Fiction France n°2 (version française)

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Vingt nouveaux écrivains de langue française à lire et à traduire

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CULTURESFRANCE Président Jacques Blot Directeur Olivier Poivre d’Arvor Directrice de la communication Agnès Benayer Département Publications et Écrit Directeur Paul de Sinety Responsables d’édition Bérénice Guidat Nicolas Peccoud Secrétariat de rédaction Sylvie Chineau 1bis, avenue de Villars, 75007 Paris www.culturesfrance.com contact : fictionfrance@culturesfrance.com

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Coordination des traductions Sophie Moreau Bureau du Livre de Londres Révision Carla Calimani Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Londres et New York – ministère français des Affaires étrangères et européennes.

© CULTURESFRANCE, mars 2008 isbn 978-2-35476-030-4 Conception graphique : ÉricandMarie Impression : Groupe Assistance Printing

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© John Foley

AVANT-PROPOS

À la disposition de tous les éditeurs qui prennent le risque d’éditer la fiction contemporaine, Fiction France veut donner un nouvel élan à la traduction en anglais de la littérature française d’aujourd’hui, être une vitrine promotionnelle à destination des professionnels anglosaxons dans le monde et un soutien indispensable au marché du livre français à l’étranger. Un outil qui répond pleinement à la vocation de culturesfrance.

COMMENT PARTICIPER À FICTION FRANCE ? Une sélection de 16 à 20 titres s’effectue en concertation avec le département des Publications et de l’Écrit de culturesfrance, les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises et les responsables des bureaux du livre de Londres et de New York – ministère des Affaires étrangères et européennes.

Deux fois par an, Fiction France publie un choix d’extraits de fiction française avec leur traduction en anglais. Des livres que les éditeurs français souhaitent soutenir auprès des maisons d’édition, des traducteurs ou des agents à l’étranger. N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte. Olivier Poivre d’Arvor directeur de culturesfrance

Quels sont les critères de sélection ? • Le livre relève du domaine de la fiction de langue française (roman, nouvelle, récit). • La parution est récente ou à venir (12 mois maximum avant la sortie de Fiction France). Quelles sont les modalités d’envoi ? • L’éditeur envoie soit un livre, soit des épreuves, soit un manuscrit. Il aura lui-même sélectionné un extrait de 10 000 à 15 000 signes. • Chaque envoi est accompagné d’un argumentaire, d’une notice biographique et bibliographique de l’auteur (1 500 signes maximum). • 2 exemplaires de chaque ouvrage proposé sont à envoyer dès parution à culturesfrance. Prochaine date limite de réception des textes : 30 mai 2008 Date de parution du prochain Fiction France : 30 septembre 2008

CULTURESFRANCE est l’opérateur du ministère français des Affaires étrangères et européennes et du ministère français de la Culture et de la Communication pour les échanges culturels internationaux.

La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français auprès de ses partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est aussi disponible sur Internet. www.culturesfrance.com

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sommaire

p. 8

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Philippe Besson

Lisa Bresner

Un homme accidentel

8 h 29

Éditeur : Éditions Julliard Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Actes Sud Junior Parution : mars 2008 Responsable cessions de droits :

Greg Messina gmessina@robert-laffont.fr

Johanna Brock-Lacassin j.brock-lacassin@actes-sud.fr

p. 21

p. 28

Sorj Chalandon

Pierre Charras

Mon traître

Quelques ombres

Éditeur : Grasset Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Le Dilettante Parution : octobre 2007 Responsable cessions de droits :

Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

Claude Tarrène claude.tarrene@ledilettante.com

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p. 35

p. 44

p. 50

Stéphane Denis

Éric Faye

Lionel Froissart

Un espion trop parfait

L’Homme sans empreintes

Éditeur : Fayard Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Stock Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Les boxeurs finissent mal… en général

Anna Lindblom alindblom@editions-fayard.fr

Barbara Porpaczy bporpaczy@editions-stock.fr

p. 56

p. 61

p. 67

Pascal Garnier

Serge Joncour

Linda Lê

Éditeur : Éditions Héloïse d’Ormesson Parution : octobre 2007 Responsable cessions de droits :

Sarah Hirsch sarah@editions-heloisedormesson.com

La Théorie du panda Combien de fois je t’aime

In memoriam

Éditeur : Zulma Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Flammarion Parution : mars 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Christian Bourgois Parution : août 2007 Responsable cessions de droits :

Laure Leroy laure.leroy@zulma.fr

Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr

Raphaëlle Liebaert raphaelle.liebaert-bourgoisediteur@ orange.fr

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p. 74

p. 80

p. 85

Mathieu Lindon

Véronique Ovaldé

Yves Pagès

Mon cœur tout seul ne suffit pas

Et mon cœur transparent

Le Soi-disant

Éditeur : P.O.L. Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Verticales Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr

Jennie Dorny (mail à Françoise Guyon) f.guyon@seuil.com

Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

p. 91

p. 97

p. 104

Katherine Pancol

Yves Ravey

Charles Robinson

La Valse lente des tortues

Bambi Bar

Génie du proxénétisme

Éditeur : Albin Michel Parution : mars 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions de Minuit Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions du Seuil Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr

Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr

Jennie Dorny (mail à Françoise Guyon) f.guyon@seuil.com

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p. 112

p. 118

Frédéric Roux

Boualem Sansal

L’Hiver indien

Le Village de l’Allemand

Éditeur : Grasset Parution : décembre 2007 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Gallimard Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

p. 124

p. 128

Michaël Sebban

Claire Wolniewicz

Le Cadenas du marché Yéhouda

Le Temps d’une chute

Éditeur : Hachette Littératures Parution : mars 2008 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éditions Viviane Hamy Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits :

Virginie Rouxel vrouxel@hachette-livre.fr

Julie Galante julie.galante@viviane-hamy.fr

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Philippe Besson

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Greg Messina gmessina@robert-laffont.fr

© Laurent Mauger

Un homme accidentel

Éditeur : Éditions Julliard

Biographie

Philippe Besson est né le 29 janvier 1967 à Barbezieux, en Charente. En 1989, il monte à Paris, où il débute une carrière de juriste et de professeur de droit social. Ce n’est qu’en 1999 qu’il se lance dans l’écriture de son premier roman, En l’absence des hommes, publié aux éditions Julliard en janvier 2001 (récompensé au mois de juin suivant par le prix Emmanuel-Roblès, décerné par l’académie Goncourt). Son deuxième livre, Son frère, sort en août 2001. Il sera adapté au cinéma par Patrice Chéreau en 2002. Le film recevra en février 2003 l’Ours d’argent au Festival de Berlin. Publications   Se résoudre aux adieux, 2007 ; Un instant d’abandon, 2005 ; Les Jours fragiles, 2004 ; Un garçon d’Italie, 2003 ; L’Arrière-saison, 2002 (grand prix rtl-Lire 2003).

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Philippe Besson détourne les codes du « polar » pour traquer la violence des sentiments entre deux êtres que tout sépare. L’un est un inspecteur de police de Los Angeles, sans histoires. L’autre est la nouvelle coqueluche d’Hollywood, celui dont les tabloïds du monde entier s’arrachent les photos. A priori, ces deux hommes n’auraient jamais dû se rencontrer. S’il n’y avait eu l’assassinat d’un jeune prostitué dans un des quartiers les plus riches de L. A.… Alors que deux mondes opposés se télescopent dans un jeu de cache-cache où se mêlent fascination et fauxsemblants, l’enquête révèle bien plus que l’identité du coupable. Sur l’intrigue criminelle se greffe le récit d’un amour imprévu et fulgurant, où le désir conduit à franchir des frontières dangereuses. Derrière le cliché d’une existence bien rangée, ou celui des paillettes et du glamour, se cachent la vulnérabilité et la solitude de deux hommes. Aucun n’avait prévu l’attirance incontrôlable qui les pousse soudain l’un vers l’autre. Comment ces deux hommes,

icônes d’une certaine Amérique et symboles de la virilité, vont-ils faire face à l’inédit ? Et combien de temps un amour, même absolu, peut-il se maintenir en marge de la morale et des lois ? Besson rend hommage aux films hollywoodiens en multipliant les références visuelles. Jamais son style n’a été plus cinématographique. Tantôt roman noir, tantôt road movie, ce récit est aussi celui d’une ville mythique, Los Angeles, où l’omniprésente lumière californienne irradie tout, des rues aux villas de stars, en passant par les motels de Venice Beach et les rivages du Pacifique. Cette lumière vengeresse semble n’avoir qu’un seul but : révéler la face cachée d’Hollywood et le mensonge des apparences. Besson joue les contrastes : d’un côté la noirceur des secrets enfouis et d’un crime nocturne. De l’autre, la révélation de l’amour, qui transcende les personnages et les confronte à leur vérité nue.

l m’a invité à m’asseoir et s’est installé dans le canapé en face du mien. Il portait un jean déchiré aux genoux. Je ne sais pas pourquoi, pendant quelques instants, je n’ai pas pu détourner mon attention de ses genoux. L’homme faisait moins jeune que je ne l’avais imaginé. Il n’était tout simplement plus l’adolescent de mes souvenirs. L’écart entre nous n’était pas si grand. Six ans. Il a pris un paquet de cigarettes qui traînait sur la table disposée entre nous deux, me l’a tendu. J’ai décliné son offre, précisé à toutes fins utiles que la fumée ne me dérangeait pas, mais il a reposé le paquet sans y puiser. J’ai fixé son visage et annoncé d’une voix assez calme : « Je suis venu vous parler de Billy Greenfield. » À l’instant précis de notre rencontre, je veux dire : lorsqu’il a été là, devant moi, dans le matin du monde, avec sa beauté fracassante et ensommeillée, et son air de survivant, il ne s’est produit aucun déclic, je le jure. Il est tentant, je suppose, d’imaginer que tout s’est joué en une fraction de seconde, que tout a basculé sur un premier regard, ou sur une poignée de main, mais non. Évidemment, tout commence à ce moment exact, le processus s’enclenche, celui que nous n’arrêterons pas mais comprenez que nous sommes dans l’ignorance de cet enclenchement, dans une parfaite innocence ; l’ingénuité. Nous ne savons pas que nous venons de mettre la main dans l’engrenage qui va nous dévorer. Il est trop facile de réécrire l’histoire après coup. Moi, je m’en tiens à la vérité, elle n’a pas besoin de surenchère. Et, de toute façon, comment aurions-nous pu deviner ? Ça venait de trop loin, cette chose-là, de trop loin pour nous. Si on nous avait expliqué ce qui allait

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advenir, nous n’y aurions évidemment pas cru. Nous aurions souri, ou nous nous serions mis en colère mais, en tout cas, nous ne l’aurions pas admis. Ça dépassait notre entendement. Ça n’entrait pas dans nos schémas, dans nos certitudes. C’était au-delà de la raison, au-delà de l’intelligence. J’ai entendu ce reproche : le refus d’assumer, le déni. Je veux bien l’endosser. Je ne suis probablement pas exempt d’un tel reproche. Mais, ce 17 juin 1990, il ne s’agissait pas de ça. On ne dénie pas ce qu’on ne connaît pas. Un point, c’est tout. En fait, Jack a compris le premier. Il avait de l’avance sur moi, voilà pourquoi. Sa vie jusque-là l’avait préparé mieux que moi. Il savait ce que c’était, le trouble, les questionnements, les secondes de vérité, les ruptures, les fractures, les bouleversements, tout ça, quoi. Mon existence à moi était rectiligne et avançait à son rythme, sans précipitation. J’ai des excuses. Ce mot sera mal compris, excuses. Je m’en fiche. Maintenant, je m’en fiche. Je n’ai pas parcouru tout ce chemin, abdiqué toutes mes croyances, affronté toutes ces tempêtes pour être rongé encore par la culpabilité. Que je vous dise enfin : je ne me remémore pas si nettement ce premier contact. Bien sûr, je suis capable de reconstituer la scène. C’est mon métier aussi, une déformation professionnelle si vous préférez. Je me remémore à peu près mon état d’esprit. Mais je n’ai pas conservé le souvenir d’une émotion particulière, ou d’un malaise, ou d’un vertige. C’est bien la preuve de ce que j’avance. Le vertige, c’est arrivé plus tard. Je l’ai rassuré : « Il s’agit d’une visite de routine au sujet d’un meurtre qui vient de se produire, vous n’êtes pas témoin et, bien sûr, encore moins suspect, simplement votre nom figure sur un carnet que la victime portait sur lui, il est donc nécessaire que je vous interroge. » Il a répondu : « Je suis à votre disposition », comme on le déclare dans les feuilletons à la télévision, avec un air pénétré. Dès qu’il s’est tu, ses mâchoires ont déformé légèrement ses joues. Je n’en ai rien déduit. Il n’est naturel pour personne de répondre aux questions d’un flic surtout quand il trimballe un cadavre avec lui. J’ai attaqué : « Ce nom, Billy Greenfield, vous dit quelque chose ? » Il a laissé passer quelques secondes, comme s’il fouillait dans sa mémoire, sa tête n’avait pas bougé mais ses yeux étaient levés au ciel. Il a fini par lâcher : « Non, lieutenant, je crois n’avoir jamais entendu parler de lui. » Le mouvement des mâchoires a de nouveau aminci son visage.

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J’ai feinté : « La victime, elle, devait vous connaître, en tout cas, puisqu’elle disposait de votre numéro de téléphone. » La réponse a fusé : « Beaucoup de gens font des pieds et des mains, vous savez, pour dénicher ce genre d’informations, les journalistes, les fans, par exemple. Vous n’imaginez pas les coups de fil importuns que je reçois, de la part de personnes que je n’ai jamais rencontrées. » L’explication me semblait plausible. Ce qui me gênait, c’est qu’elle semblait récitée, comme si elle avait été préparée. Toutefois, je n’envisageais pas de donner une importance exagérée à ce genre de détails. Il me fallait m’en tenir, pour l’heure, aux déclarations.

Philippe Besson

Un homme accidentel

J’ai enchaîné « sans me départir d’une ostensible neutralité » (l’expression favorite de McGill) : « En tout cas, vous me confirmez que vous n’aviez pas rendez-vous avec Billy Greenfield, avant-hier, à sept heures du soir ? » Il a rétorqué, « sans se départir » d’un flegme très travaillé : « Je vous le confirme. » J’ignorais si nous jouions au chat et à la souris mais ça m’en avait tout l’air. J’ai baissé la voix : « Pardon de vous poser ma question de manière un peu brutale mais avez-vous déjà fréquenté de près ou de loin des prostitués ? » J’avais fait exprès d’employer un mot qui, à l’oreille, soit également masculin et féminin. Il s’est raidi et est parti aussitôt d’un rire forcé qui a renversé son corps en arrière. Il a articulé : « Non, lieutenant, j’ai tout ce qu’il me faut. Je ne veux pas vous paraître immodeste mais je n’ai pas besoin de ce genre… d’artifice pour avoir de la compagnie. » J’ai acquiescé : « Oui, bien sûr, je comprends. » Et je me suis rappelé la rousse anorexique de la piscine. J’ai poursuivi : « Consommez-vous des stupéfiants ? » Il a répliqué : « Si je réponds oui, vous me bouclez ? » Et moi : « Non, promis, ça restera entre nous. » Il a avoué : « Alors la réponse est oui. Mais je ne me fournissais pas auprès de ce Mr. Greenfield. » J’ai précisé : « Je ne crois pas vous avoir indiqué qu’il en était fournisseur. » Il a ramassé le paquet de cigarettes sur la table et s’en est allumé une. Je l’ai vu mettre sa main devant le briquet, comme pour protéger la flamme d’un courant d’air. Je me suis demandé si l’autre main, celle qui avait disparu à ma vue et tenait le briquet, oui, si cette main-là tremblait. Il a encastré ses yeux dans les miens. Il y passait une dureté mêlée de douleur. S’en voulait-il d’avoir peut-être trop parlé ? M’en voulait-il de l’avoir, sans le chercher vraiment, piégé ? Sur le moment, je n’ai pas compris qu’il était déçu par mon réflexe de flic. Il m’a avoué, bien plus tard, qu’il m’espérait déjà tout autre. Nous ne nous situions pas sur le même plan. J’ai lancé : « Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Vous voyez, c’était juste une visite de routine. » Et je me suis levé d’un bond. Il a été surpris par

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ma brusquerie, par la brièveté de notre entretien. Il s’est levé avec un temps de retard. Il a marmotté : « C’est tout, vraiment, ce que vous souhaitiez savoir ? » J’ai acquiescé d’un hochement de tête et tendu la main pour prendre congé. Une fois de plus, il a réagi à retardement. Il était visiblement décontenancé. Pensait-il que ma précipitation dissimulait un soupçon ? Il a proposé : « Je vous raccompagne. » J’ai décliné : « Ce n’est pas la peine. Je retrouverai mon chemin. » Je l’ai planté au milieu du salon. Je me demande encore pourquoi. Ce soir-là, tandis que je claquais à peine derrière moi la porte de notre appartement, j’ai appelé Laura, crié son prénom, elle m’a répondu un « je suis là » qui émanait de la cuisine, je l’y ai rejointe, elle s’affairait autour de l’évier, je me suis plaqué contre son dos, j’ai enroulé mes bras autour de sa taille, arrimé mes mains à ses flancs et l’ai enlacée longtemps. Cette tendresse l’a surprise, elle n’y était pas accoutumée. J’ai enfoui mon visage dans son cou, je ne disais rien, je la sentais tendue entre mes bras, elle persistait dans son étonnement. Elle devait supposer que mon enquête me préoccupait et que je ressentais le besoin de me vider l’esprit. Dans les étreintes, il y a tout ce qu’on abandonne. Nous avons dîné de pâtes. Laura faisait très bien la pasta. Atavisme italien, sans doute. Je me doute que je ne devrais pas dire un truc pareil. Sauf que ses pâtes étaient vraiment phénoménales. Oui, faut-il avoir des origines italiennes pour posséder un don pareil ? Nous avons bu du mauvais vin. Laura n’était pas douée pour choisir le vin et c’était devenu un sujet de plaisanterie entre nous. On aurait juré qu’elle déployait des efforts considérables pour dénicher le plus imbuvable de tous. Nous avons plaisanté de ces habitudes charmantes que nous prenions. Je ne lui ai pas parlé de Jack. Quand j’y songe, nous vivions nos derniers moments d’insouciance. Nous avons fait l’amour. J’aimais à la folie le corps de ma femme. Sa peau incroyablement douce, la pomme de ses seins, le cambré de ses reins, ses gémissements. Avant elle, j’étais un amant maladroit et pressé. Elle m’a appris la lenteur et l’attention à l’autre. J’ignorais que ses leçons me serviraient autant. Au matin, je me suis éveillé avec l’obsession de l’enquête. Il n’y avait pourtant pas de quoi paniquer. Jusque-là, tout se déroulait dans les règles de l’art. Nous avions agi comme il se doit. À l’école de police, on aurait pu être fier de me voir suivre si fidèlement les principes qu’on m’avait enseignés. Seulement, nous ne progressions guère. Et je commençais à craindre de manquer de l’élément qui donne tout son sens au puzzle. Laura a perçu cette appréhension, et posé sa tête contre mon torse. A-t-elle également perçu l’accélération des battements de mon cœur ?

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Je l’ai embrassée sur le seuil. On ne l’attendait à la librairie que vers dix heures, elle avait encore un peu de temps devant elle. Je l’ai laissée dans ce parfum étrange des femmes provisoirement oisives. Elle m’a souri en refermant la porte. Sur le chemin du boulot, j’ai observé les hauteurs de la ville, essayé de deviner, enfouies au creux des palmeraies, les villas en bois blanc et je me suis souvenu de l’allée bordée d’eucalyptus qui conduisait à la maison de Jack. J’avais envie d’y retourner mais aucun motif pour le faire. Il fallait chasser cette idée de mon esprit.

Philippe Besson

Un homme accidentel

Lorsque je suis arrivé au commissariat, McGill m’attendait. Il a posé machinalement un mug de café sur mon bureau et lancé, sans me regarder, comme s’il ne voulait pas entrevoir ma réaction, ou comme s’il la connaissait déjà : « Jack Bell a appelé. Il a un truc à te dire. Il a demandé s’il pouvait te revoir. J’ai dit oui. » Certains jours, il me manque tellement que c’est à peine supportable. Je me réveille avec des crampes dans l’estomac, ça fait comme des brûlures, une envie de vomir, je me précipite dans la salle de bains, je peux passer un quart d’heure la tête encadrée dans la lunette des chiottes, les yeux rivés sur les parois blanches et l’eau stagnante, attendant que ça sorte et ça ne sort jamais, sauf les larmes parfois. Oui, il arrive que des larmes viennent s’écraser contre les parois, je ne fais rien pour les arrêter. Et si on me voyait dans ces moments-là, à poil, recroquevillé sur le lino de la salle de bains, absolument vaincu, l’image de la défaite, de l’écrasement, comment réagirait-on ? Aurait-on pitié de moi, dans cette position lamentable, viendrait-on me secourir, me saisir par les aisselles pour me relever, me remettre debout ? Ou au contraire serait-on embarrassé par cette déliquescence, tout en estimant que je n’ai que ce que je mérite, après tout ? Et me laisserait-on là, seul et misérable, dans cet avachissement, avec des frissons parcourant tout le corps, seules preuves que je suis encore vivant ?

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Lisa Bresner

8 h 29

Éditeur : Actes Sud Junior Parution : mars 2008

© Lisa Bresner

Responsable cessions de droits : Johanna Brock-Lacassin j.brock-lacassin@actes-sud.fr

Biographie

Lisa Bresner est née en 1971. Elle a été élevée dans le monde du spectacle depuis son enfance grâce à sa mère et à sa grand-mère. Elle a publié son premier roman à dix-neuf ans. Elle a appris le chinois et le japonais à l’âge de douze ans. Mais qu’allait-elle faire de la Chine et du Japon ? Danseuse, réalisatrice et comédienne… Elle ne savait pas quoi choisir ni tout faire en même temps. Alors, elle a uni toutes ses passions en devenant écrivain et en publiant une quarantaine de livres. Lisa Bresner nous a quittés en juillet 2007. Publications   Aux éditions Actes Sud Junior : Le Voyage de Mao-Mi, 2006 ; Mélilotus et le Cavalier sans visage, 2005 ; Lily-Rose au pays des mangas, 2004 ; Mélilotus et le Mystère de Goutte-Sèche, 2003 ; Le Secret d’un prénom, 2003 ; Les Dix Soleils amoureux des douze lunes, 2001 ; Un rêve pour toutes les nuits, 1999.

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8 h 29, roman posthume de Lisa Bresner, « conte cruel de la jeunesse », traduit la fascination exercée sur elle par la culture et le mode de vie – notamment celui des lycéennes – japonais. On y décèlera l’influence de la littérature manga et du cinéma de Takeshi Kitano (nom d’un des personnages du roman). Le livre compose un jubilatoire kaléidoscope où des personnages, des destins, des motifs s’entrecroisent et se combinent.

Double fait divers. Un bébé, abandonné dans une consigne automatique de la gare de Nantes, réussit à survivre grâce à la présence de Fumiko, une jeune Japonaise enceinte. Dix-sept ans plus tard à Kyôto, la fille de Fumiko se fait écraser par les grilles de son lycée faute de n’être pas arrivée à 8 h 30 précises. Accident ou crime ? Le bébé abandonné a grandi et s’appelle Louisa. Celle qui aurait dû mourir va partir à la recherche de celle qui n’aurait pas dû être tuée.

l ne pleut pas encore sur Nantes. C’est le dernier soir de la fête foraine. Des feuilles d’automne partout. Une mère seule emmène son petit garçon de sept ans vers un stand de tir. Des ballons de toutes les couleurs volent derrière les grilles. Les carabines sont toutes prêtes, alignées comme de longues femmes miniatures vêtues de cuir. Le petit garçon tire la mère par sa robe. Derrière les stands de tir, elle a remarqué la roulotte de madame Violetta. Elle n’a jamais osé consulter une voyante. « Qui ? Comment ? Et après… » Elle donne une pièce à son enfant et caresse le billet qui va lui ouvrir le futur. L’enfant veut gagner et crever tous les ballons. Elle, encore belle mais fatiguée de ne plus savoir où est le présent. L’enfant sourit car il sait malgré son jeune âge qu’elle n’a plus rien à perdre. La mère entend déjà la voix de madame Violetta : — Prenez les cartes… Pensez à votre question et coupez ! Elle imagine la Gitane lui dire : « Oui il y a un homme qui vous aime, il vous attend… » La Gitane n’ouvre pas la porte de sa roulotte. Une vieille femme crie par la fenêtre qu’elle s’est absentée. Madame Violetta en a pour un moment. Il vaudrait mieux revenir au prochain printemps ! La mère hoche la tête, comprend, caresse le billet dans sa poche et le traduit en nombre de manèges pour son fils. Finalement, le seul qui l’aime… Elle n’a pas besoin d’en savoir plus. Juste sa main à elle et ses cinq doigts à lui qui lui parlent comme un livre au vent. — Maman, j’ai gagné ! Le forain siffle entre ses dents. Quelques-unes sont couvertes d’or. — Giovanotto, che vuoi ?

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L’enfant dévore des yeux un tambour. Il est accroché au stand par une belle ficelle rouge. L’enfant regarde les mains du forain défaire la ficelle qui va lui délivrer sa récompense. — Il te plaît ton tambour ? demande la mère. L’enfant dit oui de la tête, il est heureux mais son regard est ailleurs. Près des autos tamponneuses, il voit une Japonaise pleurer en silence. Sur sa peau claire, les larmes ressemblent à d’infimes croissants de lune. — Arrête, Fumiko ! L’enfant écoute la voix de l’homme français qui fait mal à la Japonaise. — Mais Jean, pourquoi tu ne m’as rien dit avant ? La question de Fumiko reste sans réponse. Jean passe sa main dans ses cheveux et tape dans la poussière avec son pied gauche. Fumiko le suit tête baissée, les mains dans les poches de son imperméable, un petit sac pend à son poignet droit. — Tu viens, mon chéri, il est tard maintenant. La mère entraîne l’enfant qui tape doucement sur son tambour au rythme des pas de Fumiko qui s’éloigne et suit encore quelques instants celui qui est en train de la quitter. Les regards se séparent, les rencontres sont sur le point de naître et de mourir aussitôt. La grande roue de la fête foraine tourne dans la nuit comme un œil multicolore. Madame Violetta respire avec force. Derrière elle, les cris hystériques des manèges se font de plus en plus sourds. Elle a mis sa robe noire avec des paillettes brodées, un châle tricoté lui couvre les épaules et elle marche vers la gare avec un paquet de linges blancs dans les bras. Ses cheveux sont longs, ses lèvres rouges et ses mains serrent le paquet de linges blancs comme si elle devait porter la pleine lune dans la nuit. Elle traverse au milieu des voitures sans jamais tourner la tête. Les lumières des phares éclairent ses jambes et le va-et-vient de sa robe. Madame Violetta va tout droit et pénètre dans la gare. À quelques mètres derrière elle, Fumiko est assise devant Jean. Ils ont commandé deux cafés. Fumiko a retiré son imperméable, elle a de jolis bras dans sa robe des années 1950, mais elle frémit en triturant le sachet de sucre qu’elle n’a pas ouvert. Jean regarde les voyageurs arriver, revenir. Quand tu aimes, il faut partir, se dit-il dans sa tête. Non, Fumiko ne peut pas comprendre ce genre de phrase. Il ne sait plus quel marin lui a appris ça… Fumiko se dit que sa mère à Kyôto avait raison. « Tu verras, l’avait-elle prévenue avant qu’elle ne parte à Nantes, depuis toutes petites, nous les Japonaises, nous sommes habituées à la séparation. Une relation vient à peine de naître qu’on pense déjà aux adieux. C’est peut-être pour cela qu’à chaque fois qu’on le peut, on rit. »

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Fumiko boit une gorgée de café froid et se force à rire. Elle cache sa bouche avec la main. Il y a encore un mois, ce geste plaisait tant à Jean qu’il écartait doucement ses doigts pour y glisser sa bouche et l’embrasser. Fumiko laisse fondre sa main sur son menton, un peu de rouge à lèvres s’étire sur sa peau. Jean ne la regarde plus, il est déjà avec ses bateaux… Tiens, c’est mon adresse au Japon si tu veux avoir des nouvelles du… Lisa Bresner

D’une main, elle touche son ventre et de l’autre tend un petit morceau de papier qui tremble entre ses doigts comme un papillon. — Écoute, Fumiko, j’ai jamais voulu d’enfant… Prends soin de toi. Jean se lève et quitte le café de la gare. Son long manteau de marin flotte au loin comme un fantôme d’amour. Dans la foule de ceux qui partent et qui arrivent, Fumiko le regarde disparaître. C’est fini et tout commence, pense-t-elle en glissant son adresse dans sa poche. Elle boit une gorgée de café froid et aperçoit la Gitane se diriger vers les toilettes avec son paquet blanc. Elle remarque les cheveux mouillés de la dame des maisons qui bougent et s’aperçoit que la nuit est tombée, il pleut sur Nantes. Les vers d’Izumi, la poétesse de l’an mille, lui reviennent aussitôt au coin des lèvres : Shinoburan mono to mo shirade ono ga tada mi o shiru ame to omoikeru kana. « Les armes de ton désir, vraiment j’ignorais ! Je croyais que seule la pluie connaissait les chagrins de ma vie. » La Gitane a disparu dans les toilettes. Fumiko jette quelques pièces sur la table et se dirige vers le panneau des départs au rythme de ces deux mots : « les armes de ton désir »… Arme-désirarme. Jamais elle n’a eu autant envie de se crever le ventre et d’en finir que cette nuit d’orage. Mais il y a la petite vie qui palpite sous la ceinture de sa robe… Dans la valise qu’elle avait laissée à la consigne, il y a le sabre de son père. J’irai au sommet de la butte Sainte-Anne et je me trancherai les entrailles dans les bras de la statue qui pointe son doigt blanc vers la Loire, se dit Fumiko.

8 h 29

Dans les toilettes de la gare, madame Violetta a posé son paquet de linges blancs dans le lavabo. Des gouttes de pluie perlent de ses cheveux encore mouillés et fondent sur le tissu qui les absorbe aussitôt. Un frémissement, une secousse à peine palpable, mais la Gitane sait tout et respire pour deux. Tout contre elle, elle reprend le paquet. Ses talons résonnent comme le balancier d’un métronome. Dans la salle des consignes, elle attend que quelques marins s’en aillent. Le casier 29, pourquoi ce chiffre ? Oui, elle fera vingt-neuf pas avant de sauter de la butte Sainte-Anne et le fleuve l’emportera. Ses gestes sont calmes comme d’ultimes ondées de chaleur, pourtant la sueur coule le long de ses tempes et se multiplie en ruissellements comme si des anguilles lui poussaient de la tête.

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La porte du casier est fermée, le paquet est dedans, le ticket gît sur le sol. Il n’y a plus personne quand Fumiko entre dans la salle des consignes. De son petit sac, elle tire un ticket et remarque celui qui oscille par terre. Elle le prend et regarde le numéro. Un cri retentit derrière elle, des pleurs, des hurlements de nouveau-né. Fumiko regarde le numéro, ses yeux s’agrandissent de terreur. Le casier 29, sa joue tremble, son oreille se colle. Elle entend, là de l’autre côté de l’acier, la petite vie qui commence et qui s’éteint dans l’étouffement. Fumiko se précipite vers son casier et en tire une vieille valise. De nouveau les cris du bébé jaillissent. Fumiko imagine les petits membres se débattre dans les ténèbres de sa prison et sort de sa valise le long sabre de son père. La lame fine et recourbée triture la fente du casier. À deux mains sur la poignée, Fumiko s’acharne sur le mécanisme d’ouverture. De l’autre côté de la porte, les cris cessent. Fumiko enfonce son sabre de plus belle. Comme une détonation de revolver, la lame cède. Le casier est toujours fermé comme une tombe inviolable et le sabre brisé en deux. Fumiko appelle les secours d’un téléphone d’urgence. Le silence derrière la porte 29 la terrorise. Elle lâche son sabre cassé et approche sa bouche vers l’acier de la porte. Du cœur de son enfance, elle tire une voix sans âge qui lui chantait une berceuse en tournant un rouet à soie. Nen nen okororiyo, boyawa yoikoda nenneshina, boyano komoriwa dokoe it ta ? Anoyama koete satoe it ta. Sato no miyage ni nani morata. Denden taikoni sho no fue Sho no fue… « Fais dodo, fais dodo. Mon enfant, fais dodo. Tu es un bon enfant. Dors maintenant. Sais-tu où est partie ta nounou ? Elle est rentrée au village. Bientôt elle reviendra. Qu’apportera-t-elle à bébé lorsqu’elle reviendra ? Une belle flûte. Et un tambour de tonnerre. Et un tambour de tonnerre… » La voix de Fumiko se tait, elle n’entend plus rien de l’autre côté mais à l’intérieur de son corps, elle a senti quelque chose bouger, comme une plume à la dérive. Les premiers mouvements de la petite vie qui commence et les derniers de l’autre qui se termine. — Madame, relevez-vous. Le commissaire fait signe à ses adjoints de l’aider. Les urgentistes arrivent, le médecin chef, tout le monde pose des questions en même temps. Fumiko sort de sa poche un foulard rouge avec une fleur blanche et éclate en sanglots. Le commissaire allume une cigarette. — Madame, vous avez vu quelque chose ? Fumiko serre son foulard sur sa bouche pour étouffer ses pleurs et regarde le médecin appliquer son stéthoscope sur la porte de la consigne. — Depuis combien de temps, il est enfermé là-dedans, madame ? Fumiko se laisse glisser sur ses talons et se recroqueville sur elle-même.

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— Je crois qu’elle ne comprend rien, dit le commissaire au médecin. Emmenez-la dehors. Deux policiers soutiennent Fumiko qui se laisse faire comme une marionnette. Devant la gare, des voitures de police, une ambulance, les phares brillent, les sirènes crient, Fumiko est au bord du vertige. Des mains la couvrent d’une couverture, d’autres lui tendent un gobelet d’eau. La foule s’est arrêtée devant la gare, certains épient à travers la baie vitrée. Parmi les curieux, la mère et son enfant au tambour attendent le dénouement. — Que se passe-t-il ? lui demande un homme. La mère tourne ses yeux vers l’inconnu. Elle ne sait pas mais désire tant lui répondre à cet homme-là. C’est pourquoi, ils commencent à se parler et que la mère ne sent pas son fils lui lâcher la main. Le petit garçon au tambour a reconnu la Japonaise de la fête foraine. Elle pleurait tout à l’heure, se dit-il, et maintenant elle boit son gobelet, pas d’une seule main mais comme moi, à deux mains…

Lisa Bresner

8 h 29

Le commissaire écrase sa cigarette sur le sol. Prêts à forcer la porte, les urgentistes attendent le signal. — On a du nouveau ? demande le commissaire à un officier. L’officier ferme son talkie. — On signale une femme d’une quarantaine d’années qui s’est jetée de la butte Sainte-Anne… Le commissaire fait signe au médecin de forcer le casier. — Suicide ? — On dirait, répond l’officier. — Morte ? L’officier acquiesce, les yeux rivés sur l’acier que les urgentistes forcent maintenant avec leurs outils. Le médecin avance ses mains à l’intérieur, prend le nouveau-né et court vers l’ambulance. Malgré la pluie, tous les passants restent immobiles. Seule Fumiko s’approche de l’ambulance, donne au médecin le papier avec son adresse et son foulard rouge. Elle aperçoit sur le brancard le petit paquet de linges blancs allongé. Le médecin va fermer les portes et emporter avec lui le sort du nourrisson abandonné. Fumiko se hisse sur la pointe des pieds pour le regarder encore une fois. Dans la main du bébé, elle voit des traits d’encre, six lettres : Louisa.

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Quelques mois plus tard, dans une chambre d’hôpital, Fumiko aperçoit de sa fenêtre le grand portique rouge du temple Kumano. Elle sourit et se tourne vers son bébé. Il porte un petit pyjama à rayures comme un costume de marin. Elle n’a pu s’empêcher d’acheter ce modèle au quatrième étage du centre commercial au rayon enfant. Dans trois mois, elle prendra l’ascenseur avec son landau et cette fois, elle ira jusqu’au dernier étage. Au sommet du centre commercial, il y a une piscine sous un dôme de verre. On y nage avec les montagnes sacrées en regard. Oui, s’imagine Fumiko, je vais m’inscrire à ces cours de bébé nageur… Tu verras, jusqu’à neuf mois, tu posséderas tous les réflexes de l’apnée et tu pourras nager sous l’eau sans te noyer… La porte s’ouvre, un photographe entre. — Bonjour, madame Yamada, je ne vous dérange pas. Fumiko se redresse et sourit. — Je suis Jirô… J’ai un peu d’avance, excusez-moi. — Ce n’est pas grave, répond Fumiko. Le front large et les lèvres pulpeuses de Jirô lui rappellent des cerises qu’elle avait mangées avec Jean sur une plage de Piriac. Ils avaient craché les noyaux en visant des chapeaux chinois accrochés au granit d’une maison qu’ils ne pourraient jamais se payer. Jirô installe le trépied, l’appareil, vérifie la lumière. Fumiko remarque qu’il porte à son poignet une sorte de lacet noir. — Comment s’appelle ce beau petit garçon ? demande-t-il derrière son viseur. Fumiko ôte la capuche du pyjama et le bébé émet un léger soupir. — C’est une fille, elle s’appelle Eimi et regardez ses yeux, comme ils sont clairs ! Jirô fait tourner son objectif puis, surpris, quitte son attirail pour regarder Eimi droit dans les yeux, globe contre iris. — Je sais, dit Fumiko, c’est rare. Son père était français… Jirô s’incline brièvement et sourit de travers. Derrière son viseur, il commence les prises de vue avec méthode, mais de ses tempes s’échappent des cloques de sueur qui lui glacent la peau.

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Sorj Chalandon

Mon traître

Éditeur : Grasset Parution : janvier 2008

© Patrick Swirc

Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

Biographie

Sorj Chalandon, cinquante-quatre ans, a été journaliste à Libération pendant trente ans. Il a couvert des événements tels que la guerre du Liban, le Tchad, le drame de Bhopal, la Somalie, l’Afghanistan, la guerre Iran-Irak ou la guerre du Golfe, mais aussi les faits de notre quotidien. Ses reportages sur l’Irlande du Nord et le procès Klaus Barbie lui ont valu le prix Albert-Londres en 1988. Publications   Chez Grasset : Une promesse, 2006 (prix Médicis) ; Le Petit Bonzi, 2005.

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Mon traître est l’histoire d’Antoine, luthier parisien qui découvre l’Irlande des violons. Il ne sait rien du Nord. Peu lui importe. Ses héros sont archetiers, grands luthiers de légende. La guerre n’est pas encore passée par lui, puis, un jour, elle s’impose. Antoine va devenir Tony pour les gens de Belfast, parce qu’il les verra vivre et souffrir et se battre. Et qu’ils l’aimeront en retour comme un fils. Et puis il y a Tyrone Meehan. L’Irlande est sa bataille. Il boit, il chante, il vous enlace, il vous prend le bras pour parler en secret. Il est engagé à jamais, sans que jamais rien ne le trahisse. Il est l’insoupçonnable. Tyrone donc, l’ami d’Antoine, son frère, son traître à lui.

Tyrone n’est pas Denis (le personnage réel qui a inspiré Tyrone). Leurs regards se ressemblent pourtant. Sorj Chalandon n’est pas Antoine, leur douleur est pourtant la même. Denis Donaldson a été exécuté le 4 avril 2006, alors que Sorj Chalandon écrivait l’histoire de Tyrone Meehan. Il a été tué par une arme de chasse, dans le petit cottage familial qui le cachait. Nous ne savons pas qui tenait le fusil. Personne n’a été accusé à ce jour. Le roman le plus fort de Sorj Chalandon, inspiré de ses reportages et de sa connaissance profonde de l’Irlande du Nord et de la relation exceptionnelle qu’il entretint avec l’homme qui fut à la fois son ami, un héros et un traître.

