depuis le début. Il ne faut pas faire une seule faute. Je ne suis pas sa secrétaire, mais c’est le milieu de la nuit, elle n’est pas là, alors je m’y colle. C’est toujours comme ça, quand il prépare ses dossiers au dernier moment, à minuit, une heure. Il me réveille. On n’a pas d’enfants alors pas d’excuse. On n’a pas d’enfants alors c’est commode. Je tape, mal. Il s’adresse à la Direction départementale de l’équipement, et je ne sais pas quelles sont les formules de politesse. Il termine en disant « Veuillez agréer bla-bla », je suis censée traduire. Peut-être faut-il écrire la même chose qu’à la Commission française pour la protection du patrimoine historique et rural. Comment savoir. Ses dossiers se ressemblent. Ses écrits n’en sont pas. Ils se succèdent et je m’ennuie tellement. Je ne sais pas être polie. Je ne connais pas les formules de distance. J’ai envie d’écrire « bla-bla » mais j’ai peur de sa réaction, de son mépris. Il pourrait se mettre dans une colère suffisante, me trouver comme toujours si familière. Oui c’est vrai je ne connais jamais ni en mots ni en mètres les taux des distances. Les distances entre les gens. Il paraît que les gens doivent être tenus à distance. Surtout les domestiques, sinon ils se permettent. J’aimerais tellement me permettre. — Recommence. Je sens son haleine de nuit sans sommeil, repue de café et de ressentiment mal digérés. Ou c’est moi. Je suis peut-être tellement aigrie que tout me dégoûte.

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Je lève les yeux, il est juste au-dessus de moi, les cheveux encroûtés dans leur désordre. Il est sale sur la tête. Pas sale de saleté. Sale de machins pour hommes. Il me devient insupportable. Lotions, parfums, pour faire pousser les cheveux, enlever les pellicules. Pourtant je l’aimais, je l’aime, mais parfois quelque chose de lui me reste comme une gêne. Déjà que j’ai mal à l’oreille droite comme c’est pas permis. Elle, je la regarde avec des mots qui ne me viennent pas. Je voudrais. Il m’interdit de le faire. Je voudrais l’aider, même pas, je voudrais être à sa place. Je voudrais être elle. Mais pour lui, impossible. Il ricane. J’ai mal à l’oreille, ça me gratte, mais vraiment. J’ai mal tout le temps. J’ai mal tout l’espace. Dedans, dehors, où que j’aille, même avec un casque sur les oreilles et de la musique dedans pour me calmer. On dirait que ça me gratte en bougeant. Un bourdonnement, parfois amplifié, selon comment je me tiens. Une rumeur grésillante, insupportable. Il y a un bruit dans le grattage. J’ai un bruit dans ce qui me fait mal. Un bruit de profondeur, revenant. Et je sens quelque chose rayer cette rumeur, rayer l’intérieur de mon oreille. Je la regarde faire le tour des robinets avec une brosse à dents. Elle frotte en souriant pour elle toute seule. De temps en temps, elle me regarde la regarder et sourit encore, mais plus fort, pour moi. Je me sens embarrassante et je fais un mouvement pour partir mais elle me dit, non, restez, y’a pas de mal, si vous voulez voir. Je ne veux pas, non, ce n’est pas ça, je ne veux pas vous contrôler. Elle sourit encore, mais sinon, ça fait rien, elle comprend. Il m’interdit de faire ça, le ménage. Je n’ai pas le droit. Ni le linge, ni rien, à peine la cuisine, quand on reçoit. Parce que ça se fait, de proposer, pour des invités de marque, la cuisine de la maîtresse de maison. Une maison de maître. Mon mari est le dernier propriétaire du domaine viticole le plus important du canton, peut-être même du département. D’ailleurs je n’en sais rien, il me déteste bien assez pour ça. Après lui, personne, fin de la lignée. Quatre-vingts hectares, une ligne tout en courbes, en collines, il y en a même sur lesquelles je n’ai encore jamais marché. Je vois les pins au loin, je devine les châtaigniers plus loin encore. Je ne sais pas où sont les limites du domaine. Le domaine de la Pierre Mauve,

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à cause des coulées de soleil levant aux couleurs étranges partout à l’automne, partout sur les choses, les pierres, les gens, les voitures des travailleurs de l’aube, sur les coutures des feuilles de vigne et les rides des saisonniers, un soleil levant réservé aux terres d’ici, qui n’existe pas hors de la commune, à croire que le soleil ne se lève pas partout pareil. Je me lève toujours trop tard pour le voir. J’ai honte d’être au foyer, sans enfants, sans tâche, un foyer propre et vide. Il me rappelle agacé que je tiens la maison. Pour moi tenir la maison ça ne veut rien dire, sauf à me coller avec sarcasme contre un mur porteur, et l’énerver plus encore, lui qui me voudrait derrière le personnel. Le recadrer si besoin, l’insulter. Il me parle de la poigne de sa mère. Il me parle de la distance à respecter.

Emmanuelle Pagano

Les Mains gamines

En dehors des employés du domaine et des saisonniers, je n’ai qu’elle. Les employés et les saisonniers sont à l’extérieur. À l’intérieur je n’ai qu’elle, comme domestique, et je n’ai rien à lui reprocher. Elle est irréprochable.

Je voudrais être elle. Il me répète je ne te demande pas grand-chose, mais seulement de tenir la maison, et même ça, tu n’y arrives pas. Je me cale contre un mur. Ce n’est pas la maison que je tiens, ni elle qui me supporte. Je sais ce qu’il veut dire. Il veut que je tienne mon rang, mon rang d’épouse, mon rang d’épouse de grand propriétaire. Le rang et le nom. Mon mari est très attaché au nom, à la transmission du savoir-faire, à la tradition viticole, mais aussi à la maîtrise des nouvelles technologies. Le rang, le nom, les terres, les sciences et techniques. Le prestige, la couleur, il faudrait que je les porte dans ma façon de marcher, de me tenir, de parler. Il faudrait que je garde ce qu’il appelle de la distance. J’ai pris son nom. Le nom d’usage. Mais les attitudes et les postures, j’ai tant de mal à les adopter. Je ne me maquille que sous la menace, la sienne. Je m’habille mal. Les magazines féminins m’ennuient. Je ne m’habille pas mal, je m’habille juste sans y réfléchir. Lui voudrait que je passe mes journées à réfléchir. Réfléchir non. Juste réfléchir à mon tour de taille qui s’épaissit, calculer les calories, réfléchir à mon apparence, plutôt que, dit-il, ne réfléchir à rien. Il appelle ça ne réfléchir à rien, lorsque je pense à mille choses devant la porte-fenêtre. Lorsque je bade des

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heures, sans occupation visible. Lorsque je roule, et déroule, et enroule encore, des pensées qui lui paraissent, de loin, sans queue ni tête, parce qu’elles sont serpentines, digressives. Mais je ne me confie plus maintenant. Fini. Je garde mes serpents pour moi. J’aimerais les étirer, noter des phrases, pour éviter que ça se rembobine sans cesse, mais je ne sais pas trop comment m’y prendre. Je me sens désœuvrée. Souvent je prends le prétexte d’une promenade dans les vignes pour marcher aussi longtemps que le fil noué de ma pensée en a besoin. Marcher longtemps permet aux pensées de ne plus s’enrouler sur elles-mêmes, de se fixer, par je ne sais quel mystère d’écriture sans encre. Comme si marcher c’était écrire. Comme si mes pas imprimaient les mots quelque part, mais où, je ne sais pas, pas dans la terre des vignes, mais dans une matière invisible autour de moi, étrangement solidaire de ma mémoire. Un dedans qui se met dehors. Je marche, le vent d’automne remue les rosiers au bout des rangées, je pose mes pensées, elles ne se rembobinent plus, elles sont écrites, inscrites, je me souviens d’elles. Aller et venir dans ces rangées de ceps, changer de lignes et de couleurs, d’un côté vers l’ouest, et retour à l’est, soleil en face, soleil derrière, et je me retourne, comme les nageurs font leurs longueurs, après avoir fait le tour des rosiers tiédis par le vent. Aller et venir, dans ses couleurs, et des lignes d’odeurs qui changent avec la saison, l’heure et le vent, penser en boustrophédon, à l’air, dehors. Dehors d’ailleurs tout est tellement plus douillet. Dedans je ne dois pas bouger. Dedans je dois garder mes distances, comme dit mon mari, rester droite, immobile, et surtout, ne pas trop parler. Ne pas trop en dire. Ne pas trop en faire. N’en fais pas trop, s’il te plaît, me demande souvent mon mari à bout de nerfs, avec une voix très basse tendue à l’extrême, comme tenue en laisse par l’envie de craquer. Je ne peux pas m’occuper de mon propre espace, chez moi, puisqu’il m’interdit de le faire. Je ne peux pas occuper mon propre espace, mon corps, puisqu’il m’interdit de nettoyer. Elle, elle le fait. Est-ce que s’employer à le faire pour les autres c’est pareil, je ne sais pas. Je la regarde et elle reste une énigme en jean. Je voudrais être comme elle. En jean pas changé d’une semaine, avec dans la poche arrière un carnet plein. Faire le ménage aussi alors c’est écrire. J’en étais sûre. S’occuper du temps et de l’espace autour de soi, avoir conscience du corps et de l’espace, et du temps qu’il occupe. Se situer. Elle vient deux ou trois fois par semaine, selon les besoins, selon les exigences de mon mari. Puisque moi, il le répète, je ne suis même pas foutue d’en avoir, des exigences.

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Le reste de la semaine, elle fait des heures à l’Ensoleillée, la maison de retraite du village. C’est un établissement semi-médicalisé, installé dans l’ancien collège réhabilité, rendu tout neuf pour des vieux, et qui surplombe l’école, toujours la même, à peine rénovée depuis vingt-cinq ans. L’école de mon mari. Les vieux doivent adorer ça, mater la cour de l’école. Se replier dans les fauteuils de la pièce de vie, surchauffée en hiver, trop ensoleillée en été, devant cette baie dominant la cour de l’école, où les petits giclent leur humeur désordonnée et se retournent de temps en temps pour leur faire des grimaces, de loin. Entre les deux générations, un escalier quarantenaire en béton armé, qui menace pourtant de s’effondrer.

Emmanuelle Pagano

Les Mains gamines

Sur les joints des robinets, elle passe la brosse à dents consciencieusement, elle a son temps, et dans cette conscience, ce temps, elle mâche des mots dans tous les sens. Des sens étranges, étrangers, même. Elle les range. Ils forment des replis, serrés, pas repassés, dans la poche arrière d’un jean bon marché. J’ai lu le carnet la semaine dernière. Elle l’avait sorti pour avoir la place de mettre dans sa poche les embouts de l’aspirateur, avant de changer d’étage. Il était posé avec les affaires de ménage dans le cagibi. Je l’ai lu parce qu’un jour comme ça je lui avais demandé si c’était pour l’organisation du ménage, notre maison est grande, et ça l’avait tellement fait rire que j’en avais été intriguée. Elle a disparu dans l’escalier et en fouillant le cagibi pour contrôler, puisque mon mari me le demande, de vérifier qu’elle ne mette rien de côté dans son barda (pour le voler ensuite), j’ai trouvé le carnet. J’ai commencé, je l’ai traversé, et c’était tellement de l’inattendu que je l’ai serré contre moi, puis je l’ai emporté, et c’est moi qui ai volé ma femme de ménage. Des sortes de poèmes hard, voilà ce que c’était. Je les ai pris dans le jardin. J’avais très mal à l’oreille, je pensais qu’un peu d’air et de lecture, peut-être. Je me suis posée avec le carnet dans le creux ombragé des érables. Une ombre gâchée par des trouées de soleil, changeantes à cause du vent. J’étais très agacée par ce soleil, mais dans le carnet, au moins, c’était plus sombre. Ce n’étaient pas des poèmes de couchers de soleil, de fleurs assorties,

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Martin Page

Peut-être une histoire d’amour

de midinettes. C’étaient des mots aussi denses et bruts que son visage ingrat, aussi humides que ses yeux bleus. Des glacis, des cailloux, des chemins de terre, un monde à part, un monde entier dans son carnet. Des petits chemins, presque des sentes, et qui sentaient mauvais, qui sentaient le mauvais souvenir. Des ratures et des corrections, et une langue, une grammaire, réinventées à chaque phrase pour parler de mains obsédantes, des mains gamines, et d’un sexe aux lèvres cousues, d’un sexe de toute jeune fille hérissé de piquants, une bogue protégeant son fruit encore trop immature, de petites lèvres enfouies sous des fils de soie, tissés entre les poils pubiens par des chenilles apprivoisées.

Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com

© Guillaume Binet/MYOP/Éditions de l’Olivier

Du délire.

Biographie

Martin Page est né en 1975. Avant la publication de son premier roman, il se promène quelques années à l’université. Étudiant dilettante, il change de discipline chaque année : droit, psychologie, linguistique, philosophie, sociologie, histoire de l’art et anthropologie. Il a été gardien de nuit et homme de ménage sur des festivals ; a travaillé comme surveillant dans des collèges et lycées. Il a une vie sans histoires qui lui laisse le loisir d’écrire des romans. Il lui arrive d’écrire des préfaces : Traité des excitants modernes, de Balzac ; L’Âme humaine, d’Oscar Wilde ; Paris vertical, de Horst Hamann. Il aime la pluie, marcher dans Paris, le cinéma, le jazz, faire la cuisine, Woody Allen. Peut-être une histoire d’amour est le cinquième roman de Martin Page. Ses précédents ouvrages ont été traduits dans des dizaines de pays. Il est également auteur pour la jeunesse. Publications   De la pluie, Ramsay, 2007 ; On s’habitue aux fins du monde, Le Dilettante, 2005, rééd. J’ai lu, 2007 ; La Libellule de ses huit ans, Le Dilettante, 2003, rééd. J’ai lu, 2004 ; Une parfaite journée parfaite, Éditions Mutine/Nicolas Philippe, 2002 ; Comment je suis devenu stupide, Le Dilettante, 2001, rééd. J’ai lu, 2002.

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De retour chez lui après une banale journée de bureau, Virgile trouve sur son répondeur un message pour le moins déroutant : Clara lui annonce qu’elle le quitte. Virgile a l’habitude d’être quitté par les femmes, c’est même une « certitude plus grande que la gravitation », mais il n’a aucun souvenir de cette prétendue Clara. Il s’affole, se demande s’il n’est pas gravement malade ou amnésique, file chez sa psy, pense encore à un de ces « accidents avec la réalité » dont il est coutumier, demande conseil à sa grande amie Armelle, cartomancienne de son état. À défaut de trouver une réponse satisfaisante, il finit par prendre une décision inattendue : reconquérir cette femme qu’il ne connaît pas…

Peut-être une histoire d’amour est une comédie romantique dont le charme repose tout entier sur le personnage de Virgile, héros décalé et farfelu, amoureux élégant et drôle, employé modèle mais discrètement révolté – qui rappelle beaucoup, avec une petite dizaine d’années de plus, le Antoine de Comment je suis devenu stupide. Martin Page a quelque chose de Boris Vian dans l’écriture, spirituelle et poétique, et de très british dans l’humour décalé. Les histoires qu’il raconte, à mille lieues de la vie ordinaire, sont des fables qui nous entraînent résolument du côté de la rêverie, de la drôlerie et de l’éternel rebondissement.

Les souliers de Virgile claquaient sur la chaussée mouillée. Il était sorti de l’immeuble de Svengali Communication plus tard que d’ordinaire ; c’était au moment où le soleil se couchait qu’il avait constaté la panne de la pendule accrochée au-dessus de la porte. Situés entre le Louvre, le Conseil d’État et la Comédie-Française, les bureaux de l’agence de publicité où Virgile travaillait étaient bien entourés. La station de métro enrobée de perles multicolores, comme une construction d’enfant pour la fête des mères, le ravissait. Pourtant, Virgile ne partageait pas d’intimité avec le quartier ; ils se côtoyaient en se tenant sur leurs gardes, conscients l’un et l’autre que cela pourrait mal finir. Le jeune homme ne revendiquait que deux îlots dans ce morceau doré du premier arrondissement : la librairie Delamain et le café-restaurant À Jean Nicot, dernier tripot qui échappait à la clientèle chic endémique. Il monta dans le bus et valida son titre de transport. Il avait cessé de prendre le métro depuis six mois, lassé de subir un constant sentiment d’oppression et d’occasionnelles crises de panique. Le trajet du corps accompagne celui de l’esprit. Virgile quittait sa journée de travail petit à petit. Il ne suffit pas de sortir de son bureau, d’emprunter l’ascenseur et de franchir les portes de l’immeuble. Une transition est nécessaire. La course parmi la circulation, le mouvement des roues du bus et celui de ses yeux sur le paysage des piétons, des voitures et des vélos, débarrassaient Virgile de son travail et de ses collègues. À mesure qu’il s’approchait de chez lui, il se retrouvait. Virgile n’était pas toujours la meilleure compagnie pour lui-même, mais la cohabitation entre ce qu’il croyait être, désirait être et était se déroulait sans trop de disputes. Manquant de renverser un clochard, le bus s’arrêta devant la gare du Nord. Armelle n’occupait pas sa table habituelle à la terrasse du Terminus.

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Virgile aurait aimé la voir, une pointe de rouge sur les lèvres, un livre à la main. Il la rejoindrait après le dîner pour boire un verre. Il salua deux prostituées devant son immeuble. Elles lui sourirent et agitèrent la main. Sa boîte aux lettres était vide. Il grimpa les marches deux à deux jusqu’au troisième étage, ouvrit la porte de son appartement et jeta les clés dans la corbeille à fruits parmi les bananes et les pommes. La diode rouge de son vieux répondeur à cassette clignotait. Virgile aimait recevoir des messages ; qu’ils soient d’amis ou de vendeurs de cuisines équipées, ils le rappelaient à son existence dans la société. Mais avant tout, il allait se préparer quelque chose à grignoter. Il inspecta le frigo : des œufs, une boîte entamée de tomates pelées et une importante population de yaourts. Il cassa deux œufs dans une poêle, mit le couvert et, enfin, appuya sur la touche lecture du répondeur. — Virgile, dit une voix féminine. Il s’approcha du haut-parleur pour mieux profiter de la mélodie enchanteresse. Dieu avait une voix de femme, pensa Virgile. Le message continuait : — C’est Clara. Je suis désolée, mais je préfère qu’on arrête là. Je te quitte, Virgile. Je te quitte. Il réécouta le message cinq fois. Les œufs brûlaient dans la poêle. Après s’être jeté de l’eau froide sur le visage, il se regarda dans la glace de l’armoire à pharmacie. Il ferma les yeux et les rouvrit au bout de quelques secondes. Il avala un anxiolytique. Il revint dans la cuisine et éteignit le gaz. Les œufs, semblables à deux morceaux de charbon, dégageaient une fumée piquante. Il y a peu d’expériences aussi douloureuses qu’une rupture. La séparation est vécue comme un attentat méticuleusement élaboré, car la bombe a été placée dans notre cœur : impossible d’échapper à la violence de la déflagration. Mais, dans le cas présent, Virgile apprenait qu’il était quitté par une femme qu’il ne connaissait pas et avec qui, ça tombait sous le sens, il n’avait jamais eu de relation. Il subissait de plein fouet le choc de se découvrir l’objet d’un rejet amoureux, en même temps qu’il comprenait l’irréalité de la chose. La Terre n’avait jamais été un corps céleste très stable aux yeux de Virgile. Il avait peu de certitudes, alors il y tenait. Il était célibataire. C’était évident. Il avait un frigo de célibataire, des habitudes de célibataire. Son célibat était une plus grande certitude que la gravitation. Il porta son attention sur les choses rassurantes de la pièce : sa collection de vinyles, l’affiche rouge et jaune du cirque de ses parents au-dessus du canapé aux accoudoirs avachis, la boîte de chicorée, une facture de téléphone fixée au frigo par un aimant en forme d’éléphant d’Afrique (ses grandes oreilles triangulaires ouvertes comme les ailes d’un papillon, sa trompe levée entre ses défenses). Il débrancha le répondeur et sortit de l’appartement. En se concentrant sur ses pas, il descendit le boulevard de Magenta. Son corps fonctionnait ; aucun dommage du côté des articulations ni des

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muscles, le sang coulait dans ses veines. En revanche, son cerveau était au bord de la surchauffe. * Le gros répondeur téléphonique noir et anguleux resta plaqué contre sa poitrine durant le trajet jusqu’au passage des Petites-Écuries où était établi le cabinet de sa psychanalyste. Le seul point commun entre ce quartier et celui du bureau de Virgile était le grand nombre de passages qui offraient la possibilité d’échapper à la rue animée. Les habitants du passage des Petites-Écuries avaient installé des chaises et une table de jardin blanche ; un couple de retraités entretenait des rosiers, un vélo d’enfant traînait. L’antre du docteur Zetkin était perché au troisième étage de l’immeuble au coin de la cour. Les poutres verticales, horizontales et transversales, affleuraient à la surface de la façade, formant comme une toile aux fils épais et bruns ; au sommet, on distinguait des gargouilles qui empêchaient l’eau de pluie d’imbiber le bois et le plâtre. Dans la salle d’attente, une jeune femme (en pantalon de toile et veste noirs, les cheveux attachés en queue-de-cheval), dernière patiente de la journée, tournait les pages d’un magazine. Voir Virgile serrer un répondeur téléphonique contre son cœur sembla l’inquiéter ; elle se plongea dans sa revue. La porte du cabinet s’ouvrit ; la main du docteur Zetkin apparut pour inviter la jeune femme à entrer. Virgile fredonna le dernier slogan entendu à l’agence. Les notes de cette publicité vantant le bénéfice pour la santé d’une compote de pommes l’apaisèrent. D’habitude, il révisait ses angoisses du moment ; il listait les sujets à aborder, mettait en place une rhétorique infaillible et préparait des ripostes argumentées aux probables contestations du docteur Zetkin. Mais, dans la situation présente, il préféra s’abstenir de faire usage de son cerveau. Au bout de vingt minutes, la jeune femme sortit. Le docteur Zetkin était une femme d’une cinquantaine d’années, elle avait les cheveux poivre et sel et des lunettes d’écaille vertes ; elle portait un gilet en fine laine mauve sur un chemisier crème, un collier de perles et des bagues serties de jade et d’ambre. Le lapsang souchong imprégnait l’air du cabinet. Ce thé était trop fort au goût de Virgile, mais il l’associait à tel point à ses séances qu’il lui suffisait de tomber sur son fumet pour ressentir un bien-être immédiat. — Bonjour, docteur. — Vous n’aviez pas rendez-vous. D’un geste, elle pria Virgile d’entrer. Ils s’assirent de part et d’autre du bureau. Une théière en fonte rouge fumait sur une desserte près de la bibliothèque. Le grand agenda à couverture noire ouvert devant le docteur rappelait la forme d’un oiseau de proie en plein vol. La page du jour était remplie de noms et celui de Virgile n’y figurait pas. Le lundi n’était pas son jour de rendez-vous.

