Vingt nouveaux livres de fiction française à lire et à traduire
CULTURESFRANCE Président Jacques Blot Directeur Olivier Poivre d’Arvor Directrice de la communication Fanny Aubert Malaurie Département Livre et Écrit Directeur Paul de Sinety Responsables d’édition Bérénice Guidat Nicolas Peccoud Secrétariat de rédaction Sylvie Chineau 1bis, avenue de Villars, 75007 Paris www.culturesfrance.com fictionfrance@culturesfrance.com
Coordination des traductions Bureau du Livre de Londres Révision Euan Cameron et Ian Monk Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.
© CULTURESFRANCE, mars 2009 isbn 978-2-35476-059-5 Conception graphique : ÉricandMarie Impression : CPI Aubin Imprimeur
© John Foley
AVANT-PROPOS
Deux fois par an, Fiction France publie un choix d’extraits de fiction française avec leur traduction en anglais. Des livres que les éditeurs français souhaitent soutenir auprès des traducteurs, des agents à l’étranger et des maisons d'édition qui prennent le risque d'éditer de la fiction contemporaine. Fiction France veut donner un nouvel élan à la traduction de la littérature française d’aujourd’hui, être une vitrine promotionnelle à destination des professionnels du livre dans le monde et un soutien indispensable au marché du livre français à l’étranger. Un outil qui répond pleinement à la vocation de culturesfrance.
COMMENT PARTICIPER À FICTION FRANCE ? Une sélection de 16 à 20 titres s’effectue en concertation avec le département Publications et Écrit de culturesfrance, les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises et les responsables des Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes. Quels sont les critères de sélection ? • Le livre relève du domaine de la fiction de langue française (roman, nouvelle, récit). • La parution est récente ou à venir (12 mois maximum avant la sortie de Fiction France). Quelles sont les modalités d’envoi ? • L’éditeur envoie soit un livre, soit des épreuves, soit un manuscrit. Il aura lui-même sélectionné un extrait de 10 000 à 12 500 signes. • Chaque envoi est accompagné d’un argumentaire, d’une notice biographique et bibliographique de l’auteur (1 500 signes maximum). • 2 exemplaires de chaque ouvrage proposé sont à envoyer dès parution à culturesfrance. Prochaine date limite de réception des textes : 15 mai 2009 Date de parution du prochain Fiction France : 15 septembre 2009
Vous trouverez, page 129 de ce quatrième numéro, les titres présentés dans les précédents Fiction France et pour lesquels les droits ont été cédés à l’étranger. Un premier bilan satisfaisant et prometteur ! N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte. Olivier Poivre d’Arvor directeur de culturesfrance
CULTURESFRANCE est l’opérateur du ministère français des Affaires étrangères et européennes et du ministère français de la Culture et de la Communication pour les échanges culturels internationaux.
La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français auprès de ses partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est aussi disponible sur Internet. www.culturesfrance.com
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sommaire
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p. 8
p. 16
Éliette Abécassis
Olivier Adam
Sépharade
Des vents contraires
Éditeur : Albin Michel Parution : mai 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions de l'Olivier Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr
Martine Heissat mheissat@seuil.com
p. 22
p. 30
Antoine Bello
Benjamin Berton
Les Éclaireurs
Alain Delon est une star au Japon
Éditeur : Gallimard Parution : février 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Hachette Littératures Parution : avril 2009 Responsable cessions de droits :
Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
Virginie Rouxel vrouxel@hachette-livre.fr
p. 35
p. 42
p. 47
Catherine Cusset
Mercedes Deambrosis
Didier Decoin
New York, journal d’un cycle
Juste pour le plaisir
Est-ce ainsi que les femmes meurent ?
Éditeur : Mercure de France Parution : mars 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Buchet-Chastel Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Grasset Parution : février 2009 Responsable cessions de droits :
Bruno Batreau bruno.batreau@mercure.fr
Christine Legrand christine.legrand@buchet-chastel.fr
Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr
p. 53
p. 59
p. 64
Patrick Deville
Jérôme Ferrari
Alain Fleischer
Équatoria
Un dieu un animal
Moi, Sàndor F.
Éditeur : Éditions du Seuil Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Actes Sud Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Fayard Parution : mars 2009 Responsable cessions de droits :
Martine Heissat mheissat@seuil.com
Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr
Anna Lindblom alindblom@editions-fayard.fr
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p. 68
p. 73
p. 79
Pascal Garnier
Sylvie Gracia
Mohamed Leftah
Lune captive dans un œil mort
Une parenthèse espagnole
Le Jour de Vénus
Éditeur : Zulma Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Verticales Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : La Différence Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr
Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
Parcidio Gonçalves administration.ladifference@orange.fr
p. 85
p. 92
p. 98
Julie Mazzieri
Giulio Minghini
Naïri Nahapétian
Le Discours sur la tombe de l’idiot
Fake
Qui a tué l’ayatollah Kanuni ?
Éditeur : José Corti Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Allia Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Liana Levi Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Fabienne Raphoz librairie-corti@orange.fr
Estelle Roche edallia@wanadoo.fr
Sylvie Mouchès s.mouches@lianalevi.fr
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p. 105
p. 111
Theresa Révay
Jean Rolin
Tous les rêves du monde
Un chien mort après lui
Éditeur : Belfond/Place des éditeurs Parution : mai 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : P.O.L Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Frédérique Polet frederique.polet@placedesediteurs.com
Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr
p. 117
p. 123
Antonin Varenne
Tanguy Viel
Fakirs
Paris-Brest
Éditeur : Viviane Hamy Parution : mars 2009 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Les Éditions de Minuit Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits :
Julie Galante julie.galante@viviane-hamy.fr
Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr
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Éliette Abécassis
Sépharade
Éditeur : Albin Michel Parution : mai 2009
© Catherine Cabrol/Albin Michel
Responsable cessions de droits : Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr
Biographie
Ses parents voulaient lui donner un prénom rare, ils ont choisi Éliette, une variante d’Élie. Naissance le 27 janvier 1969, à Strasbourg. Son père, Armand Abécassis, professeur de philosophie, est un historien renommé de la pensée juive. Sa mère, Janine, est professeur de psychologie de l’enfant. Ils sont tous deux nés au Maroc. « J’ai été élevée dans les livres, dans un esprit de transmission. » Publications Chez Albin Michel, parmi les ouvrages les plus récents : Mère et fille, un roman, 2008 ; Le Corset invisible, 2007 ; Un heureux événement, 2005 ; La Dernière Tribu, 2004 ; Clandestin, 2003. Ces ouvrages ont été réédités chez LGF, coll. « Le livre de poche ».
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« Nous avons tous des identités multiples. » La narratrice, Esther Vidal, est juive sépharade, française, alsacienne. Une identité multiple qui lui pose bien des problèmes. C’est son histoire et celle des Sépharades qu’elle raconte, fille de Juifs marocains installés à Strasbourg après la guerre, très religieux. C’est l’élite des Juifs marocains : ils viennent de Fès et de Mogador et non pas de Mèklès comme la famille de Charles avec qui elle doit se marier à Tel-Aviv.
Les parents sont hostiles au mariage car Charles n’est pas le gendre idéal. Ce mariage est l’occasion de peindre le destin d’une famille — rien ne manque : amours contrariées mais éternelles, jeteuses de sort, alchimistes, secrets de famille et pierre philosophale — et de postuler, tout en montrant la tradition, peut-être la fin d’un monde sépharade.
Première partie Nous avons tous des identités multiples. Nous venons tous d’un pays, d’une ville, ou d’une rue qui nous définit et nous marque à jamais. Nous sommes issus d’une culture ancestrale qui nous emprisonne autant qu’elle nous féconde. Dans la vie, nous jouons des rôles qui changent en fonction de la situation et de l’interlocuteur, du lieu et du moment : nous existons, multiples à nousmêmes, ignorant l’origine de ces identités qui surgissent malgré nous, et qui nous déterminent, dans nos actions, nos pensées et nos sentiments. Nous sommes empruntés et confisqués par notre passé, que nous empruntons et confisquons à notre tour, essayant de savoir qui nous sommes, en cette quête infinie qui commence au premier cri, qui ne s’achève jamais – et qui s’appelle la vie. […] Esther Vidal était française. C’est la première chose à dire, puisqu’elle était née en France et que, de la France, elle avait la langue et la façon d’être. Et aussi la façon de penser, l’humeur critique, la fadeur, la chaleureuse froideur, la feinte politesse, l’autodérision teintée de cynisme, le quant-à-soi, l’individualisme, la défiance à l’égard d’autrui, l’autodépréciation, la dépression chronique, et un tas de choses qui lui étaient naturelles. […]
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Pour des Juifs qui ont repeuplé la région sinistrée par la guerre, rebâti la synagogue brûlée par les nazis, il est difficile de prendre conscience que l’Allemagne n’est qu’à vingt kilomètres de là. À l’école, Esther avait choisi d’apprendre l’espagnol, alors que tout le monde prenait l’allemand en première ou deuxième langue. Pourquoi l’espagnol ? Ce n’était pas une idée de ses parents ; c’était, sans qu’elle en eût la moindre conscience à l’époque, la langue de ses ancêtres qui avaient dû quitter l’Espagne, le pays dans lequel ils avaient vécu depuis toujours, et qui avaient emporté avec eux un ou deux sacs, quelques bijoux, les clés de leur maison et l’espoir fou qu’un jour peut-être ils pourraient revenir. […] À l’école maternelle juive, Esther ne fréquentait que des Juifs, certains ashkénazes, d’autres sépharades. Puis ses parents décidèrent de la mettre à l’école publique. Seule, soudain, parmi les autres, elle apprit très jeune à voir sa différence comme un handicap, tout comme ce nom bizarre qu’elle portait et que personne ne connaissait. Esther… Elle aurait tellement voulu être comme les autres, s’appeler Laurence ou Véronique et être une bonne élève. Mais elle s’appelait Esther. Esther Vidal. Lorsqu’elle demanda à ses parents de changer de nom, ils lui répondirent qu’elle n’avait qu’à prendre l’un de ses autres prénoms. […] Esther était trop timide pour parler à Charles. Elle se contentait, d’année en année, de le voir grandir, mûrir, faire sa bar-mitsva, muer, devenir beau et séduisant, intéressant dans ses gestes. Plus il grandissait, plus il était attirant. Son corps se développait, agile, noueux, il devait consacrer beaucoup de temps à faire du sport, du football sans doute. Esther regardait ce corps d’homme se constituer, se dessiner. D’en haut, elle pouvait en voir tous les détails, car la tribu Halévy était juste en face. Sa nouvelle coupe de cheveux, ses airs, le sérieux avec lequel il priait, et en même temps cette distance, cette gaieté aussi qui émanait de lui en toute circonstance. Souvent il se penchait vers son frère, ou vers son père, son grand-père ou son arrière-grand-père, et il disait quelque chose de drôle certainement, au sujet de la prière, ou de ce qu’il se passait, car cela les faisait rire. Décontracté, sympathique, chaleureux, bien dans sa peau. En toute circonstance, il était à l’aise. […] Les nuits qui suivirent, Esther rêva de Charles. Elle l’imaginait chez elle, à la maison, comme son mari. Elle n’arrivait pas à penser que quelqu’un pût être dans sa vie sans faire partie de sa famille.
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[…] Toute sa vie était orientée dans un seul but : faire plaisir à ses parents. Dès son plus jeune âge, on lui avait inculqué les valeurs fondamentales de la religion, du groupe et de la famille. C’était par le biais de ces trois schèmes, de ces trois cercles, qu’elle voyait le monde. Il n’y avait pas de place pour l’individu. Éliette Abécassis
[…]
Sépharade
Sans doute Esther n’avait-elle pas voulu se marier en Israël, les choses auraient été différentes. Prendre la décision de faire le mariage si loin de sa ville natale n’avait pas été facile ; mais Esther avait décidé de se marier là-bas par attachement à la terre d’Israël. Comme toujours lorsqu’elle devait prendre l’avion, ce fut la panique. Pendant tout le voyage, elle fut terrorisée. […] Esther était incapable de définir les limites du don sacrificiel de son temps, de son espace, de sa liberté. Il n’existait pas de limites chez elle comme il n’en existait pas chez eux. Elle n’imaginait pas un seul instant pouvoir leur dire « non ». Lorsqu’elle rencontra Charles, elle tenta de mettre ses parents à distance pour pouvoir se consacrer à lui. Mais comme par magie le rythme des visites parentales ne faisait que s’intensifier. Un soir, quelques mois avant leur mariage, Charles arriva chez elle sans prévenir, pensant qu’ils étaient partis. Son père l’accueillit, blanc comme un fantôme, tellement choqué qu’il n’était plus capable de proférer une parole, et sa mère lui dit : — Tu vois dans quel état tu as mis ton père ? — Dans quel état ? — Tu vas finir par nous tuer ! Esther regardait la robe qu’elle allait revêtir pour la cérémonie. Elle ne savait plus de qui venait cette parure : sa mère, sa grand-mère ou son arrière-grandmère ? Lourd tribut transmis de mère à fille pendant des générations, robe de velours empesée, qui les fait reines d’un soir, Lala, ce qui veut dire « madame, princesse », titre de noblesse : voici ta robe, ma fille, ton fardeau d’être femme, de naître femme, de donner naissance, d’élever le fils de l’homme et de le chérir, de le faire homme, et puis d’être laissée, délaissée par ton homme, quittée par ton fils… Lala, princesse d’un soir, rose trop vite fanée, profite de ta jeune beauté, car voici ta vie en cette robe qui pèse déjà sur tes épaules pour t’empêcher de te mouvoir, de t’envoler, t’évader, voici la robe qui toujours recouvrira
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1. Sujets à capacité restreinte protégés par le sultan.
ta nudité, protégée mais soumise, dhimmie parmi les dhimmi 1, ô robe, ô destinée de la femme sépharade ! […] Sol regarda sa petite-fille, de bas en haut… À son âge, elle avait déjà trois filles : Solange sa mère, Colette et Yvonne. Elle ne comprenait pas comment on pouvait se marier en étant si âgée, mais elle ne le disait pas par délicatesse. D’une façon générale, Sol ne parlait pas beaucoup. Elle était discrète, comme si elle ne voulait pas déranger, même si elle continuait de régner sur son monde. […] Esther prit le verre de thé que lui tendit sa future belle-mère : il était brûlant, elle le posa bien vite. Pourquoi boire le thé dans des verres alors que cela brûle les doigts et les lèvres ? Cela aussi faisait partie du rituel, reposer précipitamment le verre sur la table. C’était d’ailleurs une façon de reconnaître un authentique Marocain. Jamais il n’acceptait de boire le thé dans une tasse. Cela lui aurait paru incongru, voire impoli. De même, il était impensable pour un Marocain de préparer un thé non sucré. Et il fallait le présenter avec un assortiment de gâteaux et de pâtisseries, cornes-de-gazelle fourrées à la pâte d’amande, dattes ou noix fourrées de pâte d’amande. […] Après cela, lorsqu’elle se promena dans Venise avec Charles, parmi les couples amoureux, Esther sentit comme une nostalgie, c’était indéfinissable, une sorte de tristesse insondable. Pourquoi ne pouvait-elle être simplement une amoureuse avec son amoureux dans la ville de l’amour ? Pourquoi fallait-il qu’en chaque lieu qu’elle visitait, ses pas la conduisent vers les ghettos, les mellahs, les rues des Juifs, les rues brûlées ? Pourquoi au sein même de leur escapade, y avait-il cette mélancolie, ce doute qui l’envahissait, immense, vertigineux, non pas le doute du sentiment mais celui de la pérennité de la relation ? Était-il possible qu’ils fassent vivre pour longtemps ce moment, ou allaient-ils disparaître dans la masse des couples qui s’aiment puis se séparent, jouets de l’histoire et de la grande roue du temps ? Esther était sous dépendance. Elle s’était libérée de la dépendance de ses parents, de leur héritage, de leur religion, pour se mettre sous la dépendance invisible des Sépharades. C’était comme si elle n’arrivait pas à se libérer de son passé sépharade, c’était lui qui l’entraînait dans le tombeau, où gisaient déjà malgré eux des milliers d’ancêtres assassinés. […]
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Sol et Yacot se regardèrent, telles deux sorcières surgies des contes de fées, des temps où les femmes préparaient les mixtures pour faire le bien ou le mal et où elles s’affrontaient à travers leurs démons, leurs vrais démons. On aurait dit, en cet instant, que les chitanes et les afrits dansaient autour d’elles des danses démoniaques, prêts à les envoûter, à s’infiltrer dans leur cœur et leurs âmes, à se jeter des sorts à travers elles, et mener enfin la lutte infernale jusqu’à la mort. En cet instant, les démons vainqueurs des hommes se réjouissaient, s’agitant de part et d’autre de la pièce, avant d’être lâchés dans la salle, au beau milieu de tous, pour répandre le mal. Pour l’heure, ils se glissaient avec délice et volupté entre les deux femmes, les excitant dans leur haine, leur passion vengeresse, leur jalousie si destructrice qu’elle parsemait la haine au fond de leurs yeux et de leur âme. Les démons étaient là. Les deux femmes se tenaient face à face. Elles s’observaient avec la même intensité que lorsqu’elles étaient enfants, et la haine accumulée par les années, la haine inextinguible de Yacot qui jalousait Sol, car elle savait que son mari lui était destiné, et Sol devant Yacot, qui avait ruiné sa vie.
Éliette Abécassis
Sépharade
[…] Lorsqu’il rencontra Esther, Charles laissa tomber ses maîtresses. Ou plutôt, c’est elle qui lui fit éliminer les femmes qui tournaient autour de lui. Une sorte de ballet composé des femmes rencontrées lors de ses spectacles, à Paris, des ex qui ne parvenaient pas à se détacher de lui, quoi qu’il en dise, des « meilleures amies » qui n’avaient qu’un but : gagner la première place, et des futures, celles qu’il était en train de séduire. Parce qu’il n’en avait plus envie, parce qu’il avait eu tellement d’expériences qu’il en était venu à la lassitude, et surtout parce qu’il était tombé amoureux d’elle, Charles avait accepté de chasser ces femmes. Il ne les voyait plus. Il n’en restait qu’une, qui serait toujours là, puisque, en un sens, elle était la première de sa vie, avant toutes les autres, et même avant Esther : sa mère. […] Esther ne savait pas au juste quand elle avait commencé à aimer l’idée d’Israël, ni d’où cela lui était venu. Quelque chose, certainement, dans sa culture, son éducation, même si elle ne gardait le souvenir ni d’une quelconque injonction parentale ni d’une véritable éducation sioniste. […] Esther avait connu Noam Bouzaglou en même temps qu’elle rencontrait Charles. Noam était le fils d’Isaac Bouzaglou, le meilleur ami de son père, son
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ami d’enfance, parti vivre en Israël alors que Moïse émigrait à Strasbourg. Elle l’avait revu par hasard dans l’avion qui l’emmenait vers Tel-Aviv. […] Plus elle se rapprochait de Noam, plus elle découvrait sa force psychologique. À l’armée, il avait subi une préparation physique et mentale, avec des gestes, des coups ou des passages à tabac pour habituer le corps aux sensations douloureuses. Tout cela faisait partie de la préparation pour avoir un corps en forme, nourri et reposé, avant d’avancer vers les exercices en situations plus réalistes, c’est-à-dire un corps sous-alimenté, des nuits sans sommeil, une intense fatigue psychique et corporelle. Pendant les gardes de nuit, les rations alimentaires étaient diminuées ; il fallait supporter les souffrances physiques, les lavages de cerveau, les traitements insupportables. […] Infiltré parmi les membres du Hamas, il dut montrer qu’il était l’un des leurs. Un jour, dans une réunion, devant le discours fanatique d’un mollah, un homme hocha la tête en baissant les yeux. On le remarqua, on commença à le molester. Il protesta, et c’est alors qu’il se fit lyncher par la foule en délire, qui le frappa à coups de poing et de pied. Le crâne ouvert dans une mare de sang, le visage et les côtes fracassés, l’homme gisait, il était mort. Noam pensa alors à ses amis de gauche, en France, en Israël. Il pensa aux associations de soutien aux Palestiniens. Il avait du mal à ne pas pleurer en songeant à leur naïveté. Il pensa à tous ces attentats, celui du bus de la station centrale à Jérusalem qui avait fait vingt-six morts. Celui du bus de la rue Jaffa, à Jérusalem, dix-neuf morts. Celui du centre commercial de Dizengoff, Tel-Aviv, treize morts… La liste était longue, si longue… C’était une mission vitale qu’il remplissait, et il avait voué sa vie à ce but, et Esther ne pouvait que le respecter et l’en admirer. […] Noam la tira de sa rêverie comme s’il lisait dans ses pensées. — C’est vraiment le bon moment pour te poser cette question, Esther. — Quoi ? — Tu disais qu’il n’était jamais trop tard. Enfin, tu te demandais, tu me demandais s’il n’était jamais trop tard. Et je te dis que c’est le bon moment pour te poser la question. Moi je crois qu’il n’est jamais trop tard. C’est ce que je crois.
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Esther se souvint de cette cérémonie de mariage dans les mines du roi Salomon, près d’Eilat, dans le désert du Néguev, à laquelle Noam l’avait emmenée… Ils venaient de se rencontrer, et pourtant, ce jour-là, ils avaient ressenti la même chose ; cela aurait pu être leur mariage. Ce pourrait l’être un jour. Noam avait tout fait pour l’impressionner. Il l’avait présentée à sa famille, à ses amis, puis ils étaient partis ensemble un peu à l’écart de la fête. Et là, au pied des carrières, dans le souffle du crépuscule sur le désert rougeoyant, il lui avait parlé ; de lui, de ses frères, de son rapport à la famille, de son père, personnage terrible, dominant, ayant élevé ses fils avec une main de fer. Esther repensa à cette soirée de confidences sous les étoiles du Néguev avec un pincement au cœur. Qu’était-elle en train de faire de sa vie, et quel était le sens de tout cela ? Elle aurait pu, en cet instant, être en train de se marier avec Noam. Peut-être l’aurait-elle dû ?
Éliette Abécassis
Sépharade
[…] Esther retourna dans la chambre où elle s’était habillée, essayant de rassembler les idées qui s’entrechoquaient dans sa tête. Tous ces événements depuis le début de la soirée, le shrur, Sol, Solange, Isaac Bouzaglou, et la déclaration de Noam, la pierre philosophale, l’arrivée de Charles, son départ, la dispute entre son père et le père de Charles, puis le départ de ses parents. La rupture avec eux. Avec sa famille. Toute sa famille était partie et elle était seule avec les Meknassis. Seule face à elle-même. Elle se mariait donc, maudite de ses parents. Rejetée, excommuniée, le herem sur elle. Impure, sale, impropre à la relation, puisqu’elle était reniée par les siens. Et elle avait fait le choix de ne pas suivre ses parents, sa famille, la tradition ancestrale. Elle avait choisi d’écouter son grand-père Nissim, riche de l’enseignement de son histoire. Texte non définitif, sous réserve de modifictions.
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Olivier Adam
Des vents contraires
Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : janvier 2009
© Richard Dumas/Éd. de l’Olivier
Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com
Biographie
Olivier Adam est né en 1974. Il a grandi en banlieue parisienne. Il affirme que sa vie s’ouvre sur un trou noir d’une dizaine d’années et qu’il est resté un « spécialiste des disparitions ». Après avoir vécu à Paris, travaillé dans une agence d’ingénierie culturelle puis, en tant qu’éditeur, aux Éditions du Rouergue, il s’est installé près de Saint-Malo. Il est, depuis sa création en 1999, membre de l’équipe de programmation du festival littéraire « Les Correspondances de Manosque ». Auteur de romans, il écrit également pour la jeunesse. Plusieurs de ses livres ont été adaptés au cinéma et Olivier Adam a récemment collaboré avec Philippe Lioret, avec qui il a coécrit l’adaptation de son premier roman, Je vais bien, ne t’en fais pas (2006, primé aux Césars en 2007). Également en projet, l’adaptation au Québec de Sous la pluie, par Patrick Goyette. Publications Aux Éditions de l’Olivier, parmi les romans les plus récents : À l’abri de rien, 2007 (rééd. Éd. Points, 2008) ; Falaises, 2005 (rééd. Éd. Points, 2006) ; Passer l’hiver (nouvelles), 2004 (rééd. Éd. Points, 2005) (bourse Goncourt de la nouvelle 2004).
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Depuis que sa femme a disparu sans plus jamais donner signe de vie, Paul Anderen vit seul avec ses deux jeunes enfants. Une année s’est écoulée, une année où chaque jour était à réinventer, et Paul est épuisé. Il espère faire peau neuve par la grâce d’un retour aux sources et s’installe alors à Saint-Malo, la ville de son enfance. Mais qui est donc Paul Anderen ? Un père qui, pour sauver le monde aux yeux de ses enfants, doit lutter sans cesse avec sa propre inquiétude et contrer, avec une infinie tendresse, les menaces qui pèsent sur leurs vies. Olivier Adam, dans ce livre lumineux aux paysages balayés par les vents océaniques, impose avec une évidence tranquille sa puissance romanesque et son sens de la fraternité.
Hors saison Les enfants quittaient la classe un à un, abandonnaient leurs coloriages et se levaient de leurs chaises miniatures pour se précipiter dans les bras de leurs parents sous le regard bienveillant de l’institutrice, une fille timide et fluette à qui je n’avais rien eu à reprocher en presque trois mois. En guise d’adieu, Manon l’avait embrassée sur les lèvres et l’instit n’avait pas bronché, les yeux brillants elle nous avait souhaité bonne chance : aller vivre au bord de l’eau elle nous enviait. J’ai rejoint Manon dans le fond de la pièce, au beau milieu des étals de légumes en plastique elle serrait Hannah contre son cœur, elles s’accrochaient l’une à l’autre, inquiètes de se perdre. C’était une gamine pâlotte, dont j’ignorais si elle était seulement douée de parole. Je l’avais pourtant accueillie deux ou trois fois à la maison, elles avaient joué tout l’après-midi, planquées sous le tamaris dont les branches tombaient si bas qu’elles faisaient une cabane, je ne les avais vues qu’à peine, le temps de leur servir un verre de lait un bout de pain un morceau de chocolat pour le goûter, elles avaient avalé ça assises à la table en fer rouillée, peinture blanche écaillée par endroits. Parfois, la petite Hannah levait les yeux vers la tour B des Bosquets, elle y vivait et ça devait lui sembler étrange cette vision inversée des choses, de sa chambre elle pouvait nous voir dans le jardin, mais c’était devenu si rare, c’était si loin les nuits d’été la musique, la guirlande dans le vieux cerisier la fumée du barbecue, les bières et tous les voisins qui rappliquaient, les derniers temps je ne prenais même plus la peine d’ouvrir les volets et tout était à l’abandon.
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On a quitté l’école, il n’était pas cinq heures et déjà vers l’ouest, le ciel s’obscurcissait. De l’autre côté des voies ferrées, la rue grimpait vers l’horizon barré d’immeubles. La maison en occupait l’extrémité, avec son crépi lézardé on l’aurait dite posée là au hasard, après ce n’étaient plus que des blocs monochromes qui s’agglutinaient sans fin vers les réseaux autoroutiers. Manon marchait à pas lents, progressait à contrecœur et redoutait la suite. Le long du trottoir, un camion grand ouvert lui donnait raison. S’y entassaient la plupart de nos meubles, tout juste cachés par les cartons. La petite a laissé échapper un cri. J’ai pris sa main et l’ai guidée à l’intérieur de la maison. Tout y était vide et lépreux, de notre vie ne demeuraient que des traces. Sur les murs jaunis les cadres avaient laissé leur empreinte, rectangles blancs aux formats divers, contours brunis par les années, le tabac, la poussière. Cinq ans plus tôt nous entrions là et Clément courait au beau milieu des pièces repeintes. Sarah, ventre gonflé sous sa robe vert pomme, carnet à la main, prenait des mesures, simulait des aménagements futurs. Je mordais sa nuque en relevant ses cheveux. Manon s’est avancée au milieu du salon, un sol un plafond quatre murs et rien d’autre. J’ai posé ma main sur son épaule. — Ça va mon ange ? Elle ne m’a pas répondu, raide et livide elle contemplait l’étendue du désastre. Dans le garage on entendait les gars s’affairer, de temps à autre un objet dégringolait dans un grand fracas et aussitôt suivaient des jurons. Quand elle s’est tournée vers moi, elle tremblait, les larmes aux yeux. Je l’ai prise dans mes bras. Je ne savais plus faire que ça. Les mots manquaient, ne restaient plus que les gestes. Son visage est venu se loger dans le creux de mon épaule et elle s’est mise à pleurer bruyamment. — Je ne veux pas. Je ne veux pas. — Tu ne veux pas quoi, mon ange ? — Partir d’ici. Si on s’en va, maman ne pourra pas nous trouver, elle ne pourra pas revenir. Pour toute réponse je l’ai serrée plus fort encore, je n’avais rien de plus solide à lui proposer, aucun argument valable. Ses larmes me coulaient dans le cou et mouillaient ma chemise. Dehors la nuit avait tout recouvert, réduisant le monde à des feux troubles, des traînées, des ombres et des reflets liquides. Le visage trempé et la bouche pleine de morve elle s’est endormie, c’était toujours ainsi que ça finissait : dans l’épuisement tiède et humide du chagrin. Je l’ai installée sur une couverture étendue à même le sol. Les joues cramoisies et les cheveux collés au front elle s’est recroquevillée en grognant. Elle était si petite encore. J’avais parfois tendance à l’oublier. Genoux à terre j’ai embrassé son front fiévreux et sa bouche minuscule. Je me suis allongé près d’elle. Elle s’est blottie contre mon ventre. Le carrelage était lisse et gelé, Sarah le détestait et l’avait entièrement recouvert, des tapis se chevauchaient et traquaient la moindre parcelle. J’ai entendu tousser dans mon dos. Plantés côte
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à côte et embarrassés, les déménageurs nous observaient. Je me suis relevé le plus doucement possible pour ne pas réveiller Manon. — C’est pas toujours facile pour les enfants, a fait le plus grand. Il avait l’air sincèrement désolé et couvait la petite d’un regard attendri. D’une voix sourde il m’a annoncé qu’ils étaient prêts à partir, ne restait plus qu’à embarquer les vélos. J’en revenais à peine. Les meubles à démonter, les cartons à remplir, le garage à vider, le lave-linge le canapé le frigo, tout ça ne leur avait pas pris quatre heures. Je les ai remerciés et leur ai souhaité bonne route, moi-même je n’allais pas tarder, on se retrouverait sans doute sur la quatre voies. Ils ont quitté la pièce sur la pointe des pieds, puis j’ai entendu leurs pas craquer sur le gravier blond de la cour. Le moteur a bourdonné une minute ou deux avant de se dissoudre dans la rumeur du soir. Clément est arrivé peu après, le visage clos et les mains dans les poches. Ce qu’il avait bien pu foutre dehors tout ce temps je n’en savais rien, je n’allais plus le chercher à l’école depuis septembre et le plus souvent il débarquait vers six heures, se servait un grand verre de Coca attrapait des biscuits et disparaissait dans sa chambre. Je l’imaginais traînant sur les berges, shootant dans des cailloux ou tentant de les faire rebondir à la surface, perdant ses yeux dans le flot boueux ininterrompu. Il aimait vraiment cet endroit : tous les week-ends il fallait prendre les vélos et longer le fleuve, le chemin s’étrécissait derrière la rangée d’arbres, une légère dépression l’affaissait et la terre se confondait avec le sable, une plage miniature à deux pas des voitures. De l’autre côté derrière les immeubles, l’hôpital dominait la ville et il ne le lâchait pas du regard, comme si sa mère avait pu s’y trouver encore. Je l’ai laissé faire le tour des pièces, coller son front à la fenêtre et jeter un œil aux orties, aux champignons, au gazon jauni par le mouron. À la lueur des réverbères tout semblait lisse et peigné mais en plein jour, ce n’était plus qu’un terrain vague et désolé. À sa manière mutique et concentrée, Clément faisait ses adieux à la seule maison dont il pouvait se souvenir. Mais c’était à tout le reste qu’il tentait de dire au revoir. — Ça va aller ? ai-je demandé. Il a respiré profondément et m’a offert une parodie de sourire, le voir se forcer comme ça m’a anéanti, il ressemblait tellement à sa mère : soucieux de ne peser en rien, inquiet de l’autre et oublieux de lui-même, éludant sa propre douleur pour ne pas m’alarmer. D’un geste absent il a ôté son blouson et l’a laissé glisser jusqu’au sol, puis s’est allongé près de sa sœur, les paumes à plat sur le grès blanc et les yeux au plafond où ne pendait plus qu’une ampoule. Cheveux mêlés mains s’effleurant et bras écartés du corps ils formaient un début d’étoile. Je me suis allongé à mon tour et j’ai refermé le cercle.
Olivier Adam
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L’essuie-glace n’essuyait pas grand-chose et des pans entiers du pare-brise demeuraient troubles. Manon dormait, à moitié affalée sur son frère. J’ai mis Johnny Cash et sa voix s’est fondue dans le bruit du moteur, le chuintement des pneus sur l’asphalte humide. — Tu as pu dire au revoir à tes amis ? — Oui. — Tu leur as donné l’adresse ? — Oui oui. — Tu leur as bien dit qu’ils pouvaient venir cet été… Clément fixait la route et répondait d’un air absent, dans le rétroviseur je l’ai vu repousser discrètement sa sœur et sortir sa console de la poche de son blouson, ses doigts se sont mis à cliqueter sur les touches. La route était presque déserte, ne circulaient que des camions alourdis par la nuit. Un instant je me suis attardé sur son visage, il avait grandi d’un coup, sans que je m’en aperçoive vraiment, et ne quittait plus cette expression lisse et sérieuse de petit garçon renfermé qui le vieillissait plus encore. Renfermé, mystérieux et narquois, ainsi que me l’avait confié un jour son institutrice, une femme ronde à lunettes et toujours vêtue de robes à fleurs, qui semblait puiser son vocabulaire dans les pages psychologie d’une revue féminine. Elle ne cessait de m’enjoindre de consulter un de ses amis pédopsychiatre, à l’en croire seul un toubib pouvait aider Clément « à sortir de sa léthargie, à se déverrouiller et à surmonter la phase de déni dans laquelle il était empêtré jusqu’au cou ». À la fin, je ne prenais même plus la peine de cacher mon agacement devant toutes ces conneries et l’avais priée de bien vouloir se cantonner à l’enseignement du calcul et de l’orthographe, le reste je m’en chargeais et qu’elle veuille bien me lâcher la grappe. J’avais pris Clément par la main et nous étions sortis de l’école en silence. Au McDo, tandis qu’il mâchait ses nuggets, un sourire s’était frayé un chemin sur son visage et ça faisait si longtemps que je n’en étais pas revenu. — Pourquoi tu souris ? — Pour rien. À cause de ce que tu as dit à la grosse vache. — La grosse vache ? — Ouais. C’est comme ça qu’on l’appelle. — Ça ne t’a pas embêté que je lui parle comme ça ? — Non. Au contraire. Comme ça elle va peut-être me lâcher la grappe à moi aussi. Manon s’est réveillée un peu avant Rennes, elle ne savait plus où elle était ni où on allait, Je veux rentrer à la maison, je veux rentrer à la maison, s’entêtaitelle à dire. J’ai eu beau tout faire pour la distraire, passer en revue les disques et les jeux que je connaissais, elle n’en a pas démordu. J’ai fini par mettre le clignotant. La station-service était moche et bondée, on a erré un moment dans les rayons, Manon reniflait et me tenait la main comme si elle avait peur de
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se perdre. Je l’ai attirée vers les peluches, des panthères aux yeux brillants un mouton au poil terne et un cochon bizarroïde se disputaient la plus haute étagère, mais rien ne lui a plu. Dans son coin, Clément feuilletait des magazines de jeux vidéo. Je voyais mal l’intérêt qu’on pouvait trouver à ce genre de trucs, dans ce domaine comme dans bien d’autres rien ne me semblait valoir la pratique, mais j’ai quand même sorti quatre euros de la poche arrière de mon jean et nous sommes repartis. Les gamins se sont précipités dans la voiture, Manon avait l’air calmée et Clément serrait sa revue contre son cœur, je les ai regardés s’emmitoufler dans la vieille couverture tout en grillant deux cigarettes. Les moteurs bourdonnaient sous le ciel opaque et le ruban de l’autoroute fendait l’horizon d’un trait de lumière. Je me suis étiré, du bout des doigts j’ai tenté de toucher la pointe de mes pieds, tout le long de ma colonne vertébrale mes nerfs formaient des nœuds entre mes os. Remplir des cartons vider la maison avait achevé de me foutre en l’air, j’avais le dos en pièces et mon corps me tiraillait sans relâche, me faisait payer des années de mauvais traitements, goudron nicotine alcools en tout genre et le quintal que portaient mes os. Dans le rétroviseur, avant de repartir, j’ai examiné mon visage et ce n’était pas brillant : des cernes sous les yeux, le teint jaune, les traits tirés et une dentition de vieillard. C’est Alamo là-dedans, m’avait avoué le dernier dentiste que j’avais eu le courage de consulter, avant de lâcher un soupir qui en disait long sur l’étendue des dégâts et la somme que j’allais devoir débourser pour pouvoir mâcher mon steak encore quelques années et lui payer des clubs de golf flambant neufs. Évidemment je ne l’avais jamais revu, au prétexte qu’il ne me plaisait pas, que sa conversation m’éreintait, et Sarah avait haussé les épaules, C’est tes dents après tout, m’avait-elle dit, me parlant comme à un petit enfant déraisonnable et capricieux.
Olivier Adam
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Antoine Bello
Les Éclaireurs
Éditeur : Gallimard Parution : février 2009
© Catherine Hélie/Gallimard
Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
Biographie
Antoine Bello est né en 1970 à Boston. Il vit actuellement à New York. Chez Gallimard : Les Falsificateurs, 2007 (rééd. coll. « Folio », 2008) ; Éloge de la pièce manquante, 1998 (rééd. coll. « Folio », 2008) ; Les Funambules, 1996.