Une terrible beauté ’ai revu Tyrone Meehan le dimanche de Pâques 1977, au lendemain de notre première rencontre. Je ne l’ai pas reconnu. Il était au milieu de la rue, de dos, mains dans les poches, la capuche de sa parka bleu nuit tombée sur les yeux. Il parlait à voix basse avec deux hommes. Lorsque je suis passé près d’eux, il m’a appelé. — Fils ? D’un geste du pouce, l’Irlandais a relevé son capuchon. Il a cligné de l’œil en souriant, avec ce léger mouvement de tête qu’ont les gens d’ici pour vous saluer. Du menton, il m’a présenté Tim Devlin et Mike O’Doyle. Il leur a dit que j’étais français, et aussi luthier. De partout, les gens saluaient notre groupe. Nous étions au début de l’après-midi. Il pleuvait. Des centaines de nationalistes arrivaient sur Falls Road. Hommes en pauvres habits du dimanche, femmes maquillées de fête. Les fillettes portaient les couleurs de la République en rubans de cheveux. C’était la première fois que je célébrais l’insurrection de Pâques 1916. L’année précédente, j’étais reparti avant la procession. Tyrone Meehan observait la manifestation qui se mettait en place. Mike O’Doyle ne disait rien. Un grand jeune homme légèrement voûté, au visage sec et aux yeux très clairs. Il était aux aguets, il tournait sans cesse la tête. L’autre, Tim Devlin, parlait vite. Je ne comprenais pas tout. Plusieurs fois, le mot « RA » a sonné au milieu du murmure. « RA », pour « Republican Army ». Bientôt, comme tout le monde, j’appellerais l’IRA comme ça. Un moment, Tyrone s’est dirigé vers un groupe d’hommes adossés au mur d’un pub. — Tu viens, petit Français ? J’ai remonté le col de mon blouson et je l’ai suivi. Il s’est approché du groupe. Il s’est penché. Un homme lui a glissé un mot, front contre front, montrant du

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doigt une rue en face. Alors Tyrone a hoché la tête. Il a fait son clin d’œil en me demandant d’aller au coin de cette rue, et d’attendre. — Attendre quoi ? j’ai demandé. — C’est une surprise, a répondu l’Irlan­dais, posant la main sur mon épaule. À l’angle, j’ai retrouvé Mike. Il parlait avec une vieille femme qui lui tenait le bras. Les républicains arrivaient de partout. Des familles entières, des landaus par dizaines. Je regardais chaque visage, chaque sourire, chaque drapeau, chaque revers arborant le lys en papier, symbole des insurgés. J’avais épinglé le mien la veille pour aller au club. Mon lys de Pâques était fripé, terni, il portait le trou d’aiguille de l’année dernière mais je n’en voulais pas un autre. Un vieil homme me l’avait offert. C’était le sien. Il l’avait enlevé de son revers et épinglé sur le mien. Parce que j’étais français et que je repartais avant la manifestation. Porter ce symbole vert blanc orange a été mon premier geste d’appartenance. La pluie avait cessé. Au milieu de la rue, massés sur les trottoirs, montés sur les poteaux, les grilles, les toits, des milliers d’Irlandais patientaient. Lorsque les blindés britanniques sont apparus, la foule les a hués. C’est tout. On ne jette pas de pierres ce jour-là. Simplement, on honore James Connolly et ses camarades à cols ronds. Dans le haut-parleur d’une Land Rover, un policier a dit que le rassemblement était illégal. « S’il vous plaît, dispersez-vous », ordonnait aussi une pancarte, fixée sur le toit du véhicule. Des hommes ont craché par terre. Des enfants ont fait des doigts d’honneur. À côté de moi, une femme a crié aux policiers qu’ils retournent d’où ils venaient. — Je suis ici chez moi ! a hurlé un homme. C’était la routine. Les Britanniques rappelaient que la marche était interdite mais ne l’empêchaient pas. Trop d’enfants, trop de vieillards, trop de monde pour disperser violemment. Les blindés sont repartis, dans un bruit raclant de moteur diesel et de ferraille. Au moment de l’immense clameur, je tournais le dos à la rue. La foule applaudissait quelque chose, derrière moi que je ne voyais pas. Les drapeaux se sont agités avec force, des hommes ont tendu le poing, des centaines d’enfants ont hurlé leur joie. — IRA ! IRA ! Le premier soldat de la République irlandaise était à quelques mètres de moi. Le premier. C’était le premier. J’en verrais d’autres et d’autres, mais c’était celui-là. Il portait un béret noir, des lunettes noires, une cravate noire, une veste noire sanglée d’une large ceinture blanche, un pantalon noir, une chemise blanche et des gants blancs. Il ouvrait la marche à sa compagnie. Une vingtaine de femmes et d’hommes, qui remontaient la ruelle sur trois rangs, les uns derrière les autres. — Gauche ! Gauche ! Gauche, droite, gauche ! ordonnait l’officier. J’avais les poings fermés. Les yeux brouillés. Je ne pensais rien. Je regardais

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la joie, les rires, les mains agitées et cette marche de guerre. Je me laissais faire. Sans ces uniformes noirs à l’avance pressée, la foule aurait semblé accueillir une parade de carnaval, ou une course de vélo, ou bien célébrer un chanteur populaire. Rien ne disait le drame. La rue avait changé. Le quartier tout entier. Tout ce qui faisait la tristesse, le désarroi, tout ce qui empestait la peur et la mort, tout cela s’était éteint dans le pas des soldats. Derrière la petite troupe, les habitants se rangeaient pour la manifestation. Sur trois rangs, comme les clandestins. Trois longues files, sans banderole ni slogan. Le silence était revenu. La foule était sévère, solide, belle et fière. Face aux blindés britanniques, elle semblait tellement fragile avec ses poings levés, ses insultes enfantines et ses yeux de colère. Mais quand les combattants ont pris la tête de leur peuple, les fronts se sont levés. À mes côtés, un vieil homme a placé sa canne sous son bras, comme une badine d’officier. Un autre répétait « nos gars sont là » en clignant de l’œil tout autour. Sur les trottoirs, les enfants ne parlaient plus. Je les observais, immobiles, regard immense et bouche ouverte devant ce cadeau. Cathy et Jim n’étaient pas arrivés. Ils faisaient comme des centaines d’autres, attendant au coin de leur rue que la manifestation passe pour la rejoindre. Et aujourd’hui, bien des années après ce dimanche-là, je frissonne toujours en observant le cérémonial répété chaque année pour célébrer la prise de la grande poste de Dublin. La foule obstinée qui remonte Falls Road, nourrie en silence, rue après rue, par d’autres et d’autres encore. — Ça va, fils ? Tyrone ne s’est pas arrêté. Il a fait face aux soldats de la République. Au gardeà-vous, main levée, il leur a ordonné de soigner l’alignement. D’autres hommes étaient là dans la foule, tendus, casquettes enfoncées, capuchons rabattus, qui semblaient guetter par petits groupes. — L’IRA, c’est aussi ceux que l’on ne voit pas, avait expliqué Jim. J’ai remonté la manifestation encore immobile. Devant la compagnie et son capitaine, sept soldats portaient les couleurs de la République. Sept grands drapeaux sous le vent et la pluie. Je connaissais le premier, le vert blanc orange, l’emblème national. Je connaissais aussi ceux des quatre provinces irlandaises. La main rouge de l’Ulster, les trois couronnes du Munster, la harpe dorée du Leinster et le bras armé du Connaught. C’est Jim qui m’a expliqué les autres bannières. La bleue frappée d’étoiles pour honorer le socialisme de Connolly et le soleil levant des Na Fianna Eireann, les jeunes de République. Derrière l’IRA, les anciens prisonniers avaient pris place. Des centaines, en rang par trois. Des femmes, des hommes, des presque enfants, des cheveux gris et blancs. J’en connaissais quelques-uns. Ils se retrouvaient au club pour parler bas, puis haut à force de bière. Les familles de prisonniers et de victimes venaient ensuite. Des femmes sans mari, des enfants sans père, des hommes sans plus rien. Je suis resté longtemps devant cette humanité grise. Dans ces rangs-là, tous avaient le même regard. J’ai baissé les yeux en les

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croisant. Il y avait en eux comme ces voiles de brume qui s’attardent au matin, quelque chose de triste et de las. Les femmes avaient caché leurs cheveux sous des foulards de pluie. Les vêtements étaient pauvres, les mains rougies de froid. Je passais de l’un à l’autre. J’effleurais simplement. Une jeune fille m’a longuement observé. Comme les autres, elle portait une couronne de fleurs. Elle a fait un geste. Un signe des yeux pour me dire que tout irait bien. Que je ne devais pas m’en faire. Que voilà, c’était comme ça. La guerre, la pauvreté, la prison, la mort. Et qu’il fallait avoir confiance. Et qu’il ne fallait pas que je pleure, parce que personne ici ne pleurait. Je pleurais. Je n’avais rien senti. Ni le brûlant d’avant les larmes, ni leur chemin sur mes joues, ni leur goût triste. Je regardais ces ombres maussades, ces vêtements boueux, ces cheveux confus, ces bouches orphelines, ces dos fatigués, ces yeux privés de ciel. Et je me suis mis à pleurer. J’en avais besoin. C’était ma façon de les applaudir. J’ai passé ma manche de blouson sur mes yeux.

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La foule a avancé. Un pas lent, traîné, sinueux, entre les maisons basses, les briques, les trottoirs défoncés, les murs et les murs. Je suis monté sur un bloc en béton. La population défilait à perte de vue. J’ai pensé à une armée de misère. Puis j’ai suivi la marche sur le trottoir. J’avais décidé de m’y glisser avec Jim et Cathy, quand nous passerions à leur hauteur. Deux hélicoptères statiques surveillaient notre progression. Les gens ne parlaient pas. Ils marchaient comme on va, accompagnés par le tambour et les fifres guerriers. J’ai revu Tyrone Meehan en arrivant au cimetière de Milltown. Il rassemblait une centaine de femmes devant le monument aux morts de la République. Cathy les avait rejointes. Jim marchait à mes côtés entre les tombes penchées et les mauvaises herbes. Jamais je n’ai vu un tel cimetière. À la tombée du jour, lorsque le ciel d’Irlande s’offre au noir et gris, lorsque le vent, lorsque la pluie, lorsqu’un mince rai de soleil tranche la suie des nuages, on le dirait en friche. Un chaos de croix celtiques, de ronces et de terre boueuse en pente douce vers le bas de la ville. Je me suis adossé à un ange de granit. Au micro, un homme a parlé de Dublin, de la prise de la poste par les insurgés, de la rébellion défaite, de James Connolly blessé, fusillé sur une chaise le 12 mai 1916. Et des autres, des chefs républicains, traînés un par un au poteau dans la cour de la prison de Kilmainham. — Thomas Clarke, Sean MacDiarmada, Thomas MacDonagh, Patrick Pearse, Eamonn Ceannt, Joseph Plunkett, a lu l’homme au micro. Puis cinq soldats de l’IRA ont tendu leurs mains jointes vers le ciel. Autour de moi, des femmes ont mis leurs paumes sur les oreilles. Des enfants ont été hissés sur les épaules des pères. Des anciens ont eu un mouvement de tête rentrée. Je n’avais jamais vu d’armes en action. Un fusil de chasse, peut-être, mais jamais d’arme vraie. L’officier a donné un ordre. Les soldats ont tiré. Une fois,

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deux fois, trois fois. Je voyais le métal au creux de leurs gants blancs. À chaque salve, deux jeunes garçons ramassaient les douilles brûlantes de pistolet et les remettaient à Mike O’Doyle. Je n’avais jamais entendu le bruit de la guerre, cette stupeur d’acier déchiré. J’ai sursauté violemment. Je me suis mordu l’intérieur de la joue. Après l’hymne national, Tyrone s’est placé devant les femmes qu’il avait fait s’aligner. Sur son ordre, elles ont brusquement ouvert leurs parapluies. Toutes ensemble. Une centaine de parapluies à bout de bras. Certains levés en toit sous le ciel, d’autres tenus en paravent. Cathy était face à nous. Tendu à l’horizontale, son parapluie rouge lui masquait le visage. Les soldats de l’IRA ont quitté l’alignement. Ils se sont précipités au milieu des femmes, derrière les parapluies. Des mères et leurs landaus sont entrés à leur tour dans l’abri. Les hélicoptères tournaient, plus bas sous les nuages. — Qu’est-ce qui se passe ? j’ai demandé à Jim. — C’est un tour de magie, a souri l’Irlandais. Les parapluies se sont refermés. Les soldats républicains avaient disparu. Au milieu des poussettes et des femmes qui riaient, il n’y avait plus rien d’autre que des gens d’ici. Pas d’arme. Aucun uniforme. Une épouse au bras de son mari. Un père qui pousse son landau. Trois amis qui se taquinent. Un vieux grognon qui remet sa casquette. Un couple enlacé comme au sortir du pub. Et la foule, autour d’eux, qui s’est remise en marche vers les grilles du cimetière, qui les a grignotés, dérobés, puis repris un à un. * […] En rentrant à Paris, j’ai compris. En me réveillant le jour d’après. En marchant dans la rue, cet avril 1977. En regardant le ciel pour rien. En croisant ceux qui ne savaient pas. J’étais différent. J’étais quelqu’un en plus. J’avais un autre monde, une autre vie, d’autres espoirs. J’avais un goût de briques, un goût de guerre, un goût de tristesse et de colère aussi. J’ai quitté les musiques inutiles pour ne plus jouer que celles de mon nouveau pays. Je me suis mis à lire. Tout. Tout sur l’Irlande. Rien que sur l’Irlande. Irlande. Irlande. Irlande. Je cherchais ce mot à travers les lignes des journaux, dans l’encre des livres, je le lisais sur les lèvres, dans les yeux, partout. J’ai su qu’en gaélique, Armée républicaine irlandaise se disait « Óglaigh na – hÉireann ». J’ai fêté la Saint-Patrick. Je me suis coloré les cheveux en vert. J’ai lu le livre de Kells, les raids vikings, les batailles de Toirrdelbach Ua Briain, roi de Munster. J’ai appris les invasions normandes, la résurgence gaélique, la conquête des Tudor, la colonisation de l’Ulster, les rébellions écrasées une à une, la sauvagerie de Cromwell, la défaite de James II le catholique. J’ai découvert les lois pénales, la Grande Famine, le Home Rule. J’ai lu en anglais la guerre d’indépendance, la guerre civile, la guerre au Nord. J’ai lu Flann O’Brien, O’Flaherty, Beckett, Kavanagh, O’Casey, Behan, Wilde,

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Synge, Swift. J’ai essayé de lire Joyce. J’ai découpé un poème de William Butler Yeats. Je l’ai collé à côté de James Connolly, sur le mur de mon atelier.

« Now and in time to be Wherever green is worn Are changed, changed utterly A terrible beauty is born. »

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Pierre Charras

Quelques ombres

Éditeur : Le Dilettante Parution : octobre 2007

© Le Dilettante

Responsable cessions de droits : Claude Tarrène claude.tarrene@ledilettante.com

Biographie

Pierre Charras est né le 19 mars 1945 à Saint-Étienne (Loire). Découragé par cette naissance, Adolf Hitler devait se suicider peu de temps après. La période de bonheur universel qui suivit ces deux événements (et qui dure encore) correspond au séjour sur terre de notre auteur. Comédien et traducteur émérite de langue anglaise avec une prédilection pour les écrivains contemporains américains, auteur de dix romans parus au Mercure de France, il a une vie pleine à craquer qui va lui sembler trop courte. Publications   Aux éditions Le Dilettante : Plop !, 2005 ; Francis Bacon, le ring de la douleur, 2004. Au Mercure de France : Bonne nuit, doux prince, 2006 ; Dix-Neuf Secondes, 2003 (rééd., Gallimard, coll. « Folio », 2005).

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En huit nouvelles, Pierre Charras s’affirme comme un peaufineur de catastrophes et affineur de chaos. Menus et irrémédiables. On va sur du lisse, évolue en pleine tiédeur, nage en plein calme, puis soudain : l’écharde, la crampe. Le trou de vase. Notre monde est carié, et c’est à l’affût de ces instants de rupture qu’il lance sa plume. Mine de rien, c’est le Rien qui nous accable. Dont acte : un « nid d’amour » qui, d’un coup, perd son charme ; une fillette

croisée dans le métro ; une moliéresque cérémonie des prix ; Bruno, l’enfant perdu ; un corps porté par une houle de douleurs ; une nudité fatale, cliquée à Shanghai. Instants pressants et vertiges intimes. Bienvenue donc au royaume d’un grand polisseur de malaises et as de la désillusion : Charras ou l’art de miner les bacs à sable.

« Rendez-vous » ené arrive en avance. Durant le trajet en bus, des petites inquiétudes ont tourbillonné autour de sa tête comme des feuilles mortes. Chaque fois c’est la même chose, il craint qu’un empêchement ne vienne se mettre en travers, au dernier moment. Une fermeture du Balto pour travaux. Une averse subite qui rendrait la terrasse impraticable. Une lubie du patron qui aurait bouleversé l’ordonnance des guéridons. Quoi encore ? La disparition pure et simple du Balto, pourquoi pas ? Alors il faudrait improviser. Mais improvise-t-on les copies, les calques ? René a peur. Une peur de ténor quand l’orchestre attaque l’ouverture, au-delà du rideau que brûlent déjà les projecteurs. Mais non, une fois de plus tout ira bien. Sous le soleil, le Balto continue à jouer son rôle de toile de fond aux mille petits drames de la journée. Il y a tout de même un ennui : un homme a volé la place de René. Il écrit, l’imbécile. Il y a des années qu’on n’écrit plus dans les cafés, pourtant. René s’assied à gauche, tout contre lui, comme pour lui faire de l’ombre, lui voler son inspiration. Pour qu’il cède. Qu’il s’en aille. René lui concède une chance, le moment n’est pas encore venu où il se mettra à attendre. Mais à trois heures, si l’autre n’est pas parti, il le priera de bien vouloir changer de place avec lui. En cas de refus, il insistera. Il ne craint pas de créer un incident. Un instant, René se laisse aller à rêver. Il imagine que l’inconnu pourrait devenir menaçant, dangereux. Qu’il sortirait alors un couteau et le lui plongerait dans le cœur, qui sait ? On lit ce genre de choses tous les jours dans les journaux. Mais il faut bien reconnaître que ce serait vraiment inespéré. Les gens ne se bousculent pas, d’ordinaire, pour vous rendre de tels services. D’ailleurs René n’en demande pas tant. Mais ce qui est certain, c’est que personne ne l’arrêtera. Il préfère encore qu’on l’emmène au poste de police. Au vrai, il ne voit rien de

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pire que de rester si près de sa place sans pouvoir l’occuper. Aussi, pourquoi attendre ? Autant régler ça tout de suite, au fond. Plus tard, il risque de se sentir nerveux, alors que là, en adoptant un ton bien poli… Qu’on écrive à une table ou à une autre, quelle différence, franchement ? S’il le faut, pour le convaincre, René lui dira la vérité… Non, tout de même, pas la vérité… Il vaudrait mieux faire semblant d’inventer. — Puisque vous écrivez, je vais vous donner une idée. Une histoire que j’aurais sans doute écrite, un jour, moi, si seulement j’avais su comment m’y prendre. Et il déballerait tout, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Oui, c’est exactement ce qu’il va faire. Il va tout lui raconter, en détail, comme on parle à un miroir. Il se penche. Mais déjà l’autre a relevé la tête. Il rebouche son stylo, ferme son bloc. Il est debout. Il s’en va. René glisse de sa chaise sur la chaise voisine, avec un soupir, comme on se met au lit, un soir de fatigue. Il s’installe, croise les jambes, regarde vaguement devant lui en attendant que l’heure vienne où il commencera à attendre pour de bon. Ils ont eu le mauvais goût de construire, sans doute à grands frais, une fontaine à jets d’eau à la place du massif de fleurs qui servait de pivot au manège des voitures. Les éclaboussures lui masquent un peu la sortie du métro, en face. Il la voit, mais brouillée. Il a l’impression d’avoir des larmes plein les yeux. Il regrette les fleurs. Avec un peu de chance, elles auraient été jaunes, comme celles d’il y a dix-sept ans. Mais tant pis. Ça va bien. Il sent peu à peu s’élargir en lui ce vide qu’il connaît bien, ce manque. Cet espoir terrifiant d’un bonheur qui s’en vient. Cette appréhension d’un début. Pourtant, ce n’était pas vraiment un début. Il avait vu Laure trois fois déjà, longtemps. Il l’avait embrassée, serrée contre lui. Il avait même refermé une main sur son genou, dans l’obscurité bleue d’un cinéma. Mais ce jour-là, c’était un vrai rendez-vous. Plus encore… Comment dire ? Elle avait laissé entendre qu’elle voudrait bien le suivre chez lui. Enfin non, elle ne l’avait pas à proprement parler laissé entendre. En réalité, elle avait dit oui. Elle avait accepté de voir où il habitait et, au tremblement de ses lèvres, il avait su qu’elle comprenait ce que ça voulait dire. Et, à l’instant même, au lieu de s’enthousiasmer à l’idée qu’elle allait lui appartenir, il avait soudain eu peur de la perdre. Le matin, il s’était réveillé en sursaut, affolé à la pensée qu’il ne connaissait même pas son nom de famille. Ni son adresse exacte. Et le nom de la rue qu’elle avait cité une fois lui était sorti de la mémoire. Il eut une sorte de sombre prémonition. Elle n’allait pas venir. Mais il s’ébroua. Elle s’était appuyée contre lui pour dire oui. Elle avait dit oui avec son corps. Il avait même eu envie de mettre en mots cette chose insensée qui lui tournicotait dans la tête : qu’il l’aimait. Il fit un grand ménage de célibataire et, une fois rangé, son studio lui parut encore plus triste. Il descendit acheter des fleurs. Et aussi un vase, car il n’en avait pas eu besoin jusqu’ici. Et, longtemps avant trois heures, il s’en alla attendre au Balto, à deux pas de chez lui. De chez lui à cette époque.

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Il s’accorda le temps de choisir la place idéale pour voir Laure apparaître, soulevée hors de terre par l’escalier mécanique du métro. Il s’entraîna à sélectionner les têtes qui émergeaient par groupes, à chaque rame, toutes les trois ou quatre minutes. Il la reconnaîtrait à la seconde, malgré la distance. Et il le savait, la seule image de sa boule de cheveux noirs, là-bas, au-delà des fleurs jaunes, lui donnerait un grand coup dans la poitrine. Alors, il se plongerait dans la lecture de son journal. Il la laisserait traverser la place, approcher, dire son nom, ou s’asseoir en silence contre lui avant de relever les yeux, souriant, tranquille. Il espérait seulement que le bruit de la circulation incessante de ce samedi après-midi suffirait à couvrir celui de son cœur. Il allait falloir aussi l’embrasser sans trop d’impatience alors qu’il ne pensait déjà plus qu’à cela. C’était vraiment sa plus grande ennemie, aujourd’hui, l’impatience. Même quand Laure serait enfin arrivée chez lui. Il devrait se montrer calme, rassurant. Mais il aurait tellement besoin d’être rassuré lui-même. C’était une jeune fille, encore, plus ou moins. Elle allait forcément hésiter quand ils en viendraient à l’essentiel. Avait-il seulement une pratique suffisante des femmes pour parvenir à la convaincre sans la brusquer ? Tout à coup, il en doutait. Ne serait-il pas préférable de l’emmener au cinéma, ou en promenade, il faisait si beau. Éprouvait-il au fond un désir si pressant ? Il bâtissait, en série, des petits scénarios dans lesquels l’échec montrait de plus en plus clairement sa sale figure. À trois heures, l’urgence dissipa le rêve et il se changea tout entier en attente. Il sentit son corps s’alourdir comme si quelque chose du domaine de l’esprit venait de se précipiter en lui, acquérant un poids, une densité qui lui coupaient le souffle. Les têtes apparaissaient toujours, en bouquets, au-delà des fleurs. Au bout de vingt minutes, Laure cessa d’être en retard pour n’être plus qu’absente. René sentit s’installer dans son corps un vide, un manque, une soif brûlante. Il fut pris du simple désir de l’avoir pour maîtresse au plus tôt. Une sorte de rage se mit à grignoter obstinément sa sérénité. Quand il ne resta plus rien, il s’aperçut qu’elle avait aussi dévoré son espoir. Déjà, il n’attendait plus et, sous le regard qu’il jugea ironique du garçon qui venait renouveler sa consommation, il se persuada qu’elle ne viendrait plus. « Elle ne viendra pas ! », se répétait-il comme pour défier Dieu afin qu’Il lui prouve le contraire, s’Il existait. Mais Dieu n’existait pas ou alors Il avait mieux à faire, car Laure ne vint pas. Il rentra chez lui vers six heures, jeta les fleurs et rangea le vase dans un placard avec la certitude, pourtant, qu’il y aurait plus de panache à le jeter aussi. Mais sa vie entière était tissée de ces petites mesquineries qui auraient fini par déplaire à Laure. Qui sait d’ailleurs si elle n’avait pas décelé chez lui cette médiocrité de caractère et si ce n’était pas là qu’il fallait chercher les raisons de sa trahison. Elle l’avait jaugé, jugé, s’était lassée de lui et, pour s’en débarrasser tout à fait, avait feint de se promettre pour mieux disparaître. Ainsi, elle n’avait jamais eu réellement l’intention de venir chez lui. Elle avait joué la comédie. Son abandon n’était qu’un sinistre calcul. Elle avait dû éprouver un

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certain plaisir à se moquer de lui. Elle riait bien, sans doute, maintenant. Avec un autre, pourquoi pas ?… Peut-être tenait-il là une piste, un fil à suivre pour parvenir à l’indifférence, pour cesser de l’aimer, pour la haïr ou, mieux encore, la mépriser. Et, un jour, l’oublier tout à fait. Il s’y employa. Il lui fallut près d’une semaine pour venir à bout de la colère, du dépit et de tous ces sentiments coupants, hérissés, qui s’étaient agglomérés à son amour. Il cherchait à se convaincre que celui-ci, privé de cette gangue protectrice, ne tarderait pas à s’évaporer. Mais ce fut le contraire qui se produisit. Ces quelques jours de rancune avaient permis au souvenir de Laure de se purifier au point d’atteindre la dureté et l’éclat d’un diamant. René chercha à la revoir. Il essaya de retrouver au fond de sa mémoire le nom de rue qu’elle avait, une fois, mentionné. Il en sélectionna trois dont les sonorités lui parurent proches de ce qu’il avait si mal entendu car il était, à ce moment-là, pendant qu’elle parlait, tout entier changé en regard. Il partit en expédition. Il se sentait assez de forces pour mener une longue enquête, mais l’aventure prit fin dès le premier assaut. Laure habitait dans la première rue où il se rendit et il sut tout de suite pourquoi elle n’était pas venue. En sortant du métro, il était entré, au hasard, dans cette boulangerie, car il fallait bien commencer par un bout. Il s’était lancé dans une description de Laure qu’il aurait souhaitée plus objective. — Oui, on la connaît, cette jeune fille. Qu’est-ce que vous lui voulez ? dit la dame au tablier blanc avec dans la voix quelque chose comme de la douleur. — J’avais rendez-vous avec elle la semaine dernière et elle n’est pas venue. Or, je dois lui rendre un livre qu’elle m’a prêté, mentit René avec un talent qui le surprit. La femme le regarda un moment. Elle semblait soudain plus hésitante. — C’était samedi dernier, votre rendez-vous ? — Oui. Elle parut réfléchir encore puis dit très vite en baissant les yeux : — Suivez-moi. René fit le tour du comptoir et se retrouva bientôt dans une grande salle à manger tapissée à l’ancienne et meublée de sombre. — Asseyez-vous, dit la boulangère. L’idée traversa l’esprit de René que, par une coïncidence incroyable, il avait en face de lui la mère de Laure et qu’elle allait lui demander de quel droit il cherchait à attirer sa fille chez lui. Pourtant, elle n’avait pas l’air d’être en colère. Navrée, plutôt. — Elle habite au coin de la rue. Samedi dernier, vers deux heures et demie, elle est sortie de son immeuble en courant et le tramway… À la seconde, René fut lui aussi renversé, écrasé. Il n’entendit plus que des morceaux de phrases : « … les deux jambes », « … il a fallu l’amputer sur place », « … à l’hôpital pendant des mois »… Il y a dix-sept ans de cela et, encore aujourd’hui, René ne passe jamais devant

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une boulangerie sans avoir un goût de sang dans la bouche. Il s’étonne souvent d’avoir survécu à cette journée. Il s’émerveille de réussir à rire, de ne pas souhaiter une autre vie que la sienne, d’être heureux. D’abord, longtemps il a évité ce quartier, mais depuis dix ans, ou onze, ou neuf, il ne sait plus, il ne peut s’empêcher de revenir sur cette place, le jour anniversaire de son rendez-vous manqué avec Laure. Il reste là, plusieurs heures, sans bouger, à la chercher au milieu des gens qui poussent comme des fleurs sur le trottoir d’en face. Il attend quelque chose. Un miracle. On efface tout et on recommence… Ensuite il rentre chez lui, presque apaisé. Rassuré qu’il n’y ait pas d’autre voie, d’autre vie. Il achète un bouquet. Dans l’ascenseur, il reprend son souffle, éberlué, comme s’il avait passé toute la journée sous l’eau. Il ouvre la porte de l’appartement. Lorsqu’il lui tend les fleurs jaunes, Laure lui sourit, assise dans son fauteuil. Parfois elle a sanglé elle-même ses prothèses et elle l’attend debout, les cannes aux mains, et ils ressortent ensemble faire une promenade à pas lents, saccadés, comme deux automates. Pendant toutes ces années elle ne lui a jamais demandé d’où il venait. Pourtant il a parfois l’impression qu’elle sait. Qu’elle voudrait lui en parler, mais qu’elle n’ose pas. Sans doute préfère-t-elle lui laisser l’initiative, mais ça, il en sera toujours incapable. Peut-être, aujourd’hui, quand il rentrera avec son bouquet, l’invitera-t-elle comme l’année dernière à la porter sur le lit, à tirer les rideaux et à lui faire l’amour. En tout cas, il ne le lui suggèrera pas. Elle risquerait de croire qu’il éprouve un besoin de compensation, une insatisfaction, quelque chose qu’elle pourrait prendre pour un reproche. Non, il lui dira simplement qu’il l’aime, qu’elle est belle. Qu’il est heureux. Mais pour le moment il ne pense pas à rentrer. Il ne veut qu’attendre. Revivre encore une fois les derniers instants de sa jeunesse. S’octroyer un peu de folie. Forcer ce tramway à repartir en marche arrière. Il est trois heures. Il y a dix-sept ans, il regardait avec tout l’espoir du monde. C’est ça qu’il a tant de mal à rabouter, cet espoir. Il s’y précipite, pourtant. Un groupe s’épanouit, là-bas, au-delà de la gerbe d’eau. Puis se disperse. René s’affaisse un peu, ramasse ses forces. Il se tendra à nouveau tout à l’heure, dans quelques minutes, puis encore et encore, il retournera se fracasser sur les rochers de l’absence. Un autre groupe apparaît. Il détaille les paquets de cheveux et soudain, il se lève, comme pris au lasso par un cavalier furieux. Il a crié peut-être. Elle est là ! Elle vient de sortir de terre. Elle tourne la tête, lève la main et avance, de sa démarche obstinée de marionnette. Il lui faudra longtemps pour contourner la place. René veut bien qu’elle y mette toute la vie puisque c’est vers lui qu’elle marche. Il se balance d’un pied sur l’autre comme un enfant à qui on tend un cadeau. Il agite le bras. Il rit. Et pourtant des larmes lui noient les yeux, comme si la fontaine avait soudain débordé, inondé la place jusqu’aux toits des maisons. Il attend. Il n’ira pas vers Laure. Elle ne veut certainement pas qu’il

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aille vers elle. C’est elle qui vient enfin au rendez-vous. René exulte. Il voudrait prendre les gens à témoin. Leur montrer cette femme. Les faire rire avec lui. Et pleurer. Mais à quoi bon, après tout ? Ils seraient bien capables de ne voir qu’une infirme, les cons.

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Stéphane Denis

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Anna Lindblom alindblom@editions-fayard.fr

© John Foley/Opale

Un espion trop parfait

Éditeur : Fayard

Biographie

Né en 1949, Stéphane Denis a travaillé dans des cabinets ministériels à la fin des années 1970 avant de rejoindre la presse, notamment Le Quotidien de Paris et Paris Match. Actuellement éditorialiste et conseiller du président du Figaro, il est aussi, sous la signature de Manicamp, de Bernard des Saints-Pères et de Torquemada, l’auteur de pastiches politiques. Publications   Chez Fayard : Minty, 2005 ; Les Immeubles Walter, 2004 ; Charmant Garçon, 2003 ; Capitaine Troy. Une enfance au temps du Général, 2002 ; Sisters, 2001 (prix Interallié) ; La Grande Forme, 2000.

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William Travis, citoyen anglo-suisse, fils de bonne famille, a fait son service dans la marine britannique, puis dans les services de renseignements interalliés de l’OTAN. Agent dormant, recyclé après la chute du mur de Berlin dans la presse comme pigiste multicarte, il a depuis longtemps perdu le contact avec les hommes de l’ombre quand une carte postale codée lui donne rendez-vous un jour précis à une heure précise devant un tableau précis d’un musée bien connu. Son ancien supérieur, Premrose Troper, l’y attend. On le charge d’une mission dont il peine à comprendre les tenants et les aboutissants. Il s’agit de localiser et de récupérer en douce, sans faire de vagues, un dénommé Dearlove, qu’il a naguère

fréquenté, officier général, rattaché au Premier ministre de Sa Très Gracieuse Majesté, avec qui tous les contacts ont été rompus depuis trois mois, disparu de son domicile et, on l’apprendra, avec des fonds assez considérables prélevés sur ceux qu’on dit « spéciaux ». De Londres à Genève et jusque dans les confins improbables des républiques issues de l’ex-Yougoslavie, c’est la traque rocambolesque d’un agent en fuite par un ex-agent en retraite que narre ce suspense d’un humour ravageur, par un cousin germainde John Le Carré. Haletant, drôle, éblouissant.

Chapitre 1 Un croupier mène le jeu, place les cartes dans le sabot après qu’elles ont été coupées et rappelle à l’occasion les règles de la partie. uand vous parlez au téléphone, c’est comme si vous teniez une conférence de presse. Aussi pour Travis se servirent-ils d’un vieux truc en espérant qu’il comprendrait, ou plus exactement qu’il se souviendrait. On envoie une carte postale représentant un tableau célèbre et une date fantaisiste ; par exemple la jeune fille de Greuze et le onze décembre 2007 ; celui qui la reçoit sait qu’il a rendez-vous au Louvre salle xvii, le onze du mois qui suit la réception de la carte, à midi. Ils avaient choisi une reproduction des Nymphéas de Monet et une heure plus matinale. Le texte était explicite : « Heureux de te savoir parmi nous. Tante Irma. » Travis pensa qu’ils tenaient vraiment à ce qu’il vienne au rendez-vous, à moins qu’ils craignent les effets de l’âge. Rien que ce prénom, Irma ; la mode, avait-il entendu dire, était au renouvellement dans les services, mais il ne se rappelait plus qui le lui avait dit. […] La carte postale était hideuse. Il se demanda qui l’avait choisie. Troper ? Ce serait bien dans la manière de Troper. Il mettait toujours une intention personnelle dans ce qu’il faisait pour le service. « J’ai une piètre opinion de vous », voilà ce que voulait dire le chromo des Nymphéas criards, et je vais me servir de vous parce que je ne peux pas faire autrement. Travis se souvenait de leur première rencontre : Troper plus jeune que lui, s’efforçant à ce qu’il

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pensait être l’humour britannique (mais il était aussi irrémédiablement dépourvu d’humour qu’un tube d’aspirine des usines du Rhône) en souriant brièvement de ses propres effets ; Troper au sourire de représentant ou de politicien qui pose, juste le temps nécessaire, pour la photographie que sa secrétaire enverra au Who’s Who en précisant qu’en vertu du droit à l’image il n’est plus permis d’en faire paraître une autre. Troper devait être directeur maintenant – Travis l’avait entendu dire ou l’avait lu dans un de ces portraits ampoulés que les parvenus de Vauxhall Bridge 1 consacraient à leurs hauts fonctionnaires –, Troper et sa maison sur les bords de la Tamise et le pantalon blanc qu’il mettait le dimanche. Il hésita à jeter la carte mais prit docilement le chemin du musée d’Hadley Street. Il n’y avait jamais personne dans ce qui avait été la demeure particulière d’un riche marchand de thé ; Travis s’en souvenait comme d’un concentré de tout ce que l’argent peut permettre d’acheter. Il paya son ticket et tourna à droite avant de s’arrêter devant un lit d’apparat qui avait servi à l’empereur Napoléon. Le lit lui parut très petit. — On avait dit devant les Nymphéas, dit une voix à côté de lui. — Je les ai toujours eus en horreur, répondit Travis. On dirait une publicité pour le papier peint. — Toujours indiscipliné, n’est-ce pas ? Il faudra changer ça. Travis tourna la tête et vit à qui appartenait la voix : la trentaine, un costume de confection italienne, une carrure de sportif. Le genre d’homme dont parle la rubrique des ressources humaines dans les pages saumon des journaux. — Postwhite, dit Postwhite. — Travis. — Je sais que vous êtes Travis, dit la voix agacée. Sinon vous n’auriez pas su, pour les Nymphéas. — J’aurais pu être quelqu’un d’autre. De nombreuses personnes admirent les Nymphéas. — Nombreuses ? Ils étaient seuls dans le musée. Même les chaises des gardiens étaient vides. — Des Américains, dit Travis soucieux de mettre un doigt sur la nationalité de son interlocuteur. Mais Postwhite ne saisit pas la perche ; après avoir regardé sa montre et s’être tourné vers le grand escalier, il fit signe à Travis de le suivre. Ils passèrent devant les tapisseries qu’on ne regardait jamais. Postwhite sortit un plan et s’aperçut qu’il le tenait à l’envers ; ensemble ils finirent par trouver la salle numéro 15. Un homme se tenait devant la porte. Ce n’était pas un fonctionnaire du musée, mais un gardien d’une autre sorte ; Travis s’était toujours demandé où ils les trouvaient. L’homme leur ouvrit la porte puis la referma soigneusement. Ils étaient dans ce qui pouvait être une salle de réunion ou un local syndical ; Travis opta

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1. Nouveau siège londonien des services secrets britanniques, discuté pour son ostentation comme pour la publicité qu’on lui fait.