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Virgile avait dépassé la période de transfert, il n’était donc pas jaloux des autres patients du docteur Zetkin. Au contraire, pensait-il, sa nombreuse clientèle permettait à celle-ci de constater qu’il était plus intéressant que la horde des névrosés banals. Le rapport que l’on entretient avec un psy ne peut pas déraper ; si c’est un bon professionnel, il n’acceptera pas les invitations à des expositions que vous lui envoyez. Il ne deviendra ni un ami ni un ennemi. À proprement parler, il n’est pas humain. « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde », disait Archimède en mettant au défi ses amis de Syracuse. En l’occurrence, pour Virgile, il s’agissait de se soulever au-dessus de ses névroses ; sa psychanalyste, seul élément stable de son univers, jouant le rôle de point d’appui. — Je viens d’avoir un accident, dit Virgile. — Ah. Quel genre d’accident ? — Un accident avec la réalité. Plus que les agressions, les maladies et les accidents de voiture, la réalité est la grande pourvoyeuse de blessures, de dommages et de souffrances. Virgile posa le répondeur sur le bureau. Le docteur Zetkin cligna des yeux et croisa les bras. Virgile ne respectait pas les règles. Il aurait dû s’allonger sur le divan. Pas s’asseoir. Pas abîmer la géographie de son bureau. Virgile savait que le docteur Zetkin prenait son comportement pour un symptôme. Il ne pouvait le lui reprocher, car lui-même n’arrêtait pas de dire que n’importe quelle action humaine (la respiration, par exemple) était un symptôme. — Ah, dit-elle. Comme d’habitude, son visage n’exprimait rien. Virgile parvenait à déceler des nuances dans sa neutralité faciale. Il y avait le neutre curieux, le neutre froid et le neutre rassurant. Par ailleurs, le docteur Zetkin avait un grand talent pour les « ah ». C’était la base de son vocabulaire. Il lui arrivait d’utiliser d’autres mots, comme « bien », « comment ça ? », « oui », « vous avez oublié de me payer ». Cette femme survivait dans la société et excellait dans son domaine avec une dizaine d’expressions dont elle usait avec parcimonie. Après avoir retiré la prise de la lampe du bureau pour brancher le répondeur, Virgile appuya sur la touche lecture. Le message défila. — Alors, cette femme vous a quitté, dit la psychanalyste. — Pas exactement. — Elle le dit très clairement. Vous n’acceptez pas. Le docteur Zetkin croyait avoir mis le doigt sur le problème. Après tout, ils connaissaient l’un comme l’autre l’état de la vie sentimentale de Virgile : qu’il se fasse larguer était une chose plausible. Comme le phénomène des marées ou la migration des oies sauvages, c’était dans l’ordre naturel des choses. Virgile était presque heureux de la contredire et, pour une fois, avec raison. — Nous n’étions pas ensemble. Je ne la connais même pas. Le docteur Zetkin prit ses lunettes entre les doigts et commença à en

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nettoyer les carreaux. Le cas l’intéressait. Après une journée d’écoute de névroses classiques, elle n’était pas contre un peu de fantaisie. Elle remit ses lunettes et écarta les mains en signe d’interrogation. — Et comment interprétez-vous ça ? — Je ne veux pas interpréter, je veux comprendre. — Ah oui ? Virgile était dans un milieu sécurisé. Les œuvres majeures de la psychanalyse occupaient les rayons de la bibliothèque ; une photo de Freud pointant le doigt à la fenêtre du train arrivant à Paris en 1938 était accrochée derrière le bureau ; la copie de la première page manuscrite de son étude sur la Gravida de Jensen était encadrée au mur ; sur le bureau traînaient des revues spécialisées en français et en espagnol. Virgile se plaisait à croire que des esprits animiques contenus dans les reliques sanctuarisaient le lieu. Il pouvait ouvrir le couvercle de son cerveau sans crainte. — Ça ne peut pas être une erreur, dit-il. Elle donne mon prénom. Virgile n’avait pas un prénom courant, il avait eu l’occasion de s’en apercevoir dans la cour de récréation. — C’est peut-être une blague, continua-t-il. — Et pourquoi une femme que vous ne connaissez pas aurait-elle voulu vous faire une blague ? Le téléphone portable de Virgile sonna. Bien trop préoccupé par la présente affaire, il avait oublié de l’éteindre. Au point de non-respect des règles de l’analyse où il était parvenu, il répondit. C’était Faustine, une vieille amie. — Faustine, je ne peux pas te parler, je suis chez ma psy. Quoi ? Je te rappelle. Il raccrocha. Les choses ne s’arrangeaient pas. Il fixa la photographie de Freud. Ses mains étaient moites, ses oreilles se bouchaient, sa salive prenait un goût de fer. Il avait du mal à reprendre son souffle. Il se sentait dans l’état d’un accidenté, victime d’un carambolage avec une force invisible. — Je vous ai déjà parlé de Faustine ? — C’est une des femmes dont vous êtes tombé amoureux et qui est maintenant une amie. Virgile ignorait pourquoi, mais pour devenir ami avec une femme, il était nécessaire qu’il en tombe d’abord amoureux. — Elle vient d’apprendre que Clara m’a quitté. Elle me propose d’aller dîner pour me réconforter. — Réfléchissez : vous êtes certain de n’avoir jamais rencontré de Clara ? Le docteur observait Virgile, les yeux mi-clos. La fine frontière entre réalité et fiction s’était-elle rompue ? Virgile se concentra sur un exercice de respiration appris à son cours de yoga. Un souvenir se fit jour. C’était il y avait un mois, lors d’une soirée chez Maud. Chaque week-end, celle-ci prenait possession de l’immense appartement de

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ses parents pour organiser des fêtes. Leur principale qualité était le niveau sonore qui empêchait d’entendre les banalités que les trop nombreux invités tentaient d’échanger. Virgile avait bu. Faustine l’avait tiré par la manche, elle tenait à lui présenter une fille. Il revoyait son amie prononcer son prénom en agitant son grand verre à cocktail : Clara. Mais Virgile ne se souvenait ni de son visage ni de leur conversation. En tout cas, il ne s’était rien passé. Virgile raconta l’épisode au docteur Zetkin. — Peut-être l’avez-vous embrassée et a-t-elle mal interprété votre geste. — Je serre la main aux femmes. Surtout quand j’ai bu. Sinon mes lèvres ont tendance à s’étaler partout sur leur visage. Est-ce que j’aurais pu avoir une histoire d’amour avec elle sans m’en rendre compte ? — Vous n’êtes pas fou. L’affirmation ébranla Virgile. Tout d’un coup, sans aucune préparation, sa psychanalyste, une femme qu’il voyait trois fois par semaine depuis cinq ans, l’arrachait à l’une de ses angoisses. — Vous ne dites pas ça pour me rassurer ? — Vous me payez pour mon objectivité. Le téléphone de Virgile sonna de nouveau. C’était Nadia. L’échange fut rapide : Faustine l’avait mise au courant pour la rupture. Un bip signala un appel. Il mit Nadia en attente. C’était encore Faustine. Il promit à ses amies qu’il les rappellerait plus tard. Le docteur Zetkin prenait des notes. — Je ne me sens pas très bien, dit Virgile après avoir éteint son téléphone. Il avait envie de vomir et de s’évanouir à la fois. Quelque chose n’allait pas et il ne savait pas quoi. Il avait l’intuition que c’était grave et que sa vie en serait radicalement changée. — Allez vous reposer. — Cela ne va rien résoudre. — Tout ne se résout pas. Il n’y avait pas urgence. Le docteur Zetkin se doutait que le temps apporterait des éclaircissements. Virgile aussi attendait la suite des événements, mais il n’en était pas spectateur. La psychanalyste tapota son stylo plume contre le bord du bureau. — Je ne sais pas si cela a un rapport, avança Virgile, mais j’ai des vertiges ces derniers temps. Et je me sens nauséeux. Il avait besoin de trouver un sens à ce qui lui arrivait. La maladie avait toujours été son refuge privilégié quand il se sentait dépassé. — Vous tenez vraiment à être malade ? — J’essaye de comprendre ce qui se passe. — Vous croyez ? Virgile avait l’impression que son sang s’était figé dans ses veines. Des taches lumineuses flottaient dans ses yeux. — Par précaution, dit-il en déglutissant avec difficulté, vous pourriez me

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Gisèle Pineau

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prescrire quelques examens. — Si c’est ce que vous désirez. Le docteur nota suffisamment de mots sur une ordonnance pour que cela ne ressemble pas à quelques examens. Parmi ses talents, Virgile possédait la rare faculté de lire « scanner » à l’envers. — Un scanner ? dit Virgile. — Ne vous inquiétez pas. « Ne vous inquiétez pas » est certainement la phrase la plus inquiétante de toute la langue française. Virgile jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le passage des Petites-Écuries était plongé dans l’obscurité. Il n’avait pas envie de partir, il voulait rester dans cette pièce et s’emmitoufler dans le plaid du divan. Le docteur Zetkin ouvrit la porte. Virgile sortit, les bras serrés contre le torse. Il emprunta les rues les plus éclairées et les plus animées ; il passa devant les snacks de la rue du Faubourg-Saint-Denis pour profiter des lumières des boutiques et des odeurs de friture des vendeurs de kebabs. La moindre manifestation de vie humaine lui était précieuse.

Éditeur : Mercure de France Parution : août 2008

© Jacques Sassier/Mercure de France

Responsable cessions de droits : Bruno Batreau bruno.batreau@mercure.fr

Biographie

Gisèle Pineau, née à Paris en 1956 de parents guadeloupéens, a vécu sa jeunesse loin de sa terre d'origine. Pour elle, la France est le pays de l'exil. Le racisme et l'intolérance subis chaque jour nourriront plus tard son œuvre. En 1975, elle s'inscrit à l'université de Nanterre, où elle suit un cursus de lettres modernes, qu'elle abandonnera pour une carrière d'infirmière en psychiatrie. Elle se marie, et repart en Guadeloupe, où elle exercera cette profession au centre hospitalier de Saint-Claude, pendant près de vingt ans. Dans ses livres, Gisèle Pineau impose son style et son regard sur la condition des femmes antillaises, dont elle dit la souffrance, les violences et les espoirs secrets. Publications   Fleur de Barbarie, Mercure de France, 2005 (prix Rosine-Perrier), rééd. Gallimard, 2007 ; Chair Piment, Mercure de France, 2002 (prix des Hémisphères-Chantal Lapicque), rééd. Gallimard, 2004 ; L’Âme prêtée aux oiseaux, Stock, 1998 (prix Amerigo-Vespucci, 1998), rééd. LGF, 2001 ; L’Exil selon Julia, Stock, 1996 (prix Terre de France, 1996), rééd. LGF, 2000 ; L’Espérance-macadam, Stock, 1995 (prix RFO, 1996), rééd. LGF, 1998 ; La Grande Drive des esprits, Le Serpent à plumes, 1993 (prix Carbet de la Caraïbe, Grand Prix des lectrices de Elle, 1994), rééd. coll. « Motifs », 1999.

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À quelques encablures de Pointe-à-Pitre, au sommet du Morne Câpresse, dans un jardin d’Éden créé de toutes pièces, vit une mystérieuse communauté, la Congrégation des Filles de Cham, dirigée et inspirée par sœur Pacôme. La communauté recueille et soigne des femmes blessées par la vie : alcooliques, meurtrières, prostituées, droguées… Dans une ambiance douce et paisible vaquent des dizaines de sœurs qui toutes accomplissent une tâche bien précise imposée par une hiérarchie inflexible. Quand Line arrive au sommet du Morne Câpresse, elle ne sait pas ce qui l’attend : elle recherche sa sœur disparue, Mylène,

et c’est en désespoir de cause qu’elle s’adresse aux Filles de Cham. Mais les sœurs ne l’aident guère, sourdes à ses demandes, obsessionnellement préoccupées par le respect des rites de la communauté. Line pousse les sœurs dans leurs retranchements, perturbe l’ordre de la communauté, pose des questions gênantes. Derrière les apparences idylliques, toutes ces femmes ne sont peut-être pas si pures…