Publications
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On retrouve ici Sliv Dartunghover, héros et narrateur des Falsificateurs, brillant géographe islandais devenu l’un des meilleurs agents du CFR. Le Consortium de falsification du réel est un organisme planétaire qui crée de toutes pièces des événements historiques afin d’influer sur les opinions publiques, les dirigeants, et d’infléchir les situations géopolitiques. Mais Sliv, malgré ses succès, continue à s’interroger sur les objectifs véritables du Consortium. En 2001, il se voit confier une opération d’infiltration au sein de l’ONU au
Timor en coopération avec Lena, à qui l’oppose une rivalité sans merci. À cette occasion, Sliv et Lena vont s’entendre pour coordonner leur action et assurer le succès de l’opération malgré leurs différends. Aussi brillant que Les Falsificateurs, original, documenté, servi par une écriture dynamique et pleine d’humour, ce thriller bien ficelé apporte un éclairage sur l’histoire contemporaine sur fond de guerre en Irak. Les Éclaireurs forme un diptyque avec Les Falsificateurs, mais peut tout autant se lire indépendamment.
Gunnar déposa une tasse devant moi et prit place dans le deuxième fauteuil. — Alors dis-moi, as-tu identifié le sixième membre du Comex ? À mon retour à Reykjavík, Gunnar m’avait lancé un défi : « Si l’on refuse de te révéler la finalité du CFR, pourquoi n’essaies-tu pas de la deviner ? Tu sais que seuls les six membres du Comité exécutif connaissent le secret du CFR. Commence par découvrir l’identité de ces membres, l’étude de leurs dossiers et de leurs actions te fournira ensuite des indices précieux sur leurs motivations. » C’était d’autant moins sot que ma fonction actuelle constituait un poste d’observation idéal. Ma qualité d’agent des Opérations spéciales m’autorisait à consulter n’importe quel dossier dont je connaissais l’existence (la précision avait son importance, je ne pouvais ainsi pas retirer toute la production d’un agent donné, sauf à suggérer que celui-ci mettait l’organisation en danger et devait être placé sous surveillance). Mais je bénéficiais surtout d’un autre avantage. Angoua Djibo, le président du Plan, m’avait chargé trois ans plus tôt de faire le tour des principales implantations du CFR pour présenter une réforme substantielle dont j’avais été l’initiateur : l’abandon pur et simple de la falsification physique. J’avais le premier énoncé que l’accélération du progrès technique condamnait inéluctablement les faux à l’ancienne. Un plan falsifié comme la carte du Vinland sur laquelle j’avais travaillé pouvait tromper les experts de son époque mais, tôt ou tard, la science permettrait d’en établir la genèse de façon indiscutable, attirant au passage l’attention sur les conditions de sa mise en circulation. Le CFR ferait mieux, écrivais-je alors, de se concentrer sur la falsification électronique, à la fois plus efficace et moins dangereuse. Je consacrai à la mission de Djibo une énergie qui l’étonna lui-même. En moins
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de six mois, je rencontrai personnellement les directeurs des quatorze centres du CFR et les patrons de presque deux tiers des bureaux. J’étais évidemment pénétré de l’importance de mon sacerdoce mais j’y voyais surtout l’occasion de m’aboucher avec le management intermédiaire du CFR, les hommes et les femmes qui pilotaient le navire au quotidien et les plus susceptibles de satisfaire mon insatiable curiosité. — Hélas non, répondis-je. Et encore ne suis-je pas sûr des cinq autres. — Récapitulons. Que sais-tu avec certitude ? — Avec une certitude absolue ? Pas grand-chose. Je sais qu’Angoua Djibo fait partie du Comex. Vous me l’avez dit un jour et il ne l’a jamais démenti quand j’y ai fait allusion en sa présence. — Tu peux tenir ça pour acquis. Quoi d’autre ? — Comme par ailleurs Djibo préside le Plan, j’ai tendance à penser que Yakoub Khoyoulfaz et Claas Verplanck qui dirigent respectivement les Opérations spéciales et l’Inspection générale font également partie du Comex. — Oui, je vois, médita Gunnar en soufflant sur son thé brûlant. Les présidents des trois grands corps seraient assurés d’une place au Comex, ça paraît logique. — À partir de là, j’en suis réduit à des conjectures. Premier angle d’attaque possible : la hiérarchie. Je ne prétends pas connaître en détail l’organigramme du CFR mais j’en ai tout de même une idée relativement précise. Chaque grand corps compte plusieurs vice-présidents… — Tu connais leurs noms ? — Oui, affirmai-je en consultant mes notes. Ching Shao, Jim Lassiter et Per-Olof Andersen au Plan ; Martin De Wet et Carolina Watanabe aux Opérations spéciales ; Diego Rojas et Lee-Ann Mulroney à l’Inspection générale. — Il n’y aurait pas le même nombre de vice-présidents dans tous les grands corps ? — J’ai de bonnes raisons de le croire. De Wet et Watanabe sont les deux seuls aux Opérations spéciales, c’est établi. J’ai recensé au moins trois viceprésidents au Plan mais c’est aussi le corps le plus étoffé. Quant à l’Inspection générale, ils sont à peine plus nombreux que nous ; ils doivent pouvoir fonctionner avec seulement deux VP. — Cela te fait toujours sept candidats pour trois places, calcula Gunnar. — D’où mon idée d’aller regarder du côté des directions fonctionnelles : Ressources humaines, Finances et Informatique. Après tout, les agents qui sortent de l’Académie s’orientent soit vers les grands corps soit vers les directions fonctionnelles. — Mais tu sais comme moi que les académiciens les mieux classés choisissent invariablement les grands corps. Les directions fonctionnelles ont plutôt mauvaise réputation. — Je ne dirais pas cela. Elles sont moins prestigieuses car plus classiques. Quel est l’intérêt de rejoindre le CFR si c’est pour travailler dans les ressources
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humaines ou l’informatique ? Pour autant, ces directions remplissent des fonctions essentielles : il ne me semblerait pas absurde qu’elles soient représentées au Comex. — Je ne sais pas, déclara Gunnar en sirotant pensivement son thé. Les Ressources humaines à la limite, mais les Finances et l’Informatique, non vraiment, j’ai du mal à y croire. J’avais appris à faire confiance aux intuitions de Gunnar. Bien qu’officiellement très bas dans la hiérarchie du CFR – il n’était même pas chef d’antenne –, il en connaissait les rouages mieux que personne. Je portai au crayon une croix en regard du nom de la directrice des Ressources humaines, Zoe Karvelis. Gunnar venait sans le savoir de confirmer une de mes théories. — J’en viens à mon deuxième angle d’attaque : l’harmonie. Je pressens que la composition du Comex obéit à quelques grands équilibres… — De sexe, de race, me coupa Gunnar. Oui, je l’ai souvent pensé, moi aussi. — Et probablement aussi de religion. Commençons par le sexe. Si je me base sur les récentes promotions de l’Académie, il y a aujourd’hui presque autant de femmes que d’hommes au CFR. — Ça n’a pas toujours été le cas, nuança Gunnar. Les cinq premiers agents que j’ai recrutés étaient tous des hommes. — Il n’empêche. Je serais surpris et pour tout dire un peu choqué si le Comex ne comptait pas au moins deux femmes. Djibo, Khoyoulfaz et Verplanck étant des hommes, nous aurions donc deux femmes pour les trois sièges restants. — Il me paraît en tout cas exclu qu’il n’y en ait aucune, reconnut Gunnar. Je dirais une ou deux. Sûrement pas trois. — Passons à la race et à la religion. Le CFR est une véritable multinationale, active sur les cinq continents. Le Comex reflète presque certainement cette diversité. Djibo est africain ; il m’a confié un jour avoir été élevé dans l’animisme mais je pense qu’il ne pratique aucune religion. Khoyoulfaz est azéri et musulman. Verplanck est blanc et catholique. Que nous manque-t-il ? — Je trouve ta question un peu discutable, jugea Gunnar en fronçant les sourcils. Elle présuppose que la composition du Comex dépend plus de considérations géographiques que de la compétence réelle des postulants. Enfin, admettons. Il reposa sa tasse de thé devant lui et se laissa glisser dans le fond de son fauteuil en fermant les yeux. — Il te manque un ou une Asiatique pure souche ; un ou une Sud-Américaine ; un autre Blanc, probablement nord-américain du reste ; et peut-être un deuxième Noir, de préférence musulman. Mon Dieu, s’écria-t-il en rouvrant les yeux, si l’on nous entendait ! — Si ça peut vous rassurer, j’ai fait à peu près le même raisonnement. Croisons maintenant ces quatre critères : la position hiérarchique, le sexe, la race et la religion.
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Gunnar réfléchit pendant quelques secondes. — Je comprends maintenant où tu voulais en venir avec les directions fonctionnelles. On dirait que Zoe Karvelis coche pas mal de cases d’un coup : elle n’appartient pas à un grand corps, c’est une femme grecque de race blanche et de religion, voyons, orthodoxe ? — Touché, répondis-je en souriant. — Ah ah ! triompha Gunnar qui se prenait au jeu. Maintenant pour la deuxième femme, je verrais bien Carolina Watanabe. Vice-présidente des Opérations spéciales, parents japonais, née au Brésil. Catholique ou bouddhiste ? — Bouddhiste, mais ses enfants fréquentent une école catholique à Rio. Gunnar me coula un regard interloqué. — Ma parole, tu connais ton sujet ! — Vous voulez le nom de ses deux chats ? Sérieusement, j’ai un problème avec Watanabe. Elle n’a jamais vécu en Asie. À mon sens, les deux vrais candidats asiatiques sont la Chinoise Ching Shao, vice-présidente du Plan, et l’Indien Marvan Nechim, directeur de l’Informatique. — Oublie l’Informatique, décréta Gunnar qui tenait décidément en piètre estime les sectateurs du binaire. C’est Shao ta deuxième femme. J’avais rencontré Watanabe et Shao lors de mon périple ; la Chinoise m’était apparue plus énigmatique que la Brésilienne, sans doute en partie parce que je ne comprenais qu’un mot sur deux quand elle s’exprimait en anglais. Je traçai une croix à côté de son nom. — Cela nous laisserait deux candidats sérieux pour le dernier fauteuil : Jim Lassiter, noir, américain, vice-président du Plan… — Encore quelqu’un du Plan ? Raye-le de ta liste. — Ou Parviz Shajarian, iranien, musulman et directeur financier… Gunnar secoua la tête. — Le CFR est riche à milliards, je ne vois pas pourquoi le Comex s’embarrasserait d’un comptable. Non, le plus probable, c’est que le sixième membre est un agent hors classe dont tu n’as jamais entendu parler. Tu sais ce qui serait rosse ? — Non ? — C’est qu’il soit scandinave ! s’esclaffa Gunnar. S’il y a deux sous de vrai dans ta théorie de l’harmonie, tu pourrais dire adieu à l’idée de rejoindre le Comex. Cette perspective m’avait évidemment effleuré l’esprit mais une autre découverte récente m’avait alarmé encore bien davantage : parmi mes sept ou huit favoris, un seul – Lassiter – avait plus de soixante ans. Il n’existait sans doute pas d’âge officiel pour partir à la retraite au Comex mais je ne pouvais m’empêcher de penser que la jeunesse des membres actuels ne faisait pas mes affaires. — Oublions le sixième homme un instant, reprit Gunnar comme pour
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m’éviter de céder au désespoir, et penchons-nous plutôt sur les dossiers des cinq membres présumés. Combien en as-tu retrouvés ? — La réponse à cette question n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air. Il faut en effet écarter les dossiers produits par chaque membre avant qu’il ne soit coopté au Comex, c’est-à-dire avant qu’il ne se voie révéler la finalité du CFR. Or… — Les dates de nomination ne sont pas publiques, acheva Gunnar. — Exactement. On peut toutefois essayer de les retrouver. Il semblerait par exemple que Djibo ait produit deux dossiers par an jusqu’en 1988. Je dis bien « il semblerait » car les archives refusent de me fournir la liste. Puis il n’a rien publié entre 1989 et 1991 – en tout cas rien qui me soit revenu aux oreilles – et seulement un dossier par an en moyenne depuis 1992. — Ainsi, selon toi, il aurait été trop accaparé par ses nouvelles fonctions pendant les deux premières années. C’est mince comme raisonnement. — D’autant plus mince, concédai-je, qu’il existe d’autres explications à son silence : il a pu prendre d’autres responsabilités cette année-là – la présidence du Plan par exemple –, s’offrir une année sabbatique, que sais-je encore ? Enfin bref, j’ai déterminé de la sorte une date théorique d’arrivée pour chacun de mes cinq favoris : 1988 pour Djibo, 1990 pour Khoyoulfaz, 1986 pour Verplanck, 1996 pour Shao et 1997 pour Karvelis. Selon mes informations, ils auraient produit ensemble vingt-six dossiers. — Seulement ? — Je trouve au contraire que c’est beaucoup. La conception d’un bon dossier prend des semaines. Je me demande comment ils arrivent à caser cela dans leur emploi du temps. En fait, je croyais le savoir. Les dirigeants du CFR restaient des agents avant tout. Produire des dossiers était leur raison d’être. Dans une organisation classique, les individus qui s’élèvent dans la hiérarchie sont généralement trop heureux d’abandonner leurs tâches quotidiennes au profit d’occupations réputées plus nobles. Le CFR fonctionnait à l’inverse : les cadres supérieurs se battaient pour conserver le droit d’assurer les charges des agents de base. — Ils sont sûrement aidés, marmonna Gunnar. Je n’imagine pas Djibo appeler Berlin pour demander qu’on lui ficelle une légende. Mais peu importe après tout, que ressort-il de ces dossiers ? — Rien de très net, j’en ai peur. Tous les sujets sont abordés, du plus sérieux comme la guerre au Rwanda jusqu’au plus trivial comme l’extinction d’une langue imaginaire proche de l’araméen, le mlahsô. — Peux-tu au moins organiser les dossiers en grandes familles ? demanda Gunnar. — Pas vraiment. Deux dossiers traitent de conflits territoriaux. Khoyoulfaz invente des arguments en faveur de l’Azerbaïdjan dans sa dispute avec le Nagorny-Karabakh sur le couloir de Lachine…
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— Jamais entendu parler. — C’est la route montagneuse la plus courte entre l’Arménie et le NagornyKarabakh. Une voie âprement convoitée mais pas non plus l’enjeu stratégique du siècle. Idem pour l’autre conflit, qui concerne l’île de Koutsouzov revendiquée à la fois par la Chine et par la Russie… — Et laisse-moi deviner, m’interrompit Gunnar : Shao prend position pour la Chine ? J’opinai. Il commenta dédaigneusement : — Bref, chacun derrière son drapeau… Tu fais fausse route. — J’ai trois dossiers qu’on peut regrouper sous le thème « Réforme du capitalisme », continuai-je. — Là, tu m’intéresses davantage, déclara Gunnar en s’avançant dans son fauteuil pour se resservir une tasse de thé. — Verplanck crée de fausses pièces à charge dans le procès en abus de position dominante que l’Union européenne intente à Microsoft ; Karvelis aide le syndicat des créateurs d’œuvres artistiques à obtenir une extension de vingt ans de la durée des copyrights ; Verplanck, encore lui, émeut l’Amérique avec trois cas – fabriqués – d’enfants morts faute de soins médicaux, qui accélèrent le passage du State Children’s Health Insurance Program. Gunnar réfléchissait, s’efforçant comme je l’avais fait quelques semaines plus tôt de discerner une cohérence entre ces trois dossiers. — Dénonciation des monopoles, juste rémunération de la création intellectuelle, énonça-t-il enfin, ça ressemble à un retour aux origines du capitalisme. Mais la couverture médicale obligatoire des enfants me laisse perplexe. — Peut-être une tentative de mâtiner le capitalisme anglo-saxon d’un peu d’humanisme à l’européenne, hasardai- je sans trop y croire moi-même. — Quoi d’autre ? — Un très bon dossier de Djibo sur les enfants naturels que Thomas Jefferson aurait eus avec Sally Hemings, une de ses esclaves… — Les histoires d’esclavage, c’est sa marotte, me coupa Gunnar. Il les réussit très bien, du reste. — Une quasi-réédition du dossier Laïka, avec le lancement de Kwangmyongsong, le premier satellite nord-coréen. La fusée est restée coincée sur le pas de tir mais les Coréens prétendent que le satellite tourne au-dessus de nos têtes depuis septembre 1998. Dans le même ordre d’idées, Karvelis romance l’incarcération d’Hugo Chávez entre 1992 et 1994. — J’ignorais qu’il avait fait de la prison. Pour quel motif ? — Son coup d’État contre le président Pérez ayant lamentablement échoué, Chávez se rendit en direct à la télévision et gagna le cœur de millions de Vénézueliens en se posant comme un recours contre la kleptocratie de Pérez. Il passa deux ans en prison et en sortit avec une excroissance de chair à l’œil qui réduit significativement sa vision. Karvelis prétend que Chávez aurait attrapé
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ça pendant son incarcération, sous-entendant qu’il n’avait pas fait l’objet d’un suivi médical et renforçant ainsi son image de martyr. En fait, la carnosité de Chávez remonte à son adolescence mais elle était jusque-là restée contenue dans des proportions raisonnables. — Quel rapport entre l’œil de Chávez et un satellite nord-coréen ? demanda Gunnar, manifestement sceptique. — Dans les deux cas, le CFR a favorisé des ennemis déclarés des États-Unis. Deux autres dossiers tournent d’ailleurs autour de l’avènement de la Chine. L’un vise à donner l’impression que la République populaire est plus avancée qu’elle ne l’est en réalité dans ses projets de construction d’un porte-avions nucléaire. L’autre réunit plusieurs jeunes artistes chinois sous la bannière d’un mouvement imaginaire, le réalisme cynique. — Je ne sais pas trop qu’en penser. Le CFR a-t-il favorisé l’expansion de la Chine avec ses dossiers ou, au contraire, ne fait-il qu’accompagner son essor ? Oui, entrez ! Une jeune femme poussa la porte, les bras chargés d’une pile de classeurs qui menaçait de s’effondrer. Je m’élançai pour la soulager d’une partie de son fardeau et restai en arrêt devant son visage que cachait à moitié une longue mèche de cheveux blonds. Elle aussi m’avait reconnu. — Nina Schoeman ! m’exclamai-je. Qu’est-ce que tu fais ici ? — De l’intérim, répondit-elle. J’ai démarré la semaine dernière. Elle ajouta à l’adresse de Gunnar, qui était resté assis : — J’ai photocopié les trois premiers classeurs, je m’occuperai des autres demain. — Merci, mademoiselle Schoeman, dit Gunnar de son ton le plus digne en posant sa tasse de thé. Je n’ignore pas que la Constitution islandaise vous garantit un certain nombre de droits fondamentaux, mais croyez-vous qu’il vous serait possible de vous habiller de manière un peu plus classique à l’avenir ? Nous recevons régulièrement des clients à l’agence et je détesterais que votre style vestimentaire… disons avant-gardiste n’en conduise certains à réorienter leurs budgets vers des officines plus traditionnelles. Quel dommage que je n’aie pu prévenir Gunnar. Je lui aurais évité la réplique cinglante qui suivit : — Il me semble justement que vous auriez bien besoin de faire le tri dans votre clientèle, riposta aigrement Nina. Comment pouvez-vous accepter le fric de ces pollueurs de Mollenberg qui démontent leurs usines bourrées d’amiante pour les reconstruire dans les pays du tiers-monde ? Devant cette référence au premier client de Baldur, Furuset & Thorberg, Gunnar manqua s’étrangler. Je lui fis signe que je repasserais chercher mes affaires et poussai brutalement Nina hors du bureau.
Antoine Bello
Les Éclaireurs
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Benjamin Berton
Parution : avril 2009 Responsable cessions de droits : Virginie Rouxel vrouxel@hachette-livre.fr
© DR/Hachette Littératures
Alain Delon est une star au Japon
Éditeur : Hachette Littératures
Biographie
Benjamin Berton est né en 1974 à Valenciennes. Alain Delon est une star au Japon est son cinquième roman. Publications Chez Gallimard : Foudres de guerre, 2007 ; Pirates, 2004 ; Classe affaires, 2001 ; Sauvageons, 2000 (rééd. coll. « Folio », 2004) (prix Goncourt du premier roman ; en cours d’adaptation pour le cinéma).
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Aux premières lueurs du jour, Alain Delon sort de son appartement parisien pour faire une balade à vélo, quand une jeune Japonaise l’aborde pour un autographe. Étonnant à cette heure si matinale, mais Alain Delon sait qu’il est une star au Japon et accepte donc d’apposer sa précieuse signature sur la photo que la jeune fille lui tend, quand une piqûre au niveau de la nuque le fait défaillir. Le fiancé et complice de la Japonaise vient de lui administrer un puissant tranquillisant : le plus grand acteur français vivant est kidnappé. Direction une ferme isolée de la Creuse où les deux jeunes tourtereaux vont le séquestrer plusieurs jours. Le temps d’obtenir une rançon ? Non, le temps de réaliser un test ADN prouvant que le père du
jeune homme, un Japonais aux yeux étonnement bleus, est bien Alain Delon. L’affaire se corse quand les résultats du test, positifs, sont interceptés in extremis par le père officiel du jeune homme, homme d’affaires tranquille, mais en fait yakusa de premier plan, et qui n’apprécie pas du tout cette recherche en paternité. La star devient alors un colis encombrant, d’autant plus encombrant qu’un voisin a retrouvé dans son champ la carte d’identité d’Alain Delon, laissée par celui-ci lors d’une promenade avec ses geôliers… Ce roman à suspense, construit comme un polar, a beau être ultra réaliste (tout ce qui est dit sur Alain Delon est vrai), il est aussi loufoque et drôle.
Chapitre 1 Après trois semaines à l’huile, passées en compagnie de ses enfants dans un hôtel luxueux de Maurice, Alain Delon est de retour à Paris. Au sortir d’une année chargée 1, peu d’hommes de son âge se seraient infligé un tel rythme au loisir. Delon a pratiqué le jet-ski, le parachute ascensionnel. Il a fait avec ses enfants, âgés de 8 et 17 ans, deux fois le tour de l’île en VTT, et aussi nagé l’équivalent d’une traversée de la Manche. Paradoxalement, et alors qu’il a arrêté, pour se ménager, toute activité sportive depuis quelques années, l’acteur s’est senti revigoré par cette soudaine débauche d’énergie. On ne se découvre pas la fibre paternelle à l’automne de sa vie. Il n’en avait pas moins senti, pour la première fois depuis la naissance de son fils, il y a 45 ans, un attachement spontané pour la chair de sa chair. Ces deux gosses ne le verraient jamais comme un vieil homme ou, comme ils disaient en se moquant des touristes décrépis qui hantaient la plage pour milliardaires, en Derrick Astley 2. Pour eux, il serait toujours le père vaillant, capable de rivaliser par la force et l’enthousiasme dans n’importe quel jeu. Les jeunes ne parlaient pas comme lui. Ils employaient des expressions qu’il ne comprenait pas et se rendaient, comme de petits animaux, à des stimuli inconnus de sa propre jeunesse. La connexion avait pourtant été maintenue admirablement durant toute la durée du séjour. Delon se sentait installé dans leur cœur et leur existence. La vieillesse est une malédiction pour le corps et pour l’âme. Cela ne voulait pas dire qu’on ne pouvait pas la faire reculer, en terrain favorable, et avec une bonne épée. Le départ des enfants chez leur mère l’avait laissé aux prises avec une déprime post-estivale qu’il n’avait pas vue venir. Les trois premiers jours avaient été pénibles et Delon avait éprouvé quelques difficultés à reprendre sa vie d’homme seul. Il vivait une solitude à la Delon, cela va sans dire, envahie
1. Alain Delon a assuré au théâtre plus d’une centaine de représentations de La Route de Madison (2007).
2. Argot composé de Derrick (série TV allemande) et de Rick Astley (chanteur britannique), désignant un vieil has-been.
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3. Réalisateur de cinéma. hongkongais. Il est l’auteur de films comme Full Time Killer, A Hero Never Dies ou Mad Detective. Il a renouvelé à sa manière le genre du polar au cinéma en mêlant récits épiques, pétarades et approche réaliste.
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d’importuns et d’affairistes, une solitude d’albatros où il pouvait décider, à n’importe quel moment et sur une main tendue, de faire entrer qui il souhaitait, épouse, maîtresse ou liaison d’un soir. En l’absence de volonté, le poids des ans prenait le dessus alors qu’il traînait dans l’appartement. Il ne se sentait pas débordé mais avait marqué le coup quand son agent lui avait confirmé que le tournage, prévu à l’automne, avec Johnny To 3, n’aurait finalement pas lieu. Le projet était officiellement abandonné pour raisons financières mais Delon s’était mis en tête que les vraies causes étaient ailleurs. Le montage avait échoué sur son nom, il le devinait. Les assurances avaient refusé qu’un projet aussi ambitieux (cent vingt jours de tournage, rien que pour la star et des cascades à tire-larigot) repose sur une tête d’affiche moribonde. Les médecins avaient eu beau confirmer à coups de certificats que ses problèmes cardiaques étaient derrière lui, cela n’avait convaincu personne. Hollywood, qui ne l’avait jamais tenu en grande estime au demeurant, n’en voulait plus. Ce matin-là, il se leva de bonne heure et décida de se changer les idées en traversant la capitale à vélo. Il s’agissait, s’il ne voulait pas trouver cent personnes dans son sillage, de démarrer tôt et d’emprunter un circuit de traverse. Paris était riche en petites rues, en contre-allées et anciens passages, où l’on pouvait circuler en toute liberté aux premières heures du jour. La ville était son terrain de jeu favori. Il en arpentait, depuis ses virées adolescentes, chaque centimètre carré comme il se serait baladé à la surface d’un timbre poste. « Mettez-moi les paparazzis au cul, il riait parfois, cent, mille, autant que vous voudrez. Donnez-moi deux minutes d’avance et je vous promets qu’il leur faudra des années avant de pouvoir me prendre en photo sur ma bicyclette. » Il jeta un coup d’œil par la fenêtre puis passa un jean et une chemisette bleu ciel. Contrairement à d’autres stars, Alain Delon ne sortait jamais incognito. C’était une aberration et le meilleur moyen de se faire remarquer. Catherine Deneuve avait passé des années à se dissimuler sous des déguisements de vieille cogne et des lunettes de soleil si larges qu’on aurait pu planquer dessous la tête d’un cheval. Elle n’avait jamais pu faire vingt mètres sans être reconnue. Les gens se faisaient la réflexion : Pourquoi est-ce que Catherine Deneuve porte une perruque bavaroise et ces lunettes ridicules pour faire les boutiques ? Il déboucha sur le trottoir et marcha tranquillement vers la plate-forme Vélib’ la plus proche. Son garde du corps reprenait le service lundi matin. Ses assistants lui avaient conseillé de ne prendre aucun risque et de ne pas s’aventurer n’importe où sans être accompagné. Il n’en avait rien à faire. Il ne dépensait pas une fortune pour qu’on l’empêche d’aller se balader quand il en avait envie. En sortant, Delon ne remarqua pas la Clio blanche garée à trente mètres de là et dont la portière, côté rue, était entrebâillée. Il était 5 h 30 à sa montre. Il avait deux bonnes heures devant lui avant que la ville s’éveille. À part quelques
livraisons à la con (et ce n’était pas les gars qui bossaient dur qui le groupiraient 4), il n’y avait personne, en août, avant 7 h 30. Paris est une ville musée, pensa-t-il, une grosse bourgeoise de province à la poitrine lourde et plombée, qui ronfle pour montrer aux autres qu’elle n’est pas morte. Il n’y a plus rien de vivant ici, plus aucune activité. La spontanéité et l’énergie ont déserté le monde occidental et migré vers d’autres territoires. Dans le désert blond du matin, la fille se pointa presque aussitôt et l’apostropha. — Monsieur Delon ? Monsieur Delon ? Alain Delon se retourna sur la jeune Japonaise. Ses plans d’évitement prenaient en compte à peu près tous les types de fans à l’exception des fans japonais. Ils n’étaient pas de la même étoffe que les autres. Ils se levaient bien avant le soleil et étaient capables de tenir une planque sans nourriture, pendant des jours entiers. Au premier signe de faiblesse de votre part, ils bondissaient hors de leur cachette et vous sautaient dessus comme des tigres Shotokan 5. La petite était insignifiante, à peine sortie de l’adolescence, assez affreuse au premier abord, et dénuée de toute agressivité, ce qui était le plus important. Il modela son sourire pour lui donner ce qu’elle était venue chercher : Alain Delon-san, la figure de proue du cinéma français, la star internationale et le fourgue choc de produits chic. Cela ne lui coûtait pas grand-chose de produire ce sourire de façade. Il en tirait même une certaine vanité. Il suffisait de relever de quelques millimètres la commissure des lèvres, de découvrir légèrement les dents du haut puis de déclencher une émulsion pétillante dans le regard. Avec le temps, le mouvement était devenu inconscient et se déclenchait comme une protection naturelle dès qu’il se trouvait face à une menace potentielle ou à un inconnu. Il façonna un Tout public®. — Monsieur Delon, elle répéta admirative. Il n’avait jamais compris par quel prodige le fait d’entrer dans le champ de vision d’une femme pouvait en éclairer à ce point les traits. L’illumination n’avait pas faibli avec le temps. Des scientifiques avaient mesuré les proportions de son crâne, évalué la distance de ses yeux à son nez et de son nez à sa bouche, pour voir si cela se rapprochait du nombre d’or ou de n’importe quelle autre vérité mathématique. Mais ils n’avaient jamais réussi à mettre en évidence les ressorts du phénomène. La jeune Japonaise tira un calepin et un crayon de son sac en bandoulière. Elle rayonnait comme un halogène et agitait ses accessoires devant son nez. — Autographe ? elle crut nécessaire d’expliciter. Vous, grande star du cinéma. Monsieur Delon. — Votre nom ? Alain Delon se fit la réflexion que cette fille était bizarre. Son français était grammaticalement plus qu’approximatif mais chaque mot prononcé parfaitement et sans accent. C’était ce qui clochait mais il n’eut pas le temps d’aller au bout de sa réflexion. Tandis qu’il déposait son glyphe sur le papier quadrillé,
4. Groupire : de l’anglais groupie, signifie « harceler quelqu’un dont on est fan pour coucher avec lui ou elle ».
Benjamin Berton
Alain Delon est une star au Japon
5. Le tigre Shotokan est un tigre imaginaire et stylisé d’origine japonaise, devenu emblème de nombreux clubs de karaté dits de style Shotokai. Il est synonyme de courage, de noblesse, de force et d’agilité.
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6. « Je m’appelle Tetsuko. » (en japonais.)
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Alain Delon sentit comme une piqûre d’insecte au bas de la nuque. Il lâcha le stylo et frotta, avec la main, l’endroit où l’aiguille était fichée. Il marqua un temps d’arrêt, dévisagea la fille qui lui parut alors horriblement jeune et laide, et perdit connaissance. — Tetsuko, il l’entendit lui répondre dans le lointain. Tetsuko to môshimasu 6. La nature du produit qui lui avait été injecté fit qu’il ne s’écroulât pas sur le sol. Le mélange de curare sous-basé et de GHB le laissa debout, inconscient et docile. Le risque de complications était infime. Kaizuo, son complice, se pressa auprès de Tetsuko et l’aida à soutenir l’acteur qu’ils installèrent dans la Clio. Le jeune homme referma la portière sur la star et fit le tour du véhicule pour mettre les voiles. Dans un Paris qui frémissait, ils traversèrent la Seine au niveau du Jardin des plantes et prirent la direction du périphérique. La tête d’Alain Delon, le regard bilouteux perdu dans le vague, reposait amoureusement sur l’épaule de la criminelle. Les jeunes Japonais s’embrassèrent et lancèrent, comme s’ils filaient avec les bijoux de la Couronne, un cri de défi à l’Ancien Monde.
Catherine Cusset
Parution : mars 2009 Responsable cessions de droits : Bruno Batreau bruno.batreau@mercure.fr
© Catherine Hélie/Mercure de France
New York, journal d’un cycle
Éditeur : Mercure de France
Biographie
Agrégée de lettres classiques, ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris, Catherine Cusset est spécialiste de la littérature du xviiie siècle, une discipline qu’elle enseigne pendant douze ans à l’université de Yale, aux États-Unis. Elle est l’auteur d’une dizaine de romans. Elle vit à New York avec son mari et sa fille. Publications Chez Gallimard, parmi les derniers romans : Un brillant avenir, 2008 (prix Goncourt des lycéens) ; Amours transversales, 2004 (rééd. coll. « Folio », 2005) ; Confessions d’une radine, 2003 (rééd. coll. « Folio », 2004) ; La Haine de la famille, 2001 (rééd. coll. « Folio », 2002).
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Pour dessiner cet insolite autoportrait aux traits vifs, limpides, drôles, tendres et cruels à la fois, Catherine Cusset a choisi de l’ancrer dans une ville et dans un temps précis. On est à New York, dans l’année 1995. Dans cette traversée de la ville à vélo, la matière même de New York court sous les yeux du lecteur, son battement, sa folie : on file dans les rues, on découvre les quartiers, on s’empêtre dans les embouteillages, on s’insulte ou on se grise d’être en vie, on reprend souffle dans les jardins ou sur les bords du fleuve et l’on comprend soudain que la ville est un corps, qu’elle porte en elle son cycle de vie et de mort, on comprend l’objet même de ce livre qui est de raconter à la fois une ville aimée et l’histoire d’une femme qui veut un enfant.
Qui court après son cycle, qui compte les jours et les semaines et qui se bat avec le temps. Un secret est caché derrière cette urgence. On ne le dira pas ici. Il y a dans ces pages un formidable élan, une inquiétude, une cocasserie des dialogues et des situations, et surtout un immense plaisir de lecture. Une histoire de couple, mais aussi l’histoire d’une ville. Deux histoires qui s’épaulent et qui avancent ensemble, avec virtuosité. L’iconographie de cet autoportrait ? Une série de vélos que Catherine Cusset a photographiés dans New York. Vélos cassés ou flambant neufs, vélos abandonnés ou attachés de façon incongrue. Des vélos devenus sculptures, des cycles qui se faufilent entre les pages. Majestueux cycles racontant la vie à vif.
Prologue Quinze ans plus tard, New York a changé. Les tours jumelles ne remplissent plus la perspective quand on descend à vélo la Cinquième Avenue ou qu’on glisse vers Downtown en longeant l’Hudson. L’East Village, Alphabet City et le Lower East Side se sont embourgeoisés. Le pont de Williamsburg a été réparé et conduit maintenant, des deux côtés, à des quartiers habités par de jeunes gens branchés. Avec les progrès de l’internet, Midtown a presque perdu ses coursiers. Un parc se construit progressivement le long de l’Hudson, de Battery Park City à l’Upper West Side. Comme une piste cyclable y est aménagée à côté de l’autoroute, il est maintenant interdit de rouler tout au bord de l’eau, sur la belle promenade réservée aux piétons. Même la nuit ou sous la pluie, quand la promenade est déserte, de petites voitures blanches la sillonnent, conduites par des park rangers en costume kaki qui menacent d’une amende le cycliste attiré par le scintillement des lumières de la ville sur l’eau noire. New York s’est policée. Les homosexuels et les drag queens ne se retrouvent plus le week-end sur les pontons au bout de Christopher Street. Ils ont été chassés de ces rivages depuis qu’y ont été construites les tours en verre de Richard Meier où les lofts valent dix millions de dollars. La mode du roller est passée. Et je n’ai plus ma vieille bécane. Je l’ai abandonnée sans même qu’on me la vole, parce qu’elle n’était pas assez douce pour mes hanches vieillissantes.
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Quelque chose n’a pas changé : la lumière sur l’Hudson, les cieux flamboyant au coucher du soleil, la beauté des ponts, l’énergie de la ville, le malentendu des couples, ma colère contre les conducteurs qui mordent sur les bandes cyclables, la tristesse d’une case blanche sur un test de grossesse quand on veut un enfant. Catherine Cusset
Hier à dix heures du soir, on descend la Cinquième Avenue vers Washington Square. Au passage piéton de la 9e Rue, un taxi jaune pile brutalement devant nous pour laisser sortir son client. Il se gare obliquement devant une voiture noire en stationnement provisoire qui, phares allumés et roues tournées vers la gauche, s’apprêtait à repartir. Au moment où la portière du taxi claque, le bus de la 9e Rue arrive à toute allure et se rabat en biais devant les deux voitures. La voiture noire est coincée par le taxi lui-même bloqué par le bus, qui bouche la rue et empêche de passer les autres voitures s’engageant sur deux files dans la 9e Rue. Sur l’avenue perpendiculaire, le feu passe au vert : personne ne peut démarrer à cause des voitures bloquées par le bus de la 9e Rue. Il en résulte un assourdissant concert de klaxons, qui n’impressionne guère le conducteur du bus. Sans se retourner, il compte une à une, consciencieusement, les pièces qu’un passager a fait tomber dans sa boîte aux parois transparentes. Mon mari et moi traversons entre le bus et les voitures bloquées. Je ris et lui dis : New York est divisée en catégories, piétons, patineurs, cyclistes, voitures, taxis, bus, camions, et chacune ne pense qu’une chose, fuck the others. Fuck the others, dit mon mari.