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pour le local. Une affichette proposait un séjour aux Maldives pour sept cents livres à condition de s’inscrire avant le 5 janvier. Nous sommes déjà le 4 avril, pensa Travis, peut-être n’ont-ils pas réussi à faire le plein de l’avion. — Asseyez-vous, dit celui qui paraissait être le chef. Les stores compacts qui empêchent, dans ce genre d’endroit, le soleil d’abîmer les collections étaient soigneusement en place et l’éclairage indirect donnait aux visages une couleur uniforme. Le troisième à droite était Troper. Il portait son habituel costume clair et sa cravate pastel ; tout était aussi bien en place qu’il pouvait l’être. — Asseyez-vous, William, dit-il en sortant son fameux sourire. Travis ne se rappelait pas qu’ils eussent atteint un tel degré d’intimité ; c’est un milieu où l’on s’appelle rarement par son prénom. Il s’aperçut qu’il avait oublié celui de Troper ; l’avait-il jamais su ? Ce devait être un prénom qui allait de l’avant, comme Harry ou Patrick. Frédéric n’eût pas été approprié, et Nicolas trop lascif. Le type à droite devait être le représentant du Trésor ; il y a toujours un représentant du Trésor. Et son voisin, les Opérations. Les deux autres auraient pu être n’importe qui. Aucun n’avait la tête d’un directeur de musée. — Eh bien, euh, il n’a pas été très difficile de vous retrouver, mon vieux. Premrose nous l’avait promis mais, euh, il faut toujours compter avec les impondérables. Premrose ? Travis regarda Troper qui rougit. Il s’en souvenait à présent : Premrose Troper ; la vie n’avait pas toujours dû être facile s’il avait été pensionnaire, mais peut-être sa mère y avait-elle pensé. Un bon externat avait dû lui permettre de s’en tirer sans trop de casse. Il y eut un silence comme s’ils ne s’étaient pas répartis les rôles. Dans ce genre de réunion, personne ne veut prendre la parole en premier ; c’est au premier chrétien qu’échoit le plus gros lion, avait coutume de répéter l’instructeur de Travis. — Eh bien, voilà, euh, dit le Chef, nous avons songé à vous faire reprendre du service. Voyons, voyons, vous avez toujours la vieille fibre, n’est-ce pas ? Travis se demanda s’il devait ouvrir la bouche mais apparemment personne ne s’y attendait. Qu’aurait-il pu répondre ? Que le monde lui semblait désormais un peu trop compliqué ? — Mais il y a des formalités, dit le Chef. Vous n’êtes plus sur la liste et tout ça. — Il n’est absolument plus habilité, dit celui que Travis avait identifié, à titre purement arbitraire, comme le sous-directeur des Opérations. Absolument plus. Vous savez les difficultés que nous aurions à tenter de lui donner un simple Cosmic. Jamais les Américains ne l’accepteront. Ils sont devenus très sensibles à ce sujet. Très. Je le disais à… — Oh, nous pourrions peut-être nous contenter d’un Confidentiel Défense,

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dit le Chef. Après tout cette mission n’est pas… — Impossible, dit l’homme du Trésor. Vous rendez-vous compte qu’un Confidentiel supposerait de le réaffecter en section Six O ? Nous nous étions mis d’accord sur un Temporaire. Je n’irai certainement pas au-delà. Certainement pas. — Avec un Confidentiel, il ne franchira même pas la porte de la cantine des Affaires étrangères, dit Troper. J’insiste pour Cosmic. — Dans ce cas prenez vos responsabilités, dit le Trésor. Mais jamais… — Nous verrons cela plus tard, dit le Chef. Premrose, si vous voulez mettre Travis au courant de ce qui nous amène, j’aimerais en avoir terminé avant le déjeuner. — En fait, Monsieur, je pensais le faire directement. À propos des détails de la mission, veux-je dire. En tête à tête, comme qui dirait. Si vous vouliez simplement évoquer les grandes lignes, je suis certain que nous pourrions tous retourner à des tâches plus urgentes. Du moment que tout le monde est d’accord, la suite me semble du ressort des Opérations. Je me suis trompé, pensa Travis, c’est Troper le directeur des Opérations. Le gros type doit être là pour faire nombre. L’adjoint qui fait obstacle au bon moment, sans doute. — Voilà, voilà, dit le Chef. En fait, nous comptons sur vous, mon cher ami, pour quelque chose de tout à fait dans vos cordes. La vieille fidélité et tout ça. J’estime que rien n’est plus important que les liens du passé pour comprendre la nature humaine. Je le disais l’autre jour au Premier, sans les liens du passé nous… bon sang, Troper, je vais être en retard. Puisque tout est arrangé, occupez-vous du reste. Le gros type que Travis avait pris pour Opérations se pencha sur son voisin, l’un des deux qui jusqu’ici étaient restés muets. — C’est jour de golf à Hurlington, entendit distinctement Travis. — Mais je croyais qu’il jouait à Blades. — Blades est fermé le mercredi. Ils peuvent jouer à Hurlington. À condition de s’inscrire à l’avance, naturellement. — Il n’a que le temps d’attraper la navette, dit Opérations. Je crois que nous pouvons laisser Premrose s’occuper du reste. Il va adorer ça. Il y eut un brouhaha et des mains qui s’ignoraient. Dans l’ensemble, ils se sentaient fiers et heureux que Travis eût accepté ; le gros type muet plus que les autres. Autrefois, se dit Travis, il y aurait eu de quoi prendre un verre ; c’était toujours devant un verre qu’ils donnaient leurs instructions, comme s’ils tenaient à respecter de très vieux rites. Même dans des endroits comme celui-là, ils veillaient aux traditions. Ils sauvaient les apparences. N’étaient-elles pas tout ce qu’il leur restait ? Mais il y avait trop longtemps qu’il n’avait pas travaillé pour les services secrets ; et ces mots qu’on ne prononçait pas sans une certaine gêne,

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comme s’il n’avait pas été possible d’en trouver d’autres pour désigner la triste réalité, s’étalaient à présent en ouverture des journaux du soir. Plus rien à boire mais des gros titres, songea-t-il. Il pensa aussi que cela devait réjouir Troper. Avec le départ des autres la pièce était beaucoup trop grande pour deux adultes qui ne s’aimaient pas et ne pouvaient se le dire ; Troper parce qu’il avait quelque chose à demander, et Travis parce qu’il voulait se montrer impartial avec Troper. Il se méfiait toujours des gens qu’il n’aimait pas. Travis n’avait pas confiance dans son propre jugement ; il avait régulièrement été déçu par ceux qu’il avait aimés. Troper secoua les épaules et regarda sa montre. Le premier mouvement voulait dire qu’il était soulagé d’être débarrassé du Chef et le second qu’il avait un déjeuner avec un de ces correspondants importants qu’il entretenait dans les ministères. Sa connaissance des restaurants n’allait pas plus loin que Picadilly ; il lui semblait, s’il s’éloignait, qu’il allait perdre l’avenir de vue pendant les cinq minutes qui pourraient se révéler décisives. — Je crains d’être obligé de négliger les préliminaires, dit-il en ouvrant le dossier qu’il avait posé devant lui et dont Travis était prêt à jurer qu’il n’était là que pour donner à ce qui allait suivre le visage honnête et pur de la légitimité. Vous n’appartenez plus au Bureau, en fait… (il allait ajouter « vous n’y avez jamais appartenu », sans savoir qu’il aurait ainsi comblé les vœux de Travis, mais il s’arrêta avant de commettre ce qui eût, dans son esprit, été une vexation inutile ; laissez-les croire qu’ils sont le sel de la terre, telle était la bible, usée à force de larmes et passablement déchirée par les coups de couteau dans les contrats, des simples animaux de compagnie),… mais il se trouve que nous avons besoin de vous. Travis réalisa qu’il n’avait encore rien dit. Par pure humanité, il fit un petit « hum » qui pouvait passer pour un acquiescement, peut-être même un témoignage d’enthousiasme. Le Bureau avait le témoignage communicatif, même si cela ne dépassait pas le huitième étage. « Comme vous le savez, reprit Troper, nous opérons directement pour le Cabinet. Il se trouve que l’affaire est strictement interne. Administrative, dirais-je. C’est pourquoi on nous a demandé de la régler. Il s’agit de quelqu’un que vous connaissez bien et que nous aimerions pouvoir, comment dire, localiser le plus rapidement possible. Pour être franc, nous aimerions lui parler. Mais, heu, il apparaît que cela se révèle difficile. Nous avons pensé qu’un vieil ami serait la personne adéquate. La confiance, si je puis dire, manque à l’appel. Je suis sûr que vous vous tenez au courant de l’actualité. Il ouvrit la chemise qu’il avait apportée et fit semblant de parcourir une note qui sembla lui donner tous les apaisements nécessaires. Travis se sentait entouré d’une espèce de brume jusqu’à la taille. « C’est comme ça aujourd’hui, lui avait dit un de ses anciens collègues. Figure-toi que tu travailles dans une entreprise. On dirait un grand magasin, avec l’étage du blanc, celui de

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l’électroménager, la cafétéria et les parkings en sous-sol ; tout doit être à sa place, et Troper patrouille dans les coursives. » — Bon, reprit Troper, nous n’allons pas vous demander la lune. Pour des raisons assez anecdotiques, n’allez pas vous faire des idées, nous souhaiterions avoir une conversation avec Dearlove. Et il attendit de voir l’effet que ce nom aurait sur William Travis. Stéphane Denis

* * *

Un espion trop parfait

Un des rares enseignements que Travis devait à la Marine était de paraître le moins intelligent possible. Il en avait tiré profit dans son métier mais ne pouvait totalement dissimuler ses émotions ; un paysage mettait sur son visage quelque chose de manifeste sans qu’on sût exactement où le ranger. Dearlove ne lui fit pas lever un sourcil ; un Français l’eût qualifié d’impassible et un Anglais d’endormi. La vérité était assez différente : ses réflexes s’étaient réveillés ; il attendait de voir où Troper allait attaquer. — Après tout, dit Troper, vous étiez assez liés. Il avait choisi la compromission. Travis savait que pour Troper l’amitié était synonyme d’efficacité ; les amis de Troper étaient des gens qui pourraient lui servir à atteindre le but qu’il s’était fixé, avec peut-être d’agréables relations en week-ends ; le genre de parents munis d’enfants susceptibles de se révéler plus tard utiles aux petits Troper. Il avait aussi parlé au passé. Commencez par une note de culpabilité et regardez ce qui arrive ensuite, se dit Travis ; ils ne s’écartent jamais de ce qu’on leur a appris. — Oh, je vois ce que vous voulez dire. Dearlove… Ma foi, je ne l’ai pas vu depuis longtemps. Vous savez ce que c’est. Toujours ici et ailleurs. Je ne savais pas qu’il était toujours au Bureau. — Il n’y est plus, dit Troper, et son ton n’était pas aimable. Travis eut la certitude que ce n’était pas lui qui en faisait les frais ; c’était Dearlove. « Sinon nous n’aurions pas besoin de vous. Il est resté, heu, dans le périmètre. » Dearlove le chouchou des ministres, c’est cela que tu veux dire. C’est à peine si vous pourriez vous passer de lui. Tu as dû en baver de jalousie avant de le mettre à la retraite. Ensuite tu t’es aperçu que le vieux singe ne l’avait pas prise. On s’adressait à lui derrière ton dos et tu devais te borner à signer ses notes de frais. — À vrai dire, il était assez autonome, dit Troper. J’avais dit au ministre que c’était une situation inhabituelle. Tout à fait contraire aux règles. Les choses ont beaucoup changé, vous savez. Désormais le fonctionnement est horizontal. Pas de baroudeur ni de prima donna. Mais il… oh, et puis merde ! Il n’en faisait qu’à sa tête. — Vous voulez dire qu’il est toujours chez vous ? demanda Travis.

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Ça pouvait être pour gagner du temps, mais un bon observateur eût parié pour de la simple curiosité. — Il figure au tableau des officiers généraux en activité, oui, dit Troper qui regrettait de s’être découvert. Mais au niveau du Premier ministre. Un type formidable. Des états de service exceptionnels. Une carrière inouïe, je le disais encore au Directeur ce matin. — Ça devrait vous permettre de consulter l’annuaire du Bureau, dit Travis. Je suppose que son numéro est simplement confidentiel. De toutes façons vous êtes Cosmic et, j’imagine, au-delà. De mon temps il existait une classification mystérieuse qui s’appelait, je crois, Orion. Cela nous impressionnait beaucoup. J’ai transporté une fois des documents Orion et je me souviens que je n’étais pas autorisé à détacher la mallette de mon poignet. Ça n’était pas pratique aux toilettes, vous savez. — Nous l’avons fait, dit Troper. Appelé, je veux dire. En fait nous l’appelons depuis trois mois. Son téléphone est coupé et son mobile ne répond pas. Il n’y a personne chez lui. Il n’est pas venu chercher son courrier. Personne ne sait où il est. Nous commençons à être inquiets. — Que voulez-vous dire par « coupé » ? — Il a résilié sa ligne. — Et par « inquiets » ? — Nous sommes inquiets pour lui, Travis. Nous craignons qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Il a pu avoir un accident, une amnésie, que sais-je. Il était toujours foutrement tout seul. Nous n’aimerions pas apprendre qu’il a eu besoin de nous et que nous n’avons rien pu faire. Il fait partie de la famille, n’est-ce pas ? La voix de Troper avait légèrement monté, comme celle d’une mère qui reproche à son enfant de ne pas l’avoir appelé après une longue traversée. — Il n’y a rien d’autre, naturellement ? — Que voulez-vous qu’il y ait ? Il était en surnombre, comme tous ces vieux membres du Bureau. On le consultait de-ci, de-là, il faisait des analyses. Il était roi dans son royaume, vous comprenez ? Le reste du temps, il se baladait aux frais de la princesse sous couvert de vérifier ses intuitions. Il choisissait des pays agréables où il avait de vieux copains. — Rien de plus important ? — Que voulez-vous qu’il y ait d’important ? Bon Dieu, le plus important de sa journée était de lire le journal vers trois heures de l’après-midi. Vous connaissez le couloir qu’on appelle le Cimetière des éléphants ? Eh bien c’est là qu’il avait son bureau. J’aurais dû être plus ferme, ajouta Troper, mais il n’avait plus de famille et quand sa femme est morte, voilà cinq ou six ans, il nous a semblé inhumain de le renvoyer. Écoutez, je ne voudrais pas vous paraître brutal, mais je suis vraiment pressé. Il y a cette histoire de conférence et le ministre ne nous lâchera pas. J’aimerais prendre la navette de cinq heures. Vous avez entendu

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ce que vous a dit l’adjoint de sir Henry. Nous vous avons réaffecté pour une période limitée à titre, euh, de consultant. Ça réglera la question des assurances, de la banque et du laissez-passer. Postwhite vous aidera dans toutes vos démarches. En fait, il vous accompagnera. Il a une carte de presse, alors personne ne s’étonnera que vous travailliez ensemble. Vous me ferez passer vos demandes, s’il y en a, par son intermédiaire. Nous couvrirons vos frais mais j’imagine que cela n’ira pas très loin. Un ou deux déjeuners, peut-être ? Postwhite vous donnera un exemplaire de notre Guide de la note de frais. Je l’ai rédigé moi-même et j’avoue que j’en suis assez fier. Ce n’est plus comme autrefois, Travis. Les cigares et tout ça… Désormais nous somme très stricts sur l’égalité. Je déjeune une fois par semaine à la cantine ; diablement stimulant. — Puis-je vous demander pourquoi vous adresser à moi particulièrement ? Je n’ai jamais été sérieusement dans le coup et Dearlove a d’autres amis qui sont, eux, toujours en activité. — Parce qu’ils ont échoué, dit Troper en quittant la pièce. Postwhite attendait seul dans le couloir ; le cerbère avait disparu. Sans doute Travis et Postwhite n’étaient-ils pas assez importants pour qu’on veillât sur leur tranquillité. Troper ne proposa pas de le raccompagner. Sa voiture l’attendait et Travis pensa qu’il avait vraiment dû grimper des échelons car elle portait un numéro civil et était fabriquée par une marque allemande. Beaucoup trop chère pour les habitués de la cantine, si Troper voyait ce que Travis voulait dire.

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Éric Faye

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Barbara Porpaczy bporpaczy@editions-stock.fr

© David Balicki

L’Homme sans empreintes

Éditeur : Éditions Stock

Biographie

Éric Faye est né en 1963. Il a publié chez Stock Le Syndicat des pauvres types (2006), Mes trains de nuit (2005), La Durée d’une vie sans toi (2003), Les Cendres de mon avenir (2001) et Croisière en mer des pluies (1999). Il a également publié deux recueils de nouvelles, dont Je suis le gardien du phare, 1997 (prix des Deux-Magots). Il est également l’auteur d’ouvrages consacrés à Kafka et à Ismaïl Kadaré.

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C’est au Costaguana, une république imaginaire d’Amérique latine, que repose l’écrivain B. Osborn. Comme chaque année, Aurelia, sa veuve, entreprend un long voyage pour se rendre sur sa tombe, dans les terres indiennes. Elle doit y retrouver un universitaire allemand qui prétend lui apporter des révélations sur le passé de son mari. Mais d’autres souhaitent arracher son masque à « l’écrivain le plus secret du siècle » : Rebecca Hamilton, une Américaine qui fut le dernier amour d’Osborn. Thomas Ahorn, l’universitaire allemand spécialiste de Salinger, Wagenbach, un vieil anarchiste exilé dans une île de la mer Baltique, Aguila Mendes, un jeune journaliste ambitieux et peu scrupuleux. Et même Alfred Hitchcock, qui aurait tenté d’adapter à l’écran un des romans du mystérieux écrivain avec

la troublante Kim Novak. Chaque narrateur va donc s’attacher à recomposer le puzzle d’une vie construite sur la dissimulation. Et toujours Osborn se dérobe. Directeur d’une revue anarchiste à Berlin, ethnologue dans la jungle, patron d’auberge, agent littéraire…, il brouille les pistes et demeure insaisissable sous de multiples identités. Inspiré de B. Traven, l’auteur énigmatique du Trésor de la Sierra Madre, Osborn est un personnage fascinant, une sorte d’aventurier qui a fait le choix de la clandestinité. Au-delà de l’enquête passionnante sur la piste de son héros, Éric Faye pose la question de l’effacement de l’écrivain derrière son œuvre et de la biographie impossible.

u moment où la veuve s’apprêtait à ouvrir la porte, une hésitation à peine plus longue qu’une double croche a retenu sur la poignée sa main aux doigts longs et fins, arachnéens. Une pendulette fauchait un peu de temps quelque part non loin de nous, dans la pénombre de l’étage et moi je tremblais au seuil du sanctuaire de l’écrivain. Quant à la veuve, dès l’instant où elle avait ouvert la porte, elle avait décidé d’évoquer l’incident. Avec mon blabla je l’avais mise en confiance et elle n’attendait, je crois, que ce genre de situation pour parler. — Mes tout premiers soupçons sont apparus ici même en entrant dans sa pièce. C’était un soir d’orage, je me souviens très nettement de tout, il ne pleuvait pas encore, le tonnerre rôdait au loin comme un puma autour de sa proie avant de se jeter sur elle. J’ai oublié la date exacte. Je crois que nous étions mariés depuis deux ans. Avez-vous jamais connu, dans votre vie, l’instant où la femme découvre que l’homme qu’elle aime est un inconnu ? Cet instant-là, je ne cesse de le revivre, des années après la mort de Stig. Instant tour à tour effrayant, fascinant… Je croyais tout savoir de lui, or je ne savais presque rien de cette part de lui qui s’appelait B. Osborn, écrivain de renom international qui se cachait sous l’identité de Stig Warren, vitrine si parfaite que je l’ai toujours appelé ainsi, Stig, sans avoir jamais su quel avait été le nom véritable de mon compagnon de vie, de lit, à sa naissance, dans la cour d’école, au temps où l’enfant ne sait pas qu’il lui faudra bientôt se cacher jusqu’au bout. Ce soir-là, faisant une exception, Stig était monté écrire ici dans ce bureau, qu’il appelait entre nous la « passerelle » en hommage à ses séjours dans la marine, dans une de ses jeunesses. Je dis bien une exception car d’ordinaire nous passions la soirée ensemble, visite ou non, au rez-de-chaussée ou sur la terrasse. Il devait avoir une affaire à régler d’urgence et m’avait fait, sur le coup

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de vingt et une heures : « Je vais travailler, mais pas longtemps. » Comme, une heure plus tard, il n’était toujours pas redescendu, lui qui, à pareil moment de la soirée, buvait rituellement un café serré, je me suis inquiétée. Inutile d’appeler, avec ses problèmes d’audition. Je me suis résolue à aller voir, et, pour ne pas entrer sans prétexte dans son bureau, lui ai préparé son café, l’ai déposé sur le plateau habituel et suis montée. Je craignais qu’il n’ait eu un malaise, sans quoi je n’aurais pour rien au monde osé m’aventurer dans sa pièce, ce qu’il m’avait toujours interdit. Interdit n’est pas exactement le mot. Il m’avait toujours fait comprendre que son royaume devait rester inviolé, que je n’y avais et n’y aurais jamais ma place. Notre femme de ménage n’y pénétrait pas non plus. Sur le palier, j’ai frappé mais à cause de sa quasi-surdité, il ne m’a pas entendue. Doucement, j’ai ouvert et je l’ai vu penché sur sa machine à écrire. Mon mari avait l’air très absorbé, je l’observais. Il tapait vite, fiévreusement, et ce ne devait pas être son roman, car je sais alors son rythme plus lent. J’ai présumé qu’il s’occupait de courrier et me suis avancée. Il me tournait le dos et ne me remarqua pas. La fenêtre était grande ouverte. Au-dehors, derrière la moustiquaire, c’était la nuit, une nuit opaque du Costaguana, avec ses exhalaisons, avec les arbres à lianes de notre jardin et les milliers de bruissements ou d’appels entre oiseaux qui m’ont toujours inquiétée, jusqu’à me rendre folle les premiers temps, parce que je croyais que l’homme que j’aimais allait y répondre et s’enfuirait malgré son âge, et d’ailleurs il est bien parti, plus tard… Je me suis approchée un peu plus et me suis penchée par-dessus son épaule. Mes yeux ont capturé de tout petits mots, des articles qui m’ont permis d’identifier la langue. Et puis, d’autres mots, certains plus longs, en rouge : sa façon à lui de faire ressortir les titres à la machine à écrire. J’ai aperçu des die, der, ein qui pullulaient sur la page, et des titres, dont l’un commençait par Im Schatten… J’avais appris assez d’allemand pour savoir qu’il s’agissait d’un de ses romans, À l’ombre des ébéniers, si bien que j’ai laissé s’échapper une exclamation. Il s’est retourné, décontenancé par ma présence et comme furieux, avant de se radoucir à la vue du café et de la barre de chocolat à la cannelle sur le plateau. J’avais dû blêmir en un clin d’œil car il m’avait toujours dit que la seule langue qu’il connaissait, outre l’espagnol, c’était l’anglais, or je n’avais aucun doute : c’était bel et bien en allemand qu’il tapait une lettre. Stig a feint un sourire et m’a remerciée, pour le café, il aurait aimé en finir plus tôt avec son courrier mais avait encore à faire. Moi, je ne disais rien, je ne pouvais rien dire, pourtant la question me brûlait les lèvres. Comme je ne bougeais pas, avec mes yeux dans le vague, il m’a dit tout bas descends, Aurelita, je viens tout de suite avec le ton sur lequel on s’adresse à un malade, mais je n’ai pas pu retenir la question. « Stig… Tu parles allemand ? Cette lettre… » L’homme qui s’est dressé brusquement n’était plus mon mari et ne m’avait jamais aimée. Le menton crispé, il me sondait les yeux dans les yeux, j’ai pensé pour la première fois qu’il risquait de me frapper et d’une voix ferme que je ne lui avais jamais connue il a aboyé, je dis bien aboyé : Non ! Ce n’est

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pas de l’allemand ! Tu n’y connais rien pauvre inculte ! Jamais il ne s’était adressé à moi sur ce ton auparavant, et j’ai failli partir d’un rire qu’il qualifiait chez moi de satanique. Pour ne pas attiser sa colère, j’ai préféré me retrancher dans le silence et redescendre. Ce n’est pas de l’allemand, ce n’est pas de l’allemand ! — Et lorsqu’il vous a rejointe, ensuite ? — Ensuite ? Je suis restée un moment sur les marches, troublée. Surpris eux aussi, les oiseaux chantaient un ton plus bas, je vous le jure. Puis les lettres métalliques ont repris leur clapotis entrecoupé de silences brefs pendant lesquels Stig devait chercher ses mots. Je n’avais pas eu le réflexe de regarder à qui il adressait son courrier. Vraisemblablement, ce devait être à son éditeur de Zurich. Mon trouble venait d’ailleurs : jusque-là, j’avais cru à ce qu’il m’avait raconté de ses origines américaines et de sa vie jusqu’à son arrivée chez nous, au Costaguana. Soudain, je découvrais une brèche, noire et profonde, et j’avais peur, sans savoir de quoi au reste… Au bout d’un quart d’heure, je l’ai vu apparaître au rez-de-chaussée, souriant, détendu, et il m’a proposé de boire un verre de xérès. Il ne s’est rien passé là-haut, disait son sourire. Pour moi, cependant, mon mari était devenu un inconnu. — Il n’a plus jamais été question de cet incident, entre vous ? — Nous avions un code de conduite, depuis que nous nous connaissions. Mon fils, aussi, savait quelles limites ne devaient jamais être franchies : parler aux journalistes, s’il en est qui se présentaient, ou parler des journalistes. Ils étaient tout simplement tabous. Ou encore, descendre un peu trop loin dans la vie de Stig, évoquer des périodes sur lesquelles il répondait évasivement, j’entends les années antérieures à son installation au Costaguana. Il roulait des yeux noirs au curieux, à l’impertinent, soupirait, mal à l’aise, avec l’air de celui chez qui va se lever une tempête, mais le coup de tabac ne venait jamais, jamais il n’a eu un mot au-dessus de l’autre, on en restait aux craintes et il n’a d’ailleurs pas prononcé le moindre oukase ni formulé une quelconque interdiction. C’est moi qui, par deux ou trois fois, au début, ai dû « recadrer » Alvaro, mon fils, l’avertir des limites à ne pas outrepasser. Maintenant, d’un geste de la main, la veuve m’invite à entrer dans le sanctuaire où, relève-t-elle avec insistance comme une guide de musée, rien n’a bougé, du bureau où elle l’avait surpris écrivant la lettre en allemand aux bibliothèques et aux objets d’artisanat indien. Dehors, l’obscurité du jardin et les appels que multiplie cette ébauche de jungle doivent être en tous points pareils à ce qu’on entendait, ce jour-là. Mes yeux parcourent rapidement les rayons de sa bibliothèque, freinant aux endroits où je reconnais le nom d’un auteur. Des livres en espagnol et d’autres moins nombreux en anglais, du plancher au plafond, combien cela en fait-il, dans les deux mille rien que pour cette pièce m’a devancé la veuve, qui m’indique les rayons supérieurs, inaccessibles sans escabeau, des dizaines de livres politiques en allemand dit-elle, je ne les ai découverts qu’après sa mort,

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quand j’ai pu dépoussiérer… Je la trouve singulièrement peu perspicace, tout à coup, un peu nigaude derrière ses grands airs, j’aurais été à sa place… Tous les classiques de l’anarchisme, de Bakounine à Kropotkine, en allemand, dont il devait nourrir ses pamphlets à Berlin ? Et me voici redescendue plus bas, près de son bureau, parmi les traductions de ses œuvres dans trente-six langues, et j’en reçois encore de temps en temps, on continue de le lire dans beaucoup de pays, on l’oublie là, on le redécouvre là-bas, c’est étrange commente mon cicérone. Et soudain, un peu plus loin, j’aperçois Stig… Il émerge surréellement de la cloison, passemuraille spectral. Il sourd. Ses traits sombres se détachent d’une plaque de bois devant laquelle je reste interdite. Frémissant face à son masque mortuaire, je fais silence, je n’aurais jamais cru le retrouver si « vivant » dans un moulage, les yeux clos pour sa sieste posthume. — Ce sont les gens du gouvernement qui ont insisté… Je n’y tenais pas vraiment. Finalement, je leur en suis reconnaissante. Venez, ne restons pas là, redescendons si vous préférez. — Oh, quelques secondes, je vous en prie. Laissez-moi quelques secondes. Et pendant ces secondes où je le regarde, je l’oublie, elle. Un instant, je me persuade qu’on aimerait me voir prendre le masque et le briser, ou l’emporter. M’enfuir avec. M’enfuir ? Qui s’enfuit à mon âge, à soixante-quinze ans ? Dans mon dos, mon hôte se met à parler comme à elle-même, regardant certainement elle aussi le masque. Pour la première fois, sa voix sonne comme celle d’une veuve. — Vivre au côté d’un homme dont l’obsession est d’effacer ses traces est une expérience troublante, éprouvante. Ce que vous ne connaissez pas de lui, ce qu’il ne veut pas vous faire visiter acquiert l’aura du merveilleux, comme la réserve des musées, interdite, et que vous soupçonnez d’abriter le meilleur. Sa date de naissance, ses véritables origines, sa nationalité : ces certitudes si naturelles dans un couple se sont lézardées au fur et à mesure que s’est enclenché en moi un travail de remémoration. Pire : de vérification, de doute permanent. Voilà pour mes premiers soupçons… Ensuite, je me suis efforcée de les enfouir au plus profond de moi-même. J’étais une femme divorcée, remariée, ce qui n’est pas bien vu ici. Je m’en suis tenue là. Beaucoup de temps a passé, ensuite, jusqu’à ce que se produisent d’autres « incidents ». Et puis, les soupçons les mieux scellés finissent tôt ou tard par fuir. Vous lisez l’espagnol sans problème, je présume ? Il faudra que je vous donne un livre qui vient de paraître ici et qui vous ouvrira certainement des lucarnes sur la vie de Stig, sur les digues qu’il érigeait contre la peur, vous verrez, c’est très intéressant. Il s’agit des Mémoires d’Aguila Mendes, vous avez dû entendre parler de cet homme politique du Costaguana qui, à l’origine, était simple journaliste au Diario de Noticias. Il raconte comment il a tenté de démasquer B. Osborn en 1961,

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vous connaissez l’affaire n’est-ce pas, mais il apporte certainement, pour les exégètes comme vous, quantité d’aperçus nouveaux. Aguila Mendes, permettez-moi cette parenthèse, a été notre pire ennemi, il y a vingt-huit ans. Le loup qui avait réussi à s’introduire dans notre bergerie bien gardée… Mais le témoignage du loup est toujours plus intéressant que celui du mouton, non ? Oh, comme homme politique, comme député, puis gouverneur, Mendes n’a pas fait grand-chose. Mais il n’est pas tout à fait faux de dire que l’affaire Osborn a lancé sa carrière de journaliste, lui a donné un nom, avec les « révélations » qu’il avait faites à la une un jour de 1961 et qui représentèrent, pour Stig, la première alerte sérieuse. Je vous en donnerai un exemplaire quand nous nous reverrons. Elle a inspiré loin en elle, dans mon silence, les yeux dans le vague, le front plissé. « Avant tout, Stig s’est passionné pour les liens ambigus entre l’homme et la liberté qu’il dit tant aimer. Je n’ai pas lu beaucoup d’écrivains qui soient allés aussi loin, qui n’aient pas fait que répéter les poncifs en vogue. Écrivez-le, ça. Qu’il ait raison ou non, c’est un des aspects les plus précieux de ses textes, la remise en cause du mythe de la liberté. Cela revenait fréquemment dans nos conversations. Une proportion infime des hommes chérit la liberté et veut en faire usage, me répétait Stig, mais le genre humain, de manière générale, préfère de loin la servitude. Selon lui, l’homme n’a besoin que de deux formes de liberté, se déplacer d’une part, et commercer, amasser de l’argent à sa guise. Les autres formes de liberté, il s’en passe. Parfois, même, il les hait. Relisez l’histoire à cette aune et vous verrez… » Alors que j’allais quitter la passerelle, mes yeux sont tombés sur un sac à dos posé au pied du lit où Stig devait faire ses siestes et avait dû s’étendre un jour pour s’éteindre et je n’ai pas pu en détacher les yeux. Le sac débordait de linge frais repassé. Me voyant là clouée, la veuve s’est autorisée un petit rire nerveux : — Je l’ai laissé en l’état. Stig le tenait toujours prêt, à cet endroit, bourré de vêtements de rechange, d’une trousse de toilette et de je ne sais quoi, du « matériel d’expédition », comme il disait, boussole, faux papiers… Il était pareil à un soldat qui garde ses bottes pour dormir, en cas d’attaque surprise. Oui, aurais-je pu lui dire à mon tour, je le connais très bien ce sac, il avait veillé comme un chien au pied du lit de mon dernier amour, à Iquita, débordant déjà du même linge. Et, comme un animal familier, sur un signal que Stig avait dû capter, il avait bondi sur son dos et tous deux s’étaient évanouis pendant que je dormais. Je n’avais plus jamais revu Stig Warren, pourquoi ? Que ce mot, pourquoi, ait un sens avec cet homme, j’en doutais fort.

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Lionel Froissart

Parution : octobre 2007 Responsable cessions de droits : Sarah Hirsch sarah@editions-heloisedormesson.com

© Arnaud Février

Les boxeurs finissent mal… en général

Éditeur : Éditions Héloïse d’Ormesson

Biographie

Né en 1958, Lionel Froissart est journaliste sportif à Libération depuis plus de vingt ans et collaborateur régulier de la chaîne de télévision Eurosport. Passionné par le sport automobile et la boxe, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la formule 1 et les pilotes, notamment Ayrton Senna. Croisements d’une vie (Anne Carrière, 2004). Délaissant le cadre de la biographie classique, Les boxeurs finissent mal… en général est son premier roman.

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Un jour, ils ont quitté ce carré de lumière magique du ring et ne l’ont plus jamais retrouvé : le noble art n’a pas toujours été charitable avec ses plus grands champions. Ce livre, le roman d’un combat en douze rounds, revisite la trajectoire fulgurante de quelques-uns de ces boxeurs malheureux : Mike Tyson, dont une accusation de viol a accéléré la déchéance sportive ; Carlos Monzon, le macho des rings, condamné pour avoir défenestré sa femme et qui trouve la mort dans un accident lors d’une permission ; Anthony Fletcher, qu’un procès bâclé expédie dans les couloirs de la mort ; Marcel Cerdan, la fierté d’un peuple, dont la trajectoire se brise sur une montagne perdue dans

le brouillard ; Davy Moore, dont la mort a inspiré une chanson à Bob Dylan. L’exhaustivité sportive n’y est pas la priorité. Au contraire, puisque c’est souvent une fois de retour à la vie « normale » que ces hommes, courageux toujours, pitoyables parfois, malheureux souvent, ont donné toute l’épaisseur à leur légende. Les boxeurs finissent mal… en général est une fiction qui prend appui sur des faits réels, et met en scène des personnages qui apparaissent sous leur vrai nom. Certains des événements rapportés sont imaginaires, d’autres sont fidèles à la réalité.

Round 10 Au bout du couloir obert Dalley roulait au pas sur la J. F. Kennedy Expressway en direction de l’aéroport de Chicago. Englué dans les embouteillages matinaux, le seul truc qui le détendait, c’était d’apercevoir sa tronche grand format sur d’imposantes affiches publicitaires vantant ses mérites d’avocat spécialisé dans les contentieux privés. C’est son bureau d’avocats associés qui avait eu l’idée de cette coûteuse campagne de publicité, aussitôt imitée par les principaux concurrents de la profession. Du coup, le bord de l’autoroute ressemblait à une galerie de portraits de types en costume sombre, au sourire rassurant. Sur de rares affiches, le brushing dévastateur d’une consœur venait casser la monotonie du paysage. Robert se demandait qui pouvait bien avoir le temps de noter un seul des numéros figurant sur ces placards publicitaires et commençant invariablement par 1-800. Dalley avait le sentiment plutôt désagréable de gâcher son talent. Malgré sa formation d’avocat spécialisé dans la « défense criminelle », les dossiers dont il héritait ces derniers temps ne concernaient que des affaires à la con. Un jour, il défendait le propriétaire d’une petite bicoque parti en guerre contre un supermarché dont l’enseigne empiétait, à moins de trois mètres de hauteur, sur son terrain et faisait de l’ombre à sa pelouse. Un autre, c’était une grand-mère qui espérait toucher le pactole en attaquant l’architecte de sa maison-modèle dont les escaliers – à quelques millimètres près – n’étaient pas aux normes et dans lesquels elle s’était pété le col du fémur. Le lendemain, il tentait de faire valoir les droits – surtout financiers – d’un bricoleur du dimanche qui attaquait un constructeur de tondeuse à gazon en l’accusant de lui avoir piqué son système de calage sécurisé. En général, il était question de ramasser un maximum

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de pognon pour son client et donc pour lui. La morale des affaires qu’il traitait s’arrêtait au nombre de zéros sur le chèque des dommages et intérêts qu’il traquait avec la même détermination que celle dont il faisait preuve sur les rings. Il n’y avait que la boxe pour lui redonner la pêche. Âgé de vingt-sept ans, heureux d’être célibataire, Robert Dalley consacrait l’essentiel de son rare temps libre à transpirer au Boxing Gyms de Chicago. C’est en martyrisant un punching-ball ou en affrontant son prof de boxe, gants aux poings, qu’il se vidait du stress de la semaine. C’est justement en y feuilletant un ancien numéro de The Ring, The Bible of Boxing, comme le proclamait fièrement en bas de chacune de ses pages le magazine spécialisé, que Robert Dalley avait déniché l’histoire qui allait peut-être lui faire quitter les petites préoccupations de merde de ses clients habituels. Robert, qui se targuait d’être quasi incollable sur l’histoire de la boxe, n’en revenait pas de n’avoir jamais entendu parler du cas exemplaire d’Anthony Fletcher, un ancien champion des États-Unis de la catégorie des Légers, accusé de meurtre et condamné à mort en 1993. Depuis près de dix ans, Fletcher croupissait dans une cellule d’un établissement carcéral de Pennsylvanie – ce que les gens du dehors appellent un couloir de la mort – en clamant son innocence. Le long article qui lui était consacré se terminait sur une phrase qui sonnait comme un appel au secours. Anthony Fletcher se demandait s’il y avait quelque part un avocat qui voudrait bien s’intéresser à son cas. Souvent la solution à ce genre de problèmes se résume au temps qu’un avocat peut lui consacrer. Officiellement condamné à la peine capitale par injection le 7 mai 1993, Fletcher s’était vu signifier son exécution en mars 2001. Sa mort avait été fixée au 3 mai de la même année, plus de huit ans après les faits. Mais la date fatidique était passée depuis longtemps et il était toujours vivant. Différents recours administratifs avaient repoussé l’échéance fatale. Dans les nombreux courriers qu’il adressait aux rares personnes qui s’intéressaient encore à son cas, Anthony Fletcher répétait qu’il vivait quotidiennement dans l’angoisse d’être réveillé un matin pour recevoir la piqûre promise. Robert Dalley savait que, dans ce genre d’affaires, la marge de manœuvre s’avère souvent étroite, mais tant que le client est encore de ce monde, l’espoir de le sauver reste entier. En revanche, à quoi bon s’acharner à réhabiliter un type qui a déjà grillé sur sa chaise électrique ou dont l’organisme a été gavé de produits chimiques au point de lui paralyser le système nerveux et le cœur par la même occasion ? Dalley ne se sentait pas l’âme d’un preux chevalier voulant empêcher que l’on ajoute un nom à la longue liste des condamnés innocentés après leur exécution. Il voulait simplement faire un coup spectaculaire. Dans son job, le meilleur moyen d’y parvenir est, en général, de s’attaquer à une cause perdue, de déterrer un dossier bien poussiéreux et foireux et de mobiliser assez de monde autour de cette cause pour en faire un cas d’école. Dans le même article de The Ring, le journaliste faisait référence au membre des Black Panther, Mumia Abu-Jamal, condamné à mort pour le meurtre

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supposé d’un policier en 1981, et incarcéré dans le même établissement que Fletcher. Un cas assez similaire, sauf qu’Abu-Jamal était un ancien journaliste d’une radio de Philadelphie dont les relations étaient mobilisées pour prouver son innocence. Son exécution avait ainsi été repoussée à deux reprises et sa condamnation à mort finalement cassée après qu’un de ses avocats était parvenu à démontrer de nombreuses erreurs dans la procédure au cours de son procès. Un comité de soutien a facilement réuni plus de cent mille dollars pour assurer la défense de l’homme aux dreadlocks. Plus de vingt années passées en prison n’ont en rien altéré la détermination d’Abu-Jamal à sortir un jour de prison innocenté et non pas les pieds devant. Robert Dalley se promet que Fletcher sera son Abu-Jamal. Son combat pour lui assurer une défense qui fera de son champion un homme propre et lavé de tout soupçon.

