Vingt nouveaux livres de fiction française à lire et à traduire
CULTURESFRANCE Président Jean Guéguinou Directeur Olivier Poivre d’Arvor Secrétaire général Aldo Herlaut Directrice de la communication Fanny Aubert Malaurie
Département Livre et Écrit Directeur Paul de Sinety Responsable d’édition Bérénice Guidat Secrétariat de rédaction Sylvie Chineau 1bis, avenue de Villars, 75007 Paris www.culturesfrance.com fictionfrance@culturesfrance.com
Coordination des traductions Bureau du Livre de New York Révision Sara Sugihara et John Simmons Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.
© CULTURESFRANCE, mars 2010 isbn : 978-2-35476-070-0 issn : 1967-0524 Conception graphique : ÉricandMarie Impression : Vasti-Dumas
© John Foley
AVANT-PROPOS
Deux fois par an, Fiction France publie un choix d’extraits de fiction française avec leur traduction en anglais. Des livres que les éditeurs français souhaitent soutenir auprès des traducteurs, des agents à l’étranger et des maisons d’édition qui prennent le risque d’éditer de la fiction contemporaine. Fiction France veut donner un nouvel élan à la traduction de la littérature française d’aujourd’hui, être une vitrine promotionnelle à destination des professionnels du livre dans le monde et un soutien indispensable au marché du livre français à l’étranger. Un outil qui répond pleinement à la vocation de culturesfrance.
COMMENT PARTICIPER À FICTION FRANCE ? Une sélection de 16 à 20 titres s’effectue en concertation avec le département Livre et Écrit de culturesfrance, les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises et les responsables des Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes. Quels sont les critères de sélection ? • Le livre relève du domaine de la fiction de langue française (roman, nouvelle, récit). • La parution est récente ou à venir (12 mois maximum avant la sortie de Fiction France). Quelles sont les modalités d’envoi ? • L’éditeur envoie soit un livre, soit des épreuves, soit un manuscrit. Il aura lui-même sélectionné un extrait de 10 000 signes. • Chaque envoi est accompagné d’un argumentaire, d’une notice biographique et bibliographique de l’auteur (1 500 signes maximum). • 2 exemplaires de chaque ouvrage proposé sont à envoyer dès parution à culturesfrance. Prochaine date limite de réception des textes : 17 mai 2010 Date de parution du prochain Fiction France : 15 septembre 2010
Vous retrouverez, page 117 de ce sixième numéro, les titres présentés dans les précédents Fiction France et pour lesquels les droits ont été cédés à l’étranger. N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte. Olivier Poivre d’Arvor directeur de culturesfrance
CULTURESFRANCE est l’opérateur du ministère français des Affaires étrangères et européennes et du ministère français de la Culture et de la Communication pour les échanges culturels internationaux.
La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français auprès de ses partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est aussi disponible sur Internet. www.culturesfrance.com
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sommaire
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p. 8
p. 14
Ingrid Astier
Véronique Bizot
Quai des enfers
Mon couronnement
Éditeur : Gallimard Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Actes Sud Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
David Letscher/Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr
p. 19
p. 25
Arnaud Cathrine
Éric Chevillard
Le Journal intime de Benjamin Lorca
Choir
Éditeur : Verticales Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions de Minuit Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr
p. 31
p. 37
p. 43
Barbara Constantine
Kéthévane Davrichewy
Stéphanie Des Horts
Tom, petit Tom, tout La Mer noire petit homme, Tom
La Panthère
Éditeur : Calmann-Lévy Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Sabine Wespieser Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions jc Lattès Parution : février 2010 Responsable cessions de droits :
Patricia Roussel proussel@calmann-levy.fr
Joschi Guitton jguitton@swediteur.com
Eva Bredin ebredin@editions-jclattes.fr
p. 49
p. 54
p. 59
Dominique Fabre
Élisabeth Filhol
Georges Flipo
J’aimerais revoir Callaghan
La Centrale
La commissaire n’aime point les vers
Éditeur : Librairie Arthème Fayard Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : P.O.L Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : La Table Ronde Parution : février 2010 Responsable cessions de droits :
Carole Saudejaud csaudejaud@editions-fayard.fr
Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr
Anna Vateva a.vateva@editionslatableronde.fr
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p. 65
p. 70
p. 75
Michèle Halberstadt
Paula Jacques
Yasmina Khadra
Un écart de conduite Kayro Jacobi, juste avant l’oubli
L’Olympe des infortunes
Éditeur : Albin Michel Parution : avril 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Mercure de France Parution : mars 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Julliard Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr
Catherine Farin catherine.farin@mercure.fr
Benita Edzard bedzard@robert-laffont.fr
p. 81
p. 86
p. 90
Cloé Korman
Abdellatif Laâbi
Damien Luce
Les Hommescouleurs
Le Livre imprévu
Le Chambrioleur
Éditeur : Éditions du Seuil Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : La Différence Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Héloïse d’Ormesson Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Martine Heissat mheissat@seuil.com
Parcidio Gonçalves administration.ladifference@orange.fr
Sarah Hirsch sarah@editions-heloisedormesson.com
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p. 95
p. 100
Véronique Olmi
Antoine Piazza
Le Premier Amour
Un voyage au Japon
Éditeur : Grasset & Fasquelle Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions du Rouergue Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr
David Letscher/Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr
p. 105
p. 111
Laurent Seksik
Valérie Zenatti
Les Derniers Jours de Stefan Zweig
Les Âmes sœurs
Éditeur : Flammarion Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits :
Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr
Martine Heissat mheissat@seuil.com
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Ingrid Astier
Quai des enfers
Éditeur : Gallimard Parution : janvier 2010
© Catherine Hélie/Gallimard
Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
Biographie
Ingrid Astier vit et travaille à Paris. Passionnée de gastronomie, elle a publié de nombreux ouvrages gourmands, dont Le Goût du chocolat, Le Goût du thé, Le Goût de la rose et Le Goût des parfums (Mercure de France). Quai des enfers est son premier roman.
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Paris, hiver 2008. La Brigade fluviale de Paris part sur la Seine pour sa ronde de nuit. Amarrée à l’aplomb du 36, quai des Orfèvres, les policiers découvrent une mystérieuse barque : à l’intérieur, une femme morte, drapée dans un linceul blanc. Sur elle, la carte de visite d’un parfumeur réputé, Camille Beaux. L’amitié de Camille avec Jo Desprez – figure légendaire du « 36 » – ne saurait le préserver des vertiges et des angoisses de l’interrogatoire. Desprez se lance dans l’enquête, tant pour lever le voile sur l’affaire que pour découvrir si la personnalité de son ami héberge un monstre. S’amorce une
longue descente aux enfers autour de cette mort qui délivre des secrets à tiroirs… Ce polar flamboyant est aussi ultraréaliste : l’auteure s’est immergée pendant plusieurs mois au 36, quai des Orfèvres et à la Brigade fluviale de Paris, elle a passé des nuits sur les zodiacs qui remontent la Seine, partagé des soirées avec des flics qui avaient bien des histoires à lui raconter… Toutes les anecdotes, toutes les descriptions sont justes et précises. Jamais la Seine n’a semblé si mystérieusement vivante. L’intrigue est haletante et les personnages humains, simplement et terriblement humains…
Chapitre I « Hé Steph, qu’est-ce qu’y a de plus noir que les eaux de la Seine la nuit ? — J’sais pas moi… L’œil de Satan ?… — Pourquoi l’œil, tocard, tu crois qu’il est borgne ? » Phil, le chef d’intervention de la Brigade fluviale, sondait les eaux noires du regard. Il les palpait, déshabillait en connaisseur cette femme-fleuve. Il hésita avant de répondre : « Pour ne voir que le mauvais côté… il doit avoir vendu un œil, non ? » Des rires fusèrent du Zodiac, qui fendait la Seine et passait à l’instant le pont d’Arcole. Un bruit d’avion montait des puissants moteurs, tandis que le Cronos rebondissait sur l’onde épaisse, couleur soutane de curé. Paris dormait ferme. Les visages des policiers, réfugiés sous leurs bonnets, scrutaient les zones d’ombre. Il ne faisait pas froid : il gelait à en faire crever un olivier. Phil avait ramené l’expression de son dernier stage de plongée à Antibes. Les paroles, comme les promeneurs, filaient rares. C’était le 18 décembre depuis peu. Une semaine durant, il avait plu sur Paris. Avec la vitesse, les gouttes glacées giflaient méchamment le visage. Sur les quatre hommes de l’équipage nocturne, deux portaient une cagoule de soie qui leur donnait l’air de braqueurs. Les quais se dévidaient. Dans la nuit, les tours jumelles de la Conciergerie érigeaient leurs fantômes. Deux pieux de pierre éventrant le ciel. L’image de la justice, à 1 h du matin, était plutôt sombre.
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Le matin, les rôles avaient été répartis, interchangeables : Phil avait été désigné chef d’intervention, Steph pilote, Hervé plongeur, et Rémi secouriste. Le quai du Louvre annonçait le pont du Carrousel. Quelques scooters couchés sur le flanc finissaient leur vie au pied des anneaux. « Hé ! les mecs, vous saviez que les lampadaires du pont du Carrousel avaient un mât télescopique ? » Rémi parlait peu, habitude qui lui était restée des conversations avec son père, qui pouvait passer un repas sans laisser à l’autre l’éclaircie d’une question. Il avait appris à vivre dans les arrière-cours des mots. Avec le bruit de fond, personne ne l’avait entendu. La voix de Phil claironnait : « Rémi, on t’a déjà dit que si tu parlais aux vagues, faudrait t’entendre avec les poissons. » Rémi baissa les yeux. « Je parlais des mâts télescopiques du Carrousel, qui sortent leur tête la nuit… — Le jour où t’auras trop peur des silures, tu pourras toujours faire guide touristique, Rémi. Là-dessus, y a pas rat dans la demeure. » Rémi ne répondit pas. Il n’avait pas besoin des autres pour nourrir son imaginaire. Détournant le regard du groupe, il observa les candélabres et se sentit bien, veillé par ces phares, nés de l’esprit fou du sculpteur Raymond Subes. À la tombée du jour, ils s’élevaient de dix mètres. Les Parisiens avaient oublié Raymond Subes, mais Rémi, lui, se sentait le gardien de la Seine, sa mémoire vive. Pas un détail ne lui échappait, des mascarons du viaduc d’Austerlitz aux massives têtes de bœuf de ses piles, au zouave du pont de l’Alma, les pieds enfoncés dans l’eau, qui donnait le niveau de la Seine. C’était son territoire. Il était fier de ne pas sillonner l’eau en aveugle et se moquait qu’on saborde ses connaissances. Cool Raoul… Rémi avait l’habitude de ne parler que pour lui et, s’il le fallait, il était spectateur pour deux. Le canot pneumatique enfila les ponts et les noms se déroulèrent dans l’esprit du jeune homme. Inconsciemment, ils levèrent des souvenirs comme l’on ouvre en grattant de l’ongle, enfant, les lucarnes cartonnées d’un calendrier de l’Avent. Mais un calendrier de l’Avent maléfique, dévoilant le cabinet des horreurs. Pont Royal, pont de la Concorde, pont Alexandre-III, pont des Invalides, pont de l’Alma, passerelle Debilly, pont d’Iéna, pont de Bir-Hakeim, pont de Rouelle, pont de Grenelle, pont Mirabeau, jusqu’au pont du Garigliano, à l’ouest de Paris… Les souvenirs remontèrent un à un à la surface : là, une noyée qui ne s’était laissé aucune chance, le sac à dos plombé de poids de plongée ; ici, la recherche d’un 357 Magnum qu’un malfrat aurait jeté ; plus loin, la découverte laborieuse, dans les tréfonds de la vase – qu’il remuait comme les strates boueuses de la mémoire –, d’un bocal vaudou renfermant les tripailles d’un inconnu mêlées
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à un capharnaüm infernal : épingles, miel, sang séché, bout d’étoffe et mèche de cheveux bouclés. La Seine charriait les secrets de ceux qui avaient voulu noyer leur chagrin. Et eux, ils devaient faire parler ces secrets. Quitte à affronter leurs propres démons. La pluie redoublait, les visages rivalisaient de grimaces avec les gargouilles de Notre-Dame. Au niveau du port d’Auteuil, ils virèrent bord pour bord. La ronde de nuit n’était pas une croisière, la Seine suintait, fleuve de pétrole qui poissait l’âme. « Putain de temps ! » Fidèle à lui-même, Phil faisait dans l’art oratoire. Longeant les péniches, les policiers guettaient les ombres agitées. Mais les ombres restaient muettes. La longue Maglite noire créait d’éphémères lunes rousses, se baladant sur les péniches. À 1 h 30 du matin, l’équipage de la Brigade fluviale aurait pu se croire abandonné des dieux. « Qui sont les seuls pingouins à se geler les os ? Je crois que je vais me fâcher contre la pluie si elle ne fait que glacer mes doigts de pied ! » Steph frappait ses mains l’une contre l’autre, comme pour exorciser l’engourdissement. On aurait dit le dernier skieur de la journée en train d’applaudir de froid, coincé sur un télésiège. Il lançait un regard évident à Hervé, le pilote. « Je crois surtout qu’on va rentrer à la base, y a pas un Parisien pour tâter du froid ce soir, à part nous. Allez les gars, au sec ! » Hervé avait lancé la parole sage, celle qui mettait tout le monde d’accord. « Non mais, on n’est pas payé pour surveiller les mouettes ! » De se savoir sur le retour, Phil se sentait déjà réchauffé. Avec la vitesse, Paris avait des allures de fête foraine. Des lumières blanches, jaunes, bleues et rouges zébraient les quais, campant un autre monde : celui de la ville. Car sur la Seine, les policiers de la Brigade fluviale appartenaient à un royaume à part. Un royaume flottant. Quand ils remontaient le fleuve la nuit, ces hommes se savaient explorateurs modernes, chanceux de jeter sur la ville un regard vierge. Ils connaissaient Paris comme personne – dans ses profondeurs – et scrutaient son sang. Plus secret que les ruelles insoupçonnées, plus intime que les vagins des immeubles. La Seine emportait les histoires les plus tues, les plus sordides, charriait le tourisme et la mort. Les policiers, penchés sur ses pulsations, ressentaient son rythme, son humeur. Pour l’instant, tous communiaient en un vœu : ne pas avoir à plonger. L’eau ne dépassait pas 6 °C. De quoi redouter le corps-à-corps. La Seine était en crue. Steph avait jeté comme de coutume en arrivant un œil à l’échelle d’Austerlitz, qui indiquait un mètre soixante-dix. Le lit normal de la Seine atteignait moins d’un mètre à l’échelle. Au chenal, la profondeur se situait autour de quatre mètres cinquante. Le courant, de 3,4 kilomètres, était assez fort. La couleur verte était bonne pour les dépliants touristiques.
Ingrid Astier
Quai des enfers
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Dans le meilleur des cas, on aurait pu comparer la Seine à du café liégeois. Dans le pire, à un enfer boueux où l’on n’aurait pas reconnu sa mère à cinquante centimètres. Chacun le ressentait : voilà pourquoi ils amorcèrent le chemin du retour, l’esprit tendu vers le climat chaleureux de la salle commune, où flotterait encore un parfum de hachis parmentier. Si le vent venait de l’est. Phil chanta, ce qui n’étonna personne : Paris est la ville des ponts Moi l’homme d’un seul amour Au square du Vert-Galant ! Au square du Vert-Galant La Seine a deux amants Justice et Police Pour veiller tous nos, tous nos vices Qui m’aurait dit pourtant Qui m’aurait dit pourtant Qu’un jour, ils sonderaient Mon amour… « Dis-donc, le crooner, elle est romantique, ta chanson ! — Vous faites chier les mecs, avec votre dérision. C’est une vieille chanson. La fin, elle est triste à crever. » Si la nuit avait été moins noire, Steph et Phil auraient pu voir le visage de Rémi s’illuminer. Lentement, il décréta : « Surtout on ne sait pas si le type il a tué sa femme ou s’il l’a perdue… — T’as raison Rémi, je l’avais pas vue comme ça, pourtant Dieu sait que je la connais depuis longtemps ! Ils sonderaient mon amour… Mon père me la chantait, quand j’étais gamin… — C’était y a très longtemps alors, ironisa Rémi. — Hé, le gnome ! On n’est pas le vétéran de la Fluv pour rien, ça se mérite. Même le commandant, il ne peut gratter mon grade. » Le Cronos ne fut qu’un grand rire. La passerelle des Arts se profilait, le café se rapprochait. Les nuits étaient calmes depuis une semaine, de quoi conclure que le froid anesthésiait tout, même les esprits malades. La dernière agression sur les quais coïncidait avec un radoucissement. D’où l’adage de la Fluviale : Avec le froid, la morale va droit.