New York, journal d’un cycle
Au bar de Sullivan Street, on retrouve Ben et James. De sa voix pointue James me raconte qu’aujourd’hui, sur un trottoir de Brooklyn, il a entendu des rollers s’approcher de lui par derrière : aussitôt il s’est immobilisé pour ne pas créer de confusion. La patineuse qui arrivait en dansant d’une jambe sur l’autre – James, sur sa chaise, imite le mouvement des hanches qui se balancent –, a fait un petit bond de côté, zip – les hanches de James font un écart sur la gauche –, pour l’éviter. Fuck the rollerbladers, dit James. Je lui demande s’il ne va pas s’y mettre. Non. Il n’aime pas l’idée d’être un débutant. Lui, ce qu’il voudrait, c’est une de ces trottinettes à moteur comme on en voit parfois le dimanche à Central Park. Vouvouvou ! Il imite le bruit du moteur les lèvres tendues en avant, la tête droite, les mains sur des poignées imaginaires. James trouve dangereux ces patineurs qui roulent à la fois dans la rue et sur le trottoir et qui arrivent de partout. Il n’a pas d’assurance médicale. J’écarquille les yeux. Pourtant ce n’est guère étonnant, James écrit son roman qui fait déjà neuf cents pages et en attendant il n’a pas de boulot fixe, seulement des petits jobs payés à l’heure. Et sa fille ? Il me rassure : elle est sur l’assurance de
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sa mère. Quant à lui, un accident et il peut se retrouver à la rue, endetté pour la vie. James dit qu’il lui suffit d’y penser deux minutes avec angoisse chaque jour pour que rien n’arrive. On touche ensemble la table en bois. Alors que je file à vélo sur Broadway pour avoir le feu vert, j’entends un cri. Une voiture devant moi a ralenti juste après le passage piéton, et un homme debout derrière elle donne un coup de poing violent sur le coffre. Je me faufile sur la droite. Fuck you, fuck you ! vocifère l’homme au milieu de la rue, en faisant au conducteur un geste qui semble l’inviter à sortir de sa voiture. Il est baraqué. Il assène un deuxième coup de poing sur le coffre de la voiture dont le conducteur asiatique, qui s’était retourné comme pour s’excuser, finit par démarrer. Motherfucker ! hurle le piéton en s’époumenant, le poing en l’air. Quelques personnes se sont arrêtées pour regarder la scène. Aujourd’hui je suis allée à vélo jusqu’à une petite agence de voyages dans l’Empire State Building, au croisement de la 34e Rue et de la Cinquième Avenue, qui vend des billets pas chers sur Pakistan Airline. J’ai remonté la Sixième Avenue, la seule où il y ait une voie réservée aux cyclistes. Traverser Midtown un vendredi à quatre heures ou n’importe quel jour de la semaine à n’importe quelle heure, c’est l’horreur. Une camionnette beige mord sur la bande cyclable et se place juste devant moi : je suis obligée de freiner. Impossible de passer sur la gauche : l’espace est trop étroit entre la camionnette et les voitures garées ; impossible de doubler sur la droite : les voitures arrivent à toute allure en rasant la bande cyclable. Quand enfin je double la camionnette, au passage je frappe à la vitre droite de la cabine ; le chauffeur, indien ou pakistanais, sursaute et se tourne vers moi. Bike lane ! je lui crie d’une voix furieuse. Il fait un geste d’impuissance ou d’excuse. Il n’a pas l’air méchant ce type, jeune, un peu perdu. Je reprends possession de la bande cyclable devant lui, dégagée sur plusieurs blocs. C’est dommage que je sois si tendue, me dis-je : mon dos va recommencer à me faire mal. Pourtant c’est une belle journée, la première journée d’été, j’ai même dû m’arrêter à un feu rouge pour enlever ma parka et mon pull et les rouler dans la corbeille à l’avant de mon vélo, je transpirais. Je ne m’aperçois pas qu’il fait beau ; je suis de plus en plus crispée, énervée, de mauvaise humeur. Au lieu du grand soleil, du ciel bleu et de l’air doux, il pourrait aussi bien tomber des cordes : pour moi ça ne changerait rien. J’essaie de me calmer. Sur ma droite des coursiers, des Chinois et d’autres gens à vélo et à roller me doublent sans cesse et semblent indifférents aux voitures arrêtées en double-file sur la bande cyclable, et même à celles qui tournent à gauche sans faire attention aux cyclistes qui roulent à côté d’elles. Ce sont les pires. Je voudrais flinguer le conducteur. J’arrive tout droit et le plus vite possible en pédalant de toutes mes forces pour passer au feu vert, et un imbécile sur ma droite tourne dans la rue à gauche en me faisant une queue-de-poisson. Je suis obligée de freiner. C’est
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à peine si je ne rentre pas dans son pare-chocs, et je rate le feu vert tandis que la voiture qui ne m’a même pas remarquée tourne tranquillement après avoir laissé passer les piétons dans la rue perpendiculaire. Les piétons qui marchent sur la voie pour vélos pour héler un taxi ou pour éviter la cohue du trottoir, j’ai tout bonnement envie de les écraser. Je hurle de loin Be careful ! avec un horrible accent français ; parfois j’ajoute en français « con, couillon ». J’ai la main sur le frein mais je m’arrange pour les raser le plus possible. Quand une femme effrayée fait un bond en arrière, je suis contente. S’il arrive qu’un type ou une bonne femme me crie quelque insulte, forte de mon bon droit je riposte énergiquement : Bike lane !
Catherine Cusset
New York, journal d’un cycle
Je fonce sur la Sixième Avenue pour passer au feu vert et éviter de m’arrêter dans la côte de Chelsea. Un type est planté au milieu de la bande cyclable. Je lui crie Watch out ! Il me voit arriver et ne s’écarte pas. À l’instant où je le double en le rasant, une douleur violente me fait presque tomber de vélo. Je m’arrête dix mètres plus loin et me retourne. Le type me regarde, l’air mauvais. Je hurle à distance : You hit me ! Je n’arrive pas à le croire, mais la douleur irradie mon bras et mon épaule. Il a dû frapper de toutes ses forces. Une montée d’adrénaline m’empêche de réfléchir. Je fais demi-tour et marche vers lui en poussant mon vélo. I am going to call the police ! Le type s’enfuit en courant. Mon mari dit que je suis folle. Un jour, un de ces types à qui je crie « Couillon ! » ou simplement Bike lane ! attrapera un revolver dans sa poche et me tirera dessus sans même descendre de voiture. C’est New York. On dira que je l’ai provoqué. Comme le gamin noir qui a braqué un revolver sur une fille blanche qui sortait d’un club du Lower East Side à trois heures du matin. « Et tu vas faire quoi maintenant ? Tirer ? » a-t-elle demandé. Il a tiré. Elle est morte. Hier j’ai assisté à un accident de vélo juste en face de chez moi. Un conducteur de taxi s’est rabattu sur la bande cyclable pour déposer son passager, qui a ouvert la portière, renversant un Chinois à vélo qui arrivait à ce moment. Le Chinois n’a pas perdu connaissance, mais il était tout pâle. Assis sur la chaussée, il a posé la main sur sa poitrine comme s’il avait mal. Il ne parlait pas un mot d’anglais. Le chauffeur de taxi et son passager attendaient, volubiles et inquiets. Un camion de pompiers et deux ambulances aux sirènes retentissantes ont mis à peine dix minutes à venir. L’une d’elles a embarqué le pauvre Chinois, sans doute un immigré illégal. La première fois que j’utilise mon vélo à New York, j’ignore encore l’existence de la voie pour vélos sur la Sixième Avenue. Je traverse Midtown jusqu’à Central Park en passant par la Troisième Avenue. J’ai rendez-vous aux Services
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culturels de l’ambassade de France avec le conseiller culturel adjoint pour parler de Crébillon fils. J’arrive 78e Rue épuisée et transpirante. Je dis au conseiller culturel adjoint qui m’invite à boire le café au salon du Carlyle que je viens de traverser Midtown à vélo pour la première fois : ma prouesse ne semble guère l’intéresser. Au retour, je redescends Midtown par la Deuxième Avenue. La circulation y est tout aussi intense. Je roule du côté droit de l’avenue, les yeux fixés sur les voitures garées dont une portière risque à tout instant de s’ouvrir. Toutes les deux minutes un taxi ou un bus se rabat devant moi. Je dois freiner brutalement. Pour le contourner, je tourne la tête vers l’arrière dans une torsion qui me donne un torticolis. Il n’y a pas moyen de passer : un flot de voitures arrive sur plusieurs files à toute allure. Dix fois j’ai l’impression que je vais mourir. Quand j’arrive chez moi à six heures du soir, j’ai la migraine et une tension douloureuse dans les muscles du cou et du dos. Je suis si fatiguée que je dois me plonger dans un bain chaud et y rester pendant une heure sans bouger, les yeux clos. Ce qui m’énerve, c’est de penser que ce n’était vraiment pas la peine de me battre pendant plusieurs semaines contre mon mari qui voulait m’interdire quelque chose dont j’avais besoin sous prétexte que le studio était trop petit pour qu’on y mette un objet aussi encombrant et laid qu’un vélo : j’étais déjà heureuse mais avec mon vélo je serais encore plus heureuse, complètement heureuse parce que le vélo pour moi c’est la liberté. En traversant Midtown pour aller m’acheter un pantalon au Gap de Herald Square, je me suis retrouvée coincée sur la bande cyclable entre une camionnette qui quittait son emplacement de parking et une voiture qui s’était arrêtée au feu rouge. Quand le feu est passé au vert, la camionnette sur ma gauche s’est avancée lentement tandis que la voiture sur ma droite ne bougeait pas encore. La camionnette a frôlé ma jambe ; j’étais bloquée ; encore un centimètre et sa carcasse de tôle me touchait ; un centimètre de plus et elle m’écrasait la jambe. Le conducteur ne me voyait pas : j’étais dans son angle mort. J’ai paniqué et tapé de toutes mes forces sur la portière en hurlant. Le type a entendu les coups ou le cri : il s’est arrêté ; la voiture sur ma droite a démarré. Je suis repartie, mais pendant le reste de la journée j’ai eu mal à la gorge : mon hurlement m’avait enflammé les cordes vocales. Je tourne sur la 11e Rue. L’air est doux en ce début de mai. Je reviens de D’Agostino où j’ai acheté un pot de yoghourt glacé au café Haägen-Daz. Je glisse sous les arbres où bourgeonnent enfin les petites feuilles d’un vert frais, et je souris en pensant qu’indubitablement je suis enceinte : j’ai un retard de dix jours et pas un seul symptôme annonçant mes règles. Il est vrai que je n’ai pas non plus de symptôme de grossesse en dehors de cette envie subite et irrépressible de glace au café, mais cette fois-ci je sais que ça a marché : je le sens.
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Il y a des miracles qu’on obtient seulement au prix de beaucoup de larmes. Quand j’aurai un ventre bien gonflé ça sera drôle de se rappeler notre dispute d’avril et mon désespoir infantile pour arriver à produire quelque chose d’aussi simple et de naturel qu’il est en général plus difficile d’empêcher que d’accomplir. On en rira. Pour mon mari ce sera la preuve que j’ai exagéré et paniqué comme d’habitude, mais moi je saurai que si je n’avais pas pleuré comme ça et si je n’avais pas fait tant d’histoires, ça ne serait jamais arrivé. Mon vélo glisse sur le nouvel asphalte. Je tourne sur la Cinquième Avenue. Attention, il ne faut pas rêvasser : les taxis ne te voient pas, mon corps qui te porte est maintenant si précieux.
Catherine Cusset
New York, journal d’un cycle
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Mercedes Deambrosis Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits : Christine Legrand christine.legrand@buchet-chastel.fr
© Jean-Luc Paillé/Buchet-Chastel
Juste pour le plaisir
Éditeur : Buchet-Chastel
Biographie
Mercedes Deambrosis est née en 1955 à Madrid. Elle a publié quatre romans et un recueil de nouvelles aux Éditions Buchet-Chastel. Publications Aux Éditions Buchet-Chastel : La Plieuse de parachutes, 2006 ; Milagrosa, 2004 (rééd. Éd. Points, 2008) ; La Promenade des délices, 2004 (rééd. Éd. du Seuil, coll. « Points », 2006) ; Suite et fin au Grand Condé, 2002 ; Un après-midi avec Rock Hudson, 2001 (rééd. Éd. du Seuil, coll. « Points », 2006). Aux Éditions du Chemin de fer : Candelaria ne viendra pas, 2008.
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1942-1987 : des destins se croisent. Pendant l’Occupation, le commissaire Lambert, bien malgré lui, collabore à la rafle du Vél’d’Hiv. Indigné, il essaie de protéger Adélaïde Meier, parquée là, avec son mari et ses enfants. Les Meier, jusquelà, menaient grand train. Leur bonne, maîtresse de M. Meier et mariée à Désiré Cottencin, les a dénoncés. Après leur arrestation, Désiré s’installe dans leur appartement. Il collabore avec l’occupant et un certain Gaillard pour récupérer un maximum de biens juifs. Édouard Gaillard, lui, change d’identité et de pays pendant ces années troubles. En Espagne, il est du côté des rouges, puis de Franco. Devenu Zacharie Poletti en Allemagne,
il travaille aux côtés des SS. En France, il collabore activement et tue juste pour le plaisir. Le commissaire Lambert est chargé de l’enquête, mais ses recherches n’intéressent personne. L’Histoire a d’autres chats à fouetter… Des années après, rongé par la culpabilité, Lambert marche sur les traces du passé. L’ombre maléfique de Gaillard hante cette recherche. Mais les questions demeurent : « Car on ne peut jamais tout oublier, ni tout pardonner. » Juste pour le plaisir a le rythme d’un polar. Le serial killer, figure du Mal absolu, est le fil rouge de ce roman réaliste qui nous interpelle : à leur place, qu’aurions-nous fait ?
Espagne, Barcelone, 1938 La marche sur Barcelone fut l’occasion de nombreux combats. Il entra dans la ville avec la garde maure, et avant que l’armée insurgée obtienne officiellement la reddition, sa main devint sûre. L’usage du couteau demande une souplesse, un savoir-faire, une créativité en toutes circonstances. Les cas sont toujours différents, les positions variées, l’état d’esprit aléatoire. Beaucoup de considérations sont à prendre en compte : la surprise, la peur, la violence de l’assaut, la passivité du blessé ou, au contraire, ce dernier élan avant le saut final, à classer parmi les plus dangereux. Quand il n’y a plus rien à perdre, la réaction peut se révéler fatale. Il fut subjugué par la bestialité de la garde maure qui, sans état d’âme, avec une joie évidente, tuait, violait, égorgeait, violait encore, massacrait tout ce qui se trouvait sur sa route. En voyant Franco, petit homme mou et bedonnant, lors du passage en revue de ses troupes, flanqué de ses officiers et de deux curés, tressautant de fausse modestie et de joie à l’idée que ces milliers d’hommes qu’il exaltait allaient rayer de la surface de la terre tous les rouges, il se demanda comment le Généralissime pourrait faire entrer dans leur cage ces chacals, une fois le carnage achevé. Ce fut une leçon magistrale. D’une extrême simplicité, comme toute grande chose. Il n’était pas prêt de l’oublier. Quand l’armée rebelle hissa son drapeau or et sang sur la ville, ses éléments les plus durs, les plus préparés, encerclèrent la garde maure, hurlante, qui s’attaquait avec démence à des cadavres déjà atrocement mutilés, faute de vivants.
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Avec méthode, calme, ils abattirent plus du quart à la mitraillette, pendirent les plus récalcitrants et rassemblèrent les survivants. Après leur avoir distribué de nouveaux habits et des capes en soie qui les recouvraient jusqu’à flanc de cheval, on leur servit de la nourriture et de l’alcool à satiété. Il s’aperçut que la brutalité, la sauvagerie, ne l’intéressaient pas, elles ne comblaient que les esprits primaires. Il n’avait aucune préférence d’âge ni de sexe. Un vieillard, un homme, une femme, un enfant, faisaient tout aussi bien l’affaire. La jouissance se résumait à des moments très brefs, ceux où il enfonçait le couteau dans la chair de la victime et où le jaillissement du sang apportait en un ruisseau tiède et bouillonnant la mort. Après l’occupation militaire de la ville, il comprit que la nouvelle organisation ne saurait rien lui apporter. Comme des rats sortant des cloaques, l’église se multiplia et étendit son règne d’hystérie et d’obscurantisme à une vitesse fulgurante. Les processions suivaient les processions, des rosaires d’expiation tentaculaires s’organisaient. La prêtrise était partout, aux premières loges des exécutions, des déportations, des interrogatoires, un air de résignation extatique dans les yeux, lèvres serrées, contenant avec peine une formidable joie devant ce nouvel ordre. La répression pouvait offrir d’innombrables occasions de plénitude auxquelles il renonça. Il troqua, un soir, son uniforme, contre les frusques d’un paysan qui eut les honneurs d’un enterrement militaire pour services rendus à la croisade, vola un cheval et gagna, avec une dextérité apprise de longue date, une dernière colonne de réfugiés qui fuyaient, affamés, désespérés, vers la frontière française. Il n’y eut personne pour lui demander des explications. Il proposa d’emblée son cheval pour la boucherie, à condition qu’un autre que lui ne s’occupe de l’abattage. Il ne supportait pas la vue du sang… En tout point il fut exemplaire, porta des enfants, des vieillards, sur son dos, aida les blessés et les mourants, proposa aux malheureux un réconfort qu’ils ne parvenaient pas à trouver, chacun ne pensant qu’à une seule chose, la fuite. Quand il traversa enfin, à son tour, la frontière, parmi les milliers de fugitifs, il n’eut pas d’arme à abandonner ni de charge à emmener. Avant d’être enfermé dans un camp français, à la faveur de l’obscurité, il cacha ses papiers français, allemands, italiens, au fond de ses bottes. Il se retourna et leva le poing vers ses compagnons d’exil. Nul ne répondit à son salut, tous dormaient, tous rêvaient déjà à la terre qu’ils regretteraient jusqu’à leur mort. Mais il n’y prit pas garde, connaissant bien les caprices du hasard et les facéties du destin.
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Paris, 1987 Au réveil, sa décision de la veille le ragaillardit. Sous la douche, Lambert égrène des noms qu’il n’a pas prononcés depuis cinquante ans : Georgette Malivoine, 19 ans, née à Angers, Régine Desmarquets, 15 ans, née à Paris dans le 20e, et Louise Petitjean, 17 ans, née à Capdenac dans l’Aveyron. — Toutes trois mortes à Montreuil, toutes trois vivant à Montreuil, dit-il à voix haute. Toutes trois enterrées à Montreuil. Quand il sort de chez lui, il est près de dix heures du matin. Dans la rue règne un calme inhabituel. Il entre dans le métro avec le journal, Le Parisien, qu’il a le temps de lire de bout en bout jusqu’à la station Robespierre. Rien n’a vraiment changé, les rues gardent cet air de pauvreté séculaire, descendent en pente, doucement, entourées d’entrepôts à l’abandon, de maisonnettes aux jardins bétonnés, de terrains vagues où poussent, drues, les mauvaises herbes, et de bistrots minables, sombres, au mobilier en Formica. Il entre dans le premier d’entre eux, boit un café au comptoir, amer, qui lui tord les boyaux et, au moment de payer, propose le journal au cafetier. — C’est pas de refus. La clientèle se fait rare, faut passer le temps. Il demande alors : — C’est toujours par là, le cimetière ? L’homme ne répond pas, fait un geste du menton. Il sort et reste un moment sur le trottoir défoncé, hésite. La première fois il aurait pu, s’il avait osé, apprendre quelque chose. Cinquante ans après… Il sourit et avance. Maintenant il en est temps. Le cimetière s’est agrandi. Cet ajout de stèles est contraire au temps qui passe, qui rapetisse et réduit tout. Il y a les morts aux tombes délaissées, et les morts aux monuments récents, laids, rutilants. Les guerres ont apporté leur moisson, construit leur territoire. Il ne se souvient pas du chemin qu’il avait parcouru pour la triste cérémonie. Il n’a pas vu les croix, les plaques, il était parti, et qui sait si quelqu’un est revenu un jour fleurir, pleurer les trois jeunes disparues… Son regard erre, toujours fasciné par la laideur et la paix qui émanent de ces lieux, où les fleurs finissent aussi par mourir là, couchées sur le marbre, le granit, où les visages jaunissent et continuent à disparaître en souriant, chapeautés, médaillés, chéris par les parents, les enfants, les voisins, les collègues de travail, l’amicale des pompiers, la chorale de Saint-Étienne-du-Mont, ceuxlà mêmes qui, un jour, à leur tour, viendront nourrir une terre sans futur. Il les trouve par hasard, au bout d’une allée qui ne mène nulle part, un culde-sac où une grande croix barre la route, derrière un amas de tombes cassées, brisées, abandonnées.
Mercedes Deambrosis
Juste pour le plaisir
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Celles des trois jeunes filles sont identiques, non entretenues, avec de petits vases vert-de-gris, scellés sous leur portrait souriant, piqué lui aussi par la rouille. L’humidité a pénétré sous le verre des photos. Des feuilles s’entassent entre les stèles, pourries et séchées. Les trois « à notre fille bien-aimée » sont toujours là. Et une seule fleur, en plastique, coincée par un fil de fer à la croix en métal qui les surplombe. Des fleurs de rien du tout, faites pour durer. Une rose, un coquelicot, une jonquille. Il s’assoit sur une tombe, en face, regarde autour de lui dans l’espoir de voir quelqu’un à qui poser une question. Le temps est encore agréable, et il a l’impression de se reposer, apaisé, l’esprit vide. Quelle question pourrait-il poser aujourd’hui ? Trois tombes pour trois mortes, il y a si longtemps. Parents morts, famille disparue. Des frères, des sœurs, des amis, peut-être. Les tombes ne sont pas entretenues. Il se lève. Ce n’était pas une bonne idée, elles sont vraiment mortes pour tous, celles-là. Il lui faudra trouver autre chose pour l’aider à tenir et faire taire toutes ces questions auxquelles il n’a pas envie de répondre. Il jette un dernier regard puis, lui aussi, leur tourne le dos. Il avance vers la sortie, croise un homme portant une sorte d’uniforme. Sans réfléchir, il sort sa carte barrée. — Dites, vous avez des registres, ici ? L’autre répond avec empressement. — Bien sûr, suivez-moi. De la fatigue sur les épaules, des yeux qui semblent ne rien voir, bleus, pâles, aux cils presque blancs. Il pose des questions. Peu, il n’a pas beaucoup d’idées, ni l’envie. Non, il ne sait pas, il est tout seul pour tout faire ici, mais non, il ne lui semble pas que quelqu’un… Peut-être juste une chose. Il ne peut pas le jurer. Il ne l’a pas vu de ses yeux, seulement constaté. — La fleur, la fleur est changée tous les ans, vers le mois d’août. Mais je peux me tromper. Il sent, lui, qu’il ne se trompe pas. — En août, dites-vous ? — Oui. C’est pendant mes congés. Quand je reviens, début septembre, je me dis, tiens, la fleur en plastique a changé.
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Didier Decoin
Parution : février 2009 Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr
© Olivier Roller/Grasset
Est-ce ainsi que les femmes meurent ?
Éditeur : Grasset
Biographie
Didier Decoin est né en 1943. Journaliste, chroniqueur, scénariste et romancier, il est l’auteur d’une œuvre importante dont John l’Enfer (prix Goncourt 1977). Il est membre de l’Académie Goncourt depuis 1995. Publications Parmi les romans les plus récents : Henri ou Henry, le roman de mon père, Stock, 2006 (rééd. Éd. Points, 2007) ; Avec vue sur la mer, Nil, 2005 (rééd. Éd. Pocket, 2007) ; Madame Seyerling, Éd. du Seuil, 2002 (rééd. coll. « Points », 2003).
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« D’après le rapport des flics, ils étaient trentehuit. Trente-huit témoins, hommes et femmes, à assister pendant plus d’une demi-heure au martyre de Kitty Genovese. Bien au chaud derrière leurs fenêtres. Certains entortillés dans une couverture, d’autres qui avaient pris le temps d’enfiler une robe de chambre. Aucun n’a tenté quoi que ce soit pour porter secours à la pauvre petite. » Didier Decoin s’est inspiré de ce fait divers, qui fit d’abord l’objet d’un entrefilet, « une habitante du quartier meurt poignardée devant chez elle », avant de passer à la Une de tous les journaux, une fois la lâcheté des témoins devenue le vrai sujet d’enquête pour la presse.
New York, une nuit de mars 1964 dans le Queens, une ville encore insalubre et dangereuse, un trottoir mal éclairé : le prétexte à un saisissant roman où sous un tapis de neige, nous découvrons les atrocités commises par un tueur en série. Se détachent en personnages de chair la coquette Kitty, la victime, le tueur Winston Moseley, monstre froid et père de famille qui ne jouit pleinement que de victimes mortes, le narrateur Nathan Koschel, les habitants planqués derrière leurs fenêtres. Qui est le plus coupable ? Le criminel ? Ou l’indifférence des témoins qui entendent les appels au secours sans réagir ?
Au même moment, Elizabeth Moseley finissait de ranger sa cuisine. Elle ne se décidait pas à aller se coucher. Depuis le living où il suivait un film à la télévision, Moseley lui cria, et c’était au moins la troisième fois, de ne pas traîner afin de profiter au maximum de cette longue nuit complète qu’elle avait devant elle, ce qui ne se reproduisait que tous les douze jours – et encore, à condition que le tour de garde ne soit pas chamboulé par l’arrêt maladie d’une collègue. Le choix que Winston et Elizabeth avaient fait de continuer à travailler tous les deux, lui le jour à la Raygram Corporation de Mount Vernon et elle comme infirmière de nuit au Elmhurst Hospital de Queens, les privait de se retrouver ensemble aussi souvent qu’ils l’auraient voulu avec les enfants qu’ils élevaient. Mais Elizabeth avait lu dans un magazine le point de vue d’un ornithologue affirmant que c’était précisément le partage alterné de la responsabilité parentale (l’un restant au nid pendant que l’autre s’envolait en quête de nourriture) qui rendait la plupart des oiseaux si fidèles, obligés qu’ils étaient de se faire confiance. L’assistante sociale de leur quartier les avait elle aussi rassurés : ce système du passage de relais était finalement plus frustrant pour eux que pour leurs enfants, lesquels sortaient gagnants d’avoir toujours un parent frais et dispos à leur service. Cette nuit, Elizabeth dormirait bien – elle dormait toujours bien quand il faisait froid dehors et qu’elle savait toute sa nichée rassemblée à la maison. Moseley baissa le volume de la télé pour mieux entendre le grincement du sommier quand sa femme se coucherait. Ensuite, il devrait attendre qu’elle soit profondément endormie pour quitter la maison et faire ce qu’il avait à faire.
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Il ne s’était pas vraiment préparé à ce qui allait arriver cette nuit. Comment aurait-il pu organiser dans sa tête les détails d’un meurtre tout en discutant avec Elizabeth des chances qu’ils avaient l’un et l’autre de voir leurs salaires augmentés avant l’été ? Il s’obligea à attendre encore. Elizabeth sortait souvent assez vite de son premier sommeil, elle s’asseyait sur son séant, les yeux écarquillés, se frottant la bouche et le menton comme quelqu’un qui a oublié quelque chose. Constatant que Winston n’était pas à son côté, elle risquait alors de se lever pour le chercher. Elle entrerait dans le living. Et là, dévisageant son mari, elle s’étonnerait de lui voir ce regard, son autre regard qu’elle ne lui connaissait pas, que personne ne lui connaissait sauf Annie Mae Johnson et Barbara Kralik juste avant de mourir, et peut-être une dizaine d’autres femmes qui n’étaient pas mortes mais qui avaient bien failli, et qui ne l’oublieraient jamais.
Didier Decoin
Est-ce ainsi que les femmes meurent ?
Le film était à présent fini depuis longtemps et seuls des parasites crépitaient sur l’écran. Sans doute y avait-il encore des programmes en cours sur d’autres chaînes, mais Moseley en était arrivé au stade où les terribles images mentales qu’il se fabriquait surpassaient largement tout ce que la télévision pouvait lui offrir. Après avoir vérifié qu’Elizabeth était profondément endormie, il se glissa jusqu’à la chambre où dormaient les enfants. Il se figea un instant dans l’encadrement de la porte pour les regarder. Il les trouva beaux, il sentit une bouffée d’amour l’envahir, il lutta contre l’envie de se pencher sur eux pour les embrasser (mais s’il les réveillait, il aurait toutes les peines du monde à les rendormir, et il finirait par être trop tard pour se mettre en chasse d’une femme à tuer), il se contenta donc de leur souhaiter tout bas de faire de beaux rêves, et que demain soit une bonne journée pour eux. Après avoir soigneusement verrouillé la porte, il se dirigea vers sa voiture en espérant qu’elle allait consentir à démarrer. La Corvair blanche n’avait que quatre ans, autant dire rien du tout pour une Chevrolet. Mais cet hiver, sa batterie avait donné des signes de faiblesse, surtout quand il faisait froid comme cette nuit. Moseley faisait pourtant le nécessaire pour la maintenir bien chargée, il en faisait même beaucoup plus que la plupart des gens – toutes ces nuits qu’il passait à rouler, parfois des quatre ou cinq heures d’affilée, à la même vitesse régulière, pas trop rapide mais pas trop lente non plus, une voiture qui se traîne attire l’attention de la police aussi sûrement qu’un bolide en excès de vitesse. Moseley ne tenait pas à se faire arrêter par une patrouille. Il avait sur lui tous les documents requis pour conduire le véhicule, et les policiers pouvaient désosser la Corvair sans y trouver aucune trace de substance illicite, mais les
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questions que ne manqueraient pas de lui poser les flics risquaient de lui faire perdre le fil de ses pensées – ou plutôt de sa pensée, sa pensée unique, obsessionnelle, tendue comme un projectile. Il ne devait pas se laisser détourner de la pulsion qui s’était réveillée tout à l’heure, qui s’était mise à battre en lui comme un deuxième cœur à la fois puissant et fragile. Puissant parce qu’il décuplait le désir tout en asservissant la totalité des fonctions physiques et psychiques de Moseley à sa seule satisfaction, mais fragile parce qu’il suffisait de presque rien, du passage d’un train, de l’odeur piquante du brouillard, d’une chanson à la radio, pour interrompre sa palpitation profonde. Dans ce cas, le désir semblait se racornir jusqu’à s’éteindre et disparaître. En réalité, il n’était qu’endormi, mais Moseley ne pouvait jamais prévoir quand il allait se manifester à nouveau. Sa seule certitude était qu’il resurgirait plus impérieux que la fois précédente. Un jour viendrait peut-être où Winston Moseley n’aurait plus d’autre but dans sa vie que d’assouvir ce désir. Il irait jusqu’à se dissoudre en lui comme les cadavres que les autres meurtriers – ceux qui tuent par intérêt, par vengeance, par dépit, par amour, enfin pour tous ces mobiles qui n’ont rien à voir avec le plaisir – mettent à fondre dans la chaux vive. Il passerait ainsi de la jouissance de donner la mort à la jouissance d’être la mort. Ce jour-là, il perdrait toute capacité à réfléchir, il ne serait plus que sensation pure, primaire, brutale, allant peut-être jusqu’à oser faire dans une lumière éclatante, et en présence d’une foule stupéfaite, ce que jusqu’à présent il réservait aux lieux solitaires et aux ténèbres.
Il devait être entre une heure trente et deux heures du matin quand Moseley engagea la Corvair dans Sutter Avenue. Il prit la direction de Queens Boulevard et de Yellowstone, quadrillant le secteur en quête d’une voiture conduite par une femme seule. Une heure plus tard, enfin, il aperçut une petite Fiat rouge avec une silhouette féminine au volant. Il glissa la Corvair dans son sillage sans chercher pour l’instant à en savoir davantage sur la conductrice, espérant seulement qu’elle rentrait chez elle et que son domicile n’était pas trop éloigné de l’endroit où il venait de la repérer. Il avait hâte de passer à l’acte. Il supportait de moins en moins de devoir regagner son logis sans avoir concrétisé ce qu’il projetait. Cette frustration le laissant mal à l’aise plusieurs jours durant. Par chance pour lui, la traque fut brève : une dizaine de blocks plus loin dans Austin Street, la Fiat rouge ralentit et s’engagea sur l’aire du parking en plein air de la station du Long Island Railroad. Le temps que la conductrice trouve une place de stationnement, éteigne
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ses phares, coupe son moteur, descende de sa voiture et la verrouille, Moseley avait déjà abandonné sa Corvair un peu n’importe comment devant un arrêt de bus tout proche, et il s’avançait sur le parking avec, dans la poche droite de son blouson, un couteau de chasse de fabrication allemande, un Silengen & Mazo qu’il avait acheté trois semaines auparavant. Avocat Sydney G. Sparrow : En cet instant précis, Winston, alors que vous vous apprêtiez à lui barrer la route, vous aviez décidé de la tuer ? Moseley : Oui. Avocat Sparrow : Pourquoi ? Vous aviez une raison quelconque de la tuer ? Moseley : Non, aucune raison en particulier. Avocat Sparrow : L’aviez-vous déjà vue avant cette nuit-là ? Moseley : Jamais, non. Avocat Sparrow : Saviez-vous si elle avait de l’argent sur elle ? Moseley : Je n’en avais pas la moindre idée. Avocat Sparrow : Mais pour vous, qu’elle ait de l’argent, c’était important ou non ? Moseley : Pas spécialement important, non. Avocat Sparrow : À ce moment-là, Winston, aviez-vous en tête de la violer ? Moseley : À ce moment-là ? Non, pas à ce moment-là, non.
Didier Decoin
Est-ce ainsi que les femmes meurent ?
Kitty Genovese vit Moseley dans la fraction de seconde où elle retirait sa clé de la serrure de la Fiat. Il se trouvait alors à une quinzaine de mètres, il était parfaitement immobile, tous ses muscles tendus à l’extrême. Elle ne prit pas le temps de le dévisager : elle sut tout de suite qu’il représentait un danger, et elle chercha le meilleur moyen d’écarter ce péril. Depuis le temps qu’elle vivait à New York, depuis surtout qu’elle travaillait à l’Ev’s Eleventh Hour, Kitty avait acquis un certain nombre de réflexes. En cas d’attaque, avant même que son agresseur ne vienne au contact et qu’elle soit en mesure de lui enfoncer sa clé de voiture dans l’œil ou de lui balancer un coup de genou dans les parties génitales, elle devait le persuader qu’elle n’était pas si seule que ça, que des anges veillaient sur elle, prêts à fondre du haut du ciel pour lui porter secours. Il n’était pas nécessaire que ces anges existent vraiment pour être efficaces, l’essentiel étant que l’assaillant croie que la menace avait brusquement changé de camp, qu’elle était à présent dirigée contre lui. Les anges de Kitty pouvaient être un chien imaginaire supposé gambader quelques mètres en retrait et qu’elle n’avait qu’à siffler en l’affublant d’un nom belliqueux comme Warrior, Rebel ou Tiger, ou bien un flic invisible auquel il lui suffisait d’adresser un signe de la main : « Bonne nuit, officer, et encore merci pour votre aide, sans vous je n’aurais jamais réussi à trouver cette adresse ! » Cette nuit, l’ange serait une borne d’urgence pour appeler la police. Elle se trouvait là tout près, à une trentaine de mètres, juste à l’angle d’Austin Street et de Lefferts Boulevard.
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Kitty n’avait besoin que de cinq ou six secondes pour atteindre la borne, moitié moins pour en soulever le petit capot bleu marqué police et enfoncer le bouton. Bien sûr, l’opérateur pouvait ne pas répondre tout de suite, mais elle parlerait sans se soucier qu’il y ait ou non quelqu’un au bout du fil, elle dirait d’une voix forte : « Agression sur Austin et Lefferts, je répète : agression… » Si le type était un drogué qui avait besoin d’argent, et Kitty n’imaginait pas qu’il puisse avoir un autre but, il n’en faudrait pas plus pour le faire détaler – ces pauvres toxicos se laissent facilement déstabiliser. Elle prit son élan et fonça. Ses souliers frappaient le macadam. Moseley s’élança à sa poursuite. À jeunesse égale (Moseley n’avait qu’un an de plus qu’elle), Kitty développait de plus longues foulées. Elle aurait pu échapper au tueur si sa course n’avait été entravée par l’étroitesse de sa jolie robe d’hôtesse de l’Ev’s Eleventh Hour. Elle n’avait pas fait dix mètres que Moseley la rejoignit à hauteur d’une sorte de petite librairie qui vendait aussi des cartes de vœux. Elle poussa un premier cri : « Au secours ! », tout en continuant à courir. Mais Moseley avait son couteau de chasse à longue lame bien assuré dans sa main, et il frappa à deux reprises dans le dos de Kitty.
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Patrick Deville
Équatoria
Éditeur : Éditions du Seuil Parution : janvier 2009
© Jean-luc Bertini/Éd. du Seuil
Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com
Biographie
Patrick Deville, né en 1957, dirige la Maison des écrivains étrangers et traducteurs (meet) de Saint-Nazaire, et la revue du même nom. Il a publié cinq romans aux Éditions de Minuit et deux aux Éditions du Seuil. Il a été traduit dans une dizaine de langues. Publications Parmi les romans les plus récents : aux Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie » : La Tentation des armes à feu, 2006 ; Pura vida. Vie & mort de William Walker, 2004. Aux Éditions de Minuit : Ces deux-là, 2000.
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C’est le journal d’une traversée du continent africain à la hauteur de l’Équateur, depuis les îles autrefois portugaises de São Tomé et Principe, dans l’Atlantique, jusqu’à Zanzibar dans l’océan Indien. Le prétexte, le point de départ, c’est le transfert controversé des dépouilles de Savorgnan de Brazza et de sa famille, d’Alger où elles reposaient depuis le début du xxe siècle jusqu’à Brazzaville où on leur édifie un mausolée. Chemin faisant, Patrick Deville croise nombre de figures pittoresques, revisite l’histoire de l’exploration, de la colonisation, de la guerre froide, brosse
les portraits de quelques personnages hors du commun (Albert Schweitzer, Stanley et Livingstone, Tippu Tip, trafiquant d’esclaves de Zanzibar qui devint sultan au cœur de l’Afrique puis gouverneur au service du roi Léopold II, Jonas Savimbi, le Che et sa désastreuse équipée africaine…), évoque Conrad (Le Cœur des ténèbres, bien sûr), Céline (Voyage au bout de la nuit) et Jules Verne (Cinq semaines en ballon). C’est un voyageur érudit, curieux, pas pressé, attentif à l’incongru comme à la beauté des choses.
à Port-Gentil Le lundi 2 janvier 2006, l’air est étonnamment clair et lumineux sur le cap Lopez, à l’embouchure du fleuve Ogooué. C’est marée basse. Des avocettes élégantes courent sur le miroir de la vase à la recherche des mollusques et autres petits bidules dont elles raffolent. On voit au loin les manœuvres de chargement des tankers. Les lignes de flottaison rouges, à mesure du remplissage des cuves, s’enfoncent dans l’eau très bleue du terminal de la Sogara. Brazza repose toujours dans sa tombe algéroise. Des difficultés – architecturales ou diplomatiques – ne cessent de repousser la construction de son mausolée sur la rive du fleuve Congo. Du matériel de forage à l’arrêt ou au rebut envahi par les herbes. Quelques cocotiers biscornus. C’est la fin du jour, l’Atlantique sud, la terrasse d’un établissement médiocre et bon marché qui jouit du privilège, momentané sans doute, d’être dépourvu de tout appareil à musique. Il est tenu par une jeune fille assise très droite derrière la caisse et coiffée d’un turban. Elle brandit comme un sceptre l’une de ces raquettes électriques anti-mouches très à la mode au Gabon. Les ailes brûlées et le court-circuit provoquent le claquement d’un éclair violet. J’ouvre L’Union, quotidien gabonais mis à la disposition des clients. Celui-ci porte à la connaissance de ses lecteurs que le président de la République française, lors de ses vœux à la nation pour l’année 2006, vient d’annoncer le retrait d’un texte un peu idiot, un sous-amendement qui vantait le rôle positif du passé de la France outre-mer. Lequel sous-amendement, lu comme une apologie de la colonisation, faisait grand bruit en Afrique francophone depuis près d’un an.