Lionel Froissart

Les boxeurs finissent mal… en général

Le jeune avocat n’était pas mécontent d’avoir convaincu son bureau de l’envoyer à Waynesburg, près de Pittsburgh, pour y rencontrer Anthony Fletcher. Après des semaines de négociations et d’échanges de courrier avec l’administration pénitentiaire, Robert Dalley avait obtenu un droit de visite. Une faveur accordée avec parcimonie aux condamnés à mort. Il avait même pu consulter un extrait du dossier de Fletcher et en connaissait déjà les grandes lignes. Il n’allait pas à la rencontre d’un enfant de chœur. Si cette histoire de meurtre ne lui était pas tombée dessus, l’ancien boxeur n’aurait de toute façon pas tardé à se retrouver derrière les barreaux pour une affaire de dope ou une embrouille quelconque. Mais il ne voulait pas croire à la culpabilité de Fletcher dans cet homicide. Un rapide survol du dossier Fletcher avait déjà laissé apparaître des failles aussi larges que celles de San Andreas. Robert changeait de registre. Cette fois, il n’était plus question de préserver un bout de pelouse ou de gratter quelques milliers de dollars à une multinationale, mais de sauver la vie d’un homme. Il était certain qu’après avoir croisé le regard de celui qui allait devenir son client privilégié, il en saurait plus sur sa culpabilité ou son innocence. Le décor était conforme à ce qu’il avait imaginé. Après avoir roulé près de deux heures depuis Pittsburgh en direction du sud sur la freeway 79, dans un paysage monotone et gris, Robert Dalley s’était garé un peu avant midi devant les sinistres grilles du State Correctional Institution de Green. Le ciel pisseux hésitait encore entre la pluie froide et la neige alors que l’automne venait tout juste de commencer. Après qu’il eut passé deux contrôles de sécurité, on lui posa une liste précise de questions. Qu’il fût avocat en mission ne changea rien à la procédure. Ayant traversé le no man’s land entre les grilles de l’entrée et la porte du centre carcéral, Robert pouvait déjà se faire une idée sur cet établissement que l’on présentait comme un des plus cruels des États-Unis. De nombreux rapports avaient d’ailleurs pointé des manquements graves aux

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règles humanitaires les plus élémentaires. Plusieurs plaintes pour agression sexuelle dont s’étaient rendus coupables des gardiens avaient atterri sur le bureau du gouverneur de l’État. Ouvert en 1993, le State Correctional Institution n’avait rien d’une prison-modèle. C’était un « couloir de la mort » des plus sinistres et si le taux de suicide y était finalement assez faible, c’était surtout grâce ou à cause d’une surveillance particulièrement étroite des prisonniers. Mais aujourd’hui, seul le cas d’Anthony Fletcher motivait le jeune avocat de Chicago. Il pénétra dans un parloir comme il en existait dans la plupart des prisons du pays. Lequel se résumait à une pièce de quelques mètres carrés séparée aux deux tiers par une vitre blindée. Des murs bleu pâle et un sol carrelé. Jusqu’à une hauteur d’un mètre environ, c’était une peinture grise sombre qui dominait. Une seule chaise, qu’il devinait inconfortable, était installée face à une ouverture aménagée dans la vitre. Celle-ci était tellement étroite qu’aucun contact physique n’était envisageable entre le prisonnier et son visiteur. Une caméra braquée sur l’ouverture de chaque côté de la vitre restituait les moindres mouvements des occupants de la pièce. La percée dans la vitre était toutefois assez large pour laisser passer un cutter ou une lame de couteau qui auraient pu échapper au détecteur de métaux et à la palpation auxquels les visiteurs devaient se soumettre, qu’ils soient avocats ou pas. Robert avait déposé sa gabardine sur le dossier de son siège. Il s’était habillé d’un sobre costume anthracite, d’une chemise blanche et d’une cravate du même gris que celui des murs. Le tout acheté en solde chez Brooks Brothers dans un centre commercial du nord de Chicago. Il réalisait soudain que c’était sa première visite dans un établissement carcéral. En attendant qu’Anthony Fletcher soit amené par un gardien, Robert préparait un petit carnet de notes et un crayon à papier comme un élève organiserait sa table de travail avant un examen. Robert Dalley consulte discrètement sa montre. Une demi-heure d’attente, et il est toujours seul dans le parloir aussi silencieux qu’un tombeau. C’est probablement une mise en condition. Il lui faut donc être patient. Quand Anthony Fletcher sera en face de lui, ils pourront discuter aussi longtemps qu’ils le voudront. Il a obtenu une visite à « temps illimité », qui est en général accordée. Il suffit d’en faire la demande. L’article 14B du règlement des visites aux prisonniers de l’État de Pennsylvanie le précise, à condition de le lire dans le détail. Après trente-sept minutes d’attente s’ouvre enfin la lourde porte du fond de la pièce, de l’autre côté de la vitre. Robert se lève d’instinct pour accueillir son interlocuteur. Il découvre un homme d’allure encore jeune, alors qu’il approche de ses quarante-cinq ans. Sa silhouette se dandine au rythme de sa démarche

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nonchalante. Anthony ne doit pas peser beaucoup plus que son poids de forme de boxeur, soit aux alentours de soixante-deux kilos, malgré sa taille moyenne. Il porte des lunettes à grosse monture avec des verres sombres comme pour se protéger d’un soleil qu’il n’aperçoit qu’une heure par jour à l’occasion de sa promenade en solitaire. Les deux hommes se saluent et s’assoient d’un mouvement parfaitement synchronisé. Anthony retire ses imposantes lunettes, s’excusant presque de ne pas l’avoir fait plus tôt. Il explique qu’il est désormais aveugle de l’œil gauche à la suite d’un décollement de rétine mal soigné et d’une vieille paralysie faciale, qui donne aux traits de son visage cette fixité. Ces deux ennuis de santé ont contribué à mettre un terme prématuré à sa carrière. Après s’être présenté à son tour, Robert Dalley explique à Fletcher le motif de sa visite. Il est prêt, de façon désintéressée, précise-t-il aussitôt, à reprendre le dossier de l’ancien boxeur. Il lui explique de quelle manière fortuite il est tombé sur son histoire. Pour envisager, ne serait-ce qu’un début de collaboration, Robert a besoin d’en savoir plus. Il affirme que malgré la présence des caméras, la pièce n’est pas équipée de micros et qu’il peut parler sans crainte. La base d’une bonne défense repose sur une connaissance sans faille du dossier et des faits et sur une confiance mutuelle. L’avocat prévient toutefois que les chances d’obtenir un nouveau procès sont minces et que le temps ne joue pas en leur faveur, s’associant déjà par la parole à celui qui n’a pas encore ouvert la bouche. Depuis plus de dix ans qu’il traîne dans les couloirs de la mort, Anthony Fletcher sait déjà tout ça. Une chaleur insupportable rend l’atmosphère encore plus étouffante. Robert empile sa veste sur sa gabardine. À Anthony de parler maintenant. Peu importe la chronologie des faits. Il doit simplement fouiller dans sa mémoire et en ressortir les moments clés de sa vie. À la manière d’un boxeur virevoltant autour de son adversaire, des mouvements de mains ponctuant chacune de ses phrases, Anthony se lance. Pendant des heures, il va dérouler le récit de sa vie avec une formidable énergie. Celle du désespoir.

Lionel Froissart

Les boxeurs finissent mal… en général

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Pascal Garnier

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Laure Leroy laure.leroy@zulma.fr

© Raphaël Gaillarde

La Théorie du panda

Éditeur : Zulma

Biographie

Né en 1949 à Paris, Pascal Garnier passe son adolescence à voyager à travers le monde. Adepte des textes courts, auteur de romans noirs et de littérature enfantine, cet écrivain prolifique et multicarte n’a pas d’égal pour mettre en scène des personnages insipides à l’existence terne. Mais le regard, lucide, n’est jamais blessant ni méprisant. Ainsi, L'Humanité salue sa « griffe novatrice dans le paysage du noir ». Pascal Garnier est installé à Lyon, où il continue à peindre et à écrire. Publications   Comment va la douleur ?, Zulma, 2006 ; Flux, Zulma, 2005 ; Parenthèse, Plon, 2004 ; Les Hauts du bas, Zulma, 2003.

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Grâce à ses talents de cuisinier et à son charisme indolent, Gabriel – à peine débarqué d’on ne sait où – tisse des liens très forts avec les habitants d’une petite ville de Bretagne : une bien belle réceptionniste d’hôtel, deux junkies au bout du rouleau et surtout José, le patron du Faro, dont la femme est à l’hôpital…

Semblable au panda en peluche échoué sur le comptoir du Faro, Gabriel offre sa personne et son temps à celles et ceux qui viennent à lui, plus surpris ou séduits que méfiants. Et pourtant, s’ils savaient… Une fois de plus, l'écriture de Pascal Garnier déploie ici tout son charme.

l est assis, seul au bout d’un banc. C’est un quai de gare désert où s’enchevêtrent des poutrelles métalliques sur fond d’incertitude. La gare d’une petite ville de Bretagne, un dimanche d’octobre. Ça ressemble à n’importe où mais c’est bien la Bretagne, enfin, celle de l’intérieur, la mer est loin, insoupçonnable, rien de pittoresque. Il flotte dans l’air une vague odeur de lisier. Une pendule propose 17 h 18. Tête baissée, les coudes sur les genoux, il regarde les paumes de ses mains ouvertes. Il se dit que dans les trains on a toujours les mains sales. Pas vraiment sales mais poisseuses de cette sueur grise, sous les ongles surtout, celle des autres qui ont touché avant vous les poignées, les accoudoirs, les tablettes. Il les referme, redresse la tête. Parce que l’immobilité totale qui l’entoure semble le provoquer, il se lève, empoigne son sac de voyage, remonte le quai sur une dizaine de mètres et emprunte le passage souterrain en direction de la sortie. Il ne croise personne. D’un coup de dent il déchire l’enveloppe de plastique qui protège la minuscule savonnette et se lave les mains longtemps. Le lavabo est muni de deux robinets ce qui l’oblige à passer de l’un à l’autre car l’eau coule brûlante de celui de gauche et glacée de celui de droite. Il ne se regarde pas dans le miroir, il s’est juste entrevu parce qu’on ne peut pas faire autrement, comme un passant anonyme au coin d’une rue. La serviette est à peine plus grande qu’un mouchoir, en nid-d’abeilles, le modèle classique des hôtels modestes. Il fait le tour de la chambre en s’essuyant les mains. Une table, une chaise, un lit, une armoire contenant un oreiller, une couverture écossaise à dominante vert amande et trois cintres. Tout du même faux bois, agglo, plaqué palissandre. Il jette la serviette sur le couvre-lit de chenillette marron. On étouffe. Le radiateur n’offre que deux possibilités, ouvert, fermé. Un jour il s’est débarrassé d’une portée de chatons enfermés dans une boîte à chaussures tapissée de coton imbibé d’éther.

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Ça n’avait pas duré longtemps, les miaulements, les coups de griffe. Son sac au pied du lit, les anses sur les flancs, la languette de la fermeture à glissière pendante, ressemble à un vieux chien éreinté. D’un coup sec il tire le rideau et ouvre la fenêtre en grand. Toujours cette odeur de lisier. Un réverbère vaporise une lumière blafarde sur une demi-douzaine de box obturés par des portes de tôle ondulée d’une même couleur indéfinissable. Au-dessus, un ciel, parce qu’il en faut bien un, toujours. Le lit est aussi mou que le plafond est dur. La coupelle en verre dépoli de la suspension évoquant maladroitement une sorte de fleur épanouie n’arrive pas à l’égayer. Il l’éteint. — Vous savez où l’on peut dîner par ici ? — Un dimanche soir ?… Essayez le Faro, la deuxième rue à gauche en descendant le boulevard. Mais je ne sais pas s’il est ouvert. Je vous donne le code au cas où vous rentreriez après minuit ? — C’est inutile, je serai de retour avant. La réceptionniste s’appelle Madeleine à en croire la médaille qui pend à son cou. Sans être belle, elle n’est pas laide. Disons qu’elle hésite entre les deux. Mais elle est franchement brune. Une ombre de moustache surligne sa lèvre supérieure. Quelques boutiques éteintes sur le boulevard, pareilles à des aquariums vides. Une voiture passe dans un sens, deux dans l’autre. Aucun piéton. Le Faro est plus un bistrot qu’un restaurant. Hormis le patron assis derrière le comptoir, un stylo dans la bouche, absorbé par quelques tâches obscures de comptabilité, l’endroit est désert. — Bonsoir. On peut dîner ? — Je ne fais pas restaurant ce soir. — Ah… Alors un Coca… Non, un demi. Descendu de son tabouret, l’homme ne doit guère dépasser un mètre soixante-cinq. Trapu, le poil dru, un sanglier doté d’un regard de biche tamisé par de longs cils recourbés à leur extrémité. Il tire une bière, la pose sur le comptoir après avoir donné machinalement un coup de torchon dessus. — D’habitude, je fais restaurant, mais pas ce soir. — Tant pis. Un moment il reste là, embarrassé, les yeux baissés, agitant son torchon, puis regagne brusquement son tabouret derrière la caisse. À part les quatre lampes de cuivre qui douchent le bar, le reste de l’établissement est plongé dans l’obscurité. Sans doute parce qu’il n’y a aucun client. On distingue des tables, des chaises et plus loin, dans l’arrière-salle, des jouets d’enfant, un tracteur à pédales, des cubes, des legos, un livre ouvert, des feuilles de papier, des feutres éparpillés. Il ne touche pas à son demi. Peut-être n’en a-t-il pas vraiment envie. — Vous vouliez manger ? — Oui.

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— C’est ma femme qui fait la cuisine. Mais elle est à l’hôpital. — Désolé. Pendant un moment on n’entend plus que le pétillement de la mousse à la surface de la bière. — Vous aimez le ragoût de morue ? — Oui… Je crois. — Il m’en reste. J’allais fermer. Si ça vous tente… — Je veux bien. — Installez-vous. Non, pas dans la salle, venez. L’arrière-salle s’illumine soudain d’une clameur de néon jaune citron. Ensemble, ils enjambent le tracteur à pédales, les cubes, les legos, les feuilles de papier maculées de dessins d’enfant aux couleurs criardes. — Mettez-vous là. La table à laquelle il prend place fait face à un téléviseur monumental. Elle est recouverte d’une toile cirée à motifs de marguerites blanches sur fond vert pomme. — J’en ai pour un instant. Avant de se retirer, le patron appuie sur un bouton de la télécommande. L’écran vomit un flot d’images incohérentes et de sons tonitruants comme le sang d’une gorge tranchée, un gargouillement continu. … MAIS LE BILAN EST PROVISOIRE. EN IRLANDE DU NORD… — Bacalao ! Le patron pose sur la table deux assiettes pleines à ras bord de morue, de pommes de terre, poivrons, tomates ainsi qu’une bouteille de vinho verde. — Bon appétit. — Merci. … LES PARENTS ONT LANCÉ UN MESSAGE AUX RAVISSEURS. ON LES ÉCOUTE… — C’est Marie, ma femme, qui le fait mais c’est moi qui lui ai appris. Je suis portugais, elle est bretonne. Elle savait faire que des crêpes. Elle en fait toujours. On est en Bretagne alors il faut faire des crêpes pour les Bretons. Vous êtes breton ? — Non. — Je m’en doutais. — Pourquoi ? — Le Breton avale son demi cul sec, pas vous. — C’est grave ? — Quoi ? De ne pas être breton ? — Non, votre femme. — Non. Un kyste. Elle est solide. C’est la première fois qu’elle est malade. Je l’ai conduite à l’hôpital ce matin. Les enfants sont chez leur grand-mère. C’est mieux pour eux.

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… L’ACCIDENT  N’A  HEUREUSEMENT  FAIT  AUCUNE  VICTIME. DE  NOTRE  ENVOYÉ  SPÉCIAL  AU  CAIRE, LAURENT  PÉCHU… — Vous en avez combien ? — Deux, un garçon et une fille, Gaël et Maria, sept et cinq ans. … IL  POURRAIT  S’AGIR  D’UNE  ERREUR  HUMAINE… — Et vous, vous avez des enfants ? — Non. — Vous êtes marin ? — Non. — Je disais ça à cause du caban. — C’est un vêtement pratique. … À  LA  MI-TEMPS, LE  SCORE  ÉTAIT  DE  TROIS  À  DEUX… La morue n’est pas assez dessalée. Il n’aime pas le vinho verde, il préférerait de l’eau mais il n’y en a pas sur la table. Il suffirait d’en demander… le patron ne refuserait pas… C’est comme pour le demi qu’il n’a pas bu… C’est idiot… — Vous connaissez le Portugal ? — Je suis allé à Lisbonne. — Une belle ville ! Grande ! Moi, je suis de Faro. C’est joli aussi, mais plus petit. Je suis venu en France en soixante-dix-sept, à Saint-Étienne, maçon. Et puis… … TRIOMPHE  À  L’OLYMPIA. ÉCOUTONS  L’UN  DE  SES  FANS… —…alors j’ai laissé tomber le bâtiment pour tenir le restaurant avec Marie. Vous voulez un café ? — Non, merci. — Ah… … TEMPS  COUVERT  MAIS  AVEC  DE  BELLES  ÉCLAIRCIES  EN FIN  DE  JOURNÉE… — C’était très bon. Je vous dois combien ? — Euh… Dix euros. Je ne vous fais pas payer la bière. — Merci. … EXCELLENTE SOIRÉE ET RESTEZ AVEC NOUS SUR LA UNE !… — Je pensais dîner seul ce soir et puis… Je m’appelle José. Et vous ? — Gabriel. À demain. — Oui, à demain… Mais tant que Marie sera à l’hôpital je ne fais pas restaurant. — Ça ne fait rien.

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Serge Joncour

Parution : mars 2008 Responsable cessions de droits : Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr

Photo Arnaud Février © Flammarion

Combien de fois je t’aime

Éditeur : Flammarion

Biographie

Serge Joncour a quarante-six ans et vit à Paris. Formé toute son enfance à la rigueur des frères des Écoles chrétiennes, lasalliens puis oratoriens, il trahit sa vocation militaire et se lance à la Sorbonne dans des études de philosophie, pour en ressortir très vite maître nageur. Il a reçu en 2000 le prix de l’Humour noir Xavier-Forneret pour Vu, publié au Dilettante. UV a obtenu en 2003 le prix Roman France Télévisions. La plupart de ses livres sont publiés en poche (Folio et J’ai lu), et il est traduit en plusieurs langues. Publications   Que la paix soit avec vous, Flammarion, 2006 ; L’Idole, Flammarion, 2004 ; UV, Le Dilettante, 2003 ; In vivo, Flammarion, 2002 ; Situations délicates, Flammarion, 2001 ; Kenavo, Flammarion, 2000 ; Vu, Le Dilettante, 1998.

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Dix-huit histoires d’aimer, dix-huit façons de se perdre ou de se rencontrer. Ces deux-là s’écrivent par mail depuis des semaines, et ce soir enfin ils se sont donné rendez-vous, ils ont décidé de se voir, pour voir. Ces deux autres se voient tous les jours depuis dix ans, et pourtant il n’a jamais été question de se toucher. Il y a ceux-là, soixante ans de vie commune, ils décident de se séparer, quand une main malade dessine entre eux les contours d’une nouvelle vie à deux. Il y a cette femme qui n’embrasse jamais, à moins de mordre peut-être. Telle autre, insaisissable, qui tient son amant à distance en se retranchant derrière un numéro de portable. Il y a ce couple hanté par l’enfant qu’ils n’ont pas eu, dont il reste le souvenir d’une émotion, la marque d’un rendez-vous manqué. Et encore cet

homme, trop seul ce soir, et qui révise un à un les numéros de son portable, mémoire vivante et lumineuse dans le creux de la main. Les autres histoires parlent de nous, de ce qu’on recèle en commun d’espoirs et de désillusions. Dans la vie on fait beaucoup de choses par amour, on passe des nuits, des vies à le croire là, à le toucher, et quand on l’a, on se désole par peur de le perdre ou de l’abîmer. Parfois, le mal qu’il fait est à la mesure du plaisir qu’on y a pris, parfois le désir perdure au mépris des habitudes, et de la tentation toujours tenace, d’en rencontrer un autre. Toutes les facettes de l’amour aujourd’hui, ses instants magiques et ses désespoirs intemporels. Des instantanés à la Carver, poignants de justesse et d’humanité.

S’aimer jusqu’à se voir a rencontre s’est faite par Internet, du moins c’est ce qu’on croyait, qu’il s’agissait d’une rencontre, alors qu’en fait on se contentait de s’écrire, on se rapprochait par petites touches prudentes, chacun bien à l’abri derrière son écran, comme protégés, jusqu’à s’envoyer des mails de plus en plus confidents, de plus en plus urgents, jusqu’à chercher le visage de l’autre là-bas derrière ses mots. De là on s’est mis à se livrer vraiment, à tout se dire sur le mode de l’Envoyer/ Répondre, en un clic on s’expédiait tout, on n’avait même plus la patience d’attendre, l’unité de temps c’était la seconde. La petite joie que c’était d’allumer chaque fois l’ordinateur, pour aller voir si le nouveau message serait là, et à chaque coup il y était. L’amour, pour le moins, c’est d’être deux au rendez-vous. Dans des phrases courtes on s’est tout dit, sans vraiment savoir à qui on parlait, sans trop savoir on s’épanchait, on troquait nos espoirs en se livrant comme des fous, on ne craignait même pas de se donner à une ombre. Pourtant au départ c’était des mails tout ce qu’il y a de professionnels, sans autre politesse que les formules d’usage, seulement voilà au fil des jours on a glissé du bien à vous à amicalement, et d’amicalement à je vous embrasse. Mine de rien on est passé de courriers techniques à des questions plus larges, sur le temps, l’état de forme, des allusions à la vie privée, sans trop en dire, sans rien dévoiler vraiment, nos mots devenaient de plus en plus personnels, de plus en plus confidents, pour ne pas dire assez intimes ces derniers jours. On avait quoi comme image de l’autre ? Une photo qu’on s’était échangée, moi de mon côté je lui ai passé les deux meilleures que j’avais de moi, on en a tous de ces clichés, des photos où la lumière nous sert miraculeusement. Les photos c’est arrangeant, elles isolent des moments du corps, elles ne disent rien de définitif, il y en a même qui

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arrivent à mentir, certaines sur lesquelles on se trouve beau, alors comment est-elle vraiment, je veux dire pour de vrai ? et en même temps pourquoi est-ce si important ? Entre nous ça allait vite, on ne se trouvait que des points communs, la messagerie instantanée c’est le catalyseur de temps, l’accélérateur de particules, les corps se façonnent sur la base d’indices minces, avec ce qu’on a de fantasmes et d’imagination, sans se soucier vraiment de la réalité, après tout les sentiments relèvent de l’immatériel, l’électronique leur va très bien, on pourrait dire que c’est fait pour ça. À force de solitude on est devenu proche pour de bon, on se sentait là, tant qu’à faire je me voyais tomber amoureux d’elle, sans autre contact que des mots, c’était beau, on ne parlait pas de se voir, la liaison existait en dehors des vraies présences, notre histoire prenait de l’avance sur nous. Un jour tout de même il a bien fallu régler ce détail, se voir pour voir. On s’était dit que le moment était peut-être venu de prendre un verre dans un endroit neutre, rassurant si possible, avec du monde mais pas trop, histoire de ne pas se sentir perdu dans cette innovation absolue, celle qui consiste à se rencontrer mais pas avant de s’aimer.

Serge Joncour

Combien de fois je t’aime

C’est pourquoi je me retrouve là dans un café, un peu en retrait, à distance des baies vitrées, je suis arrivé très en avance, non pas par calcul, même pas vraiment pour me prémunir de l’impolitesse fatale qui consiste à arriver en retard à un premier rendez-vous, non, mais bien plutôt par impatience, avec l’illusion qu’en avançant les heures je la verrai venir de plus loin, je la devinerai davantage. Est-il admissible de se l’avouer, mais à un moment je me suis même dit qu’en prenant un peu de recul, en me mettant au fond, ça me laisserait du champ pour sortir, au cas où. C’est horrible de penser ça. Non, je sais d’avance qu’on va se plaire tous les deux, la porte va s’ouvrir pile là dans l’axe du soleil, elle va surgir dans un parfait reflet entre les doubles battants, la terrasse exposée plein sud fera que d’abord je ne la verrai pas bien, elle s’avancera dans un halo de lumière exaltée, parce que cette fille tout de même c’est pas n’importe qui, cette fille ce sera peut-être l’épaule, un parfum aérien dissipé par le mohair, cette fille au-delà de me comprendre c’est celle qui me vengera de l’indélicatesse des autres, toutes ces indifférentes qui ne m’auront jamais regardé, cette fille c’est la compensation pour ces icônes toujours frôlées, ces anonymes nées pour ne faire que passer, qui ne m’auront même pas vu, ou dédaigné, oui c’est ça, dans une vie il faut bien qu’à un moment ou à un autre il y ait enfin une rencontre heureuse, comme une réponse à toutes ces heures flambées sur des silhouettes de passage, cette fois une femme va s’arrêter tout en douceur, une femme prélevée dans l’inconséquence du monde, une femme qui marchera vers moi…C’est elle, la voilà, cette fois je la vois, c’est elle je le sens, j’en suis sûr, plus elle s’avance et plus c’est elle… Elle est presque là maintenant, sans vraiment me chercher du regard elle m’a repéré tout de suite, elle a un sourire

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de circonstance, un peu tenté par la méfiance. Ce que je me dis là, spontanément, c’est qu’elle n’est pas de ces passantes sur laquelle je me retournerais dans la rue, c’est certain. Il n’y a que dans les films que les hommes rencontrent des femmes bien plus jolies qu’eux, au nom de quoi d’ailleurs ? Et moi-même au nom de quoi je rencontrerais une splendeur ? Je ne suis pas beau, je ne ressemble pas à un acteur, loin de là, c’est sûr, je ne suis pas de ces hommes qu’on remarque, je suis moyen. D’ailleurs dans ma description j’avais triché un peu, j’étais monté jusqu’à 1 mètre 80, et les 88 kilos certes ils sont là, mais pas dans les mêmes proportions que ces sportifs dans les publicités, je me conjugue au commun. Sur elle aussi je lis la déception, c’est clair, on se plaît moyennement. On est comme deux rescapés au milieu des décombres, autour de nous ça se voit bien, c’est tout un monde qui vient de s’écrouler, tout un rêve dont il ne reste que les buées, et ce qui vient de s’évaporer là, c’est la magie de toutes ces heures passées à se promettre, à s’écrire, ces nuits passées à se croire sauvés en entretenant la flamme, cette intime conviction d’avoir enfin trouvé l’autre. À partir de là on fait quoi, on commande tout de même quelque chose à boire, disons deux chocolats, histoire de communier au moins par la saveur. C’est toujours comme ça quand on redescend sur terre, il y a un petit instant de flottement, une amertume qui couperait jusqu’à l’envie de parler, les astronautes souvent il faut les soutenir à leur retour de l’espace, voire les porter. Mais bon, puisqu’on est là, il faut bien dire quelque chose, on est bien obligé de faire deux trois commentaires sur la rencontre au moment même où elle nous assomme, alors on se raconte sur la base du désenchantement, on se rapproche un peu de la réalité, on cherche moins à se faire mousser, maintenant, quand on parle de soi, on est carrément dans le tangible, plus du tout dans l’illusion de l’image qu’on veut donner. Il faut tout reprendre. Pour ce qui est du boulot on ne s’était pas menti, c’est vrai qu’on en a un, mais dans le fond pas si important que ça, modérément rémunéré, quant à tous ces voyages qu’on avait évoqués, qu’on s’était plus ou moins promis de faire par écrit, toutes ces folles virées dont on s’était parlé, ce week-end à Grenade ou à Tanger, cette semaine aux Antilles, on se rend bien compte que même si on s’était plu, même si on s’était sincèrement emballé, on ne les aurait sans doute jamais faits, d’ailleurs c’est bien simple ces temps-ci je n’ai pas un rond, quant à elle, elle me confesse sa peur de l’avion. Ce qu’on cherche dans la vie, c’est pas vraiment l’apothéose des découvreurs de continents, non, en cherchant l’âme sœur tout ce qu’on veut dans le fond c’est être tranquille, d’avoir quelqu’un à soi le soir quand il s’agit de rentrer, une présence qui tienne au corps comme un vêtement, une idée de l’autre qu’est là à trotter toute la journée, ce qu’on veut c’est expier le sentiment d’abandon, aimer pour se sentir moins seul. … Mais de là à repartir au bras de quelqu’un qui ne nous plaît pas ! Parce que tout de même, on peut bien se l’avouer, elle et moi, là, en ce moment même on est en train de ne pas se plaire, ça saute aux yeux, d’ailleurs comment ne pas le

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dire, comment escamoter tous ces éclats que la déception a fait voler autour de nous. On replonge le visage dans nos grandes tasses, on vise l’arôme, c’est un peu de l’enfance qui nous revient, la fine vapeur qui nous enrobe le nez nous dit de rester sages, que tout va bien se passer. La déception en fin de compte c’est tout ce qu’on aura vécu en commun, c’est déjà ça, c’est presque une base, je veux dire, une expérience partagée. Alors plutôt que d’en rester là, plutôt que de basculer seul vers cette heure en décembre où la nuit a bien fini de tomber, je lui propose de le faire ce dîner, parce que tout de même, l’arrière-pensée depuis le début était bien un peu là, de se rejoindre en fin d’après-midi dans un café, et éventuellement, si tout se passait bien, de faire reculer le temps jusqu’à se dire qu’il est l’heure de dîner. Le petit restaurant n’est pas loin, de là je calque mes pas sur le stratagème de l’homme conquis que j’aurais dû être à cet instant précis, par précaution j’avais d’ailleurs réservé depuis trois jours, pour avoir cette table précise, celle près de la baie vitrée, histoire d’avoir la vue, non pas vraiment sur Paris, mais sur la rue. On étudie la carte sans folie, on accepte l’apéritif parce qu’on ne pense même pas refuser, on fait des choix raisonnables, sans se soucier de ce que l’autre pensera, sans même l’appréhension de l’haleine ou de l’éventuel retentissement digestif. Pour le vin c’est pareil, pas d’esbroufe, un sancerre rouge, un vin de Loire, comme si tout ce soir devait glisser aussi peu follement que le fleuve.

Serge Joncour

Combien de fois je t’aime

L’échange tourne petit à petit à la sincérité, on se dit tous nos échecs, nos ratés, on partage nos expériences, cette façon de considérer l’amour improbable, on se renifle sur le mode des animaux blessés, on voit que chez l’autre la douleur est grande aussi, ça rassure sur soi, on se sent moins seul dans sa solitude. Elle en a vu des types, elle en a rencontré des malins qui, sous couvert de grand amour, lui ont donné rendez-vous dans l’unique intention de la sauter, alors, une fois ou deux, pas trop coupable elle le reconnaît, elle y est allée, elle me confie ça comme elle le dirait à un pote, sans redouter une seconde que je sois jaloux, déjà elle me raconte les types avec qui elle a couché récemment, sans illusion. Moi je ne peux pas en dire autant, jamais une femme ne m’aura donné rendez-vous avec l’arrière-pensée de me jeter dans son lit, ça ne m’est pas encore arrivé. D’ailleurs, jusque-là, des femmes par Internet je n’en ai pas rencontré, pour de vrai. Une en tout. Pourtant elle me dit que c’est facile, que les hommes y rencontrent facilement des femmes, elle en a même vu qui en voyaient des dizaines. Quelque chose m’échappe. La deuxième bouteille de vin nous donne un peu plus d’aisance. Ce soir il n’y a pas tant de monde que ça dans le restaurant, presque pas de voitures dans la rue. Comme un fait exprès, Noël est pour la semaine prochaine. À l’aube de ce grand moment familial, notre dîner d’amour raté n’en est que plus incongru. Il faut sauver quelque chose de l’inconvenant, c’est presque sacrilège de faire une rencontre au seuil d’une fête chrétienne, c’est encore plus insolent si c’est

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une rencontre pour rien, manquerait plus qu’on se parle de faire l’amour, là tout de suite, manquerait plus qu’on évoque l’idée de coucher ensemble, après tout, hormis la douzaine d’escargots qu’on vient de s’envoyer l’un et l’autre, rien ne contre-indique de se rapprocher, toutes les conditions sont réunies. Depuis toujours j’ai noté que mes initiatives étaient souvent mal reçues, quand les choses viennent de moi elles y restent le plus souvent, du coup c’est elle qui me prend la main, un mouvement lointain venu d’un méandre de la Loire, vers Sancerre, dans ces eaux-là. Le temps d’un flash je me vois comme un salaud, le type qui fait boire une femme pour lui capter le sourire. Je ne sais plus quoi penser de moi, d’elle encore moins, faut dire que j’ai pas mal bu. Je vois ma main dans la sienne comme un hamster dans les bras d’une enfant, je ne sais pas bien ce qu’elle fait là. Dans un mouvement de l’âme, mi-lasse mi-désespérée, elle prend ma main et se la passe sur le visage, un peu comme si c’était la sienne. J’y vois l’aveu d’une détresse totale, c’est le fanal de la perdition, un signal qui ferait dire que le voilier n’est pas loin de s’abîmer, elle cherche une bouée pour la nuit, je suis là, comme par hasard j’habite à deux pas, alors on y va, chez moi il y a de la lumière, pour ne pas l’allumer justement, et se perdre jusqu’à tout confondre, piétiner l’affolante désillusion de ne pas s’être trouvés, alors on se prend, on ne se déshabille même pas, dans la nuit on ne se voit pas, on replonge dans ces images qu’avaient fait naître les mots, le désir rejaillit de ce fol espoir qu’on y mettait, on se fait l’amour dans un sursaut, on se tord, on se mord, on se prend comme un repas après une trop longue diète, c’est la revanche des vaincus, on se fait tout, quitte à le faire mal, quitte à se faire mal par moments, on oscille entre les grands arpèges et les positions à deux balles, on tente sans le scrupule de décevoir, oui c’est ça, ce soir on se fait tout, on y va, on se lâche, on se donne ce bien qu’on a pas su trouver, la vie est une revanche à prendre, faut la voler comme une victoire. L’avenir nous dira de quoi nos prochains messages seront faits, si ça se trouve dès demain on ne s’écrira plus, depuis des semaines les mots étaient les combustibles de la fusion des corps, s’écrire ne nous aura servi qu’à ça, à passer une soirée pour abolir toute poésie. On verra, pour l’instant elle s’est endormie, elle dort, j’ai presque envie de me lever, d’allumer l’ordinateur pour lui écrire un message, lui parler de ça, de nous, lui demander ce qu’elle en pense. J’ai presque envie de lui faire un message, ne serait-ce que pour avoir une réponse, l’attendre au moins. Elle me manque. Cette attente me manque. Oui c’est ça, je vais lui envoyer un mail. Ça me manque de ne pas lui écrire, de guetter sa réponse en me connectant à tout moment, ça me manque cette petite icône : réception d’un nouveau message, ça me manque tellement d’avoir mon petit mot du soir, à croire que s’aimer c’est ne plus s’écrire. Je lui fais un mot. Si elle répond ? On verra bien demain.

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Linda Lê

In memoriam

Éditeur : Christian Bourgois Parution : août 2007

© Mathieu Bourgois

Responsable cessions de droits : Raphaëlle Liebaert raphaelle.liebaert-bourgoisediteur@ orange.fr

Biographie

Linda Lê est née en 1963. Elle habite à Paris. Depuis Dalat, sa ville natale du Vietnam, jusqu’à Paris, il y a eu de nombreuses étapes : Saigon d’abord et ses études au lycée français, puis, après la chute de Saigon, son rapatriement en France avec sa mère française et sa sœur. Après trois livres parus lorsqu’elle était très jeune, elle a publié Les Évangiles du crime, dont une presse unanime a salué l’originalité exceptionnelle. Publications   Chez Christian Bourgois : Le Complexe de Caliban, 2005 ; Conte de l’amour Bifrons, 2005 ; Kriss, suivi de L’Homme de Porlock, 2004 ; Autres jeux avec le feu, 2002 ; Les Aubes, 2000. Dans la collection « Titres » : Les Évangiles du crime, 2007.

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Une femme s’est donné la mort un matin de printemps. Elle laisse derrière elle quatre livres qui sont autant d’énigmes pour les deux hommes qui l’ont aimée, deux frères ennemis devenus des inconsolés. Le narrateur, lui-même écrivain, est celui qui l’a approchée le premier ; il trace le portrait d’une séditieuse, créant, envers et contre tout, une œuvre où la concession n’a pas cours. Tombeau d’une irréductible, éloge d’une maquisarde, ce récit de deuil est aussi une confession où l’amour, la rivalité, la recherche obstinée de la vérité offrent des visages multiples. La quête

de l’autre, le sacrifice consenti à la littérature, la ronde des fantômes qui demandent à renaître : en s’interrogeant sur le départ, sans un adieu, sans une lettre, de cette amante qui l’a révélé à lui-même, le narrateur fait retour sur soi, et c’est avec une lucidité teintée d’humour qu’il se dépeint à travers ses tâtonnements littéraires et ses algarades avec son frère, destiné à être son rival. Et peut-être, au bout du compte, le pari qu’il relève est-il de dire la passion pour un être qui a conservé jusqu’au bout son mystère, et de vaincre la mort par les mots.

e serais devenu fou si je n’avais pas écrit ce livre. La folie me guettait cependant : à peine l’avais-je terminé que je le brûlai. Mener à bien l’œuvre de sa vie et la détruire, est-ce extravagant ou sensé ? Je n’avais pas besoin de me poser la question. J’oscillais entre le rêve et la réalité. J’avais pendant un moment une perception aiguë de tout, puis, la minute d’après, je me demandais qui j’étais. Je restais parfois des heures entières à regarder un Laguiole avec l’envie de me trancher la gorge. Je serrais le couteau dans ma main et je fixais le reflet de mes yeux dans la lame. Je ne m’aventurais plus hors de chez moi : j’aurais été capable de poignarder le premier passant croisé – et ç’aurait été, bien sûr, une passante. Une jeune fille longiligne qui se serait mise sur mon chemin pour me dire, Tue-moi, si tu l’oses. Je me méfiais de moi-même, de l’état dans lequel j’étais, où l’exaspération coudoyait la stupeur. La nuit, je ne dormais pas, je me tenais aux aguets, à l’écoute des soubresauts de mon être. J’étais dans un grand isolement, que j’avais créé moi-même. J’avais sommé les rares amis qui prenaient encore de mes nouvelles de me laisser en paix. Mais cette tranquillité, je la cherchais en vain. Tant que je noircissais des pages, je parvenais encore à croire à l’éventualité d’une renaissance. Ma tâche remplie, je me retrouvai face à un magma de mots, et ce qui aurait pu me fortifier provoqua un abattement comme je n’en avais jamais connu auparavant. Assis sur mon lit, hébété, je marmonnais. Quand je me reprenais, je tombais dans l’excès inverse, j’allais et venais dans une affreuse agitation, je fumais cigarette sur cigarette jusqu’à en avoir la nausée. J’avais peine à rassembler mes idées. Ma tête s’était échappée et me jouait des tours. Mon corps ne manifestait sa présence que pour me narguer – lequel de nous deux aurait-il le dessus ? Si ce devait être lui, je me changerais en momie, je tirerais les épais rideaux de mes fenêtres et, dans l’obscurité la plus totale, me loverais en chien de fusil, ne sortant plus de cette position.