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Ils prirent le bras de la Monnaie. Rémi, dont l’esprit ne pouvait s’empêcher de vagabonder de siècle en siècle, songea qu’ils passaient le fantôme du barrage-écluse de la Monnaie, dont la terrible crue de 1910 avait même noyé la guérite. Il ne put s’empêcher de dire : « Et voilà le sexe de Paris ! — De quoi Rémi, mais qu’est-ce que tu racontes encore ? — La place Dauphine et son triangle… d’après André Breton. » Des trois policiers du Cronos, aucun n’eut le temps de commenter les étranges paroles de Rémi. Leur instinct fut comme pris à la gorge. Là, au pied du quai des Orfèvres, à l’escale même, flottait dans la pénombre plus qu’une menace : un mauvais pressentiment. Bardée des éclairs argentés des reflets, l’apparition se dévoilait avant d’être dévorée par la nuit. « Putain, c’est quoi ce bordel ! » Phil tapota l’épaule de Steph qui coupa les gaz du Cronos, stoppant net la vitesse. « Les gars on va voir ce qui se passe. Rémi, file donc un coup de torche ! »
Ingrid Astier
Quai des enfers
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Véronique Bizot
Mon couronnement
Éditeur : Actes Sud Parution : janvier 2010
© DR/Actes Sud
Responsable cessions de droits : David Letscher/Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr
Biographie
Véronique Bizot est l’auteur de deux recueils de nouvelles. Mon couronnement est son premier roman. Publications Les Sangliers, Stock, 2005, nouvelles (rééd. Le Livre de poche, 2007) (prix Renaissance de la nouvelle 2006) ; Les Jardiniers, Actes Sud, 2008, nouvelles.
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Décoré à son corps défendant et à son insu pour une importante découverte qu’il a lui-même oubliée depuis longtemps, un scientifique à la retraite voit soudain son salon envahi d’admirateurs et de journalistes venus le féliciter. Sa femme de ménage, Mme Ambrunaz, qui lui cuisine inlassablement des lentilles (du Puy) pour lui donner des forces, est son ultime rempart contre l’impudeur du monde. Le narrateur n’est pas du tout prêt à affronter les honneurs et doit faire face à sa famille qui reflue comme à l’heure du grand bilan. Réminiscences et retrouvailles qui tendent à le prouver : la dame aux lentilles pourrait bien être sa seule amie.
Avec l’humour légèrement amer et la noirceur singulière qui caractérisaient ses nouvelles, Véronique Bizot approfondit dans ce premier roman son observation sans concession des effets secondaires de l’absurdité de nos vies, explore les déviations de la tendresse familiale souvent déguisée en détestations épidermiques et déshabille la logique du désespoir jusqu’aux os. Il y a dans son écriture une immédiate évidence qui frappe et laisse sans voix – voire relativement démuni face à la justesse et l’acuité de sa phrase et du regard qu’elle porte sur un monde dont la nature est de dériver… de travers. Un univers la fois dérangeant et délectable.
1 Les gens ont tout de même fini par s’en aller et je me suis retrouvé seul dans l’appartement avec Mme Ambrunaz qui faisait cuire des lentilles à la cuisine, j’entendais le cliquetis des lentilles qu’elle remuait en les rinçant, je pensais que ces lentilles, du Puy, celles que je prends au supermarché, ne se rincent pas, et que de surcroît je ne les mangerais certainement pas ce soir. À peine les gens sont-ils partis que Mme Ambrunaz a mis des oignons à blondir, et aussitôt il y a eu cette odeur d’oignons qui s’est répandue et se confond avec le désordre de l’appartement. Le désordre de l’appartement est à vrai dire prodigieux, quel désordre, ont dû penser les gens, mais les circonstances ont fait qu’ils n’ont pas paru le remarquer, ni la poussière, ils ont, enjambant les choses qui traînent dans le couloir et contournant l’escabeau planté au milieu du salon, marché droit sur moi avec leurs mains tendues et leurs sourires. Bien, bien, me suis-je dit, voici des gens. Ça a duré plusieurs heures, mais grâce à Dieu j’avais l’escabeau à quoi m’accrocher, personne n’aurait pu m’arracher à cet escabeau. Des gens comme je n’en avais pas vu depuis des lustres. Tout l’aprèsmidi Mme Ambrunaz n’a cessé d’ouvrir et de refermer la porte sur eux, et c’est quand les derniers sont partis et que, jetant un coup d’œil dans la cage d’escalier, elle a constaté qu’il n’en venait pas d’autres, qu’elle a dit : je vais vous faire de bonnes petites lentilles. Ou : un bon plat de petites lentilles. Il est un fait que les lentilles sont petites, ai-je pensé. Je me tenais toujours à l’escabeau, guettant, sait-on jamais, d’autres pas dans l’escalier. Sur une table au milieu du fatras, je
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voyais une coupe remplie de mandarines, certaines enrobées de papier de soie, d’où venaient ces mandarines, mystère. Probablement une initiative hâtive de Mme Ambrunaz pour faire paraître l’appartement plus frais et bien tenu à tous ces gens qui, dès l’annonce de mon couronnement, se sont mis à y défiler, nous prenant, elle et moi, au dépourvu. Un premier coup de sonnette et ça n’a plus cessé. Une observation, à ce que j’ai compris, que j’aurais autrefois faite à mon laboratoire de physique, et qui trouverait aujourd’hui son terrain d’application, une partie de l’espèce humaine se voyant tout à coup par moi soulagée de l’un de ses maux. Tant mieux, tant mieux. On a voulu me photographier et me filmer mais on a dû pour cela également photographier et filmer l’escabeau, je n’ai pas quitté cet escabeau de tout l’après-midi. Que fait-il au milieu du salon, je ne m’en souviens plus. Ai-je eu l’intention de changer l’ampoule du plafonnier, de raccrocher un bout du rideau, de décrocher un tableau ? Et de quoi aurai-je l’air, sur ces photos et ces films ? De quoi voudriez-vous donc avoir l’air ? me dira Mme Ambrunaz si je m’en inquiète devant elle. Je porte mes anciennes lunettes, en attendant celles sur lesquelles je me suis bêtement assis l’autre jour, en réparation chez l’opticien. Je porte également mon vieux pantalon de velours, ainsi que mon vieux polo de laine sur quoi Mme Ambrunaz m’a fait enfiler une veste, au premier coup de sonnette. Bien inutile, lui ai-je dit en l’enfilant, il doit s’agir de mon frère, ouvrez-lui donc plutôt. Allons, allons, m’a dit Mme Ambrunaz, votre frère ne ferait pas autant de bruit à lui tout seul. De fait, il y avait comme un bourdonnement de voix tout à fait inhabituel sur le palier, des sortes de piétinements, et l’ascenseur n’arrêtait pas de circuler. Puis j’ai entendu l’exclamation qu’a eue Mme Ambrunaz en ouvrant à tout ce monde et j’ai pensé aux témoins de Jéhovah qui sonnent à n’importe quelle heure aux portes des appartements, et je n’ai pas été mécontent, tout compte fait, d’avoir cette veste rugueuse sur le dos pour les affronter. Dans l’entrée, le brouhaha s’est amplifié et Mme Ambrunaz est revenue au salon me reprocher de n’avoir encore pas lu mon courrier de ces dernières semaines ni répondu au téléphone, car si j’avais lu mon courrier ou répondu au téléphone, j’aurais su que j’étais scientifiquement couronné, a-t-elle dit en secouant la tête et en haussant les épaules, après quoi elle est ressortie du salon et je l’ai entendue déclarer que j’étais disponible, si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer. Scientifiquement couronné ? ai-je répété en moi-même, debout au centre de la pièce. Je ne voyais pas du tout de quoi il était question. D’un seul coup le salon a été plein de mains tendues dans ma direction, de sourires et de félicitations et je me suis instinctivement rapproché de l’escabeau. Au milieu de tout ça, Mme Ambrunaz débarrassait des sièges et tapait des coussins sur lesquels personne ne s’est assis, sinon, après m’avoir appelé par mon prénom, une très vieille dame qui portait des chaussures de tennis à grosses semelles et ne m’évoquait rien.
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2 Quand je conduisais encore, j’allais régulièrement jusqu’à la mer, sans doute pour voir des bateaux. Ce souvenir n’a pas d’intérêt majeur, toujours est-il que je quittais le laboratoire tôt dans l’après-midi, j’achetais un sandwich à la cafétéria, montais dans ma voiture et moins de deux heures plus tard j’étais dans un port. Le port m’ennuyait vite, ainsi que les ruelles surchargées de colombages, si bien que je me retrouvais bientôt assis à une table du casino. À présent, je prends l’autobus, avec des hommes de mon âge. Assis dans l’autobus au beau milieu de l’après-midi à regarder par les vitres, nous avons tous l’air de penser que ce n’est pas lui qui nous mènera jusqu’à la mer, ni en vérité nulle part. Pourquoi sommes-nous montés dans cet autobus, pour ce qui me concerne, je serais bien incapable de le dire. Quelques pas dans la rue Saint-Lazare et me voilà grimpé là-dedans. La rue Saint-Lazare est indéniablement l’une des plus accablantes artères de Paris, avec quelques autres où l’on trouve des vieillards dans mon genre, descendus, dans des imperméables d’une propreté douteuse, de leurs appartements défraîchis, encombrés et silencieux – inutile de dire qu’il fut une époque où aucun de nous n’avait une minute à perdre. Parfois, on en voit un qui s’affaisse sur le trottoir, des pommes de terre surgissent des replis de son imperméable pour rouler jusqu’au caniveau, ou un journal s’envole, et la seconde d’après il est déclaré mort par un passant perspicace. Nous avons beau nous sentir, assis au milieu de l’après-midi dans un autobus pratiquement vide et bien chauffé, en relative sécurité, il peut toujours survenir un épisode déplaisant. L’autre jour c’est une dame qui, voyant apparaître la tour Eiffel, s’est mise à crier au chauffeur qu’il s’était trompé de chemin. Je ne vais pas à la tour Eiffel, criait cette dame et elle menaçait de faire un tel scandale que le chauffeur s’est arrêté et l’a priée de descendre. Mais la dame a catégoriquement refusé de descendre, ce qu’elle voulait, c’est que l’autobus rebrousse chemin, si bien que les choses promettant de s’éterniser, je suis, moi, sorti de cet autobus et je me suis retrouvé face à la tour Eiffel, où je n’avais pas eu, non plus que cette dame, la moindre intention de me rendre. C’est ce jour-là, au pied de la tour Eiffel et privé de la carcasse protectrice de l’autobus, que j’ai éprouvé ma première faiblesse, laquelle s’est manifestée par une curieuse sensation de flottement général. On aurait dit que je ne pesais plus rien. Lorsque je fis la sottise de m’en ouvrir à Mme Ambrunaz, alors que j’avais retrouvé la perception de mon poids, Mme Ambrunaz fila à la cuisine me cuire le premier d’une longue série de plats de lentilles, après quoi elle convoqua le docteur du troisième étage, le docteur Manière, de trois ans mon aîné, comme je l’ai appris ce jour-là, insomniaque et ancien médecin légiste. Que le docteur Manière soit insomniaque, je le soupçonnais déjà aux divers bruits nocturnes franchissant le plafond qui nous sépare. Ce que j’aimerais comprendre, c’est à quoi il emploie son insomnie. J’ai l’impression qu’il fait couler beaucoup d’eau. Il
Véronique Bizot
Mon couronnement
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était vêtu d’un mélange de pyjama et de lainages, et je dois dire que l’ensemble manquait de netteté. Mais c’est après tout ce dont nous manquons tous, arrivés à un certain âge, y compris ceux d’entre nous qui vont encore chez le coiffeur et arborent des carrés de soie autour du cou. Je le remerciai de s’être déplacé – un étage à descendre, ce n’est pas ça qui avait pu l’épuiser –, bien que, précisai-je, je ne pensais pas qu’une consultation s’imposât. Je suis médecin légiste, précisa le docteur, je ne soigne pas, et il s’assit dans le confortable fauteuil que j’occupe habituellement, près de la cheminée, de sorte que, désorienté, je dus chercher un endroit où m’asseoir à mon tour. Le docteur observait la pièce comme si j’en avais été absent. Je lui indiquai néanmoins que je n’étais pas très inquiet de ma santé, cette sensation de flottement que j’avais éprouvée face à la tour Eiffel, assortie d’un léger désarroi, n’avait été que passagère et parfaitement indolore, je n’étais pas tombé ni n’avais même trébuché, ma vision ne s’était pas troublée, mon rythme cardiaque ne s’était pas emballé, mon pouls, déclarai-je fermement, a toujours battu très lentement, comme celui des grands sportifs, et j’allais ajouter que, malgré cet atout, je n’avais jamais pratiqué le moindre sport, comme d’ailleurs la plupart de mes collègues scientifiques, quand je compris que d’évidence le docteur Manière m’écoutait à peine. Son regard allait du plafond aux murs et des murs au plafond, comme s’il les mesurait. Nous sommes ici dans votre salon, n’est-ce pas ? dit-il après que je me fus tu. Je confirmai qu’effectivement cette pièce où nous nous trouvions me servait de salon, mais également de bureau et de salle à manger, une tentative pour justifier le désordre. Mon salon donne sur la cour, déclara le docteur Manière. Il avait l’air de me le reprocher. Eh bien, dis-je, c’est certainement plus calme sur la cour, cette rue Saint-Lazare est assez bruyante, non ? Les voitures ne font jamais que circuler, c’est là tout le problème, dit le docteur. Assurément, approuvai-je, songeant qu’il était peut-être gâteux. Mais vous ne dormez tout de même pas sur la rue ? J’ai quatre-vingt-dix ans, déclara le docteur, j’ai renoncé à dormir. Je comprends, dis-je, moi-même, je dors rarement plus de quatre heures d’affilée. Nuit, jour, comment s’y retrouver ? fit le docteur en pointant un doigt maigre dans ma direction. Puis il parut s’affaisser dans mon fauteuil. Nous avons le cœur de plus en plus sec, dit-il. Je ne voulais pas le mettre à la porte, ou du moins, comment m’y prendre ? Ce fut lui qui se leva le premier et marcha droit jusqu’au palier, où, après que je l’eus une nouvelle fois remercié de sa visite, et l’eus assuré, selon toute apparence inutilement, du fait que je me sentais maintenant parfaitement bien, il me salua tout de même d’un bref signe de tête avant d’agripper la rampe. Il commença à grimper les marches et je songeai que dix ans plus tôt nous aurions éventuellement pu avoir quelques bonnes conversations, lui et moi.
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Arnaud Cathrine
Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
© Catherine Hélie/Verticales
Le Journal intime de Benjamin Lorca
Éditeur : Verticales
Biographie
Arnaud Cathrine est né en 1973. Il est l’auteur chez Verticales de sept romans. Il a également publié plusieurs ouvrages pour la jeunesse à L’École des Loisirs. Il a coécrit le scénario du premier film d’Éric Caravaca, Le Passager (2006), tiré de La Route de Midland. En parallèle, Arnaud Cathrine s’est rapproché de la scène musicale en collaborant notamment avec le chanteur Florent Marchet pour lequel il a signé plusieurs titres de l’album Rio baril (Barclay, 2007). Par la suite, ils ont conçu ensemble le livredisque Frère animal (coll. « Minimales », 2008) dont la version scénique poursuit sa tournée en France. [www.arnaudcathrine.com] Publications Parmi les ouvrages les plus récents, chez Verticales : La Disparition de Richard Taylor, 2007 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2008) ; Sweet home, 2005 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2007), Exercices de deuil, 2004 ; Les Vies de Luka 2002.