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La princesse dévisse le manche de sa raquette et aligne les piles sur le comptoir, signe de la fermeture prochaine de l’établissement. À mon retour à l’hôtel Hirondelle m’attend un message de Sicilien-Ko. Il part livrer son train de grumes au port à bois et attend la marée. Il passera la nuit sur le radeau, au milieu du fleuve. Nous prendrons la pirogue demain. Il me demande de lui acheter du pain, des bananes et une cartouche de cigarettes. Patrick Deville
[…]
Équatoria
des cartes marines Celui auquel certains veulent aujourd’hui ériger un mausolée – quand d’autres proposent de jeter ses os au fond du fleuve – est un jeune homme trop sérieux de dix-sept ans, un grand échalas admis à l’École navale de Brest au titre d’étranger. C’est un jeune Romain exilé dans le Finistère. La famille de son père Ascanio prétend descendre de l’empereur Sévère et celle de sa mère offrit à Venise plusieurs doges. La lumière cuivre la rade et la coque du Borda. Il ferme son livre et s’allonge sur son bat-flanc le long d’un mur qui suinte. Cinq ans plus tôt, il est dans la bibliothèque de la demeure familiale de Castel Gandolfo. Autour de lui des rais de soleil comme autrefois où dansent des particules, les rayonnages où sont les livres de l’ami de son père Walter Scott, les globes terrestres, les tables cirées, ses malles-cabines cadenassées près desquelles il attend son départ. Il voit les cartes marines. Ce sont celles d’un grand-oncle qui, à la fin du xviiie siècle, partit naviguer vers les Indes, la Chine et le Japon. Dans d’autres salles, son père Ascanio a peint des fresques au retour de ses voyages en Grèce, en Turquie, en Égypte, de sa remontée du Nil jusqu’au Soudan. Il a douze ans, Pietro Savorgnan di Brazzà. Son nom porte encore un accent grave. Il aime éperdument les oiseaux. Son précepteur, dom Paolo, qui l’astreignit à la vie frugale et austère, aux leçons de latin, de grec et de français mais aussi à la pratique du canotage et de la natation, de l’astronomie et de l’ornithologie, entre dans la bibliothèque accompagné d’un ami de la famille, le capitaine de frégate de Montaignac. Les malles sont chargées, le cocher s’assoit, le gravier crisse sous les sabots et les roues cerclées de fer. Brazzà quitte Rome pour le collège des Jésuites de la rue des Postes, à Paris. Il veut être marin. Il sera héros. Découvreur de fleuves. Il appartient à la dernière génération de l’humanité pour laquelle l’ensemble du réseau hydrographique de la planète n’est pas encore cartographié. Pour les géographes, il est celui qui enrichira la collection de Cours d’eau et Rivières du Monde des fleuves Ogooué et Oubangui, des rivières Mpassa, Léconi, Léfini, Alima et Sangha.
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Pour les ornithologues, il est celui qui décrira sur les plateaux Batékés une hirondelle endémique (Phedinopsis brazzae). Pour les historiens, il est celui qui, faisant reculer devant la proue de sa pirogue la traite et l’esclavage, traînera dans son sillage la colonisation du Congo.
inventer l’Ogooué C’est une époque où le blanc des cartes fond comme neige au soleil. On les imagine impatients de fuir l’Europe, de courir les mers et les continents, de noircir d’encre ce blanc rétrécissant, ces jeunes gens qui intègrent en 1868 l’École navale de Brest. Il leur faudra pourtant demeurer quatre ans dans ses murs humides, partager le soir leurs méditations adolescentes. L’un des condisciples de Savorgnan di Brazzà à l’internat est Julien Viaud. Bientôt ces deux-là changeront leur nom et choisiront le même prénom. L’un sera Pierre Loti et l’autre Pierre de Brazza. C’est pour donner à tous ces marins le goût des lointains que la Royale, en sa grande perspicacité, a bâti son école dans une ville aussi grise. Ils fixent une ligne bleuâtre où le ciel sous la pluie se noie dans la rade. Julien Viaud écrit à sa famille que nombre d’entre eux songent à se pendre. Les survivants se jetteront à corps perdu dans la brousse et sur les vagues. Celui dont l’explorateur Horn écrira plus tard qu’il était un gentleman silencieux comme un duc demande la nationalité française après la défaite de 70. Ils ont à peu près l’âge d’Arthur Rimbaud, ces deux marins promus en 71 aspirants de première classe. Ensuite c’est le hasard des affectations. Viaud embarque pour la Polynésie, les Marquises et Tahiti. Van Gogh et Gauguin, en Arles, liront ensemble Le Mariage de Loti et rêveront d’ailleurs. Van Gogh écrira : « Je puis très bien me figurer qu’un peintre d’aujourd’hui fasse quelque chose comme ce que l’on trouve dépeint dans le livre de Pierre Loti. » Mais c’est Gauguin qui s’enfuira sur ses traces aux Marquises. Cette même année 72 où Loti navigue sur le Pacifique, Brazza embarque sur la Vénus aux ordres de l’amiral du Quilio, qui commande la division navale de l’Atlantique sud. Il passera deux ans en mer. Amériques, Le Cap… À l’escale du Gabon, en 73, il apprend la mort au Tanganyika de David Livingstone, dont le corps momifié a été transporté jusqu’aux rives de l’océan Indien. Avec la folie des rêves d’enfant qu’on s’obstine à poursuivre dans l’âge adulte, le petit jeune homme de vingt ans remonte un peu l’estuaire du Gabon vers le Komo, descend au cap Lopez, navigue en pirogue sur l’Ogooué jusqu’au village d’Angola. Il veut être celui qui s’enfonce au cœur de l’Afrique. Un nouveau Livingstone.
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sur l’Ogooué Sicilien-Ko n’est pas sicilien. C’est un Fang, champion de kung-fu. Il doit son surnom à son goût pour la sape, les pompes bicolores et les films avec Al Pacino. Il porte ce matin un T-shirt déchiré avec des traces de cambouis et un short en toile. Il est de très mauvaise humeur, parce que la pirogue que lui prête son employeur forestier est équipée d’un moteur hors-bord de si faible cylindrée que nos chances d’atteindre Lambaréné avant la nuit sont réduites. Nous chargeons les deux nourrices de carburant, du pain et des bananes, et nous éloignons du ponton de Port-Gentil. Pendant plusieurs années, Sicilien-Ko fut un disc-jockey réputé que se disputaient les boîtes de nuit de Libreville. À l’approche de la trentaine, et au moment où est apparue la mode du coupé-décalé, mais les deux événements ne sont peut-être pas liés, il a abandonné la capitale et la vie nocturne pour rentrer dans son village sur l’Ogooué. Il vit aujourd’hui de la pêche au filet et du commerce fluvial, complète ses revenus en s’engageant comme rouleur sur les trains de grumes. Deux jours et deux nuits depuis Lambaréné à dormir et manger sur le radeau attelé de pousseurs Diesel. Ce sont des billes d’okoumé, parfois de teck, entre un mètre et un mètre quatre-vingts de diamètre, une cinquantaine de troncs reliés par des câbles d’acier et qu’il faut guider au milieu du courant. La nuit, les hommes allument des feux, tiennent un quart pour surveiller les arbres morts à la dérive. L’alcool est interdit à bord, me prévient-il, au cas où j’envisagerais de m’engager comme rouleur. Cette mesure évite la plupart du temps de glisser sur le bois mouillé et de tomber dans le fleuve, ou de se faire broyer un pied entre deux meules de plusieurs tonnes.
Patrick Deville
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Le bras principal est large et la pirogue minuscule en plein milieu sous le soleil. De part et d’autre, des armées d’arbres considérables sont reflétées sur l’eau jaune et boueuse, grands fûts rosés des fromagers maintenus en équilibre par leurs contreforts, et levant au ciel leur apparat de lianes et de plantes épiphytes, leur théâtre de singes hurleurs et de touracos. À l’approche de l’océan, après plus de mille kilomètres de majesté sereine et rougeâtre au cœur des jungles émeraude, de rapides bouillonnants, l’Ogooué s’éparpille, se fatigue, ralentit, et se perd en une multitude de prairies humides, de bras morts, de mangroves et de lagunes, jamais d’estuaire. Et pendant plusieurs siècles, les Orungus, tirant parti du labyrinthe aquatique, étaient parvenus à dissimuler aux marchands d’esclaves installés sur la côte l’existence d’un fleuve de plus de mille kilomètres. Sur une île un village de pêcheurs à l’abri des manguiers, un ponton vers lequel se dirige Sicilien-Ko. Quelques pirogues sont en déchargement devant les échoppes où s’échangent la viande de la forêt et le poisson du fleuve. Sur les étagères des bougies et des piles électriques, du sel, de la bière, des bottes, des
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cartes téléphoniques Celtel. Dans un appentis rouillent des bidons de gas-oil et d’essence. En dehors de cette épicerie de subsistance et du flottage des bois, l’Ogooué est loin d’avoir accédé au trafic commercial qu’imaginaient pour lui ses premiers navigateurs. Brazza n’est pas homme à s’égarer. En cinq ans et deux expéditions, traçant sa route vers l’est et les terres inconnues, il remonte l’Ogooué jusqu’à la rivière Mpassa, traverse les plateaux Batékés et la ligne de partage des eaux, descend la Léfini jusqu’au fleuve Congo, sur la rive duquel il fonde le poste qui deviendra Brazzaville. Pour l’Ogooué, la prouesse est inutile. Le fleuve retombe dans le secret de ses jungles et de ses chutes infranchissables. Il ne sera plus remonté que jusqu’à Ndjolé, par des trafiquants d’ivoire, des chasseurs de panthères et des missionnaires chrétiens. Au début du xxe siècle, des caboteurs ravitaillent depuis Port-Gentil les exploitations forestières et les missions disséminées : le Mandji des Chargeurs Réunis, puis le Fadji, le Dimboko (premières en couchettes et secondes en rockingchairs). Quelques années après la mort prématurée de Brazza, un couple remonte l’Ogooué à bord du vapeur à aubes Alembé. C’est au printemps de 1913, le 15 avril. L’homme de forte stature porte une moustache et un costume blanc, un casque colonial, la femme une robe blanche, un casque colonial. Ces deux-là sont les premiers à remonter l’Ogooué avec un piano.
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Jérôme Ferrari
Un dieu un animal
Éditeur : Actes Sud Parution : janvier 2009
© DR/Actes Sud
Responsable cessions de droits : Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr
Biographie
Né à Paris en 1968, Jérôme Ferrari, après avoir été professeur de philosophie au Lycée international d’Alger, vit actuellement en Corse où il enseigne à nouveau depuis 2007. Publications Chez Actes Sud : Balco Atlantico, 2008 ; Dans le secret, 2007. Chez Albina : Aleph Zéro, 2002 ; Variétés de la mort, 2001.
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« Tu es parti, le monde ne t’a pas étreint et, quand tu es rentré, il n’y avait plus de chez toi. » Sur le mode du « Tu », Jérôme Ferrari convoque le destin d’un homme encore jeune et pourtant détruit, qui a un jour pris la décision de quitter son village, « cimetière de morts-vivants » à ses yeux, pour aller, revêtu du treillis des mercenaires, à la rencontre du désert véritable, celui qu’ont investi tant d’armées, sous des uniformes divers, après le 11 septembre. Dans le désert existentiel qu’a de longue date été la vie de celui qui a choisi l’exil aux portes de Bagdad, dans la violence et le sanglant chaos de la guerre, n’a pourtant cessé de flotter la seule image rédemptrice du triste paysage où il a grandi,
celle de la miraculeuse Magali Bielinski, son amour d’adolescence, perdue de vue depuis des années, mais qu’il continue d’étreindre en esprit et pour l’éternité, sous les arches immuables de la fontaine du village, en un certain mois d’août. Requiem pour une civilisation contemporaine médusée par les sombres mirages de la guerre comme par les formes de la violence inouïe qui se déchaîne au sein du monde de l’entreprise, Un dieu un animal est un roman coup de poing aux accents mystiques où l’impossible avènement de l’amour entre deux êtres signe la bouleversante faillite de la souveraineté de l’individu dans l’exercice de sa liberté.
Bien sûr, les choses tournent mal, pourtant, tu serais parti et, quand l’étreinte du monde serait devenue trop puissante, tu serais rentré chez toi. Mais ça ne s’est pas passé comme ça, car les choses tournent mal à leur manière mystérieuse et cruelle de choses et font se briser contre elles toutes les illusions de lucidité. Tu es parti, le monde ne t’a pas étreint et, quand tu es rentré, il n’y avait plus de chez toi. Il y avait tes parents, ta maison et ton village et ce n’était miraculeusement plus chez toi. Ta mère t’a embrassé avec son amour silencieux, et puis ton père, et tu as retrouvé leur odeur, l’odeur qui avait été celle de tes grands-parents, de tous tes ancêtres sans visage, et dont tu avais si peur qu’elle devienne un jour la tienne, cette odeur humide et douceâtre de savon de Marseille, de feu de bois, de transpiration froide, d’eau de Cologne et de chair fatiguée que les douches quotidiennes et les frottements du gant de crin ne parvenaient même plus à atténuer et qui imprégnait toute la maison depuis si longtemps, l’odeur de la vieillesse et de la mort, de tout ce qui est joué d’avance. Mais elle ne te faisait plus peur parce que ce n’était plus chez toi. Et le jour où ton tour viendrait, après avoir rôdé autour de toi, elle finirait par s’éteindre d’elle-même, parce qu’elle ne t’aurait pas reconnu et qu’elle n’aurait trouvé personne pour accomplir la loi de sa transmission. Quand ta mère t’a demandé comment tu allais en caressant ton bras blessé, tu as doucement écarté sa main et, pour la première fois depuis si longtemps, tu as pu la serrer contre toi et la rassurer et respirer ses cheveux sans frémir de dégoût, comme si ce n’était plus ta mère mais simplement une vieille femme étrangère qui méritait ta compassion. Maintenant, tu marches dans le village et tu te rappelles combien tu as été désespéré de le trouver si semblable à lui-même la dernière fois que tu
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es revenu et il est encore resté si étonnamment semblable – mais ce n’est plus chez toi. Tu passes devant la maison de Jean-Do et le père de Jean-Do est sur la terrasse, malgré le froid, il fume, il regarde, par-dessus la vallée brumeuse, le soleil se coucher sur la mer et il ne tourne pas la tête vers toi, tu penses qu’il ne t’a pas vu et tu t’approches tout près de lui en appelant doucement, monsieur de Peretti, monsieur de Peretti, mais il ne tourne pas la tête et il dit, en regardant droit devant lui, je ne t’en veux pas, je ne te souhaite pas de mal, mon fils n’en a toujours fait qu’à sa tête, c’était comme ça depuis qu’il était tout petit, ce n’est la faute de personne, mais maintenant je préfère penser que toi aussi tu es mort avec lui, il est juste que tu le saches et c’est pour ça que je te parle maintenant mais je ne te parlerai plus jamais et je ne veux rien entendre de toi et je ne veux plus te voir. Pour respecter son souhait, tu t’éloignes sans bruit comme s’éloignerait un mort et tu continues à marcher dans le crépuscule. Tu entends le tintement d’une clochette qui s’approche et un chien de sanglier pose sur toi ses grands yeux apeurés et remue la queue et courbe l’échine en te croisant. Tu marches longtemps sans voir personne d’autre. Tu t’assois sur un muret de pierre. Il fait nuit. Tu regardes les maisons massives, les volets clos sur des chambres glacées, les rares lumières allumées à des fenêtres sans joie. La clochette tinte timidement dans la nuit et le chien réapparaît. Il tourne en rond un moment, en clignant des yeux avec méfiance, et puis il s’approche en tremblant parce qu’il a peur d’être battu. Quand tu le caresses, il pousse un gémissement aigu et il se couche devant toi et te lèche la main. Il y a longtemps, souviens-toi, quand c’était encore chez toi, tu te plaignais de ce que le village était un désert. Mais tu avais tort. Un désert, ce n’est pas ça. Tu sais, il y eut une époque où les hommes partaient dans le désert à la recherche de Dieu. Ils y mangeaient des racines amères qui les faisaient souffrir de la soif en échange de visions dérisoires, et ils parlaient à haute voix devant les dunes de sable et tentaient d’apprivoiser les scorpions et ils pleuraient de solitude parce que aucun démon ne venait les tenter pour éprouver leur amour et leur foi inutiles et ils ne trouvaient pas Dieu, ils ne trouvaient que la béance de leur âme et Dieu était la béance de leur âme. Peut-être ai-je été l’un d’eux, je ne m’en souviens plus, mais je sais ce qu’est un désert, et ce n’est pas ça, le silence et l’ennui ne suffisent pas. Personne ne viendrait chercher Dieu ici, dans ce cimetière. Et, un jour, tu l’as compris. Tu étais accablé de chaleur, à l’entrée de la zone verte, au checkpoint, en sueur sous ton gilet pare-balles, avec Jean-Do et le Serbe, quelques semaines avant que n’explose la voiture de votre supplice, peut-être à l’endroit même où Ibn Mansûr el-Hallâj, éperdu d’amour sur sa croix, les mains et les pieds coupés, avait fini par trouver Dieu. Mais tu ne t’intéressais pas au sang ancien des martyrs. Tu attendais les enfants. Ils venaient depuis quelques jours, ils vous regardaient, ils vous lançaient des petits cailloux et des insultes en arabe qui les faisaient rire. La veille, tu t’étais procuré des chewing-gums. Quand les enfants sont arrivés, tu les leur as montrés. Tu as
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attendu un moment et tu leur as fait signe de venir. D’abord, ils n’ont pas bougé mais, finalement, l’un d’eux s’est approché. C’était un petit garçon bouclé, fin et plein de grâce, avec des yeux clairs. Il avait peut-être 8 ou 9 ans. Tu lui as tendu un chewing-gum et il l’a mis dans sa bouche et s’est mis à mâcher. Tu lui as demandé son nom, tu as répété plusieurs fois Ismak ? Ismak ? et il a mâché son chewing-gum en riant. Tu lui en as tendu un deuxième, et puis un troisième, et l’homme est arrivé. Il a mis une gifle à l’enfant et l’a forcé à ouvrir la bouche et à cracher le chewing-gum et il a jeté les deux autres par terre. Il a forcé l’enfant à le regarder et il a crié et l’a encore giflé. Tu as pensé que c’était son père et qu’il ne fallait rien dire parce que ça pourrait l’énerver encore plus de te voir prendre la défense de son fils. Jean-Do a fait un pas en avant mais tu lui as dit, reste où tu es, ferme ta grande gueule, pour une fois, ferme-la. L’homme a attrapé le petit garçon par le col et s’est éloigné du checkpoint en le forçant à marcher devant lui et il l’a poussé et le petit garçon a fait un bond en avant et il a failli perdre l’équilibre et l’homme l’a poussé encore plus fort, le petit garçon a trébuché et il a battu l’air de ses bras mais il est resté debout, et l’homme l’a poussé une dernière fois et le petit garçon est tombé à plat ventre sur le trottoir poussiéreux. Il était si léger que sa chute n’a fait aucun bruit. L’homme l’a regardé un instant et, à ce moment-là, tu en es sûr, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait faire, pas la moindre, mais il a vu les jambes qui dépassaient du rebord du trottoir et ce fut comme si tu avais été présent dans son propre esprit, rappelle-toi, comme si tu avais eu le temps, sans pouvoir rien y faire, de voir ses idées germer, et croître, et devenir des actes, avant même qu’il ait conscience d’y avoir seulement pensé, et tu serais prêt à jurer que, quand il a abattu son talon d’un coup sec, en pesant de tout son poids, sur la petite jambe et que tu as entendu le craquement de l’os et le hurlement de l’enfant, tu l’avais déjà mis en joue. L’homme a levé les yeux vers ton fusil braqué, et il t’a regardé bien en face avec le regard hideux de la vérité et, à nouveau, il a levé son talon et brisé l’autre jambe. Jean-Do criait, tue-moi cette saloperie, cet enculé, tue-le et le Serbe criait, ne déconne pas, ne tire pas, ne déconne pas et tu restais immobile, envoûté par le regard de cet homme et tu savais que tu ne tirerais pas. Il ne te défiait pas, il n’avait pas peur de la mort, il n’avait pas peur de toi. Il était si parfaitement empli de haine et d’amour qu’il n’y avait plus de place en lui pour quoi que ce soit d’autre et il te regardait depuis un monde perdu au-delà du châtiment et du jugement où ton désir de le punir ne pourrait jamais l’atteindre. Il ne t’a pas regardé longtemps, il s’est accroupi près de l’enfant, comme si toi et ton fusil n’aviez jamais existé, il lui a caressé les cheveux et l’a pris dans ses bras, il lui a posé un baiser sur le front et l’a emmené loin de toi, en murmurant peut-être à son oreille des mots de consolation. Le soir, au bar de l’hôtel, tu as dit à Conti, que tu ne pouvais toujours pas appeler autrement que mon adjudant, bien que vous serviez désormais dans une armée sans grade et sans drapeau, ça va être un désastre, ici, mon adjudant,
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une défaite épouvantable, nous allons nous faire massacrer, il n’y aura rien à faire. Il a fait apporter une bouteille de whisky et un seul verre, il t’a servi à boire et il a dit, certains pensent qu’ils sont venus pour l’argent, d’autres doivent inventer chaque jour la raison pour laquelle ils sont ici, mais, toi et moi, nous savons la vérité depuis le début, nous n’avons pas besoin de nous raconter de conneries, nous ne mentons pas, nous sommes venus pour la guerre, la seule raison valable, la guerre, ces histoires de défaite et de victoire ne nous intéressent pas, laisse ça aux Arabes, laisse ça aux Américains, tu vaux mieux que ça, et tu as acquiescé mais tu t’es dit qu’il commençait à t’emmerder avec sa philosophie nazie. Tu as eu peur de finir par le mépriser pour les mêmes raisons qui l’avaient toujours rendu admirable à tes yeux et tu ignorais que tu n’en aurais pas le temps. Tu as acquiescé et tu n’as rien dit, tu n’as pas dit, vous aussi, vous mentez, mon adjudant, la défaite vous intéresse beaucoup plus que les Arabes et les Américains, la défaite vous fascine, c’est pour ça que vous aimez la guerre, et vous trouvez la victoire vulgaire, c’est votre genre de noblesse, vous avez toujours regretté d’être né trop tard pour sauter sur Diên Biên Phu ou pour vous faire massacrer aux Thermopyles ou pour qu’un soudard anglais soulève votre heaume de chevalier du bout de sa pique et vous saigne comme un porc sur le champ d’Azincourt, et maintenant vous êtes heureux d’être ici, vous êtes heureux que l’histoire vous donne enfin l’occasion de prendre la branlée dont vous avez toujours rêvé, tu es resté silencieux et tu as continué à acquiescer à tout ce qu’il disait jusqu’à ce qu’il te laisse tout seul avec la bouteille de whisky. Avant que l’ivresse ne défigure tes nostalgies, il t’a semblé que rien ne te ferait plus plaisir que de retrouver ce village que tu avais si souvent voulu fuir. Tu as voulu rentrer chez toi retrouver quelque chose que tu avais peut-être déjà perdu à ce moment-là, perdu pour toujours. Et tu as continué à boire et les choses furent soudain terriblement claires, tu as mesuré l’ampleur vertigineuse de la défaite à venir, et ton impuissance, et tu t’es dit que, si tu faisais preuve d’un minimum de courage et de compassion, tu devrais effectivement rentrer chez toi, sans faire de bruit, quand tout le monde dormirait, et mettre une balle dans la nuque de ta mère, et une balle dans la nuque de ton père, et passer de maison en maison, et t’armer de courage et d’amour pour tuer les vieillards, et égorger les nourrissons dans leur berceau, et leurs parents dans la tiédeur du lit conjugal, et tous les enfants un par un, et transpercer le cœur battant des jeunes filles avec leurs rêves imbéciles. Et tu pouvais t’imaginer debout, prophète et rédempteur, les bras écartés dans la nuit, couvert de sang au milieu des maisons que tu avais transformées en caveaux, attendant que le soleil éclaire ton œuvre et brille pour te remercier d’avoir enfin permis à ton village d’accomplir sa vocation de cimetière. Mais tu n’as plus ni courage ni compassion. Tu as abandonné le monde à l’ennui de sa mort lente. Le soleil ne brille pas et tu es seul dans la nuit d’hiver, dans ce cimetière que tu as longtemps pris pour un désert, avec un chien à tes pieds, qui te suit quand tu te lèves pour rentrer dormir.
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Alain Fleischer
Moi, Sàndor F.
Éditeur : Fayard Parution : mars 2009
© DR/Fayard
Responsable cessions de droits : Anna Lindblom alindblom@editions-fayard.fr
Biographie
Né en 1944 à Paris, Alain Fleischer est photographe, cinéaste et écrivain. Après des études de lettres, linguistique, sémiologie et anthropologie, il a enseigné à l’université de Paris III, à l’université du Québec à Montréal, et dans diverses écoles d’art, de photographie et de cinéma. Son œuvre d’artiste et de photographe est régulièrement montrée dans de nombreuses expositions personnelles et collectives en France et à l’étranger, dans des galeries et musées. Alain Fleischer a également réalisé une centaine de films. Publications Pami les romans les plus récents : Descente dans les villes, Fata Morgana, 2009 ; Prolongations, Gallimard, 2008 ; Le Carnet d’adresses, Éd. du Seuil, 2008 ; L’Ascenseur : fiction, Le Cherche Midi, 2007 ; Quelques obscurcissements, Éd. du Seuil, 2007.
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« Un être peut-il en répéter un autre, ou le continuer, le prolonger, d’une génération à la suivante ? » En faisant sien, le temps d’un roman, le prénom hongrois qu’il aurait dû porter, Alain Fleischer reconnaît en lui-même la survie de la personnalité de son oncle Sàndor, mort trois mois avant sa naissance, la colonne vertébrale brisée, dans l’un de ces wagons à bestiaux dont se composaient, en 1944, les trains roulant vers Auschwitz. Les souvenirs de vingt-sept ans d’existence dont il nourrit l’agonie de son alter ego deviennent les siens à mesure qu’il les imagine. Sa propre vie lui paraît dès lors reprendre, poursuivre, accomplir ce que celle de son oncle (ou de son frère jumeau) n’avait pu qu’initier, pour avoir été prématurément brisée. Aussi personnels lui soient-ils, ses goûts
et ses talents, son inclination dès l’enfance pour les jeunes filles comme sa précoce passion pour la photographie et le cinéma, sont également un héritage. Grâce à un procédé narratif original, parvenant à confondre les deux Sàndor en un seul, Alain Fleischer nous offre l’un des romans les plus troublants jamais écrits sur le double mystère de l’identité et de la transmission. Moi, Sàndor F. devrait aussi rester comme un maître livre de cette littérature d’après les camps, que Jean Cayrol voulait « lazaréenne », ou de résurrection. Cette ambition, après la Shoah, « de restaurer, de repeupler le monde pour qu’il semble complet à nouveau », manifeste de façon exemplaire le pouvoir qu’a l’imaginaire « de rectifier et de corriger l’Histoire ».
Moi, Sàndor F., je ne connais pas celui qui pourra écrire ma vie, puisque je ne l’ai racontée à personne, que rien de remarquable ne la distingue de tant d’autres vies, et que ceux qui m’ont connu, comme ceux qui sont témoins de ma fin, auront bientôt tout oublié de ce que nous avons été, car eux-mêmes promis à une fin semblable, que la mienne ne précèdera que de peu, et alors tous ensemble engloutis dans l’oubli. Mais je pourrais aussi tourner les choses autrement, et commencer de la sorte : « Moi, Sàndor F., je n’ai pas connu celui dont je vais écrire la vie, car il est mort avant que j’aie pu le rencontrer et, même si cette rencontre avait eu lieu, elle se serait effectuée dans les tout premiers mois de mon existence, un âge avant la parole et même avant la conscience d’être en vie et qu’un autre peut mourir. » Moi, Sàndor F., je suis né à Budapest, Hongrie, en 1917, et je vais mourir quelque part entre cette ville de ma naissance et la Pologne, en ce jour d’avril 1944, à l’âge de 27 ans. Qui pourra se souvenir de cela, qui pourra raconter ces quelques vingt-sept années d’une vie ordinaire, qui se résume à ce que sont, pour d’autres, les seules périodes de l’enfance, de l’adolescence et de la jeunesse, pour moi le temps d’une existence complète, jusqu’à l’âge de mourir, comme individu d’une espèce dont les êtres n’atteindraient jamais la trentaine ? D’ailleurs, je ne sais si, vivant plus longtemps, jusqu’à la vieillesse, et réalisant le projet d’une vie, celle-ci aurait été différente de tant d’autres, avec un accomplissement assez notoire pour mériter d’être racontée par quiconque, à quiconque y verrait un quelconque intérêt. Moi, Sàndor F., né à Budapest en 1917, je suis pourtant le personnage d’une autobiographie – je dis bien autobiographie, et non biographie – dont l’auteur, Sàndor F. – toujours moi, donc –, est né à Paris en janvier 1944. De moi, Sàndor F., des années de ma brève existence, de ma fin misérable et anonyme, que peut connaître Sàndor F., et qui est-il lui-même
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pour s’intéresser à un destin aussi obscur, qui devient le sien dans cette œuvre autobiographique, à moins que tout cela ne relève du roman ? Que le lecteur n’aille pas déduire de ce qui précède qu’il y a deux Sàndor F., un vrai et un faux, un authentique et un usurpateur, celui qui a vécu légitimement sous ce nom, et un second qui emprunterait le nom et l’identité du premier pour en raconter la vie, comme si c’était la sienne. C’est un peu différent : il y a deux « moi » qui se succèdent pour un seul Sàndor F., deux époques dans l’histoire d’un même être avec, entre elles, le relai, le bref raccord, le « fondu enchaîné », comme on dit au cinéma, entre disparition de l’un et apparition de l’autre, sur une douzaine de semaines, de janvier à avril 1944. Il y a celui que j’ai été, mort à 27 ans, sans avoir eu le temps de raconter sa vie, et qui maintenant, par cette écriture autobiographique, se prolonge dans celui que je suis, celui qui écrit. Il y a celui qui aurait dû continuer à vivre et qui, dans cette autobiographie que j’écris à sa place, devient celui que j’aurais pu être. Moi, Sàndor F., né à Partis en 1944, j’aurais pu aussi disparaître à peine âgé de quelques mois, emporté avec mes parents pour une destination sans retour, par une nouvelle rafle de Juifs français et étrangers dans Paris, complétant celle du Vel’d’Hiv, qui a eu lieu un an et demi avant ma naissance et qui, parmi les treize mille victimes, a compté quatre mille enfants et six mille femmes. Et moi, Sàndor F., né à Budapest en 1917, j’aurais pu échapper à ce même sort qui frappa tant des nôtres, en Hongrie : alors, ému par mon destin cruellement interrompu à l’âge de trois ou quatre mois, peut-être aurais-je aimé imaginer et écrire, sous forme d’autobiographie, l’existence et la destinée qu’eût pu connaître, dans la France de l’après-guerre, le petit garçon né à Paris en 1944, d’un père hongrois, mon frère, et d’une mère moitié française, moitié espagnole. Moi, Sàndor F., je suis né à Budapest en 1917 – je ne peux être plus précis sur le lieu ni sur la date, je ne me souviens plus, je n’ai jamais rien su de plus –, et je vais mourir dans quelques heures ou dans quelques minutes, en ce jour d’avril 1944, quelque part entre la Hongrie et la Pologne – je ne peux être plus précis sur le lieu ni sur la date, car je n’ai rien appris de plus, qui m’aurait permis de me souvenir plus précisément de ma propre mort –, et je suis sûr maintenant que je ne parviendrai pas à destination. Même si les sources de ma mémoire étaient plus vives, plus abondantes, il ne me serait pas possible d’être plus précis sur le lieu où je vais finir car, dans le wagon sans fenêtres et sans sièges, destiné au transport des bestiaux, où nous sommes entassés à plusieurs dizaines, nous n’avons guère le loisir de lire le nom des gares devant lesquelles nous passons, ni de contempler le paysage qui défile, et face auquel je pourrais identifier une dernière image de la Terre, qui entrerait en moi par mes yeux, croisant le dernière souffle qui sortira de ma bouche. Nous sommes nombreux – tous originaires du même faubourg de Budapest : Ujpest –, serrés les uns contre les autres dans l’obscurité d’un wagon en bois où la lumière ne pénètre, à peine,
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que par les interstices entre les planches et, en hauteur, par quelques grilles d’aération pour permettre aux bêtes de respirer et d’arriver encore vivantes à l’abattoir. Pour moi, Sàndor F., né à Budapest en 1917, la dernière image de la Terre sera peut-être celle du sol d’un quai de gare contre lequel je suis tombé, le dos et la colonne vertébrale frappés et brisés à coups de crosse de fusil par un soldat allemand, qui s’impatientait de ma résistance à monter dans le wagon. J’aurais dû mourir sur place, contre ce sol du quai, et ainsi ma résistance aurait réussi : je serais resté là, il aurait fallu qu’on me dispense du voyage, qu’on me rejette à l’écart et qu’on me trouve une place dans cette terre où je suis né, non par bienveillance mais parce qu’on ne peut laisser un cadavre se décomposer à l’air libre, et empuantir l’atmosphère que respirent ceux qui continuent à vivre. Mais je vais mettre quelques heures à mourir et, faute d’être déjà un corps inanimé, on a pu me hisser, rampant et geignant, et me pousser dans le wagon parmi les vivants, qui plaignent mon sort, s’estiment plus chanceux que moi et tentent de me consoler en promettant de donner les nouvelles de ma fin à ma famille et à ceux qui m’ont connu, à commencer par mon père et ma mère, embarqués dans un autre wagon, peut-être dans un autre convoi, et qu’ils chercheront parmi la foule, à l’arrivée. Ceux-là feront donc une partie du voyage avec un cadavre parmi eux et, à destination, je serai le premier mort, là où la mort les attend tous. Je n’aurai pas été vainqueur dans ma résistance au départ, mais j’aurai échappé à l’arrivée, et mon sort posera le problème d’un cas particulier parmi le traitement collectif : il faudra m’emporter individuellement jusqu’à un entassement d’autres corps, destinés à un four crématoire.
Alain Fleischer
Moi, Sàndor F.
Moi, Sàndor F., je suis né à Paris, en janvier 1944, à peine trois mois avant de devoir mourir, à l’âge de 27 ans, sans avoir pu me connaître, sans conscience de celui que j’ai pu devenir pendant ces vingt-sept années d’une première vie, commencée avant celle qui me permet, soixante-quatre ans plus tard, de trouver en moi celui qui va me raconter, que je n’ai pas connu, qui n’a pu me connaître, dont j’ai seulement su l’existence, dont j’ai seulement appris qu’il était né. Un oncle et son neveu peuvent-ils être des frères jumeaux ? Un être peut-il en répéter un autre, ou le continuer, le prolonger, d’une génération à la suivante ? Un être, en survivant à un autre, peut-il représenter la survie de cet autre ? Un tel transfert, une telle continuité peuvent-ils s’opérer ? Telles sont les questions que la littérature – et pas seulement la science-fiction – pourrait poser aux lois de la biologie, de la génétique, de la psychologie, de la sociologie, de la morale. Ou plutôt, répondant par l’affirmative, telle est la loi que la littérature pourrait imposer, pour rectifier et corriger l’Histoire. En parodiant Corneille, un auteur dont les Hongrois goûtent tant les splendides traductions dans leur langue, je dirais : cette autobiographie est finie, il ne me reste plus qu’à l’écrire.
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Pascal Garnier
Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits : Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr
© Raphaël Gaillarde/Zulma
Lune captive dans un œil mort
Éditeur : Zulma
Biographie
Né en 1949 à Paris, Pascal Garnier passe son adolescence à voyager à travers le monde. Ses deux premiers livres, L’Année sabbatique et Un chat comme moi, paraissent en 1986. Adepte des textes courts, auteur de romans noirs et de littérature enfantine, Pascal Garnier est un écrivain prolifique et multicarte qui n’a pas d’égal pour mettre en scène des personnages insipides à l’existence terne. Mais le regard, lucide, n’est jamais blessant ni méprisant. « Griffe novatrice dans le paysage du noir » (L’Humanité), Pascal Garnier s’est installé à Lyon, où il continue à peindre et à écrire. Publications Chez Zulma, parmi les ouvrages les plus récents : La Théorie du Panda, 2008 ; Comment va la douleur ?, 2006 (rééd. LGF, coll. « Le livre de poche », 2008) ; La Solution Esquimau, 2006 ; Flux, 2005 ; Les Hauts du bas, 2003 (rééd. LGF, coll. « Le livre de poche », 2009).