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J’avais commencé à œuvrer pas seulement comme on s’agrippe à une planche de salut : j’aspirais à me fondre dans ces pages pour n’être plus rien, ne plus me répéter cette phrase, Elle s’est tuée, qui sonnait le glas d’une histoire dont je n’avais jamais maîtrisé le cours. Le manuscrit s’intitulait Tombeau de Sola. Nous l’appelions Sola parce qu’elle était solitaire et seule, d’une solitude souveraine. Sola s’était donné la mort un matin de printemps. Aucune lettre – pas même un laconique Pardonnez-moi – n’avait été découverte près d’elle. Et ce refus de toute justification, ce dédain du monde qu’elle quittait pesaient lourd dans la balance. Rien ne permettait de prévoir que ce lundi d’avril elle allait en finir d’une manière aussi violente. Je dis que rien ne présageait une telle décision. J’aurais tout aussi bien pu dire qu’au plus intime de moi, je savais depuis toujours que sa vie s’achèverait ainsi. Elle n’avait pas écrit de mot d’adieu, mais elle avait, avant de nouer la corde pour se pendre, téléphoné à mon frère, Thomas, pour l’inviter, sans rien trahir de ses intentions, à venir chez elle. C’était lui qui avait décroché le cadavre. C’était lui et non moi qu’elle avait choisi pour la toucher une dernière fois. Jusqu’au bout, elle m’aurait exclu. Et cela m’avait rendu fou de douleur. La guerre amoureuse qui s’était engagée entre nous trois se solda par le couronnement de Thomas, sacré vainqueur. Parce que, en l’appelant avant de se suicider, en lui disant de sa voix calme, Passe dans une heure, elle m’avait signifié qu’elle m’avait toujours tenu pour un farceur et qu’en cet instant suprême, elle n’accordait sa confiance qu’à mon frère. Pendant des jours, je tentai de me persuader qu’elle avait eu une pensée à mon endroit, qu’elle avait eu la délicatesse de m’épargner la vue de son corps inanimé. Mais rien ne servait de me bercer de chimères. C’était d’une évidence criante que Thomas était l’élu. Quelques lignes qu’elle m’aurait adressées auraient cependant suffi à constituer pour moi un rempart contre la détresse. Quand j’appris la nouvelle, non seulement du suicide mais de la visite de mon frère, à qui avait été concédé le privilège de lui parler avant sa mort, je me mis à haïr Sola. Elle était partie sans une explication, comme si je ne valais pas la peine d’une lettre. Il ne fallait pas attendre d’elle un Pardonnez-moi. Elle était trop convaincue de la légitimité du moindre de ses actes. Mais elle aurait pu me dire au revoir, m’assurer qu’elle m’avait aimé, même en ajoutant qu’elle aimait aussi Thomas, de façon différente, avec moins d’ambivalence. Elle s’en était abstenue. Elle avait tiré sa révérence en me claquant la porte au nez, et moi, glacé d’effroi, j’avais pour tout legs ce silence assourdissant. La tragédie était consommée. Sola m’avait tourné le dos, mon frère se drapait dans son chagrin de veuf. Je les haïssais tous les deux. Le tableau qui s’offrait à moi montrait mon frère versant des larmes sur le cadavre de cette femme qu’il m’avait volée, et qui l’avait nommé, lui, au dernier moment, comme étant le survivant le plus proche d’elle. C’était répugnant. Ils étaient répugnants l’un

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et l’autre. Ils m’avaient tenu à l’écart, comme des parents tiennent à l’écart leur enfant pour fricoter dans leur chambre. J’avais prévenu mon frère que je n’assisterais pas à la cérémonie d’incinération. Thomas avait enregistré des morceaux de Schumann pour accompagner Sola vers l’au-delà – tels avaient été ses propres termes. Pour l’accompagner dans son retour à la poussière, avais-je rectifié. Il avait haussé les épaules et enchaîné, Il n’y a pas de paradis pour Sola, elle n’aurait pas supporté le paradis, elle est dans le septième cercle de l’enfer, dans la forêt des suicidés, et je veillerai à la perpétuation de son nom. J’avais ricané. Il s’était arrangé de sorte à être le seul qui s’occupait d’elle, de sa dépouille, de ses funérailles. Moi, je me terrais dans mon appartement, défaisant et refaisant l’histoire. Si Sola m’avait dit, Passe dans une heure, je serais vite accouru, et je l’aurais sauvée. Mais aurais-je vraiment été en mesure de la sauver ? Peut-être était-elle arrivée à un point de non-retour, sans que mon frère et moi, aveuglés par notre foi en son aptitude à rebondir, l’eussions pressenti. Plusieurs fois, mon instinct m’avait alerté : évoluant tout comme moi sur un fil, elle pourrait bien céder au vertige du vide et prendre le parti d’abréger ses jours. Mais jusqu’à ce printemps, elle avait réussi à ne pas succomber aux chants captieux de son ange noir. Elle venait de mettre le point final à un récit – je savais ce qu’il lui avait coûté, tout en priant pour que cet aboutissement de ses efforts fût un filet protecteur, qui l’empêcherait de sombrer. Le matin où elle se pendit, je m’interrogeais précisément sur ce manuscrit. À sa place, j’aurais été fier de moi, orgueilleux de ce que j’avais accompli. C’est pourquoi je ne voyais pas clair dans ce que je considérais comme une démission. Son dernier roman paru m’avait révélé, même à moi qui n’étais pas facilement démonté, combien son imaginaire, riche en guetsapens, bousculait le lecteur dans son confort. Et voilà qu’elle en avait poli un autre, qui était à coup sûr tout aussi dérangeant. Les deux livres auraient dû signer sa victoire sur le néant. L’œuvre ultime avait été arrachée à la nuit, après des mois où, amorphe, mutique, elle s’était enfoncée dans le marasme. Durant cette période, je n’avais aucun doute que c’en était fait d’elle. Elle nous avait comblés de quatre ouvrages, et brusquement tout s’était arrêté. Thomas, installé chez elle, la forçait à manger, la lavait, la couchait. Là encore, c’était lui qu’elle avait tacitement désigné pour rester près d’elle. Elle était assise, aussi immobile qu’une souche, mais quand je la touchais, elle portait la main à son visage et se cachait les yeux – ma présence l’incommodait. Comme, à l’époque, j’avais en chantier une brève chronique qui était ma dernière chance – ou je terrassais celui en moi qui me tenait en échec, ou je jetais l’éponge, abandonnant pour de bon la littérature –, je m’étais effacé devant Thomas, et avais limité mon empressement à de brèves visites qui au fil des jours renforçaient ma certitude : Sola était à bout de course. Après les quatre contes grinçants qu’elle avait parfaits, nous n’aurions plus une ligne d’elle. Je l’avais déjà vue terrifiée ou égarée, mais là elle était sans vie. On aurait dit un mannequin

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d’osier que mon frère déposait le matin dans un fauteuil et le soir étendait sur le lit. Avait-elle seulement conscience que Thomas était à ses côtés ? En tout cas, elle ne voulait pas de moi. Peut-être, même si elle était étrangère au monde réel, savait-elle dans un coin de son cerveau brumeux ce que je préparais : que je fusse obnubilé par mon nouveau pari la torturait. Nous avions toujours été telles les deux faces d’un miroir. Quand elle travaillait d’arrachepied, j’étais à sec. Quand elle déclarait forfait, j’étais en veine. Mais, quelle que fût la situation, je me croyais toujours dans l’obligation de lui démontrer que je tendais au même principe d’exigence qu’elle. C’est pendant ces longues semaines où elle s’était retirée dans un no man’s land auquel je n’avais pas accès que j’avais eu peur pour elle, peur qu’elle ne se tuât. Mais elle n’avait plus de volonté, pas même pour se suicider. Tout son être criait non. Elle ne se rappelait probablement plus qu’elle était l’auteur de quatre merveilles. À elle, je n’avouais pas mon admiration, sauf aux commencements. Au contraire, je me plaisais à soutenir qu’elle n’était pas allée au bout d’elle-même – j’escomptais qu’elle riverait le clou à tous ses détracteurs en concevant le livre. Il était vrai que je n’avais cessé d’espérer quelque chose : qu’elle choisît entre mon frère et moi. Et elle ne pouvait que me préférer, pas uniquement parce que je me mêlais de littérature et que Thomas n’éprouvait jamais ce sentiment de déroute quand les mots vous lâchaient, mais aussi parce que, pareil à elle au moins sur ce point, j’avais la terreur de vivre et la rage de m’affirmer. J’étais son jumeau, lui avais-je dit une nuit où elle m’avait narré la légende d’un dibbouk. Elle m’avait détrompé : d’après elle, nous ne nous ressemblions pas du tout. Mon rêve de toujours, celui de m’allier à un alter ego, s’évanouissait. Je lisais, plus qu’une fin de non-recevoir, de l’indifférence dans son démenti. Elle ne daignait pas faire corps avec l’univers que je construisais pour nous. Je mis du temps à admettre qu’elle se protégeât de toute relation fusionnelle. Elle craignait d’y être engloutie, et cette crainte l’amenait à se partager entre Thomas et moi, à délaisser l’un pour l’autre, puis à fermer la porte à tous deux afin de tenir conciliabule avec les personnages de son invention. Je m’interdis de prendre part à la cérémonie d’incinération, et je déclinai la proposition de rédiger pour un journal la nécrologie de Sola. Cette attitude me valut une volée de bois vert : les amis de la défunte critiquèrent ce manquement à mes devoirs. Mais moi, je comptais sur son indulgence – elle non plus, si je m’étais tué, ne m’aurait pas enterré en quelques feuillets. Sola s’en est allée, et il me faut enquêter sur les raisons qu’elle a eues de s’esquiver sans un adieu, avais-je dit à mon frère. Dès qu’il m’avait annoncé la mort de Sola, je lui avais lancé, As-tu mis la main sur son dernier livre ? Qu’en est-il de son manuscrit ? Thomas avait répliqué, Je ne sais pas, je ne sais rien du tout. Et il avait ajouté, Ses papiers, je m’en fous à l’heure qu’il est, tu ne te rends donc pas compte qu’elle s’est suicidée ? Il avait le ton d’un censeur morigénant un gosse coupable d’insister sur des futilités

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à un moment grave de l’existence. Nous étions chez lui. Il plaçait dans un cadre une photo où Sola et lui étaient assis sur les marches d’un escalier, celui d’un musée qu’ils avaient visité ensemble outre-Rhin. Thomas l’avait suivie dans plusieurs villes allemandes où des librairies avaient organisé des lectures. Elle en était revenue contrariée d’avoir accepté l’invitation. Pourquoi les gens participaient-ils à ces manifestations ? Par sympathie pour les braves petits soldats de l’ombre, au garde-à-vous pour l’inspection ? Elle se souvenait surtout d’une femme, pharmacienne de son état, qui était allée vers elle, lui avait fait dédicacer un livre et lui avait dit de but en blanc, après avoir parcouru le prologue, C’est très joli, ce que vous écrivez. Très joli, s’était exclamée Sola quand elle m’avait décrit, en riant, la scène. Il n’y avait pas pire insulte de la part de cette lourdaude, qui tenait entre les mains son troisième roman – une torpille, avais-je pensé en le lisant. Sola, me raconta mon frère, avait jeté un œil furibond à la pharmacienne, et il avait cru qu’elle allait lui envoyer l’un de ses ouvrages à la figure. Mais elle s’était contentée de sourire, puis elle s’était tournée vers Thomas, témoin indigné de cette sortie. Les rencontres avec le public des soirées littéraires lui ont toujours causé des déceptions, proféra mon frère pendant qu’il extrayait d’un tiroir d’autres photos de Sola et de lui prises au cours de ce voyage. Ni en France ni ailleurs elle n’avait jamais eu de plaisir à échanger de menus propos avec des curieux. Son vrai moi enfoui dans les pages imprimées, elle n’était plus qu’une bizarrerie exhibée dans une foire. Quand on la couvrait de compliments, elle était encore plus désorientée : elle rentrait la tête entre les épaules, comme un usurpateur sur le point d’être démasqué. Un double d’elle-même, fabriqué sur mesure, doué de gestes mécaniques et de paroles de circonstance, s’adjugeait une distinction que personne ne devrait lui décerner. Elle redoutait par-dessus tout d’avoir affaire à de bonnes âmes pour qui elle n’était que la fille d’un immigré entrée, à force de ténacité, au royaume des lettres. Ces cœurs compatissants souhaitaient entendre de sa bouche des plaintes sur sa condition ou des dithyrambes de la terre qui avait donné l’hospitalité à son père. On la confinait dans le rôle de l’enfant d’un pauvre hère sans feu ni lieu, promue au rang de magicienne des mots, conclut Thomas, et pour une fois, nous étions d’accord, lui et moi. À ceci près qu’elle était pour lui une fée et, au fond de son cœur, il aurait aimé mener avec elle une existence où la littérature n’aurait conservé qu’une portion congrue, tandis qu’à mes yeux elle était avant tout un écrivain, un être sans défense, doté cependant d’une détermination que je supposais à tort sans faille, et qui l’aidait, au moment même où on l’imaginait à terre, à puiser en elle assez de pugnacité pour continuer et éblouir ceux qui l’avaient rayée du monde des vivants. Et c’était, paradoxalement, Thomas qui l’avait poussée en avant, lui avait insufflé l’énergie nécessaire pour triompher de ce qui l’entravait et poursuivre sa route, ainsi qu’il me le dit ce jour-là pour marquer son importance, tout en me tançant parce que je n’allais pas me recueillir au crématorium. Pendant les

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mois où elle était plus étiolée qu’une plante anémique, mon frère avait pris soin d’elle comme d’une enfant arriérée ou d’une vieillarde impotente. Moi, j’avais renoncé, le signal qu’elle me transmettait était que je ne pouvais rien pour elle. Trop égoïste, trop maladroit, trop empêtré dans mes scrupules qui me recommandaient de ne pas être la mouche du coche, je me gardais à carreau – veiller sur elle revenait à jouer avec le feu, je risquais de me consumer à mon tour. Je me bornais à formuler ce vœu : que son grain de folie créatrice ne se desséchât pas, que l’orage grondant en elle fût de ceux qui purifiaient le paysage et préludaient à un renouveau. Selon Thomas, si je ne m’associais pas à la cérémonie d’incinération, c’était pour briller par mon absence. Il avait raison, en un certain sens. Je ne tenais pas à apparaître tout au plus comme l’un des proches de la morte. En me détachant du groupe qui échangerait des regrets formels, j’enseignerais aux autres et à moi-même que les affinités électives se dispensent de témoignages conventionnels. Pendant que les intimes, réunis dans la pièce froide, écouteraient la musique de Schumann, je me cloîtrerais chez moi, avec pour compagnie le souvenir de cette Antigone qui m’avait initié à l’insoumission, et qui possédait une formule alchimique : le sacrifice consenti à la littérature. Voilà pourquoi j’étais outré par la réponse de Thomas, Ses papiers, je m’en fous. Le manuscrit de Sola, c’était son seul héritage. Quel sort lui avait-elle donc réservé ? Je téléphonai à son éditeur, me disant qu’elle le lui avait peut-être envoyé pour laisser un texte posthume. Il tombait des nues : il n’avait pas eu le moindre signe d’elle. Je joignis plusieurs amis de Sola. Tous furent surpris en apprenant qu’elle avait repris le collier. Aucun d’entre eux n’avait eu, depuis des mois, ne serait-ce qu’un coup de fil d’elle. Il ne rimait à rien de courir après des renseignements au sujet d’un roman fantôme. Je ne pouvais néanmoins m’ôter de l’esprit qu’il recelait un message à moi destiné, une élucidation du passage à l’acte.

Linda Lê

In memoriam

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Mathieu Lindon

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr

© Hélène Bamberger

Mon cœur tout seul ne suffit pas

Éditeur : P.O.L.

Biographie

Mathieu Lindon est né en 1955. Il entre en 1984 à Libération comme critique littéraire, puis chroniqueur, travail qui se poursuit à ce jour. Publications   Chez P.O.L. : Ceux qui tiennent debout, 2006 ; Ma catastrophe adorée, 2004 ; Je vous écris, 2004 ; Lâcheté d’Air France, 2002 ; La Littérature, 2001 ; Chez qui habitons-nous ?, 2000.

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Un homme reçoit une curieuse lettre lui enjoignant de contacter sans délai la fille d’un de ses meilleurs amis, qui vient de mourir. Or, de cet ami, il n’a aucun souvenir. Mais, en même temps que sa méfiance, sa curiosité est piquée et il se rend en province auprès de l’étrange famille de son « ami ». Tandis que la mémoire lui revient peu à peu, tandis qu’il s’émerveille des personnes qui l’entourent et qui dessinent une constellation d’intelligence et de gentillesse rare – des enfants quasiment surdoués dans ces deux domaines à leurs affables parents –, un malaise cardiaque l’abat. Il survivra mais aura approché de si près la mort que le monde en sera transformé. Mathieu Lindon poursuit avec cet étrange livre un itinéraire romanesque hors du commun. Hors du commun parce que tout

en ne négligeant pas les ressorts dramatiques classiques, en structurant ses histoires de façon plutôt traditionnelle, il arrive à toujours y introduire, discrètement et efficacement, un ferment de doute, à montrer que rien ne va jamais de soi et ainsi à déborder, à excéder d’une manière totalement originale les cadres habituels de la fiction. Cela tient à une phrase très particulière, toujours au bord du déséquilibre et d’autant plus fascinante. Cela tient à une pensée qui ne se contente pas des clichés, qu’ils soient politiques, sociaux ou sentimentaux. Et c’est la raison pour laquelle, mine de rien en quelque sorte, mais avec une remarquable efficacité, beaucoup de grandes questions et de grands sentiments, comme l’amitié, l’amour, la mort, le racisme, l’art, sont ici abordés.

Cher Monsieur, Je me permets de vous avertir que mon père est mort ce matin. Il nous parlait si souvent de vous et de vos aventures communes, en Afrique et partout, que vous faisiez pour nous partie de la famille et vous êtes le premier à qui j’écris la triste nouvelle. Soyez sûr que, à travers les vicissitudes de l’existence, vous êtes resté jusqu’au bout son ami le plus cher. En souhaitant ardemment vous rencontrer bientôt afin de vous entendre évoquer sa mémoire, je vous envoie mes sentiments reconnaissants pour tout ce que vous lui avez donné. Dominique Turna-Veille C’est bien mon nom sur l’enveloppe. Jamais entendu parler de Turna ni de Veille ni de l’adresse indiquée sur la lettre, pourtant. Quant à l’Afrique, j’ai dû y passer deux fois une semaine de vacances, il y a une vingtaine d’années, je ne sache pas y avoir lié la moindre relation. Le reste de mes pérégrinations de prétendu globe-trotter est également indissolublement lié au simple tourisme. — Dominique qui signe, est-ce un homme ou une femme ? dit Simon quand on se téléphone. — J’ai pensé une femme, à cause de Turna-Veille, ça pourrait être son nom de femme mariée et celui que je suis censé déjà connaître. — Ça se tient, dit-il. — Mais ce n’est pas la question. Tout me met mal à l’aise, la perspective qu’il y ait confusion autant que celle d’être le bon destinataire. La situation me coûte. Quelle mémoire évoquer pour le bénéfice d’une fille ou d’un fils aimant vorace de souvenirs, quels espoirs décevoir ? Pourquoi écrire « avertir » dès la première phrase comme si cette mort m’était un présage ? Il y a un numéro de téléphone au-dessous de l’adresse mais je n’appelle pas.

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Je fais le soir même une analyse de texte qui ne me sert qu’à mal dormir. Quel âge a la ou le signataire ? Et le mort ? Qui est « nous », juste le disparu et l’auteur de la lettre ou y a-t-il d’autres personnages ? Qu’est-ce que j’ai tant donné ? Pourquoi m’être si reconnaissant ? Est-ce ironique, ce qui justifierait « avertir » ? Je réfléchis pendant deux jours, c’est-à-dire que je ne fais rien. Le matin du troisième, je reçois une nouvelle lettre. Cher Monsieur, En rangeant des affaires de mon père, j’ai trouvé une enveloppe cachetée à votre nom. Je n’ose vous la faire parvenir de crainte qu’elle ne se perde, comme ce fut peut-être le sort de ma lettre précédente à laquelle je n’ai reçu aucune réponse, et je préfère vous la remettre en mains propres. Téléphonez-moi, s’il vous plaît, pour que nous convenions d’un rendez-vous. Je pourrai me déplacer à Paris pour la journée à votre guise. En vous rappelant le décès soudain de mon père et l’attachement qui l’a lié à vous jusqu’à ses derniers instants, je vous signale à nouveau ma vive reconnaissance. Même signature, même adresse, même numéro de téléphone. Une précision supplémentaire : la mort fut soudaine, aussi inattendue pour les proches du disparu que, pour moi, les courriers qui la suivent. Mais, encore une fois, ce n’est pas la question. Un agacement me gagne de me retrouver dans ce doute amical. Et pourquoi « Je vous signale ma vive reconnaissance » ? Le verbe n’est pas plus approprié qu’« avertir ». Sont-ce des signaux ou des maladresses ? Que, sans compétence littéraire particulière, on puisse écrire des lettres rend impossible de les lire correctement. Il va falloir répondre, fût-ce par un silence forcément agressif que je me sens incapable de tenir, et je ne vois pas comment faire autrement qu’appeler le lendemain soir de l’arrivée de la seconde lettre. — C’est elle-même, dit la voix de deuil qui m’a répondu quand je demande à parler à Dominique Turna-Veille. Je dis mon nom qui suscite un « Ah » ému, joyeux. Puis viennent des remerciements au milieu desquels la femme s’interrompt pour assurer que cette conversation n’a de sens qu’« entre quat’z’yeux », expression prononcée sur le ton de la plus grande bienveillance mais que je ne peux m’empêcher de trouver menaçante – parler, aussi, est familier même à ceux qui n’ont pas la plus grande maîtrise sémantique. Je n’ose pas le faire remarquer d’une boutade, pour en avoir le cœur net, à un être qui n’est pas d’humeur à plaisanter. — Bien sûr, je peux venir à Paris, mais sans doute préférez-vous être vousmême sur place, vous imprégner des lieux où il a fini de vivre, dit-elle. On peut vous loger sans mal. Comme vous l’imaginez, son lit est désormais libre. Dans mon malaise, cette invitation aussi me paraît inquiétante, s’il est mort dans ce lit devra-ce être mon sort ? — Je ne sais pas, dis-je.

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Il n’y a rien que je préfère sinon que cette histoire soit finie, qu’elle n’ait jamais existé. — Je vous attends, dit-elle, c’est le mieux. Venez, le jour ou la nuit que vous voulez mais venez. J’ai si peu la conduite de la conversation que je me retrouve convié pour un véritable séjour alors que je n’ai pas encore parlé du malentendu, de la probable homonymie qui me vaut cette reconnaissance sans objet. Je tâche de m’expliquer avec tact pour ne pas froisser cette orpheline et elle y met gaiement le holà. — C’est ça. Vous avez un sosie qui porte votre nom et habite chez vous. Pourquoi un sosie ? Je me demande si elle a des photos, si je suis espionné, ou si juste elle exagère exprès pour faire valoir l’immensité de l’éventuelle coïncidence. — Je n’ai rien à voir avec cette histoire, dis-je. C’est faux puisque l’histoire est précisément que j’y sois mêlé. En plus, j’aurais dû dire ça immédiatement. Mieux aurait valu écrire que téléphoner, j’aurais mené la discussion à ma guise. Quand elle raccroche, tout à fait poliment mais en me laissant interdit, rendez-vous m’est donné à Lille pour le prochain week-end.

Mathieu Lindon

Mon cœur tout seul ne suffit pas

En descendant du TGV, je prends conscience que je serai incapable de reconnaître Dominique Turna-Veille puisque nous n’avons échangé aucun mot d’ordre descriptif, et aussi que je connais son numéro chez elle mais pas celui de son portable, de même qu’elle n’a que mon fixe. Comment se joindre si on se rate à la gare ? En vérité, j’ai l’espoir qu’elle ait avec son père une ressemblance qui, en remontant à l’envers le jeu des physionomies, me permette tout à coup d’identifier celui-ci. Tout le voyage, j’ai pensé à ce que je dirai à mon interlocutrice – sans d’ailleurs arriver à aucune phrase convaincante –, pas à la rencontre concrète. — J’ai eu peur que vous ayez raté votre train. Pardonnez-moi de l’avoir pensé. Je sais pourtant que vous n’êtes pas homme à manquer à pareil rendez-vous. Elle m’aborde sur le quai où il pleut et où je n’ai pas encore fait trois pas. Elle a du charme, une jolie brune à cheveux longs qui doit mesurer à peine trois centimètres de moins que moi et a l’âge d’être ma fille. Elle ne m’évoque personne qu’elle-même. Il y a une préposition de trop, « manquer pareil rendez-vous » m’aurait paru plus accueillant. Elle me tend sa main nue et je crois respectueux, compatissant, de déganter la mienne pour la lui serrer. Je ramasse mon gant après l’avoir laissé tomber dans une mince flaque. — Vous ne vous imaginez pas ce que vous représentez pour moi, surtout maintenant, dit-elle en plaçant son parapluie au-dessus de moi, me contraignant à la proximité. L’enterrement a eu lieu hier, tout s’est bien passé. Si on peut dire. Ça signifie qu’on s’est débarrassé de papa sans scandale, plus rien ne gênera sa décomposition.

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Si j’avais vraiment été le meilleur ami de son père, une telle réception ne me mettrait-elle pas encore plus en porte-à-faux ? Qu’elle évoque « papa » me prépare aussi au moment où les distances seront abolies, où nous devrons communier dans la même émotion, la fille aimante et le parfait inconnu. Je ne veux pas de cette imposture mais c’est comme si elle la réclamait de tout son cœur d’orpheline. A-t-elle encore sa mère ? Tout à coup, cette question m’intéresse. Ça me soulagerait. — Tout le monde se réjouit beaucoup de vous voir, ajoute-t-elle sans précision. On a besoin de ça. Je ne comprends pas si « ça » est moi ou quelque chose d’un peu magique dont je suis le dépositaire. — Vous avez la lettre ? C’est la question que j’estime le mieux convenir. Est-il toutefois légitime de réclamer l’urgence pour un courrier d’outre-tombe ? — Vous êtes impatient ? Tant mieux. Elle vous attend à la maison, je n’ai pas voulu la trimballer. On perd tout, en voiture. Vous avez de la chance : on aurait bien aimé, nous aussi, avoir accès à son existence posthume. Ses derniers mots me laissent pantois. Un instant, j’ai le soupçon d’une machination littéraire qu’un je ne sais quoi dans son deuil modeste rend pourtant indécent. Dans la voiture, volontairement ou pas, elle m’impose silence. Elle, de temps en temps, prononce quelques phrases d’une tonalité émotive trop forte pour que j’y réponde directement – « Mon Dieu, comme ça va nous faire du bien que vous soyez là » ou « Plus j’y réfléchis, plus je suis persuadée qu’il a aussi laissé cette lettre pour nous obliger à nous rencontrer ». Quand j’ose reparler de la confusion qui m’amène là, me place dans cette situation de recours affectif à laquelle je n’ai aucun titre, elle ne prend pas mes phrases en compte. — Je suis désolé, commencé-je. Et elle, concentrée sur autre chose : — La route est dangereuse, affreusement glissante. Il pleut vraiment fort, maintenant. Je ne tente plus aucun mot. Au lieu du paysage, je regarde les essuie-glaces, ce mouvement perpétuel, perpétuellement efficace et inutile puisqu’à la fois l’eau est effectivement écartée et revient immédiatement. Un instant, follement, je m’identifie à eux : méritent-ils des remerciements pour ce qu’ils font, nous éviter un accident par absence de visibilité ? Mais, moi, je n’ai rien fait du tout pour aucun Turna-Veille, à part ce voyage en train et maintenant en voiture, à part avoir reçu des lettres et donné un coup de téléphone, ces riens qui s’avèrent être quelque chose. Le bruit des gouttes contre la voiture ôte tout poids à notre silence, participant au deuil. J’ai hâte d’être arrivé quoique je n’en attende rien. Sans réfléchir,

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je veux juste passer au prochain épisode où j’imagine que ma situation ne pourra qu’être meilleure. De l’extérieur, la maison est sobre et belle. On y arrive après une centaine de mètres sur une allée de graviers entourée d’un jardin bien tenu d’où on peut l’observer dans une parfaite perspective. De toute évidence, il y a de l’argent dans la famille, aucune escroquerie financière ne guide mon aventure comme je l’ai fugitivement redouté. Trois personnes nous accueillent quand nous entrons dans le salon élégamment décoré, une femme plus âgée, à savoir à peu près de mon âge, et deux gamins – la mère et les enfants de Dominique Turna-Veille. Tous ont l’air sympathiques et me manifestent la plus grande bienveillance, m’embrassant sur les deux joues. Si la veuve est là, pourquoi m’avoir offert le lit du mort ? — Le déjeuner est prêt, dit-elle. On m’installe. Je suis à un bout, la mère en face, les enfants à ma gauche face à leur mère. J’ai peur qu’être si bien reçu ne me crée une obligation supplémentaire, je tâche de m’en décharger au plus vite par des dénégations, « Je ne suis pas celui que vous croyez ». — Tu es un imposteur ? dit la petite fille en riant. — « J’ose dire pourtant que je n’ai mérité ni cet excès d’honneur ni cette indignité. » — C’est du Racine, non ? Papa adorait, dit Dominique Turna-Veille. J’explique que les fameux vers de Britannicus m’ont toujours paru curieux puisqu’on ne peut pas mériter un excès de quoi que ce soit, ce substantif excluant l’idée de justice autant que de mesure. Chacun donne son avis. — On dit bien « Je t’aime trop », dit l’aîné des enfants, Ikbal, neuf ans. — Racine était un précurseur. Il parlait déjà comme les jeunes d’aujourd’hui, dit sa grand-mère en souriant. La conversation a complètement tourné et j’ai le sentiment poisseux d’y avoir contribué. — Grand-papa, je l’aimais trop, dit la petite fille. Elle s’appelle Dounia. Étranges prénoms des enfants, pour moi ils pourraient aussi bien venir de Russie que de l’Égypte ancienne. Leur physique ne m’apporte aucune information supplémentaire pour trancher. — Vous lirez la lettre en prenant votre café, dit la grand-mère.

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Véronique Ovaldé

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Jennie Dorny (mail à Françoise Guyon) f.guyon@seuil.com

© Véronique Ovaldé

Et mon cœur transparent

Éditeur : Éditions de l’Olivier

Biographie

Véronique Ovaldé est une écrivaine à l’imaginaire particulièrement vif. En quatre romans, elle a imposé un univers singulier, fantasque et sombre, en France mais aussi à l’étranger (nombreuses traductions). Elle a reçu la bourse Goncourt du livre jeunesse avec l’illustratrice Joëlle Jolivet pour leur album La Très Petite Zébuline (Actes Sud Junior, 2006). Véronique Ovaldé participe régulièrement à des performances avec des artistes : production de multiples avec Françoise Quardon, performances avec Hervé Trioreau (Lieu unique, Nantes, 2005), Louis Vermot (Les Correspondances de Manosque, 2005), lectures (Festival d’Avignon, jardin des Doms, 2006). Elle est née en 1972 au Perreux-sur-Marne, travaille dans l’édition et vit à Paris avec ses deux enfants. Publications   Déloger l’animal, Actes Sud, 2005 ; Les hommes en général me plaisent beaucoup, Actes Sud, 2003 ; Toutes choses scintillant, Éditions de l’Ampoule, 2002 ; Le Sommeil des poissons, Éd. du Seuil, 2000.

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Sait-on jamais avec qui l’on vit ? Lancelot ne cesse de se heurter à cette question depuis que sa femme, Irina Rubinstein, a été victime d’un accident qui l’a précipitée au fond de la rivière Omoko. Déjà ébranlé par sa mort, il va immédiatement vivre un second « Très Grand Choc Supplémentaire » en découvrant quels mystères entourent cette disparition. Un à un se dévoilent les secrets que sa femme avait pris soin de lui cacher. Devant la révélation qu’il existe bel et bien une autre Irina, inconnue de lui, il ne lui reste qu’à mener

l’enquête et à élucider cette énigme : que faisait Irina, ce jour-là, à Catano, au volant d’une voiture qui ne leur appartenait pas et dont le coffre contenait des objets pour le moins suspects ? De livre en livre, Véronique Ovaldé a bâti son univers, qu’elle habite par sa fantaisie et son goût pour le merveilleux. Avec Et mon cœur transparent, elle nous emporte dans le tourbillon de son imagination et nous offre un roman noir en trompe-l’œil.

1 a femme de Lancelot est morte cette nuit. Le jour de leur rencontre, quand il lui avait annoncé, Je m’appelle Lancelot, il avait pris un air tout à fait désolé, un air contrit qui l’avait conquise. Elle avait répondu, Eh bien, qu’à cela ne tienne, je t’appellerai Paul. Elle avait éclaté de rire quand il avait ajouté que son patronyme était Rubinstein. Lancelot Rubinstein. Il s’était senti à la fois vexé et charmé par le rire de sa femme – qui n’était pas encore sa femme. Elle avait un rire qui rebondissait, un rire qui faisait de petits sauts sur les surfaces lisses et réfléchissantes alentour. Lancelot Rubinstein s’était dit qu’il allait avoir du mal dorénavant à s’en passer. Ç’avait à voir avec quelque chose de chaud et de laineux. C’était ce qu’il s’était dit ce soir-là, le soir du jour de sa rencontre avec sa femme. Lancelot était un homme qui pouvait penser qu’un rire était chaud et laineux. Lancelot a donc perdu cette nuit sa femme qui l’appelait Paul. La nuit qui va commencer le deuil de Lancelot est glaciale, c’est une nuit de blizzard et de gel noir. Lancelot et sa femme habitent Catano, une commune un peu isolée pas très loin de Milena. Une sorte de faubourg élastique. Milena est la cité la plus intéressante à plusieurs kilomètres à la ronde ; on y trouve une université, des bars ouverts le dimanche, de la drogue, des épiciers (pas simplement d’immenses supermarchés accessibles en voiture), un festival de courts-métrages et deux théâtres, dont l’un entièrement dévolu aux marionnettes d’animaux. Milena est le centre d’une région du monde où il fait froid quasiment toute l’année avec quelques pointes en février. Dans les forêts autour de Catano il y a encore des ours et des loups, on y braconne aisément des lièvres arctiques, des hermines et des renards blancs. À Milena on peut revendre la peau de toutes ces bestioles. Il y a là-bas des gens qui savent quoi

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en faire et à qui les céder à un prix exorbitant. Cette nuit-là, Lancelot ne dort pas. Il est assis dans son fauteuil favori en cuir tressé avec des coussins en faux zèbre pour la tête. Quand le téléphone se met à sonner, il est en train de visionner une émission sur les gazelles de Thomson qu’il a enregistrée et mise en sourdine. Merde, se dit-il en fronçant les sourcils, ils pourraient faire gaffe de ne pas appeler à cette heure, ça pourrait réveiller les enfants. Les enfants dont il se préoccupe à cet instant sont des enfants imaginaires. Lancelot et sa femme n’ont pas d’enfants. Malgré cette réalité incontestable, au moment où la sonnerie inopportune retentit, sa toute première pensée se dirige droit vers ses enfants imaginaires. Il fronce les sourcils, se rabroue, il décroche : Allô ? Lancelot Rubinstein ? (Il y a pas mal d’incertitude dans la voix de son interlocuteur quand il prononce ce nom, la voix d’ailleurs évoque quelqu’un à Lancelot, Robert Mitchum peut-être ?) Oui. Police de Milena. Ah ? (Là Lancelot se demande s’il a bien pensé à valider son permis de pêche, s’il n’a plus de cannabis dans la boîte à outils sur l’étagère du fond dans le garage et s’il a bien réactualisé son assurance auto.) C’est à propos de votre femme. Ma femme ? Vous avez bien une femme ? Oui oui bien entendu, j’étais encore il y a un quart d’heure au téléphone avec elle. Il faudrait que vous vous rendiez tout de suite au pont d’Omoko. Pourquoi ? Votre femme a eu un accident. Au pont d’Omoko ? Oui. C’est impossible. Ce n’est pas ma femme. Il y a un quart d’heure, ma femme était à l’aéroport en train d’attendre son vol (Lancelot se renfonce dans son fauteuil en cuir tressé et prend un coussin en faux zèbre qu’il presse contre son estomac). Je l’y ai moi-même accompagnée dans la soirée. Votre femme s’appelle bien Irina Rubinstein ? Oui (Lancelot prend un deuxième coussin, puis un troisième, entassant des couches de protection sur son ventre). Alors je vous conseille de venir au plus vite avant qu’on arrive à la sortir de son engin pour l’emmener… (le type hésite, il toussote) à l’hôpital ? (Il n’a pas l’air très sûr que c’est l’endroit où va être transférée Irina Rubinstein.)

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Lancelot avale sa salive, serre contre son estomac son bouclier de fausse peau de zèbre, il sent la panique qui commence à le prendre, elle arrive par le bout de ses doigts, il la sent très précisément s’emparer de la pulpe de ses doigts et remonter le long de ses nerfs, il aimerait enrayer le processus, mais la panique est là, elle investit son corps entier et son cerveau, elle se loge brutalement dans son sternum comme un uppercut, il n’arrive plus à respirer, son champ de vision se rétrécit (Je vais tomber dans les pommes ? se demande-t-il), puis s’élargit de nouveau, il dit, J’arrive. Mais en fait aucun son ne sort de sa bouche. Alors il s’éclaircit la gorge et prononce, J’arrive. Il n’est pas tout à fait certain que Robert Mitchum l’ait entendu mais ça n’a pas d’importance. Lancelot raccroche, se lève, attrape les clés de la voiture, descend au garage, et démarre pour foncer dans la nuit et la neige. Il oublie de se préoccuper de ses enfants imaginaires. Il ne fait que se précipiter vers Irina, son étoile, son trésor, sa lumière, il ne fait que conjurer ce qu’il soupçonne déjà en répétant, Non non non non non, comme par-devers lui, il le dit les dents serrées et ce rythme devient comme un autre bourdonnement de son corps, il démarre et reste collé au volant pour avancer plus vite et pour mieux voir la neige qui tourne et virevolte avec une sorte d’allégresse indécente, Lancelot aimerait bien aller plus vite encore et inverser le temps afin de suspendre l’arrivée du drame qui vient de surgir dans sa vie et qui va, il le devine, accaparer dorénavant toute la place.

Véronique Ovaldé

Et mon cœur transparent

2 À l’époque où Lancelot avait rencontré Irina il était déjà marié. Mais chaque jour passé avec sa femme, Elisabeth, le laissait plus perplexe, que pouvait-il bien fabriquer avec elle et qu’avait-il pu imaginer faire avec elle ? Elisabeth était institutrice et elle avait acquis, depuis le temps qu’elle exerçait ce métier, une façon très particulière de s’adresser aux gens. Elle semblait confondre les enfants dont elle s’occupait en classe et les adultes qu’elle était amenée à côtoyer. Par exemple elle demandait à Lancelot, Pourrais-tu préparer ce délicieux gâteau au chocolat (elle prononçait sa requête en séparant excessivement chaque syllabe comme si elle la lui dictait, et elle grimaçait avec effort, paraissant effectuer des exercices complexes pour atténuer ses rides) dans lequel tu ne mettras évidemment pas de rhum et que tu voudras bien s’il te plaît couper (là elle mimait avec sa main droite un couteau invisible) en parts égales pour que ce soit plus simple avec les petits. Lancelot la regardait, se demandait ce qu’il faisait avec elle et préparait son délicieux gâteau au chocolat pour le carnaval de l’école. Lancelot restait à la maison toute la journée et corrigeait des épreuves.

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Il s’asseyait à son bureau tôt le matin juste après le départ d’Elisabeth, il commençait son travail, s’interrompait vers onze heures trente pour se préparer un sandwich, il allumait la radio, écoutait les émissions politico-comiques de l’heure, éteignait la radio, se mettait à la fenêtre afin de manger debout son sandwich plein de cornichons (ça lui titillait la mâchoire et le faisait saliver), en observant ce qui se passait dans l’arbre de la cour. Il se passait un tas de choses dans ce camphrier. C’était un arbre tout à fait exceptionnel. À l’époque Lancelot et sa femme habitaient à Camerone, une très grande ville, et qu’un arbre comme celui-ci ait pu survivre aux attaques toxiques, aux bombardements de la dernière guerre et aux étranges virus qui avaient décimé toute la population de camphriers de la région, relevait en soi du miracle. Lancelot pouvait contempler des heures son camphrier miraculeux. Quelques chats y habitaient (il soupçonnait même qu’il ne s’agissait pas de chats mais plutôt d’opossums, il était sûr d’en avoir surpris certains s’assoupissant tête en bas, queue enroulée autour d’une branche, la preuve en était leur facile cohabitation –leur complicité – avec les oiseaux de l’arbre), Lancelot penchait la tête, tentant d’être le plus immobile possible, essayant de réduire sa respiration à l’extrême, se tenant en équilibre à la poignée de la fenêtre pour ne pas perdre pied et regardant son camphrier et les chats qui se prenaient pour des opossums. Il étudiait avec application les rais du soleil dans l’arbre que la brise faisait frémir. Les ombres tremblaient délicatement tout autour de Lancelot. Après avoir longuement contemplé le camphrier, il revenait à sa lecture d’épreuves et se remettait au travail avec une certaine délectation, semblable à la plénitude qu’il ressentait enfant quand, dans la pièce à côté, maman préparait le dîner (c’est exactement ce qu’il se disait quand il essayait de préciser sa pensée (et Lancelot était un homme qui pouvait se vouloir précis), il se disait, Ça me rappelle quand j’étais petit, quand maman préparait le dîner et que j’entendais la radio bourdonner des choses inaudibles, je me sentais bien, aussi bien que maintenant…). Alors il souriait et goûtait cette volupté, il se rejetait un instant en arrière sur le dossier de sa chaise et souriait, arrivant presque à oublier que sa femme Elisabeth allait rentrer bientôt et qu’elle allait lui parler comme s’il avait cinq ans. Toutefois, elle ne parvenait jamais à ternir même petitement les minuscules joies de Lancelot. Ce fut en rencontrant Irina qu’il se rendit compte de l’énorme trou qu’était sa vie.