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Après La Disparition de Richard Taylor, Arnaud Cathrine renoue avec le portrait d’un personnage disparu, mais sous une forme plus radicale, puisque le centre absent de ce nouveau roman est un écrivain dont l’existence s’est brutalement interrompue, en mai 1992, à l’âge de 34 ans. Un héros posthume donc, dont l’œuvre n’est pas loin de tomber dans l’oubli. Pour évoquer sa mémoire, deux amis, un frère et une ex-compagne. Quatre points de vue qui se complètent ou se diffractent, et qui s’étalent sur les quinze années qui nous séparent de sa mort tragique. L’irrémédiable a bien eu lieu,
mais chacun a besoin de réévaluer, de mesurer, de sonder l’importance que Benjamin a eu dans sa vie. Et l’espoir aussi, de découvrir enfin la nature profonde de cet être si fuyant, indépendant, insaisissable, à travers la lecture de son journal intime. Tous trouveront dans le cheminement de leur décision – trahir ce secret posthume… ou pas – le secret du rapport unique qui les liait à Benjamin, mais aussi quelques vérités sur eux-mêmes, plus ou moins apaisantes. Au lecteur seul reviendra la possibilité d’assembler les pièces du puzzle, sans bien sûr pouvoir épuiser la part de mystère de Benjamin.
« Charognard ». Le mot fut lâché peu avant l’été par les ayants droit de Benjamin. Preuve qu’ils m’ont craint. Et qu’ils avaient quelque chose à défendre… Moi, un charognard ? Non : un modeste éditeur, doublé d’un grand admirateur de Benjamin. Un homme, plus simplement, qui ne faisait rien d’autre que quémander son dû. Qu’on m’autorise aujourd’hui à raconter cette incursion en Normandie durant laquelle je dus m’affronter à la garde rapprochée de Benjamin Lorca. C’était le 4 mai 2007, date du quinzième anniversaire de sa mort, à Blonville-sur-mer, non loin de Deauville, station balnéaire archibourgeoise où Benjamin faisait mine de ne jamais mettre les pieds. C’est plus volontiers de Blonville qu’il parlait, son « abri », son « refuge », de la maison aussi où il passait tous ses étés depuis qu’il était né, et enfin de cette plage qu’il a évoquée tant de fois, non pas les côtes majestueuses et accidentées de la Bretagne, plutôt une plage à la beauté discrète, « la belle fadeur », disait-il. Il y séjournait souvent les dernières années. Ses proches venaient l’y voir, vivre et travailler à ses côtés. Ninon Wagner. Ronan Augé bien sûr. Son frère, j’en doute. Cette maison, cette plage, il me semblait les connaître par cœur avant même d’y aller tant Benjamin en avait parlé dans ses romans, et tant j’avais lu le moindre de ses textes. À l’exception du dernier, qui n’avait jamais été publié, sur ordre des cerbères, Ninon au premier chef. Oui l’histoire commence là, du moins celle que j’ai à raconter. En ce 4 mai 2007, débarquant à Blonville, Normandie, pour assister à la messe anniversaire où seraient réunis Ninon,
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Ronan, frère et parents, mes intentions étaient on ne peut plus claires : on avait pu lire toutes les œuvres de Benjamin sauf une, la dernière que les cerbères conservaient jalousement (cachaient, devrais-je dire), sans doute parce que contrairement à tous les autres livres de Benjamin il ne s’agissait pas d’un roman mais d’un journal intime. Or ce journal intime, il me le fallait. Arnaud Cathrine
* Benjamin n’avait jamais écrit que des fictions. Et, bien que s’y sentant à l’étroit, il lui semblait impossible d’en sortir. On l’entendait souvent dire qu’il ne lisait plus que des écrits autobiographiques, comme l’on contemple tristement un spectacle envié auquel on ne pourra jamais participer. Et il avait beau prétendre que c’était là ce qu’exigeait à présent de lui l’écriture (entendons : écrire et publier un texte totalement autobiographique), il reconnaissait, piteux, qu’il ne se l’autorisait pas. Ce qui le rendit presque stérile sur la fin. Galey, Guibert, Ernaux, Calet, il les a tous cités, ceux-là qu’il relisait à longueur de temps, il les a tous cités les trois dernières années de sa vie, lors même qu’il répondait à des interviews qui ne concernaient plus tant la littérature que la tournée théâtrale entreprise avec Ronan, et lors même qu’on lui demandait en fin d’entretien : « Et vous, Benjamin Lorca, un nouveau livre ? — Non. Pas de nouveau livre. » Il se contentait de lire comme le ferait un enfant puni au fond d’une impasse, un dimanche où l’on sait qu’il n’arrivera rien. Alors quel choc ce fut pour moi d’apprendre l’existence de ce journal… L’unique et inédite concession de Benjamin à l’autobiographie croupissait donc au fond d’un tiroir, ou plus vraisemblablement au fond d’un ordinateur, depuis quinze ans… Bien sûr qu’il me le fallait, ce journal. Pas tant dans l’idée de le publier d’ailleurs. Mais pour le lire. Avec le secret espoir d’y figurer. On ne peut rien vous cacher.
Le Journal intime de Benjamin Lorca
* Je vais être franc : je connaissais Benjamin bien mieux que ne le pensaient ses proches. C’est, du moins, ce que j’ai découvert à leur contact. Benjamin ne racontait pas tout. Benjamin restait discret sur certains épisodes. Et notamment celui auquel je pris part. J’ai rencontré Benjamin en 1983. Nous avions sept ans de différence. Il venait tout juste de publier son deuxième roman. Pour ma part, j’étais déjà directeur littéraire aux éditions Condé.
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Lorsqu’il avait vingt-cinq ans, Benjamin était ce qu’on pourrait appeler un garçon… égaré. Et qu’il me pardonne, où qu’il soit, d’entamer mon récit par ce portrait sommaire. Il ne s’agissait pas d’une pose chez lui. Qu’on relise ses livres. Juste d’un trait de personnalité fort répandu et qui n’allait d’ailleurs pas sans charmer. J’ai appris, depuis, à me méfier des garçons égarés (et de moimême !). Ceux-là qui sont prêts à tout pour qu’on s’occupe d’eux et qu’on leur offre l’attention rassurante d’un aîné. Ceux-là qui se laissent conduire, divertir, payer des verres et raccompagner, autrement dit : qui se laissent aimer sans embarras. Ça ne les gêne pas de vous donner à croire, le temps d’une soirée, qu’ils pourraient être un peu amoureux de vous… Mais, bien sûr, il se trouve toujours un moment où ils vous font la bise et s’en vont. J’ai connu un garçon égaré qui s’appelait Benjamin Lorca. On ne m’y reprendra pas. Benjamin ressemblait à ses livres. Cette coïncidence qu’on remarque chez certains auteurs ne rend pas forcément leur œuvre plus intéressante mais le fait est (et il m’intéresse) que Benjamin, à l’image de chacun de ses textes, était un curieux mélange de réserve farouche et de brève impudeur. À suivre le trajet des adolescents qui émaillent ses romans, on imagine sans mal celui qu’il fut et dont il m’a beaucoup parlé : introverti, cloîtré dans sa maison de Caen à éprouver le bonheur d’avoir une chambre à soi où rêver lorsque le cours de la vie vous contraint à piétiner et, dans l’attente de pouvoir investir Paris, s’inventant des échappées dans la lecture. Solitaire, méfiant sitôt que le début d’un groupe pointait son nombre suspect, mais féru de tandem, déjà, recevant chaque mercredi après-midi un ou une camarade, jamais plus, volontiers autoritaire, vampirisant… Ainsi, dix-sept ans durant. Et, pour finir, sur le quai de la gare sitôt qu’on lui en donnerait l’occasion. Disposé à jeter le bébé avec l’eau du bain pour tout réinventer à Paris (il ne rappellerait bientôt plus aucun de ses amis caennais). Intensément présent puis ingratement et définitivement enfui. On imagine que de grands drames président au destin des artistes. Mais certains naissent au contraire du vide et de l’ennui, de l’insupportable néant que l’homme chasse comme il peut en affabulant. Benjamin était un écrivain né un dimanche en province ; son œuvre a surgi du désœuvrement et de l’envie têtue que quelque chose arrive enfin. Cet adolescent-là, il le portait encore sur le visage lorsque nous nous sommes rencontrés. Il gardait les traits du jeune fuyard, en conservait une très exacte mémoire qu’il insufflait dans ses fictions. Il attendait avec impatience, disait-il, d’en être débarrassé. Il espérait, du moins, être un jour un peu plus rompu à cet incessant cycle de métamorphoses qui constitue l’existence et dont l’adolescence n’est que le premier chapitre, douloureux puisque inaugural.
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Comme je l’ai dit, Benjamin était suffisamment paumé à l’époque où je l’ai connu pour ne jamais rechigner devant un admirateur ou une admiratrice proposant de le prendre sous son aile. Bien sûr, il se gardait bien de préciser qu’il ne s’y abriterait que le temps de se rasséréner et filerait avec le dernier métro. À vous de vous débrouiller avec ça. Et de rentrer seul. De le rappeler maintes et maintes fois avec une relative incompréhension. Tout ça pour vous entendre dire : « C’est un malentendu, Édouard. » J’en ai fait la piteuse expérience l’année de la publication de Vous ferez cela en mémoire de moi, livre qui passa inaperçu ; à ce titre, j’imagine que Benjamin me sut gré de m’y être intéressé. Sortant du Salon du livre de Paris où nous avions sympathisé, je lui ai proposé de le déposer en taxi. Nous nous sommes revus régulièrement. Je l’emmenais dans des restaurants assez chics. Benjamin mangeait peu. Il ne buvait que du vin blanc. Je ne me lassais pas de contempler cette dent fêlée qui lui faisait ce sourire irrésistible. Il devait en jouer, mais le jeu me plaisait. Il insistait pour payer sa part. Je préférais l’inviter. En sortant du restaurant, nous marchions dans Paris. Je le prenais par l’épaule. Il s’épanchait avec tristesse, m’adressait des regards savamment ambigus. J’inventoriais pour moi-même cette myriade de signaux qui n’étaient en réalité que l’échafaudage de mon désir trompeur. D’ailleurs Benjamin finissait toujours par me parler de Ninon. Je ne supportais pas qu’il me parle d’elle. Je n’écoutais que d’une oreille. J’aiguillais la conversation vers des sujets qui trouveraient mieux à s’accorder avec le mirage que j’étais en train de bâtir. Mais Benjamin s’appesantissait sans compter sur leur rupture amoureuse, leurs retrouvailles, ces atermoiements dont j’espérais qu’ils se solderaient par une mise en demeure pure et simple et m’offriraient une pleine place auprès de lui. Je le voulais en pleine confusion. Mais il repartait comme il était venu, me laissant avec un début de béguin qui a fini par enfler plus que je ne l’aurais souhaité, me laissant, en somme, sans espoir de rien mais sans chercher non plus à refermer la brèche dans laquelle il m’avait vu m’engouffrer. « Appelle-moi pour me dire si tu es bien rentré. — Promis. » Du haut de ses vingt-cinq ans, Benjamin préférait mon affection à rien du tout, et il se fichait pas mal que j’y laisse des plumes. Nous n’avions pas signé le même contrat, lui et moi. Et s’il trouvait très doux d’être courtisé (il n’y a, hélas, pas d’autre terme), il ne désirait pas plus. Moi oui. Qu’importe. C’est lui qui aurait le dernier mot.
Arnaud Cathrine
Le Journal intime de Benjamin Lorca
J’ai eu du mal à oublier Benjamin. Je veux dire : à renoncer à lui. Renoncer à ce qui ne s’était jamais passé entre nous et ne se passerait d’ailleurs jamais. À plus forte raison lorsque nos virées dans Paris commencèrent à s’espacer. Le gamin avait-il trouvé une autre proie ? Devinant le piteux désastre à l’œuvre, je me mis,
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sans le savoir, à l’accélérer en lui écrivant des mots (auxquels il se gardait bien de répondre). Il s’agissait, le plus souvent, de brèves citations qui racontaient toutes la même chose. Yourcenar : « Où me sauver ? Tu emplis le monde. Je ne puis te fuir qu’en toi. » Éric Jourdan : « Pourquoi m’attaches-tu ? Je ne peux plus te fuir. Si tu m’ouvrais les yeux, tu t’y verrais toi-même. » Au final, Benjamin m’a ouvert les yeux, mais je ne saurais dire ce qu’il y a vu. Ou, peut-être, ne le sais-je que trop. Toujours est-il que nous cessâmes de nous voir en tête-à-tête. J’eus tôt fait d’identifier le virage que prenait notre relation et tentai de m’y résoudre, avec plus ou moins de succès. Au quotidien, je parvenais assez bien à me passer de lui. Il n’en reste pas moins que je m’attendais toujours à ce qu’il m’envoie son dernier livre en date. Mais rien. Rageur, je m’interdisais d’aller l’acheter. Et je finissais par céder. Bien sûr, nous étions amenés à nous côtoyer, microcosme éditorial oblige. Nous nous parlions gentiment. Je me fendais parfois de quelques allusions déstabilisantes. Mais, dans l’ensemble, on aurait pu croire nos relations clarifiées. De mon côté, il n’en était rien. Il suffisait que je croise sa route et je me retrouvais ferré pour quelques jours. Accroché à l’impossible, je vivais une passion qui n’avait pu trouver son terme, son point de libération, et qui mettait un temps infini à mourir. Ce n’est pas la promesse d’une belle amitié ou d’une collaboration future qui me tenait, mais les rêves de chavirement que nos soirées m’avaient laissé entrevoir. Une fois le navire bien à quai, il m’importait peu de faire le voyage. Ce voyage-là, du moins. Benjamin est mort un soir de mai 1992. C’est un tout autre voyage qu’il me faudrait dès lors inventer.
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Éric Chevillard
Choir
Éditeur : Éditions de Minuit Parution : janvier 2010
© Hélène Bamberger/Éditions de Minuit
Responsable cessions de droits : Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr
Biographie
Éric Chevillard est né à La Roche-sur-Yon (Vendée) en 1964. Publications Parmi les romans les plus récents, aux Éditions de Minuit : Sans l’orang-outan, 2007 ; Démolir Nisard, 2006 ; Oreille rouge, 2005 (rééd. coll. « Double », 2007) ; Le Vaillant Petit Tailleur, 2003 ; Du hérisson, 2002 ; Les Absences du capitaine Cook, 2001.
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L’île de Choir est un écueil de terre rude, hostile, inclément, et nous, ses habitants infortunés, de toutes nos forces nous le haïssons, nous le honnissons, nous le maudissons. Tous, nous rêvons de partir. Impitoyablement, nous sommes retenus par ses sables et ses boues. Il se raconte pourtant qu’un ancêtre, Ilinuk, né avec une difformité formidable, parvint à s’en arracher pour rejoindre le ciel. Un de ses anciens compagnons vieux comme l’orage et la cendre endort nos douleurs et calme nos plaintes avec le récit de sa vie prodigieuse. Ilinuk a promis de revenir nous chercher. Nous vivons depuis pour cette seule espérance. Et nous guettons son retour, ne cessant de scruter le ciel que pour haïr, honnir et maudire le sol de Choir.
Une seule ambition pour les habitants de Choir, notre seul projet, quitter Choir. C’est formulé ici avec mesure, froidement, pour la chronique. En temps normal, nous le hurlons. Bondir hors de choir ! oh ! moi ! laisser Choir sous moi, déchet immonde de ma décrépitude, de mon incontinence ! Hors de choir bondir ! Issir ! m’arracher à ses glus, à ses boues, élargir les huit trous de mon corps afin que s’écoule au travers tout le sable de Choir ! puis dans mon dos retombe ! derrière moi laisser les tumulus et les prisons de Choir ! oh ! Jaillir des taupinières de Choir ! oiseau oison oisillon oiselet m’essorer ! toutes mes plumes pour la flèche ! et allez, va ! Me chasser du territoire, me condamner à l’exil loin de Choir, prendre contre ma personne de radicales mesures d’expulsion avec contrainte par corps, bras tordus dans le dos, sans escorte et sans délai me reconduire à la frontière ! hé quoi ? Je me mords et je me flagelle, je me gifle, je me griffe, je me bats, me frappe la tête contre les murs tant que je veux, je me prive d’eau, de nourriture,
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et je ne pourrais seulement pas m’extrader, me bannir ? et m’interdire de séjour à Choir ? Fuser hors ? Qu’une échelle au moins m’emporte ! hop ! hop ! hop ! échelle, allez ! Ce n’est rien pour toi ! hisse-moi au-dessus de Choir ! Grimpe ! saute ! bats un peu des ailes ! vas-tu démarrer ? tes barreaux sous moi, je n’y reviendrai pas, tu peux les brûler : petit bois pour ta chaudière, pour ton moteur ! ah mais ! nous y étions presque ! pourquoi t’arrêtes-tu toujours en si bon chemin ?