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Martial et Odette se sont laissés convaincre par un agent immobilier spécialisé en résidences senior. Ils ont quitté leur grise banlieue pour un petit « paradis » taillé sur mesure dans le sud de la France. Les voici, en pionniers des Conviviales, sorte de camp de vacances perpétuel avec villas individuelles toutes conçues à l’identique mais qui leur apporte le premier des conforts, « se sentir bien protégé et en sécurité permanente ». Pour Odette et Martial, une nouvelle vie commence. Mais assez vite, les défaillances du gardiennage s’ajoutent à l’ennui de l’isolement. Leurs premiers voisins, Maxime et Marlène emménagent enfin. Puis une femme seule qui n’est
pas celle que l’on croit. L’animatrice du club-house, un peu hippie sur le retour, peut entrer en fonction. Le huis clos devient vite un shaker explosif. À force d’être tenu à l’écart, le monde extérieur avec ses nomades et autres ombres nocturnes finit par terroriser nos résidents. Chacun perd peu à peu son sang-froid. Surtout quand le gardien massacre un chat à coups de pelle ou quand le moindre orage paralyse le système de sécurité. Les troubles obsessionnels, les blessures secrètes s’affichent jusqu’à ce que la lune, une nuit plus terrible que les autres, se reflète dans l’œil droit du gardien, arraché par une balle perdue…
Les conviviales, l’expert des résidences seniors Les Conviviales, c’est un nouveau concept de vie pour les retraités qui ont choisi de vivre une retraite active au soleil… En quelques mots, les Conviviales, c’est : Une résidence clôturée et sécurisée Aujourd’hui, le premier des conforts, c’est de se sentir bien protégé et en sécurité permanente. Le gardien-régisseur logé sur place à l’année veille à la tranquillité des résidents. Martial compara la photo sur la couverture de la plaquette avec ce qu’il voyait par la fenêtre. Il pleuvait. Il pleuvait presque tous les jours depuis un mois. La pluie vernissait les tuiles romaines des pavillons rigoureusement identiques au crépi ocre qui tendaient devant eux leur petit tablier de pelouse vert cru, pareil à de la moquette synthétique. Des arbustes plantés comme des balais à intervalles réguliers ne produisaient en cette saison ni feuilles, ni fleurs, ni ombre. Tous les volets étaient clos. La cinquantaine de maisonnettes s’alignaient sagement de part et d’autre d’une large voie centrale d’où rayonnaient des allées de gravillons la reliant aux habitations. Vu d’avion ça devait ressembler à une sorte d’arête de poisson. Des maisons dédiées au confort Les maisons de plain-pied permettent une accessibilité parfaite : terrasse, patio, cuisine fonctionnelle, salle de bains ergonomique, deux belles chambres… À part quelques meubles de famille qui n’arrivaient toujours pas à trouver leur place, Odette avait profité de l’occasion pour renouveler le mobilier et, consciemment ou pas, son choix s’était porté sur des meubles qui ressemblaient étrangement à ceux de la maison témoin qu’ils avaient visitée quelques mois
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auparavant. Martial n’arrivait pas à s’y faire. Tout sentait le neuf, le plastique. D’accord, c’était pratique, tout fonctionnait, mais il avait l’impression de vivre à l’hôtel. Odette, elle, colonisait les lieux avec une détermination de missionnaire. Chaque fois qu’ils allaient en ville elle ne manquait pas d’en rapporter une chose, un objet, utile ou décoratif, un tapis de bain, un vase, un enrouleur de papier toilette, une monstrueuse cigale en céramique jaune et noire… Le seul territoire qu’elle lui avait concédé était un coin du cellier pour poser son établi et ses outils. Depuis leur installation, c’est là qu’il passait le plus clair de son temps, sous la lampe de travail, à classer par ordre de grandeur des vis, des clous et des boulons dans des petites boîtes qu’il étiquetait et empilait sur des étagères. C’était une occupation monotone mais paisible. Un club-house Le club-house de la résidence, véritable Pavillon des Loisirs, est un lieu de rencontres. Chacun aimera s’y retrouver pour discuter, jouer aux échecs, surfer sur Internet, disputer une partie de billard, prendre le thé, faire des crêpes… La secrétaire-animatrice organise dans la concertation et la bonne humeur des concours, des excursions, des sorties, des découvertes de sites, des soirées. Pour l’heure, il était fermé et jamais ils n’avaient rencontré ni même entrevu la secrétaire-animatrice. Pour dire vrai, Martial n’y tenait pas plus que ça. Il redoutait même l’ouverture du club-house. Il n’avait aucune envie de faire des concours de crêpes avec des inconnus. Une piscine chauffée au solaire Pour combiner santé et plaisir en s’offrant d’agréables moments de fraîcheur. Elle était vide, la piscine. Quelques centimètres d’eau de pluie stagnaient au fond. Du soleil toute l’année Toutes les résidences sont implantées dans le sud de la France afin de… — Tu parles ! Le catalogue de documentation échoua mollement sur la table basse en verre fumé dont les pieds en métal doré évoquaient des pattes de lion. Martial croisa ses mains sous sa tête et ferma les yeux. Suresnes, où ils avaient vécu pendant plus de vingt ans, lui apparut comme un paradis perdu. Tant d’années à accumuler mille et une petites habitudes avec la pugnacité du Facteur Cheval pour se tisser un cocon de vie douillet, le buraliste, le boulanger, le boucher qu’il appelait tous par leur prénom, le marché du samedi matin, la promenade dominicale au mont Valérien… Et puis, l’âge venant, l’un qui s’en va prendre sa retraite dans l’Indre-et-Loire, l’autre en Bretagne, à Cannes… ou au cimetière. Le quartier avait changé, presque du jour au lendemain, on ne s’était aperçu de
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rien. La population aussi. Le paisible territoire s’était métamorphosé en une sorte de jardin d’enfants hystériques où ils n’avaient plus leur place. Comme Odette le harcelait depuis des mois avec cette histoire de résidence sécurisée, dégoulinante de soleil, par lassitude, il avait cédé. Ils étaient descendus visiter la maison témoin début septembre. Il faisait un temps splendide. — Tu te rends compte, Martial, c’est comme si on allait habiter en vacances toute l’année ! M. Dacapo, l’agent immobilier, était un type très sympathique et doté d’un sacré bagout. Martial et Odette répondaient exactement au profil de propriétaires souhaité par la société immobilière. Tous deux étaient cadres retraités et disposaient d’un revenu mensuel adéquat. La vente de leur pavillon de Suresnes offrait une garantie tout à fait satisfaisante. Ils n’avaient pas d’enfants à charge ni d’animaux de compagnie. Ce n’était pas donné mais M. Dacapo avait su faire valoir les nombreux avantages de la résidence, la sécurité, surtout, clôture inviolable, caméras de surveillance placées aux points stratégiques et bien sûr le gardien-régisseur qu’il leur décrivit comme un croisement de garde du corps et d’ange gardien. Les travaux n’étaient pas encore achevés mais en décembre, leur maison serait prête à les accueillir. Bien entendu, ils avaient le temps de réfléchir, mais pas trop. Pour le week-end portes ouvertes d’une résidence semblable l’année précédente, alors que la société attendait un millier de visiteurs, il s’en était présenté trois mille ! L’affaire s’était conclue en un mois durant lequel Martial eut l’impression de vivre sous hypnose, signant des papiers qu’il ne lisait même plus, emporté par le torrent d’enthousiasme d’Odette. Étant les premiers habitants de la résidence, ils vivaient depuis un mois dans la solitude la plus totale. Hormis M. Flesh, le gardien-régisseur qu’ils croisaient parfois près du portail, ils ne voyaient personne. C’était un solide gaillard mais peu loquace. Il devait certainement être très efficace, mais ne donnait pas envie de lui taper sur l’épaule ni de discuter le bout de gras en prenant un verre. D’après son accent, il devait être alsacien, ou lorrain. Martial avait quand même appris de la bouche à moitié cousue du farouche cerbère qu’un autre couple devait arriver en mars ou avril. Martial se leva et se massa les reins. Ce nouveau fauteuil ne valait rien. Il aurait dû insister pour conserver l’ancien qui, avec le temps, avait finit par épouser parfaitement la forme de son corps. Le nouveau était rembourré d’une matière si compacte qu’en le quittant on avait l’impression que personne ne s’était jamais assis dessus. Derrière la vitre, les antennes de télé qui s’amenuisaient dans une perspective infinie lui faisaient penser à des croix sur des tombes. « On s’est acheté une concession à vie… » Du cellier lui parvint la voix d’Odette. — Martial, qu’est-ce que tu fais ? — Rien, que veux-tu que je fasse ? — Viens me rejoindre au cellier.
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C’était inutile de crier comme ça, la maison était bien plus petite que leur pavillon de Suresnes. — Regarde, j’ai fait de la place pour la planche à repasser. Faudrait que tu me poses des étagères, là, et là. — D’accord. Faut acheter des planches, des équerres… et des chevilles, je n’en ai plus. — On peut y aller maintenant, il est à peine 3 heures. — Si tu veux. — J’en profiterai pour acheter de quoi faire des confitures. — Des confitures ?.… Mais tu n’en as jamais fait… — Justement, faut bien commencer. J’ai retrouvé un vieux livre de cuisine. Maintenant qu’on est à la campagne, je vais faire mes confitures moi-même, c’est plus économique. — La campagne, la campagne… Et avec quels fruits ? En cette saison il n’y a que des pommes. — Eh bien je ferai de la gelée de pommes, c’est très bon. — Après tout, si tu en as envie… Bien, je prends les mesures pour les planches et on y va. Martial actionna trois fois sa télécommande mais le portail d’entrée demeura obstinément fermé. — Qu’est-ce qui se passe ? — Klaxonne, M. Flesh nous ouvrira. Au deuxième coup, dans l’éventail que formaient les essuie-glaces sur le pare-brise, ils virent le gardien, un blouson sur la tête, sautiller vers eux entre les flaques. Martial baissa la vitre. — Bonjour, M. Flesh, je n’arrive pas à ouvrir le portail, c’est peut-être ma télécommande ? — Non, c’est l’orage ce matin. Ça a dû bousiller le système électrique. — Ah… — J’ai appelé la régie, quelqu’un doit venir cet après-midi mais je sais pas trop quand. — Et ce n’est pas possible d’ouvrir manuellement ? — Impossible, sécurité. Si vous avez besoin de quelque chose d’urgent, je peux aller vous le chercher, je suis garé de l’autre côté. — Non, merci, c’est gentil. Et bien prévenez-nous quand ce sera réparé. — C’est ça. Bonne journée. Ils la passèrent devant la télé comme deux enfants privés de sortie, jusqu’à leur dîner qu’ils avancèrent d’une demi-heure histoire d’en finir au plus vite. Puis, comme le programme de la soirée ne leur convenait pas, ils se couchèrent tôt. En éteignant la lampe de chevet, Martial se dit qu’à part la veilleuse du gardien, il ne devait pas y avoir de lumière à des kilomètres à la ronde. Ils se serrèrent très fort l’un contre l’autre.
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Sylvie Gracia
Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
© Catherine Hélie/Verticales
Une parenthèse espagnole
Éditeur : Verticales
Biographie
Née en 1959, Sylvie Gracia est éditrice aux Éditions du Rouergue. Elle y a créé la collection littéraire « La brune » en 1998, et anime les deux collections de romans pour la jeunesse « doAdo » et « Zig Zag ». Une parenthèse espagnole est son deuxième texte aux Éditions Verticales. Publications Regarde-moi, Verticales, 2005 ; L’Ongle rose, Verdier, 2002 ; Les Nuits d’Hitachi, Gallimard, 1999 ; L’Été du chien, Gallimard, 1996.
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Dans ses précédentes fictions, Sylvie Gracia a mis en scène des segments d’expérience vécue, avec les interrogations et obsessions qui s’y condensent au présent d’une situation de crise. Avec Une parenthèse espagnole, cette ambition prend encore de l’ampleur. Le narrateur, qui se raconte à la première personne, est un homme approchant la cinquantaine, professeur de français à Paris, père de deux filles, se remettant à peine du divorce d’avec leur mère, Florence, tout en entamant une liaison avec Esther, une collègue de vingt ans sa cadette. Deux événements vont venir troubler puis traverser de part en part l’apparente banalité de cette existence, et ouvrir en son sein comme une double parenthèse.
L’étonnante plasticité de ce livre doit beaucoup aux glissements d’un pan à l’autre de la mémoire, rendus dans une chronologie complexe, jamais confuse. Se greffent sur ce canevas d’autres récits contemporains, échos qui donnent de la profondeur de champ au roman. Quant au portrait du narrateur, il apparaît d’autant plus dense qu’on le voit se modifier au gré d’une temporalité éclatée. Sylvie Gracia a retranscrit cet imbroglio de réminiscences dans une immédiateté poignante, grâce à une langue limpide et écorchée. Au-delà des fêlures, des deuils et des défaites, c’est une lumière intense qui traverse Une parenthèse espagnole, qui découpe de fortes zones d’ombre et rend mémorable l’ambiguïté d’un destin aux prises avec sa propre normalité.
Le jour où nous avons recueilli Luz pour la dernière fois, la découvrant, sitôt accouru à la maison, endormie d’un sommeil de pocharde sur le canapé rouge, mon premier réflexe a été de rouler le futon que j’avais laissé traîner dans un coin du salon et de le dissimuler sous le lit de la chambre. J’allais quitter le domicile familial et je ne faisais plus semblant devant mes filles. Je me souviens qu’elles se réveillaient très tôt durant cette période, et je comprends maintenant qu’elles devaient espérer chaque matin que leurs parents aient dormi ensemble. Mais ce que je leur infligeais, Luz devait en être protégée. Je traînais dans le quartier de la gare Saint-Lazare quand le portable avait sonné. Jeanne, affolée, me demandait de rentrer au plus vite, Luz est à la maison, elle est malade, viens vite, papa ! criait-elle à mon oreille. C’était une fin d’aprèsmidi d’hiver. En descendant du train au retour du lycée, j’avais renoncé une fois de plus à m’engager directement dans la rue de Rome pour monter chez moi, près des Batignolles. Je n’y arrivais plus. Depuis que j’avais notifié à ma femme que j’allais partir, l’appartement était devenu le champ d’une guerre froide et silencieuse. Comme un vieil adolescent, je quittais la maison le plus tôt possible le matin et y revenais à la nuit. En haut du grand escalier de pierre blanche, j’avais humé quelques minutes le bordel permanent, j’avais besoin du bruit, de cette excitation fébrile des banlieusards entre deux trains. Puis je m’étais faufilé entre les barrières de chantier qui encombraient la cour de la gare depuis des années et, alors que j’étais arrêté par le feu de la rue d’Amsterdam, en face du Quick, j’avais observé les deux marchands ambulants de roses,
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sûrement des Pakistanais, qui s’installaient toujours au même endroit, avec leur table de camping couverte de bouquets à plat, fanés avant d’être vendus. Le plus jeune, le seul peut-être à connaître quelques mots de français, clamait sans arrêt par-dessus le trafic automobile, Trois euros, les fleurs, trois euros ! avec une prononciation rugueuse des « r » qui m’a fait penser à mon père. Il faisait froid durant ces dernières semaines de février, et le temps que j’aurais dû consacrer à courir les agences immobilières pour trouver un appartement, je le dépensais dans des déambulations nerveuses, qui tenaient plus à mon désir de paraître pressé qu’à la température hivernale. Chaque passant, à l’inverse de moi, avait sûrement des courses à faire, un rendez-vous excitant dans un bar. J’aurais aimé reconnaître des personnes déjà croisées, mais sur ce périmètre réduit autour de la gare, la foule se renouvelait d’un jour sur l’autre, cela aurait tenu du miracle et pourtant. Certains visages de femmes surgissaient de l’anonymat au coin d’une rue, m’arrêtait par un regard plus intense, un port de tête orgueilleux, et c’était une exhortation à vivre. Ma peur était de découvrir un jour Luz assise par terre sur un bout de trottoir, avinée et mendiante, tendant la main avec l’agressivité de la déchéance et des odeurs du corps. Je savais pourtant qu’elle quittait rarement ces rues populaires au nord de l’avenue de Saint-Ouen où elle louait un studio. L’argent versé par l’État – les allocations longue maladie, l’aide au logement – lui permettait de se terrer chez elle ou, certains jours plus fastes, d’aller se soûler dans un bar d’habitués près de La Fourche. Fred, le dernier d’entre nous à la fréquenter encore, était trop loquace lorsqu’il revenait de la visiter. Il décrochait aussitôt le téléphone pour m’en rendre compte, mais je ne lui demandais pas de détails. Son fantôme menaçait d’autant plus de venir à ma rencontre que je la fuyais, louvoyant chaque fois qu’elle me passait un coup de fil. Je veux pas la voir, je rétorquais lorsque Fred insistait. Non, je peux pas je te dis, c’est au-dessus de mes forces, fous-moi la paix. Passage du Havre, les magasins de fringues anticipaient déjà sur le printemps. Les soldes étaient finis. Je m’étais arrêté devant une vitrine au décor de fleurs en papier crépon, même les têtes des mannequins, perruquées de longs cheveux raides, en étaient ornées. Ça leur donnait un air pop des sixties, et ce revival coloré m’a fait sourire quelques secondes quand, dans le reflet d’un miroir, je me suis aperçu. Ma barbe de trois jours était blanche au menton. Du ventre venait avec l’âge, amollissait ma silhouette. Mon énergie nerveuse, qui longtemps avait compensé ma robustesse en me faisant passer pour un homme élancé, s’était dissoute dans les années. J’étais maintenant cet homme à la carrure lourde, aux bras épais de travailleur dont mon père cherchait à me transmettre la fierté. Avec des bras pareils, tu mourras jamais de faim, toi, il disait en tâtant mes muscles dans une complicité virile qui, à dix ans, me réjouissait. Comme ceux de ma génération, je m’étais longtemps accroché à l’illusion d’une jeunesse infinie. C’était donc ainsi que les élèves me voyaient, impitoyables
Sylvie Gracia
Une parenthèse espagnole
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qu’ils sont du regard et de la langue, notant immédiatement le laisser-aller vestimentaire des profs, poches sous les yeux, démarche fatiguée. Tout en lorgnant les mannequins de cire, j’ai déboutonné mon manteau de cashmere gris, acheté l’hiver d’avant, celui de la nomination d’Esther au lycée. Je ne lui avais jamais encore adressé la parole, nous n’avions pas de classe en commun, mais, un matin dans la salle des profs, ses jambes gainées de noir sous une jupe de soie fleurie m’avaient gonflé le cœur et le reste. Ouvert, le manteau marquait les épaules, me redonnait de l’allure. L’appel de Jeanne m’a surpris à cet instant. Sa voix, dont j’aimais le timbre enfantin, les tonalités aiguës qui bientôt disparaîtraient dans le passage à l’adolescence, était sourde, j’ai eu du mal à la reconnaître. Papa, papa, répétait-elle. Elle parlait doucement dans le combiné. Mais qu’est-ce qui se passe, explique-toi ! elle en était incapable, répétant seulement, Luz est là, elle est malade, viens vite. Luz appartenait à notre paysage familial, elle était de cette communauté d’amis que mes filles avaient l’habitude de fréquenter depuis leur naissance, une parentèle choisie qu’avec ma femme nous accueillions le week-end pour un repas, avec qui nous pouvions partir quelques jours en vacances, qui meublaient nos conversations. Les plus fidèles d’entre eux, j’en ai conscience maintenant, étaient de « mon côté », c’est-à-dire qu’ils appartenaient au cercle d’amis rencontrés dans ma longue adolescence, et je les avais d’emblée imposés à Florence. Il y avait Luz, il y avait Fred, d’autres encore qui se sont maintenant éloignés, pour des vies hors de Paris. Des frères et des sœurs d’âme. Si je cherche à expliciter ce qui nous réunissait, au-delà du folklore facile de nos années de jeunesse, cette batterie tonitruante de sex and drug and rock and roll, le mot le plus juste est celui de rupture. J’avais 20 ans en 1979 et, dans cette décennie finissante, les utopies qu’avaient cultivées les générations optimistes nées après-guerre se désagrégeaient, mais nous ne le savions pas. Nous voulions encore en être, forger une nouvelle humanité espérions-nous, d’autres rapports et d’autres désirs. Nous voguions sur la queue d’une comète qui fonçait dans l’inconnu du prochain millénaire et nous étions aveugles, croyant pouvoir encore inventer alors qu’il nous faudrait, bientôt, tenter de préserver quoi ? Pas grand-chose, peut-être simplement quelques espaces intimes pour ne pas sombrer. Au sein de cette petite communauté, Luz avait un statut à part, et mes filles, qui ne savaient rien de ce qui me liait à elle, avaient perçu d’emblée sa différence, bien avant qu’elle n’entre en collusion avec l’alcool. Elles l’avaient repérée avec cet instinct animal des enfants qui n’ont pas les mots pour dire, mais savent qui ils peuvent charmer ou non. Dans ses premières années, jamais Jeanne – et encore moins Anaïs, plus farouche que sa sœur aînée –, ne cherchait à entraîner Luz dans sa chambre pour lui présenter ses poupées. Jamais l’une ou l’autre ne grimpait sur les genoux de Luz. Sans doute percevaient-elles déjà en elle cette faille d’angoisse qui bientôt les terrifierait, et aujourd’hui encore,
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des années après sa mort, si le nom de Luz vient dans la conversation, mes filles détournent la tête. J’espère qu’elles me raconteront un jour ce qu’elles ont vécu, le jour du canapé rouge. Et peut-être me pardonneront-elles. Le week-end suivant la naissance de Jeanne, Luz avait sonné à la porte une demi-heure après l’annonce de son passage, alors que j’avais tenté de l’en dissuader, invoquant l’heure, le bébé endormi, bref, le fait que sa visite ne présentait aucun caractère d’urgence, tout le monde allait très bien, la mère et l’enfant… Lorsque je lui avais ouvert, dans l’éclairage agressif du palier, son corps menu d’Eurasienne, moulé dans une courte robe noire m’avait, dans un éclair, pétrifié. Le noir était sa couleur, sa combinaison d’acrylique était noire dans cette chambre de Barcelone où pour les premières et dernières fois nous avions fait l’amour. Chaque scène renfermant Luz est précise, pour avoir été longtemps ressassée, même si j’ai su très vite que j’en tordais le sens en cherchant à organiser à mon propre profit l’ambiguïté de nos rapports. Florence, dans les affres de l’allaitement et de l’insomnie, se tenait raide sur le canapé, le chemisier tendu sur ses seins durs, la peau blanche de fatigue. Luz avait exhibé son cadeau, une robe en dentelle d’une marque luxueuse qui aurait convenu pour un baptême, puis l’avait abandonné sur la table. Virevoltant dans sa robe noire, elle était allée chercher à la cuisine des coupes pour le champagne qu’elle avait apporté, elle et moi avions trinqués. Brutalement, sans dire un mot, Florence avait quitté la pièce, elle avait entendu avant nous les cris de Jeanne, derrière la cloison. Et nous étions restés l’un face à l’autre, le verre à la main. Elle m’avait raconté en quelques phrases la relation amoureuse qu’elle venait de nouer avec son patron. À coup sûr, j’avais pensé, cet homme marié recouvrait des atours de la passion – rencontre dans des hôtels, cadeaux somptueux, coups de fils impromptus dans la nuit – ce qui n’était que petits arrangements avec ses propres contraintes et son égoïsme. Luz riait et je la regardais, de temps en temps elle tirait nerveusement sur sa robe qui remontait haut sur ses cuisses. À l’époque de sa splendeur, elle diffusait une faim brouillonne, une énergie primaire de conquête qui ne laissait personne indifférent, ni homme, ni femme. Mais quelque chose se fissurait. Elle faisait trop bonne figure ce soir-là, et pour la première fois j’avais ressenti ce sentiment de désertion qui, bientôt, teinterait définitivement nos rapports, désertion à l’égard d’elle et trahison à l’égard de moi. Sûrement ma lucidité est-elle reconstruite après coup, à la lumière du temps passé et de sa mort. Lorsque Florence était revenue avec Jeanne dans les bras, Jeanne qui n’était encore qu’une petite boule de chair enroulée sur elle-même, aux bras mouvants et à la bouche happant l’air à la recherche du mamelon, Luz n’était pas allée à leur rencontre, elle n’avait pas fait le geste de prendre l’enfant dans ses bras ni prononcé les mots de circonstance, Quel beau bébé, voyons à qui elle ressemble. Florence avait sorti un sein et Jeanne s’en était saisi, avec cette hâte gloutonne qui m’a toujours mis mal à l’aise chez les nourrissons. Luz continuait de parler,
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je me souviens de ça, elle pérorait et quand, la tétée finie, Florence m’avait tendu ma fille, Luz m’avait suivi dans la salle de bains. Depuis l’embrasure de la porte, elle se tenait immobile, m’observant lui faire maladroitement sa toilette, dégager son bassin des jambes de la grenouillère, dégrafer la couche souillée, puis lui laver les fesses et le sexe avec un coton. La salle de bains étroite puait les selles liquides, le lait, le corps chaud de ma fille. Tu fais ça ? elle s’était étonnée, je l’aurais jamais cru de toi. Au matin, Florence avait soigneusement plié la robe blanche, taille trois mois, qui était restée la nuit durant étalée les bras en croix sur son papier de soie. Jeanne a dû la porter une fois ou deux, les bébés poussent si vite. Et puis, c’était la robe offerte par Luz, Florence n’avait pas fait beaucoup d’efforts. Des années plus tard, notre fille aînée, la découvrant dans un fond de tiroir, en avait habillé son poupon favori, un laideron de celluloïd aux traits grossiers et au sexe indéterminé. Le fin tissu de coton et de crêpe avait jauni, des boutons avaient lâché, et Florence les avait recousus, sur l’insistance de Jeanne. Mes filles se le disputaient souvent. C’était un de ces enjeux symboliques d’une jalousie enfantine qui se fixent sur des jouets, en attendant mieux. Jamais je ne crois leur avoir mentionné l’origine de la robe. Et si, lors de ses visites, Luz avait vu le poupon habillé de dentelle traîner dans l’appartement, jamais elle n’en avait fait la remarque. Peut-être ne l’avait-elle pas reconnu. Luz oubliait beaucoup.
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Mohamed Leftah
Le Jour de Vénus
Éditeur : La Différence Parution : janvier 2009
© DR/Éd. de la Différence
Responsable cessions de droits : Parcidio Gonçalves administration.ladifference@wanadoo.fr
Biographie
Né au Maroc en 1946, Mohamed Leftah y commence ses études et, en 1968, atterrit à Paris dans une école d’ingénieurs. Au milieu des événements de mai, il écrit des poèmes… et s’enivre. De retour au Maroc, il devient informaticien et journaliste littéraire. Après la parution de son premier livre, Demoiselles de Numidie, en 1992, il renonce à éditer ses textes, jusqu’à ce que, en 2006, La Différence n’entreprenne de publier l’ensemble – considérable – de son œuvre. Mohamed Leftah est mort le 20 juillet 2008, au Caire, où il résidait depuis quelques années. Publications Déjà parus à La Différence, coll. « Littérature » : Une chute infinie, 2009 ; L’Enfant de marbre, 2007 ; Un martyr de notre temps (nouvelles), 2007 ; Au bonheur des limbes, 2006 ; Ambre ou les Métamorphoses de l’amour, 2006 ; Une fleur dans la nuit suivi de Sous le soleil et le clair de lune (nouvelles), 2006. Coll. « Minos » : Demoiselles de Numidie, 2006.
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Troublé par la beauté de la photographie de Aïcha, journaliste et militante féministe, dont le passeport a été confisqué par les autorités marocaines, Khabir, commissaire des renseignements généraux, la convoque pour un entretien. Mais dans l’entourage du commissaire, les idées extrémistes progressent, lui-même s’est converti à un islam orthodoxe sous l’influence de son beaufrère, Jalal. Celui-ci s’est d’ailleurs autoproclamé émir d’un groupuscule fascisant et fomente
l’enlèvement de Aïcha. Mais la beauté de Aïcha tourmente le commissaire… Par l’auteur de Demoiselles de Numidie, qualifié par la critique de chef-d’œuvre. Un roman qui dénonce l’intégrisme et lui oppose la beauté et le sentiment amoureux. Des personnages en prise avec leurs idéaux et paradoxes, à l’image des tensions qui animent la société marocaine contemporaine.
Il n’était pas encore six heures, ce vendredi fin de semaine, lorsque soudain retentit l’appel du muezzin à la première prière du soir, tirant le commissaire Khabir de la cogitation méthodique, intense et sévère – sévère, parce que la personne dont il était en train d’étudier le dossier était la présidente du mouvement féministe, dont plusieurs photos émaillaient ce dossier, en adoucissant, semblait-il au commissaire, le tranchant, la charge accusatrice – dans laquelle il était plongé, presque sans interruption, depuis le début de l’après-midi. « Allah Akbar ! » marmonna-t-il machinalement à la suite du muezzin, puis, après avoir jeté un dernier regard courroucé à une photo où le beau visage souriant avait l’air de le narguer, il leva enfin ses yeux fatigués de ce dossier qui, malgré le langage codé et la sécheresse des rapports qui y étaient insérés, était comme bourdonnant, comme palpitant de la vie la plus intime, la plus secrète d’une femme. Féministe ! Le commissaire prononça mentalement le mot : avec étonnement – il n’arrivait pas encore à s’habituer à la sonorité exotique de ce mot –, avec mépris, avec rage. Il ne savait plus s’il était toujours en état de pureté, depuis sa prière du milieu de l’après-midi, mais l’eût-il été, il estimait néanmoins qu’il devait refaire ses ablutions. Ce long après-midi passé à dépouiller, à étudier, à examiner, autant sinon plus, les pièces du dossier que le beau visage, un et multiple, qui l’émaillait et le parsemait : qui peut se dire immunisé contre l’adultère du regard ? Le commissaire maudit Satan, rabattit dans un claquement sec la couverture du dossier et se dirigea vers la vaste pièce dont la porte donnait sur son bureau et que, dès sa nomination au poste qu’il occupait actuellement – commissaire principal du SDRG, le Service des renseignements généraux –, il avait aménagée en salle d’ablutions et en minimosquée à son
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usage personnel. Il n’était pas rare en effet de trouver, en annexe au bureau officiel de hauts fonctionnaires, une telle pièce, offrant en général les commodités d’une salle de bains mais parfois, aussi saugrenu que cela puisse paraître, celles d’un vaste et confortable lit de surcroît. Pour que la salle de bains moderne et fonctionnelle réponde à sa nouvelle destination, le commissaire s’était contenté d’y apporter quelques objets modestes, hétéroclites, mais à la fonctionnalité bien précise : un siège en bois, bas sur ses quatre pieds courtauds, deux seaux en plastique et un récipient pour transvaser l’eau, des sandales aux semelles épaisses, en bois, une pierre ponce, enfin une espèce de ceinture en crin végétal, prolongée à ses deux extrémités par deux cordelettes souples, tressées dans la même matière. Cette « ceinture » pouvait évoquer en ces lieux un instrument fait pour intimider, voire torturer ; en fait, elle était utilisée pour se frictionner le dos, lors de la « grande purification » où la moindre parcelle du corps doit être offerte à l’eau lustrale. En plus de cet équipement somme toute bien modeste, mais répondant aux exigences d’un rituel purificatoire minutieux, obsessif, le commissaire avait mis aussi sur la petite étagère de verre surplombant le lavabo, des produits utilisés comme cosmétiques par les femmes, mais aussi par les croyants les plus pointilleux ; seulement, pour ces derniers, non point par puérile coquetterie ou désir de s’embellir, mais dans une intention pieuse, une ardente aspiration à imiter dans ses moindres détails, ce que les livres de la Sira rapportaient sur le comportement du prophète dans sa vie quotidienne. Ainsi, un hadith conseillait-il aux croyants, comme le faisait le prophète luimême : « Mettez du souak sur vos bouches, car par elles sortent les paroles du Coran. » Sur l’étagère de verre, étaient ainsi posés, en plus d’un bouquet de souak, des fioles de formes diverses contenant, entre autres cosmétiques traditionnels, du henné et du khôl (fard noir avec lequel on borde l’intérieur de l’œil. En dehors du regard aiguisé, pénétrant, qu’il conférait aux yeux, ce fard était censé posséder une vertu prophylactique magique, conjurer le mauvais œil). Enfin, seul vrai aménagement, le commissaire avait installé une porte coulissante pour séparer cette salle d’ablutions – qu’un regard malveillant pouvait prendre pour une dépendance d’alcôve – du reste de la pièce qui allait faire office de mosquée. Mosquée exiguë et sobre jusqu’au dépouillement : sur le sol, un tapis de prière ; aux deux murs latéraux, accrochés et se faisant vis-àvis, un chapelet à grains d’ambre et une photo encadrée de la « mère des cités » : La Mecque ; quant au mur faisant face à l’homme en prière, comme l’était en ce moment le commissaire : nu ; immaculé. Le commissaire faisait sa prière, mais sans sérénité, l’esprit et le cœur traversés, malgré lui, par des pensées et des sentiments fugaces, vagabonds, contrastés. C’était comme si la salle d’ablutions qu’il avait aménagée déployait pour la première fois son pouvoir maléfique, montrait, bien que voilés – bien que séparée du sanctuaire –, son visage et ses sortilèges d’alcôve, laissait échapper à travers la portière coulissante, de capiteux effluves. Qui avait bouleversé
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cet espace où jusqu’à présent, malgré une mince cloison séparatrice, il n’y avait nulle solution de continuité, nul hiatus, entre un lieu de purification et un autre de recueillement ? Le commissaire, sans se le formuler en mots, sentait sourdement et de tout son être, dans chacune de ses articulations et à chaque prosternation, à chaque génuflexion, qu’un mal sournois, invisible et néanmoins presque palpable, s’était infiltré dans son sanctuaire inviolable ; dans un lieu où chaque fois qu’il pénétrait, une indicible, une totale quiétude l’enveloppait dans ses bras maternels, apaisants, lui faisant oublier charges, obsession du renseignement, dossiers… Voilà, c’était ça l’objet perfide d’où s’était échappé le charme maléfique qui avait envahi son sanctuaire : Le Dossier ! Le Visage, Le Corps qu’il n’avait cessé d’examiner, de dépouiller, depuis le début de cette si courte, si longue après-midi d’hiver, jusqu’à l’heure vespérale que n’avait célébrée nul soleil s’éteignant dans une dernière profusion de couleurs, mais seulement l’appel retentissant, millénaire, du muezzin : « Allah Akbar. » Cette proclamation sacrée, le commissaire l’articula d’une voix ferme en se relevant d’une génuflexion, mais un doute traversa alors son esprit : cette génuflexion était-elle celle qui clôt la première prière du soir ? Or, un tel doute était rédhibitoire et rendait nulle la prière, qu’on devait alors refaire. C’était la première fois, depuis que le commissaire s’était mis à accomplir scrupuleusement ses cinq prières quotidiennes, qu’il était sujet à une telle distraction. Avant de refaire cette prière qui n’était plus valide, il devait néanmoins la clore selon les prescriptions du rituel. Il récita donc intérieurement l’action de grâces codifiée, finale, tourna alternativement la tête à droite et à gauche en prononçant le salut de paix rituel, puis resta un bon moment agenouillé, l’esprit vide ; quand soudain, comme échappé du dossier que le commissaire avait refermé auparavant dans un claquement sec, le beau visage souriant vint diaprer et iriser le mur nu, immaculé. Visage démultiplié, chatoyant, satanique. Aïcha ! Ainsi s’appelait-elle, la féministe libertine et athée ; elle portait le nom de la mère des croyants, l’épouse préférée du prophète. « Dieu, à de telles femmes, on devait interdire de porter, d’usurper et de souiller un tel nom ! S’il ne tenait qu’à moi, je… » – Le commissaire était sûr maintenant que Satan s’était infiltré dans son bureau sévère et avait fait irruption dans son sanctuaire, sous les traits de cette maudite féministe : « Je lui intenterai un procès en vue de la débaptiser, de la dévêtir de cette parure merveilleuse qu’elle porte impunément. Et pourquoi cela ne serait-il pas possible ? » Le commissaire venait de faire un rapprochement qui lui sembla des plus justifiés. Récemment, un éminent juriste avait intenté un procès en vue de séparer un couple, le mari ayant écrit, d’après lui, un livre diffamatoire sur l’islam, ce qui l’excluait de cette religion et conséquemment lui interdisait de rester uni à une musulmane. Seulement, continua à méditer le commissaire, cette initiative audacieuse d’un éminent juriste – et tout aussi éminente figure du mouvement islamiste –, avait eu lieu en Égypte,
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un pays où les frères musulmans étaient, pour le moins, très influents ; alors que dans notre royaume, bien que l’islam soit la religion officielle de l’État, on faisait preuve de tant de tolérance, de tant de laxisme ; à preuve, ces partis laïcs et athées, cette liberté anarchique de la presse, ces organisations syndicales subversives, et, le bouquet, ce mouvement féministe présidé par une femme dont le mode de vie, les écrits et les discours publics, étaient tout simplement intolérables. Le commissaire, agenouillé et plongé dans ces réflexions amères, secoua plusieurs fois la tête comme pour les chasser et faire le vide dans sa tête, afin de se préparer, dans la sérénité cette fois-ci, à refaire sa prière. Mais juste à ce moment-là, il entendit des coups au timbre familier frappés contre la porte de son bureau. Il maugréa contre son adjoint, ce ne pouvait être que lui, se leva prestement, en criant pour la forme : « Qui est-ce ? », le temps d’enfiler ses chaussures et sa veste, d’arranger, en jetant un rapide coup d’œil dans la glace, ses cheveux et de s’assurer que son visage avait repris son habituel masque de sévérité. Quand il sortit de son sanctuaire, son regard rencontra celui de son adjoint qui, une pile de dossiers serrés sous le bras, la main encore sur la poignée de la porte, semblait embarrassé d’être venu à un moment visiblement inopportun. — Je vous ai dit plusieurs fois de ne pas me déranger aux heures de prière, lui lança le commissaire, en détournant de lui ses yeux, et en se dirigeant d’un pas d’automate vers son bureau. L’adjoint s’excusa – « Hypocrite ! », se lança-t-il, alors qu’il présentait ses excuses, car il estimait qu’il était anormal qu’à des heures déterminées, le bureau de son supérieur se transformât en lieu de culte interdit –, arguant du caractère d’urgence qu’avait la pile de dossiers qu’il apportait. Un rictus déforma un bref instant le visage du commissaire, qui hurla à son adjoint : — Urgent ! Urgent ! Tout l’est quand on travaille au SDRG, mais en voilà un, de dossier urgent ! Et, soulevant rageusement celui qui l’avait occupé tout l’après-midi, le commissaire l’agita comme un drapeau noir – celui qui signale une mer mauvaise, annonce la tempête – devant les yeux de l’adjoint. Ce dernier eut le temps de lire, sur le rectangle de papier blanc collé sur la couverture, ces indications :
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Mouvement féministe — A. AÏCHA – Tracées au feutre rouge. L’adjoint, imaginant le rigoriste commissaire les porter sans plaisir, rageusement même il en était persuadé, sur le rectangle de papier blanc, effectua mentalement une opération qui lui procura une joie maligne. Il fit disparaître en imagination le point accolé à l’initiale du nom, et le dossier accusateur qu’agitait devant ses yeux le commissaire, se métamorphosa en dédicace affectueuse, en extraordinaire déclaration d’amour :
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A AÏCHA ! Mais l’ordre sec que lui intima brusquement son supérieur, le tira de sa rêverie fantaisiste : — Tu me convoqueras celle-là pour vendredi prochain. « Celle-là », c’était la femme dont la vie – s’en doutait-elle ? – était emprisonnée, comprimée, entre les noires et épaisses pages cartonnées d’un dossier qu’intitulait, ou plus exactement sous-intitulait, rouge pourpre, son nom. — D’accord, chef. Après avoir noté les nom, prénom et adresse de la femme, l’adjoint quitta le bureau, guilleret et chantonnant en lui-même le titre du célèbre roman de Stendhal : Le Rouge et le Noir, qui lui venait spontanément aux lèvres chaque fois que ces deux couleurs se trouvaient réunies, offertes à son regard. Lorsque l’occasion en était la tenue vestimentaire d’une femme, il ne manquait jamais d’adresser à celle qui la portait, qu’elle fût une collègue, une amie ou une parfaite inconnue, comme le plus beau des compliments : « Ah ! Vous êtes vraiment stendhalienne ! » Quand cet adjoint, admirateur de Stendhal à sa façon, se retira, le commissaire alla fermer à clé la porte du bureau, puis rejoignit de nouveau son sanctuaire. Cette fois, il sortit vainqueur de Satan, en accomplissant sa prière selon les prescriptions rituelles, sans oubli ni distraction, l’esprit vraiment libéré des préoccupations mondaines ; lesquelles toutefois, fondirent instantanément sur lui, comme des rapaces implacables, dès qu’il revint s’installer à son bureau. Dans la pénombre où celui-ci était plongé maintenant, comme le reste de la pièce, il sembla au commissaire que le nom inscrit en rouge pourpre scintillait par intermittence, comme le bout d’une cigarette qu’un fumeur aspire dans le noir. Renonçant à poursuivre l’examen du maléfique dossier, il se leva, tendit la main vers la patère à laquelle était accroché son manteau, et, alors qu’il avait revêtu celui-ci et commencé à se boutonner, de nouveau il lui sembla que le nom rouge pourpre avait scintillé, comme s’il le narguait et lui disait en silence : « À demain commissaire ! » Machinalement, il tendit la main vers le dossier, et, sans savoir pourquoi, comme un voleur, le glissa entre son pantalon et le gilet de son costume trois pièces. Seulement alors, il finit de se boutonner et quitta le bureau. Un moment après, il était accueilli par une bise glaciale, dans un boulevard déjà presque plongé dans le noir. Des gouttelettes d’une ondée commençante giclèrent sur les verres noirs et épais de ses lunettes, glissèrent sur ses joues, mais son chauffeur, en livrée bleu marine, avait déjà ouvert la portière arrière de la DS noire et attendait révérencieusement le commissaire qui, à son habitude, s’avançait d’un pas solennel mais, à cause de la pluie, le menton rentré dans la poitrine.