I Je les ai toujours connus comme ça, à se battre pour un rien. Ces deux chienslà, Confiance et Espérance, ce sont les bêtes de la Mère Pacôme. Vous occupez pas, ils montrent les crocs et grognent, mais sont guère méchants au fond. Des animaux rosses, pas plus à craindre que les humains. Vous pouvez m’appeler Sœur Lucia, c’est comme ça que tout le monde m’appelle depuis bientôt dixhuit ans. Depuis le jour où j’ai retrouvé Pacôme. Oh, ça date. Ça remonte aux années quatre-vingt-dix. Vous vous souvenez, ces années-là où on recommençait à parler d’esclavage et que ça remuait tant les gens. Où tout ce passé remontait à la surface pareil à des immondices qu’on pensait enterrées pour l’éternité. Mais peut-être que tout ça vous dit rien. Aujourd’hui, c’est commun de parler de nos ancêtres esclaves. Ça fait plus rigoler personne. Vous étiez sûrement trop jeune, fichée dans les jupes de votre mère, pendue à ses mamelles. Maintenant ça paraît naturel de relier les affres du passé aux tourments du présent. À l’époque, je vous jure, les gens voyaient pas la relation de cause à effet… Pour dire vrai, c’est elle qui m’a retrouvée, Pacôme. Quand elle est revenue en Guadeloupe, elle est partie sur les traces de tous ceux de sa famille. Je suis que sa demi-sœur, vous savez. C’est Confiance le plus âgé des deux. Ce sont des mâles. Les seuls que vous trouverez par ici. Nous, on accueille que des femelles, des femmes perdues, des filles en drive, des négresses et des chabines et même des mulâtresses. Un temps, on a eu une Métropolitaine, de la race des Blancs gâchés qui s’échouent ici-là, en Guadeloupe. À trop chercher le paradis sur terre, ils finissent par trouver l’enfer. Nous, on est pas racistes dans la Congrégation. On fait pas de différence entre les Blancs et les Noirs. On juge pas rien qu’avec les yeux. On regarde pas la couleur, juste l’épaisseur de la détresse. On a les bras

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et le cœur grands ouverts, nous. Elle est pas restée longtemps, la fille blanche. Un jour, elle a jeté ses affaires dans un baluchon et elle a pris la route du retour en France. Elle avait promis de donner des nouvelles et de revenir, le temps de régler des choses à Besançon. Elle était de là-bas, oui. Las, on a plus jamais entendu parler d’elle. Même pas une carte postale. Si je me souviens bien, elle s’appelait Jennifer. Oui, c’est ça. Jennifer. Pacôme l’avait rebaptisée Sœur Jenny, rapport au Génie de la lampe, vous savez. Génie… Parce que cette Jennifer, elle avait des idées sur tout et qu’elle mettait son grain de sel partout. Oh, j’en ai vu défiler des femmes. Je peux pas compter. Aux premiers temps de la Congrégation des Filles de Cham, je tenais le cahier. Un genre de répertoire où je notais chaque nouvelle arrivée. Tout était consigné : nom, prénom, date de naissance et motif de la demande d’accueil. Y en a eu tant et tant… Sœur Jenny avait pris ce travail après moi. Quand elle s’en est allée, une autre, j’ai oublié son nom, a tenu le cahier. J’aurais pu le reprendre, mais y avait comme un fil qu’avait été coupé. Et puis j’avais pas le temps. C’est Sœur Régina qui fait le recensement à présent. Elle vous demandera votre état civil et tout le tralala. Non, j’avais plus le temps… Tout un tas de filles arrivaient enceintes. Je devais m’en occuper. Non, je peux pas compter le nombre de pensionnaires qu’on a eues. Certains jours, y en avait quatre ou cinq qui débarquaient d’un coup. Fallait les épouiller, les soigner, les baigner, leur donner à manger. Beaucoup sortaient direct de la mangrove, puaient les eaux dormantes, puaient le crabe en putréfaction. Les gens les déposaient au bord du chemin avec une lettre à Mère Pacôme. S’il vous plaît, Sainte Mère Pacôme, prière de recueillir cette pauvre créature. Parfois quelques sous dans une enveloppe. Non, on a jamais chômé par ici. Non, on vit pas de la mendicité. Ah oui, je vous disais, on est que demi-sœur, Pacôme et moi. Du même père. Charles Débaury… Quand elle a quitté la France et débarqué ici, au bout de l’année 1990, c’était pour être auprès de sa mère mourante dans ses tout derniers jours. Après l’enterrement, elle a fait que ça : rechercher les frères et sœurs qu’elle avait, ceux que notre père avait semés de commune en commune dans toute la Guadeloupe, entre les cuisses de nos mamans. Le vieux était encore de ce monde à l’époque. Il avait près de quatre-vingts ans, le bougre. À le voir, on n’aurait jamais dit qu’il avait été un tombeur de femmes dans son âge vert. Le diabète lui avait pris un œil et il voyait plus bien clair. Il avait gardé une belle stature, mais il s’était voûté avec le temps. Et il allait, cassé, comme écrasé dessous le poids de la haine conjuguée des hommes cocufiés et des femmes qu’il avait prises et puis abandonnées. Il penchait pour les dames mariées à ce qu’on en a déduit, Pacôme et moi. C’est sûr, il a eu des enfants avec quelques filles esseulées, mais la plupart de nos frères et sœurs sont des bâtards qui portent le nom d’un homme qui n’est pas leur père. Il marchait avec une canne, le scélérat. Et il faisait pitié. Si bien que les gens lui cédaient leur place dans la file d’attente à la

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poste, lui portaient une chaise, le respectaient, juste parce qu’il avait des cheveux blancs et le regard doux d’un mouton. Oui, chez nous, c’est la tradition. On respecte les vieilles personnes, sans trop savoir pourquoi. C’est la tradition. Et c’est ce qu’on apprend aux enfants. À respecter les vieux corps. Et on cherche pas à connaître leurs vies d’avant la vieillesse. On s’inquiète pas de savoir si ces vieux-là ont mené une existence de chien, s’ils ont couru les femmes sans soif, s’ils ont fourré leurs épées là où ils devaient pas, s’ils ont volé, tué, comploté avec les sorciers aux beaux jours de leur jeunesse. Non, sans même imaginer qu’ils pourraient avoir des vices, on leur donne vitement l’absolution. Tout ça, à cause de leur dégaine de mort vivant, leurs petits pas trébuchants, leurs cheveux blancs et leurs yeux qui n’y voient plus très clairs. Pacôme, quand elle est revenue de France, elle l’a taraudé jusqu’à ce qu’il crache la vérité. Au début, elle s’asseyait, gentille, sur un ti-banc auprès de lui. Elle avait quarante et un ans et l’appelait Papa Charles, pour l’amadouer. Lui demandait d’égrener ses souvenirs. Vous savez, à la façon de ces négropolitains qui découvrent le pays de leurs parents et s’émerveillent d’un rien, les yeux écoquillés. Elle faisait son sourire de bonne fille tellement contente de retrouver son géniteur et qui le voit pareil à un dieu. Alors, le vieux Charles a cru qu’elle avait pas de rancune, et il lui a raconté sa vie, comme elle le lui demandait, jurant que c’était pour mieux le connaître, pour rattraper le temps perdu. Voilà comment il s’est laissé prendre. D’abord, méfiant, Papa Charles a lâché des mots chiches, des petites histoires sans conséquences, des résumés qui cachaient le principal et masquaient l’essentiel, des contes pour enfants où les ogres sont des princes charmants et les orgies des parties de campagne. Elle le flattait sur ses conquêtes et l’encourageait à délier sa langue. À ce qu’elle m’a dit, il en a été tout émoustillé. Au bout d’un petit temps, y a quelque chose qui s’est réveillé en lui – un bourgeon de sa jeunesse. Et il s’est redressé, il a bombé le torse et ouvert les écluses. Et pendant qu’il causait, à la manière d’un Don Juan créole, Pacôme pensait à Clémence, sa négresse de mère qui s’était usée au travail dans une plantation de canne. Elle pensait à ces petits matins où elle voyait partir sa mère harnachée de hardes élimées pire qu’une mendiante. Elle pensait au cahier de crédit de la boutique. Au crédit qui ne finissait jamais. Au crédit qui avait mangé les intestins de Clémence. Au crédit qui lui avait tordu les entrailles. Au crédit qui avait survécu à sa mère. Elle pensait au cercueil de pin dans lequel était enfermée Clémence. Au cercueil enfoui dans la terre du cimetière. Elle avait la rage au ventre, Pacôme. Mais il l’a prise pour une enfant de chœur. Après tout, elle était de sa chair. Une femme à présent. Une bonne pâte de fille qui venait d’enterrer sa mère pouvait comprendre les erreurs de jeunesse de son vieux père, pouvait pardonner. C’est de cette façon que Pacôme l’a ramené dans ses filets, le vieux Charles. Au bout de trois jours, il a cessé de dorloter ses contes. Il a fini de se mentir. À croire que ça faisait longtemps qu’il attendait ce moment-là, comme un

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genre de délivrance, vous comprenez. On aurait dit qu’il était seul à se parler à lui-même. Seul, face à un miroir qui lui renvoyait son existence de chien. Et ça le revigorait de se rouler dans la boue des ébats amoureux de sa jeunesse. Il se revoyait, la queue au garde-à-vous, toujours parée à servir sa vie de débauche. Ses yeux brillaient de la lueur du vice, à ce qu’elle m’a dit. Les dernières fois qu’elle l’a vu, notre père, il était pis qu’un crabe sans mordant. Elle se tenait devant lui pareil à un juge du palais de justice. Et il tremblait quand elle le questionnait. Tout son vieux corps tressautait dessous la vindicte de Pacôme. Il jurait que Clémence avait été sa préférée, même l’amour de sa vie, même qu’il l’avait regrettée chaque jour, même qu’il l’avait cherchée dans chacune des femmes qu’il avait possédées après elle. Mais Pacôme se laissait pas embobiner. Elle trépignait et le regardait avec hargne, à croire qu’à tout moment elle pouvait lui sauter à la gorge, le rouer de coups, lui planter un couteau en plein cœur. Non, elle était pas là pour faire la causette à son papa chéri. Elle avait pas de temps à perdre, Pacôme. Et il comprenait bien qu’il avait intérêt à lui donner des noms, à remuer les tréfonds de sa mémoire pour la satisfaire. Alors, il s’agrippait à sa canne comme un qu’est tombé dans une rivière en furie et se raccroche à une branche pourrie et sait déjà qu’il n’échappera pas à la mort et que son corps sera emporté par les eaux, s’emplira de toutes ces eaux. Non, Pacôme n’avait pas de pitié. Mais que voulez-vous, le vieux récoltait juste ce qu’il avait semé. Il a fallu dix jours pour qu’elle lui arrache les noms des femmes qu’il avait engrossées. Toutes les femmes. Surtout les femmes mariées qui font porter des cornes à leurs époux. Et donnent la vie aux enfants de l’adultère. Et tournent dévotes, grenouilles de bénitier, servantes de curés, dames de chœur à l’église. C’est ainsi qu’elle nous a tous retrouvés, après l’avoir retrouvé, lui, Charles Débaury. Vous comprenez, quand elle s’en est retournée de France pour enterrer sa mère, elle avait plus personne, Pacôme. Comme pour se soulager d’une charge avant de mourir du cancer des intestins, Clémence lui avait donné le nom de son père. Et c’était la première fois. Faut savoir que Pacôme a grandi dans le mystère de ce père. À l’époque, fallait pas poser de questions de ce genre aux grandes personnes. Fallait pas demander des explications. C’était pas poli. On risquait de se prendre une taloche à vous dévisser la tête. Clémence Échard, la mère de Pacôme, avait seize ans quand elle a croisé la route du vieux Charles. Je crois qu’il en avait trente bien frappés. Avait déjà une réputation de grand coqueur. Mais vous savez comment sont les femmes, elles croient toujours ces paroles caressantes qui endorment la raison. Clémence a vitement succombé aux charmes du père Charles. Elle a pas eu d’autres hommes dans sa vie, Clémence. Pas connu d’autres mâles enjôleurs après le beau Charles. Beaucoup se sont présentés. Lui tournaient autour à la manière des fauves qui sentent l’odeur de la chair fraîche. Mais Clémence les voyait pas. Son existence durant, elle a vécu pareille à une créature assommée par une malédiction. Une femme

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Olivier Rolin

Un chasseur de lions

Éditeur : Éditions du Seuil Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com

© Hannah/Agence Opale/Éditions du Seuil

sonnée par ce qui lui arrive et peut pas se relever dessous son fardeau de déveine. Elle a élevé Pacôme seule. A même jamais cherché à se retrouver sur la route du bonimenteur. Jamais tenté de lui soutirer trois sous pour une communion solennelle ou une rentrée des classes. Jamais eu la force de lui demander des comptes ou la monnaie de sa pièce. Pourtant elle connaissait sa case. Ils étaient de la même commune. Mais c’était à croire que ce morceau de sa vie n’avait pas existé. Comme si elle avait creusé un trou dans sa mémoire. Enterré ce temps-là. Et puis déposé une grosse roche sur la gueule du trou. Cependant, elle a pas pu quitter ce monde avec son secret. Au final, il a fallu qu’elle s’ouvre à Pacôme. Il a fallu qu’elle se libère. Et quand elle est descendue dans le trou pour aller déterrer le nom de Charles Débaury, faut croire que le vent tournait et qu’un temps nouveau se levait. C’est là, au chevet de sa mère, que Pacôme a eu la vision de la Congrégation. D’un coup, elle a vu son avenir dans le passé éventé. Elle avait déjà ses voix, vous savez. Celles des anges, celles des esprits de nos ancêtres… Ce jour-là, les anges lui ont soufflé que sa mission avait commencé. Désormais, elle s’appelait Sainte Mère Pacôme. Non, elle ne repartirait pas en France. D’ailleurs, elle n’avait pas pris de billet de retour. Là, devant sa mère agonisante, elle a fait le serment de rester au pays pour accomplir l’œuvre que lui commandait Dieu. Vous savez, elle a été touchée par la grâce, Pacôme. Croyez-moi, c’est pas pour rien que les gens l’ont en adoration.