Éric Chevillard
Choir
Sang des colères ! Il reviendra ! Maigre comme un bâton, droit et sec, c’est maintenant le vieux Yoakam qui prend la parole. Au bout de cette hampe, le vent agite un drapeau effrangé de barbe et de cheveux d’un blanc noirâtre. Yoakam a survécu à tous les âges de la vie, il les a laissés derrière lui mais il n’a rien oublié. Nous nous groupons autour de lui pour écouter son récit. Quand Ilinuk naquit, l’orage était sur Choir. Des éclairs lacéraient le ciel noir et lourd qui vingt années plus tard s’ouvrirait pour le Polydactyle comme un champ de blé, comme une robe. La pluie tomba cette nuit-là, que l’on attend depuis. Zula mit l’enfant au monde aux petites heures du jour et l’orage aussitôt s’apaisa. Le premier cri d’Ilinuk fit monter haut le soleil dans le ciel et tout de suite il fut midi. On vit passer au-dessus de Choir un vol en triangle d’oiseaux blancs dont la migration saisonnière empruntait pour la première fois cet itinéraire et qui tout aussi soudainement y renoncèrent vingt années plus tard, après l’essor miraculeux d’Ilinuk. Une quinte de toux emporte les paroles suivantes. Le vieillard réclame un verre d’eau. Un verre d’eau, à Choir ! Où puiser ce remède ? Les expéditions menées tous azimuts dans le but de mieux connaître la géographie de Choir n’ont guère éclairci la situation. Les rapports demeurent vagues, lacunaires, imprécis, et, quand la précision s’y trouve, elle contredit ce que l’on croyait au moins savoir avec certitude : ce n’est donc point une montagne, c’est un marais, un marais de plus, soit. Mais rien n’est jamais définitivement acquis ici. Nous nous accordons sur peu de choses à ce jour. Sont pourtant consignés dans tous ces rapports l’impression de tourner en rond, d’une part, l’escarpement accidenté du contour, d’autre part, et enfin l’impression de tourner en rond, observations que chacun fera aussi bien en se traînant n’importe où sur quelques mètres.
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Nous supposons cependant que Choir est une île, un anneau de récifs enseveli sous le sable et fermé autour d’une mer intérieure. La controverse commence lorsqu’il s’agit de déterminer quelle est la mer intérieure et quelle l’autre, l’extérieure, l’environnante. Deux eaux quoi qu’il en soit non navigables, hérissées d’écueils affleurant, prises dans les glaces une bonne partie de l’année. Fragiles banquises qui ne supportent pas le poids d’un enfant, seuls l’ours blanc et le morse s’y meuvent sans péril. Rare celle-ci et rase, la végétation. On ferait un bosquet peut-être en rapprochant les arbres, puis en les liant un fagot. Voilà tout ce que l’on sait de Choir, pour la géographie physique, tout ce que l’on peut affirmer avant d’être démenti. Partir ? Mais nous ne faisons que cela, nous prenons la mer, nous bravons le gros temps, nous essuyons mille tempêtes ; enfin, lessivés, moulus, à demi dévorés par les congres et les crabes, enfin nous touchons terre, terre ! terre ! et c’est l’autre rive de Choir. Tourbillon immobile, tourbe labile, là où mon bateau s’est échoué ma maison vacille. Puis comment franchir la barrière de corail qui cerne l’île comme une muraille ? Les requins non plus ne le peuvent pas. Demeurent avec nous prisonniers du lagon. Donc Choir, possiblement une île, à moins que cet anneau rocheux ne soit la margelle émergée d’un cratère lui-même empli d’une eau sulfureuse dont les émanations nous brûlent la peau ; autour, l’hostilité d’un océan tempétueux sans majesté ; nous enfin, sur cette crête, agrippés au roc, débattant sans répit de la précarité de notre condition parmi les bêlements de nos chèvres qui relèvent un peu le débat et guettant le retour d’Ilinuk avec un nouvel espoir à chaque fois qu’un nuage s’écarte d’un nuage et l’atroce et familière sensation de notre déréliction ravivée dès que se reforme le couvercle de suie qu’un éclair quelquefois embrase, qui sera le soleil de ce jour, à la lueur duquel nous faisons la connaissance de nos proches, trop proches, la sangsue ou le pou, une mère, une sœur, un mari, un fils : nous ne savions d’eux jusqu’alors que leur souffle court, ce halètement rauque, cette haleine ou duodénite, leurs visages ne nous surprennent point, hâves, noirs de congestion, aux lèvres sans pulpe, au regard fixe battu de fièvre. Souvent, une mousse de barbe plutôt semblable à un lichen, à un champignon, mange leurs joues et leur menton. Nous ne sympathisons pas. Ils nous répugnent : nous nous sommes vus dans leurs yeux. Ilinuk, Ilinuk, nous t’implorons, reviens ! Reviens nous prendre ! Absorbenous, prodigieuse Éponge, soulève-nous, Ventouse toute-puissante, ô Polydactyle, aspire-nous dans ta Narine ! Cale-nous sous ton Aisselle ! Ou derrière ton Oreille, et partons !
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Quand le désespoir ne nous abat pas, c’est l’euphorie qui nous soulève ; ensuite, ou bien nous sombrons dans un creux de douze mètres, ou bien nous sommes précipités contre la falaise. C’est pour mieux rebondir. Nos affaires prospèrent en conséquence. Nous produisons beaucoup, énormément de bile. Inutile de nous traire, nous la vomissons généreusement dans de grands seaux qui sont versés en fin de journée dans des cuves et des citernes réparties dans Choir. Les habitants y font mariner leur viande et leur poisson. On y lave aussi le linge d’hôpital, plus difficile à récupérer, et les mères y procèdent avec une vigueur qui les apparente à une noyade aux ablutions de leurs bébés. Forts de cette éducation, nous ne nous attardons pas sur les rivages nauséabonds de la candeur, à Choir, nous entrons tôt dans la vieillesse, avec la folle ardeur et l’enthousiasme du jeune âge, dans l’espérance qu’ainsi tout ira plus vite.
Éric Chevillard
Choir
Puis nous prenons soin d’éviter tout divertissement qui nous ralentirait. Nos artistes honnis et détestés se cachent, ils œuvrent sinistrement au fond des puits, nous ne voulons pas d’eux à la surface. Il faut emprunter de longues galeries poisseuses et voûtées, comme forées par ces épaules basses, ces dos honteux, pour découvrir leurs peintures et leurs gravures exécutées sur les parois, dans la ténèbre froide. Nul n’a le goût de s’y fourvoyer mais parfois nous tombons dessus, vraiment, au hasard d’une chute dans un trou de cailloux ou en cherchant un abri contre la grêle et les punaises. Oh plutôt la grêle et les punaises pourtant ! Cent fois la grêle et cent fois les punaises ! Les monstres enfantés par leurs rêves malades et leur imagination pauvrement combinatoire grimacent sur les corniches de pierre, simples silhouettes souvent, tracées du bout d’un doigt dans l’argile, ou figures polychromes que nos torches réveillent et excitent, c’est malin. C’est à pleurer. Plutôt la grêle en averse ininterrompue sur nos têtes, plutôt les punaises dans nos cheveux, dans nos oreilles, dans nos narines et sous notre langue que ces apparitions grotesques ; nous ressortons vite à l’air libre, dans les miasmes soudain rafraîchissants de Choir. Et nous nous calfeutrons dans nos masures, nous tirons d’épais rideaux devant nos fenêtres et ce geste nous semble prodigieux, digne d’un dieu omnipotent : du même mouvement nous disparaissons et nous faisons disparaître Choir. Double soulagement ! Quelle légèreté d’être, soudain ! De part et d’autre de ces rideaux, rien n’est plus visible. Nous n’aimons pas le jour qui éclaire si crûment toutes les horreurs de Choir, mais nous n’aimons pas la nuit davantage, qui les dérobe traîtreusement. Au crépuscule ? Nous les devinons, et c’est pire. Nous disposons de trois cent douze mots pour dire gris, ce qui serait évidemment bien insuffisant si leur sens ne variait selon notre intonation et si les modulations de cette plainte n’y ajoutaient toutes les nuances nécessaires à la juste et complète évocation de Choir, où la punaise a beau vrombir et mordre
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ne sera jamais aussi irritante que le frivole papillon versicolore qui danse pour nos seuls sourcils froncés, et que nous lapidons, comme nous poussons dans les orties le chanteur dévêtu : c’est notre musique. Certains de nos jeunes préfèrent pourtant des rythmes plus trépidants et le volume monté au maximum ; pour cela, nous avons le cactus ou le roncier. Il n’y a meilleur parti à tirer du paysage de Choir. Quant à l’eau de nos sources, cette soupe de têtards, de tipules et de vase, il nous faudrait quelque chose à boire pour la faire passer. Ce sera une coupe d’amertume encore. Nous avons beau creuser le sol, nous n’en savons extraire que des montagnes, et voilà que surgissent par la grâce de notre volonté, de notre travail harassant, des obstacles nouveaux, de supplémentaires embûches, de la difficulté toujours, quoi que nous entreprenions. Et lorsque nous parvenons au sommet de ces montagnes, depuis leur faîte, nous voyons seulement un peu mieux que d’en bas comme nous sommes loin du ciel. Alors nous livrons nos corps aux mécaniques précises de Perlaps, l’ingénieur. Ses engrenages ne mènent à rien, mais ils y vont résolument, par saccades brèves et décidées, avec de brusques accélérations et de fréquentes bifurcations qui ont toutes les apparences de la nécessité, ce qui nous change des trajectoires aléatoires de notre errance sur l’île, souvent fatales, favorisant les collisions et les emboîtements malencontreux à l’origine de nos engendrements. Les familles sont formées de membres liés ainsi par la mésaventure du hasard qui, chaque matin, s’identifient avec peine, par élimination, par recoupements. Les rôles et les fonctions tournent, s’échangent à notre insu. Le fils est quelquefois le père. Ce sont nos voisins qui nous constituent en tant que famille, leur proximité hostile ou dédaigneuse nous condamne à rester groupés. Nous sommes aussi, du reste, les gardiens de leur cellule. C’est frayer déjà plus que nous ne le souhaiterions. De ces frictions, parfois, naît un petit. Œufs funestes, farine de farine ! Mince comme le jour sous la porte et sa voix aussi nous parvient depuis l’autre côté, parle le vieux Yoakam. On l’écoute. Quand le vieux Yoakam parle, on l’écoute.
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Barbara Constantine
Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits : Patricia Roussel proussel@calmann-levy.fr
© Tanya Constantine/Calmann-Lévy
Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom
Éditeur : Calmann-Lévy
Biographie
Barbara Constantine est scripte et romancière. Elle vit en région parisienne, mais descend souvent dans le Berry avec son chat pour y cultiver son potager. Publications Chez Calmann-Lévy : À Mélie, sans mélo, 2008 (rééd. Le Livre de Poche, 2010) ; Allumer le chat, 2007 (rééd. Points, 2008).
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Tom, onze ans, vit avec sa mère Joss, vingt-cinq ans, dans un mobil-home. Joss est une jeune femme fantasque qui n’hésite pas à laisser son fils seul pour une virée de quelques jours avec des copains. Elle sait Tom débrouillard et malin, mais lui n’aime pas trop se retrouver seul la nuit dans le mobil-home. Pour agrémenter leur maigre pitance quotidienne, il va cueillir des fruits et des légumes dans les potagers des voisins, juste la ration qui leur est nécessaire, pas plus, comme ça, ce n’est pas vraiment du vol… C’est ainsi qu’il rencontre une très vieille dame, Madeleine, dont il va prendre soin en
cachette de sa mère et qui va occuper une place particulière dans sa vie. Au même moment surgit dans les parages un bel homme habillé en croque-mort, un peu dingue mais finalement très gentil, qui cherche à renouer avec Joss après des années de séparation et un séjour en prison. Comme dans les précédents romans de Barbara Constantine, il y a beaucoup d’humour, de gravité et d’humanité dans ce livre qui met en scène des personnages rares dans la fiction contemporaine, ballottés par la vie mais terriblement attachants.
8 La boîte noire Tom s’est levé tôt. Il a fait tous ses devoirs du week-end pour être débarrassé. Il sait que Joss va râler quand elle va se réveiller. Parce qu’elle veut faire ses devoirs en même temps que lui. Mais tant pis. Il a trop de trucs à faire. Il a rangé ses affaires, petit déjeuné et a même préparé le café de Joss avant de partir. Histoire de l’amadouer. Et puis, il a enfourché son vélo et a filé. Il culpabilise un peu, quand même. Il sait bien que c’est hyperdifficile pour Joss de faire ses devoirs toute seule. Qu’elle a du mal à se concentrer. Elle dit que ça tient à son âge. Mais la vérité, c’est qu’elle a trop de choses à rattraper. Et qu’elle se décourage. C’est normal. Avec lui, elle a l’impression que c’est plus facile. Elle dit qu’il explique bien. Mais surtout, elle a moins honte de poser des questions quand elle ne comprend pas. Même des questions à la con. Elle sait qu’il ne rigolera pas. De toute façon, il n’a pas le choix. Elle lui en collerait deux aussi sec. Ça lui arrive d’être méchante, des fois. Surtout quand elle s’énerve contre lui. Parce que, c’est juste qu’un petit morveux de onze ans. Et qu’il lui fait la leçon. D’un côté comme de l’autre… Ces derniers temps, ils bossent l’orthographe. Ça lui donne du mal. Elle fait des fautes à presque tous les mots. Mais le plus dur c’est pour les accords du participe passé. Elle déteste les accords du participe passé. Au point que ça
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lui donne envie de crier. Et dire des choses terribles. Qu’elle ne pense pas forcément. Mais sûrement un peu… Ça le rend triste. Surtout quand elle dit que tout est de sa faute. Et que si elle a arrêté l’école à treize ans, c’est à cause de lui. Qu’elle aurait bien aimé faire des études, mais que ça l’en a empêchée. Et puis, quand elle voit qu’il va pleurer, elle tempère. Admet que ça n’était pas la seule raison. Qu’elle n’y allait déjà plus beaucoup avant. Et qu’elle n’était pas très douée de toute façon. Pleure pas, mon p’tit Tom, va. Tu m’connais. J’aime bien exagérer… En plus, même enceinte, elle aurait pu continuer, évidemment. Mais ses profs n’avaient pas su la motiver. Au contraire, ils l’avaient fait chier. N’avaient même pas essayé de savoir pourquoi ou comment ça lui était arrivé. Elle était enceinte de cinq mois quand elle a enfin su pourquoi son ventre avait grossi. Elle sentait bien que depuis un moment il y avait quelque chose qui poussait là-dedans. Qui frétillait dans tous les sens. Comme un poisson dans son estomac. Ça lui faisait peur. Lui faisait penser à Alien. Le monstre qui grandit dans le corps de cette fille… Elle avait fini par en parler à l’infirmière du foyer, qui l’avait envoyée voir le médecin. Qui avait trouvé ce qu’elle avait. C’était lui, Tom, qui allait pointer le bout de son nez trois mois plus tard. Un poil prématuré. Ça lui était tombé dessus, crac ! au premier coup. Il n’y en avait pas eu de deuxième avec ce mec-là. Elle ne l’aimait pas. Il ne l’avait draguée qu’à cause de la taille de ses seins, de toute façon. La seule de la bande à en avoir de si gros. Elle voyait bien l’effet que ça faisait aux garçons. Lui, il en avait les yeux qui lui sortaient de la tête. C’était marrant. Et puis, il l’avait invitée au ciné et lui avait payé du pop-corn. C’était la première fois qu’on lui payait quelque chose. Le film était chouette et le pop-corn aussi. En guise de merci, elle l’avait laissé faire tout ce qu’il voulait. Il s’y était pris comme un manche. Trois jours sans pouvoir marcher. Ça l’avait dégoûtée pour un moment. Si c’était ça l’amour, autant faire sans, elle s’était dit. Mais le mec, lui, il s’était accroché. L’avait suivie partout. Comme un chien. À pleurer sans arrêt. À lui écrire des poèmes. Il y en a un qu’elle avait trouvé joli, quand même… Mais bon. Ça n’avait pas suffi. Au bout d’un moment, il avait fini par comprendre. Il était allé voir ailleurs. S’était jeté sur sa copine, Élodie. Elle, ça ne la gênait pas qu’il mate ses seins. Au contraire. Ça lui faisait plaisir. Elle en avait des petits. Joss avait perdu une copine, mais elle avait réussi à se débarrasser du crampon.