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Julie Mazzieri
Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits : Fabienne Raphoz librairie-corti@orange.fr
© José Corti
Le Discours sur la tombe de l’idiot
Éditeur : José Corti
Biographie
Julie Mazzieri est née au Québec en 1975. Docteur ès lettres, elle compte parmi ses publications divers articles portant notamment sur l’écriture de la fin et la rhétorique de l’idiot dans les œuvres de Faulkner, Bernanos, Dostoïevski et Denis de Rougemont. Elle a enseigné la traduction à l’université McGill (Canada) et travaille actuellement à la traduction française d’un inédit de Jane Bowles. Elle vit aujourd’hui en Corse. Le Discours sur la tombe de l’idiot est son premier roman.
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Scandalisés par l’idiot du village, le maire de Chester et son adjoint conspirent sa mort. Un matin de printemps, les deux hommes l’enlèvent et vont le jeter dans un puits. Or, au bout de trois jours, l’idiot se remet à crier du fond de sa fosse. Dès les premières pages du Discours sur la tombe de l’idiot, le lecteur connaît tous les éléments du crime qui vient troubler ce village sans histoires. L’intrigue policière ainsi jugulée, le roman repose principalement sur le génie de l’accusation et du leurre, c’est-à-dire sur les efforts déployés par le maire afin de désigner un coupable et ce, tout en s’assurant le silence de son complice qui menace de s’effondrer sous le poids du remords. Parmi les divers lièvres lancés afin de faire diversion se trouve le coupable idéal
— Paul Barabé, un nouvel ouvrier venu se refaire à la campagne dont l’arrivée à la ferme des Fouquet coïncide avec la disparition de l’idiot et une autre sinistre découverte. Si le roman possède une « essence policière » incontestable, il s’agit d’abord et avant tout d’un roman de la culpabilité. Tout en s’attachant au sort de Barabé, le récit présente l’histoire de Chester « saisie du dedans ». Ses tableaux consécutifs adoptent le mode vertigineux de la rumeur : leur cohérence surgit du désordre et de la fulgurance des images, leur logique interne place les villageois de Chester sous une lumière inquiétante. Comme si le narrateur lui-même ne pouvait se résoudre à faire du maire et de son adjoint les seuls coupables de leur crime.
Le meurtre 1 En plein jour. Ils l’ont jeté dans un puits de l’autre côté du village. Ils l’ont pris par les jambes et l’ont fait basculer comme une poche de blé. En comptant un, deux, trois. Le maire et son adjoint. Quelques jours plus tôt, les deux hommes étaient restés à la mairie après la levée de l’assemblée. Ils n’avaient pas pris la peine de s’asseoir. Ils avaient défait le nœud de leur cravate et avaient parlé dans l’embrasure de la porte. Il n’y avait pas eu de véritable silence. Le cou du maire était rouge, presque violacé. Il avait parlé le premier. Il l’avait vu ce matin-là en sortant du bureau de poste. Il était sur la place du village et ne semblait attendre ni rien ni personne. Il était assis sur la première marche de la place et son pantalon trop grand descendait sur ses hanches. Le maire voulait s’asseoir et lire son courrier. La postière venait de lui remettre une lettre recommandée et il s’était dit je vais m’arrêter sur la place pour l’ouvrir ; à cette heure il n’y a personne, on n’est pas obligé de discuter. Il avait hésité en voyant l’autre sur sa marche puis avait longé le muret et s’était installé sur le banc. Il était le maire et c’était la place de son village après tout. L’autre ne l’avait pas remarqué ; il se berçait dans le vide en fixant le sol devant lui. Il avait fait cela très longtemps, sans jamais s’arrêter. Le mouvement partait de la nuque, d’une légère secousse, d’une brève raideur qui jetait sa tête en avant comme un balancier. Il fallait voir son visage quand il remontait ; sa grosse tête d’ahuri, de grenade. Le maire avait posé son courrier sur ses genoux et lui
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avait crié de déguerpir. L’autre avait levé la tête et avait cherché d’où les paroles étaient sorties. Il ne voyait rien avec ses yeux d’idiot. Il le regardait, lui, sur son banc, mais ne le voyait pas. Sa bouche restait entrouverte, pâteuse, comme si la lèvre inférieure était trop lourde. Comme si on lui avait vidé la cervelle par les narines, avec une paille. Pas facile de lire avec un crétin pareil qui s’agite devant vous. Le maire avait remué la main pour le chasser. Rien. Un petit bruit de surprise avait remonté sa gorge, un hoquet, puis il avait souri avec incertitude. Répugnant, avait dit l’adjoint. Le maire avait répété : un hoquet. Un hoquet. Et avait poursuivi.
Julie Mazzieri
Le Discours sur la tombe de l’idiot
L’idiot avait recommencé à se balancer en ne quittant plus des yeux son ombre qui l’accompagnait sur la poussière de la place. Déjà, le maire sur son banc n’existait plus. L’idiot avait eu un second hoquet et s’était penché pour enlever un caillou qui se trouvait en haut de son ombre. Puis il s’était mis à genoux pour ramasser tous les autres cailloux et brindilles qui le gênaient. C’est à ce moment que le maire avait vu, de ses yeux vu, entre le gilet trop court et la ceinture avachie du pantalon, une parcelle de peau si blanche qu’il en avait eu la nausée. Mince comme de la soie et distendue par la graisse, avait-il dit. Là, en plein soleil, sans poils ni duvet, recouvrant le corps de cet homme ; de ce ver. L’adjoint avait répété « répugnant ». Il avait voulu ajouter autre chose : un autre mot, un bruit d’éclat peut-être, mais son élan avait été arrêté par la main du maire. Il n’avait pas tout entendu et il y avait pire. Il avait dû poser son courrier sur le banc pour s’assurer de ce qu’il voyait. Le corps replié sur ses jambes, il était enfin à la hauteur du ventre de l’idiot. Complètement absorbé par son jeu, l’idiot ne l’avait pas remarqué. Le maire était resté dans cette position en priant pour que personne ne le surprenne et avait guetté chacun de ses redressements car, au milieu de cette panse veinée, il ne l’avait pas vu. L’ombilic. Il l’avait cherché en plissant les yeux. Il ne l’avait pas vu car il n’y en avait tout simplement pas. Le ventre était lisse, uni ; parfaitement calme. Quelqu’un avait dû le gommer ou l’effacer. Pour conjurer le mauvais sort. Le maire ne parvenait pas à murmurer. Les paroles crachotées étaient beaucoup plus fortes qu’il ne le croyait. À plusieurs reprises, l’adjoint avait pu sentir son souffle fané. Appuyé contre le chambranle, il l’avait écouté jusqu’à la fin. L’idiot avait nettoyé son ombre et demeurait à genoux devant elle. Un arbre planté sur la place, avait dit le maire. L’adjoint avait imaginé un coudrier. L’idiot vacillait à peine dans sa contemplation. C’était trop, vous comprenez. Tout ce cirque, le matin. Juste après l’autre histoire. Trop. Le maire s’était levé et s’était approché de l’idiot pour le faire fuir une fois pour toutes. Or, au moment où son pied s’était posé sur son ombre, l’autre s’était mis à braire de toutes ses forces : « nan, nan, nan, nan » en hochant sa grosse tête de gauche à droite. Le gamin
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à bicyclette était repassé en tenant son guidon d’une seule main. Et toujours « nan, nan, nan » comme si on allait l’écraser. Le maire avait reculé jusqu’au trottoir. Puis, sans aucune raison, comme si la vie l’avait attaqué par la cime, l’idiot avait écarté les bras et s’était mis à rire. Sa bouche molle s’était tordue, ses doigts que les nerfs n’arrivaient plus à contrôler s’étaient transformés en pinces arthrosées et le ventre, mon Dieu ce ventre sans nombril, s’était mis à gronder. Le maire avait prié pour que cet horrible spectacle se termine et était reparti. L’idiot s’était couché sur son ombre et l’avait embrassée avec joie, comme s’il venait de retrouver un ami perdu depuis longtemps. Le maire avait eu un goût de poussière dans la bouche et avait alors su qu’il fallait se débarrasser de cet idiot. L’adjoint n’avait pas eu besoin d’acquiescer et ils s’étaient réunis le mardi suivant dans le jardin du maire. Le soleil dardait déjà au début de la matinée et l’épouse du maire avait décidé de sarcler ses bulbes printaniers. Elle ne savait pas. Elle travaillait mains nues dans le sol humide et encore froid en cette saison. Plusieurs tiges étaient sorties de terre. Elle s’était relevée pour saluer l’adjoint de son mari et avait aussitôt replongé ses mains dans le terreau. Tout devait être parfait, avait expliqué le maire. Il avait pensé à tout. À l’autre bout du jardin, l’épouse du maire espérait qu’il n’y ait plus de gel. Le maire avait mis une jolie chemise en se levant et elle avait ajusté son col en passant derrière lui. Elle l’avait trouvé beau. Il avait tout calculé ; il n’aurait qu’à le suivre. La main tendue, il avait demandé à l’adjoint de lui remettre les clés de sa voiture. Ils l’avaient trouvé au coin de la grande route et du chemin des Craig. Il était assis dans l’herbe. Il avait traversé du côté du chemin qui n’était pas goudronné. Une de ses mains remuait dans la poche de son pantalon et l’autre serrait le fil barbelé d’une clôture. Il n’avait pas entendu la voiture s’arrêter derrière lui. La pointe lui éraflait la paume et il ne lâchait pas sa prise. L’adjoint avait ouvert sa portière et le maire lui avait saisi le bras pour lui faire comprendre : il avait tout calculé, il n’avait qu’à le suivre. Il était descendu seul et avait approché l’idiot par le côté. Il devait être là depuis longtemps car son visage était rougi. Le maire lui avait dit bonjour, avec délicatesse, comme on tend un collet. L’idiot s’était retourné et l’avait observé sans répondre. Sa main tenait toujours le fil. Le maire avait dit bonjour une seconde fois et l’idiot s’était mis à hurler. À hurler comme un dément qui transforme l’air en cauchemar. Le maire avait fouillé dans la poche de sa veste et en avait ressorti un fromage. Il le lui avait plaqué contre le visage pour qu’il cesse de crier. L’idiot avait reconnu l’odeur caséeuse. Il s’était tu et avait enfourné tout le morceau d’un seul coup. La bouche grande ouverte, il mâchait difficilement, faisant ainsi claquer sa langue de plus en plus fort afin de tout faire descendre dans le gosier. Le maire avait dit « mange, mange ». De longs filets de bave tombaient au milieu de son gilet et, le visage doublement rougi par le plaisir de manger, l’idiot avait souri au maire en
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laissant échapper un petit glapissement. Le maire lui avait dit « suis-moi » et il l’avait suivi. Le maire avait dit « monte dans la voiture » et il était monté. Assis sur la banquette arrière, l’adjoint avait voulu changer de place. Il n’avait rien demandé, mais avait prié pendant tout le trajet pour ne pas devoir s’asseoir près de l’idiot. Et il était là maintenant, à ses côtés, avec aux coins des lèvres un peu de lait caillé. L’adjoint essayait de ne pas regarder l’idiot, qui semblait apprécier la balade. Personne n’avait pensé à allumer la radio. Le maire respirait fort et conduisait vite. Ils avaient déjà passé trois croisements. L’idiot s’était lui aussi mis à respirer fort et le maire s’était retourné pour demander à l’autre ce qui lui prenait. Il avait haussé les épaules. Sais pas, moi, pourquoi il respire comme ça. Puis il avait dit ta gueule espèce d’idiot on s’en va te jeter dans un puits. Il avait dit cela parce qu’il ne voulait pas, ne voulait plus ; qu’il avait changé d’idée, comme on dit. L’idiot haletait. Il était le seul à s’amuser. Le maire avait tourné à gauche dans un chemin qui n’en était pas vraiment un : il s’agissait plutôt d’un sentier, d’une sente très étroite où les mauvaises herbes avaient poussé. Sous les pneus de la voiture, il était toujours possible de sentir le relief des ornières. L’idiot avait cessé son jeu pour coller son front contre la vitre arrière et regarder le chemin défiler. L’adjoint avait voulu qu’il reste assis. Tranquille. Il avait tiré sur sa manche. Fallait pas regarder en arrière comme ça. Fallait pas. Jeter un idiot dans le puits le mardi matin. Fallait rester au lit et dire qu’on est malade. L’adjoint avait lui aussi voulu regarder par la vitre arrière, mais ils étaient arrivés ; le puits était là, à droite.
Julie Mazzieri
Le Discours sur la tombe de l’idiot
C’était un puits ouvert creusé au siècle dernier par un fermier des environs. Le mortier avait tenu bon malgré les saisons et ne s’était effrité qu’à très peu d’endroits. L’idiot s’était mis à se lamenter quand la voiture s’était arrêtée. Le maire l’avait aidé à descendre en le tenant par le coude. 38 ans, avait-il pensé, et toujours incapable de descendre d’une voiture. Il s’était dirigé tout droit vers le puits en courant sur la pointe des pieds. C’était la margelle qui l’avait arrêté. Les deux hommes avaient été sidérés : c’était si facile. Penché au-dessus de la cavité, l’idiot écoutait les profondeurs et son souffle s’entremêler. Il avait souri lorsque le maire et l’adjoint étaient venus le rejoindre et ils avaient pu voir l’espace entre les incisives, les gencives roses. Il avait été séduit et il les invitait. Avec ses yeux délavés, il les invitait. Et ils s’étaient vus, chacun à leur tour, dans ses yeux perdus de joie. Ils s’étaient vus. Si petits. Si ridiculement petits. Il avait fermé les yeux en s’esclaffant de les voir si blêmes et ç’avait été insupportable. Ils l’avaient alors pris par les jambes et l’avaient fait basculer comme une poche de blé. En comptant un, deux, trois. Le maire et son adjoint. Avaient cherché en courant dans le champ des pierres pour sceller le trou. Au cas où.
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Sur le chemin du retour, le maire avait tenté une blague, un jeu de mots, puis plus rien n’avait été dit. Déjà, ils s’étaient mis à oublier. Le maire avait emprunté une autre route jusqu’au village et chacun était rentré chez soi en s’efforçant de penser à autre chose. Mais ils ne savaient pas : il aurait fallu leur dire, les avertir. Qu’au bout de trois jours, ils n’allaient plus reconnaître le ciel au-dessus de leurs têtes : un ciel noir, à peine sorti de la nuit, un ciel menaçant alors que tous avaient annoncé bien haut l’arrivée du printemps. Un ciel noir de colère et des vents si forts qu’il était impossible de dire de quel côté arriverait la tempête. Les bêtes affolées avaient remonté les prés en longeant les clôtures et attendaient aux barrières, flanc contre flanc, immobiles, les paupières closes, qu’on vienne les chercher. Dans les maisons, les fenêtres se fermaient avec fracas. Et pas une seule goutte de pluie. À travers les sifflements du vent, un son traînant, presque imperceptible. On aurait cru entendre une plainte ; une voix faible, lancinante. Les femmes étaient sorties en courant pour aller cueillir dans les haies les vêtements et les draps qui avaient été arrachés de leurs cordes. Et le bruit s’était fait encore plus fort. Dans toute la campagne, le vent avait soulevé la poussière des routes, balançant les arbres de tous les côtés, pliant les plus grands et couchant les plus faibles, détachant les branches, les bardeaux, tirant les planches et les chaises jusqu’aux fossés. Les yeux levés au ciel, les fermiers avaient dit il finira bien par crever, il a l’air si lourd, si bas, on pourrait presque le toucher, il devra bien s’ouvrir, noir comme il est. Dire qu’ils venaient tout juste de mener les troupeaux aux champs, Dieu seul sait où ils allaient les retrouver. Et ils s’étaient installés aux fenêtres pour guetter l’instant où ils pourraient sortir les chercher. La tempête avait tenu jusqu’au soir dans un souffle inépuisable, furieux, menaçant de tout emporter sur son passage. Puis soudainement, peu avant les neuf heures, le vent était tombé d’un seul coup, presque trop rapidement, comme s’il n’avait jamais existé que dans la tête des paysans qui étaient sortis et avaient marché d’un pas incertain autour de leurs maisons, étourdis par l’arrêt brusque du manège. S’ils levaient les yeux, ils pouvaient voir qu’au loin, au village, l’électricité était revenue. Les fermiers avaient retrouvé leurs étables dans le fouillis le plus complet : entre les cages renversées et les tapis de plumes, les lapins et la volaille debout dans les mangeoires et sur le rebord des fenêtres, les veaux couchés dans la paille souillée, l’œil inquiet, encore prêts à s’ébrouer. Puis on était allé compter les bêtes qui étaient restées aux champs. Mais personne n’était allé bien loin. Venue de nulle part, une brise s’était levée. Pendant quelques minutes, le vent avait hésité à réapparaître, puis il y avait eu une bourrasque, une seule, et la brise était revenue encore plus glacée. Les hommes partis aux champs
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n’avaient pas su s’il fallait faire demi-tour. Ils s’étaient encore avancés dans les terres avant d’être surpris par de nouvelles rafales ramenant avec elles ce bruit dolent, cette plainte intermittente qu’ils avaient entendue au début de la journée. La tempête avait repris, soufflant sur eux avec rage, les laissant seuls à crier au milieu des champs qu’il fallait revenir, rentrer à la maison. Au-dessus de tout ce tumulte, des sons incongrus, étranglés, s’étaient élevés avec fulgurance. Au village, le maire avait trouvé l’adjoint sur le pas de sa porte. Le visage cinglé par le vent, il prenait soin de ne pas lâcher la poignée et frappait avec sa main libre. Dehors, avec lui, un effroyable sifflement. De chaque côté de la fenêtre, les hommes s’étaient longuement regardés. Ils s’étaient observés jusqu’à ce qu’ils ne reconnaissent plus le visage de l’autre. Puis les enfants s’étaient mis à pleurer au salon et le maire était reparti. Il n’avait pas ouvert la porte. L’adjoint avait cru que, peut-être, du fond de sa fosse, l’idiot s’était remis à crier.
Julie Mazzieri
Le Discours sur la tombe de l’idiot
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Giulio Minghini
Fake
Éditeur : Allia Parution : janvier 2009
© Céline Lévy-Bosio/Allia
Responsable cessions de droits : Estelle Roche edallia@wanadoo.fr
Biographie
Giulio Minghini est né dans le nord de l’Italie en 1972. Il a beaucoup voyagé en Espagne avant de s’installer à Paris en 1994, où il vit actuellement. En 1999, il a collaboré à la réalisation de deux livres pour les éditions Allia et commencé à travailler pour la maison d’édition italienne Adelphi comme traducteur et lecteur du français et de l’espagnol. Fake est son premier roman écrit en français.
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Suite à une rupture douloureuse, un jeune Italien installé à Paris s’inscrit, sur le conseil d’une ancienne maîtresse, sur un site de rencontres fondées sur les affinités culturelles. Il va découvrir une sorte d’univers parallèle, où la prétention intellectuelle est de mise et dont il sera vite le prisonnier. Ce trentenaire aux références littéraires bien établies va, d’abord subrepticement, puis, bien vite exclusivement, consacrer son temps à la rencontre de femmes. Entre un rendez-vous foireux et une lettre nostalgique de son ex, une citation étonnamment pertinente de René Crevel et une gorgée de vodka, une critique lapidaire de son pays d’origine et la succession avide des corps, un regard acerbe sur le milieu « bobo » parisien et la prise de notes éparses, une soif de séduction et une addiction infernale, le narrateur restitue les impressions que cette nouvelle vie lui
inspire. Mais plutôt qu’une étude « sociologique » du phénomène, c’est l’histoire personnelle d’un homme qui se déroule, sous nos yeux, comme une bobine dévidée de rencontres sans lendemain. L’écriture fragmentaire épouse son style de vie, se réduisant peu à peu à un simple kaléidoscope des solitudes. Dans une langue limpide et nerveuse se succèdent des portraits de femmes crus ou poignants, des morceaux choisis, d’une lucidité grinçante ou d’un humour corrosif. Succession hallucinante de mises en abîme littéraires et virtuelles, ce roman pourrait se lire comme une véritable odyssée contemporaine chorale. À la fois roman picaresque et vibrant « j’accuse » porté au système spectaculaire qui envahit désormais la sphère des sentiments, Fake est surtout une chronique politiquement déjantée du nouveau désordre amoureux.
1 Je me suis vomi, je me suis créé, transformé, recraché, et cela à plusieurs reprises. Ma dose était la suivante : cinq bouteilles de Wyborowa par semaine, trois paquets de Marlboro sénégalaises par jour, deux Prozac. Lexomil pour dormir, trois quarts. Le dernier quart au réveil, avant d’allumer mon ordinateur. J’avais le visage ravagé de griffures, ma peau s’écaillait : dans la glace, un masque épouvantable faisait mine de me sourire. Mes ongles ressemblaient à des virgules, et ça saignait. Une fois réveillé, j’allais vérifier mon courrier. Lire, répondre, relancer, inventer des pièges, mentir encore. Percer du regard des photos un peu floues, essayer de deviner des intentions derrière des annonces creuses ou coquines, des annonces qui en disaient trop, ou pas assez. J’étais nu devant l’écran, je transpirais, je voulais aller plus vite, je ne mangeais presque plus. Des œufs crus mélangés à du poivre, j’avalais ça pour tenir. Et j’avançais. Personne ne me l’avait dit, ça, qu’il y avait une entrée et peut-être pas de sortie, et pas de monstre au centre de ce labyrinthe. Ou alors, si, un, mais beaucoup trop difficile à tuer, car multiplié par les miroirs. C’est Anne qui m’avait parlé pour la première fois de pointscommuns.com. Je couchais avec elle quand elle avait 16 ans et que j’habitais aux Batignolles, puis nous nous étions perdus de vue pendant des années. « Un site de rencontres », m’avait-t-elle expliqué, « mais pas tout à fait comme les autres ». « Un site fondé sur des affinités culturelles, des goûts partagés. » Elle avait su être persuasive : « Tu ne vas pas continuer à jouer aux échecs
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toutes les nuits comme un autiste, non ? Il faut que tu sortes un peu, que tu rencontres des gens… » Cet après-midi-là, à la terrasse du bar de la rue Claude-Bernard, il m’avait semblé apercevoir, dans son regard, une douceur mêlée de compassion. « Il suffit de s’inscrire, tu verras. » La rue était à peu près déserte. Seuls quelques passants s’attardaient devant les bacs de la librairie en face, et je me souviens des jambes blanches d’Anne, de sa jupe trop serrée. Je ne savais pas ce qui m’attendait en cette rentrée, et c’est peu dire. Deux semaines plus tôt, Judith n’avait pas pris la peine de répondre à un texto purement formel que je lui avais envoyé à l’occasion d’un week-end qu’elle allait passer chez une copine à la campagne. Du genre : « Tu vas me manquer. » J’avais senti, presque aussitôt le message parti, que ça ne pouvait plus tenir, que tout était sur le point de s’effondrer. Que l’été passé dans la maison de son père, le Grand Philosophe, dans le Sud, avait tout foutu en l’air entre nous. On s’était massacré. On avait réussi à transformer un mois de vacances en un cauchemar écœurant. Judith ne supportait plus ma paresse affichée, mes séances d’onanisme intempestives, mon manque de projets en commun. Lorsqu’on essayait de faire l’amour, après une partie de Scrabble sur la table mal éclairée du jardin (je perdais en français, mais je perdais également en italien, ma langue maternelle), c’était à grand-peine qu’on arrivait à se donner un peu de plaisir. Le matin, elle restait silencieuse devant son café et son journal. C’était la canicule. On suffoquait. On n’avait plus rien à se dire. Pourtant, lorsqu’elle m’annonça, deux semaines après notre retour à Paris, qu’elle voulait qu’on arrête, je ressentis comme une brisure sèche. Trois ans de vie commune allaient s’achever comme ça, d’un trait. En ce mois de septembre, les nuits étaient fraîches. Je descendais la rue de Ménilmontant le regard vide. Au comptoir d’un rade quelconque, j’allumais une cigarette, puis une autre en m’abîmant dans la contemplation des vieux posters de chanteuses orientales qui tapissaient les murs (Elles étaient splendides et désuètes. Le temps devait les avoir supprimées depuis, je réfléchissais). Certains soirs, j’appelais des amis qui, trop souvent, n’avaient pas le temps. Lorsqu’une nuit j’éclatai en sanglots devant Julien et Bernardo, désemparés, la serveuse, une vieille Kabyle aux cheveux teints en roux, m’offrit un grand verre de cognac sans rien ajouter. Ça n’allait pas du tout. Le matin, je me réveillais trop tôt, avec des lacets invisibles qui me serraient le cou et un silence aigu dans les tympans. « Pourvu que disparaissent ton regard constant, ta parole précise, ton sourire parfait. Pourvu qu’il arrive quelque chose qui t’efface soudainement, une lumière aveuglante, un éclat de neige. »
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J’avais envoyé à Judith ces paroles d’une chanson de Silvio Rodríguez dans l’espoir qu’elle comprenne. Mais quoi, au juste ? Je refusais d’admettre que la décision qu’elle avait prise était la meilleure. Que cela représentait une délivrance pour l’un comme pour l’autre. Un soir, en sortant défoncé d’une signature, j’avais enfreint le vœu de ne plus lui parler ni lui écrire. Le téléphone avait sonné plusieurs fois dans le vide. Enfin sa voix, sombre. Elle prenait l’apéritif avec un copain, je la dérangeais. « Je n’en aurai pas pour longtemps », lui avais-je promis d’une voix mal assurée. Elle m’avait écouté, muette, délirer pendant une demi-heure à propos d’enfants jamais nés et de maisons à retaper à côté de Béziers. Puis m’avait interrompu fermement d’un : « Ça ne marche pas entre nous. » Ce coup de fil avait déclenché l’explosion définitive. Je sortais la vodka du réfrigérateur dès le réveil. Et, quelques jours plus tard, dans un état d’ivresse avancée, j’avais appelé Anne. Qui s’était inquiétée.
Giulio Minghini
Fake
Ce fut le commencement d’une nuit blanche qui allait durer une année entière, métamorphosant, par son éclat pixelisé, mes veilles et mes étreintes.
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Je remplis le formulaire d’inscription à pointscommuns. La taille, le poids, l’allure (« agréable à regarder », « bien dans ma peau »…). J’ajoute une photo en noir et blanc où je fume une cigarette devant ma fenêtre. À la case « relation souhaitée », j’hésite une première fois. « Amour » ? Non merci. « Amitié » ? À quoi bon ? « Aventure » est un mot plein d’un charme évocateur, mais « Échange » me convient mieux. Cela laisse tout ouvert, avec une pointe de mystère. Pour la profession, je choisis « Fleuriste ». Plus tard, je m’alignerai sur le plus vague « Autres ». Il ne me reste qu’à rédiger une « annonce » (Anne m’a bien fait comprendre que c’est de la plus haute importance), mais, initialement sans idées, je laisse la page blanche. Pour le pseudo, je trouve quelque chose d’assez sophistiqué : Delacero, un mot découvert dans un livre consacré aux bordels en Italie. Dans les maisons de plaisir haut de gamme, jusqu’à la fin des années 1950 (avant qu’une sombre idiote ne décide, par une loi assassine, de fermer les « maisons closes »), on pouvait disposer des services du delacero. Si un client souhaitait baiser une prostituée en compagnie d’un homme, on appelait le delacero. S’il voulait voir la fille qu’il avait choisie se faire sauter par un autre, il payait un supplément pour regarder le delacero à l’œuvre. Quand, plus tard, on me demandera la signification de mon pseudo, j’inventerai des étymologies fantaisistes (« C’est le nom d’un ami décédé », « d’une ville du sud de l’Italie », « d’un jeu aux règles très complexes »). Pas envie d’explications.
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J’ai la possibilité de définir mon caractère par des adjectifs tels que : « drôle », « voyageur », « tolérant », « bordélique », « humain », « timide », « rock », etc. D’abord « curieux/secret », Delacero deviendra plus tard « extraverti/introverti ». À « situation matérielle », j’hésite entre les deux extrêmes « Aisé » et « Fins de mois difficiles ». Je pourrais éviter de m’étendre sur un sujet aussi délicat et déclarer : « Je le garde pour moi », mais ce serait peut-être un peu suspect. Ayant toujours préféré la fiction à la réalité, je coche la première case. Dans la rubrique « Addictions », je les inclus toutes hormis le sexe, qui brille ainsi par son absence suspecte. Une fois les frais d’abonnement réglés par carte bancaire, je peux enfin avoir accès aux profils des inscrites. Je m’amuse à contempler les visages de toutes ces jeunes femmes épinglées tels des papillons sur mon écran. Il m’arrive de me demander si l’action d’ouvrir leur fiche – parfois plusieurs fois de suite –, engendrée par une simple pression du doigt sur ma souris, ne correspond pas à un début de pénétration. À force d’envoyer des mails à l’aveugle aux filles qui me paraissent avenantes, – des mails assez courtois, où j’expose brièvement mes passions avouables – je parviens assez vite, et contre toute attente, à décrocher deux ou trois rendez-vous. Lili74 s’appelle en fait Miriam. On se rencontre dans son quartier, au Cannibale. Blonde, très petite, Miriam, graphiste, vit à Paris depuis cinq ans. Après deux Corona, elle me propose de dîner chez elle. Je devine des seins prometteurs sous son pull noir ajusté. Son studio, dans le plus parfait désordre, est plutôt crade. Très peu de livres. Surtout Nietzsche et Faulkner, qu’elle n’a pas dû lire, me dis-je, en écoutant sa voix fluette qui ne me raconte rien de particulièrement original. Ou bien si, une petite histoire quand même, celle d’une relation qui a duré quatre ans : « Il voulait toujours me baiser de la même façon. Fellation, pénétration, sodomie. Puis éjaculation faciale. » Le mec avait l’habitude de la filmer à chaque séance. Ensuite, il aimait revoir, au ralenti sur l’écran, l’expression de sa copine pour en évaluer le degré de sincérité dans la jouissance. Bouleversée par ses crises de jalousie de plus en plus insensées, elle avait fini par le quitter. Depuis, Miriam vit des relations éphémères, empreintes d’un vif sentiment de culpabilité. Quand je commence à la déshabiller, elle a un regard réticent, vaguement gêné. Je ne veux pas forcer la chose, et cependant, dans le doute, je la sors. Je n’avais jamais aperçu auparavant, sur le visage d’une femme, ce même mélange de stupeur et d’avidité. Je la revois quelques fois. À chaque rendez-vous, son comportement me paraît plus bizarre. Elle arrive en retard, sans forcément prévenir. Parfois elle ne vient même pas. Un soir, enfin, je réussis à l’inviter à dîner chez moi. Elle insiste pour me préparer des crêpes (qu’elle rate). À table, je fais insensiblement glisser
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la conversation sur le porno amateur, l’une de mes toutes premières passions. Miriam est intriguée. Dans la scène du film que je choisis, une jeune fille blonde est accrochée par les poignets à un barreau, debout, et elle se fait prendre par quatre types à la suite, avant d’avaler leur foutre à la file. J’ai toujours été fasciné, dans les productions non professionnelles, par la relative laideur des interprètes masculins et les imperfections mal cachées des actrices. Je n’aurais jamais dû lui montrer ça. Ça lui soulève le cœur. Elle court aux toilettes, et quand elle en sort, blême, c’est pour m’annoncer qu’elle ne se sent pas bien du tout et que, finalement, elle préfère rentrer. Elle ne répondra plus à mes textos. Par désinvolture, j’ai replongé Miriam dans le scénario ritualisé que son petit copain lui avait imposé comme seule règle de plaisir : le scénario de tout film porno. Quelques semaines plus tard, j’ajoute à mon album de souvenirs les cinq photos que j’ai prises d’elle avec mon portable. Sur la plus réussie, elle tient ma queue dans sa bouche tout en fixant l’objectif d’un regard bovin.
Giulio Minghini
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Naïri Nahapétian
Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits : Sylvie Mouchès s.mouches@lianalevi.fr
© Sophie Bassouls/Liana Levi
Qui a tué l’ayatollah Kanuni ?
Éditeur : Liana Levi
Biographie Naïri Nahapétian est née en 1970 en Iran, pays qu’elle a quitté après la révolution islamique. Journaliste free-lance durant quelques années, elle a réalisé de nombreux reportages en Iran (pour Le Journal de Genève, Le Nouveau Quotidien, Politis, Charlie hebdo, Témoignage chrétien et pour la revue Arabie). Elle travaille actuellement pour Alternatives économiques, et a publié en 2006 un essai intitulé L’Usine à vingt ans. Qui a tué l’ayatollah Kanuni ? est son premier roman.
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De retour en Iran en pleine campagne présidentielle, Narek Djamshid croit réaliser deux rêves : retrouver ses racines perdues et entamer sa carrière de journaliste. Une semaine après son arrivée — alors que les candidats s’affrontent et qu’un outsider nommé Mahmoud Ahmadinejad émerge –, il est encore très loin du compte… Materné par une grand-tante qui l’étouffe à coup de petits plats et de bavardages, snobé par les Téhéranaises dissimulant leurs paillettes sous l’imperméable de rigueur, dérouté par une société aux codes hermétiques, Narek a le sentiment de passer à côté de ce pays… Alors, quand Leila Tabihi, célèbre féministe islamique et elle aussi candidate, lui donne l’occasion de pénétrer au
Palais de justice de Téhéran, il n’hésite pas une seconde : c’est l’endroit idéal pour approcher ces « barbus » qui font la pluie et le beau temps dans la République des ayatollahs. Mais ce premier contact, loin d’éclairer sa lanterne, va l’entraîner sur une pente des plus glissantes… À travers ce roman policier subtil — le premier d’une série –, qui revient sur la période sanglante qui a marqué l’instauration de la République islamique, mais aussi sur les fonctionnements opaques des fondations religieuses et des compagnies pétrolières, on comprendra mieux l’Iran d’aujourd’hui au-delà des images toutes faites.
Prologue Le 26 mai 2005 L’été s’annonçait sec à Téhéran, vibrant des embouteillages qui immobilisaient les bus surpeuplés au milieu de la mêlée des voitures. La chaleur s’était abattue sur Leila dans le silence de son appartement, un silence que des coups de fil imprévus étaient venus briser le soir après l’heure de la prière. La nuit, elle ressassait encore les appels : Kanuni, en personne, lui fixant un rendez-vous ; Massoud ensuite, après toutes ces années… Son esprit filait sans freins chassant le sommeil. Il aurait mieux valu penser à autre chose, l’examen d’entrée à l’université de son neveu par exemple. Amir-Ali était un garçon sérieux et travailleur, il disait qu’il n’y croyait pas, mais faisait tout pour réussir, depuis des mois. Dieu serait avec lui. Leila se tourna sur le dos, essayant en vain de repousser avec le drap la chaleur qui pesait sur son corps. Elle avait beau se raccrocher à des pensées plaisantes, la venue précoce de l’été l’empêchait de dormir. Ou bien était-ce le souvenir de Nora ? Le matin, en arrivant au local, Leila Tabihi se dirigea directement vers son bureau, sans déranger Aghdas khanoum qui lui tournait le dos, affairée devant le samovar. Elle resta un long moment à sa table, le front barré par une ride d’inquiétude, avant de se lever pour s’engager dans le couloir. Abdul y passait le balai avec de petits gestes brusques, courbé sur la poussière. Le pauvre homme était très âgé maintenant, il n’y voyait quasiment plus rien et faisait son travail d’entretien de plus en plus mal, malgré les semonces d’Aghdas khanoum. — Salam, salam, lança-t-il avec un grand sourire édenté. Elle s’inclina pour le saluer, et s’approcha du bureau de Mirza Mozaffar, priant pour qu’il soit là malgré l’heure matinale. Après avoir adressé un signe de tête à Aghdas khanoum
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qui passait, enveloppée dans son tchador, Leila frappa à sa porte. Quand Mirza ouvrit, elle ne répondit pas à son sourire et entra sans mot dire dans le bureau. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il, inquiet. — Devine qui m’a appelée, dit-elle en refermant la porte derrière elle.