Biographie

Olivier Rolin est né en 1947. Il a suivi des études de lettres classiques au Sénégal puis à Paris. Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, il obtient une maîtrise de philosophie. De 1967 à 1974, il s’engage dans le mouvement de la Gauche prolétarienne, dont il sera le « chef militaire ». Il a consacré un roman très remarqué à cette période avec Tigre en papier (2002). Il est éditeur aux Éditions du Seuil depuis la fin des années 1970, où il est membre du comité de lecture. Dans les années 1980 et 1990, il écrit pour divers journaux, soit comme critique littéraire (à Libération et au Figaro), soit comme grand reporter en Argentine, Pologne, Colombie, Tchad, Liban, Afghanistan, etc. (pour Le Nouvel Observateur, Libération, Le Monde). Son œuvre compte parmi les plus importantes de la littérature française et est traduite dans une quinzaine de langues. publications   Aux Éditions du Seuil : Suite à l’hôtel Crystal, 2004 ; Tigre en papier, 2002 (prix France Culture) ; Méroé, 1998 ; Port-Soudan, 1994 (prix Femina) ; L’Invention du monde, 1993 ; Bar des flots noirs, 1987 ; Phénomène futur, 1983. Tous ces ouvrages ont été réédités dans la collection « Point ».

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En 1881, deux ans avant sa mort, Édouard Manet fait le portrait d’un personnage haut en couleur de l’époque, Eugène Pertuiset, à ses heures chasseur de lions en Algérie, mais aussi magnétiseur, explorateur, inventeur et trafiquant d’armes, activités qui le mèneront à accomplir de nombreux voyages en Amérique du Sud, et à faire la première tentative d’exploration de la Terre de Feu. Ce Portrait de Pertuiset, le chasseur de lions, valut à l’artiste un prix au Salon. Les deux hommes étaient liés, et l’aventurier avait le bon goût d’être un collectionneur de tableaux de Manet. Ce sont les aventures de Pertuiset, rocambolesques et assez farcesques, que retrace Olivier Rolin, croisées avec divers épisodes de la vie de Manet. C’est aussi un voyage à travers l’espace (l’Algérie

coloniale, Lima, Valparaiso, la Terre de Feu), le temps (le Paris de Napoléon III, la guerre de 1870, la Commune) et les souvenirs littéraires (Baudelaire, Zola, Maupassant, etc.). Un roman mené tambour battant, comme une suite très rythmée de scènes ou de tableaux colorés. Olivier Rolin ne fait pas un roman classique, il entrecoupe son récit par l’évocation de souvenirs personnels qui le ramènent vingt-cinq ans en arrière lorsque, journaliste, il arpentait le continent latino-américain. « Le lion que tu chassais, la Terre de Feu que tu explorais, le trésor que tu cherchais, c’était, comme toujours, le temps perdu. »

2 Le goût de la chair de singe Le vaste et rubicond Pertuiset avait été en affaires avec un certain Jules Gérard, ex-officier de spahis que la vox populi avait paré du titre de « tueur de lions ». C’était un petit Provençal (il était né à Pignans, dans le Var) plutôt chétif mais plein de sang-froid et d’imagination. À eux deux ils ressemblaient à Laurel et Hardy, ou à un minuscule Don Quichotte flanqué d’un colossal Sancho. Ensemble ils avaient conçu le projet d’une « Société africaine internationale » (toute sa vie, Pertuiset échafauderait des combinaisons mirobolantes, dont aucune jamais ne marcherait. Il y a en lui un côté Courtial des Péreires – l’inventeur de Mort à crédit. Peut-être cette naïveté, cette faculté enfantine de s’enthousiasmer pour des coquecigrues, attendrissaient-elles Manet). L’idée de base était de recruter des chasseurs indigènes afin d’éliminer les animaux dont les mœurs féroces nuisaient gravement aux entreprises coloniales (spécialement celles des éleveurs). Mais la société se proposait aussi des buts plus sophistiqués et éducatifs, en l’occurrence « rendre faciles et attrayantes les excursions dans l’Afrique du Nord et le Soudan », et capturer un certain nombre de fauves, à l’aide de filets, pièges à ressorts et contrepoids, cages à roulettes, etc., afin de les vendre aux jardins zoologiques, de les exhiber au public riche et oisif des villes d’eaux et autres villégiatures, et finalement « d’offrir aux naturalistes des sujets d’étude, et aux peintres, sculpteurs, architectes et graveurs, de bons modèles des grands félins » : c’est écrit dans les statuts de l’Africaine internationale, qui ne verra jamais le jour. Jules Gérard, qui se flattait de relations à la cour d’Angleterre, avait paru en uniforme de spahi à la Royal Geographical Society. Il espérait récolter des fonds et des patronages prestigieux, mais on l’avait pris pour un clown, et il

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était reparti de Londres muni de quelques vagues promesses, et ayant claqué en vain tout l’argent de son associé. Lorsque Pertuiset s’était lassé de cracher au bassinet, le « tueur de lions » avait conçu l’idée saugrenue de se faire nommer généralissime des armées du roi du Dahomey. Ces fantasmagories avaient connu leur épilogue dans un marigot de Sierra Leone, où son escorte nègre avait précipité, pieds et poings liés, le natif de Pignans (Var). « On transporta le cadavre à Freetown », écrit Pertuiset dans l’éloge, d’ailleurs assez ambigu, qu’il fit de son associé, « où chacun tint à rendre un suprême hommage au hardi voyageur ; on lui fit de touchantes funérailles, et le corps consulaire tout entier, accompagné des officiers de la station navale, et suivi d’une foule considérable d’Européens et d’indigènes, escorta le convoi » : phrase qui mérite d’être citée, tant elle collectionne les pieux mensonges et les poncifs : l’hommage est « suprême », le voyageur « hardi », les funérailles « touchantes », etc. Tout au long de sa carrière aux multiples facettes, Pertuiset éprouverait une inclination irrésistible pour le lieu commun emphatique. La foule « considérable » consistait en la personne du consul de France, d’un gendarme, de deux boys et de deux prisonniers extraits de leur geôle pour faire office de croque-morts. Le consul et le gendarme portaient des casques coloniaux à bandages et de grandes moustaches, les boys et les croque-morts allaient nu-tête et glabres. Tout ça titubait sous l’effet du soleil et du vin de palme. Les assassins furent retrouvés, ou en tout cas des gueux qui pouvaient passer pour les assassins, et subirent leur châtiment, naturellement « exemplaire » (un de tes sept oncles, son boy l’avait, paraît-il, assassiné en répandant dans son cassoulet de la moustache de lion finement coupée – un peu comme s’il s’était agi de ciboulette : d’où péritonite mortelle. Cela devait se passer au bord du Niger, une vingtaine d’années avant ta naissance. Le boy avait été fusillé. Or, tu n’as jamais su ce qui avait valu à l’oncle d’être ainsi assaisonné par son boy – il faut croire qu’il avait passé les limites, pourtant larges, de ce que la société coloniale permettait aux Blancs. Tu ne sais même pas ce qu’il fabriquait sur les bords du Niger, l’oncle emmoustaché – du commerce, sans doute ? Il n’était, en tout cas, pas militaire. C’est une des poétiques conséquences du temps qui passe : les témoins meurent, puis ceux qui ont entendu raconter les histoires, le silence se fait, les vies se dissipent dans l’oubli, le peu qui ne s’en perd pas devient roman, qui a ainsi à voir avec la mort). Avant d’embarquer à Marseille pour son dernier voyage, l’infortuné spahi avait posté à Pertuiset une lettre dans laquelle il lui léguait, s’il devait lui arriver malheur, son titre de « tueur de lions ». La chose est étrange, un peu comme si Manolete avait transmis sa dignité de matador de toros à son coiffeur, au cas où, mais c’est ainsi : Pertuiset se retrouvait « tueur de lions » sans jamais en avoir même vu un (Jules Gérard, lui, avant de connaître cette fin déplorable, en avait expédié des dizaines). Il n’était pas, cependant, homme à laisser son titre en déshérence, d’autant que d’autres le lui auraient bien barboté. Le nommé Bombonnel, par exemple,

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un aventurier dijonnais dont le nom de comédie ne laissait pas présager une carrière de terreur des savanes, mais qui se flattait pourtant d’être « le tueur de panthères ». De la panthère au lion, chacun vous le dira, il n’y a qu’un pas : il fallait le prendre de vitesse, ce Bourguignon. On embarque donc sur la Mersey, paquebot des Messageries impériales faisant la ligne Marseille-Alger, puis, parvenu à Alger, sur la corvette Gorgone à destination de Philippeville. On est au tout début de 1865, en janvier ou février. De Philippeville, on se transporte dans la petite ville de Jemmapes, autour de laquelle on assure que ça ne manque pas de lions en maraude. La diligence de Philippeville a été il y a peu bloquée par deux fauves couchés en travers de la route, et prenant manifestement plaisir à effrayer chevaux et voyageurs (l’idée d’une diligence sur les routes d’Algérie paraît étrange, comme le fait qu’il ait existé là-bas une ville nommée Jemmapes – aujourd’hui elle s’appelle Azzaba. Un pays qu’on peut dire « sien », c’est peut-être ça : un pays où les images du passé se laissent convoquer sans trop de difficulté sous celles du présent. Où le paysage peut se conjuguer au passé. Tu iras jusqu’en Terre de Feu pour voir le théâtre d’autres cafouilleuses aventures du chasseur de lions, mais pas de l’autre côté de la Méditerranée : l’Algérie te semble plus lointaine que la Patagonie. Le monde physique est une sphère, pas le monde humain. Heureusement, il y a Internet, et un site qui propose des cartes postales de l’Algérie coloniale. Maisons à toits de tuiles soulignés de génoises, le long de rues se coupant à angle droit, aux trottoirs encombrés de djellabas enturbannées et de vestons à canotier, sous la courbe des palmes : voilà à quoi ressemble Jemmapes au début du siècle dernier, une quarantaine d’années après que Pertuiset y aura tué le lion que Manet peindra, allongé sur la terre bleue d’un jardin de Montmartre, un trou derrière l’œil gauche. Le Grand Hôtel-Terminus, où il descendit sans doute, est une sorte de mas sans étage, prolongé d’une véranda rustique, avec une treille, sous laquelle on distingue, mal, des individus en chapeau et short blanc. Rue Sidi-Nasar, place de Bône, rue Combes, rue Nationale, rue des Vétérans 1870-1871, sous un ciel blanc où volent des « semeuses » à cinq centimes. Sur la « vue panoramique », un inconnu a écrit : « Reçois de ton bien-aimé qui t’aimera toujours les baisers les plus doux et les plus sincères, qu’il t’envoie d’un bled d’Algérie ». Il est vertigineux de penser que ce type, qui ne fait pas de faute d’orthographe, et trace les « d » comme des delta grecs (un instit ?), a vraiment existé, en chair et en os, et celle à qui il envoyait des baisers. Pertuiset, donc, se met sans attendre en chasse : ça consiste à attacher une vache à un piquet, dans une des forêts de chênes-lièges qui couvrent les collines autour de Jemmapes, puis à attendre à proximité, planqué dans un buisson, la nuit. Commence alors une incroyable série d’échecs, gaffes, bévues, ratages, hasards malheureux – un fiasco prolongé, à épisodes. Un soir, il part accompagné d’un colon, le baron de S. Le baron, pas rassuré, se juche dans un arbre (c’est le baron perché), s’agite et fait du bruit, car il prend le cri des chouettes