Barbara Constantine
Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom
Maintenant, elle a vingt-cinq ans. Et elle veut passer son bac. Elle sait à peine écrire, mais elle veut apprendre. Elle veut tout apprendre. Et se cultiver, aussi. Ça fait longtemps qu’elle a ce projet. Se rendre intéressante. Parce qu’elle ne se fait pas trop d’illusions. Elle a un joli visage, mais… rien de particulier.
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La seule chose qu’elle ait de spécial, c’est la taille de ses seins. C’est ce que les gens remarquent chez elle en premier. Qui fait qu’on ne lui parle jamais autrement qu’avec les yeux baissés. Fixés sur ses nibards. Et ça, elle en a marre. Elle a décidé de se faire opérer. Passer de la taille 100D à 90B. Que quand on lui parle, on la regarde enfin droit dans les yeux. Et que si on la trouve intéressante, ce soit pour autre chose que pour son tour de poitrine. Elle met de l’argent de côté depuis des années. Dans une petite boîte noire qu’elle cache sous le châssis du mobil-home. Tom connaît la cachette. Mais ni lui ni elle ne touchent à ce qu’il y a dedans. Jamais. C’est sacré. Même quand ils sont dans la dèche. Et ça arrive souvent, parce qu’elle ne travaille pas très régulièrement. À cause des plaintes des gens chez qui on l’envoie. C’est assez embêtant pour son boulot, mais elle déteste faire le ménage. Surtout la vaisselle. Pour le reste, on peut lui faire confiance. Elle est honnête et elle travaille bien. Ça lui plaît de s’occuper des malades, et des vieux aussi. Elle se sent utile. Même si des fois elle lui raconte en se marrant des histoires horribles. Des histoires qui ne se racontent pas. Des choses trop intimes. Mais, la vaisselle… c’est vraiment un problème. Ça lui vient peut-être de quand elle était petite, quand on l’obligeait à la faire, sinon elle n’avait rien à manger. Ça vient sûrement de là, pauvre maman. Tom vient d’arriver près du potager des voisins. Ceux qui se disent « vous » et qui se parlent poliment même quand ils sont énervés. Il pose son vélo dans les buissons, s’approche de la haie, écoute. Pas un chat. Le samedi, à cette heure, ils ne sont jamais là. Ils doivent aller faire des courses ou rendre visite à des copains. C’est bon. Tom va pouvoir un peu fouiner. Il finit de remplir son sac et le dépose tout près du trou dans la haie. Trois carottes, trois poireaux, trois oignons et neuf pommes de terre. Il est inquiet. Il ne prend pas autant de choses d’habitude. Il retourne effacer les traces de son passage. Arrose très soigneusement le plant de pommes de terre arraché et replanté. En se disant que peut-être, il reprendra ?… On ne sait jamais. Il reste du temps avant le retour des proprios. Pour la première fois, il pousse la porte et entre dans le cellier. En faisant attention à ne pas laisser de traces. Il s’arrête devant les grandes étagères pleines d’outils, de matériel de bricolage, de boîtes de toutes sortes. Tout est classé, rangé, étiqueté. Sur une table, des claies empilées, pleines de pommes de l’automne dernier. Il en met trois dans ses poches et croque dans une quatrième. Il commence à se détendre. À se sentir chez lui.
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Maintenant, il entre dans la serre. Il fait chaud. Ça sent bon la terre humide. Partout, des pousses de fleurs et de légumes. Avec la photo en couleur de ce qu’ils deviendront plus tard. Et des multitudes de plants de tomates. Des rouges, des oranges, des jaunes, des vertes et même des noires. En forme de poire, de piment, de cœur… Jamais vu ça. Il est temps de partir. Il récupère son sac et plonge sous la haie. Au moment de ressortir, il se fige. Le chat est là. Le regarde aussi méchamment que la dernière fois. Toujours aussi impressionné, Tom baisse le regard. Il a entendu dire quelque part qu’il ne fallait jamais fixer les chats dans les yeux. Ils pensent qu’on les défie, et ça réveille leur agressivité. Il garde son sac sur le dos, mais sort les trois pommes de ses poches. Il hausse un peu les épaules, comme pour s’excuser et l’air de dire : Juste trois, ça peut aller ? Alors, le chat se lève, avance lentement vers lui. Sur trois pattes, évidemment. De cette démarche qui le rend si inquiétant. Il avance sans quitter Tom des yeux, puis… d’un bond s’engouffre sous la haie et disparaît. Tom soupire. Il a eu très chaud cette fois encore.
Barbara Constantine
Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom
[…] 36 C’est du Bach Il pousse un profond soupir, se cale au fond de son grand fauteuil en cuir. Devant lui, sur l’écran de l’ordinateur, les photos qu’il vient de prendre défilent. De face, de profil, le gauche, le droit, en gros plan, en pied, etc. Il est perplexe. — C’est dommage, ils sont parfaits… — Ça veut dire que… vous refusez ? — Non, évidemment. Mais mettez-vous à ma place. C’est un peu une souffrance. Mon travail c’est plutôt… l’ampleur, l’exaltation, la sublimation, vous comprenez ? — Non, pas très bien. Ses sourcils se lèvent nerveusement. C’est un tic, chez lui. Qui se déclenche en général quand il désapprouve fortement. — Mais moi non plus, je ne comprends pas très bien. Vous avez ce que désirent, et ce sur quoi fantasment la plupart des hommes – moi inclus, je ne vous le cache pas – et vous voulez vous en débarrasser. C’est déconcertant, voilà tout. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? — Voyez avec ma secrétaire, et choisissez avec elle la date qui vous conviendra le mieux. Je ne sais pas quoi dire d’autre. Joss se lève, prend son sac, lui tend la main pour dire au revoir. C’est plus fort que lui, il rajoute : — Réfléchissez bien, quand même.
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— C’est tout réfléchi. Elle ouvre la porte du cabinet, se retourne et lui sourit gentiment. — Je suis sûre que vous allez y arriver. Ne vous inquiétez pas. Il est vexé. Son tic le reprend. La secrétaire a fixé avec elle la date de l’opération. Mais avant, elle lui a pris un rendez-vous avec l’anesthésiste. Comme il passait justement à ce moment-là à la clinique, il a proposé de la recevoir dans la foulée. Elle a accepté, c’était plus pratique. Elle n’aurait pas à revenir. Ils sont entrés dans son bureau. Il a mis de la musique… C’est du Bach, vous aimez ?… Elle a dit oui, sans connaître. Pour pas avoir l’air trop con. Il lui a posé des tas de questions sur sa santé. Et puis aussi sur les raisons de cette opération. Vous n’êtes pas obligée de répondre, évidemment. Mais j’aime créer des liens avec mes patients, vous comprenez… Sa voix était douce. Son regard apaisant. La musique très belle. Elle s’est laissée aller. Sans cette sale impression d’être constamment jugée. Et elle commencé à lui raconter. Quand elle avait dix ans. Et qu’elle les a vus pousser, pousser… En très peu de temps. Et juste après, elle a perdu du sang. Et ça l’a épouvantée. Elle en a parlé à sa mère, mais elle s’est mise à rigoler. Elle buvait beaucoup, et elle avait les dents toutes gâtées. Ça lui donnait l’air méchant. Un peu comme une sorcière, vous voyez… Et puis, avec le beau-père, les choses ont changé. Il s’est mis à la regarder bizarrement. À vouloir la toucher. À l’envoyer à la cave et à la coincer dans l’escalier. À se frotter contre elle. Sans jamais la pénétrer ! Mais tout le reste, quand même… Pas la peine de vous faire un dessin. À onze ans, elle s’est enfuie. Mais les gendarmes l’ont rattrapée. Et ils l’ont ramenée chez elle, sans lui poser de questions. Pas longtemps après, sa mère est morte d’une cirrhose, évidemment. Et elle a été placée en famille d’accueil. Au début c’était bien, la dame était sympa. Mais le mari, même topo que le beau-père. Il n’avait d’yeux que pour ses seins… Éclat de rire… Dieu que pour ses saints… C’est bête, mais ça me fait toujours marrer, excusez-moi… Bon. Elle est retournée en foyer. Et à treize ans, elle a fugué. Là, elle a rencontré un garçon de quelques années plus vieux qu’elle. Elle l’a trouvé gentil. Et puis surtout il avait une voiture. Elle s’est dit qu’il pourrait l’emmener loin. À des milliers de kilomètres de là. Mais non. Il avait flashé sur la même chose que les autres, c’est tout. Elle l’a compris trop tard. C’était sa première vraie fois. Et elle est tombée enceinte. Crac ! Au premier coup. Après, c’est un peu toujours pareil. Ça ne vaut pas la peine de raconter… Voilà. Mais peut-être qu’après l’opération, le jour où quelqu’un l’aimera, ce ne sera que pour elle, hein ?… En tout cas, ça vaut le coup d’essayer. Elle a passé sa main sur son visage et sur ses cheveux, comme pour chasser des souvenirs ou des images qui y seraient restées accrochées. Et elle a ajouté : — Elle est belle, cette musique de bac. Ça m’a bien plu. Il lui a offert le cd et l’a raccompagnée à la porte du cabinet. Il lui a serré la main et l’a regardée droit dans les yeux. — À bientôt, mademoiselle.
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Kéthévane Davrichewy
La Mer noire
Éditeur : Sabine Wespieser Parution : janvier 2010
© Dorothée Lindon/Sabine Wespieser
Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com
Biographie
Kéthévane Davrichewy est née à Paris en 1965 dans une famille géorgienne. Son enfance est marquée par les souvenirs et l’expérience de l’exil qu’ont vécue ses grands-parents. Après des études de lettres modernes, de cinéma et de théâtre, elle a travaillé pour différents magazines et a commencé à collecter des contes géorgiens pour L’École des Loisirs, où elle a publié depuis lors de nombreux ouvrages pour la jeunesse. Elle écrit aussi des scénarios de films. Publications Tout ira bien, Arléa, 2004.
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Le jour de ses quatre-vingt-dix ans, la première pensée de Tamouna est pour Tamaz, son amour de jeunesse, rencontré l’été de ses quinze ans à Batoumi, qu’elle n’a cessé d’attendre et qui devrait être le quarante et unième convive de la fête familiale qui se prépare. Dans un demi-sommeil, Tamouna se souvient de leurs amours timides et éblouies, très vite interrompues par le départ précipité pour la France, en cet automne 1921 où le nouveau gouvernement est contraint à l’exil. Elle ne retournera jamais en Géorgie. Quand Tamaz finit par reparaître, il est trop tard pour reprendre le fil de leurs espoirs. Le présent de Tamouna, ce sont ses enfants, ses petites-filles et toute cette famille élargie formant autour d’elle une joyeuse communauté.
La terre perdue, le passé douloureux, la mémoire tissée des deuils et des déchirements de l’histoire sont évoqués avec une grande pudeur et une remarquable économie de moyens. Aucun pathos pour dire les heurs et malheurs de ces gens pourtant formidablement exubérants. La longue journée anniversaire est comme la métaphore de la vie de Tamouna. Entourée des siens, elle a laissé ouverte la vanne des souvenirs, et peu à peu, grâce à une narration habilement tissée, l’image de la doyenne qu’elle est devenue se superpose à celle de la jeune fille exilée. L’arrivée tardive de Tamaz en éternel amoureux achève de créer le trouble.
Qu’est-ce qu’il t’a dit ? me demande Théa le lendemain. Je tente de lui retranscrire le plus clairement possible la situation. Nous sommes seules à la maison. Nos cousins sont partis à l’église avec leurs parents, avec Babou, Bébia et Déda. Notre mère ne nous force jamais à aller à l’église. Je soupçonne notre père de ne pas y tenir. Je ne résiste pas à l’envie de parler de Tamaz. Cela lui donne une réalité et j’ai besoin de cette réalité. Théa m’en veut d’avoir tant attendu pour le lui dire. Elle me fait répéter inlassablement son nom, ce que nous avons dit, ce que nous avons fait. Elle refuse de croire qu’il ne m’a pas embrassée, elle me demande si j’en ai envie. Ses questions me lassent. Soudain je regrette mes confidences. Je le lui dis, je dis aussi que sa façon de réagir salit mes sentiments. Cette fois, elle se tait, blessée. Elle ne reste jamais fâchée longtemps, je lui fais promettre de garder ça pour elle et ce seul souhait lui semble une excuse recevable. Je retrouve Tamaz dès que je le peux. Nous parlons moins, nous nous contentons de marcher l’un à côté de l’autre. Nous ne nous touchons pas. Un simple contact accidentel provoque une émotion que j’ai du mal à contrôler. Il ne semble pas le remarquer et j’aime penser que cela le trouble aussi. Je ne doute pas qu’il aime nos promenades car il ne s’en lasse pas plus que moi. Les jours passent, l’été touche à sa fin. Je m’endors en pensant à lui, je ne songe qu’à le retrouver en me réveillant. Septembre arrive. Le 13 de ce même mois, Batoumi est en fête. Le gouvernement reçoit les délégations des démocraties européennes, la ville est décorée de drapeaux, de guirlandes, de fleurs. Une foule s’agite, danse et chante dans
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les rues. Tous les habitants semblent être dehors. Cette effervescence me rend euphorique, je crois que les autres aussi, nous sortons en hurlant et suivons la foule qui brandit des pancartes sur lesquelles on peut lire : « La démocratie géorgienne salue les chefs des démocraties européennes » ou bien « Vive l’Internationale, vive le socialisme ». Nous nous éloignons en courant sans répondre aux appels de nos mères, nous sommes devenus incontrôlables. Les étrangers arrivent à bord d’un paquebot, des politiciens belges, anglais, français et allemands, ils sont salués par des chants patriotiques, des toasts et des hurlements. Les discours sont interminables. Mon enthousiasme finit par retomber, je me faufile dans la foule, j’ai perdu les autres ou ils m’ont perdue. De loin, j’aperçois la haute silhouette de Tamaz. Il me repère et ne semble pas étonné par ce face-à-face. Pendant un instant, j’imagine que le hasard n’y est pour rien, qu’il m’attendait, c’est improbable au milieu d’une telle foule. Il se fraye un passage jusqu’à moi et me prend la main. Cette fois, je la serre et ne la lâche pas. Il m’entraîne en retrait dans une ruelle. Il me plaque contre un mur, il me caresse la joue, entoure mon visage de ses mains et l’attire vers le sien. Il ne me quitte pas des yeux, il semble guetter une réaction, son regard me brûle, je lui tends mes lèvres. Nous nous embrassons, d’abord très doucement, puis très fort. Aucun de nous ne semble vouloir s’arrêter, il nous faut bien reprendre notre souffle. Nous nous fixons en silence, il me serre contre lui, je l’entoure de mes bras, je pose mes lèvres dans son cou, il caresse mes cheveux. Tu es fière de ton père ? me demande-t-il plus tard. Tu les as entendus ? Ils saluaient la Géorgie comme étant le premier pays socialiste démocratique du monde. Et ton père à toi, il est socialiste ? Je ne crois pas, il est médecin. Et géorgien, il veut ce qu’il y a de mieux pour son pays. Comment être sûr de ce qui est le mieux ? Tu as raison, me dit-il, c’est une chose impossible mais certains ont une foi inébranlable et leur conviction les porte. Nous nous embrassons encore. Entre deux baisers, je chuchote : Nous rentrons demain à Tbilissi. Je sais, dit-il. Je lui en veux d’être aussi serein. J’insiste : Nous ne reviendrons pas avant l’été prochain. Je sais, dit-il encore, ça ne me fait pas peur, on se retrouvera. Je prends sa réponse comme une promesse.