Chapitre 1 Un taxi à Téhéran Narek Djamshid héla un taxi collectif sur l’avenue Vali Asr et prit place aux côtés d’une femme d’une quarantaine d’années qui lui lança un regard indifférent, avant de rajuster le tissu évanescent jeté sur ses cheveux. Le taxi démarra, et Narek se mit à détailler du coin de l’œil le rouge à lèvres vermeil de sa voisine et ses paupières de teinte ocre, assorties à son voile. Elle avait ce profil étrangement droit et légèrement pincé des Iraniennes qui investissent des fortunes afin de réduire leur nez aux normes occidentales. Un long fourreau en lamé or dépassait de son imperméable islamique. Où allait-elle ? Tout près probablement, dans une villa des environs, invitée à l’une de ces fêtes huppées dont il devinait le tapage depuis sa chambre, au dernier étage d’une tour grise surplombant les bâtiments alentour, semés d’antennes paraboliques. On était le 1er juin déjà, cela faisait cinq jours qu’il avait quitté Paris, et Narek n’avait guère avancé sur son article. Le temps se traînait chez sa vieille tante Vart qui lui présentait chaque jour un nouveau membre de sa famille arménienne. Il avait le sentiment de passer sa vie à table avec ces oncles et cousins éloignés venus se remémorer des souvenirs dont Narek ne conservait aucune trace. Ils le traitaient d’emblée comme un des leurs, un Arménien, oubliant que son père, Massoud, ne l’était pas. Il semblait d’ailleurs difficile de rencontrer des Persans à travers eux. Et quand Narek interrogeait sa tante sur les Djamshid de Téhéran, celle-ci haussait les épaules en signe d’impuissance. Aussi, il tentait de fuir ce défilé permanent dans ses allées et venues en taxi, guettant les habitantes des quartiers Nord qui dissimulaient leurs tenues extravagantes sous l’uniforme révolutionnaire. Mais où se procuraient-elles ces vêtements ? se demandait-il en examinant la robe fendue de sa voisine. Elle étira une longue jambe brune, soupira, exaspérée, lui faisant sentir qu’il la scrutait de façon déplacée. Gêné, Narek se mit à fouiller dans son sac à dos pour vérifier qu’il avait bien pris l’adresse de Leila Tabihi, griffonnée sur un bout de papier par Mariam. « Tu iras chez la tante de ta mère », avait été la réponse laconique de son père à l’annonce de son voyage. Réponse qui ne l’avait pas surpris, car son projet de reportage en Iran n’avait pas éveillé la moindre réaction chez celui-ci. Narek savait qu’il n’avait rien à en espérer – ses rapports conflictuels avec son père s’étaient mués depuis quelques années en une indifférence mutuelle. Aussi
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avait-il sillonné les lieux où se retrouvait la communauté iranienne de Paris à la recherche de Mariam Bliss, une vieille amie, l’une des rares qui se souvenait d’eux après leur arrivée en France. La seule en fait qui soit venue briser le têteà-tête solitaire avec son père durant les longues années de son enfance, jusqu’au jour où, après une brouille inexplicable avec Massoud, elle n’avait plus donné signe de vie. C’était en 1995. Dix ans s’étaient écoulés. Quand Narek avait voulu se rendre en Iran, il l’avait cherchée pendant des mois, arpentant les épiceries iraniennes de la rue des Entrepreneurs, lui laissant des messages auprès des commerçants. Vous êtes iranien ? lui demandaient-ils, déroutés par son persan devenu hésitant depuis qu’il ne voyait plus que rarement son père. Puis, Mariam avait surgi un jour comme par hasard à ses côtés, dans un magasin d’alimentation tenu par l’ancien maire d’Ispahan. Elle l’avait appelé Narek jan, mon cher Narek, comme si le temps n’avait pas passé, ne s’arrêtant pas à son look : pantalon et chemise noirs, longues pattes effilées accentuant le caractère émacié de son visage et une rangée de bagues achetées aux Puces qui déplaisait particulièrement à son père. Elle l’avait ensuite conduit chez elle, dans une des tours du quartier Beaugrenelle, en bord de Seine, où de nombreux Iraniens s’étaient installés au lendemain de la Révolution. Et dans son minuscule salon où se superposaient les tapis persans aux couleurs fanées, Mariam lui avait remis les coordonnées de Leila Tabihi, avec la recommandation d’« en parler à Massoud » afin que ce soit lui en personne qui la prévienne de son arrivée. Mais mon père ne connaît pas cette Leila Tabihi, s’était dit Narek. Sans broncher cependant. Trop content d’avoir un contact, trop content d’avoir ce contact. Et son père, contre toute attente, s’était exécuté, s’isolant dans sa chambre pour téléphoner tandis que Narek attendait de l’autre côté de la porte.
Naïri Nahapétian
Qui a tué l’ayatollah Kanuni ?
Le taxi s’arrêta au croisement de l’avenue de la Révolution et sa voisine tendit cinq cents tomans au chauffeur, un homme rondouillard qui portait un chapeau de feutre clair. Il refusa l’argent avec de grands gestes, insistant pour que sa cliente soit son invitée : une si belle femme, qui lui rappelait tant sa fille… Elle sourit, lui fit à son tour un peu de taarof, les politesses d’usage – précisant néanmoins qu’elle devait avoir le double de l’âge de sa fille –, et lui demanda de garder la monnaie avant de descendre. Sans un mot, sans un regard pour Narek, définitivement rangé dans la catégorie des mufles. Il tenta d’allonger les jambes, se heurta au siège avant : lui qui dépassait déjà d’une tête la foule du métro parisien se sentait tragiquement grand depuis son arrivée à Téhéran. Il avait rangé ses bagues et son pantalon moulant, comptant sur son teint brun et ses sourcils broussailleux pour se fondre dans la masse, mais se faisait immanquablement repérer comme un étranger. Le premier tour des élections aurait lieu dans deux semaines, le temps passait, et Narek craignait de rentrer à Paris sans rien connaître d’autre de ce pays que ses promenades sans fin sur Vali Asr, à l’étroit sur le siège arrière des taxis collectifs.
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Bien sûr, ce n’était pas comme s’il avait une vraie commande. Après des coups de fils répétés aux différentes rédactions parisiennes, L’Hebdo, un journal indépendant qui venait de se créer, avait semblé intéressé par les présidentielles iraniennes. « Certaines candidatures brouillent les clivages habituels entre modérés et conservateurs », avait-il exposé au rédacteur en chef du magazine. C’était un type à l’air bonhomme, au physique enveloppé, qui l’avait traité avec cette familiarité de mise dans le milieu de la presse : « Ça m’a l’air bien intello ton truc. Moi, je peux déjà te dire que c’est un mollah qui va gagner ! » « Intello, et alors ? » avait rétorqué Narek. Sa réponse avait plu au journaliste, qui avait semblé entrevoir l’intérêt d’un sujet sur l’Iran : « Appelle-moi quand tu auras fait un peu de terrain. » Aucun autre journal n’avait accepté de le recevoir. Ce type à l’air bourru lui donnait sa chance. Et son rendez-vous avec Leila Tabihi était peut-être l’occasion, enfin, de saisir quelque chose de ce pays qu’il avait quitté vingt-trois ans auparavant dans les bras de son père, trop petit pour comprendre ce qui lui arrivait. Un homme ouvrit la portière et prit la place de la femme en lamé or. — Arrêtez-moi au coin de l’avenue de l’Imam. Vêtu de noir, il tenait à la main une sacoche en cuir. Le conducteur acquiesça d’un signe de tête après avoir examiné son passager dans le rétroviseur. L’homme, petit et sec, portait une barbe et une chemise à col mao dans la plus stricte orthodoxie révolutionnaire. Une chevalière en or complétait cette parfaite panoplie de cadre de la République islamique. Sa sacoche fermement serrée contre lui, il regardait la route sans prêter attention à Narek, qui vérifia encore une fois qu’il avait bien pris l’adresse de Leila Tabihi. Le taxi s’arrêta en lançant « Sepah-Pahlavi ! ». L’homme, qui brandissait un billet, hésita, puis se pencha vers le chauffeur pour lui expliquer froidement : — Vous vous trompez, mon frère : nous sommes à l’angle de l’avenue de l’Imam Khomeyni. Le conducteur se tourna vers lui sans prendre l’argent qu’il lui tendait : — Oui ! Avenue de l’Armée impériale : Sepah ! En retour, l’homme le toisa, jeta un coup d’œil à Narek – qui regarda ses pieds –, avant de prononcer distinctement : — Vous voulez dire : avenue du saint Imam Khomeyni, notre regretté Guide de la Révolution. La plupart des taxis de Téhéran utilisaient encore les vieilles appellations des grandes artères de la ville, baptisées à la gloire de la dynastie Pahlavi avant d’être rebaptisées par la République islamique. Ça devait être plus par habitude que par fidélité à l’ancien régime du Shah, se dit Narek. Le conducteur allait se rendre compte qu’il avait affaire à un fanatique et laisser tomber…
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— Vous retardez mon passager, Monsieur. Nous sommes arrivés au coin de l’avenue Pahlavi et de l’avenue de l’Armée impériale. C’est ce que vous m’aviez demandé. Vous vous rendez probablement au Palais de justice. C’est ici, à deux pas, en descendant vers le parc. Khahesh mikonam : je vous en prie. Le Palais de justice ? Narek chercha en vain un prétexte pour quitter au plus vite cette voiture… — Votre nom, mon frère ? demanda l’homme en noir, sans se départir de sa politesse. Le taxi répondit avec un large sourire : — Je m’appelle Hayati Kian. Et vous ? L’homme tira de sa sacoche un petit carnet brun sur lequel il se mit à écrire. Cela semblait lui prendre un temps infini. Il devait noter en plus du nom du conducteur, sa description détaillée, et aussi celle de son passager… Peut-être était-il de la Savama ? Mais s’il faisait partie des services secrets, il n’afficherait pas un look aussi islamique, se rassura Narek. D’ailleurs, beaucoup des membres de la Savama appartenaient auparavant à la Savak : les services secrets du Shah. La République islamique avait surtout décapité l’organisation et modifié son nom. Seuls les Américains étaient assez idiots pour réorganiser de fond en comble leurs services de renseignements avant de se lancer dans une énième guerre du Golfe… Pendant ce temps, le taxi déclinait toujours le paiement de la course. Pour une fois, il ne s’agissait pas de politesse, et l’homme en noir refusait de partir sans avoir réglé. Narek regarda sa montre : 17h30. Il allait arriver en retard à son rendez-vous à cause de ce stupide conducteur pahlaviste. De plus en plus stressé, il loucha malgré lui vers la sacoche de son voisin, qui traînait, entrouverte, à ses pieds. Un objet métallique se trouvait à l’intérieur. Sûrement un téléphone portable, se dit-il, luttant contre ses tendances paranoïaques qui se développaient sans retenue depuis son arrivée en Iran. Pourtant, l’objet ressemblait étrangement à une arme à feu. Cet homme était bien de la Savama. Et Narek, qui n’avait rien demandé, se retrouvait au milieu de cette scène idiote qui risquait de mal tourner d’un instant à l’autre. Lui qui était à Téhéran depuis cinq jours à peine allait être fiché par la police secrète de la République islamique ! « Que sais-tu, mon garçon, de la République islamique ? » lui avait demandé Mariam Bliss quand il lui avait parlé de son voyage. Que savait-il en effet de ce pays ? songeait Narek Djamshid, en observant les deux hommes se défier du regard.
Naïri Nahapétian
Qui a tué l’ayatollah Kanuni ?
— On peut monter ? Deux vieillards se penchaient vers la portière. Le type de la Savama se décida enfin à descendre, après avoir déposé son billet sur le siège à côté de Narek.
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Le vieil homme qui prit sa place tendit l’argent au conducteur. Il ne marqua qu’une légère surprise quand celui-ci le jeta par la fenêtre. Le taxi adressa un clin d’œil à Narek dans le rétroviseur, avant de reprendre la descente de Vali Asr, comme si de rien n’était, comme si une huile de la République islamique n’avait pas, à l’instant, noté son nom dans un petit carnet brun, à quelques pas du Palais de justice. Les nouveaux passagers échangeaient des pronostics sur le scrutin du 17 juin : l’ancien président Rafsandjani arriverait en tête, c’était certain. « Pourquoi pas, c’est un pragmatique, ce sera toujours mieux que Laridjani », disait l’un, tandis que l’autre rappelait que Rafsandjani était l’un des personnages les plus corrompus d’Iran. Ou bien avait-il dit « malin » ? Ils ne voteraient pas de toute façon. « À quoi bon ? » se demanda l’un des vieillards avant de descendre près du bazar. Le taxi se remplit subitement. Deux femmes aux tchadors fleuris se pressaient maintenant contre Narek. Le soleil de fin d’après-midi chauffait le véhicule tandis qu’ils quittaient les avenues ombragées des quartiers Nord pour descendre vers le sud. Une Paykan crachant une fumée noire s’arrêta à côté de la fenêtre. Narek retint son souffle. Téhéran était plus polluée encore que les villes où il avait voyagé avec son amie Hélène, Mexico ou Bogota. Jamais, même en Amérique latine, il n’avait rencontré des embouteillages comme ceux de la capitale iranienne, qui bloquaient les automobilistes des heures durant, alors que les passants se faufilaient, pressés, dans la fumée des pots d’échappement. De rares feux rouges étaient censés réguler le trafic dans cette mégalopole de quatorze millions d’habitants traversée de part en part de bretelles d’autoroutes géantes. Ignorés par tous, ils semblaient perdus dans la cohue anarchique et son concert permanent de klaxons. Dans les beaux quartiers où vivait sa grandtante, sur les hauteurs de cette cité de béton construite à flanc de montagne, on pouvait encore respirer. Mais dès qu’on quittait le Nord pour descendre vers les « bas quartiers », la circulation s’intensifiait et l’air devenait d’autant plus irrespirable que les chantiers et les gravats se multipliaient dans la ville : le maire ultraconservateur, Mahmoud Ahmadinejad, achevait la réhabilitation des zones où vivaient les « déshérités de la République ». Ce n’était pas un hasard si le local de Leila Tabihi, fille de l’ayatollah Tabihi, une figure historique de la révolution de 1979, se situait dans ces mêmes quartiers. — Nous sommes au bout de Vali Asr, mon fils. Narek sursauta, régla après avoir remercié, évitant la cérémonie du taarof, car il ne savait jamais comment payer sa course dans les règles de l’art à un chauffeur qui refusait d’être rémunéré. Nerveux, il constata qu’il était 17h50 : il avait vingt minutes de retard.
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Theresa Révay
Parution : mai 2009 Responsable cessions de droits : Frédérique Polet frederique.polet@placedesediteurs.com
© Bildwerk Berlin/Belfond/Place des éditeurs
Tous les rêves du monde
Éditeur : Belfond/Place des éditeurs
Biographie
Theresa Révay est romancière et traductrice. Elle poursuit chez Belfond sa veine de romans historiques qui connaissent un succès grandissant. Publications Chez Belfond : La Louve blanche, 2008 ; Livia Grandi ou le souffle du destin, 2005 ; Valentine ou le temps des adieux, 2002. Les droits étrangers de La Louve blanche ont étés cédés en Allemagne, en Espagne, au Portugal, en Russie, en Serbie et en Hongrie.
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Après La Louve blanche, Theresa Révay poursuit l’histoire de Max et Xénia à travers une Europe dévastée. L’auteur fait vivre des personnages inoubliables et brosse le portrait magistral d’une époque mouvementée, entre Paris, Berlin et New York. 1945. Ils sont jeunes et déjà sans illusions. Fils d’un nazi convaincu, jeunes Juifs survivants des camps, adolescente sans repères : c’est au cœur des mensonges et des égarements d’une génération maudite que tous partiront en quête de leur propre vérité.
Ce jour-là, ce fut un pèlerinage. Une nécessité pour ne pas perdre pied et reprendre ses esprits. À chaque épreuve, Félix Seligsohn tentait de mieux se maîtriser. Ses éclats de colère ou d’indignation se faisaient plus rares. Son énergie, il ne voulait pas la gaspiller. Elle lui était trop précieuse. Mais cette fois-ci, il lui avait fallu retrouver l’armature de la maison Lindner. Sous le dôme à ciel ouvert, il caressa l’un des piliers qui soutenaient autrefois la verrière disparue. Le plâtre et la poussière s’incrustèrent sous ses ongles. Occupé dans des quartiers éloignés du centre-ville, il n’était pas revenu sur les lieux depuis des mois. Il n’aimait pas se pencher sur ce passé douloureux. Félix n’avait pas le culte des ruines. Cependant, pour la première fois, il regardait autour de lui avec le sentiment que l’endroit allait peut-être lui échapper. Ainsi, Kurt Eisenschacht avait survécu. Ce nazi de première classe, roi de la presse et de l’immobilier, amateur d’art contemporain mais non dégénéré, qui se pavanait avant la guerre dans les soirées officielles, sa magnifique épouse à son bras. L’amertume lui noua l’estomac. La révélation du nom l’avait profondément troublé. Tant qu’il se battait contre une nébuleuse indistincte, le combat lui avait semblé plus facile. Désormais, il devait affronter un homme dont les tentacules atteignaient des personnes proches de lui. La vie vous jouait de drôles de tours. Les destins des uns et des autres étaient parfois si enchevêtrés qu’on avait de la peine à y croire. Il se rappela l’abattement de sa mère après la signature des papiers de vente. Ses cernes semblables à des bleus. Son corps frêle mais digne. Le reflet de ses larmes. Et pourtant, pas une fois elle n’avait baissé la tête.
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Le salaud est gentiment installé en Bavière, songea Félix, la mâchoire crispée. S’il croit qu’il va s’en tirer comme ça une fois réglés ses petits tracas de dénazification ! Furieux, il frappa du plat de la main contre le pilier. Des pensées folles couraient dans sa tête. Des déchirures blanches et noires. Des vertiges qui en appelaient à cette rage qui se reflétait parfois sur le visage de sa sœur. Pourquoi l’oncle Max lui avait-il caché ce qu’il ne pouvait pas ignorer ? Ce parfum de traîtrise lui soulevait le cœur. Max était un socle que Félix ne pouvait pas se permettre de voir s’écrouler ; il avait déjà trop perdu dans sa vie. Il repensa au désarroi de Natacha quand elle avait appris que sa mère l’avait trahie en lui dissimulant la vérité. Surpris par la virulence de sa réaction, il l’avait trouvée excessive. Elle n’avait pas tort, se disait-il désormais, amer. Comment admettre ces non-dits, ces silences, autant de lacs insondables où s’égarer ? Certains prétendaient qu’ils étaient encore trop jeunes pour saisir ces subtilités de la vie qui invitent au mensonge, mais n’était-ce pas une question de tempérament ? « On se tait parfois pour protéger », avait dit un jour tante Xénia, quand Natacha l’accusait de lâcheté. « Se taire peut être une autre manière de tuer ! » avait répliqué sa fille. Alors qu’il revenait sur ses pas, Félix aperçut un morceau d’enseigne abandonné dans un coin. Il tira sur la grande plaque poussiéreuse tordue par la chaleur des incendies. On y devinait l’inscription en lettres gothiques : « Das Haus am Spree ». Le nom choisi par l’usurpateur. Furieux, il y donna un coup de pied, puis un autre. — Qu’est-ce que vous faites ? s’indigna une voix. Un garçon élancé aux cheveux bruns se campa devant lui. Les traits figés de stupeur, il portait un veston aux coudes élimés, un pantalon beige roulé aux chevilles. Sous le bras, un carton à dessin. Le cœur de Félix battait fort. L’adrénaline enflammait ses veines. — Qu’est-ce que ça peut te foutre ? répliqua-t-il, haineux. — Vous n’avez pas le droit d’entrer ici pour piétiner cette enseigne. Vous avez perdu la tête ou quoi ? Où vous croyez-vous ? — Chez moi ! cria Félix. Je suis ici chez moi et je fais ce que je veux ! Il songea au Russe à qui il avait décoché un coup de poing à Paris, lorsque Natacha s’était égarée parmi de faux amis. Il éprouvait à nouveau cette envie d’en découdre. D’un seul coup, ses efforts pour maîtriser ses impulsions n’étaient plus qu’un souvenir. Le garçon eut un mouvement instinctif de recul. Il plissa les yeux et son corps se ramassa sur lui-même. Les oiseaux qui se nichaient parmi les poutres criaillaient au-dessus de leurs têtes. — Je ne comprends pas ce que vous insinuez, dit-il enfin. Félix lâcha l’enseigne d’un mouvement brusque, écorchant ses paumes de main. Le bruit de la tôle frappant le sol résonna dans la salle caverneuse.
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— Je suis Félix Seligsohn. L’héritier de la famille Lindner. Les propriétaires légitimes de cette demeure. Le garçon pâlit. Il se mordilla la lèvre, avant qu’une lueur irritée n’anime son regard. — Et alors ? Rien ne dit qu’on vous restituera le bien. Félix eut un mauvais pressentiment. L’assurance du garçon le prenait au dépourvu. Ce devait être encore l’un de ces maudits nazillons, nostalgiques de leur glorieuse épopée au cours de laquelle ils avaient paradé en chemise brune et culottes courtes, brandissant des flambeaux et clamant les louanges d’une Allemagne racialement pure. Ceux-là même qui l’avaient conspué à l’école, lui jetant des pierres en le traitant de sale youpin. On n’était pas impunément élevé au biberon du national-socialisme. Les mauvaises herbes continueraient à pulluler longtemps. — Contrairement à ce qui se passait sous Adolf Hitler, cracha-t-il avec mépris, cette vermine que des types comme toi appelaient le Führer, l’affaire se réglera devant les tribunaux. Mais je gagnerai, je peux te l’assurer. Et ce n’est pas une pourriture de nazi réfugié en Bavière qui m’en empêchera ! Axel dévisageait Félix Seligsohn comme s’il voyait un revenant. Son oncle lui avait souvent parlé de lui. Il savait en effet qu’il était revenu à Berlin. C’était curieux qu’ils ne se soient pas encore croisés chez Max. Il était plus jeune que ce qu’il avait pensé de prime abord. Bien que son costume croisé fût couvert de poussière, Seligsohn avait l’élégance d’un homme mûr. Il se tenait de manière altière, le toisant avec ce qui pouvait passer pour de la condescendance. C’était absurde. Axel était partagé entre l’envie de lui casser la gueule et un détachement que lui inspirait l’ironie de la situation : ils s’affrontaient dans les ruines de cet immeuble auquel ils tenaient tous les deux mais pour des raisons différentes, alors qu’ils ignoraient si Berlin n’allait pas tomber définitivement aux mains des Soviétiques qui venaient de décréter le blocus absolu de la ville. Et dans ce cas, ils n’obtiendraient rien ni l’un ni l’autre. Axel savait que son père était vivant, mais c’était la première fois qu’un étranger l’évoquait devant lui. Cela lui fit une drôle d’impression, comme si son père ressuscitait. Il se rappelait encore le visage anxieux de sa mère quand elle le lui avait annoncé. Marietta avait été une nouvelle fois alitée. Elle l’avait fait asseoir sur le bord de son lit, ce qui l’avait contrarié, et lui avait appris qu’elle avait échangé plusieurs lettres avec son père qui habitait désormais près de Munich. Voulait-il lui écrire ? Renouer un lien après plusieurs années sans nouvelles ? Axel avait été décontenancé. À la fois soulagé et saisi d’angoisse. Les cours de justice continuaient à délivrer leurs sentences. Jusqu’alors, il lisait en cachette les articles, en quête du nom de son père parmi les accusés, ne sachant pas ce qu’il devait espérer. Il avait secoué la tête, pris d’un vague malaise. Pour l’instant, il ne voulait rien savoir de Kurt Eisenschacht. Trop de souvenirs délétères lui revenaient en mémoire. Il avait observé le visage fermé de son oncle Max et
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quitté l’appartement, avant d’arpenter les rues, étrangement désorienté. — Tu n’as aucune idée de qui je suis, n’est-ce pas ? demanda calmement Axel. Félix l’observa d’un air méfiant. Ses mains éraflées brûlaient. Il s’étonnait que le garçon ne réagisse pas à son agressivité. C’était plutôt le genre à chercher la bagarre. N’avaient-ils pas été éduqués comme cela, les Jeunes hitlériens ? La loi du plus fort. Toujours. — Je ne sais pas si j’ai envie de le savoir, grommela-t-il. — Je suis le fils de la pourriture de nazi qui a acheté la maison Lindner à ta mère, lança-t-il en levant le menton d’un air provocateur. Dans un sens, je suis son héritier à lui, comme tu es celui de ta mère. C’était un gant jeté au visage dont le premier étonné fut Axel lui-même. La colère l’avait saisi telle une fièvre subite. Il se tenait là, avec l’ombre de son père qui pesait sur son épaule, et toute la confusion terrible que lui inspirait son souvenir. Il n’avait pas pu s’empêcher de le défier, ce Félix Seligsohn, tellement fier de son bon droit, ambitieux et arrogant. Il sentait sourdre en lui un magma d’impressions fétides qu’il pensait effacées de sa mémoire, mais les relents jaillissaient à nouveau sous l’effet du dépit parce qu’Axel pressentait que celui qu’on lui avait présenté comme son ennemi, ce sous-homme, ce parasite, avait raison : la maison Lindner lui reviendrait un jour, un jour peut-être lointain mais un jour sûrement, que les Eisenschacht choisissent de s’y opposer ou non, parce que c’était pour cela que des hommes comme Max von Passau avaient risqué leur vie, que c’était nécessaire si l’on voulait reconstruire sur ce cimetière de ruines, parce que c’était juste. C’était au tour de Félix d’être déconcerté. Brusquement, son ennemi apparaissait devant lui mais sous les traits d’un garçon de son âge, les joues ombrées par une barbe naissante. Ce n’était pas ce qu’il souhaitait. Il voulait affronter quelqu’un de la génération maudite, celle de leurs parents et de leurs adversaires, qui leur laissait à tous cet héritage empoisonné. Son rival n’avait pas le droit d’avoir les doigts pleins d’encre, les cheveux en bataille, et une moue boudeuse qui lui rappelait étrangement celle de Natacha, sa cousine germaine. — C’était donc à cause de toi, fit-il à mi-voix. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Max m’avait caché que ton père avait racheté la maison Lindner. Un joli mensonge par omission, ironisa-t-il. Je comprends maintenant. C’était sa manière à lui de te protéger. Pourtant, il devait bien savoir que nos chemins finiraient par se croiser. — Je n’ai besoin de personne pour me protéger ! s’enflamma Axel. Je me débrouille seul depuis longtemps. Il y eut à cet instant-là quelque chose de si jeune et si fragile dans son regard que Félix ne put s’empêcher d’esquisser un sourire crispé. — En cela, nous nous ressemblons.
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Soudain, la voix d’un haut-parleur crépita. Depuis que les Soviétiques avaient arrêté l’approvisionnement en électricité provenant des centrales situées dans leur zone, les Berlinois étaient aussi privés de leurs radios et des nouvelles essentielles à leur survie. Pour les techniciens de la RIAS, la radio en secteur américain, la solution avait semblé évidente : puisque les auditeurs ne recevaient plus les informations dans leur salon, il fallait les leur proposer dans la rue. Des camions de couleur ocre s’étaient mis à sillonner la ville et les passants se précipitaient pour les écouter. Instinctivement, les deux jeunes gens tournèrent la tête en tendant l’oreille. Lorsque le camion s’éloigna quelques minutes plus tard, ils se regardèrent à nouveau. On lisait le même étonnement dans leurs yeux. — Ils ne vont pas nous abandonner, murmura Axel, bouleversé, en serrant son carton à dessin devant lui. Alors qu’on est coupés de monde. Complètement isolés. — Un pont aérien… ajouta Félix, tout aussi stupéfait. Les Américains et les Anglais vont nous ravitailler avec des avions rappelés du monde entier. C’est fou ! Un Dakota qui atterrit toutes les huit minutes à Tempelhof. Et des hydravions anglais sur la Havel. Comment est-ce possible, une logistique pareille ? Axel haussa les épaules, comme s’il n’arrivait pas à le croire. — Moi, je veux voir ça de mes propres yeux, dit-il avant de tourner les talons. Félix marqua un temps d’hésitation. Le ressentiment s’était dissipé de manière aussi brusque qu’incongrue, mais il fallait être deux Berlinois de cœur et d’esprit pour saisir l’importance de la nouvelle qu’ils venaient d’entendre. Berlin, leur ville honnie, marquée du sceau de l’infamie, dont la Wilhelmstrasse de sinistre réputation commençait à quelques centaines de mètres seulement de l’endroit où ils se trouvaient, Berlin, d’un seul coup, méritait que des aviateurs américains et britanniques se mettent en danger pour elle, alors que leurs aînés, trois ans seulement auparavant, la survolaient pour l’anéantir. C’était incroyable. Miraculeux. Sans plus attendre, Félix courut rejoindre Axel. L’un et l’autre voulaient les voir, comme pour s’assurer qu’on ne leur avait pas menti, pas cette fois-ci. Ils devaient les voir, là, tout de suite, avec cette impatience passionnée de la jeunesse, ces avions dont les moteurs bourdonnaient déjà dans l’air lumineux de ce début d’été.
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Jean Rolin
Parution : janvier 2009 Responsable cessions de droits : Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr
© Hélène Bamberger/P.O.L
Un chien mort après lui
Éditeur : P.O.L
Biographie
Jean Rolin est né à Boulogne-Billancourt en 1949. Il est écrivain et journaliste pour des quotidiens tels que Libération et Le Figaro. Il a obtenu le prix Albert-Londres en 1988 avec La Ligne de front et le prix Médicis en 1996 pour L’Organisation. Il a obtenu le prix Mar de Letras en 2008. publications Chez P.O.L, parmi les romans récents : L’Explosion de la durite, 2007 ; Terminal frigo, 2005 ; La Clôture, 2002. Ces ouvrages ont été réédités chez Gallimard, coll. « Folio ».
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Au début de Moby Dick, Ismahel, sur le point d’embarquer, observe que le capitaine du Péquod porte le nom d’un roi biblique qui était « fameusement impie », et dont le corps fut livré aux chiens. Nombreux sont les héros de la guerre de Troie qui n’échappèrent que de justesse au même sort. Ainsi les rapports entre l’homme et le chien ne se bornent-ils pas à cette gentille histoire, aux circonstances controversées, de la domestication de l’un par l’autre : autant que la littérature universelle, les chiens errants sont là pour le prouver. Et c’est sur les traces de ces derniers — à moins que ce ne soit pour les fuir — que l’auteur de Un chien mort après lui parcourt le monde, tout autant que la littérature, depuis les banlieues de Moscou jusqu’aux confins des déserts australiens.
Autant d’occasions pour Jean Rolin de décrire, de l’inimitable manière qui est la sienne, le monde, ses occupants de tous règnes, son mouvement général, lequel ne semble jamais aller vers le mieux. Du reste, c’est de la dernière phrase de Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, livre optimiste s’il en fut, qu’est tiré le titre de ce nouvel opus… Mais il y a tant d’humanité dans chacune des phrases qui composent cette polyphonie, une telle richesse dans le regard qui les suscite que, cette fois encore, comme à chaque livre de Jean Rolin, la réalité qu’il décrit, pour contradictoire, violente, sombre et désespérante qu’elle soit, nous ne pouvons nous empêcher de la reconnaître comme nôtre et, sans illusion mais non sans fascination, l’aimer.
À peine étions-nous installés à l’hôtel Kasar que nous y avons reçu la visite des flics. Cela se passait dans les dernières années du xxe siècle, à Turkmenbachy – autrefois Krasnovodsk – sur le littoral de la mer Caspienne. Nous occupions sur le même palier trois chambres séparées, d’un niveau de confort plutôt carcéral qu’hôtelier. Peu de temps avant l’arrivée de la police, je m’étais rendu dans la chambre de l’interprète afin de lui régler son dû. L’interprète avait des yeux verts, ou noisette, et de longs cheveux d’un roux très sombre, peut-être de cette nuance que l’on dit « acajou ». Nous l’avions recrutée quelques jours auparavant à Achgabat, la capitale du Turkménistan, parmi le personnel plus ou moins polyglotte de la réception d’un grand hôtel : un établissement beaucoup plus luxueux que le Kasar, pour le coup, et auquel il ne manquait que quelques clients pour ressembler à n’importe quel hôtel de la même catégorie dans n’importe quelle capitale. Ce luxe, au moins apparent, et cette vacuité, communs à la plupart des hôtels d’Achgabat, éveillaient aussitôt l’idée que leur destination n’était pas d’accueillir des visiteurs, ou très secondairement. Quant au personnel, son abondance était inversement proportionnelle à celle des clients. Rien qu’à la réception de celui-ci, on devait compter une dizaine de personnes, parmi lesquelles mon choix d’un interlocuteur s’était porté sans hésitation sur la jeune femme aux cheveux d’un roux sombre, et dans le même mouvement je lui avais proposé de nous servir d’interprète pendant la durée de notre séjour dans le pays. Et le plus étonnant, c’est qu’elle avait accepté presque aussitôt, sans soumettre à l’examen qu’elle méritait, à mon avis, cette
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proposition si abrupte, émanant de deux types dont elle ne savait rien, sinon qu’ils venaient de loin et qu’ils prétendaient recueillir des informations sur les variations du niveau de la mer Caspienne. Maintenant nous étions de retour à Turkmenbachy, le voyage touchait à sa fin. Lorsque j’étais entré dans sa chambre, l’interprète m’avait fait asseoir en face d’elle, nous avions échangé vraisemblablement quelques plaisanteries, ou d’autres civilités, je lui avais remis l’argent, puis au lieu de ressortir aussitôt, comme j’aurais dû le faire, j’étais resté un instant à la regarder, émerveillé par la beauté, à vrai dire remarquable, de sa chevelure aux reflets d’acajou. Mais dès que j’avais perçu dans ses yeux verts (ou noisette) de la surprise à me voir m’attarder, et avant même qu’elle puisse l’exprimer, je m’étais retiré, vaguement honteux de ce qui pouvait apparaître, de ma part, comme une marque de présomption. Et dépité, aussi, cela va sans dire. Je ruminais ce dépit lorsqu’on a frappé à ma porte, et quand elle s’est ouverte peut-être ai-je été assez vain, pendant une fraction de seconde, pour imaginer que c’était l’interprète, revenue sur son premier mouvement et finalement d’accord avec moi pour que nous nous attardions. Puis quand les deux flics sont entrés, sans doute ai-je envisagé cette intrusion comme un châtiment, divin ou non, de ma persistante présomption. Compte tenu de ce que l’on sait par ailleurs du Turkménistan, et des mœurs de sa police, cette perquisition a été menée avec beaucoup de tact, presque de cordialité. Les deux flics ont dû soulever quelques objets, encore n’en suis-je même pas sûr, peut-être se sont-ils bornés à vérifier que mon passeport était visé. Je présume qu’ils se sont montrés un peu plus insistants auprès de l’interprète, mais elle-même ne pouvait que confirmer ce que nous disions depuis le début, à savoir que nous enquêtions sur les variations du niveau de la mer Caspienne. Quelques heures avant notre installation à l’hôtel Kasar, nous étions revenus, à bord de la vedette Almaz, de l’île de Kizyl Su, dont le nom signifie Eau rouge en turkmène. La mer Caspienne, cependant, n’y présentait aucunement cette coloration, mais peut-être s’agissait-il d’une survivance de l’époque où tout était rouge, à commencer par les toponymes, comme en témoignait par exemple la ville de Barricades Rouges où nous avions séjourné quelque temps dans un pays voisin. Quant au niveau de la mer, il variait, c’est incontestable, bien que je ne parvienne plus à me rappeler dans quel sens : de toute manière, ce sens s’inversait, avec une périodicité aléatoire, et c’est même dans ces oscillations de son niveau que réside l’un des traits les plus originaux de la Caspienne, l’un des plus inquiétants, aussi, du point de vue des populations riveraines ou des compagnies pétrolières. (Du point de vue particulier de ces dernières, ce qui complique encore les choses, c’est que la Caspienne, en hiver, est prise par les glaces, mais seulement dans sa partie nord, la plus profonde, et sur une superficie qui varie au gré des changements climatiques, de telle sorte qu’il n’est pas avéré que, de nos jours, les loups du Kazakhstan, à supposer qu’il en reste,
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puissent se rendre à pied, chaque hiver, dans les îles d’O-va Tjulen’i, comme ils avaient l’habitude de le faire afin d’y manger des phoques.) Si le niveau était en train de monter – comme je le présume, malgré tout, puisque sur la rive adverse nous avions observé des routes, des ports et d’autres ouvrages d’art envahis ou détruits par les eaux – l’île de Kizyl Su était menacée de disparaître dans des délais assez brefs, car elle ne présentait aucun relief : pas même, me semble-t-il, une butte, ou un mamelon, sur lequel la population aurait pu trouver refuge, en cas d’inondation, dans l’attente de secours longs à venir. Dans mon souvenir, l’île affecte la forme d’une lame incurvée, portant à l’une de ses extrémités un village turkmène, et à l’autre un phare occupé par une famille russe. Il est vraisemblable que cette famille russe, qui comptait au moins un enfant idiot, âgé à l’époque d’une dizaine d’années, vêtu d’un treillis de camouflage et généralement occupé à pêcher depuis une jetée, il est vraisemblable que cette famille russe ait vécu dans la crainte plus ou moins fondée d’être un jour ou l’autre assaillie par les Turkmènes, en dépit des commodités qu’offrait le phare pour s’y retrancher, et ce d’autant plus qu’il était flanqué des ruines d’un petit ouvrage militaire, apparemment une batterie de missiles antiaériens avec son radar de conduite de tir, tout cela hors d’usage et bientôt retourné à la poussière. Plusieurs kilomètres d’une étendue sablonneuse, herbue par endroits, marécageuse ailleurs, séparaient le phare russe du village turkmène. Cette étendue abritait quelques chameaux ensauvagés qui exhalaient, même de loin, une puanteur abominable. Le village turkmène, lui-même bâti sur le sable, ou plutôt planté dans celui-ci, consistait en une centaine de maisons – il s’agit d’une estimation très grossière –, la plupart sur pilotis. À l’époque, depuis peu révolue, du socialisme, le village avait dû vivre pour une part de la métallurgie et pour une autre de la pêche industrielle, comme en témoignaient les épaves d’un grand nombre de chalutiers en fer et les ruines d’un chantier naval. Désormais, les hommes du village semblaient passer le plus clair de leur temps parmi ces ruines, évocatrices des jours glorieux, qui leur prodiguaient un peu d’ombre. Ils étaient souvent ivres et presque toujours d’humeur maussade. Exceptionnellement, ils pêchaient au filet, depuis le rivage, mais comme en se cachant, et prêts à soutenir, si on les interrogeait à ce sujet, qu’ils ne faisaient rien. Et de même pour les femmes qui à intervalles irréguliers embarquaient avec des sacs de poisson séché à bord de la vedette Almaz. Allaient-elles les vendre ou les échanger sur le marché de Turkmenbachy ? « Non », et elles vous tournaient le dos. Sans doute la nature du régime – où tout dépendait de la volonté ou de la fantaisie d’un seul homme, semi-dément par surcroît, puisque non content de rendre obligatoire, dans les écoles, l’étude d’une épopée qu’il avait composée à sa propre gloire, il venait d’en faire placer un exemplaire sur orbite par une fusée russe –, sans doute la nature du régime était-elle à l’origine de ces dénégations, toute activité non déclarée, c’est-à-dire non soumise à la prédation des
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serviteurs de ce régime, ou de leur chef lui-même, étant a priori interdite. En dépit du mutisme des insulaires et de l’apparente confusion de leurs entreprises, assez semblables à celles de damnés de cinéma, errant à l’aveuglette dans un monde privé de tout espoir, il était possible de conjecturer, faute de mieux, que l’effondrement de l’activité industrielle, dans laquelle les hommes tenaient le haut du pavé, et son remplacement progressif par une économie de troc ou de bricolage, où c’étaient les femmes qui se débrouillaient le mieux, avaient induit une évolution parallèle, non moins cataclysmique, de leurs structures familiales et sociales : en gros, et pour autant que l’on pût en juger, les hommes, privés de travail salarié, étaient en train de perdre le pouvoir, et les femmes de s’en emparer. Même la relative supériorité physique des hommes, pour ne rien dire de leur prestige, était à la longue émoussée par leur absence d’exercice et leur ivrognerie. La maison où nous avions séjourné offrait un exemple de ces transformations. Deux soirs de suite, les femmes qui l’occupaient, mère et filles, en avaient refusé l’accès au père, prétextant de son état d’ailleurs incontestable d’ébriété, et l’avaient contraint à passer la nuit dehors, dans le sable humide et froid, parmi les ordures et les chiens. Car partout où le sable s’étendait, jusque sous les maisons, les chiens régnaient. Cette prolifération des chiens errants, même si elle ne peut être envisagée comme une conséquence directe du matriarcat, avait accompagné l’effondrement de l’ordre ancien et l’émergence tâtonnante du nouveau. Probables vestiges, ou rebuts, d’une activité pastorale non moins révolue que toutes les autres, ces chiens étaient par surcroît d’une taille considérable. En même temps que leur nombre, c’est leur assurance, ou leur arrogance, qui avait crû, au point que désormais les gens craignaient, au moins la nuit, de s’éloigner de leurs habitations et de s’aventurer dans les sables. Même dans la journée, et en plein milieu de l’artère principale, mais non revêtue, du village turkmène, les enfants se rendant à l’école – où Dieu sait ce qu’on pouvait leur enseigner, hormis le rabâchage du Rouknamah, l’épopée en vers de Saparmourad Nyazov, celle qui avait été mise sur orbite –, les enfants devaient faire un détour afin d’éviter plusieurs nids de chiens, assez semblables à des nids d’albatros, en sorte de volcans minuscules et garnis de créatures écumantes. Mais ces chiens étaient encore plus dangereux lorsqu’ils vivaient à l’écart du village, dans la nature, ou dans cette espèce de terrain vague, où j’ai déjà signalé qu’erraient aussi de puants chameaux sauvages, qui en tenait lieu. Un jour où je m’étais éloigné des maisons et où je suivais le rivage, m’efforçant de dresser un inventaire de tout ce qu’on y rencontrait à chaque pas – écrevisses mortes, serpents d’eau, morceaux de ferraille, fins ossements d’oiseaux, touffes de plumes… –, j’ai été moi-même assailli par l’un d’entre eux. Il s’agissait d’un animal de belle taille, aux oreilles pointues, c’est tout ce que je peux en dire. Je ne l’avais ni vu ni entendu venir quand il m’a chargé, comme si je lui avais causé le moindre tort, à lui ou à sa famille, d’une distance
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d’environ cinquante mètres. Par bonheur, il se trouvait juste à mes pieds une pièce métallique, provenant de la construction navale, dont j’ai eu le temps de m’emparer pour la brandir. Cette pièce était extrêmement lourde, mais la peur de mourir dévoré par un chien sur le rivage de la mer Caspienne, si elle ne vous paralyse pas, est exactement le genre de choses qui décuple vos forces. Et c’est ici que pour moi le film s’arrête, comme si la bobine en était déchirée, ou coincée dans le projecteur, sur cette image où l’on me voit, le visage déformé par le hurlement que je suis en train de pousser, brandissant un lourd morceau de fer contre le chien qui attaque avec un grognement sourd.