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Yves Pagès

Le Soi-disant

Éditeur : Verticales Parution : janvier 2008

© Catherine Hélie

Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

Biographie

Verticales.

Yves Pagès est né en 1963 à Paris. Il travaille avec Bernard Wallet et Jeanne Guyon aux Éditions

Publications

Aux Éditions Verticales : Portraits crachés, coll. « Minimales », 2003 ; Le Théoriste, 2001 (rééd., Éd. du Seuil, coll. « Points », 2003) (prix Wepler 2001) ; Petites Natures mortes au travail, 2000 (rééd., Gallimard, coll. « Folio », 2007) ; Prières d’exhumer, 1997. Chez d’autres éditeurs : Plutôt que rien, Julliard, 1995 ; Les Fictions du politique chez L.-F. Céline, essai, Éd. du Seuil, 1994 ; Les Gauchers, Julliard, 1993 (rééd., Éd. du Seuil, coll. « Points », 2005) ; La Police des sentiments, Denoël, 1990 ; Les Parapazzi, théâtre, Les Solitaires Intempestifs, 1998 (Festival d’Avignon 1998).

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Le soir du mardi 6 février 1973, il aura suffi d’un quart d’heure pour que le collège parisien de la rue Édouard-Pailleron parte en fumée. Le lendemain, on compte plus de vingt victimes. À partir de ce fait divers et d’événements réels remontant au début des années 1970, Yves Pagès tisse une pure fiction. Après Le Théoriste et son narrateur cobaye d’une expérience de laboratoire, il revient

sur le territoire de l’enfance dans la peau de Romain, un fugueur halluciné, témoin et complice malgré lui de l’incendie. C’est dans l’oralité d’une langue juvénile, les images volées aux films cultes de l’époque ou les voix off d’un esprit contestataire, qu’il puise des trésors d’imagination et d’humour pour déjouer les leurres du « soi-disant » principe de réalité.

Filmer, c’est écrire sur du papier qui brûle. Pier Paolo Pasolini

Table des matières ’avais onze ans moins des poussières et aucun goût pour m’enfermer à livre ouvert, ni la patience après sept heures de tableau noir au collège. Même les bulles des bandes dessinées, je préférais ne pas m’y attarder, m’en sortir sans, et sauter les sous-titres aussi, en bas de l’écran, quand les films parlaient en version très originale. Rien que les images c’était suffisant, ça s’expliquait tout seul, contrairement à Marianne, qui cloîtrait ses heures creuses dans sa chambre à part, droit d’aînesse oblige, prière de ne pas déranger, silence on tourne les pages, pendant qu’elle se mettait en veilleuse sous les draps pour dévorer en douce sa bibliothèque rose, puis verte, puis dorée sur tranche jusqu’à mi-chemin d’insomnie. Ce mardi 6 février 1973, vers 19 heures 15, pendant que ma sœur était censée travailler ses gammes au Conservatoire, moi, j’étais tout bêtement sur mon lit, plongé dans un bouquin de haute philosophie, studieux comme jamais. Si bizarre que ça puisse paraître, je déchiffrais un grand classique d’un autre âge, sans y piger grand-chose mais sans oser m’arrêter non plus, une ligne sur deux ou trois, du bout des yeux, au kilomètre, juste pour avoir l’air innocent, le plus absent possible, parce que j’avais peur de ce qui risquait d’arriver, l’engueulade qui m’attendait à coup sûr dès que ma sœur serait rentrée. Je voulais juste disparaître, en chien de fusil sur l’édredon, qu’on m’oublie définitivement, mais comme, vers 19 heures 15, dans l’appartement, il n’y avait personne pour confirmer que j’étais chez moi, en train de me cultiver, alors personne n’a voulu croire

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à mon alibi et on m’a soupçonné d’avoir brouillé les pistes exprès. Ensuite, c’est vite devenu impossible de démontrer le contraire, parce que vingt minutes de solitude, à ce stade de l’enquête, c’était juste un trou dans mon emploi du temps et, faute de témoin, à onze ans moins des poussières, ma parole contre la leur, ça comptait pour presque rien. La preuve que, pile ce soir-là, tout tombait au plus mal au même moment, mon père était de projection non-stop à l’Albatros, deux westerns en Technicolor au prix d’une seule exclusivité, ma mère, invitée pour l’avant-première d’un film de Costa-Gavras, en duplex avec des guérilleros cagoulés, quelque part dans l’hémisphère Sud, et la TV déréglée depuis le début de l’hiver, trois mois de neige cathodique au lieu de Fifi Brindacier, l’orpheline programmée sur la deuxième chaîne, juste avant les actualités. Personne à la maison, pour surveiller mes affirmations, le cache-cache familial habituel, chacun sa bonne excuse pour aller faire son cinoche ailleurs, sauter les repas et déléguer les corvées ménagères à m’zelle Mildread, l’Antillaise d’entresol et matrone à tout faire en cas de besoins, nounou à plusieurs foyers, le nôtre, le sien, les jumeaux du cinquième palier, la grabataire en fauteuil roulant et d’autres services rendus dans l’immeuble, sauf que ce soir-là, manque de chance, elle n’était pas aux fourneaux, comme d’ordinaire sans exception, à fariner je ne sais quelle sauce et puis laisser mijoter, mais toujours en bas, dans sa loge, pendue au bout du fil, la toute première à avoir donné l’alerte, dès 19 heures 38, d’après le rapport de sinistre des sapeurs-pompiers de la caserne Château-Landon, à avoir battu le rappel des passants, trouvé une échelle de fortune chez un commerçant du quartier et quelques matelas entassés par terre pour parer au plus pressé. Dans ma chambre, je n’avais pas vu que la nuit était tombée trop vite, d’un noir suspect, à cause du rideau de fumée dehors, j’avais la tête ailleurs, entre chiens et loups, et beaucoup à me faire pardonner, loin de me douter que les rôles étaient en train de s’inverser, ma sœur prise au piège dans ma propre classe, à l’étage des sixièmes, en pleine leçon de musique, tandis que, de l’autre côté de la rue, au quatrième sans ascenseur, j’étais piégé entre les lignes d’un vieux manuel extrascolaire, sommé par l’auteur de réagir à une sorte d’ultimatum, chacun jouant sa partition à contre-emploi, moi qui jalousais Marianne d’apprendre à pianoter mes anciennes comptines de bébé Cadum, elle qui adorait se moquer de mes sales notes en résumé de lecture, moi qui la jalousais tout court, elle qui aurait préféré que je n’aie jamais existé, chacun mal en point dans la peau de l’autre, un point de non-retour, mais ça, je ne pouvais pas le deviner. Toujours pas de Marianne à la demie de 7 heures, et alors ? Rien qui fasse encore mentir le cours des choses, elle avait dû changer d’avis et de prétendant, passer par les Buttes-Chaumont, en revenant du solfège, pour s’offrir un flirt panoramique, smack et tais-toi, entre les colonnades du belvédère, avec la bouche mais sans la langue, ou le frisson déboutonné d’une main baladeuse,

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sur le pont des suicidés, j’avais déjà espionné ses manigances sentimentales, planqué dans les buissons, sauf que d’après l’avis affiché la veille sur la porte du Conservatoire, Fermeture provisoire pour travaux, on avait transféré les cours du soir au bahut d’en face, notre collège à tous les deux, y avait qu’à changer de trottoir, matin midi et soir, mais ces soixante élèves retenus à l’étude, ce n’était pas prévu au programme, au dernier niveau du préfabriqué, vers 19 heures 40, peu après le départ du foyer d’incendie au rez-de-chaussée, un quiproquo de dernière minute, comme l’absence de m’zelle Mildread en cuisine, ça je ne l’ai su qu’après ma deuxième audition. Sur le moment je n’avais pas de raison d’aller vérifier, un court-circuit sans raison apparente, entre ma sœur et moi aussi, une fuite de gaz sans doute, d’après le communiqué des enquêteurs du génie civil, ou alors l’explosion de la chaudière à mazout, bref un drame encore inexpliqué quatre ou cinq jours plus tard, comme le passage sur lequel je butais depuis que je m’étais mis à bouquiner à plat ventre sur mon lit, sans que j’aie senti venir non plus ce qui se tramait dehors, obnubilé par une phrase sortie de son contexte, entre deux guillemets et dix centimètres de polystyrène dans les faux plafonds, d’après le communiqué du conseil de sécurité des établissement scolaires. Et moi, à partir de 19 heures 45, c’était un autre genre de conseil, lourd de menace, qui m’avait rendu sourd, muet et aveugle au tumulte du monde extérieur. Agis selon une maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle de la Nature. Ce morceau choisi, j’ai eu beau leur répéter de mémoire, on a voulu me le faire démentir par tous les moyens, alors que j’avais avoué aussi le titre et le nom de l’auteur, c’était pourtant facile de remonter à la source pour vérifier. À peine rentré, au fond de mon cartable, j’étais tombé sur un ouvrage qui traînait là par erreur, à la place de mes affaires de piscine, erreur sur ma personne au comptoir de la bibliothèque municipale où je m’étais réfugié en milieu d’après-midi pour échapper à plusieurs tentations de suicide, dont une par immolation sur la place publique, comme l’enflammé vivant Jan Palach, le martyr chéri de ma mère, lui qui s’était donné en exemple le jour de mon anniversaire, cinq bougies sur le gâteau, et des larmes en chocolat amer, pour l’enterrement du printemps de Prague, comme sur la couverture de L’Express qui trônait depuis sur le chauffe-eau de la salle de bains, mais pas la peine de remonter aussi loin dans mes pensées, on peut me croire sur parole, dès 19 heures ou presque, j’étais chez moi, malgré les apparences qui m’ont d’abord accusé du contraire, si si, je feuilletais ce bouquin sans me douter de rien, jusqu’à retomber chaque page après l’autre sur cette formule, dont je pourrais encore aujourd’hui réciter le début par cœur, et ça ne s’invente pas un machin pareil : Agis selon une maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne…

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Même dix fois d’affilée, à m’y reprendre à voix basse, impossible d’arriver au bout du tunnel. Selon quelle maxime est-ce que je peux vouloir en même temps continuer à lire et ne rien comprendre pour que cet échec devienne la loi universelle de ma nature ? C’était rageant de se voir écarté d’office, pire que zéro pointé devant ces sales caractères imprimés, hors sujet, direct ou circonstanciel, et bien incapable de moucher le donneur de leçon qui m’intimidait de trop près avec sa méthode d’impératif global, comme annoncé au dos du livre : Traité de philosophie pratique. Et, pire que tout, je crois que ça datait des années 1780, ce style d’outre-tombe, encore un de ces pièges à dictée pour induire en erreur les attardés des classes élémentaires. Le genre de devoir punitif à recopier cent fois du jour au lendemain, j’avais donné plus qu’à mon tour avant d’arriver en sixième. Les lignes de bonne conduite pour mater les fortes têtes, merci bien, sauf que, à retourner la même rengaine autour du pot, cinq verbes conjugués ensemble pour me priver complètement d’objet, ça en devenait abusif, ce message crypté depuis des lustres, juste avant la Révolution française et l’abolition des privilèges orthographiques. À onze ans moins des poussières, on a vite l’esprit en cavale, secondant tout ce qu’on manque à vivre par quelque scénario pirate, bouteille à la mer, code secret, communiqué des ravisseurs, parchemin sous scellés, demande de rançon, lettres de cachet, alors j’avais dû me mettre en chasse d’une autre suite dans les idées et, tout à trac, laisser tomber le bouquin pour interpeller cet ennemi illisible, embusqué dans ma piaule, lui qui me traitait de petite nature, qui m’intimait l’ordre d’agir ou de déposer les armes… Quelles armes ? une fronde en plastique et un bilboquet ramassés sur-le-champ… Quel champ ? la moquette râpée où reposaient vingt chevaux sur leur socle et tout un tas de chevaliers hauts comme dix pouces rameutés en une seule main, mais pas question de laisser prendre ma Bastille d’assaut, d’agiter kleenex ou drapeau blanc, j’allais lui faire rendre gorge et maxime et politesse à ce conjuré de la table ronde… Quelle table ? mon vieux canasson à bascule, et quant à lui disputer un trophée… Quel trophée ? ma sacrée coupe du club d’escrime qui suffirait à le détrôner du tabouret si branlant qu’un pied manquait déjà à son piédestal, tandis que la tête de mon rival… Quelle tête ? la tête d’ampoule suspendue au plafonnier, demandait grâce avant de se briser net au plus fort de son élan, mais moi je ne l’avais pas fait exprès, juste aidé à se balancer au bout du fil électrique. Pas ma faute si les plombs avaient pété d’un coup, faisant voler mon triomphe en éclats et plongeant l’apothéose de mon duel dans l’obscurité, rien qu’un court-circuit accidentel, d’après les conclusions provisoires de Préfet lors de sa conférence de presse, maintenant, je n’avais plus qu’à effacer les traces, ramasser le verre émietté partout, sauf que d’après la rumeur qui enflait dehors, tout coïncidait de plus belle, avec force tambours et trompettes… Quelles trompettes ? disons la salve de pin-pon-pin des deux fourgons-pompes arrivés sur les lieux à 19 heures 48, les taches bleutées de leur gyrophare se reflétant sur les

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carreaux. Sans que je sache encore la raison des signaux qu’on m’adressait en secret, j’allais ouvrir la fenêtre en grand et m’avancer pour saluer mes fidèles sujets, verbes et compléments rassemblés sous la plus haute tour de mon fort intérieur. Ça y était presque, j’avais relevé le défi lancé à deux siècles de ma naissance, lavé l’affront de l’enseigneur Emmanuel Kant et vidé l’abcès de son grand titre à particule, ses Fondements de la métalchimique des sœurs, rebaptisé de traviole avec tout l’aplomb dyslexique de mes onze ans moins des poussières. Déjà 20 heures pétantes, tout s’enchaînait à mon insu, bien au-delà du plausible, même lieu, même jour et le théâtre préfabriqué des mêmes événements, exactement la suite grandeur nature. Une pluie de cendres entre mes joutes intestines et le feu de l’action présente.

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Katherine Pancol

Parution : mars 2008 Responsable cessions de droits : Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr

© Sylvie Lancrenon

La Valse lente des tortues

Éditeur : Albin Michel

Biographie

« Je suis née au Maroc, à Casablanca, j’ai grandi sous les palmiers de Media… À cinq ans je suis arrivée en France. Études littéraires, je deviens journaliste (Paris Match puis Cosmopolitan). Un éditeur me remarque et me demande d’écrire un roman. Ce sera Moi d’abord en 1979. Le ciel me tombe sur la tête et le succès aussi. Je file à New York oublier tout ça. Mais la littérature me rattrape… » Publications   Chez Albin Michel : Les Yeux jaunes des crocodiles, 2006 ; Embrassez-moi, 2003 ; Un homme à distance, 2002 ; Et monter lentement dans un immense amour, 2001 ; J’étais là avant, 1999.

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Qu’un crocodile aux yeux jaunes ait ou non dévoré son mari Antoine, disparu au Kenya, Joséphine s’en moque désormais. Elle a quitté Courbevoie pour un immeuble huppé de Passy, grâce à l’argent de son best-seller, celui que sa sœur Iris avait tenté de s’attribuer, payant cruellement son imposture dans une clinique pour dépressifs. Libre, toujours timide et insatisfaite, attentive cependant à la comédie cocasse, étrange et parfois hostile que lui offrent ses nouveaux voisins, Joséphine semble à la recherche de ce grand amour qui ne vient pas. Elle veille sur sa fille Zoé, adolescente attachante et tourmentée, et observe les succès de son ambitieuse aînée Hortense, qui se lance à Londres dans une carrière de styliste à la mode.

Joséphine ignore tout de la violence du monde, jusqu’au jour où une série de meurtres vient détruire la sérénité bourgeoise de son quartier. Elle-même, prise pour une autre sans doute, échappe de peu à une agression. La présence de Philippe, son beau-frère, qui l’aime et la désire, peut lui faire oublier ces horreurs. Impossible en revanche d’oublier ce baiser, le soir du réveillon de Noël, qui l’a chavirée. Le bonheur est en vue, à condition d’éliminer l’inquiétant Lefloc-Pinel, son voisin d’immeuble, un élégant banquier dont le charme cache bien trop de turpitudes. Autour de l’irrésistible et discrète Joséphine gravite une fois encore tout un monde de séducteurs, de salauds, de tricheurs et autant d’êtres bons et généreux. Comme dans la vie.

omment transmettre autrement son amour à sa fille ? Qui l’avait faite si avide, si blasée pour que seul l’espoir d’une journée à dépenser de l’argent puisse lui arracher un élan de tendresse ? L’existence que je lui ai imposée ou l’âpre temps que l’on vit ? Il ne faut pas tout rejeter sur l’époque et les autres. Moi aussi, je suis responsable. Ma culpabilité date de ma première négligence, de ma première impuissance à la consoler, à la comprendre, impuissance que j’ai escamotée par une promesse de cadeau, de shopping à deux, moi émerveillée devant l’aplomb élégant d’une robe sur sa taille élancée, l’ajustement exquis d’un petit haut, les épousailles d’un jean sur ses longues jambes, elle, heureuse de recevoir ce que je déposais à ses pieds. Mon éblouissement devant sa beauté que je veux parer afin de maquiller les blessures de la vie. C’est plus facile de faire naître ce mirage-là que de donner le conseil, la présence, l’assistance de l’âme que je ne sais pas offrir, empêtrée dans mes maladresses. Nous payons toutes les deux ma négligence, ma chérie, ma beauté, mon amour que j’aime à la folie. Elle la retint un instant dans ses bras et lui répéta à l’oreille ces derniers mots : — Ma chérie, ma beauté, mon amour que j’aime à la folie. — Moi aussi, je t’aime, maman, balbutia Hortense dans un souffle. Joséphine ne fut pas sûre qu’elle mentît. Elle éprouva un vrai mouvement de joie qui la redressa, lui redonna désir et appétit. La vie devenait belle si Hortense l’aimait et elle aurait encore écrit vingt mille chèques pour recevoir au creux de l’oreille une déclaration d’amour de sa fille. La distribution des cadeaux continuait, scandée par les annonces de Zoé et d’Alexandre. Les papiers volaient dans le salon avant de mourir dans le feu, les ficelles bouclaient sur le sol, les étiquettes déchirées allaient se coller au hasard de la feuille qui traînait. Gary jetait des bûches dans la cheminée,

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Hortense déchirait les nœuds des paquets de ses dents, Zoé ouvrait en tremblant les pochettes-surprises. Shirley reçut une belle paire de bottes et les œuvres complètes d’Oscar Wilde en anglais, Philippe, une longue écharpe en cachemire bleu ciel et une boîte de cigares, Joséphine la collection entière des disques de Glenn Gould et un i-Pod, « oh, mais je ne sais pas faire marcher ces machins-là – je te montrerai ! », promit Philippe en passant son bras autour de ses épaules. Zoé n’avait plus assez de place dans les bras pour tout emporter dans sa chambre, Alexandre souriait, émerveillé, devant ses cadeaux et retrouvant son sens pointilleux de l’observation demanda à la cantonade « pourquoi les piverts n’ont-ils jamais de maux de tête » ? Tout le monde partit d’un éclat de rire et Zoé ne voulant pas rester muette se lança : — Est-ce que vous croyez que si on parle longtemps, longtemps avec quelqu’un, à la fin, il oublie que vous avez un gros nez ? — Pourquoi demandes-tu ça ? dit Joséphine. — Parce que j’ai tellement soûlé Paul Merson hier après-midi dans la cave qu’il m’a invitée à aller écouter son groupe dimanche à Colombes ! Elle fit une pirouette et plongea en une profonde révérence pour recueillir les hommages. La mélancolie de l’après-midi s’était évanouie. Philippe déboucha une bouteille de champagne et demanda où en était la dinde. — Mon Dieu ! La dinde ! sursauta Joséphine en détachant son regard des bonnes joues enflammées de sa ballerine de fille. Zoé avait l’air si heureux ! Elle savait à quel point elle tenait à être au mieux avec Paul Merson. Joséphine avait découvert une photo de lui dans l’agenda de Zoé. C’était la première fois que Zoé cachait une photo de garçon. Elle courut à la cuisine, ouvrit le four, inspecta le degré de cuisson du volatile. Encore très rosé, fut le diagnostic. Elle décida de remonter le thermostat. Elle se tenait devant le four, ceinte du grand tablier blanc, les yeux plissés dans un effort pour arroser la dinde sans faire gicler la sauce sur la plaque brûlante, lorsqu’elle sentit une présence derrière elle. Elle se retourna, la cuillère à la main, et se retrouva dans les bras de Philippe. — C’est bon de te revoir, Jo. Ça fait si longtemps… Elle leva la tête vers lui et rougit. Il la serra contre lui. — La dernière fois, se souvint-il, tu accompagnais Zoé que j’emmenais avec Alexandre à Évian… — Tu les avais inscrits à un stage de cheval… — On s’est retrouvé, tous les deux, sur le quai… — Il faisait un temps de mois de juin, avec une petite brise sous la grande verrière de la gare. — C’étaient les premiers départs en vacances. Je me disais encore une année scolaire finie…

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— Et moi, je me disais et si je demandais à Joséphine de partir avec nous ? — Les enfants sont allés acheter des boissons… — Tu portais une veste en daim, un tee-shirt blanc, un foulard à carreaux, des boucles d’oreilles dorées et des yeux noisette. — Tu m’as dit « ça va », j’ai dit « oui » ! — Et j’ai eu très envie de t’embrasser. Elle releva la tête et le regarda dans les yeux. — Mais on ne s’est pas…, commença-t-il. — Non. — On s’est dit qu’on ne pouvait pas. —… — Que c’était interdit. Elle hocha la tête, affirmative. — Et on avait raison. — Oui, chuchota-t-elle en tentant de s’écarter. — C’est interdit. — Complètement interdit. Il la reprit contre lui et lui caressant les cheveux, il murmura : — Merci, Jo, pour cette fête de famille. Sa bouche effleura la sienne. Elle vacilla, détourna la tête. — Philippe, tu sais… je crois que… il ne faudrait pas que… Il se redressa, la regarda comme s’il ne comprenait pas ce qu’elle disait, plissa le nez et s’exclama : — Est-ce que tu sens ce que je sens, Joséphine ? La farce ne serait-elle pas en train de se répandre dans le plat ? Ce serait fâcheux de manger des entrailles sèches et vides ! Joséphine se retourna et ouvrit le four. Il avait raison : la dinde se vidait lentement. Cela faisait un éboulis marron dont les bords caramélisaient. Elle se demandait comment arrêter l’hémorragie lorsque la main de Philippe vint se poser sur la sienne et tous les deux, maniant la cuillère avec précaution, ils refoulèrent le trop-plein de farce qui s’écoulait du ventre de la dinde. — C’est bon ? Tu as goûté ? demanda Philippe dans le cou de Joséphine. Elle secoua la tête. — Et les pruneaux, tu les as laissés tremper ? — Oui. — Dans de l’eau avec un peu d’armagnac ? — Oui. — C’est bien. Il murmurait dans son cou, elle sentait les mots s’imprimer sur sa peau. Sa main toujours posée sur la sienne, la guidant vers la farce odorante, il préleva un peu de chair à saucisses, de marrons, de pruneaux, de fromage blanc et lentement, lentement monta la cuillère pleine et fumante vers leurs lèvres qui

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se rejoignirent. Ils goûtèrent en fermant les yeux la délicate farce de pruneaux ramollis qui fondit dans leur bouche. Ils laissèrent échapper un soupir et leurs bouches s’emmêlèrent en un long baiser goûteux, tendre. — Peut-être pas assez salé, commenta Philippe. — Philippe…, supplia Joséphine, le repoussant. On ne devrait pas… Il l’arrima contre lui et sourit. Un peu de sauce grasse coulait de la commissure de ses lèvres, elle eut envie d’y goûter. — Tu me fais rire ! — Pourquoi ? — Tu es la femme la plus drôle que j’ai jamais rencontrée ! — Moi ? — Oui, si incroyablement sérieuse qu’on a envie de rire et de te faire rire… Et toujours ces mots qui se déposaient sur ses lèvres comme une buée. — Philippe ! — Elle est très bonne cette farce d’ailleurs, Joséphine… Et il repartit en chercher avec la cuillère, en porta le contenu aux lèvres de Joséphine, se pencha comme pour dire : « Je peux goûter ? » Ses lèvres se mélangèrent à celles de Joséphine, les effleurèrent, ses lèvres douces, pleines, parfumées au coulis de pruneaux avec une pointe d’armagnac, et elle comprit, traversée par un fulgurant pressentiment de bonheur, qu’elle ne décidait plus rien, qu’elle avait franchi ces limites mêmes qu’elle s’était promis de ne jamais dépasser. À un moment, se dit-elle, on doit comprendre que les limites ne tiennent pas les autres à distance, elles ne vous protègent pas des problèmes, des tentations, elles ne font que vous enfermer, vous couper de la vie. Alors, soit vous décidez de vous dessécher et de rester dans les limites, soit vous vous farcissez de mille plaisirs en franchissant ces mêmes limites. — Je t’entends penser, Jo. Arrête de faire ton examen de conscience ! — Mais… — Arrête, sinon je vais avoir l’impression d’embrasser une bonne sœur ! Mais il y a certaines limites qui sont beaucoup trop dangereuses à franchir, certaines limites qu’il ne faut en aucun cas dépasser et c’est précisément ce que je suis en train de faire et mon Dieu, mon Dieu que c’est bon, les bras de cet homme autour de moi ! — C’est que…, essaya-t-elle encore d’articuler. J’ai la sensation de… — Joséphine ! Embrasse-moi ! Il la serra étroitement contre lui, lui bâillonnant la bouche comme s’il voulait la mordre. Son baiser devint brutal, impérieux, il la poussa contre la porte brûlante du four, elle eut un mouvement pour se dégager, il la plaqua, força sa bouche, la fouilla comme s’il cherchait encore un peu de farce, un peu de cette farce qu’elle avait pétrie de ses doigts, comme s’il léchait le bout de ses doigts malaxant la pâte, le goût des pruneaux lui remplissait la bouche, il salivait, Philippe, gémit-elle, oh, Philippe ! elle s’accrocha à lui, enfonça sa bouche dans

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sa bouche. Depuis le temps, Jo, depuis le temps… et il se jetait sur le tablier blanc, le froissait, le retroussait, la repoussait contre la porte vitrée du four, entrait dans sa bouche, entrait dans son cou, écartait le chemisier blanc, caressait la peau chaude, descendait ses doigts sur ses seins, appuyait sa bouche sur le moindre morceau de peau arraché au chemisier, au tablier, mettait fin à des jours et des jours d’attente torturante. Un éclat de rire provenant du salon les fit sursauter. — Attends ! chuchota Joséphine en se dégageant. Philippe, il ne faut pas qu’ils… — Je m’en fous, si tu savais ce que je m’en fous ! — Il ne faut pas recommencer… — Pas recommencer ? cria-t-il. — Je veux dire… — Joséphine ! Remets tes bras autour de moi, je n’ai pas dit que c’était fini… C’était une autre voix, un autre homme. Elle ne le connaissait pas celuilà. Elle s’abandonna, emportée par une insouciance nouvelle. Il avait raison. Elle s’en moquait. Avait juste envie de recommencer. C’était donc ça un baiser ? C’était comme dans les livres quand la terre s’ouvre en deux, que les montagnes dégringolent, qu’on signe pour mourir la fleur aux lèvres, cette force qui la soulevait de terre et lui faisait oublier sa sœur, ses deux filles dans le salon, le vagabond balafré dans le métro, l’œil triste de Luca, pour la jeter dans les bras d’un homme. Et quel homme ! Le mari d’Iris ! Elle se rétracta, il la reprit, l’enferma contre lui, la cala de la pointe des pieds jusqu’à la ligne du cou comme s’il prenait un appui ferme et définitif, un appui pour l’éternité, et chuchota : « Et maintenant, on ne parle plus ou en silence ! » Sur le seuil de la cuisine, les bras chargés des paquets qu’elle avait décidé de ranger dans sa chambre, Zoé les observait. Elle resta là, à contempler sa mère dans les bras de son oncle, puis baissa la tête et repartit en glissant vers sa chambre.

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Yves Ravey

Bambi Bar

Éditeur : Éditions de Minuit Parution : janvier 2008

© Hélène Bamberger

Responsable cessions de droits : Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr

Biographie

Yves Ravey est né à Besançon en 1953. Aux Éditions de Minuit : L’Épave, roman, 2006 ; Dieu est un steward de bonne composition, théâtre, 2005 ; Pris au piège, roman, 2005 ; Le Drap, roman, 2003 ; La Concession Pilgrim, théâtre, 1999 ; Monparnasse reçoit, théâtre, 1997 ; Alerte, roman, 1996 ; Moteur, roman, 1996 ; Le Cours classique, roman, 1995 ; Bureau des illettrés, roman, 1992. Chez Gallimard : La Table des singes, roman, 1989. Aux Solitaires Intempestifs : Pudeur de la lecture, 2003 ; Carré blanc, 2003. Publications

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Quand les gendarmes frappent chez Léon, à l’aube, ils prétendent enquêter sur la voiture qui a renversé une jeune fille à la sortie d’un dancing. Mais, très vite, leurs questions s’orientent sur les activités du Bambi Bar, qui emploie cette jeune fille dans des conditions pour le moins louches et qui vient d’engager Léon pour réparer la chaudière.

e les ai entendus frapper. C’était l’aube. Les deux gendarmes se tenaient derrière la porte. J’ai ouvert et je leur ai proposé d’entrer. Mais je me suis repris : En fait, je préférais les recevoir dans mon atelier. Qu’on me laisse seulement le temps d’enfiler un pantalon par-dessus mon pyjama. Les gendarmes m’ont dit qu’ils étaient d’accord, ils attendraient le temps qu’il faudrait. Je me suis habillé et nous sommes descendus ensemble dans la cour vers la remise qui me servait d’atelier. Là, j’ai sorti mon trousseau de clés. J’ai fourragé dans la serrure. La porte s’est ouverte. J’ai jeté un regard en arrière : Un des deux gendarmes s’était arrêté en chemin. Il discutait avec le gardien de l’immeuble qui s’est retourné pour désigner ma remise. L’adjudant est entré dans la remise. Il faisait sombre. Il m’a demandé d’allumer, mais l’ampoule était hors d’usage. Il a déclaré que, tout compte fait, il valait mieux discuter dehors, et il a posé sa serviette sur mon établi devant la remise : — C’est une visite sans importance, un détail à vérifier, presque inutile, mais voilà, il le faut bien. Je lui ai demandé le motif exact de sa visite. L’adjudant s’est appuyé contre le mur de la remise. Il a posé son képi sur sa serviette en me recommandant de patienter. Pour l’instant en effet, il ne m’avait pas posé de question… Pas encore ! a-t-il souligné. Je me suis retourné. Le gardien de l’immeuble repartait dans sa loge après un salut de la main en direction du gendarme. — C’est au sujet de votre voiture, a commencé l’adjudant. Il a vérifié son nœud de cravate, puis il a passé la main sur les pans de sa veste, et je lui ai proposé d’en venir au fait. Alors l’adjudant m’a demandé, c’était

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simple, si je m’étais servi de ma voiture mercredi vers 18 heures. J’ai réfléchi un instant : — Je ne m’en suis pas servi, mais… attendez, ça me revient… peut-être, je suis allé à l’agence de travail temporaire dans l’après-midi. L’adjudant m’a demandé si j’étais certain de ce que j’avançais… Oui… ? Ou non… ? Il s’est penché pour mieux m’observer et j’ai répété que je m’étais rendu à l’agence de travail temporaire. Il m’a interrogé une nouvelle fois : — Vous y avez fait quoi dans cette agence ? Je n’ai rien répondu. L’adjudant a tapoté son képi avec un tournevis qui traînait sur mon établi. Sans me quitter des yeux. Son collègue est parvenu jusqu’à nous. Il m’a contourné pour entrer dans la remise et en examiner l’intérieur, en faisant la remarque qu’il aurait dû emporter sa lampe électrique. Mon regard a croisé celui de l’adjudant et j’ai repris la parole : Non. En réalité, je ne me rappelais pas exactement ce que j’avais fait l’autre jour. La veille, j’aurais encore pu me souvenir de quelque chose, mais mercredi dernier, attendez que je réfléchisse… Je pense en fait, mais alors j’en suis presque certain, ne pas être sorti du tout. Ni à l’agence, ni ailleurs. L’adjudant s’est levé. — À la bonne heure dans ce cas ! Il a fait signe à son collègue qu’ils prenaient congé. Je lui ai demandé pourquoi il ne m’avait pas comme d’habitude donné l’ordre de sortir mon permis de séjour et il a répondu que ça allait pour cette fois. L’autre gendarme a haussé les sourcils dans ma direction pour me signifier que c’était une chance à ne pas laisser passer. Les gendarmes ont traversé la cour. Ils se sont arrêtés devant la loge. Mais le gardien n’avait apparemment rien de particulier à ajouter. J’ai donc repris mes clés et j’ai refermé la porte. En introduisant le trousseau dans ma poche, j’ai aperçu l’adjudant qui revenait sur ses pas. Parvenu à ma hauteur, il m’a demandé si j’avais un garage. J’ai répondu que je n’avais pas de garage, mais une place de parking au fond de la cour. Ma voiture était là-bas. — C’est à propos de votre voiture justement, a-t-il dit… Carrosserie crème, c’est bien cela… ? J’aimerais y jeter un coup d’œil. Je les ai donc conduits au parking. Je leur ai montré du doigt mon Ambassador 72 et j’ai demandé à l’adjudant ce qu’il cherchait au juste. — Une jeune fille s’est fait accrocher mercredi soir à la sortie d’un dancing. Je lui ai demandé en quoi cela me concernait. L’adjudant n’a pas répondu. Il s’est contenté de lorgner du côté de l’Ambassador : — La voiture a fait une embardée. Le chauffeur a pris la fuite. Puis il s’est approché. Son collègue a contourné l’Ambassador par l’autre

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côté et ils se sont rejoints devant le capot. L’adjudant m’a regardé une nouvelle fois. En biais. Il n’y avait rien à signaler. Son collègue a repris le trajet dans le sens inverse. Il a stoppé à hauteur de l’aile arrière. Il s’est accroupi. J’ai fait un pas en avant et je me suis penché. Le gendarme qui examinait l’aile arrière se grattait la nuque. Il s’est relevé et j’ai entendu le craquement d’articulations de ses genoux. Ensuite, il a passé ses mains sur ses hanches par-dessus sa veste. — Venez voir, mon adjudant, a dit le gendarme. L’adjudant a longé la voiture. Il a pris son calepin. Il s’est accroupi en sortant son stylo à bille et il a joué avec le poussoir, puis il m’a de nouveau regardé avant de se mettre à écrire. L’autre gendarme s’est adressé à moi. — Et ceci, monsieur Rebernak, vous en dites quoi ? Il appuyait son index sur la baguette chromée au-dessus de la roue. Puis il s’est mis à lisser le galbe de l’aile du plat de sa main, tournant enfin la tête et ne me quittant plus des yeux. — Je crois que cette fois, nous y sommes, a-t-il confirmé, et je lui ai demandé pourquoi il disait une chose pareille. Alors le gendarme a ajouté qu’il ne regrettait pas d’être venu. L’adjudant s’est rétabli en époussetant son genou. Ensuite, il a tiré sur la couture de sa braguette. Puis il m’a demandé ce que je pensais de cette trace de peinture et je lui ai demandé en retour de quoi il parlait exactement, alors le gendarme m’a dit : – De ceci… : Il s’est accroupi de nouveau en m’invitant à l’imiter. — Regardez, ici, vous avez une trace de choc, et là – son index a dérivé de quelques centimètres –, un peu de peinture rouge. C’est la couleur de la bicyclette. Nous cherchons depuis trois jours la voiture qui nous a été signalée, plaque étrangère, crème avec une trace de peinture rouge due à un choc sur l’aile arrière gauche, et nous trouvons enfin, monsieur Rebernak. Alors, nous aimerions que vous soyez un peu plus bavard… Je ne savais rien. L’adjudant a renouvelé sa question : — Où étiez-vous ce mercredi 23 à 17 h 45 exactement ? J’ai gardé le silence. Alors il a rangé le carnet dans sa poche. Le gendarme a procédé à un nouveau tour d’inspection avec cette remarque que c’était une voiture dont il aimerait voir les papiers et je lui ai indiqué qu’ils étaient en règle, là-haut, chez moi, je les avais présentés à la gendarmerie le jour de mon arrivée. Soudain, je me suis souvenu de mon agenda. Dans le tiroir de ma table de cuisine. J’aurais pu y penser plus tôt ! Je l’ai dit. L’adjudant a répondu que pour le coup ça l’intéresserait d’y jeter un coup d’œil… Tout de suite.

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— Je ne me suis pas rendu dans ce dancing, je peux le jurer. Sur la tête de ma mère. — Ne jurez pas ! c’est trop risqué, monsieur Rebernak. Allez… ! Zou… ! Remontez à l’appartement ! Je suis revenu avec le carnet offert par l’agence de travail temporaire, dont j’ai ôté l’élastique. L’adjudant a encore enlevé son képi et il l’a posé sur mon établi. — Alors, vous me le montrez cet agenda ? J’ai contourné les caisses de brûleurs de chaudières et je lui ai tendu l’agenda. L’adjudant l’a pris, il l’a ouvert. Il l’a feuilleté en humectant son index frotté contre son pouce. À chaque page. Enfin, il a pointé d’un doigt interrogateur une note sur une case, sous la ligne 23 mars, et il a soulevé les paupières. — Vous faisiez des courses, mercredi. Il a tourné l’agenda et il me l’a présenté : En face du chiffre 23, en travers des lignes : Chauffage en Gros. L’adjudant s’est assis sur le bord de l’établi. Il a repris l’agenda. Il m’a demandé si c’était bien mon écriture. J’ai répondu oui. Le gendarme à côté de lui a fait la remarque que le supermarché du bricolage Chauffage en Gros se trouvait dans la même rue que le dancing. L’adjudant a levé la jambe et il a posé la cheville sur son genou. J’ai demandé, mais sans manifester d’impatience, si cet interrogatoire allait durer encore longtemps. L’adjudant a ignoré la question. Il a repris son calepin et il a noté quelques mots. — Nous serons amenés à nous revoir, monsieur Rebernak. Vous n’avez rien à ajouter, je suppose… ? Je n’avais rien à ajouter. —… Vous auriez pu oublier quelque chose. J’ai répondu que je n’avais rien oublié. Mais si un événement particulier me revenait, je n’omettrais pas de les appeler. Je les ai raccompagnés jusqu’à la loge. Le gardien nettoyait les vitres de sa cuisine. Le gendarme s’est dirigé vers lui. Ils ont parlé tous les deux. J’ai tendu l’oreille, en vain. L’adjudant s’est retourné. — Nous aurons l’occasion de nous revoir, m’a-t-il répété, et je lui ai demandé si je pouvais passer chez le carrossier. — Surtout pas, a-t-il rétorqué, surtout pas. Il a ajouté en portant la main au képi pour me saluer que ce n’était pas dans mon intérêt et que, si j’effaçais toute trace, je risquais de jouer contre mon camp.