Kéthévane Davrichewy
La Mer noire
Je ne reviendrai à Batoumi qu’une seule fois, pour prendre un bateau italien et fuir avec ma famille sur la mer Noire. Quand nous nous quittons, la ville est plus calme et je réalise qu’il m’a ramenée devant la maison. Je n’ai pas envie de rentrer. Je le regarde s’éloigner sans
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parvenir à pleurer. J’ai les lèvres qui tremblent encore de l’avoir embrassé. J’entends ma tante crier. Je comprends que Gougou vient seulement de rentrer, il était seul, personne n’a veillé sur lui. Je pousse la porte du portail. * Elle n’ouvre pas les albums de famille. Elle préfère rester assise sans rien faire, ses pensées l’occupant suffisamment. Dans ces moments-là, elle marche et court comme autrefois. Elle peut aller n’importe où, sa mémoire n’a pas de limite. Elle en savoure l’infini. À cet instant, elle ne pense à rien, elle fixe la fenêtre, la rambarde du balcon. Une abeille se pose sur une fleur. On est en avril, bientôt ce sera l’été. Le parfum de Paris, l’atmosphère de la rue changeront, les voix résonneront sur les trottoirs, les jours rallongeront. Ils partiront en vacances, elle sera seule en ville sous la protection de Mohamed. À force d’immobilité, elle est devenue perméable au moindre frémissement d’une feuille, au bourdonnement d’un insecte. Elle remarque des choses qu’elle n’aurait jamais notées auparavant. Un accent différent, une intonation dans la voix. Elle peut déceler une pointe de souffrance ou un élan de gaieté. Les enfants crient dans la cour, c’est l’heure de la récréation, la lumière commence à envahir le square. Ses journées devraient se ressembler, ponctuées ainsi par les mêmes sons, la régularité de la vie extérieure. Ce n’est pas le cas. Les visites apportent avec elles un vent d’imprévu. Elle les guette avec impatience. L’été, ce sont les cartes postales. Certains prennent soin de les choisir. Leurs cartes ont un pouvoir d’évocation très fort. Plus que les photos. La surface de l’eau, l’horizon sur la mer, le champ de blé derrière la maison, ces lieux qui lui sont désormais interdits. Il y a quelques années, Rézico l’a emmenée en voiture revoir la mer, elle pressentait que ce serait la dernière fois. Elle commençait à respirer difficilement. Elle venait d’arrêter de fumer et ne pensait qu’à ses gauloises. Elle a marché sur la plage en songeant que ça aurait été un moment idéal pour une cigarette. Elle a peu profité de l’instant. Elle tenait le bras de Rézico, posait les pieds avec parcimonie sur le sol, ils s’enfonçaient dans le sable. Les gens en maillot de bain les regardaient passer. Elle les a enviés. Elle a mis les pieds dans l’eau. Une vague s’est brisée devant elle, éclaboussant ses vêtements. Pendant tout ce temps, elle rêvait obsessionnellement d’une gauloise, une de celles qui avaient fait d’elle cette femme vêtue au milieu de gens dévêtus. Aujourd’hui, elle peut refaire inlassablement le trajet de la voiture à la plage. Respirer l’odeur du sable, du sel et des algues. Elle voit le soleil se coucher sur le champ. Elle pousse la porte de la maison de Batoumi. Elle marche dans les rues de Tbilissi vers Mtasminda. Refaire les mêmes parcours, reprendre les mêmes allées aux mêmes heures du jour. Rien ne lui est impossible.
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Elle pense souvent à la façon dont Tsiala lui parle de la photo. Le plaisir de tenir un objectif ; de pouvoir transformer les choses à sa convenance. Le téléphone sonne une nouvelle fois. Au même moment, une clé tourne dans la serrure. Nestane a une façon particulière d’entrer et de refermer la porte. Son énergie envahit instantanément l’appartement. Je suis là, crie-t-elle, j’arrive. Elle l’entend se diriger vers la cuisine, décharger les courses. Elle décroche le téléphone. Eka lui souhaite un bon anniversaire et n’est pas sûre de venir ce soir. Sait-elle si Daredjane a l’intention de venir ? Eka n’en est pas certaine mais elle pense que oui. Daredjane et son allure de gravure de mode, Daredjane et son élégance légendaire, disait Tamaz. Elle se met à mordre furieusement ses doigts, se souvient – à temps – du vernis posé. Elle retire le masque à oxygène, éteint l’appareil, se libère. Dans la cuisine, Nestane est occupée à vider le caddie. Elle lui sourit. Elles ne s’embrassent pas. Leurs rencontres quotidiennes les en dispensent. Elle en est reconnaissante. Pas d’effusions. On fait les lobios ? dit Nestane. Je mets les haricots à cuire. Si tu veux, apporte ce qu’il faut dans le salon et je m’y mets. Je peux le faire seule, tu sais. Non non, j’aime qu’on le fasse toutes les deux, dit Nestane. Elle retourne s’asseoir, les portes des placards de la cuisine s’ouvrent et se referment. Je peux t’aider madame Nestane ? demande Mohamed. Non merci, Mohamed, comment allez-vous ? Votre pied, ça va mieux ? Elle ne les écoute plus. Nestane apporte les ingrédients pour la préparation : les noix, les oignons, le kilzi, les épices, l’outskhosounéli. L’odeur du kinzi balaye toutes les autres. C’est celle de la cuisine de Tbilissi. Elle imprégnait les robes de Bébia. Elle épluche les noix, commence à les piler. Tu ne veux pas te mettre un peu sous oxygène ? demande Nestane. Tu as l’air essoufflée. Si tu veux. Nestane l’aide à reposer le masque sur son nez alors qu’elle garde les mains dans le saladier. Impossible de lui demander les cotons pour éviter les marques. Elles cuisinent au rythme du vrombissement de l’appareil à oxygène. Tu as regardé le reportage de Salomé ? demande Nestane. Évidemment. Salomé, l’aînée des filles de Nestane, est reporter à la télévision, elle a récemment filmé des sans-papiers faisant une grève de la faim. C’était bien, non ? dit Nestane. Oui, elle sait poser les bonnes questions. Comment ça va se passer maintenant qu’elle est enceinte ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Son poste n’est pas menacé, elle va prendre un congé maternité, c’est tout, répond Nestane. Mais après ? Il faudra bien qu’elle s’occupe du bébé ?
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Oui et elle travaillera aussi, comme le font de nombreuses jeunes femmes aujourd’hui. Alors tant mieux, mais je ne comprends pas bien. Un enfant est toujours mieux avec sa famille. Il sera avec sa famille, dit Nestane. Finalement on est quarante ce soir. Quarante et un alors, j’ai un vieil ami qui doit venir, tu sais, Tamaz. Tamaz ! répond Nestane, tu… ? Elle l’interrompt, elle suggère que quarante, c’est peut-être trop pour son petit appartement. Depuis quand te soucies-tu du nombre d’invités ? fait remarquer Nestane. Il est vrai qu’ils sont toujours nombreux, leurs fêtes sont appréciées pour ça. Ils sont nombreux et joyeux, une tradition familiale. Presque une obligation. Eka m’a téléphoné, elle ne viendra peut-être pas. Tu es sûre que Daredjane vient ? demande-t-elle. Oui, ne t’inquiète pas, quelqu’un passe la chercher. Tamaz aurait pu choisir un autre moment pour sa visite. Un jour de solitude. Il a souvent fui les tête-à-tête. Merde, dit Nestane, j’ai peur que ce ne soit pas assez relevé, je rate toujours les lobios. Mais tu es celle qui réussit le mieux le khatchapouri.
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Stéphanie Des Horts
La Panthère
Éditeur : Éditions jc Lattès Parution : février 2010
© DR/Éditions jc Lattès
Responsable cessions de droits : Eva Bredin ebredin@editions-jclattes.fr
Biographie
Spécialiste de littérature anglaise, Stéphanie Des Horts est critique littéraire pour Valeurs actuelles. Elle chronique régulièrement pour Service littéraire, Le Magazine des livres et La Revue littéraire. La Panthère est son second roman. Publications La Scandaleuse Histoire de Penny Parker-Jones, Ramsay, 2008.
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Voici, pour la première fois exhumé, le fabuleux destin de Jeanne Toussaint. Née avec le xxe siècle, elle grandit à Bruxelles au milieu des dentelles. Sa mère confectionne les plus beaux motifs que son père va vendre sur les marchés. Et puis un jour, le père tombe malade et la famille vole en éclats. Jeanne Toussaint n’a qu’une idée, fuir. À seize ans, elle s’éprend d’un déserteur français qui l’emmène à Paris, lui promet le mariage, la grande vie et se fiance à une autre. La jeune femme rencontre alors celui qui sera son grand amour, Louis Cartier, le « joaillier des rois ». Il lui enseigne les pierres précieuses et les alliages mystérieux. Ensemble,
ils seront à l’origine de bijoux fabuleux. Louis quitte Jeanne, mais lui offrira néanmoins la direction de la Haute Joaillerie, lui abandonnant peu à peu les rênes de la maison qu’elle anime corps et âme, insufflant à la création son génie, sa modernité, un esprit de résistance qui pendant les années sombres auraient pu lui être fatals si une certaine Coco Chanel ne l’avait pas sauvée des griffes des nazis… Une restitution fascinante du Paris mythique où l’on croise Proust, Cocteau, Hemingway, les Fitzgerald, Dior et un magnifique portrait de femme qui traversa le siècle, la tête haute, abandonnant dans son sillage un parfum de diamants et d’élégance.
1 Majestic Marche ou crève, était ma devise… Paris, 1941. Qui suis-je ? Un oiseau en cage, brillant, précieux assurément, c’est ce qu’ils ont prétendu, ces hommes que j’ai aimés et qui ne m’ont pas épousée. Où sontils aujourd’hui quand j’ai tant besoin d’eux ? Qu’ils viennent m’arracher aux griffes de la gestapo, qu’ils ne me laissent pas, seule dans cette pièce aveugle, face à moi-même, aux souvenirs de temps moins cléments. Qui viendra me chercher, qui osera défendre mon nom, qui me rendra l’honneur perdu, qui ? Louis, Pierre, où êtes-vous ? Ne m’abandonnez pas ! Je ne suis pas aussi forte que je veux le montrer. Je vous en prie… Que reste-il de ma fierté ? Cinq rangs de perles à l’orient argenté. Les larmes des dieux… Et cette broche qu’ils m’ont volée. Lapis-lazuli, corail, saphir, roses sur platine, un oiseau en cage… Oui, je me suis bien moquée d’eux. Les schleus, la sale race ! Ils débarquent à la boutique tôt ce matin. Nous venons à peine d’ouvrir mais l’atelier tourne déjà depuis deux bonnes heures. Les accessoires, breloques et autres pendeloques occupent le gros de la production. L’époque est au bestiaire. Oiseaux de paradis, coqs et coccinelles enflamment les esprits, ils offrent
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une légèreté en ces heures sombres que nous traversons. Les commandes se font rares, nous assurons le stock. Les Allemands ont du goût, certes je l’admets, de l’argent aussi et j’entends bien le leur faire dépenser ! Je sirote mon troisième café, infâme mixture, en songeant que j’aurais peutêtre dû rester à Ciboure. « Cela ne sert à rien de rugir, Jeanne », m’a dit Louis avant de s’expatrier à New York. « On ne peut rien contre eux, et puis les circonstances laissent peu de place à la coquetterie, restons en zone libre pour l’instant, attendons. » Louis, si sage, si loin… La gestapo vient de mettre onze membres de la firme en prison, onze membres, dont Lucien Lachassagne, mon dessinateur préféré et Georges Rémy, le roi de la bague. Triste époque que celle du règne des butors ! Oui, j’aurais peut-être dû demeurer à Ciboure… Deux tractions avant noires s’arrêtent dans un crissement de pneus effroyable devant le numéro 13. Les portières claquent, les soldats jaillissent des voitures, leurs bottes martèlent le sol, les passants, curieux, attendent de voir qui sera embarqué cette fois-ci. Et lui, Werner Best… Je ne connais pas encore son nom, je le saurai bien assez tôt. Ils s’engouffrent dans le premier salon, je distingue des sons durs, gutturaux, cassants. « Schnell, vernünftig, still ». Je ne parle pas allemand. Je hais les Allemands. D’un geste sec, Best se fait ouvrir les vitrines. Parfait, mon bel ami, maintenant je sais ce que tu fais ici, tu es venu pour moi. Je n’ai pas peur. Pas encore. L’un des soldats hurle : « La Toussaint, allez chercher la Toussaint. » Finette, une jeune vendeuse, tremble de tous ses membres, elle bafouille, ils frappent, elle tombe. Ordures ! Comme je vous hais !
Stéphanie Des Horts
La Panthère
— Juive, vocifère le militaire, la Toussaint, elle est juive ! — Mademoiselle est belge, elle vient des Flandres, répond Finette en hoquetant. — La Toussaint, où est la Toussaint ? braille l’homme en giflant la pauvre enfant. — Ici, monsieur, fis-je en descendant l’escalier de fer forgé. Arrêtez de la maltraiter, je vous en prie, je ne me cache pas et suis prête à répondre à vos questions. J’ai toujours accordé un soin extrême à mes entrées et celle-ci subsistera dans les annales de la maison. Campée sur la dernière marche, la main tremblante agrippant la boule de cristal de la rampe, je choisis d’affronter celui qui semble être leur chef. Werner Best, donc. Je suis la panthère de Cartier. À près de cinquante-cinq ans, je n’ai plus rien à prouver, plus rien à perdre non plus, surtout pas ma dignité. Oui monsieur Best, surtout pas ma dignité ! — Voilà qui est parfait, madame, vous êtes raisonnable, dit l’inquiétant personnage. Je sens que nous allons nous entendre. Allons faire un tour en notre
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quartier général. L’hôtel Majestic, vous connaissez ? — Avenue Kleber, si je ne m’abuse… — Embarquez-la ! Pas un regard pour mes employés. Ils risqueraient d’y lire mon désarroi. Forte, rester forte. Toujours. Pour la légende, le souvenir, ce personnage que j’ai forgé année après année. Une femme d’airain. Une dame de fer. La carapace force le respect, la froideur est mon rempart, l’émotion me terrifie. Tenir coûte que coûte, garder la tête haute et maîtriser ma peur. Enrayer la panique. Pas de larmes, pas de pleurs, avancer droit devant, comme toujours. Une foule s’est amassée rue de la Paix. Ce n’est pas pour apercevoir Édouard VII ou le maharadjah de Kapurthala entrer chez Cartier. Non, il s’agit d’une arrestation, mon arrestation. Les soldats me jettent sans façon dans la seconde voiture. Le moteur s’emballe et nous remontons les Champs-Élysées dans une trépidation infernale. C’est sous bonne escorte que j’arrive au siège du gouvernement militaire allemand. L’endroit est sinistre. Le IIIe Reich a investi les lieux. Des drapeaux nazis flottent au dessus de chaque fenêtre, des svastikas couvrent les murs, il n’y a guère qu’une joaillière pour y voir un symbole de l’Art déco. Claquements de bottes, cliquetis des mitraillettes, bras tendus et saluts hitlériens. Heil ! Mon cœur bat la chamade, les prisonniers ont perdu leur dignité et cette mère qui supplie qu’on lui rende son fils, elle n’obtient qu’un coup de crosse sur le nez pour toute réponse. Mon Dieu, pourquoi nous avezvous abandonnés ? On me conduit dans cette cellule sombre où je languis un temps infini. Rien à boire, pas de cigarettes, juste l’attente et l’incertitude de l’instant suivant. Des gémissements lointains et soudain un fracas assourdissant. Des bruits de pas qui viennent et puis s’éloignent, sons feutrés, claquements brefs, on dirait que le passé s’apprête à ressurgir, et toujours ces mots extraits du néant, « schnell, vernünftig, still ». Non, je ne me laisserai pas impressionner. Les souvenirs, qu’est-ce que les souvenirs, des morceaux de vie pour construire une femme ou bien la détruire. Mais il n’est pas encore temps, la porte s’ouvre et laisse place à quelques hommes de volonté. Soldats. Chefs. Tortionnaires. Allemands. À nouveau les couloirs souterrains de l’hôtel fantôme, hurlements, déflagrations et puis le silence incertain troublé par le martèlement des bottes sur le parquet ciré. On m’introduit dans un bureau lambrissé au parfum suranné. Celui d’une époque révolue où il faisait bon vivre. Werner Best est là, entouré de deux gardes et d’un aide de camp. Il me fait signe de m’asseoir. Ses acolytes s’adressent à lui en le nommant Obergruppenführer. Je comprends plus ou moins qu’il est le chef
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de la police. Dois-je considérer cela comme un honneur ? Il est plus jeune que moi. Il a le visage taillé à la serpe, le sourcil noir et l’œil sombre. Je soutiens son regard, sans animosité, ni haine, point de morgue non plus mais un léger ennui. Je sais que je ne suis pas là par hasard. Et si tout cela n’était qu’une mauvaise farce. Mais l’Obergruppenführer Best n’a pas le sens de l’humour. — Qui êtes-vous ? — Mon nom est Jeanne Toussaint. — Précisez. — Jeanne Rosine Toussaint. — Juive ? — Non, belge et lorraine. — Il faudra le prouver. Coordonnées, naissance, continuez. — Je suis née le 13 janvier 1887 à Charleroi de Marie-Louise-Elegeer, flamande, et d’Édouard Victor Toussaint, originaire des Hauvettes près de Domrémy. Je demeure 1 place d’Iéna à Paris dans le 16e arrondissement. J’ai la double nationalité française et belge. Je travaille pour la maison Cartier au 13 de la rue de la Paix. J’y assure la direction de la Haute Joaillerie.