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pour les appels d’une bande d’Arabes s’apprêtant à leur faire la peau, il a si peur qu’il chie dans son pantalon (c’est le baron embrené). Une autre fois, c’est le guide, Salah, qui se blesse accidentellement et meurt. D’où émeute au village. Les lions se jouent de lui, négligent ses appâts et vont tranquillement croûter le bétail des colons pendant qu’il planque sous la pluie, en tient-il un dans sa ligne de mire que sa carabine fait long feu, il se perd une nuit entière dans un fourré d’épineux, d’où son chien le tire, les habits en lambeaux, ce qui nous vaut cette phrase monumentale : « Les chiens valent mieux que la plupart des hommes. Ils sont intelligents et reconnaissants. » (Vialatte s’en souviendra quand il écrira : « Ce qu’il y a de meilleur chez l’homme, disait un moraliste, c’est le chien ».) Il va trouver un marabout qui, après consultation d’Allah, lui donne un tuyau en or massif : la nuit prochaine, les lions viendront boire à la source appelée « fontaine des Kabyles ». Il y est, et s’endort à poings fermés au milieu de l’affût. Au matin, il ne peut que compter les empreintes, nombreuses. Il finit par toucher un lion, mais la bête blessée s’enfuit, il ne trouve sa dépouille que quelques jours plus tard, putréfiée et déchiquetée par les vautours. Il vocifère dans un arrosoir pour imiter les rugissements du roi des animaux, peine perdue, ça n’intéresse pas les lionnes en chaleur. Les douars se moquent de lui, chacune de ses expéditions vespérales est saluée par un concert de rigolades, il se met en colère, les rires redoublent, et des lazzis en arabe qu’il ne comprend pas, mais dont il saisit le sens général. Il s’empourpre. Son énorme taille empêche qu’on lui lance des pierres, ou alors, si on le fait, c’est de loin, à l’abri derrière un muret. Chaque soir, quand le bleu commence à laver les flaques de sang du couchant, il se met en route, escorté de quolibets qu’il feint de ne pas entendre, d’enfants qui font les singes, qu’il affecte de ne pas voir. Des lueurs roses passent dans le noir des feuilles. Il porte des pantalons bouffants serrés dans des bottes ou des guêtres, une veste sanglée d’une large ceinture, avec des poches pleines de cartouches, de cigarillos et de pastilles contre la toux, il a le fusil sur l’épaule, un chapeau de feutre sur la tête, à plume de geai. Son ombre est immense. Un villageois l’accompagne, tirant au bout d’une corde une vache étique, qui s’arrête de temps en temps pour rafler une touffe d’herbe. Après plus de cent nuits de vains affûts, il rentre en France, mais c’est un type obstiné, et il revient en novembre suivant. Une bande de quatre lions vient de se faire huit bœufs chez un riche colon, sur la route de Soukaras. La bande des quatre est menée par un énorme « lion noir », que les paysans redoutent depuis une trentaine d’années (tu ne savais pas que les lions pussent être noirs ou gris, tu croyais qu’ils étaient uniformément jaunes, jaunâtres plutôt. Mais Pertuiset est formel : le lion noir, c’est l’aristocratie des lions. Le top, dirait-on maintenant. Il te revient d’ailleurs que, dans ton enfance, il existait un cirage ainsi nommé, « Lion noir », vendu dans des boîtes rondes ouvrant au moyen d’un papillon latéral ; dans la maison de ta grand-mère, il était serré, avec d’autres « produits d’entretien » parmi lesquels, on ne sait pourquoi, le « Miror » au nom rugissant te semblait le plus prestigieux, dans un local sous un escalier,

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qu’on appelait « le caveau » et qui te faisait peur, parce qu’il était sombre et hanté d’araignées, et que tu avais interdiction de toucher aux substances qu’il recelait. Te menaçait-on de t’y enfermer ? C’est possible, sans que tu en sois complètement certain). Un jour, un colon nommé Faufilet lui annonce que la bande des quatre a tué et à demi dévoré un cheval. Il va se poster à côté, avec un mouchoir imbibé de vinaigre de toilette attaché sous le nez, car la charogne pue terriblement : « Baudelaire lui-même, écrit-il à Manet, ne saurait donner une idée des odeurs qui se dégageaient de ce corps en putréfaction » : il a des lettres. Et là, enfin, la chance est avec lui : vers minuit, le lion noir s’attable, broyant les os dans un grand bruit de meules, grondant de satisfaction. Ni une ni deux, il lui loge une balle derrière l’œil gauche et un peu en dessous. Bonds, convulsions, rugissements terribles, terre labourée de griffes, branches cassées, le fauve blessé se jette dans les fourrés, mais il ne saurait aller loin, et Pertuiset rentre au village démantibuler un nouveau lit de camp (il en a déjà rompu une dizaine), au Grand Hôtel-Terminus ou ailleurs. Il s’endort comme une masse, ses énormes bottes aux pieds, son chapeau jeté sous le lit, il est heureux, lorsqu’il aura récupéré la peau, tout à l’heure, il pourra enfin revendiquer l’héritage du natif de Pignans (Var). Bombonnel l’aura dans l’os, si l’on ose dire. Bientôt, il rêve de lions. Ses ronflements prodigieux réveillent, dans la chambre voisine, un père blanc fraîchement débarqué de Marseille, qui n’a d’autre ressource que de se mettre à lire son bréviaire. Seulement voilà, quand au point du jour il se présente avec une charrette sur les lieux du crime, il n’y a plus personne. Plus de lion. Des flaques de sang, ici et là, c’est tout. On cherche, on fouille les alentours, on se déchire à sillonner les épineux, rien. Macache. Le lendemain, un villageois vient en dénoncer deux autres qui ont écorché nuitamment la dépouille, dans le dessein de vendre la peau. On les convoque au bureau arabe, à Bône, ils nient d’abord puis avouent, la peau ils l’ont déjà vendue à un caïd, bref, quelques menaces et un peu d’argent arrangent tout, et Pertuiset peut confier son trophée à un certain César, taxidermiste d’occasion à Jemmapes (cet être farouche, qui passe le plus clair de son temps dans les bois, se nourrissant de cueillette et de chasse, est un exilé républicain ; Pertuiset le soupçonne d’être anthropophage, non en raison de ses convictions politiques, mais parce qu’un jour où il lui demandait quel était le goût de la chair de singe, l’autre lui a répondu sans se démonter que ça ressemblait à de la chair humaine). Manet pourra la peindre quinze ans plus tard, allongée dans le jardin de l’ancienne cure de l’église Saint-Jean-l’Évangéliste, passage de l’Élysée-des-Beaux-Arts, où habite le chasseur de lions. Elle fait quatre mètres quarante du mufle au bout de la queue, Monsieur Godde, directeur du journal Le Jockey, l’a mesurée. (Le passage de l’Élysée-des-Beaux-Arts s’appelle à présent rue André-Antoine. L’ancienne cure, au numéro 14, est une grande maison blanche à deux étages couronnée par un fronton flanqué de deux chiens-assis, et adossée à la pente, assez abrupte à cet endroit, de la

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colline de Montmartre. Lorsque tu t’y rends, une grosse mère en sort justement, refermant derrière elle la porte. Tu l’abordes le plus suavement qu’il t’est possible pour lui demander s’il y a un jardin, là, derrière. Un quoi ? Un jardin ? Elle ne sait pas (mine hautement soupçonneuse). Connasse. Côté Abbesses, derrière la maison, la dénivellation est telle que la rue passe un peu au-dessus du toit. Un escalier en béton, à ossature métallique, descend au fond d’une sorte de puits très profond, tu réussis à t’y glisser à la suite d’un habitant moins paranoïaque. Là, au fond, cette petite cour pavée surplombée par les pilotis de béton de l’église Saint-Jean de Montmartre était sans doute le jardin où, un jour de 1881, Manet fit disposer la peau du lion noir sur la terre bleue, sous les arbres aux ombres violettes). Continuons.

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Caroline Sers

Parution : septembre 2008 Responsable cessions de droits : Christine Legrand christine.legrand@buchet-chastel.fr

© Jean-Luc Paillé/Buchet-Chastel

Les Petits Sacrifices

De 1914, qui marque la fin de la Belle Époque, à 1950, au sortir d’une guerre après laquelle rien ne sera plus pareil, Les Petits Sacrifices évoque le destin d’une famille de riches bourgeois, les Dutilleul, fiers de leur condition et de leur rang. Enfant en 1914, Charlotte Dutilleul grandit dans le souvenir de ce qui s’est passé lors d’une réception donnée par ses parents le jour même de l’assassinat de Jaurès. Un double drame, ce soir-là, va ternir à jamais le nom des Dutilleul. Devenue adulte, Charlotte est « sacrifiée » au nom de l’intérêt de la famille. On la donne en mariage à un fils de commerçant enrichi, Alain Bouillard. Grâce

Éditeur : Buchet-Chastel

Biographie

Après des études de lettres et à défaut de faire le tour du monde, Caroline Sers travaille dans l'édition (chez XO, au Cherche Midi, chez Omnibus et Albin Michel). Publications   Chez Buchet-Chastel : La Maison Tudaure, 2006, rééd. LGF, 2008 ; Tombent les avions, 2004 (prix du Premier Roman).

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à cette mésalliance, les Dutilleul gardent leurs biens, menacés de saisie. Des années plus tard, Charlotte, désemparée, en viendra à prendre une décision terrible pour éviter la déréliction de tout ce en quoi elle croit. Les Petits Sacrifices, roman à suspense, est construit autour d’un secret de famille. Plus l’Histoire connaît de soubresauts, plus les personnages ont du mal à maintenir l’illusion qui leur permet de survivre. Caroline Sers confirme ici son goût pour les familles et les drames.