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Revenu à l’appartement, je me suis mis en position devant mes jumelles. J’ai réglé les lentilles sur l’immeuble d’en face, au-dessus du Bambi Bar : Premier étage. Monica était dans sa chambre comme d’habitude à cette heure-ci.

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Elle s’est levée. Maintenant la cuisine. Elle est réapparue. Elle a ouvert et refermé la porte d’une armoire. Enfin, elle est repartie dans sa chambre. Par sécurité, j’ai rétréci l’écart entre les rideaux. Ensuite, j’ai réglé la hauteur du trépied. La fille de Monica, Caddie, est sortie de sa chambre. Monica s’est rendue à la cuisine et elle s’est assise à table en face de Caddie. Elle a ouvert la porte du buffet, sorti une boîte de thé et elle a posé une casserole sur le gaz. Caddie a de nouveau disparu. Je savais qu’elle se rendrait, deux fenêtres plus loin, à la salle de bains. Si je plaçais ma paire de jumelles exactement entre la commode et mon fauteuil, je parvenais à observer en détail les carreaux de faïence. J’ai fait pivoter les jumelles et j’ai opéré une nouvelle mise au point. Caddie est entrée. Elle s’est déshabillée en abandonnant son corsage, puis sa jupe, sur le dossier de la chaise, et elle s’est mise sous la douche. Monica est entrée. Elle a dû parler à sa fille, peut-être pour lui annoncer qu’elle s’absentait. Elle est ressortie en effet et elle a enfilé son blouson de cuir avant de prendre la porte et de disparaître. Alors j’ai décroché le téléphone, sans quitter mes jumelles, et j’ai composé le numéro de tête. Caddie est sortie de la douche en prenant à la hâte un linge dont elle s’est vêtue, elle a traversé la cuisine en courant et elle s’est précipitée sur le téléphone du salon. Elle a décroché. La porte d’entrée s’est ouverte. Monica est entrée et elle s’est appuyée contre le mur du salon pour observer sa fille, une cigarette à la main. J’ai entendu la respiration de Caddie : Elle a demandé qui était au bout du fil. Je savais qu’elle se tairait tant que sa mère serait là. Monica s’est approchée. Elle lui a arraché l’appareil des mains. J’ai entendu dans l’écouteur la voix de Monica qui demandait si celui qui téléphonait n’en avait pas assez de les déranger et s’il aurait le courage de dire enfin qui il était. Elle a raccroché. Le gendarme m’a fait signe de parquer ma voiture sous un marronnier au fond de la cour. Je l’ai rejoint et il a ouvert la porte du secrétariat. L’adjudant m’attendait derrière son bureau, les jambes posées sur une chaise, les mains derrière la nuque. Il m’a salué en m’indiquant un siège et il a fait la remarque que j’étais très ponctuel. Je lui ai présenté mes papiers. Il a consulté d’un œil distrait ma carte de séjour, ensuite la carte grise de l’Ambassador. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas. — Rassurez-vous, monsieur Rebernak, m’a-t-il dit, on ne vous convoque pas sans motif. Il s’est penché en faisant grincer les ressorts de son siège pivotant, il a posé ses avant-bras sur son bureau, il a pris un crayon et il a joué avec. — Vous allez pouvoir vous rendre chez le carrossier et faire marcher votre assurance, monsieur Rebernak. Vous êtes pratiquement mis hors de cause dans cette histoire de bicyclette. Il m’a redonné mes papiers. Je les ai introduits dans ma poche de veste.

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— La jeune fille n’a rien ? ai-je demandé. L’adjudant me contemplait sans ciller. Il a baissé la tête, à la recherche d’éventuelles cendres de cigarette sur le col de sa veste à galons, et j’ai observé ses cheveux grisonnants, noirs à la racine. Il a de nouveau levé les yeux : – C’est une bonne nouvelle, non ? Asseyez-vous, je vous dis… J’ai fait oui de la tête. Je me suis assis. Il a repris : — En sortant de l’agence de travail temporaire, vous êtes monté dans votre voiture et, malheureusement, nous ne savons pas exactement pourquoi, mais peu importe, vous avez accroché avec votre aile arrière une jeune fille qui sortait de l’établissement. Tout ça s’est passé en quelques secondes. Vous n’avez rien vu, rien entendu, c’est presque normal. — Rien vu, rien entendu, ai-je répété. Comme cela s’était déjà produit, j’ai senti dans mon dos le regard de l’autre gendarme assis entre deux armoires métalliques. Je me suis retourné, je lui ai demandé pourquoi il m’observait. Le gendarme s’est levé, alors l’adjudant lui a ordonné de se rasseoir. On n’avait pas à m’épier. Le gendarme s’est rassis. J’ai dit que ce n’était pas grave. L’adjudant a acquiescé d’un hochement de tête : — D’accord avec vous… Il a repris : Nous ne regrettons pas, voyez-vous, monsieur Rebernak, d’être venu vous voir l’autre jour, comme ça tout est clair. — Si tout est clair, dans ce cas… J’ai fait mine de me lever, mais les deux gendarmes restaient immobiles, à me regarder. J’ai déclaré que j’allais retourner chez moi, ensuite, à la limite, si ce n’était pas trop déplacé, je pourrais presque aller voir cette jeune fille… que je ne connaissais pas… Mais peut-être, on pourrait, ou plutôt, vous pourriez, monsieur l’officier, me donner son adresse… L’adjudant m’écoutait, il ne me quittait pas des yeux. J’ai demandé ce qui se passait exactement. Il m’a répondu qu’il était un peu embarrassé malgré tout, et c’est ce malgré tout que j’ai retenu. J’ai donc haussé les épaules, et l’adjudant m’a demandé si tout allait bien. — Tout va très bien. Il est resté de marbre. J’ai répété que je voulais rentrer chez moi. Mais l’adjudant avait une question à me poser. Une seule question, a-t-il précisé. J’ai dit oui, je veux bien répondre à votre question. L’adjudant a d’abord regardé son collègue, puis il s’est tourné vers moi et il m’a demandé d’où je venais quand j’avais accroché cette jeune fille. — Vous avez bien dit une seule question, ensuite vous me laissez partir ? — Ça dépend de votre réponse, a repris l’adjudant. J’ai répété que je ne comprenais pas ce qu’on me voulait. Toutes ces questions, franchement… Ma voiture… La convocation… Pourtant je n’ai rien fait… L’adjudant a poursuivi : — Vous pourriez me dire d’où vous veniez ?

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Charles Robinson

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Jennie Dorny (mail à Françoise Guyon) f.guyon@seuil.com

© Catherine Gugelman

Génie du proxénétisme

Éditeur : Éditions du Seuil

Biographie

Charles Robinson a trente-cinq ans. Après des études de mathématiques appliquées à l’entreprise, il a intégré le domaine de la documentation. Il vit et travaille à Paris. Ce premier roman est le fruit d’un travail d’une année et demie.

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Une chapelle voudrait que les seuls profits possibles soient connectés à l’innovation et aux nouvelles technologies. Un eldorado. Et autour, le désert. Celui qui n’a pas rejoint l’oasis tourne en rond et se couvre le visage de cendres. Nous ne le croyons pas. C’est un diagnostic paresseux. Nous, dirigeants d’une entreprise sexuelle, nous avons regardé les potentiels, c’est-à-dire de formidables bassins de main-d’œuvre non qualifiée. Et nous avons regardé les besoins, qui sont considérables pour les services à la personne. Donc nous disons : il y a un investissement à inventer.

On ne convoite pas le gâteau du voisin en divisant les parts en plus petit, on apporte un nouveau gâteau sur la table, on demande qui en veut. Plus il y a de convives, plus il faut de gâteaux, telle est l’essence du capitalisme. Les premiers pas au demeurant ont été difficiles. Il a fallu nous battre. De la tête et des poings. Ce livre raconte l’aventure des hommes et des femmes qui osèrent se dresser contre les a priori et la sclérose. Une aventure collective. Notre aventure.

Autorisation endant plusieurs mois, les services de l’État, sous les multiples casquettes de l’Hydre, ont pondu et digéré les notes contradictoires. Le trajet digestif de la bête passait par la validation de la procédure, l’avis du Fonds européen de développement régional, le déblocage des subventions, le rapport de suivi du Comité d’expansion économique. Sans compter les dispositions législatives dérogatoires. Pour nous, la signature définitive de l’agrément représente six mois de travail, douze personnes, 60 heures hebdomadaires. Il faut avoir les reins solides. Et puis le déclic, à force d’expliquer, de détailler, rappeler les engagements, rappeler nos engagements : les risques étaient pour nous, les vrais risques, nous partions tous en prison au premier dérapage. Nous montions le projet entre deux haies de fonctionnaires de tous ordres – chambre de commerce, services sanitaires, police, tribunaux, douane et immigration –, qui attendaient le faux pas pour abattre les verges. Un jour nous avons reçu les dernières autorisations. Une décision politique courageuse. Enfin. On essaye, on regarde comment ça marche. On évalue. Et puis on adapte, ou on abroge, selon les résultats. Un comité de suivi. Pas douze. Un. Avec des gens qui connaissent le métier, qui rendent un avis circonstancié : si des dysfonctionnements sont signalés, se multiplient, on arrête. Expérimentation. Quelquefois en France, rarement, il y a une niche, une fissure qui s’ouvre un micro-instant. On a eu le flair, sur le micro-instant.

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Encore aujourd’hui, lors des assemblées générales, notre actionnaire financier anglais, Camille Sainz, représentant des banques, nous couvre de ses grands regards bleus éberlués. Il ne m’a jamais serré la main depuis l’ouverture. Il nous prend dans ses bras. L’impression de revenir victorieux d’une action commando en terrain miné avec peshmergas. C’est intéressant, qu’un Anglais perçoive de cette façon la création d’entreprise en France. L’Irak. Je trouve ça intéressant. Ça nous dit des choses. Ça nous révèle des choses. On devrait écouter ça, y être sensible. Faire attention à ces indices. Mais ils préféreront rester aveugles et sourds, c’est une bonne protection. Les élites portent une lourde responsabilité. Nos élites sont formées à intégrer des structures déjà constituées : grands groupes industriels, institutions, administrations – de ce point de vue, public, privé, c’est pareil, même formation, même culture. Ce sont des élites de confirmation de l’existant ; elles savent pouvoir tirer le meilleur parti des équilibres passés, elles veulent les perpétuer. Lorsque vous tentez d’innover, le chœur des immobiles entonne ses mises en garde, et les professionnels du haut-le-cœur par voie de presse s’emparent du rôle de coryphée. Ils ne vous cassent pas les pattes, ils se contentent d’épouvanter tous ceux qui pourraient vous soutenir. Cette impuissance, théorisée par des universitaires pour qui la prise de risque est une maladie honteuse, se manifeste dans les archaïsmes, les barrières, la sclérose, toute une puissance d’empêchement assez effrayante. Parce qu’ils n’ont jamais rien entrepris, ils veulent vous interdire d’essayer. Ils veulent vous ôter cette liberté, la liberté fondamentale de l’effort, de l’échec, du sursaut et du rebond, pourtant au cœur de l’aventure humaine. […] Financement Dans la pensée économique française, une chapelle voudrait que les seuls profits possibles, donc les seuls investissements possibles, soient connectés à l’innovation et aux nouvelles technologies. Un eldorado. Et autour, le désert. Celui qui n’a pas rejoint l’oasis tourne en rond et se couvre le visage de cendres. Nous ne le croyons pas. C’est un diagnostic paresseux. Nous, dirigeants d’une entreprise sexuelle, nous avons regardé les potentiels – où nous voyons de formidables bassins de main-d’œuvre non qualifiée –, et les besoins – là nous voyons d’immenses potentiels de services à la personne. Donc nous disons : il y a un investissement à inventer. Pas à réaliser. À inventer. On ne convoite pas le gâteau du voisin en divisant les parts en plus petit, on apporte un nouveau gâteau sur la table, on demande qui en veut. Plus il y a de

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convives, plus il faut de gâteaux, telle est l’essence du capitalisme. Le socialisme, c’est quand on divise le gâteau en parts égales pour tous jusqu’à la famine. Le capitalisme, quand on invente la boulangerie industrielle et la livraison sur points-relais. Pierre-Hervé Fleury, directeur financier : « […] Il faut arrêter de somatiser du portefeuille. Ce sont des infrastructures dont toute la région, de fait, va profiter. Le contribuable paye parce qu’il est le bénéficiaire final. Doublement. Avant, il avait le désert, et c’est vrai, ça ne lui coûtait rien. Maintenant, pour voisin, il a une autoroute et un pôle industriel qui produit de la valeur ajoutée.

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Sur les grands projets, un partage s’opère toujours entre public et privé, chacun selon son génie propre, et la levée de fonds maximale, concrètement, revient toujours au secteur public. D’une certaine façon, l’impôt n’a de sens que s’il sert à ça : répondre aux projets innovants qui présentent des perspectives intéressantes, mais un niveau de risque incompatible avec les exigences de l’actionnaire, ou une rentabilité par trop différée. Sinon, l’impôt, il faut arrêter. On confie tout au privé. Mais vous n’êtes plus habilité, comme vous le faites aujourd’hui, à venir demander des comptes. Il ne faut pas venir râler si la route ne passe pas là où vous vouliez et ne dessert pas votre village de trois cents âmes. » […] Nos notations auprès des banques d’affaires internationales étaient excellentes et nos carnets d’adresses fournis. Les premiers investissements pourtant ont été difficiles. Dire que nous n’avons pas été bien reçus, c’est encore faire de la publicité à ces établissements : les banques françaises nous contestaient le prêt, le premier des sacrements que l’économie accorde à l’homme. J’ai vu pâlir des directeurs de banque, certains virer à l’acajou sitôt que notre directeur financier eût détaillé notre raison sociale. Nous prier de ne jamais mentionner notre visite. Loin de nous accueillir dans le saint des saints on nous conviait à des rendez-vous dans des annexes en périphérie. Nous étions reçus par un assistant commercial à qui il était expressément interdit de souscrire le moindre contrat. Pusillanimité des banques françaises. Lourdeur des dossiers à monter pour obtenir la moindre avance de trésorerie. On comprend que les gamins volent en banlieue. Leurs initiatives sont découragées. Ils sont pleins d’idées et d’énergie, forts des expériences de l’adolescence, ils pourraient se lancer

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dans le business, mais ils n’ont pas le patrimoine de départ. Ils n’ont pas les relais familiaux pour les financer. Et quand ils entrent dans une banque, le chargé de relations avec les entreprises appuie discrètement sur l’alarme reliée au commissariat le plus proche. Alors ils volent. Et la France s’enfonce. Tout ça, c’est lié. Il n’y a pas de mystère. Un pays possède une économie à la hauteur de sa puissance d’investissement. Une économie à la hauteur de ses prises de risque. Soit, pour la France, à une hauteur de charentaises. Le nez dans les charentaises, pour le grand sprint mondialisé, il va falloir compter sur la grippe aviaire pour décimer les concurrents. […] Inauguration […] C’était un jour typique pour la région. Il bruinait. Un ciel lourd, en cul de plomb. Les voitures des officiels avaient une demi-heure de retard, nous avons même pensé un moment qu’elles avaient été bloquées sur la route par des manifestants. Un barrage. Nous avons alerté la gendarmerie ; il y avait eu des menaces explicites. Quand j’y repense aujourd’hui, tout ça me fait rire : ce n’est pas l’inauguration qui fait bouillir la marmite, mais, reste de candeur superstitieuse, nous n’aurions pas voulu amorcer avec un faux départ. Tant que nous n’avons pas eu les voitures garées sur le parking, les officiels qui prennent place et aucun siège resté vacant, je le dis sans fausse pudeur, l’ange de la confiance n’avait pas tout à fait gagné son combat contre le démon de la catastrophe possible, et si je gardais le sourire, c’est seulement parce que l’ange et moi, pendant les deux années à monter ce projet, nous avions jogging en commun tous les matins. Masse indistincte des imperméables beiges, complets croisés, visages scellés, regards inexpressifs, le calme s’est établi ; j’ai ouvert sur un discours de portée un peu générale, le genre conciliateur, neutralité de bon aloi, ménageant les points de vue. Dès le temps de saint Paul, la virginité était regardée comme l’état le plus parfait pour un chrétien. La plupart des sages de l’antiquité ont vécu dans le célibat ; on sait combien les gymnosophistes, les brahmanes, les druides, ont tenu la chasteté à honneur. Les sauvages mêmes la regardent comme céleste : car les peuples de tous les temps et de tous les pays n’ont eu qu’un sentiment sur l’excellence de la virginité. Chez les anciens, les prêtres et les prêtresses, qui étaient censés commercer intimement avec le Ciel, devaient vivre solitaires ; la moindre atteinte portée à leurs vœux était suivie d’un châtiment terrible. On n’offrait aux dieux que des génisses qui n’avaient point encore été mères. Ce qu’il y avait de plus sublime et de plus doux dans la fable possédait la virginité ; on la

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donnait à Vénus-Uranie et à Minerve, déesses du génie et de la sagesse ; l’Amitié était une adolescente, et la Virginité elle-même, personnifiée sous les traits de la Lune, promenait sa pudeur mystérieuse dans les frais espaces de la nuit. Cependant les hommes ne s’accordent jamais sur les principes, et les institutions les plus sages ont trouvé des détracteurs. Puis les remerciements d’usage. Charles Robinson

[…] Même la soirée de clôture, un peu plus olé olé, car nous étions tout de même soucieux de démontrer notre savoir-faire, n’a suscité que des commentaires choisis dans la presse. Les effeuillages ont été acclamés. La revue saluée par des tonnerres d’applaudissements.

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En ouverture, l’Humilité, vêtue d’un sac, les reins ceints d’une corde, les pieds nus, le front couvert de cendre, les yeux baissés et en pleurs. Silence dans la salle. Après quoi, les Vertus montèrent comme des feux purs dans les cieux : les unes, soleils éclatants, appelèrent les regards par leur brillante lumière ; les autres, modestes étoiles, cherchèrent la pudeur des ombres, où cependant elles ne purent se cacher. Pluie de pétales de rose. Le spectacle s’est conclu sur un branle participatif, tout le public, debout, reprenant un jeu de figures imposées. Rien d’obscène. Gym câlin. Nos entraîneuses montraient les mouvements ; les corps allégés des excès de pudeur bouffie répondaient gracieusement, quel que soit l’âge ou la fonction, par des reflets d’éros. Un moment de grâce, lavé de toute espèce de gêne. Une communion. Un groupe de cent personnes qui se lâchent et se prennent, tournent, s’enlacent, ondulent en cadence. La pénétration symbolique est minutieuse. Un don amoureux. « Chorégraphie réglée au millimètre. (…) Souplesse et distinction. (…) Élégant, raffiné, un bon goût ingénieux. (…) Inventif, jamais vulgaire. (…) Stupéfiant. Prodigieux. (…) Le genre durablement renouvelé. (…) » « Ceux qui ne découvrirent dans la chaste Reine des anges que des mystères d’obscénité sont bien à plaindre. » Je vous donnerai la revue de presse. La seule vraie difficulté a été de dire : on ferme. Puisque le jour de l’inauguration resterait un jour sans.

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Nous avons toujours géré comme ça, à chaque étape, à côté de ce que les cyniques attendaient, misant sur le professionnalisme des équipes. Et nous avons passé les obstacles. La foule cramponnée à la rampe dans l’espoir de nous voir chuter, parce que c’est le seul spectacle en France qui se joue à guichets fermés. Et ça passait. […] Les oiseaux […] Cuisses, croupes, toisons, poitrines, tétons, la géographie de la Cité offre des suites de reliefs sublimes ; sublimes le chatoiement, les vallons aux pentes adoucies, les plongeons vertigineux, les cols audacieux, les galbes insolites. Nous épilons, nous tatouons, nous surmodelons, nous passons au henné, nous scarifions. Maquillage. Pigments. Lingerie. Écrins de cuir. Nos coiffeuses, reconnues comme des créatrices de premier ordre, interviennent régulièrement sur des défilés de mode. Nous les avons fait former spécialement. Pour un rasage graphique des poils pubiens, je ne sache pas qu’il y ait d’équivalent. Je ne suis pas de bois, j’avais engrangé une belle collection avant de me marier, mais, lorsque l’on devient professionnel dans ce métier, lorsque l’on devient un véritable spécialiste des contreforts charnels, l’imagination que met la nature à constituer ses compositions sidérantes vous prend chaque jour à la gorge. Toutes les semaines, ce n’est pas pour appâter le chaland, je le dis sincèrement, je suis bouleversé, ému aux larmes. Je reçois un appel dans mon bureau, un chef d’équipe qui me réclame : Charles, venez voir ça. Une splendeur. Je me fais avoir à chaque fois, comme un gosse, une merveille. Un corps d’enfant, des tétons roses longs d’un centimètre et demi sur une aréole hérissée de picots. Une peau lactescente. Un semis d’étoiles sur les épaules. 100 % naturel, élevé en plein air, on obtient ces résultats-là, sans retouche Photoshop, sans chirurgie esthétique. Le génie de la nature. Ou alors le Créateur est aussi à ses heures perdues dessinateur coquin. Delphine, dix-sept ans, autorisation parentale, elle va se spécialiser dans les motifs d’adolescentes. Dans six ans on lui en donnera toujours quinze. Un corps comme ça, il n’y a pas besoin de le travailler : en Marcel, les fesses nues affleurant, vous l’asseyez sur un accoudoir de canapé : 100 % de taux d’occupation. Les produits en fraîcheur, il faut ne les gâter avec rien, surtout pas d’artifices. Il n’y a que les cheveux qu’on a repris. Et puis éclairci la motte.

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[…] J.-B. Massillon, directeur des relations humaines : « Alors vous voulez que je vous montre mes belles choses. Ce qu’il en reste. À cette heurelà, je ne promets rien, je ne sais pas ce que l’on peut encore trouver. Carole. Avec Carole, sur une base de brunette à seins lourds, assez typée, on a échafaudé un ensemble hautement suggestif. Tout est dans la face avant. Le cul n’est pas bien par exemple, enfin pas tellement bien. On le voile. En façade, on sert un sexe détaillé et profond, d’une armature fine et élancée, savamment texturé. On l’a conservé chapeauté d’une lisière de poils pour lui garder un goût boisé et croquant. C’est en formation que les qualités de Carole ont été remarquées. Longueur en bouche épatante. Un musc très épicé, les sucs tapissants si bien maîtrisés. Cet équilibre dans la durée est rare. La finale, joviale, enchante durablement. Pour lécheur, plutôt que pour fouteur, même si, en principe, on la conclura en levrette. Un classique “off ” à prix encore très doux dans sa catégorie. Il faut en profiter. Dès la saison prochaine, on ne servira plus dans ces tarifs. »

Charles Robinson

Génie du proxénétisme

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Frédéric Roux

L’Hiver indien

Éditeur : Grasset Parution : décembre 2007

© Richard Dumas

Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

Biographie

Frédéric Roux est né le 25 avril 1947 dans le Sud-Ouest. Artiste, critique d’art, journaliste et écrivain, il est marié depuis trente-sept ans à Dominique Castéran, journaliste. Il ont trois enfants et cinq petits-enfants. Champion de France universitaire de boxe, catégorie poids mi-moyen. Diplôme d’État de pédicure médical ; a exercé quantité de petits boulots : peintre en bâtiment, manœuvre, distributeur de prospectus, auxiliaire de protection rapprochée, etc. Publications   Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer, Grasset, 2005 ; Ring, Grasset, 2004 ; Fils de Sultan, Mille et une nuits, 2002 ; Assez !, Sens & Tonka, 2000 ; Le Désir de guerre, Le Cherche Midi éditeur, 1999 ; Mike Tyson, un cauchemar américain, Grasset, 1999 ; Mal de père, Flammarion, 1996 ; L’Introduction de l’esthétique, L’Harmattan, coll. « Esthétiques », 1996 ; Lève ton gauche ! (rééd.) suivi de P.-S., Gallimard, coll. « La Noire », 1996 ; Expos 92, ensbam, 1992 ; Tiens-toi droit, Seghers, coll. « Mots », 1991 ; Lève ton gauche !, Ramsay, coll. « Mots », 1984.

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Neah Bay, en face de Vancouver, dans le nord-ouest des États-Unis, au bout du bout du monde. Au-delà d’une vaste forêt de cèdres et de séquoias dressés à perte de vue, une réserve indienne adossée au Pacifique : les Makahs étaient 40 000 à la fin du xixe siècle , ils ne sont plus que 1 500. Oubliés de tous, dépossédés d’eux-mêmes, de leur culture et de leur terre, affligés de consanguinité, ils vivent dans la pauvreté et l’alcool, non loin du monde moderne – dit « civilisé ». Jusqu’au jour où six d’entre eux décident de chasser de nouveau la baleine… L’Hiver indien est le récit de leur tentative acharnée pour retrouver leur dignité, dans un combat inégal contre la folie

écologiste des Blancs. Un très grand roman, où la puissance des personnages, l’omniprésence des paysages, l’humour constant, l’amour et l’amitié indéfectible dominent, comme un remède à la misère et à la mélancolie. Tiré d’une histoire vraie pour laquelle l’auteur s’est passionné, L’Hiver indien ne manquera pas d’intéresser par les sujets qu’il aborde (écologie, minorités ethniques). Un formidable « roman américain » par un auteur français décidément imprévisible : démonstration éclatante de la puissance imaginaire et stylistique d’un écrivain français qui choisit de se colleter au « grand large ».

Father. I thought you had said that we are all going to live again. Crow Woman

n ne se confie bien qu’à ceux que l’on ne connaît pas et Howard et Dale ne se connaissaient pas. Qu’ils aient été père et fils n’y changeait rien. Un spécialiste n’aurait sûrement pas recommandé la thérapie sauvage qu’ils ont entreprise dans un bar de Portland après qu’Howard eut retrouvé son fils, il aurait eu trop peur des risques qu’elle comportait. S’ils avaient eu affaire à ce genre de professionnel, hypothèse peu probable, le père et le fils auraient pu lui objecter qu’il ne pouvait rien leur arriver de pire que d’être vivants, qu’ils vivaient dans le pire depuis qu’ils étaient nés, alors même qu’ils étaient nés au paradis terrestre : des pins, des séquoias, des cèdres à perte de vue, le ciel par-dessus et les nuages, l’été indien, les vagues, la neige l’hiver sur les montagnes comme du sucre glace et l’océan qui vient cogner sur les plages avec le vent, les biches dans les clairières et le mouvement de leur cou, les bois perdus des dix-cors, les aigles, leur vol, l’éclat des truites jetées sur la berge, l’éclair d’argent du ventre des saumons coho, les bancs de flétans qu’il faut écarter avec la proue du canoë, les mouettes, le chant des oiseaux. Et pourtant, ils avaient été chassés de ce paradis envahi aujourd’hui par les touristes, les campeurs, les randonneurs, par les retraités blancs en camping-cars qui ne les regardaient pas, qui ne respectaient rien, qui ne voyaient que les clichés vantés par les prospectus dont ils avaient fait collection au bureau du tourisme de Port Angeles. « Neah Bay ? Sans les Indiens, ce serait parfait ! » ; « Tout ce à quoi ils sont bons, c’est gâcher le paysage… » ; « Tu peux pas leur faire confiance, ils sont pires que des nègres ! »

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Encore heureux, ces envahisseurs – la dernière vague avant qu’on ne les enterre dans la mer – ne s’aventuraient pas à l’intérieur des terres où les entreprises forestières saccageaient en secret les bois dans le vacarme des tronçonneuses… Des forêts qui avaient mis l’éternité à devenir ce qu’elles étaient finissaient dans des scieries. Pour faire quoi ? Ils l’ignoraient ou, pour certains d’entre eux plus au courant de la réalité, ils ne voulaient pas le savoir… des meubles, des cloisons, de la pâte à papier, des parquets, des poutres, des solives, des lambris, des « œuvres d’art ». Il leur restait les miettes… la moquette et les prospectus jetés par les fenêtres. Le seul rôle qu’on leur permettait de tenir c’était celui de figurants et encore, à Hollywood, les figurants avaient droit à la cantine gratuite et à quelques billets verts à la fin de la journée. Pour trois fois moins, ils passaient des heures, qu’il pleuve ou qu’il vente, plantés au bord des routes, fouettés par le vent des Peterbilt chargés de troncs gigantesques, un à chaque bout du chantier, avec un panneau orange fluorescent sur lequel il y avait marqué « Stop » d’un côté et « Slow » de l’autre. Quand les voitures passaient à leur niveau, ils leur faisaient bonjour avec la main pour se sentir moins seuls. Abandonnés. Tout le baratin sur la nation makah, ils le débitaient comme des automates, sans y croire tandis que les grand-mères, un coussin sous les fesses pour atteindre les pédales, continuaient à sourire gentiment aux étrangers qui leur refusaient la priorité. Il n’y avait pas si longtemps, on leur tirait dessus lorsqu’ils voulaient pêcher le saumon. Leurs saumons ! Les barrages en amont avaient vidé leurs rivières. La vérité c’était que les Blancs avaient réduit une nation souveraine, un peuple entier, qui régnait sur des milliers de kilomètres carrés, à quelques centaines d’individus consanguins lorsqu’ils ne s’étaient pas croisés avec les plus pauvres d’entre les Blancs, ceux qui vivaient dans des caravanes dont on ne savait même pas s’ils en avaient le titre de propriété, plantées sur des vérins au milieu des décharges et devant lesquelles flottait en permanence le drapeau américain, ou alors avec les gardes-côtes et les militaires de la base navale qui s’ennuyaient tellement qu’ils baisaient les femmes indiennes lorsqu’ils étaient bourrés. À l’entrée de Neah Bay, sur la droite, après le panneau de bienvenue, la station des gardes-côtes, entourée d’une clôture, faisait penser à un jeu de construction, quand le soleil perçait, elle semblait phosphorescente. En face, sur la gauche, on avait construit aux Makahs un Musée pour y enfermer les milliers d’objets trouvés dans les fouilles d’Ozette (c’est-à-dire, pour certains, les tuer une deuxième fois) et pour vanter ce qu’ils avaient été… autrefois, lorsqu’ils savaient parler leur langue, honorer leurs dieux, pêcher, fabriquer des hameçons, tresser des paniers si serrés que l’eau ne fuyait pas. Le Musée

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était plongé dans la pénombre comme si la lumière électrique avait compris ce que le Musée était censé célébrer : une veillée funèbre. Ceux qui étaient encore vivants alors qu’ils étaient déjà morts, il suffisait de faire quelques centaines de mètres pour les contempler, ils étaient là, vivants croyaient-ils, au milieu des carcasses rouillées de voitures (le casseur de la Hoko River aurait fait fortune s’il les avait toutes récupérées), des coques de bateau crevées, des panneaux de basket couverts de graffitis et des chiens étendus au milieu de Lincoln Street qui se grattaient les tétines. On leur avait interdit de boire, ils allaient boire plus loin, la seule chose qu’ils avaient héritée de leurs ancêtres, c’était un foie fragile, ils étaient saouls au bout de trois bières, ça faisait rire les Blancs. Ils rentraient ivres à la réserve, ils avaient beau connaître la route par cœur, ils oubliaient toujours un virage, ils rentraient à pied, abandonnant l’épave de leur voiture achetée d’occasion et à crédit. Rien n’aurait pu décrire leur désespoir et leur solitude. La première fois qu’il avait lu Les Possédés de Dostoïevski, une idée était venue à Howard, si jamais, un jour, au lieu d’écrire des poèmes, il écrivait un roman, il raconterait leur histoire et il l’appellerait Les Dépossédés, de si longue date pour certains qu’ils ne se souvenaient pas même avoir possédé quelque chose. Il avait écrit vingt pages avant de s’apercevoir qu’il n’avait rien à raconter. S’il pouvait, parfois, tenir le vide captif dans un poème, il n’était pas de force à le faire tenir tranquille plus longtemps. Il était trop intelligent pour ne pas voir que son désespoir délayé n’était rien d’autre que de la complaisance, sa noirceur tournait en rond, elle se noyait dans l’impudicité. Le vétéran s’était rendu compte qu’il était incapable de prendre le risque de ne pas sortir intact de ce qu’il écrivait, intact voulant dire identique à lui-même. Saoul, il arrivait à écrire des poèmes, il avait même la nette impression (mais peut-être se trompait-il) que plus il était saoul, meilleurs ils étaient, mais il se doutait bien que pour écrire des romans, s’il ne voulait pas perdre le fil, il fallait être sobre. Il était donc retourné à la poésie, plus facile malgré ce que tout le monde en dit, ça l’arrangeait de croire que c’est quand il ne fait rien qu’un écrivain écrit le mieux, que c’était la folie qui permettait de garder la raison. La facilité lui convenait, il lui aurait, sinon, fallu travailler et cesser de boire ; il préférait que l’inspiration le traverse comme une décharge électrique, une crise d’épilepsie miniature, en un éclair, au comptoir où il y avait toujours deux ou trois types incapables d’aligner une phrase pour admirer les aphorismes qui lui venaient tout seuls. « C’est une forme d’esprit ! », avait-il l’habitude de répondre à ceux qui lui demandaient d’où pouvait bien lui venir ce don. « Pour mettre l’esprit en forme, c’est une autre paire de manches ! », marmonnait-il pour lui-même et il s’insultait ensuite chaque fois qu’il reprenait ce refrain. La vérité enfouie au fond de son âme, c’est qu’il se méprisait davantage qu’il ne méprisait ses compagnons de beuverie. Il les méprisait de ne rien savoir et de

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ne rien connaître et de s’en réjouir, il se méprisait de savoir et de connaître, mais de ne rien pouvoir produire qui soit d’une quelconque utilité. Il aurait fallu pour cela qu’il sache davantage, qu’il connaisse tout, mais c’était hors de sa portée, il n’avait pas le courage, pas même celui d’envisager d’aller y voir de plus près. En face de Dale, c’étaient les mêmes sentiments qui le submergeaient. À peine avaient-ils commencé de parler qu’il s’était mis à se plaindre et il s’était rendu compte, presque au même moment, que son fils non seulement n’avait pas grand-chose à lui dire dont il ne se soit douté, mais qu’il le méprisait aussi. Sur ce point, au moins, ils se ressemblaient. Les thérapeutes seraient sans doute tombés d’accord : c’était une bonne base de discussion. À la place, ils ont préféré s’engueuler avant de pleurer de concert, attablés en face l’un de l’autre au Jiffy’s Ice Pop, sans prêter attention aux clients qui les regardaient du coin de l’œil. Deux Indiens ivres et sentimentaux et déjà saouls. Pas très propres non plus. Dale avait gardé ses vêtements de travail, Howard ne s’était pas changé depuis qu’il était parti de Neah Bay. — Je t’ai attendu des nuits entières, je sursautais au moindre bruit, les voitures qui passaient, je croyais toujours qu’elles allaient s’arrêter et que tu serais au volant et je restais toute la nuit aux aguets, à écouter le bruit des voitures qui approchaient et qui s’éloignaient, le bruit qui allait, le bruit qui venait, le bruit qui s’éloignait et puis plus rien, je restais les yeux grands ouverts dans le noir sur le dos à regarder les lumières des phares au plafond et puis la nuit revenait et l’attente sans fin. Des fois, l’été, je sortais sur la véranda et j’attendais, je voulais tellement fort que tu reviennes que j’en avais mal au crâne, je finissais par m’endormir par terre sur la couverture du chien… avec le chien. Je t’ai attendu avec le chien… il est crevé, je t’ai attendu encore et puis quand tu es revenu, ça faisait au moins deux ans que j’avais renoncé à t’attendre… c’était fini, ça ne m’intéressait plus… que tu sois vivant ou bien mort, ça m’intéressait pas, c’était pareil pour moi. J’avais plus besoin de toi. — Je suis là, non ? — Mieux vaut tard que jamais, c’est ça ? Qu’est-ce que ça peut bien me foutre que tu sois là ? Ça fait deux heures que tu me racontes que le Vietnam c’était autre chose que le Koweït… et alors ? C’est quoi le problème ? Toutes les choses ont leur place, tous les gens ont leur place et toi, tu n’es pas à ta place et moi non plus à t’écouter dérailler. — Les choses peuvent changer… — Tu crois que t’as changé ? Tu racontes toujours les mêmes conneries et quand tu racontes pas des conneries, tu t’apitoies sur ton sort au lieu de te préoccuper du sort des autres. C’est le meilleur moyen… — Je pensais à toi… pas tout le temps, mais je pensais à toi… j’ai pensé à toi, je crois…

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— Ouais… tu crois. T’as envoyé deux fois un chèque à grand-mère. Avec le premier, on a rentré le bois pour l’hiver, avec le second, elle m’a acheté un VTT. — Tu vois ! — Je vois quoi ? J’ai pas eu froid tout un hiver et j’ai fait le tour de la Péninsule en vélo et maintenant tu viens me raconter que je suis ton fils, que tu es mon père… Va te faire foutre, Howard ! — Tu peux me dire ce que tu veux… t’as le droit ! Sans doute, t’as le droit, mais il y a une chose que tu peux pas changer, c’est ce que tu viens de dire, je suis ton père. — T’as tiré ton coup ! — C’est comme ça que ça se passe. — Pas seulement. — Pas seulement… — Alors ? — Rien ! Je vais pas te raconter des conneries… on a jamais passé Noël ensemble et tout le machin… la petite maison dans la prairie et Halloween, oublie ! Mais on est deux êtres humains, on peut… peut-être, je dis peut-être, faire autre chose que se jeter des reproches en travers de la gueule. — J’sais pas. — J’sais pas si on est des êtres civilisés, mais essayons de faire comme si… ça changera ! — Je suis civilisé… autant que toi ! Je comprends pas ce que tu racontes… je comprends pas ce que tu veux. — Quand tu le sauras, ce sera pire ! — C’est gai ! Ils ont ri tous les deux et ils ont commandé deux autres bières. À ce momentlà, c’était ce qu’il fallait qu’ils fassent, ils ont eu l’impression d’être, pour la première fois, père et fils.

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Boualem Sansal

Le Village de l’Allemand

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

© Catherine Hélie / Gallimard

ou le Journal des frères Schiller

Éditeur : Gallimard

Biographie

Boualem Sansal a une cinquantaine d’années. Il a fait des études d’ingénieur puis un doctorat d’économie. Il a publié des livres techniques en Algérie. Il a été haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie à Alger, avant d’être limogé au printemps 2003. Il vit à Boumerdes, à une cinquantaine de kilomètres d’Alger. publications   Chez Gallimard : Petit Éloge de la mémoire, coll. « Folio », 2007 ; Poste restante : Alger (lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes), 2006 ; Harraga, 2005 ; Dis-moi le paradis, 2003 ; L’Enfant fou de l’arbre creux, 2000 (prix Michel-Dard) ; Le Serment des barbares, 1999 (prix du Premier Roman ; prix Tropiques de l’Agence Française du Développement ; bourse Thyde-Monnier (sgdl)).

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Les deux narrateurs sont des frères, Malrich et Rachel, nés de mère algérienne et de père allemand (Hans Schiller). Tous deux ont été élevés par un vieil oncle immigré dans une cité de la banlieue parisienne. En 1994, les parents ont été massacrés par le GIA avec une partie de la population de leur village d’Aïn Deb, près de Sétif. Le fils aîné va alors découvrir la vérité sur son père. Hans Schiller, chimiste de valeur avant la guerre, a rejoint le parti nazi puis la Waffen SS. Affecté à Auschwitz, il a participé activement à l’extermination de milliers de personnes. À la fin de la guerre, comme beaucoup d’officiers et de scientifiques nazis, il a pu s’échapper via la Turquie vers l’Égypte, où ses compétences ont été utilisées. Puis Nasser l’a « prêté » au FLN algérien naissant. Après l’indépendance, il s’est installé à Aïn Deb, où il a fondé une famille, entouré du respect dû aux moudjahidin…

Basé sur une histoire authentique, le roman propose une réflexion à la fois véhémente et profonde, nourrie par la pensée de Primo Levi. Il relie trois épisodes à la fois dissemblables et proches : la Shoah, vue à travers le regard d’un jeune Arabe qui découvre avec horreur la réalité de l’extermination de masse ; la sale guerre des années 1990 en Algérie, déjà évoquée par Sansal dans d’autres livres ; la situation des banlieues françaises, et en particulier la vie des Algériens qui s’y trouvent depuis deux générations dans un abandon croissant de la République. (« À ce train, parce que nos parents sont trop pieux et nos gamins trop naïfs, la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée. Vous devrez alors lui faire la guerre si vous voulez seulement la contenir dans ses frontières actuelles. ») Sur un sujet aussi délicat, Sansal parvient à faire entendre une voix d’une sincérité bouleversante.