Stéphanie Des Horts
La Panthère
Ma voix s’envole comme détachée de moi. Elle est ferme et rauque tout à la fois. Je possède cette assurance qui ne cesse de croître depuis tant d’années, cette exigence est ma discipline, étouffer l’émotion à tout prix. Le chef de la police m’impressionne, mais la peur est bien au-delà. Et ce n’est certes pas ma première bataille. Le jeune garde, en faction juste derrière Best, me dévisage étrangement. Il est blême, ses mains s’agrippent à sa mitraillette, on dirait qu’il vient de croiser la mort en personne. Suis-je donc si renversante ? Mon personnage en impose-t-il tant qu’un modeste vigile en soit dérouté ? Les rôles ne sont pas interchangeables en période de guerre. Les rapports de force non plus. Et c’est le garde qui tient une arme. Mais pourquoi ce regard implorant ? Alors qu’il s’apprête à reprendre l’interrogatoire, Werner Best est interrompu par un coup sec sur la porte. On annonce le général des forces d’occupation allemandes, Otto von Stülpnagel. Cet homme ne m’est pas inconnu, il est client chez Cartier. C’est André Denet qui s’occupe de ses commandes. Nous lui avons vendu une pendule mystérieuse. Un modèle rectangulaire avec une base en onyx et un boîtier en cristal arqué. Nous disposons pour chacun de nos habitués d’une fiche précise quant à sa fonction, ses préférences, ses « amies » et toutes ces petites choses qui font la différence entre une rubellite facettée et un diamant jonquille. Je connais la fiche de chaque dignitaire nazi. Le général von Stülpnagel est en charge de l’opération de séduction voulue par le haut commandement, opération qui est loin de fonctionner. « Population abandonnée, faites confiance au soldat allemand. » Comment rassurer un peuple sous le joug quand il ne s’agit que de l’asservir un peu plus chaque
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jour en favorisant dénonciations et autres vilenies. Massacres, exécutions sommaires, injustices, représailles sur des otages innocents, on chuchote dans les milieux bien informés qu’Otto von Stülpnagel commence à douter sérieusement du bien-fondé de la politique du Führer et si ce n’était la sécurité de sa famille restée à Berlin, il y a bien longtemps qu’il aurait présenté sa démission. — J’ai appris que vous receviez Mme Toussaint en nos murs. Voyez-vous un inconvénient à ma présence, Obergruppenführer ? fait le général en s’installant sans attendre la réponse de Best. — Je vous en prie, répond ce dernier, esquissant un imperceptible rictus. Werner Best ancre son regard dans le mien. Un requin, il me fait l’effet d’un requin et je frissonne en dépit de la chaleur estivale. Il ne sait pas que l’on m’appelle la panthère et j’ai pour moi la surprise du coup de griffe. Nous en venons au fait, enfin. Le chef de la police tient entre ses mains l’une de mes créations, une broche intitulée « l’oiseau en cage », un rossignol muet derrière les barreaux d’une prison dorée, un bijou qui orne l’intégralité des vitrines de la rue de la Paix, ma bien légère participation à la résistance. — Qu’est-ce que cela ? demande Werner Best en jetant le bijou sur le bureau d’un geste méprisant. — Lapis-lazuli, corail, saphir, roses sur platine et or jaune pour la cage, répondis-je en saisissant la broche. Je la caresse du pouce et de l’index. Grande est la douceur du corps en corail de l’oiseau, éclatant le saphir cabochon de l’œil, et ce sertissage quasi invisible, Louis serait fier de moi… — Du très beau travail, monsieur l’officier, je vous le confirme, du très beau travail. Peut-être aurait-il été plus simple pour vous de passer à la boutique, je vous l’aurais fait… emballer. — Ne vous fichez pas de moi, madame, interrompt Best dont la colère monte, expliquez-moi pourquoi cet oiseau en cage est présent dans les huit vitrines de la rue de la Paix. Je me fais surement des idées mais j’y vois comme un outrage à l’égard de l’occupant. Je ne sais ce que vous en pensez, mon général, vous avez souhaité assister à l’interrogatoire, donnez-nous donc votre avis sur la question. Otto von Stülpnagel attrape la broche et la fait tourner entre ses doigts. Je reconnais l’homme qui apprécie les bijoux. Il me regarde puis se tourne vers Best.
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Dominique Fabre
Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits : Carole Saudejaud csaudejaud@editions-fayard.fr
© Christine Tamalet/Librairie Arthème Fayard
J’aimerais revoir Callaghan
Éditeur : Librairie Arthème Fayard
Biographie
Dominique Fabre est né en 1960 à Paris. Il a exercé divers métiers, en France et aux États-Unis. En 1995, il signe son premier roman, Moi aussi un jour j’irai loin. Il est l’auteur de neuf livres, romans et recueils de nouvelles, traduits dans plusieurs pays. Publications Parmi les ouvrages les plus récents, chez Fayard : J’attends l’extinction des feux, 2008 ; Les Types comme moi, 2007 ; La serveuse était nouvelle, 2005 (rééd. Pocket, 2007) ; Pour une femme de son âge, nouvelles, 2004 (rééd. Pocket, 2008) ; Mon quartier, 2003.
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C’est l’histoire d’un type qui voudrait revoir Jimmy Callaghan, son copain d’internat qui fume des Benson, met les bouts en passant par un trou dans le grillage du bois voisin et vit à peu près seul le week-end. Ses parents sont divorcés. Son père anglais meurt à Londres et Calla doit quitter l’internat. Plus de vingt ans ont passé, le type retrouve par hasard Callaghan place Daumesnil avec une grosse valise. Jimmy revient d’Australie bronzé et SDF. Il est trop fort! Ils échangent des souvenirs, redeviennent un peu amis et voient d’autres anciens de l’internat. Jimmy
repart en Angleterre, mais il lui laisse sa valise. Il reviendra la chercher bientôt… Bientôt, c’est encore presque dix ans plus tard. Le type rapporte sa valise à Callaghan, qui est maintenant gérant d’un pub et a une sale vieille tronche d’Anglais. C’est triste ! Mais il y a aussi des femmes, des enfants, des amoureux, des voyages, des bitures, des fugues et des conseils pour ne pas se faire voler à l’étranger. Mais dans le fond, qui est Callaghan ? On a tous en nous quelque chose de Callaghan.
I Ça me prend encore de temps en temps. Je ne peux pas dire que je sois obsédé par cette idée, n’empêche, je dois l’avoir en tête depuis de nombreuses années. J’aimerais revoir Callaghan. Il était bien anglais comme son nom l’indique. Il était en classe avec nous. Je pense parfois à ce nous qui a cessé de m’intéresser. Les années, les dizaines d’années m’en ont un peu détaché, de ce nous. Mais pas de Callaghan ou de quelques autres. C’est une sorte de mystère, pour moi. Et alors même que rien ne me le prouve, je suis presque certain qu’il se souvient aussi de nous, où que nous soyons. Ça aide un peu, à l’occasion. Se sentir si proche d’un inconnu permet de croire qu’on ne parle pas seulement à soimême, à voix basse, et que l’on va bientôt mourir; un jour en tout cas. Pas tout à fait lointain comme il aurait dit. Il avait besoin de beaucoup de choses, mais il n’avait pas besoin de les dire, la plupart du temps. J’ai souvent parlé de lui à des types qui l’ont connu, auraient pu le connaître. Je ne pensais pas à des types qui auraient pu vraiment le connaître, par son nom, son adresse et son occupation actuelles, je parle de types dont la vie est hasardeuse, ces types que l’on rencontre dans des endroits qui ressemblent à nulle part et n’ouvrent jamais avant sept heures le soir. Et puis, avec les années, de plus en plus souvent je me suis posé cette question: se peut-il que je revoie vraiment Callaghan? Se peut-il que je ne sois pas le seul à croire encore que nous sommes amis, et en un sens, pour toujours amis? Passé un certain âge, l’âge qu’il doit avoir aujourd’hui, «toujours» veut dire plus que «longtemps».
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Puis, le monde humain reprend le dessus. Le monde reprend le dessus avec ses choses à faire, avec les histoires à dormir debout qu’on se raconte pour continuer sa vie et la rêver en même temps. Je me retrouve à bavasser à un comptoir et ça me ressemble si peu, pourtant, ce type-là est encore moi. Je ne suis pas pressé de le découvrir. Je sais, parfois, qu’il a sans doute la même idée que moi au même moment. Ça me rassure, ou bien, comme je sors ivre du café, j’ai l’impression que je n’étais pas tout à fait seul, qu’un type, à peine une ombre que j’ai croisée, m’a reconnu et m’a souri. Tiens, c’est lui! Il est toujours parmi nous. Il n’a pas encore lâché la rampe. Et puis, j’ai dû rentrer chez moi sans prendre mon scooter car j’étais saoul. J’ai juste tâté mes poches pour vérifier que je ne m’étais pas fait ratisser dans ce bar-là. Je suis un homme en fin de course, je me souviens de m’être dit ça. J’ai ouvert la vitre du taxi et j’ai passé la tête dehors, sans que je sache si je pleurais vraiment ou pas. Le jeune type qui conduisait avait un regard de compte-tours et d’aucun sens du tout à la vie. Pourtant il m’a souri quand j’ai relevé la vitre. — Ça fait du bien? Je n’ai pas su quoi répondre. Oui, ça fait vraiment du bien. Des années durant.
Dominique Fabre
J’aimerais revoir Callaghan
La première chose, celle dont je me souviens le mieux, c’est de son premier départ. Il habitait dans la banlieue de Londres et je ne sais pas comment il avait atterri dans un internat en banlieue parisienne. Ce n’était pas un internat très cher, il n’y avait pas que les gens riches pour y coller leurs enfants. Il y avait aussi les boursiers, dont je faisais partie. Callaghan a tellement été appelé Callaghan qu’il a presque perdu son prénom, en France. Et puis, dès l’enfance aussi je crois bien, je me souviens des trajets entre la France et l’Angleterre qu’il faisait seul, comme un gamin trop sage qui regarde la mer et rêve à quand il sera plus grand, pendant quelques années, à devenir mousse sur un cargo. Mais ce dont je me souviens le mieux, c’est de son premier départ. Je crois que ce n’était pas le premier divorce de son père anglais. Callaghan avait de l’humour en v.o., mais quand il parlait français, ça tombait mal, à plat, ou parfois même de travers. Je me souviens qu’on était dans un jour maussade, encore un jour de pluie. Avec Jimmy, si nous nous revoyons, il faudra quand même que nous parlions de la pluie et du beau temps de ces années-là. En tout cas, il portait ses lunettes noires sur le haut du front, il les mettait dès que le soleil perçait, toujours en gris au-dessus de notre internat. Un type était allé lui dire de préparer ses affaires. Il était sorti du foyer où l’on écoutait à s’en péter les tympans Smoke on the Water, un album de Deep Purple. On faisait le maximum de bruit pour que les surveillants ne viennent pas volontiers nous déranger, et comme ça, on pouvait fumer des cigarettes et des joints tranquilles. Calla n’était pas le dernier. Je me souviens que nous étions ensemble, à ne pas nous parler, mais
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assis côte à côte à une table, le genre de table strictement dépourvue d’intérêt dont on ne voudrait rien faire que des barricades. On n’en aura jamais fait. On écoute Deep Purple et Callaghan me sourit de temps en temps, avec son regard bleu anglais, je me souviens qu’il laisse parfois traîner sa jambe qui bat nonchalamment derrière et dessous le bureau. Il portait des pantalons de toile beige clair ou des jeans 501 blancs. Il était un modèle d’élégance pour moi. Nous n’avons jamais parlé de cet aspect-là des choses. Il fumait des jps, moi des Dunhill menthol, je les prenais à ma grand-mère. Elle avait une cartouche d’avance car elle ne fumait qu’une cigarette par mois, ou même parfois, en cas de changement notoire dans sa vie ou de mal de gorge, par an. Du coup, je les avais piquées à ma grand-mère. Tu les veux? Prends-les. Et là, pour la première fois, je me souviens parfaitement de Jimmy Callaghan. Le surveillant est arrivé en faisant la grimace, on a baissé le volume quand on a compris qu’il n’était pas venu pour fouiller le foyer et nous confisquer notre shit. Il a cherché des yeux Callaghan qui était à côté de moi, le dos au mur, avec une jambe presque dans le vide, chaussé de bottines pointues. — Callaghan, tu peux venir s’il te plaît? Je vois mon copain sourire. Je dis copain pour faire court, et aussi pour faire vrai. Je perçois un soupçon d’inquiétude peut-être, mais tandis qu’il se déplace, car il tient son rang en toute circonstance, en remettant sa mèche, je me dis sans trop savoir pourquoi quelque chose que je me dis souvent à son sujet, jusqu’à aujourd’hui : Jimmy Callaghan est un type que je verrai toujours partir, ou revenir, ou quelque part entre les deux. Que ce doit être son destin de ne pas rester en place, d’avoir toujours quelque chose à faire là où vous n’êtes pas, où vous n’avez aucune raison d’être, et qu’on ne peut pas aller contre ça. Je ne me souviens pas pourquoi il devait partir cette fois-là. — Calla, tu t’en vas, tu vas où? On lui a posé la question lorsqu’il est redescendu du dortoir où il avait ramassé ses affaires. Il avait chargé son vieux sac de voyage. Il a seulement levé la main. J’étais à la porte du foyer et je clignais des yeux. Je crois qu’il s’est tourné vers moi. — Attends Calla, je t’accompagne ! Aujourd’hui je me souviens de ma scolarité dans ce dernier internat comme d’une période d’éternelles vacances, les plus emmerdantes qui soient. Nous avons pris l’allée de gravillons tous les deux. Il marchait devant moi. Je suis encore familier de ce bruit de pas, le sien, le mien, qui n’est même plus l’ombre d’un souvenir, mais seulement le modèle d’un certain nombre de pas qu’on fait, par exemple dans les allées d’un cimetière. Il avait l’air préoccupé. À la grille il a remis ses lunettes noires et il s’est tourné vers moi. Il a posé son sac de voyage entre ses jambes assez courtes, il m’a tendu la main.
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— Je rentre à Londres. Je dois aller voir ma grand-mère. Je me souviens de son air froid quand il m’a dit: She’s dying. À bientôt. Cela faisait lourd sur ses épaules, je trouvais. Je me souviens avec un peu de honte que je lui ai demandé un franc ou deux pour compléter pour un paquet de clopes que j’allais acheter au Chiquito, le café en face de la grille, où bien sûr nous n’avions pas le droit d’aller. En même temps, le cœur de Callaghan est lourd et j’ai envie de le serrer dans mes bras. Mais il a horreur de ça comme tous les Anglais et parfois, même si je ne suis pas son genre, il sourit quand il me voit le regarder. Sauf qu’il part. Il descend notre rue dont les arbres sont parfaitement verts. Nous devons déjà être au printemps si je me fie à cette image que j’ai de lui, la première où il part. Callaghan sera toujours parti. Je voudrais revoir Callaghan mais je connais déjà la fin. Il n’y a pas vraiment de fin avec lui puisqu’il prendra encore la tangente, quand on l’appelle il arrive, voilà tout.
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J’aimerais revoir Callaghan
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Élisabeth Filhol
La Centrale
Éditeur : P.O.L Parution : janvier 2010
© Hélène Bamberger/P.O.L
Responsable cessions de droits : Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr
Biographie
Élisabeth Filhol est née le 1er mai 1965 à Mende en Lozère. Elle a fait des études de gestion à l’université Paris-Dauphine. Expérience professionnelle en milieu industriel : audit, gestion de trésorerie, analyse financière et conseil auprès des comités d’entreprise. Vit aujourd’hui à Angers. La Centrale est son premier roman.