« Papa ! Papa ! Venez vite voir ! J’ai découvert quelque chose ! » L’enfant qui s’époumonait ainsi devait avoir huit ans environ, et tenait ses chaussures à la main tandis qu’elle courait vers la maison. Quelques cheveux s’échappaient des nattes brunes qui encadraient son visage tandis que ses pommettes rouges témoignaient de sa bonne santé. Elle sortait d’un bosquet d’arbres aux essences diverses, au fond de la grande pelouse. Henri, tiré de son ouvrage par les cris de sa fille, la regarda arriver avec tendresse. Pourvu que Marie ne la voie pas dans cet état ! La fillette aurait encore droit à un cours de maintien qui la rendrait malheureuse comme les pierres. Il se redressa dans son fauteuil et plissa les yeux pour mieux voir sa benjamine. Depuis son poste d’observation, devant la maison, il embrassait du regard toute la pelouse qui descendait vers la rivière. Il aimait cet endroit, ombragé par le bâtiment tout en longueur et baigné d’une incomparable douceur végétale. Sur la façade poussaient des rosiers blancs ; leur simplicité élégante rehaussait la sérénité de la maison dont la monotonie avait été rompue grâce à l’adjonction d’un clocheton et de chiens-assis. Henri avait tenu à apporter sa touche, sans toutefois oser des transformations trop radicales. Il avait ajouté une pergola côté sud, entourée de seringas dont les effluves, au printemps, le ravissaient, et avait doté l’office d’un poêle neuf qui enchantait la cuisinière. Puis il avait cessé d’œuvrer, estimant avoir suffisamment marqué la maison de son empreinte. Marie, sans cesse, tentait d’obtenir encore tel ou tel changement, arguant de la modernité dont il fallait faire preuve, ou encore de la nécessité de tenir son rang, mais elle n’avait jamais pu le faire fléchir. C’était le seul point sur lequel il restait intraitable, et sa femme avait jugé plus sage de ne pas aller jusqu’à la grande scène, préférant garder de l’énergie pour des causes plus importantes. La maison était magnifique et les changements préconisés somme toute mineurs. Henri savourait donc, chaque jour, le bonheur d’être le maître d’une

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demeure qu’il avait toujours connue et aimée. Alors qu’il contemplait la course de sa fille, un agréable parfum de rose l’entourait, donnant à cet instant une quiétude qui lui fit presque venir les larmes aux yeux. Il aimait voir sa fille échevelée ainsi, exultante, heureuse et ne correspondant en rien à ce que sa mère voulait faire d’elle. Elle était si drôle lorsqu’elle lui racontait ses petites histoires, ses trouvailles, les plans qu’elle échafaudait pour échapper à ses leçons. Mais Marie ne voyait pas les choses du même œil. « C’est un petit animal, disait-elle, et il faut la dresser. » Henri soupirait et ne répliquait pas, préférant repartir vers son atelier. Marie s’était fort bien acquittée de l’éducation de ses deux premiers enfants, Pierre et Jean, et Geneviève, malgré ses quatorze ans, avait déjà des allures de jeune fille. Elle pouvait passer des après-midi entiers au côté de sa mère, le nez penché sur son ouvrage, et ne songeait sûrement pas à aller dénicher des œufs de tourterelle ou à admirer les fourmilières. Henri avait compris qu’il n’était pas de taille à forger le caractère de ses fils, tout comme il était incapable de faire de ses filles des jeunes personnes convenables. « Vous leur passez tout ! » ne cessait de lui reprocher sa femme, et il en convenait. Il était d’ailleurs bien en peine d’expliquer à Marie comment il pouvait à la fois vouloir – vœu tout à fait naturel – que ses enfants fassent honneur à leur rang, et éprouver pour les frasques de la petite dernière des élans de tendresse. « Elle va grandir, Henri, répétait Marie, et bientôt elle ne sera qu’une sauvageonne incontrôlable. Vous verrez, le jour où vous vous rendrez compte qu’il est impossible de lui trouver un parti ! » Il ne trouvait rien à objecter, et laissait sa femme tancer l’enfant, une fois de plus. « Papa ! Regardez ce que j’ai trouvé ! » Charlotte était maintenant devant lui, la main tendue, essoufflée et ravie avec, au creux de sa paume, un oisillon. « Regardez, il est si mignon ! Je ne sais pas encore quel nom je vais lui donner. Il faut que je le connaisse mieux… » Charlotte avait pris un air sérieux pour prononcer ces derniers mots, et son père ne put retenir un sourire. La petite fille y vit un encouragement et s’enhardit : « M’aideriez-vous à lui construire un nid ? S’il reste ainsi, il va prendre froid. — J’ai beaucoup d’ouvrage, ma fille. Et je ne sais pas si… » L’écho de pas sur le gravier le poussa à s’interrompre. « Charlotte ! Voilà des heures que je vous cherche partout ! » Le visage de l’enfant se ferma en reconnaissant la voix de sa mère. Elle fixait son père, cherchant auprès de lui une aide avec le désespoir de ceux qui savent qu’elle n’y arrivera pas. « Charlotte ! Je vous parle ! Répondez, enfin ! » Malgré l’agacement grandissant qu’elle détectait dans l’intonation de

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sa mère, Charlotte resta muette. Il lui semblait qu’un manteau de plomb l’empêchait de faire le moindre mouvement. Lorsque Marie saisit son cou d’une main ferme, elle rentra la tête dans les épaules et, de toutes ses forces, ferma les yeux. « Mais quelle horreur ! » À la voix frémissante de sa mère Charlotte comprit que sa répulsion n’était pas feinte. Elle sentit l’étreinte sur son cou se desserrer, sans pour autant s’en réjouir trop vite. L’abdication n’était pas toujours une bonne nouvelle. « Jetez-moi ça immédiatement ! C’est affreux ! — Mais maman… — Et cessez de m’appeler maman ! Vous êtes beaucoup trop grande pour cela. » Charlotte jeta un regard éperdu à son père, mais ce qu’elle lut sur son visage lui ôta tout espoir. Il croisa son regard un instant puis détourna les yeux, signifiant ainsi son abandon. Elle se réfugia alors dans la contemplation de l’oisillon qui tremblait dans le creux de sa main. Il était si chétif que sa survie même tenait du miracle. Elle l’avait trouvé au pied d’un grand chêne, attirée vers lui par l’attitude d’un chat. Le prédateur tendait une patte molle pour secouer le petit animal. Charlotte avait souvent observé ses stratégies, prise de pitié pour les proies qui, l’espace d’un instant, devaient croire que la fuite était encore possible. Mais dès qu’il voyait son jouet prendre un peu de champ, le petit félin lui sautait dessus impitoyablement, lui infligeant une blessure qui l’handicapait davantage, sans pour autant le tuer. Et le manège durait jusqu’à ce que le bourreau, lassé, se décide à y mettre un terme. Quand elle l’avait vu sous l’arbre, dont elle aimait escalader les branches pour rejoindre un poste d’observation incomparable, elle n’avait pas été longue à voler au secours du pauvre oiseau qu’il martyrisait. « Charlotte, je ne vous le répéterai pas ! Obéissez ou vous serez punie. — Oui, Mère. » Charlotte baissa la tête en signe de contrition, puis s’apprêta à se rendre vers le fond du jardin pour y déposer la pauvre bête. Mais son geste fut vite interrompu par une exclamation de colère. « Mais que faites-vous donc ? » Lorsqu’elle releva les yeux vers sa mère, Charlotte découvrit la fureur qui l’animait. Ses yeux semblaient encore plus noirs que d’ordinaire, et son visage rond était empourpré de telle sorte qu’on l’aurait cru fardé. « Je fais ce que vous dites, tenta Charlotte d’une voix blanche. — Je ne vous ai jamais dit de partir. Je vous demande de jeter cette horreur. Allez donc vous en débarrasser dans le brasero devant les écuries. Joseph l’a allumé. — Mais, Mère… — Et cessez de répondre ! J’ai bien envie de vous priver de la fête de l’été,

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pour vous apprendre l’obéissance ! » En entendant ces mots, Charlotte se décomposa. La fête de l’été était de beaucoup l’événement le plus amusant de l’année. Ses parents étaient trop occupés par leurs devoirs de maîtres de maison et le vent de folie qui régnait sur les festivités faisait partie de sa légende. Elle avait été instaurée des années auparavant et se déroulait en deux endroits : la pelouse principale était réservée aux invités de marque, à qui l’on signifiait ainsi que la saison estivale battait son plein, tandis que dans la cour des écuries dansaient tous ceux qui avaient travaillé sur le domaine. Ces deux festivités parallèles donnaient un entrain particulier à la soirée ; certains prétendaient même qu’on aurait vu devant les écuries des invités de la pelouse… La fête devait avoir lieu trois jours plus tard, et l’idée de rester consignée dans sa chambre et devoir se contenter de la rumeur des amusements mit Charlotte au désespoir. Elle gardait la tête baissée, contemplant l’oisillon dont la vitalité commençait à faiblir. Il aurait fallu sans plus tarder lui donner quelque chose à manger, comme l’aurait fait sa mère. Mais quoi ? Peut-être des miettes de pain trempées dans du lait… « Alors, allez-vous vous décider à la fin ? » Charlotte, les épaules affaissées, lâcha dans un murmure : « Oui, Mère. » Elle ne voulait pas voir la satisfaction qui devait se peindre sur le visage de Marie. La fillette avait franchi d’un pas lent la distance qui la séparait du jardinier et de son brasero, et il lui fallait maintenant exécuter la sentence. En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle vit que sa mère ne la quittait pas des yeux. « Qu’est-ce que tu m’amènes là ? » Joseph s’était penché vers elle, s’interrompant dans son travail, et Charlotte tendit la main sans un mot. « Ça, ça ne doit pas plaire à ta mère, c’est sûr ! » Appuyé sur la fourche dont il se servait pour lancer les déchets végétaux dans le brasero, il se frotta la moustache, en proie à une hésitation. Il aurait bien voulu adoucir la peine de l’enfant, mais sa maîtresse était vigilante, et il savait à quel point elle détestait qu’on soutienne sa fille. Il en avait fait l’amère expérience quelques semaines auparavant, alors qu’il avait permis à Charlotte de faire des plantations dans un petit carré qu’il avait bêché à son intention. Mme Dutilleul, découvrant sa fille en train de repiquer quelques plans de fleurs, était entrée dans une colère froide. Elle avait piétiné lentement les pousses de sa fille, malgré les pleurs de celle-ci, qui n’avait pu que répéter d’une voix pitoyable : « Mais ces fleurs étaient pour vous, Mère… » Le brave Joseph en avait eu le cœur serré. Devant la pauvre mine de Charlotte, il se creusa les méninges et finit par lui dire de sa voix la plus douce :

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« Tu sais, à cet âge-là, sans sa mère il n’a aucune chance… — Mais j’aurais pu le nourrir, moi. — Non. Il faudrait que tu mâches des insectes pour les lui donner. » Devant l’air dégoûté de Charlotte, qui se reprit bien vite, Joseph ne put s’empêcher de sourire furtivement. « En lui évitant d’être mangé par un chat, tu lui as déjà rendu service. — Tu crois ? » L’espoir qu’il lut soudain sur le visage de l’enfant le conforta dans ses explications. « Mais oui. Tu connais les chats, il aurait joué avec lui en le faisant souffrir inutilement. Et si tu avais essayé de le nourrir toi-même, il serait mort d’indigestion. » Charlotte ne répondit rien. D’un doigt doux, elle caressa l’oisillon. Les yeux mi-clos, il s’était recroquevillé. Lorsqu’elle releva la tête vers Joseph, deux grosses larmes roulaient sur ses joues d’enfant. Elle tendit une main tremblante et posa le petit oiseau dans la main du jardinier. Il lui sembla bien entendre un coup sourd alors qu’elle revenait vers la maison, et elle fut reconnaissante à Joseph d’avoir assommé sa victime avant de la livrer aux flammes.

Caroline Sers

Les Petits Sacrifices

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Samuel Zaoui

Parution : août 2008 Responsable cessions de droits : Lucie Poisson agence.luciepoisson@gmail.com

© Éditions de l’Aube

Saint-Denis bout du monde

Souhad est une jeune femme hyper diplômée, riche et parfaitement intégrée. Un élément vient troubler son ascension sociale rapide et sans accrocs : le départ de son père pour le bled, et la nécessité d’arroser les plantes dans sa petite maison de Saint-Denis. Elle y va à reculons, assaillie par la misère – non, le misérabilisme – de cette vie qu’elle a quittée avec une volonté farouche. Et soudain, son passé, son « arabité » lui tombent dessus, l’assaillent de toutes parts, lui rappellent qui elle est – aussi. Quelques heures et rencontres plus tard, Souhad part, avec des vieux copains de son père, en camionnette conduite par un grand Noir taciturne, pour un voyage parfaitement improbable…

Éditeur : Éditions de l’Aube

Biographie

Samuel Zaoui, Français né à Paris en 1967, a un père juif séfarade et une mère kabyle. Cette double appartenance lui a longtemps fait partager ses vacances entre kibboutz et Algérie, durant ses études de droit et de sociologie. Passionné de moto et de mécanique (cela va souvent ensemble !), il rêve de recevoir une formation de soudeur, de tourneur et de chaudronnerie. Il enseigne les sciences économiques et sociales à Saint-Denis. Saint-Denis bout du monde est son premier roman publié.

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Un roman écrit dans une langue magistrale, où tous les mots sonnent juste, pour nous raconter une histoire terrible et belle : celle de l’amour d’une fille pour son père, pour les semblables à son père, pour le pays de son père. La lecture de Saint-Denis bout du monde, en nous montrant que ces bouts du monde sont parfois tellement proches, ne laisse pas indemne – n’est-ce pas la plus belle qualité d’un roman ?