Journal de Malrich Octobre 1996 ela fait six mois que Rachel est mort. Il avait trente-trois ans. Un jour, il y a deux années de cela, un truc s’est cassé dans sa tête, il s’est mis à courir entre la France, l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, la Turquie, l’Égypte. Entre deux voyages, il lisait, il ruminait dans son coin, il écrivait, il délirait. Il a perdu la santé. Puis son travail. Puis la raison. Ophélie l’a quitté. Un soir, il s’est suicidé. C’était le 24 avril de cette année 1996, aux alentours de 23 heures. Je ne savais rien de ses problèmes. J’étais jeune, j’avais dix-sept ans quand ce quelque chose s’est cassé dans sa tête, j’étais sur la mauvaise pente. Rachel, je le voyais peu, je l’évitais, il me pompait avec son prêchi-prêcha. Je regrette de le dire, c’est mon frère, mais bon citoyen à ce point, ça te met la panique. Il avait sa vie, j’avais la mienne. Il était cadre dans une grosse boîte américaine, il avait sa nana, son pavillon, sa bagnole, sa carte de crédit, ses heures étaient minutées, moi je ramais H24 avec les sinistrés de la cité. Elle est classée ZUS-1, zone urbaine sensible de première catégorie. Pas de répit, on sort d’un crash, on tombe dans l’autre. Un matin, Ophélie a téléphoné pour nous annoncer le drame. Elle était passée au pavillon prendre des nouvelles de son ex. Je pressentais quelque chose, a-t-elle dit. J’ai sauté sur la mob de Momo, le fils du boucher hallal, et j’ai foncé. Il y avait du peuple devant le pavillon, la police, le SAMU, les voisins, les curieux. Rachel était dans le garage, assis par terre, dos contre le mur, jambes allongées, le menton sur la poitrine, la bouche ouverte. On aurait dit qu’il roupillait. Son visage était couvert de suie. Toute la nuit, il a baigné dans les gaz d’échappement de sa tire. Il portait un drôle de pyjama, un pyjama

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rayé que je ne lui connaissais pas et il avait la tête rasée comme au bagne, tout de travers. Que c’est bizarre. J’ai encaissé sans broncher. Je ne réalisais pas encore. Le toubib m’a dit : C’est ton frère ? J’ai dit : Oui. Il a dit : C’est tout l’effet que ça te fait ? J’ai haussé les épaules et je suis passé au salon. Ophélie était avec Com’Dad, le commissaire du quartier. Elle pleurait. Il prenait des notes. Quand il m’a vu, il a dit : Approche un peu ! Il m’a posé des questions. J’ai répondu que je ne savais rien. C’est vrai, Rachel, je ne le voyais pas. Je me doutais qu’il couvait quelque chose mais je me disais : Il a ses couilles, j’ai les miennes. C’est triste à dire mais c’est ainsi, le suicide est chose courante dans la cité, on est surpris un moment, on reste renfrogné un jour ou deux et une semaine plus tard, on n’y pense plus. On se dit : C’est la vie, et on continue son chemin. Là, il s’agissait de mon frère, mon frère aîné, je devais comprendre. Je n’avais aucune idée de ce qui a pu lui arriver et je n’imaginais pas que ça a été si loin pour lui et que ça irait si loin pour moi. J’aurais pensé à tout, et j’y ai pensé des jours entiers, une affaire de cœur, une affaire d’argent, une affaire d’État, une maladie incurable, ce qu’il y a de pire dans cette putain de vie, mais pas ça. Ah, non, mon Dieu, pas ça ! Je ne crois pas qu’une seule personne au monde ait jamais connu pareil drame. Après l’enterrement, Ophélie s’est tirée au Canada, chez sa cousine Cathy qui était mariée là-bas avec un trappeur plein aux as. Elle m’a laissé le pavillon en garde en disant : On verra après. Quand je lui ai demandé pourquoi Rachel s’était suicidé, elle m’a répondu : Je ne sais pas, il ne m’a jamais rien dit. Je l’ai crue, je voyais bien à sa façon de trembler qu’elle ne savait pas, Rachel ne disait jamais rien à personne. Je me suis retrouvé seul dans le pavillon, le moral à terre. Je m’en voulais de ne pas avoir été là quand Rachel sombrait dans la déprime. Tout un mois, j’ai tourné en rond. J’étais mal, je n’arrivais même pas à pleurer. Raymond, Momo et les autres copains me tenaient compagnie. Ils passaient en fin de journée, on causait du bout des lèvres en vidant des canettes. On veillait comme des hiboux. C’est là que je suis rentré dans le garage du père de Raymond, monsieur Vincent. Au bonheur de ces bagnoles, c’est l’enseigne. Payé au tarif apprenti, plus le pourboire. Ça me prenait la tête de rester seul. Le boulot, ça a du bon, tu t’oublies. Un mois plus tard, Com’Dad a téléphoné au garage pour me dire : Passe au commissariat, j’ai quelque chose pour toi. Je suis allé après le boulot. Il m’a longuement regardé en jouant avec sa langue dans la bouche, puis il a ouvert un tiroir, a pris un sachet en plastique et me l’a tendu. Je l’ai pris. Il contenait quatre gros cahiers chiffonnés. Il m’a dit : C’est le journal de ton frère. On n’en a plus besoin.

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Il m’a planté le doigt sous le nez et il a ajouté : Faut lire, ça te mettra du plomb dans la tête. Ton frère était un type bien. Ensuite, il a parlé de choses et d’autres qui lui tenaient à cœur, la cité, l’avenir, la république, le droit chemin. Je l’écoutais en me balançant d’un pied sur l’autre. Il m’a regardé et il a dit : Tire-toi, va ! Dès que j’ai commencé à lire le journal de Rachel, je suis tombé malade. Tout s’est mis à brûler en moi. Je me tenais la tête pour l’empêcher d’éclater, j’avais envie de hurler. C’est pas possible, me disais-je à chaque page. Puis quand j’ai eu fini de lire, ça s’est calmé d’un coup. J’étais glacé de l’intérieur. Je n’avais qu’une envie : mourir. J’avais honte de vivre. Au bout d’une semaine, j’ai compris, son histoire est la mienne, la nôtre, c’est le passé de papa, il me fallait à mon tour le vivre, suivre le même chemin, me poser les mêmes questions et, là où mon père et Rachel ont échoué, tenter de survivre. Je sentais que c’était trop gros pour moi. J’ai senti aussi très fort, sans savoir pourquoi, que je devais le raconter au monde. Ce sont des histoires d’hier mais en même temps, la vie c’est toujours pareil et donc ce drame unique peut se reproduire.

Boualem Sansal

Le Village de l’Allemand

Avant de raconter, quelques informations sur nous. Rachel et moi sommes nés au bled, là-bas en Algérie, dans un douar du bout du monde, je ne sais où exactement. Il s’appelle Aïn Deb. Dans le temps, tonton Ali m’avait expliqué que ça voulait dire la Source de l’âne. Ça m’avait fait rire, j’imaginais un âne monter fièrement la garde devant son robinet en se frottant égoïstement la panse. Nous sommes de mère algérienne et de père allemand, Aïcha et Hans Schiller. Rachel est arrivé en France en 1970, il avait sept ans. Avec ses prénoms Rachid et Helmut, on a fait Rachel, c’est resté. Moi, j’ai débarqué en 1985, j’avais huit ans. Avec mes prénoms Malek et Ulrich, on a fait Malrich, c’est resté aussi. Nous avons été hébergés par tonton Ali, un brave homme qui avait sept garçons et un cœur gros comme un camion. Chez lui, plus c’est chargé, mieux ça roule. Un natif du bled, copain de papa, un émigré de la première heure qui a pratiqué toutes les misères mais qui a réussi à se faire un nid pour ses vieux jours. Il va sur la fin, le pauvre, il n’a plus sa tête. C’est un chibani qui se meurt dans le silence. Je n’ai pas été un cadeau pour lui. Il ne s’est jamais plaint, il disait en souriant : Un jour, tu seras un homme. L’un après l’autre, ses garçons ont disparu, quatre sont morts, de maladie, d’accidents du travail, et les trois derniers sont dans la nature, un peu là, en Algérie, un peu ailleurs, dans le Golfe ou en Libye, à suivre des chantiers, à courir après la vie. On peut dire qu’ils sont perdus, ils ne viennent jamais, ils n’écrivent pas, ils ne téléphonent pas. Peut-être sont-ils morts aussi. Au final, tonton Ali n’a que moi. Je n’ai plus revu mon père. Je ne suis pas retourné en Algérie et lui n’est jamais venu en France. Il ne voulait pas qu’on rentre au bled, il disait : Plus tard, on verra. Notre mère est venue trois fois quinze jours qu’elle a passés à pleurer. On ne se comprenait pas, c’est bête, elle parlait berbère alors qu’on baragouinait un pauvre arabe des

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banlieues et un allemand de bricolage, elle en savait très peu et nous n’avions que de vieux restes décousus. On se souriait en répétant Ya, ya, gut, labesse, azul, ça va, genau, cool, et toi. Rachel est parti une fois au pays, c’était pour me ramener en France. Le père n’est jamais sorti de son village. C’était bizarre mais les histoires de famille c’est toujours bizarre, on ne les connaît pas, donc on ne fait pas attention. Après le lycée, où il a fait allemand par esprit de famille et anglais parce qu’il le fallait, Rachel a rejoint une école d’ingénieur à Nantes. Je n’ai pas eu cette chance, je n’ai pas été plus loin que le CM2. Ils m’ont collé une histoire sur le dos, le casse du placard du dirlo, et renvoyé de l’école. Je me suis fait ma route, la traîne, les petits stages, les petits boulots, la revente, la mosquée, le tribunal. Avec les copains, nous étions comme des poissons dans l’eau, on naviguait au gré des courants et des envies. Parfois on est attrapé mais le plus souvent relâché aussitôt. On en profitait avant l’âge légal de la taule. Je suis passé devant toutes les commissions et à la fin ils m’ont oublié. Je ne me plains pas, ce qui est arrivé est arrivé. C’est le destin, le mektoub comme disent les vieux arabes du quartier. Entre copains, on se dit des choses comme ça : L’adversité est un bon maître, le danger fait l’homme, les couilles on se les fait à la force du poignet… À vingt-cinq ans, Rachel a obtenu la nationalité française. Il a organisé une fête du tonnerre de dieu. Ophélie et sa maman, une mordue du Front national, n’avaient plus de raison de retarder le mariage. Algérien et Allemand, mais Français quand même et ingénieur en plus, ont-elles dit à ceux qui voulaient savoir. Encore une fête. Il faut dire que Rachel et Ophélie, ça datait de l’enfance, la mère Wenda l’a assez pourchassé et a bien vu comment il grandissait dans le sérieux et la politesse. En plus, il était plus blond, avec des yeux bleus, que l’Ophélie qui était châtain, avec des yeux noirs. Le côté allemand de Rachel, dont il a hérité en entier de notre père, et le côté abeille d’Ophélie ont fait le reste. Leur vie était du papier musique, il suffisait de tourner la manivelle. Parfois je les enviais et parfois j’avais envie de les tuer pour abréger leurs souffrances. Je les évitais pour garder de bonnes relations. Quand je passais chez eux, ils lorgnaient autour d’eux comme si une tornade approchait de leur nid. Ophélie me devançait partout où j’allais et repassait pour vérifier. Après sa naturalisation, il m’a dit : Je vais m’occuper de la tienne, tu ne peux pas rester comme ça, un électron libre. J’ai haussé les épaules : M’en fous, fais comme tu veux. Il a fait. Un jour, il est passé à la cité, m’a fait signer des papiers et un an plus tard il est repassé pour me dire : Bienvenue parmi nous, ton décret est signé. Il m’a expliqué que son patron nous avait pistonnés en haut lieu. Il m’a invité dans un grand restaurant à Paris, du côté de Nation. Ce n’était pas pour fêter mes papiers, c’était pour me lire les devoirs qui vont avec. Alors, à peine le dessert avalé, je lui ai dit Tchao.

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Je me suis arrangé avec monsieur Vincent, j’ai pris un mois de congé payé. C’était chic de sa part, je n’avais bossé que trois jours par-ci, cinq jours par-là et pas même fini la bagnole sur laquelle j’étais. Il m’a bien couvert auprès du social de la mairie qui raquait pour mon stage. J’avais besoin d’être seul dans mon trou. J’avais atteint ce stade où on ne peut supporter le monde que si on se sépare de lui et qu’on se perde dans sa peine. J’ai lu et relu le journal de Rachel. C’était tellement colossal, tellement noir, que je n’en voyais pas le bout. Et tout à coup, moi qui avais horreur de ça, je me suis mis à écrire comme un dingue. Puis je me suis mis à courir dans tous les sens. Ce que j’ai subi, je ne le souhaite à personne.

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Michaël Sebban

Parution : mars 2008 Responsable cessions de droits : Virginie Rouxel vrouxel@hachette-livre.fr

© Jérôme Bonnet

Le Cadenas du marché Yéhouda

Éditeur : Hachette Littératures

Biographie

Michaël Sebban est un juif français de quarante et un ans qui fréquente les cafés typiques, prie chaque jour, surfe dès qu’il le peut et fume le cigare dès le matin. Il est l’auteur de quatre romans, mettant en scène son double littéraire, Eli S. Dans Le Cadenas du marché Yéhouda, Eli S. revient en Israël où il exerce à son compte, et à sa façon, la profession de recouvreur de dettes. Un retour aux sources qui s’explique, dans la vraie vie, par le mariage de Michaël Sebban qui, depuis l’été 2007, s’est installé à Jérusalem. Publications   Kotel California, Hachette Littératures, 2006 ; Lehaïm. À toutes les vies, Hachette Littératures, 2004 ; La Terre promise, pas encore, Ramsay, 2002 (rééd. Pocket, 2004) ; La philo, ça prend la tête, Plon, 2001.

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Dans des vies et des romans précédents, Eli S., double littéraire de Michaël Sebban, a été prof de philo à Paris, paparazzi et chauffeur à Los Angeles. Il est aujourd’hui recouvreur de dettes à Jérusalem. Ce n’est certes pas le job idéal, mais cela lui permet d’exercer son sens inné des combines et de pouvoir s’absenter quand il le désire pour aller à l’autre bout de la planète surfer les vagues que la Terre promise ne produit pas. Des périodes de calme nécessaires pour supporter la vie agitée de Jérusalem. Car la violence est au coin de la rue, et Eli S. se serait bien passé d’être présent rue Yaffo quand un kamikaze a, sous ses yeux, fait voler en éclats cinq personnes. Les télévisions du monde entier ont évidemment relayé l’événement, mais sans montrer l’essentiel : ce que Elis S. a vu et qui remet en cause toutes ses certitudes. Avec ses pistons et ses

réflexes professionnels, le voilà donc parti dans une enquête pour essayer d’élucider ce que personne ne cherche à comprendre. Comment un enfant peut-il devenir un assassin ? Pourquoi deux cadenas ne valent pas mieux qu’un ? Et surtout, comment la politique est-elle devenue le cache-misère d’une histoire de famille ? Après un tour du monde en trois romans (Israël avec La Terre promise, pas encore, la France avec Lehaïm et les États-Unis avec Kotel California), Eli S. pose définitivement ses bagages en Terre sainte pour nous livrer un polar religieux où, bien sûr, il sera beaucoup question de cigares, de surf, de kemia et de textes sacrés. Ce roman, également publié en hébreu, sort en mars 2008 pour le Salon du livre de Paris, dont l’invité d’honneur est Israël.

a m’a bien fait rire quand j’ai vu le gamin s’approcher du grand brun avec un caftan. Je me suis dit « Tiens, c’est la vie qui reprend ». Un petit bonhomme d’à peine dix ans qui met des coups de pied dans les tibias d’un type trois fois plus grand que lui. Il a de l’avenir celui-là ! Pas le genre à se laisser faire quand on viendra l’embêter. « Pour qui tu te prends toi hein ! C’est pas parce que j’ai pas fait ma bar-mitsva que les adultes ont tous les droits. » Et vlan ! Le gosse se déchaînait sur les tibias du type et j’étais plié de rire. C’est si bon de commencer sa journée ainsi. Un instant, je me suis demandé ce que pouvait bien faire un gosse seul dans les rues à une heure pareille mais j’ai évacué la question en me disant qu’il allait à l’école et en demandant au serveur si c’était prêt. Sauf que les enfants qui vont à l’école portent un cartable. Et ça, je n’y ai pas fait attention. Le serveur m’a répondu que les croissants sortaient du four et qu’il me les apportait avec le café au lait. C’était une bonne nouvelle. Mon premier vrai petit déjeuner depuis un mois. Avec quarante heures d’avion dans les jambes et une journée de boulot qui commençait, il me fallait au moins ça. J’ai regardé la pendule de la place. 7 heures. Trop tôt pour réveiller ma femme et lui annoncer que j’étais de retour mais pas pour allumer un robusto. De toute façon, matin ou pas, ça ne changeait rien pour moi. Papeete/Los Angeles/Zurich/ Tel-Aviv ça fait assez de décalage horaire pour que les étoiles ou le soleil puissent avoir une quelconque influence sur mon état. L’état irréel où se mélangent les derniers instants de surf à Taapuna et les phares de ma Volvo qui éclairent le brouillard de l’aube à Jérusalem. Un crochet par la synagogue perse de la rue Aggripas pour la prière du matin et je me suis installé à la terrasse du premier café ouvert sur Yaffo Street, L’Atoma. Une belle journée, déjà chaude mais moins humide que dans le Pacifique. Premier client de la journée, spectateur de la vie qui reprend dans la ville que j’aime. Le serveur a posé les croissants et le

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café devant moi. J’ai humé l’odeur du cinnamome et ça a fait « Boum ». L’explosion a déchiré l’air chaud et ouvert une brèche dans le ciel. Elle a fait voler en éclats la vitrine du magasin d’en face, les chaises de la terrasse, et plusieurs passants. Le temps s’est arrêté, transpercé par une déflagration venue de nulle part. Silence. Quelques instants ont passé, l’atmosphère s’est remplie d’une odeur insupportable de métal calciné et de corps brûlés. Et la vie a repris son cours, vite, très vite. Comme pour rattraper ces instants qui venaient d’échapper à l’horloge, un vacarme assourdissant a envahi la rue. Les sirènes de la police et des ambulances, les cris des blessés et des passants, la course effrénée de tous dans tous les sens. Je ne sais pas ce qui s’est passé en moi mais à ce moment-là j’ai aspiré doucement sur mon cigare et mes yeux se sont plissés, fixés sur ce que je venais d’apercevoir de l’autre côté de la rue. Je suis resté sur ma chaise, sonné par l’absurdité du monde et mon esprit s’est brusquement refermé sur lui-même. Le Russe chargé de vérifier les entrées du café d’où j’assistais à la scène était tombé. Il m’a regardé, l’air ailleurs, mon cigare aux lèvres et il a lui aussi dû se demander s’il n’était pas en train de rêver. Le bruit est devenu de plus en plus fort. Les sirènes, les hélicoptères et les cris des secouristes qui se mêlent aux autres. Le scénario habituel qui succède à un attentat. J’ai essayé de boire une gorgée de café parce qu’il fallait bien faire quelque chose. Personne n’avait besoin de moi de l’autre côté de la rue et je suis resté là à essayer de réaliser. Quoiqu’il n’y avait pas grand-chose à réaliser. J’étais revenu à Jérusalem et dans cette ville les moments d’apaisement sont toujours des moments volés. Une journée où tout semble normal. Des magasins qui ouvrent, des serveurs qui apportent des croissants, des bus qui passent, des gamins qui vont à l’école et qui se font marcher sur les pieds. Et un gros Boum qui rappelle qu’ici, rien n’est comme ailleurs. Le premier camion de télévision était déjà là. Je n’avais même pas besoin d’y faire attention, je connais la chanson. Un groupuscule palestinien quelconque allait revendiquer l’attentat si ce n’était pas déjà fait avec vidéo à l’appui et la tête de con du kamikaze mi-apeuré mi-excité à l’idée de s’acheter son paradis comme on achète des grâces à un archevêque. Le boulot pouvait bien attendre. J’avais un cigare à finir, des croissants à manger, et une question qui commençait à me faire oublier le goût du havane et l’odeur de la mort. Au moment du Boum, j’avais les yeux fixés de l’autre côté de la rue. Le gamin avait disparu mais pas l’homme au caftan qui gisait par terre dans son sang. Rien d’extraordinaire je me suis dit, un attentat c’est fait pour faire saigner des gens avec ou sans caftan. Sauf que décalage horaire ou pas, je mettrai mon surf à brûler que l’homme au caftan était allongé sur le bitume avant le Boum. Personne n’a fait attention à moi. Le monde entier était occupé à sauver le processus de paix, moi à résoudre des problèmes de chronologie. Pourquoi

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ce type était-il tombé avant le Boum ? C’était lui le kamikaze ? Un kamikaze déguisé en orthodoxe ? Cela ne serait pas la première fois qu’un de ces bâtards se déguise en juif pour passer inaperçu mais un kamikaze ça ne s’écroule pas avant le Boum, c’est lui qui fait Boum avec sa bombinette. Il se suicide en appuyant sur le bouton, non ? À moins qu’il ne soit tombé sur sa bombe avant de se faire exploser. Le spectacle des corps déchiquetés n’était pas le meilleur moyen de résoudre mon énigme. Le serveur a aidé le Russe à se relever et est venu s’asseoir en tremblant à côté de moi. — Fils de putes ! —… — On n’aura jamais la paix avec ces enculés. Une vraie bombe sur Gaza et je te dis que le problème sera réglé avec ces chiens galeux. — Possible. — Quoi, t’es pas d’accord ? — Oui t’as peut-être raison. Tu peux me faire un autre café ? — Oui et je vais en prendre un moi aussi. Je n’avais pas la tête aux discussions géopolitiques. Bombe ou pas, un type était peut-être mort juste avant l’explosion et j’avais le pressentiment qu’il n’était pas concerné par la feuille de route. Le serveur a allumé la radio qui commentait en direct ce qui se passait sur l’autre trottoir. Les brigades de jesais-pas-quoi avaient déjà revendiqué l’attentat comme des représailles à je sais pas quoi. Autant de bla-bla que j’avais oublié en frottant mes ailerons aux coraux de Tahiti et que j’écoutais comme venant d’un endroit où je n’étais pas. Mon deuxième café est arrivé et la radio a annoncé que le kamikaze était une gamine de Beit Jalla, les services secrets étaient déjà en train d’interroger ses parents. Mon type au caftan n’était donc pas le kamikaze et le gamin non plus. À moins que ce gamin n’ait été une gamine. Ils leur font des coupes à la garçonne maintenant ? Rien ne m’étonne dans ce pays mais pourquoi donc une kamikaze déguisée en garçon filerait des coups de pied à un orthodoxe avant de faire exploser sa ceinture de chasteté ? Je suis resté assis à L’Atoma café où je me suis forcé à tirer sur mon cigare en méditant sur les fuseaux horaires.

Michaël Sebban

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Claire Wolniewicz

Parution : janvier 2008 Responsable cessions de droits : Julie Galante julie.galante@viviane-hamy.fr

© Éditions Viviane Hamy

Le Temps d’une chute

Éditeur : ÉditionsViviane Hamy

Biographie

Claire Wolniewicz vit à la campagne, elle est journaliste, après avoir été juriste, et scénariste pour la télévision. Nouvelle ou roman : l’auteur aime les deux genres littéraires. « Le roman est peut-être pour moi plus inquiétant, dit-elle, car il génère plus d’inconnu, mais c’est à chaque fois une très belle aventure. » Publications   Ubiquité, Viviane Hamy, 2005 (rééd., Pocket, 2007) (prix Librecourt 2006), actuellement en cours d’adaptation audiovisuelle ; Sainte Rita patronne des causes désespérées, nouvelles, Finitudes, 2003 (rééd., Pocket, 2006).

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« La collection pour enfants de Madelaine va du nouveau-né au dix ans. Les clientes l’implorent : — Et après ? Nos enfants grandissent, il nous faut du douze ans, du quatorze ans. L’idée ne lui est pas venue à l’esprit. Elle en cherche la raison, qui apparaît facilement. À douze ans, on est adulte, non ? Elle, du moins, a dû l’être. » Madelaine a onze ans quand son père l’abandonne à l’orphelinat. Rebelle à toute autorité, solitaire au milieu des autres pensionnaires, elle trouve refuge dans la couture. Les sœurs la placent chez la Volladier, à l’atelier de confection de Limoges, où elle prend pleinement conscience de son talent et travaille sans relâche. « Faut apprendre Madelon, c’est ça qui sauve et rien d’autre », lui répète Léonarde, la cuisinière – sa confidente, sa conseillère, son amie. À quatorze ans, elle crée ses premières robes, le regard ébloui par la fluidité des matières et l’explosion des couleurs, déjà experte dans l’art de la coupe, qui s’exprime, chez elle, comme un don.

Elle trouve une meilleure place à Paris, où son œil infaillible et son exigence inaltérable la font vite remarquer. Les clientes défilent, repèrent ses créations, les commandent : l’atelier déborde, bruit d’activité. Ses créations rencontrent un succès fou. Désormais, la maison portera son nom : Madelaine Delisle. Toujours solitaire, Madelaine travaille, travaille, s’enivre de travail, hume l’air du temps, les désirs des femmes, leur besoin de vêtements confortables et pratiques, en même temps que leur envie de séduire. La mode s’emballe, le siècle défile avec ses inventions et ses destructions, comme la guerre qui lui « offre » Tadeusz, un rescapé des camps, Tadeusz amoureux fou de la vie. Lucie naîtra. Madelaine dessinera pour elle une quantité de modèles… mais elle restera incapable de la chérir. Les vieux démons sont là, ils resurgissent sans qu’elle parvienne à savoir pourquoi : pourquoi ne peut-elle exprimer son amour, pourquoi ne peut-elle embrasser, toucher sa fille, lui parler ? Madelaine s’isole… et chute.

La mère de Madelaine est morte, son père abandonne toute la fratrie. Elle est donc placée dans un orphelinat, où elle ne se lie d’amitié qu’avec une seule personne : Hélène. Maintenant âgée de quatorze ans, elle a pu acquérir un métier : celui de couturière. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres. n an plus tard, les religieuses la placent dans une maison de tissus et de confection à Limoges. Fini les corvées de reprisage de draps, les tenues grisâtres des pensionnaires orphelines. Madelaine est impatiente. Ses nuits ne se sont jamais repeuplées, Hélène n'a jamais donné de nouvelles mais Madelaine la suppose heureuse et n’a jamais oublié de nourrir le monticule. Elle a quatorze ans et accède enfin au monde vaste. Belle et mince, elle marche presque gaiement malgré la peur qui lui serre le ventre vers le magasin baptisé À la Belle Confection tenu par une veuve, madame Volladier. L’enseigne se déploie, ternie, au-dessus d’une grande vitrine sale. Elle pousse la porte. L’odeur de naphtaline pénètre ses narines, la pénombre règne. — Attention aux courants d’air. Les mots sont prononcés dans un filet de voix. Le temps d’en chercher la provenance et la porte se ferme, poussée par une main silencieuse. La jeune couturière tressaute. Une femme âgée aux cheveux gris, les yeux enfoncés, entièrement vêtue de noir, se tient devant elle, la détaillant, sourcils froncés, des pieds à la tête. Elle est si petite, si fluette qu’effectivement, un courant d’air pourrait l’emporter. — Vous venez de l’orphelinat ? Je m’en doutais. Elle tourne autour d’elle sans bruit, avec une légèreté de plume. — C’est bien, vous êtes petite, vous ne ferez pas peur aux clientes.

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Les femmes trop grandes effraient. Les hommes non évidemment. S’ils sont grands et forts et qu’ils servent les dames, ils rassurent. Mon mari était grand, mon cher Lucien. Elle parle d’un ton égal dépourvu d’émotion. Le magasin est vaste, haut de plafond, disproportionné par rapport à la taille de la patronne. Les peintures écaillées révèlent l’abandon, les rouleaux de tissu sont rares. Madame Volladier la précède avec une discrétion de poussière pour lui montrer l’arrière-boutique, une grande salle meublée de cinq tables de travail, de rayonnages vides et d’une dizaine de mannequins alignés dans un coin. L’endroit est lugubre, l’éclairage blafard. Au mur trône, défraîchie, une large photo sur laquelle dix jeunes femmes réunies autour d’un colosse aux joues rondes et à la moustache enjouée, sourient. Madame Volladier se tient près de lui, souriante également, jeune. La photo a plus de vingt ans. — Mon mari, Lucien. Il est mort au Chemin des Dames en 17. Dommage qu’Adrien ne soit pas sur cette photo, il était malade. Il est mort aussi, fauché dès le début, en 14, à Mouchy-au-Bois dans le Pas-de-Calais. — Les jeunes filles, c’étaient des employées ? — Je pense bien. Vendeuses, couturières, il y avait du monde avant À la Belle Confection. C’était un endroit renommé dans le département. Aujourd’hui, à deux personnes, le travail est bouclé. Je devrais fermer mais ça m’occupe en attendant qu’Armand revienne. Madelaine n’ose demander qui est Armand, l’autre la devine : — Armand, c’est mon second fils. Il a été gravement blessé à la guerre, cette foutue guerre, il se repose dans une maison de santé. Pour le moment, il ne peut plus trop bouger, il est handicapé, mais j’espère qu’il reviendra. Enfin, si Dieu le veut. Les mêmes mots qu’à Obazine. Madelaine se redresse d’instinct. Les mêmes mots sauf que les religieuses auraient appris à cette veuve qu’elle n’aurait jamais dû attendre. — Vous vous occuperez des travaux de couture et quand ce sera creux, de la vente. Vous balayerez la salle tous les soirs. Il faudra ranger les rouleaux, plier les petits métrages, ranger votre table. Les aiguilles dans leur boîte, les bobines dans le tiroir. Je veux que chaque chose soit à sa place. Vous allez commencer par nettoyer la vitrine. La dernière employée est partie il y a deux mois. Encore une qui n’avait pas envie de travailler. J’espère que ce ne sera pas votre cas. Madelaine se met au travail. Le magasin est dans un état de saleté indescriptible. Remisant ses rêves de monde vaste, elle passe sa journée à laver pendant que la patronne, postée derrière sa caisse, partage son temps entre son livre de comptes et son missel. Madame Volladier ne desserre les lèvres que pour accueillir à voix basse trois amies, des veuves vêtues de noir et de ressentiment,

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boutonnées jusqu’au cou. Réunies autour de la caisse, elles observent longuement Madelaine avant de susurrer. — Elle n’a pas l’air très costaude. — Pas une mauvaise chose, vous ferez des économies sur la nourriture. — Pourvu qu’elle dure surtout. Personne ne veut plus travailler. Vous avez entendu ce qu’ils réclament ? La semaine à quarante heures et les congés payés ! On marche sur la tête. Les susurrements s’éteignent. Les amies disparues, le silence retombe. À la tombée de la nuit, madame Volladier annonce : — Ma petite, nous allons maintenant chez moi. Ma maison est à quelques pas. Vous logerez dans une chambre au dernier étage. Elle n’est pas grande mais comme vous ne l’êtes pas non plus… La patronne habite une grosse demeure bourgeoise de trois étages pourvue d’une vingtaine de pièces magnifiques et inoccupées. Elle ne lui en montre que quelques-unes mais le peu qui est dévoilé a sur la jeune fille un effet magique. Tentures soyeuses, tableaux et meubles superbes, parquet ciré, lustres éblouissants. Madelaine n’a jamais vu autant de luxe. — Cette maison est beaucoup trop grande pour moi. Avant, c’était idéal. Il y avait tellement de monde qui passait, d’invités, de fêtes. La lueur qui vient d’éclairer un instant le visage de la veuve s’efface aussitôt. — Actuellement, je n’occupe qu’une pièce du salon pour les repas et ma chambre à coucher. Mais Armand va revenir, il vaut mieux que je la garde. Et je ne suis pas seule. Sur cette dernière phrase sibylline, elle la confie à Léonarde, seule rescapée avec la bâtisse du temps de la splendeur, du temps d’avant.

Claire Wolniewicz

Le Temps d’une chute

La soixantaine bien en chair, les yeux marron rusés et brillants, le chignon petit et blanc, Léonarde a été la cuisinière de madame Volladier. Elle l’est encore mais n’ayant plus à nourrir quatre personnes quotidiennement et à assurer des dîners pour dix deux-trois fois la semaine, elle s’occupe également de l’entretien et de l’intendance de la maison. Madelaine mange avec elle dans la cuisine pendant que la patronne dîne seule avec son argenterie et les photos de ses disparus dans son « petit salon ». Les repas se déroulant sans un mot, la jeune fille croit qu’elle va vivre avec deux taiseuses. Elle se trompe. Au bout d’une semaine, Léonarde lui adresse la parole : — C’était comment l’orphelinat ? Surprise, Madelaine se redresse. Et se méfie. — ça allait. — Et le travail au magasin ? — Ça va.

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Léonarde pousse un soupir, écarte les assiettes et sort sa boîte à priser. Une narine, puis l’autre. Un autre soupir, plus profond, et elle la jauge d’un long regard. — Quand t’es arrivée, tu te tenais droite ; au bout d’une semaine, t’es déjà voûtée. Si tu continues, tu vas te ratatiner, ressembler à une petite chose oubliée dans un coin et tu vas devenir comme elle, la Volladier, minuscule de corps et d’esprit, c’est ce que tu veux ? Interdite, Madelaine ne trouve rien à répondre. Léonarde n’est pas une taiseuse et l’orpheline qui passe son temps à étudier les gens et les lieux, les habitudes et les attentes pour tenter de prévenir les catastrophes vient juste de le comprendre. — T’as perdu ta langue ? — Non. La commissure gauche des lèvres de la cuisinière se relève. — On avance. Toutes les filles qui t’ont précédée sont parties à cause d’elle. Et elles sont pas restées longtemps. Juste le temps de devenir grises et molles. Certaines sont tombées malades aussi, faut reconnaître que le climat au magasin est pas ce qui y a de plus sain, tu veux tomber malade ? — Non. La commissure droite se relève. — Bien. On va galoper. Je continue ? — Oui. — T’as une bonne place ici, logée, nourrie – et bien nourrie – et un travail qui va te permettre de connaître le monde et ses travers, tu me suis ? — Oui, oui. — Tu vas pas être débordée de travail, il y a pas beaucoup de clientes, mais t’en auras suffisamment pour apprendre si tu te laisses pas atteindre. — Oui. Madelaine attend la suite avec avidité, on ne lui a jamais parlé de cette façon. Mais la suite ne vient pas. Le sourire de Léonarde faiblit. — Oui quoi ? — Euh, oui, je ne dois pas me laisser atteindre. — Et comment tu vas t’y prendre ? — Euh, je ne sais pas. — Faut que tu sortes ta langue de ta poche toi, sinon tu vas devenir niaise. Alors ? — Vous savez comment on y arrive ? Léonarde lui adresse un immense sourire. — C’est pas facile de vivre avec une demi-morte et toi, t’es bien vivante alors il faut que tu l’ignores. Tu fais comme si elle n’existait pas. Tu penses à quelque chose qui te donne du chaud au cœur et dès que tu t’aperçois que tu y penses plus, pof, tu y penses.

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Madelaine hoche la tête d’un air convaincu et dubitatif. — Et le travail, je le fais plus ? — Bien sûr que tu le fais, c’t’idée. T’es pas bête et t’es pas sourde, t’obéis et tu fais ce que tu dois faire. Mais le reste t’appartient, à toi d’être attentive. Madelaine hoche très lentement la tête cette fois. Léonarde se lève lourdement. — Bon, ça suffit. Tu laves la vaisselle, moi je vais débarrasser la patronne. Mais avant, j’aimerais que tu me dises merci pour le repas que je t’ai préparé. Elle est debout devant la jeune fille assise, petite mais droite. — Merci. La cuisinière cligne les paupières en signe d’intense satisfaction et, se dirigeant vers le couloir, ajoute : — Et tant que t’y es, fais attention à ton palais. T’as englouti ton dessert, pff… une lavandière sans travail l’aurait mangé moins vite. T’as une idée de ce que c’était ? — Non. — Un soufflé. À l’orange. Faut apprendre. Et Madelaine apprend.

Claire Wolniewicz

Le Temps d’une chute

Les marmelades, les babas et les mousses. Les ragoûts, les gratins et les potées. Elle a trouvé son chaud au cœur et travaille non en se redressant mais en serrant la main d’Hélène dans la sienne. Non, Léonarde n’a rien d’une taiseuse, elle n’ouvre la bouche que lorsqu’elle le juge opportun et veille sur elle à la façon d’un vrai Bon Dieu. — T’es voûtée ce soir, Madelon. Comment t’as passé ton dimanche ? — Euh… — T’es restée dans ta chambre comme une pleureuse ? — Je suis allée me promener du côté du magasin. — T’as marché cent mètres et t’es revenue ? Tu parles d’une promenade, c’est pas de cette façon qu’on s’aère, ma fille. Faut apprendre. Dimanche prochain, je t’emmène. Dis-moi, ton métier, tu l’aimes ? — Oui. Le ton est mou. Léonarde insiste. — Pourquoi ? Perçant la peine, le souvenir d’Hélène radieuse jaillit. — Parce que ça rend les autres heureux. Léonarde savoure la réponse avec sa prise avant de repousser bruyamment sa chaise. — Viens avec moi. Et elle l’amène au grenier. Un vrai grenier avec des araignées, leurs toiles, la poussière sur les meubles, des caisses, des armoires, des malles, et dans certaines malles, des dizaines et des dizaines de gazettes sur la mode.

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— Tout ce qui a été imprimé sur le sujet est là. Elle en reçoit toujours mais elle veut plus les lire. C’était une coquette, la Volladier, la mode, elle la connaissait. Elle y touche plus comme à la joie, mais toi, t’as le droit. Puisque t’es couturière, va jusqu’au bout, sois une couturière hors pair, avec des doigts qu’on verrait même sur les mains d’une fée. Faut apprendre Madelon, c’est ça qui sauve et rien d’autre. Léonarde regagne ensuite son petit appartement dans le quartier des Ponts et Madelaine, en songeant à cette étrangeté aérienne dénommée soufflé à l’orange, transporte les gazettes dans sa chambre. Là, la main d’Hélène dans la sienne, elle tourne les pages jaunies, la poussière s’envole. La Belle Époque, l’ère de la galanterie, de l’alcôve, des dessous froufroutants, des œillades voilées et des parfums capiteux. La femme, spécialement la Parisienne, règne ; les sinuosités de son corps se retrouvent jusqu’aux volutes des immeubles. Formes ondulantes, lignes incurvées, l’Art nouveau est né et avec lui un nouvel idéal de beauté. Les noms enviés de grandes courtisanes flottent, inaccessibles : la Belle Otéro, Liane de Pougy, Émilienne d’Alençon. Feydeau confie : « Avec l’ancienne mode, il était impossible de suivre une femme dans la rue. Au bout de trois pas, on l’avait dépassée, tandis que maintenant… » Madelaine fixe la lucarne par laquelle le ciel déverse sa couleur bleutée. Sœur Geneviève avait raison, le monde est vaste. La jeune fille inspire largement. Au magasin, elle travaille désormais en souriant et madame Volladier l’épie, ébahie de constater qu’elle ne se délite pas à son contact, stupéfaite de son amabilité constante. Le chœur des veuves susurre : — Ma chère, cette petite est irréprochable, j’espère que vous allez la garder. La patronne lève les yeux au ciel avec componction. — Je la garderai si Dieu le veut. Je ne les chasse pas, elles ne veulent pas travailler. La jeunesse… Et les commères, à l’unisson, touchent du regard un ciel qui ne peut que les approuver.

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