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Antonin Varenne
Fakirs
Éditeur : Viviane Hamy Parution : mars 2009
© Antonin Varenne/Viviane Hamy
Responsable cessions de droits : Julie Galante julie.galante@viviane-hamy.fr
Biographie
États-Unis, Mexique… Antonin Varenne a beaucoup voyagé avant de s’installer à l’écart du monde. Ayant obtenu une maîtrise de philosophie à Paris, il voulait écrire… À 33 ans, il publie son premier roman. Remarqué par les acteurs du monde du polar et après une sélection au prix Polar Cognac 2007, il continue à nous offrir ces histoires que « les gens aimeront lire et non pas celles qu’on voudrait se raconter ». Fakirs est son troisième roman, et le premier publié aux éditions Viviane Hamy. Publications Aux Éditions Toute Latitude : Le Gâteau mexicain, 2007 ; Le Fruit de vos entrailles, 2006.
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Quel est le point commun entre ces deux suicides ? Un jeune type, nu et bras tendus au ciel, qui remonte en courant le périphérique intérieur. Les voitures braquent pour l’éviter, des scooters s’écrasent sur les rails de sécurité, jusqu’à ce qu’un camion lancé à pleine vitesse fasse office de bourreau. Second cas : au Muséum d’histoire naturelle, un homme fait le saut de l’ange audessus d’un squelette de cachalot, et s’écrase, perforé d’un morceau d’os de deux mètres de long. Le lieutenant Guérin est responsable du bureau des suicides, au QG de la police judiciaire à Paris. Affublé d’un adjoint timide et plutôt inutile,
il s’englue quotidiennement dans une théorie du complot au sujet de certains suicides qui lui semblent hautement contestables. Un fakir hémophile, un Franco-Américain qui tire à l’arc dans le jardin du Luxembourg, une tenancière de bar lesbienne et alcoolique, des suicides, Mesrine le chien, un ex-taulard qui ressemble à Edward Bunker : toute une galerie de personnages loufoques et terriblement ancrés dans une réalité sombre. Un roman noir, pour un monde sale et sans espoir, avec une très belle maîtrise dans l’art du détail.
Sur l’écran monochrome, un jeune type, nu et bras tendus au ciel, remontait en courant le périphérique intérieur. Les voitures braquaient pour l’éviter, des scooters s’écrasaient sur les rails de sécurité. La boutique à l’air, il courait à la rencontre des voitures avec au visage un sourire de prophète. Poussant des cris qu’on n’entendait pas et l’air incontestablement joyeux, il offrait ses flancs nus aux carcasses de métal. En bas de l’écran des chiffres numériques indiquait la date, et d’autres l’heure. 09 h 37. Après les minutes, s’égrenaient lentement des secondes, beaucoup plus lentement que l’homme ne lançait ses jambes en avant. Il était maigre, la peau blanche, avec une élégance de héron galopant sur une marre de pétrole. Les chocs, les froissements de tôle, ses cris et le verre brisé, tout arrivait dans un complet silence. — Qu’est-ce qu’y peut bien gueuler ? — Lambert, il criait quoi ce mec ? Lambert ne dit rien. Qu’est-ce qu’il lui prenait, bougre de con, de vouloir être bien vu par ces trois brutes ? D’après un témoin, le coureur criait « J’arrive. » Rien d’autre. Lambert trouvait que c’était suffisant. Sans doute pas pour les trois autres. Il ne répondit pas, et son silence le racheta un peu à ses propres yeux. — Eh, on voit plus rien ! Où est-ce qu’il est ? — Attends ! Ça va passer sur une autre caméra. L’angle de vue changea. Ils voyaient maintenant le jeune homme courir de dos, avec une vue de face sur les voitures fonçant vers lui. Il débouchait de sous le pont, le flot des véhicules, en un torrent noir, contournait ce caillou blanc au cul poilu.
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— Eh ben, il a pas froid aux yeux ! — Ça fait bien deux cents mètres qu’y court, ça doit être un record. Savane balança un autre coup de coude à Roman, son alter ego, en pire. — Facile à savoir : y a même un chronomètre ! Explosion de rires gras. Lambert ouvrit la bouche pour protester, mais ces trois-là lui faisaient peur. — Taisez-vous, bordel, regardez ! — Berlion aime pas qu’on parle pendant les films ! — La ferme. Roman, Savane et Berlion. Aux Homicides, faire du bon boulot n’excluait pas la possibilité d’être débile. Ils en étaient la preuve par trois. Sentant la fin proche, leur instinct de charognards les fit taire. La cendre des cigarettes oubliées tombait sur le carrelage, on n’entendait plus que le chuintement de la bande dans le magnétoscope. Une berline de luxe fonçait sur le kamikaze, droit dans l’axe de la caméra. Le jeune homme écarta les bras en croix, buste tendu, en un dernier effort d’athlète coupant la ligne d’arrivée. La voiture fit une embardée in extremis et l’évita. Derrière elle suivait un poids lourd lancé à pleine vitesse. Le coureur s’écrasa sans un bruit sur le camion, sa course folle stoppée nette, et repartit de façon absurde et immédiate dans l’autre sens. Le crâne fracassé, enfoncé dans les grilles de ventilation, projeta une couronne de sang sur la calandre. Le corps tout entier disparut, aspiré sous la cabine, tandis que la remorque, roues bloquées, commençait à glisser en travers du périphérique. Le magnétoscope couina, la bande s’arrêta, figeant en une dernière image le camion en train de déraper, et le visage horrifié du chauffeur. En bas de l’écran les chiffres de l’horloge numérique s’étaient immobilisés. Roman écrasa son filtre brûlé sur le carrelage. — Bah, c’est dégueulasse. — Je t’avais dit, c’est carrément dingue. Ils continuaient à fixer l’écran, entre deux eaux, à la fois écœurés et déçus. Savane se tourna vers Lambert. — Hé, Lambert ? Qu’est-ce que tu crois, c’est un suicide ou un tueur en série ? Ils s’écroulèrent de rire. Savane, cherchant l’air, en rajouta une couche. — Merde ! Tu crois que ton patron a arrêté le chauffeur du camion ? Ils en étaient à se pisser dessus quand la porte de la salle des moniteurs s’ouvrit. Lambert redressa sa longue carcasse, dans un semblant de garde-àvous coupable. Guérin alluma la lumière. Les trois flics, surgis de la pénombre enfumée, essuyaient leurs larmes. Il jeta un coup d’œil à l’écran, puis lentement à Lambert. La colère, presque immédiatement, disparut de ses gros yeux marron, dissoute dans la lassitude.
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Les visages de Berlion et de ses acolytes passèrent de la rigolade à l’agressivité, avec l’aisance des flics rompus aux interrogatoires. Ils sortirent lentement de la pièce, défilant devant Guérin. Savane, sans doute le plus hargneux, articula entre ses dents : — Hé, Colombo, ton imper traîne par terre. Alors qu’il s’éloignait dans le couloir, il ajouta à voix haute : — Fais gaffe à pas le traîner dans la merde de ton clébard ! Lambert piqua un fard, plongeant du nez vers ses chaussures. Guérin éjecta la cassette du magnétoscope, la glissa dans sa poche et quitta la pièce. Lambert, lampadaire sans ampoule, resta planté là. Après quelques secondes, Guérin reparut dans l’encadrement de la porte. — Tu viens ? On a du travail. Il faillit dire « J’arrive », d’un ton guilleret, mais quelque chose l’en empêcha. Traînant des pieds, il s’en fut à la suite du Patron au long des couloirs. Il interrogea la silhouette devant lui, craignant d’y lire de la colère, mais n’y découvrit que l’éternelle fatigue dans laquelle le noyait son manteau. Un chien, et un maître qui n’avait plus besoin de laisse. Au contraire de Savane, il ne trouvait pas l’idée dégradante : Lambert y voyait plutôt un témoignage de confiance. Le Patron avait passé l’éponge sans un mot, mais Lambert savait à quoi s’en tenir. La gentillesse n’était pas une qualité requise dans ce bâtiment. Il fallait même admettre, à long terme, son inutilité. La gentillesse, dans le coin, on s’en débarrassait le plus tôt possible, un peu honteux, comme d’un pucelage entre les jambes d’une vieille pute. Lambert se demandait si le Patron – 42 ans et 13 ans de Brigade – ne faisait pas cet effort contre nature uniquement dans son cas. Raison de plus, se disait-il, pour ne pas déconner : un, c’était un privilège ; deux, Guérin était certainement capable du contraire. L’élève officier Lambert, poussant la réflexion jusqu’aux limites de sa précision, se demandait parfois si le Patron ne se servait pas de lui comme d’une sorte de bouée, de refuge pour ses sentiments. Quand il se perdait dans ces limbes hypothétiques, après quelques bières, l’image du chien et de son maître revenait. Finalement, elle résumait leur relation de façon claire. Pour les humbles, l’humiliation est un premier pas vers la reconnaissance. Lambert poussa la porte de leur bureau, méditant sur l’estime de soi, cette chose délicate que le Patron lui apprenait à cultiver. Guérin, évanescent et muet, s’était plongé dans le dossier du périphérique sitôt assis. Son vieil imperméable tombait sur lui comme une canadienne de colonie de vacances, mal tendue et décolorée. Comment s’appelait le type du périphérique déjà ? Lambert ne s’en souvenait plus. Un nom compliqué, avec des traits d’union. Impossible de s’en souvenir.
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— Mon petit Lambert, qu’est-ce que tu dis de celui-là ? Je pense comme toi, que ce n’est pas une façon très catholique de se suicider. Guérin se sourit à luimême. Tu as remarqué, toi aussi, ces signes qu’il faisait à la caméra ? Il faisait les questions et les réponses, une habitude en rapport avec la réactivité de son adjoint. Rien ne bougea dans le bureau, il n’y eut aucun bruit. Levant les yeux sur son subalterne, l’encourageant du regard, Guérin attendit un mot, une approbation. Lambert curait son nez d’aigle, fasciné par ce qu’il en extrayait et collait sous sa chaise. — Lambert ? Le grand blond sursauta, glissant les mains sous son bureau. — Oui, Patron ? — … Va nous chercher du café, s’il te plaît. Lambert partit dans les couloirs, espérant ne pas y rencontrer trop de monde. En chemin, il s’interrogea encore une fois pourquoi personne, au Quai des Orfèvres, ne s’appelait jamais par son prénom. On disait toujours « Roman a encore divorcé », « Lefranc est en dépression », « ce con de Savane a eu un blâme », « Guérin est complètement cinglé », etc. Jamais de prénoms. À son avis c’était bizarre, cette façon de rester distant entre amis.
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[…] Lambert revint avec deux gobelets en plastique, l’un noir et sans sucre qu’il posa sur le bureau du Patron, l’autre crémeux et saupoudré d’un demi-hectare de canne à sucre, qu’il posa sur le sien. Avant de s’asseoir il avança jusqu’au mur et, d’un geste sûr, arracha une petite feuille du calendrier. En chiffres et lettres rouges apparut le 14 avril 2008. Il retourna s’asseoir et commença à boire son café, les yeux fixés sur la date du jour. Deux ans plus tôt, au retour de ses congés, on avait indiqué ce bureau à Guérin. Deux tables, un néon, deux chaises, des prises électriques et deux portes, comme si l’entrée et la sortie ne se faisaient pas par la même. Il n’y avait en fait, à proprement parler, aucune sortie à ce bureau. Derrière une des tables, une branche de corail blanc à visage humain, tournée vers un mur sans fenêtre, contemplait l’avenir avec calme. Il semblait que Lambert, depuis ce jour, n’eût pas bougé de la chaise, et que l’avenir ait définitivement remis son arrivée à plus tard. Le bureau était tout au bout du bâtiment, à la pointe ouest de l’île de la Cité. Pour s’y rendre il fallait traverser la moitié du 36, ou emprunter une entrée secondaire et un vieil escalier de service. Barnier lui en avait remis les clés, lui faisant comprendre que la traversée des locaux, pour venir jusqu’ici, était un effort inutile.
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Votre nouvel adjoint, avait dit Barnier. Votre nouveau bureau. Votre nouveau boulot. Vous êtes aux Suicides, Guérin. Guérin, les Suicides, ici, c’est vous. La seconde porte donnait sur une autre pièce bien plus vaste, dont leur bureau gardait l’entrée. Les archives des suicides de la ville de Paris. Une partie du moins, celle de la préfecture de Police. De les avoir choisis, le jeune Lambert et lui-même, comme cerbères de cette étendue sans fin de rayonnages et de dossiers, était un signe qu’il n’avait pas encore expliqué. Mais il était patient. Ces archives n’étaient plus consultées, ce n’étaient que les restes anachroniques de dossiers maintenant informatisés, des copies papier établies pour des compagnies d’assurances et rarement réclamées. Il était question presque chaque mois de les évacuer vers une décharge. Il n’y avait plus que Guérin pour les alimenter et y passer des heures avec, de temps à autres, un étudiant en sociologie venu y fouiller le fait social. Ces étudiants assuraient la survie des archives : l’Université en avait fait un matériau de recherches, dont la disparition aurait provoqué un scandale. Les dossiers les plus anciens remontaient à la révolution industrielle, époque où le suicide, comme une sorte de contrepoids au progrès, avait amorcé son âge d’or. Guérin, depuis deux ans et le bruit des vagues, était devenu un spécialiste de la mort volontaire. Une dizaine de cas par semaine, des centaines d’heures dans la salle des archives : il était devenu une encyclopédie vivante du suicide parisien. Méthodes, milieux sociaux, saisons, états civils, horaires, évolutions, législation, influence des cultes, âges, quartiers… Après une semaine passée à fouiller ces cartons poussiéreux, il avait oublié jusqu’à la raison de son arrivée dans ce cul-de-sac. Les Suicides étaient une corvée redoutée de la Judiciaire. Pas un service à proprement parler, mais une partie du boulot qui avait une tendance naturelle à se séparer des autres tâches. Chaque suicide supposé faisait l’objet d’un rapport, confirmant ou infirmant les faits. En cas de doute, une enquête était ouverte ; dans presque tous les cas, il s’agissait de cocher une case. Si investigation il y avait, l’affaire quittait les mains de Guérin, pour atterrir dans celles de types comme Berlion et Savane. Les puissances hiérarchiques qui vous conduisaient aux Suicides ne pouvaient être renversées que par des forces plus grandes encore, dont on ne savait même pas s’il en existait. On ne sortait des Suicides qu’à l’âge de la retraite, par démission, via une dépression et une maison de repos ou encore – les cas étaient fréquents dans cette branche, plus encore que dans le reste de la Police – en finissant soi-même avec son arme de service dans la bouche. De ces options, toutes étaient souhaitées à Guérin, dans un ordre de préférence variable. Mais celle que personne n’avait envisagée était qu’il se sente là-bas comme un poisson dans l’eau.
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Tanguy Viel
Paris-Brest
Éditeur : Les Éditions de Minuit Parution : janvier 2009
© Hélène Bamberger/Éd. de Minuit
Responsable cessions de droits : Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr
Biographie
Tanguy Viel est né en 1973. Aux Éditions de Minuit : Insoupçonnable, 2006 (rééd. coll. « Double », 2009) ; L’Absolue Perfection du crime, 2001 (rééd. coll. « Double », 2006) ; Cinéma, 1999 ; Le Black Note, 1998.
Publications
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Il est évident que la fortune pour le moins tardive de ma grand-mère a joué un rôle important dans cette histoire. Sans tout cet argent, mes parents ne seraient jamais revenus s’installer dans le Finistère. Et moi-même sans doute, je n’aurais jamais quitté Brest pour habiter Paris. Mais le vrai problème est encore ailleurs, quand il a fallu revenir des années plus tard et faire le trajet dans l’autre sens, de Paris vers Brest.
1 Avec vue sur la rade 1 Il paraît, après la guerre, tandis que Brest était en ruines, qu’un architecte audacieux proposa, tant qu’à reconstruire, que tous les habitants puissent voir la mer : on aurait construit la ville en hémicycle, augmenté la hauteur des immeubles, avancé la ville au rebord de ses plages. En quelque sorte on aurait tout réinventé. On aurait tout réinventé, oui, s’il n’y avait pas eu quelques riches grincheux voulant récupérer leur bien, ou non pas leur bien puisque la ville était de cendres, mais l’emplacement de leur bien. Alors à Brest, comme à Lorient, comme à Saint-Nazaire, on n’a rien réinventé du tout, seulement empilé des pierres sur des ruines enfouies. Quand on arrive à Brest, ce qu’on voit c’est la ville un peu blanche en arrière-fond du port, un peu lumineuse aussi, mais plate, cubique et aplatie, tranchée comme une pyramide aztèque par un coup de faux horizontal. Voilà la ville qu’on dit avec quelques autres la plus affreuse de France, à cause de cette reconstruction malhabile qui fait des courants d’air dans les rues, à cause d’une vocation balnéaire ratée (complètement ratée même, puisque la seule plage de la ville au fond de la rade se trouve là abandonnée, en contrebas de la quatre-voies tumultueuse qui désengorge la ville), à cause de la pluie souvent, de la pluie persistante que ne savent compenser les grandes lumières du ciel, de sorte que Brest ressemble au cerveau d’un marin, détaché du monde comme une presqu’île. Oui comme une presqu’île, me disait le fils Kermeur, et si tu restes ici tu finiras pareil, tu finiras comme ta grand-mère.
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Assis en face d’elle dans le bus qui nous ramenait en ville, je me souviens, comme je pouvais lire sur sa peau la fatigue qui sillonnait son visage, elle, les yeux fixes sur dehors et la mer sous nos pieds tandis que le bus s’embarquait sur la rade, sur le pont au-dessus de la rade, elle comme à chaque fois au retour des promenades, elle posait son index sur la vitre et me disait, regarde. Alors je fixais au loin les fenêtres de chez elle, là-haut sur le boulevard qui dominait le port, les cinq grandes fenêtres de son nouvel appartement, son nouvel appartement avec vue sur la rade, ne manquait-elle jamais de préciser, cent soixante mètres carrés avec vue sur la rade, répétait-elle comme si c’était un seul mot, une seule expression qu’elle avait prononcée des milliers de fois, laissant glisser dessous toutes les images qui allaient avec, c’est-à-dire la mer bleue de la rade, les lunatiques teintes de l’eau, les silencieuses marées d’août, les reflets de la roche et les heures grises de l’hiver, c’est-à-dire la transformation incessante de l’humeur maritime. Et déjà je savais qu’à peine descendu du bus je lui donnerais le bras sur le trottoir, puis qu’elle insisterait pour qu’on aille dîner ensemble dans son restaurant préféré, allons, disait-elle, tu peux bien venir au Cercle Marin avec moi et puis tu me raccompagneras, tu n’auras pas beaucoup de chemin à faire. Et c’était vrai, que je n’aurais pas beaucoup de chemin à faire, puisque j’habitais en dessous de chez elle. Et au fond de moi je ne me disais qu’une chose : que je l’avais bien cherché. Oui tu l’as bien cherché, me disait le fils Kermeur, il ne fallait pas venir vivre en dessous de chez elle, il ne fallait pas accepter ce marché inacceptable mais toi évidemment tu l’as accepté, toi tu as été assez bête pour accepter ça, m’assenait-il quand il débarquait chez moi le soir, vers 21 h 00, réglé comme une horloge. On quittait le Cercle Marin à 20 h 40, ma grand-mère remontait chez elle à 20 h 50 et j’étais sûr qu’à 21 h 00 il sonnerait, le fils Kermeur, une bouteille de vin à la main, une cigarette dans l’autre, toujours prêt à me taper sur l’épaule, sur l’épaule de mon vieil ami, disait-il. Parce que, d’une certaine manière, c’est vrai, le fils Kermeur était un vieil ami. Et en même temps qu’il me resservait un verre comme s’il était chez lui, il s’en resservait un lui aussi et le buvait d’un trait, puis s’appuyait au radiateur sous la fenêtre, dehors la nuit contredite par la clarté des réverbères, la brume orange qui contrôlait la ville, et le presque silence qu’il interrompait du bruit sec de son verre sur l’évier. Puis il regardait la mouette posée là sur le rebord du balconnet et lui disait en même temps, un peu soûl comme il était à cette heure avancée du soir, il lui disait : « toi aussi tu voudrais dîner avec la vieille dame, hein ? » sur ce ton doucereux et ironique par lequel il parlait à la mouette et se faisait rire tout seul. Mais où donc avait-il été chercher une expression pareille et si cristalline en même temps, si efficace que je ne pouvais plus jamais faire comme si je ne l’avais pas entendue, la vieille dame. Et d’une certaine manière il avait gagné : pour moi aussi ma grand-mère était devenue « la vieille dame », à mesure que j’allais avec elle dans la ville en promenade régulière, de l’église au cimetière et
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à la pâtisserie, oui promenade, ainsi qu’elle qualifiait les après-midi passés à visiter les tombes, à épousseter les pierres, et que pendant tout le temps où j’ai habité à Brest en dessous de chez elle, il a fallu que je l’accompagne au cimetière toutes les semaines, elle et madame Kermeur, parce que quelquefois, oui, elle emmenait sa femme de ménage avec elle au cimetière. Et tu n’en as pas marre, reprenait le fils Kermeur, d’aller bouffer tous les jours dans son restaurant de marins ? Mais c’est à peine si on peut appeler ça un restaurant, le Cercle Marin, plutôt une sorte de club dans lequel il faut justifier de son appartenance à la Marine pour y venir déjeuner, ce qui veut dire quand même que tout le monde ou presque peut y accéder : qui n’aurait à Brest, par alliance ou par cousinage, une relation avec un marin ? Alors elle qui était veuve d’un officier de marine, elle venait là tous les jours, dans cet endroit huppé, croyait-elle, à cause des quinze marches qui menaient au perron, à cause des grands drapeaux français dressés comme des symboles républicains, à cause de la mainmise sur les lieux par les officiers haut gradés, leur marmaille innombrable, leur allure d’échalas sec et droit. Je sais de quoi je parle. J’y ai été moi aussi des milliers de fois, l’accompagnant à midi comme le soir, saluant sans le vouloir les maigres figures des officiers qui mangeaient là, dans leur sanctuaire vitré. On dirait que dans la Marine, on les recrute selon le format de leur squelette, ou bien qu’un certain type d’exercices physiques, ou bien un certain régime alimentaire, a fini par sculpter leur corps de cette même taille longiligne et curieusement aviaire, oui c’est ça, ils ressemblent, c’est exactement ça, à des oies, à des dindons ou à des canes, et les enfants par dizaines, car on fait beaucoup d’enfants dans la Marine, font autant de petits canetons franchissant, le cul toujours un peu en arrière, la lourde porte de verre fumé. Et c’était comme son cocon à elle, cet endroit, où il n’y avait plus à craindre la moindre poussière du dehors, où on se retrouvait entre gens du même monde, avec les mêmes vêtements et les mêmes idées politiques, garantissant à chacun la douceur du prochain, de ce genre de prochain qu’aucun d’entre eux ne peine à aimer comme lui-même, puisque c’est le même. Habillés tous pareil, coiffés tous pareil, déjeunant tous pareil au Cercle Marin, les hommes aux cheveux rasés sur la nuque et les femmes affublées d’un serre-tête composent un peuple fantasque, irruption d’un passé qui n’a sûrement jamais existé mais qu’ils sont certains de représenter et de transmettre encore, une sorte de France antique et royaliste, et comme encore secouée par l’affaire Dreyfus. C’est que dans France, me disait le fils Kermeur, dans France il y a rance. Et il se faisait rire tout seul. Mais je n’ai pas eu le choix, lui disais-je, ma mère ne m’a pas laissé le choix, c’était ça ou le Sud, et qu’est-ce que tu aurais fait à ma place, la même chose que moi bien sûr, tout sauf le Sud. Et j’entendais la voix de ma mère me répétant
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quelques mois plus tôt : ou bien tu vas habiter chez ta grand-mère, ou bien tu pars avec nous dans le Sud, tu m’as bien entendue, c’est ça ou tu pars avec nous dans le sud de la France. Et les yeux au plafond, ma mère joignait les mains comme une madone italienne implorant un dieu caché à l’intérieur d’ellemême, pour répéter inlassablement que ce n’était pas possible, que mon dieu, mais qu’est-ce que j’ai fait au ciel, qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour devoir partir là-bas, dans la région la plus moche de France, se lamentait ma mère. C’est vrai que c’est assez moche, le Languedoc-Roussillon. Moi-même je n’y ai jamais habité mais je n’aime pas cette région. Ne me parlez pas de sa garrigue, de ses taureaux ni de ses flamands roses, ne me parlez pas des vieilles pierres de Montpellier ni du mistral sous le pont du Gard, je suis trop d’accord avec ma mère et je compatis volontiers avec qui habite le Languedoc-Roussillon, a fortiori qui y habite contre son gré. Or ma mère y a habité contre son gré. Alors elle aurait voulu que j’y habite moi aussi, c’est-à-dire que je parte avec elle dans le Sud pour qu’on vive l’exil en famille et qu’on souffre en famille, selon son mot à elle, exil, à cause des problèmes de mon père qui les avaient obligés à quitter la Bretagne, les gros problèmes que j’aurai l’occasion d’évoquer. Mais partir avec eux, je ne l’ai pas fait. Moi j’ai échappé à l’exil, disais-je au fils Kermeur, parce que j’avais déjà 17 ans et que j’étais tout à fait capable de me prendre en charge et donc de rester à Brest sans mes parents. Ma mère n’a jamais partagé cette opinion de moi sur moi mais ma chance ce fut qu’au même moment ma grand-mère a insisté pour que je reste auprès d’elle, que puisque je voulais rester il suffisait que j’habite en dessous de chez elle, que tout ça tombait très bien puisque maintenant elle avait de la place, trop de place pour une personne seule, dans son nouvel appartement, son trop grand appartement, disait-elle, avec vue sur la rade. Alors à cette condition que tu habites chez ta grand-mère, oui tu peux rester à Brest, avait fini par dire ma mère, la mort dans l’âme. Si au moins d’habiter là-bas ça pouvait calmer ses crises, disait le fils Kermeur. Là-dessus il ne faut pas rêver, répondais-je, les crises de ma mère sont le fruit d’une angoisse de fond. La seule chose à faire, disent les médecins, c’est de se mettre un sac plastique sur la tête et de respirer dedans, c’est la seule chose à faire pour la calmer. De la comédie, oui, voilà ce que c’est, les crises de ta mère. Et tandis que je buvais le vin que le fils Kermeur me servait, assis là à le regarder s’agiter et parler plus que moi, je continuais d’entendre sous mon crâne cette improbable conversation de lui et de ma mère, inacceptable, disait l’un, c’est un marché inacceptable, et la voix de ma mère qui venait s’y superposer : et je te rappelle aussi que tu n’es pas majeur, que nous sommes responsables de toi devant la loi.
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Devant la loi, entendais-je encore en mettant la musique forte pour ne pas subir les pas de ma grand-mère sur le parquet au-dessus quand elle se relevait machinalement, quotidiennement, pour avaler ses somnifères puis qu’elle se recouchait, et qu’enfin, elle s’endormait. Mais écoute ça, disais-je au fils Kermeur, je suis obligé de mettre de la musique tout le temps pour me concentrer mais si je mets de la musique, bien sûr, je ne peux pas me concentrer, je ne peux même pas lire. Tant que tu resteras ici, disait-il, dans une ville pluvieuse et à l’écart du monde, tant que tu resteras ici tu n’arriveras à rien. Et regardant sans y croire les étagères de livres qui couraient sur les murs, il reprenait : tu aurais mieux fait de faire comme ton frère, tu aurais mieux fait de faire du foot. Mais à ça je ne répondais pas, dès lors que je n’en avais pas vraiment, de réponse, assis là à ne rien faire dans l’espace de ma chambre, dans les seize mètres carrés de mon studio, soit dix fois moins que chez ta grand-mère, disait Kermeur, et c’est bien normal, puisque tu es dix fois moins riche. Et ça le faisait rire, non pas que moi je sois pauvre mais que ma grand-mère soit riche. Non, disait-il, ce n’est pas que ta grand-mère soit riche qui me fait rire, c’est comment elle est devenue riche, ça oui, ça me fait rire. Et en même temps il se resservait un verre, se rallumait une cigarette et quelquefois, même, il s’allongeait sur mon lit. Il était comme ça, le fils Kermeur, un peu chez lui. Et c’était vrai aussi que c’était un peu chez lui, depuis tant d’années que sa mère travaillait au-dessus, disait-il, et maintenant au service de ta grandmère, continuait-il. Mais si on m’avait dit qu’un jour ta grand-mère habiterait ici, si on m’avait dit qu’un jour ma mère ferait le ménage chez ta grand-mère. Et toujours entre nous il y avait un silence.
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Cessions de droits Voici la liste des titres présentés dans les précédents numéros de Fiction France pour lesquels les droits ont été cédés ou sont en cours de négociations.
Arditi Metin
Germain Sylvie
Actes Sud
Albin Michel
La Fille des Louganis u allemand [Hoffmann & Campe] u grec [Livanis] u russe [Ripol]
Besson Philippe
Ovaldé Véronique
L’Inaperçu
Et mon cœur transparent
u anglais [Dedalus Limited,
u anglais [Portobello, Grande-Bretagne]
Grande-Bretagne] Guyotat Pierre
Éd. de l’Olivier
u italien [Minimum Fax]
Page Martin
Un homme accidentel
Coma
Peut-être une histoire d’amour
u allemand [Deutscher Taschenbuch
u anglais [Semiotexte, États-Unis]
u anglais [Viking Penguin, États-Unis]
Julliard
Verlag] u coréen [Woongjin] u polonais [Muza] u portugais [Editora Novo Seculo, Brésil] Chalandon Sorj
Mon traître Grasset
u castillan [Alianza] u italien [Mondadori]
Dantzig Charles
Je m’appelle François Grasset
u arabe (droits mondiaux)
[Arab Scientific Publishers] Descott Régis
Caïn et Adèle Lattès
u espagnol
Diome Fatou
Inassouvies, nos vies Flammarion u allemand
Énard Mathias
Zone
Actes Sud
u allemand [Berlin Verlag] u anglais [Open Letter, États-Unis] u castillan [Belacqva/ La Otra Orilla, Espagne] u catalan [Columna, Espagne] u italien [Rizzoli] u grec [Ellinika Grammata] u libanais pour la langue arabe [La librairie Orientale] u portugais [Dom Quixote]
Faye Éric
L’Homme sans empreinte Stock
u bulgare [Pulsio] u slovaque [Ed. VSSS]
Mercure de France Joncour Serge
Combien de fois je t’aime Flammarion
u coréen u russe
Éd. de l’Olivier
u coréen [Munidang] u grec [Patakis]
u italien [Garzanti] u portugais [Rocco, Brésil] u roumain [Humanitas] u russe [Astrel]
Pancol Catherine
Lê Linda
La Valse lente des tortues
Christian Bourgois
u coréen [Munhakdongne Publishing]
In memoriam
u allemand [Amman]
Le Bris Michel
Albin Michel
u italien [Baldini Castoldi Dalai Editore] u polonais [Sonia Draga] u russe [Astrel]
La Beauté du monde
Ravey Yves
u italien [Fazi Editore]
Éd. de Minuit
Grasset
Lindon Mathieu
Mon cœur tout seul ne suffit pas P.O.L
u néérlandais [Ailantus]
Majdalani Charif
Caravanserail Éd. du Seuil
u allemand [Knaus/Random] u catalan
[La Campana] u grec [Scripta] u italien [Giunti] Malte Marcus
Garden of Love Zulma
u espagnol [Paidos] u italien [Piemme]
Monnier Alain
Notre seconde vie Flammarion u allemand
Ollagnier Virgnie
L’Incertain
Bambi Bar u grec [Agra] u roumain [Bastion Editura]
Reinhardt Éric
Cendrillon Stock
u coréen [Agora] u italien [Il Saggiatore]
Rolin Olivier
Un Chasseur de lions Éd. du Seuil
u allemand [Berlin] u chinois (caractères simplifiés) [Shanghai 99] u italien [Barbes] u portugais [Sextante]
Roux Frédéric
L’Hiver indien Grasset
u chinois (caractères complexes)
[Ye-ren, Taïwan] u grec [Papyros]
Sansal Boualem
Le Village de l’Allemand Gallimard
u anglais [Europe Editions, États-Unis
et Bloomsbury, Grande-Bretagne]
Liana Levi
u italien [Piemme]
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