Depuis trois jours, je vois des vieux Arabes partout. Des vieux seulement, partout. Rien n’a changé à Saint-Denis depuis que tu es parti, ils ne sont pas plus nombreux, ils ne font pas plus de bruit. Rien n’a changé et pourtant ils sont là. Avec leurs corps tordus et leurs yeux vides. Avec leurs mines grises et leurs pieds qui traînent. Leurs vêtements d’hiver toute l’année. Leurs mouchoirs sales et leurs crachats. Ils ont envahi la ville, lentement, en silence. On se cogne à eux presque et ils ne lèvent même pas la tête. Je comprends les Français maintenant, quand ils passent, on n’a qu’une envie, c’est de leur crier : Crouillat, rentre chez toi ! et eux, ils descendent du trottoir, ils marchent dans le caniveau pour céder le passage. Je vois ceux-là et tu me manques. Ton silence comme le leur me manque. J’aurais jamais pensé. Dans le parc de la Légion d’Honneur, bien à l’écart, je suis assise. Je regarde les chaussures du vieux bicout qui mange son pain comme un oiseau. Bicot ! Tu sais très bien dire bicot mais tu continues comme avant à prononcer des OU à la place des O. Ça m’énerve, mais pour dire bicot, c’est aussi bien. Ses chaussures, les mêmes que les tiennes, noires, sont toutes craquelées à la pliure. Au bout, sous le cuir râpé, la coque de sécurité est rouillée. Les lacets marron, les chaussettes de laine à carreaux qui puent, tout pareil. Et dedans, c’est l’odeur de tes pieds. L’ourlet du pantalon cousu à gros points de fil blanc, la poussière incrustée dans la toile, les trous de mites et la ceinture qui pend, peut-être que j’exagère, il est pire que toi. Maintenant, il a sorti un peu les pieds de ses chaussures. Les chaussettes sont transparentes sur le talon. Ça me dégoûte. Je déteste ça. Ses chaussettes et mon dégoût. Dans la même seconde. Mes petites sandalettes Manouchian me dégoûtent aussi. Cent cinquante euros la paire, je vais les lui donner. Il n’en fera rien, mais au moins je ne les aurai plus aux pieds.

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Je regarde là où il regarde et je ne vois rien. Il fixe le sol devant lui, les coudes posés sur les genoux, il mange son pain. Ses yeux se perdent sur le gravier, à quelques mètres devant lui, pas plus loin. Surtout pas plus haut. Une roue de poussette passe dans son champ de vision et j’enrage. Lève les yeux putain ! Regarde dans le landau la petite fille grassouillette, s’envoler le pigeon, regardemoi ! Il ne bouge tellement pas qu’on dirait qu’il est mort. Comment tu t’appelles ? Ali ? Mohammed ? Je ne bougerai pas tant que tu ne te seras pas levé. Il recommence à picorer son pain. Des larmes coulent sur mes joues et c’est à ce moment qu’il lève les yeux sur moi. À croire qu’il les a entendues couler. À croire qu’il me voyait très bien depuis le début. Qu’il voit sans regarder, à travers un miroir caché dans les graviers. Dès que j’ai commencé à pleurer, il m’a regardée. J’ai peur et il le voit. Ses yeux me disent quelque chose. Il sait de quoi j’ai peur, il y a tellement de raisons. Il ne peut rien pour moi. C’est ça que disent tes yeux. Il me regarde comme à travers une vitre qu’il ne faut pas salir. Il m’a prise pour une Française ou quoi ? C’est à cause de mes sandalettes ? De mes mains propres ? De la couleur sur mes paupières ? Je baisse les yeux, cette fois c’est moi. Je regarde mes pieds. Tout le vernis est écaillé. La poussière s’est incrustée entre les orteils à force de frotter mes ongles sur le sol. Ma peau sur les orteils est toute râpée. La toile des sandalettes s’effiloche. Des vrais pieds. Tu me reconnais maintenant, bicout ? Il est parti. Disparu Mohammed. Sans un bruit Ali. Sans lever le moindre grain de sable. La petite vieille qui pousse le landau ralentit, elle hésite, je crois qu’elle veut s’approcher de moi. Elle me regarde, j’ai l’air bien comme ça, mais mes pieds sont sales et mes cheveux sont noirs. Son cerveau est si lent que j’ai le temps de déchiffrer les hiéroglyphes de pensées dans son regard. Oui, ma petite dame, j’en suis ! il ne faut pas vous approcher, je m’appelle Souhad… Je me mets à penser en arabe. La première fois depuis longtemps. Des mots lourds et râpeux dans ma gorge, dans la gorge de mon cerveau. Tout d’un coup, ça revient. En flots d’insultes. Va niquer ta race, va laver la crasse dans les plis de ta peau de vieille, va t’en promener ailleurs ta bouse obèse de bébé, ça continue dans ma tête, ça ne s’arrête plus, une pluie de mots bicots piquants. La vieille doit voir quelque chose dans mes yeux aussi, parce qu’elle redémarre et s’éloigne sans dire un mot. Je reste seule dans le jardin. La vieille et son boudin dans la poussette se sont éloignés en grinçant, Mohammed-Ali a disparu sans un bruit, j’ai peur. Baba. Si jamais il venait par là ? Si sa ronde le menait dans ce coin du jardin ? S’il me voyait pleurer ? Et s’il s’approchait ? Ça va pas ma petite dame ? On vous a embêtée ? Faut pas rester toute seule dans le jardin. Sa grosse main se poserait sur mon épaule. Je serais paralysée. Je ne dois pas revenir dans ce jardin. Hier je me suis dit la même chose. Avant-hier aussi. Depuis trois jours, je vois des vieux Arabes partout, papa, et je passe mes après-midi assise sur les bancs publics. Je suis à cent mètres de chez toi.

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Donc lui aussi. Et tu voudrais me faire croire que tu ne l’as jamais revu ? À part ça, comment tu vas, grâce à Dieu, ça va ? Ne change pas de sujet ! Je te demande si tu sais qu’il est là. Oui bien sûr. Bien sûr que tu sais. C’est pour ça que tu es parti, c’est à cause de monsieur Le Vent ? […] Les vieux Arabes marchent comme des escargots mais ils n’aiment pas la pluie. Je n’ai pas rencontré un seul vieillard aujourd’hui. Moi je suis dehors. J’ai toujours aimé la pluie. Je me suis toujours convaincue que j’aimais ça. J’ai dû penser un jour que ça faisait Français d’aimer la pluie. Et de jouer dans les flaques. J’aime le fromage, la pluie et le cochon. Je mange du cochon mais je n’aime pas vraiment ça. Je n’aime pas ce parc mais j’y reviens chaque jour. Je n’aime pas mon nez mais j’aime qu’on me prenne pour une juive. J’aurais bien aimé m’appeler Sarah. Tu as hésité entre les deux, c’est toi qui me l’as dit. Maintenant, ça ne me gêne plus de m’appeler Souhad, mais je ne sais toujours pas pourquoi tu as choisi celui-là plutôt que Sarah. Même toi tu ne sais pas. Tu ne sais jamais rien quand je te demande. C’est comme ça. Je t’aime mais je ne l’ai jamais pensé. Je n’aime pas vraiment la pluie mais j’aime les parapluies. Je suis contente, quand il pleut, de pouvoir les sortir. J’en ai une collection. Les collections aussi j’en ai des collections. De foulards, de chaussures, de colliers, de lunettes, des collections de sacs à main. Maman, elle n’avait qu’un seul sac, celui pour les provisions, une seule paire de savates et aucun parapluie ; elle ne sortait jamais les jours de pluie. Je ne fais pas de collections : j’achète seulement les objets dont j’ai envie. C’est vous qui dites collection. Quand les sœurs de maman venaient à la maison et qu’elles voyaient ma petite bibliothèque, elles disaient : Ta fille, elle fait la collection des livres ou quoi ? Trente livres, c’est trop. Maman levait les yeux au ciel et elle pointait son menton dans ta direction, c’est de sa faute à lui. Et toi, pendant ce temps, tu regardais la télé, très concentré sur les images pour éviter d’avoir à leur parler. Tu n’aimais pas ces femmes. Tu voulais que je lise. Tu n’aimais pas avoir des Arabes à la maison. Va ma fille, va lire tes livres de l’École. Ça n’arrivait pas très souvent qu’on ait de la visite et toujours tu m’envoyais travailler. Tu t’es toujours arrangé pour qu’on habite dans des quartiers de Français. Les Arabes y’en avait pas à part nous et, pour les Français, on n’existait pas. Du coup, pas de voisins. Tu me faisais honte, papa, quand on croisait un Blanc du lotissement. Tu le saluais comme un frère et lui, il t’évitait comme une flaque d’eau. Et quand tu avais usé l’un d’eux par ta politesse et que, lassé de nous ignorer, il finissait

Samuel Zaoui

Saint-Denis bout du monde

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par répondre à ton bonjour du bout des lèvres, tu étais fier, tu le remerciais presque. Parfois tu as même remercié vraiment. Tu souriais et tu me regardais pour voir si je prenais bien la mesure de ta réussite. Moi, je détournais les yeux. Comment tu pouvais oublier si vite tous les saluts qui s’étaient perdus dans le silence méprisant des pelouses bien tondues ? Pourquoi tu me parles des pelouses ? C’est une image, papa, une façon de parler. En arabe, je pourrais dire… Non, je ne peux pas. On ne parle pas la même langue. On était seuls, papa, ça veut dire. Il faudra que tu m’expliques un jour d’où t’est venue cette lubie de venir habiter chez les Blancs. Comme si c’était la procédure normale de l’intégration. Cette stratégie suicidaire de l’immersion en milieu hostile, comme diraient les gens qui nous regardent de loin. D’où t’est venue cette intuition ? Pourquoi toi, avec ton histoire normale, ton immigration banale, le bled, Alger, le bateau, Marseille, Dijon, Saint-Denis direct, sans accident, sans diplôme ni argent, sans rien qu’une femme tatouée et quatre enfants basanés, pourquoi toi, tu as voulu, comme ça, si fort, que nous soyons différents ? Je ne comprends pas ; mais je sais que tout vient de là. Tout. Ma vie, celle de mes frères, celle de mon frère Jaouad, ma mère en Algérie, monsieur Le Vent en embuscade dans l’encoignure de la porte, tout. La réussite de tes enfants et la mort, l’Agrégation, le grec et le latin, l’arabe qu’on ne parle plus, les parapluies, les sacs à main, tout, je te dis… Jusqu’à ces vieux Arabes qui se jettent sous mes yeux maintenant. Et monsieur Le Vent que je cherche sous la pluie. Tout vient de là. Je me suis trompée sur les Français, ils n’aiment pas plus la pluie que nous. Monsieur Le Vent ne sort pas sous la pluie, il devrait pourtant, mais il ne veut pas mouiller sa grosse bedaine, sa grosse bedaine de mangeur de cochon comprimée dans sa vareuse de gardien de square. Il n’y a personne dans ce parc. Je vais attendre encore un peu. Je ne veux pas rentrer à la maison. Je suis seule dans ce parc ou quoi ? S’il vient vers moi je vais rester plantée là comme un arbre. Un arbrisseau alors, parce que depuis quelques jours le moindre souffle me fait chanceler, le moindre bruit. Le moindre Arabe. Tu m’entends ? Non bien sûr. Tu fais comme tu as toujours fait : tu te tais. Ta femme est repartie, ta fille ne parle plus ta langue, tes deux aînés ont quitté la maison pour toujours, et le dernier… Mais tu ne dis rien. Seulement quand tu es seul, tu parles. Quand tu rentres du travail, je te regarde monter la rue il y a vingt ans, ton pas est lourd comme si tu ramenais à la maison les tonnes de parpaings que tu as manipulés dans la journée. Tu marches à petits pas et tes lèvres articulent des petits mots. Je n’entends rien. Tu parles au vent.

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