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Le nucléaire en France, ce sont 58 réacteurs répartis sur 19 centrales. Le secteur emploie 40 000 personnes. La moitié d’entre elles ont le statut d’agents EDF, les autres sont salariées d’entreprises sous-traitantes. Ces employés vivent en caravane ou à l’hôtel, se déplacent d’un site à l’autre au gré des chantiers de maintenance, unis par des liens forts de solidarité, mais usés au fil des mois par la précarité et le stress au travail dans un environnement complexe où la menace est impalpable. L’un des enjeux de ce roman est de rendre perceptible, sensible cette menace. Pour saisir la fascination des hommes devant la centrale,
et aussi leur angoisse, il faut entrer en zone contrôlée, franchir le sas du bâtiment réacteur, soulever le couvercle de la cuve et descendre au cœur des assemblages d’uranium, jusqu’aux lois intimes de la matière. Il faut suivre un personnage dont le destin va se nouer au cours d’une mission apparemment « comme les autres », aussi dangereuse que les autres, en fait, et qui va mal tourner. Parfois, la colère monte en écrivant. Élisabeth FiIhol l’accueille et la canalise, sans esprit militant mais sans neutralité excessive, car c’est aussi cette colère contenue qui donne sa force à un texte par ailleurs sobre, documenté, implacable.
3 L’eau de la Loire coule dans ses veines. Trois circuits. Circuit primaire et circuit secondaire, fermés. Circuit de refroidissement, ouvert. Ici la Loire, ailleurs la Seine ou le Rhône, jusqu’à la Manche, autant de prises d’eau anonymes dans les rapports d’inspection, désignées « source froide ». La Loire, de préférence dans son lit et hors gel. Un seul des trois circuits ouvert, qui prélève, puis qui rejette dans l’environnement par le canal de sortie, ou bien qui recycle à quatre-vingt-quinze pour cent ce qu’il prélève par le canal d’amenée, le reste part en vapeur d’eau dans le ciel, un panache blanc au-dessus des installations que l’on voit de loin, qui les inscrit dans le paysage bien avant qu’on y soit, la marque du nucléaire. Blanc sur fond bleu, ici le ciel de Touraine, ailleurs l’Orléanais ou le Cher, soit d’aval en amont, Chinon, Saint-Laurent, Dampierre et Belleville. Au total douze réacteurs puisent dans la Loire, d’une technologie américaine dite à « eau sous pression » exploitée sous licence Westinghouse. Trois cent dix degrés, c’est la température de l’eau dans le circuit primaire. Non pas à l’état de vapeur, mais à l’état liquide. Une eau qui circule. Il faut descendre à mille cinq cents mètres de fond océanique pour trouver ça, à l’aplomb des sources hydrothermales, une pression aussi forte, qui rend possible ce qui ne l’était pas à la surface, remonter le point d’ébullition de l’eau ; là-bas, au fond des abysses, sans un rayon de lumière, la vie, dans des conditions de pression et de température qu’on pensait incompatibles avec elle, et qui élargissent considérablement l’espoir de la trouver ailleurs. Trois cent dix degrés.
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Une installation d’eau maintenue sous pression et chauffée à l’uranium 235. Pas un germe. Rien, une eau pure. Elle baigne le cœur du réacteur, absorbe son énergie et modère ses réactions. L’eau du circuit primaire. Lui parfaitement étanche, et elle radioactive. Vu de l’extérieur, rien d’inquiétant. Les panaches de vapeur s’élèvent au-dessus des tours réfrigérantes, et dans l’étalement des installations sur cent cinquante hectares, c’est un lieu paisible. Imposant mais paisible. Sous contrôle. À partir de là, de cette perception immédiate, on imagine le calme à l’intérieur, sur leur lieu de travail, des agents statutaires, sécurité et continuité de la production, soumis à aucune autre loi depuis l’origine. Trois agents en six mois. Et la question que tout le monde se pose, derrière un calme trompeur, l’emballement du système, et les hommes censés piloter la machine, maintenus sous pression artificiellement, qui se fissurent à leur tour, jusqu’où, quel est le point de rupture ? Des forces de cohésion du noyau, on ne sait pas grand-chose, mais on les met à l’épreuve, on en prend la mesure à ce moment-là, dans le bombardement des atomes au cœur du réacteur, l’exacte mesure d’une énergie de liaison quand le noyau se casse, une brèche s’est ouverte, un tabou est tombé par le geste d’un seul, et c’est la réaction en chaîne.
4 Le jour se lève au-dessus de la centrale de Belleville-sur-Loire dans le département du Cher. Une camionnette banalisée ralentit aux abords des installations, puis se range sur le bas-côté de la départementale D82. À son bord douze hommes de huit nationalités différentes, parmi eux des femmes, hommes et femmes indistinctement en combinaison rouge et casque blanc, cordes, harnais, mousquetons, sacs en toile noire pendus à la ceinture ou dans le dos. Ils sont bien équipés, bien entraînés. La cible est une des tours réfrigérantes. Vues du ciel, ce sont deux anneaux blancs posés au sol entre la route et le fleuve – dans l’angle que font la route et la rive gauche du fleuve. En réalité, deux énormes coques cylindriques de cent cinquante mètres de diamètre à leur base, légèrement étranglées à la taille, chacune repose sur une couronne de pilotis en béton armé, l’air extérieur pénètre entre les pilotis à l’intérieur de la tour et remonte par convection naturelle, en l’absence totale de vent – ce qui est le cas aujourd’hui –, le panache d’air chaud s’élève à la verticale dans l’atmosphère. Temps calme et sec, les conditions sont idéales pour lancer l’opération. Par la porte latérale de la camionnette, des membres du commando extraient deux échelles coulissantes à deux plans, hauteur déployée huit mètres. À cet endroit, le grillage de l’enceinte n’est pas électrifié. On est dans la partie non nucléaire des installations réservée aux ouvrages d’eau. L’entrée sur le site se fait rapidement et sans rencontrer de résistance, au matin, sous un ciel bleu de
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printemps, caméra à l’épaule, avec en fond sonore le souffle des aéroréfrigérants, les chants d’oiseaux de la campagne au réveil que rien ne peut perturber, et le cliquetis des mousquetons au pas de course, échelles sous le bras, course à découvert et en silence une fois franchie la clôture, trois hommes par échelle que l’on transporte ainsi, sans la replier, pour gagner du temps. Au pied de la tour – des deux, la plus immédiatement accessible –, ils se regroupent. Le bruit du réfrigérant couvre les voix, et celui qui s’est posté un peu en retrait et dirige les opérations doit crier pour se faire entendre. Chacun lève la tête. Cent soixante-cinq mètres. D’une paroi parfaitement lisse en béton armé, évasée à sa base. Au sommet, le chemin de ronde. On y accède par une échelle extérieure sécurisée qui épouse la double courbure de la paroi. À gravir, combien de centaines d’échelons ? Et la sensation au fur et à mesure que l’on progresse que le bruit s’atténue – à mi-hauteur, on peut à nouveau s’entendre. Une fois là-haut, seuls. Un toit du monde. Dominant le paysage et les installations. Et la Loire qui plonge comme une artère vers les premiers contreforts du Massif central. Toucher au cœur et marquer les esprits, le symbole, la valeur symbolique de Belleville, c’est ça, sa position centrale sur la carte de France des installations nucléaires. Par le chemin de ronde, à faire son tour de garde, on prend possession des lieux. La voie est étroite. On marche sur l’épaisseur de la paroi, entre deux vides, le vide extérieur et le vide intérieur de la tour agitée par les courants des échanges thermiques. Au fond de la cheminée comme au fond d’un puits, sous la colonne de vapeur d’eau, les canalisations du circuit de refroidissement, pompes, vannes, soupapes, bassin de collecte. En cas de rupture, accidentelle ou non, des centaines de mètres cubes d’eau se déversent par les galeries souterraines jusqu’au pied de la ligne d’arbres de soixante-quinze mètres du groupe turboalternateur, ça s’est déjà vu, une salle des machines totalement inondée en quelques minutes, pas moins de 20 000 volts à la sortie de l’alternateur, et des agents qui pataugent, pris au piège, et ne doivent leur salut qu’à la fiabilité des mécanismes d’arrêt d’urgence. Au sommet de la tour, un homme prend la parole, filmé par un camarade. Il se tient accroupi, le dos calé contre la rambarde métallique. À sa droite, un membre de l’équipe se penche au-dessus du vide, contrôle la qualité des points d’ancrage et l’amarrage des cordes puis disparaît, tandis que deux autres, pris à leur tour dans le champ de la caméra, enjambent le garde-corps. Tous portent, enfilé sur leur combinaison rouge, un harnais de professionnel antichute avec reprise du poids au niveau des cuisses et des épaules pour pouvoir travailler en suspension les mains libres. L’homme témoigne, dos au paysage, en position accroupie par manque de recul, quelques mots pour dire les raisons de leur présence ici, sans prendre la peine d’argumenter ou de se justifier, convaincu que la cause est juste ; le bruit de fond s’amplifie au fur et à mesure que l’interview progresse, jusqu’au gros plan final sur le fuselage bleu marine d’un hélicoptère de la gendarmerie nationale en vol stationnaire.
Élisabeth Filhol
La Centrale
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Vu à la télévision, ce jour du 27 mars 2007 : six hommes descendent en rappel avec une grande régularité et dans une chorégraphie parfaite l’aéroréfrigérant de Belleville-sur-Loire, avant de se stabiliser aux deux tiers de la hauteur pour peindre en caractères noirs le mot danger, précédé par les trois lettres du sigle epr. Chaque lettre visible de loin, plus de deux fois une hauteur d’homme, environ quatre mètres. À ce stade, l’alerte a été donnée. Trois hélicoptères de l’armée peints en couleurs camouflage stationnent déjà au pied de la tour comme des jouets miniatures, tandis que les forces de l’ordre délimitent et encerclent une zone d’exclusion, au total une soixantaine de gendarmes, parmi eux des membres du gign qui seront rejoints par un détachement de chasseurs alpins en début d’après-midi. Image des six hommes pendus à leur fil avec au-dessus de leur tête les pictogrammes qui flottent au vent, hélice noire à trois pales sur fond jaune. Les militaires au sol ont pris position mais laissent faire, ordre leur a été donné de ne pas aller inutilement à l’épreuve de force. Dans d’autres circonstances, j’imagine, ça m’aurait plu, une telle mobilisation à une heure de grande écoute, pour un geste qui se veut spectaculaire, au nez et à la barbe des officiels en rangs serrés qui lèvent la tête ou répondent embarrassés aux questions des journalistes. Dans d’autres circonstances sûrement, une sympathie pour ce qu’ils sont, leur engagement, et le culot d’une entreprise pareille. Mais aujourd’hui, j’avoue, ça ne passe pas, parce qu’hier j’ai pris ma dose, j’ai du mal spontanément à me sentir solidaire. Réveiller les consciences, alerter l’opinion. Chez ceux à qui on demande d’aller toujours plus vite et au moindre coût, qui font leur boulot et encaissent les doses, la prise de conscience est déjà faite : la durée d’un arrêt de tranche divisée par deux en quinze ans, la sous-traitance en cascade, les agents d’edf coupés de l’opérationnel qui perdent pied, et cette pression morale sans équivalent dans d’autres industries. Donc oui, les dangers du nucléaire. Derrière les murs. Une cocotte-minute. Et en attendant d’en sortir, dix-neuf centrales alimentent le réseau afin que tout un chacun puisse consommer, sans rationnement, sans même y penser, d’un simple geste. Solidaires, nous sur les sites, de ceux qui y pénètrent et font le spectacle ? Le sont-ils seulement de nous ? Ils descendront comme convenu dans le calme pour le direct des journaux de vingt heures, escortés par les chasseurs alpins, après avoir déployé la banderole aux couleurs de leur association – la même banderole prévue un mois plus tard, jour anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, comme chaque année, le 26 avril, aux grilles de la centrale.
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Georges Flipo
Parution : février 2010 Responsable cessions de droits : Anna Vateva a.vateva@editionslatableronde.fr
© La Table Ronde
La commissaire n’aime point les vers
Éditeur : La Table Ronde
Biographie
Georges Flipo s’est fait connaître en écrivant pour l’émission « Les Petits Polars » (Radio France). La commissaire n’aime point les vers est son sixième ouvrage. Publications Le film va faire un malheur, Le Castor Astral, 2009 ; Qui comme Ulysse, nouvelles, Anne Carrière, 2008 ; Le Vertige des auteurs, Le Castor Astral, 2007 ; L’Étage de Dieu, nouvelles, Éd. Le Furet du Nord/Jordan, 2006 (prix Découverte d’un écrivain du Nord-Pas-de-Calais) ; La Diablada, nouvelles, Anne Carrière, 2004 (prix Le Scribe Place aux nouvelles).
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La commissaire Viviane Lancier n’est pas du genre poète, mais la voici condamnée à se passionner pour Baudelaire : un sonnet torride dont il serait l’auteur se transforme en serial killer, envoyant à la morgue ceux qui s’y intéressent. Flanquée de son ingénu lieutenant, Viviane Lancier plonge dans une enquête où semblent la narguer les morts, les survivants et même les revenants.
Chapitre I Lundi 21 janvier Commissaire Viviane Lancier 3e division de la police judiciaire, Paris Le petit panneau était visible de loin, dans tout l’open space, quand la porte de son bureau était close. Il était supposé affirmer un territoire et une fonction hiérarchique, mais, pour les hommes de Viviane, c’était le contraire : quand la porte était fermée, ils savaient que ce n’était plus un bureau, c’était son boudoir. Elle était alors un peu moins chef, un peu plus femme. Cela n’arrivait que par brèves séquences dans la journée. À l’heure des repas, par exemple – heure qui durait rarement plus de vingt minutes. Ce lundi, quinze avaient suffi et c’était beaucoup, vu le menu. Viviane Lancier, commissaire de la 3e dpj, déposa, bien au fond de la corbeille, l’emballage de sa barquette de poulet au concombre sauce yaourt, et le cacha sous un journal : le déjeuner d’une femme ne regardait pas ses hommes, ses objectifs intimes encore moins. Elle rangea dans le tiroir le Beauté Express, « Après les fêtes, dix régimes qui marchent ». Ce déjeuner basses calories ne lui convenait pas, elle avait encore faim ; heureusement, il lui restait le jeune Monot à se mettre sous la dent. Elle décrocha son téléphone : — Monot, j’ai lu la déposition que vous avez prise vendredi matin, l’histoire du clochard, quai Conti. Venez me voir. Elle tenait à ce vous envers ses hommes : le tu, c’était un truc de téléfilms. Pour moucher un adjoint, rien ne valait un bon vous, souriant et glacial. Elle mouchait souvent ses adjoints, ses subordonnés. Tous des hommes, et heureusement : elle aimait dire « Mes hommes », mais ne se voyait pas dire « Mes hommes et mes femmes ».
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Des femmes ? Au nom de la très sainte mixité, on avait tenté d’en nommer quelques-unes sous ses ordres. Des gentilles, des teigneuses, des bosseuses, aucune n’avait fait long feu : dans son équipe, la mixité c’était Viviane. Viviane et ses hommes. La gentille, la teigneuse, la bosseuse, c’était elle. Elle, la commissaire : Viviane tenait beaucoup à ce la, et se moquait des bons usages. Elle tourna la tête pour ne pas affronter son reflet dans la fenêtre : à quoi bon se faire mal, puisque tout était à revoir ? Ses cheveux châtain coupés court avaient eu leur charme une paire d’années plus tôt, quand Viviane pesait huit kilos de moins, mais ils étaient devenus ridicules pour une femme de trentesept ans et soulignaient la bouffissure de son visage où se perdaient ses yeux gris. Tout cela juché sur ce mètre soixante et un auquel elle ne pouvait se résigner. Des talons mi-hauts auraient pu l’aider à tricher, mais, dès qu’elle marchait longtemps, ils lui faisaient mal. Même assis, même couché, son corps lui faisait mal, ses régimes lui faisaient mal, sa vie lui faisait mal, à commencer par son célibat. Il n’y avait que son boulot qui ne lui faisait pas mal. Tout était lié, elle en était certaine : si son métier de commissaire lui en avait laissé le temps, elle aurait pu maigrir et se trouver un style, comme avant. Elle aurait pu plaire aux hommes, même aux beaux. Au jeune Monot, par exemple. Il était entré. Trop craquant, le lieutenant Augustin Monot, elle n’allait pas le rater. Elle commença à lire la déposition, à voix haute et lasse : — Je me nomme Tournu Gérald, né le 28 février 1980 à Bagneux, je suis responsable des livraisons chez Hélio 92, imprimeur à Malakoff… Géraaald ? Ce ne serait pas plutôt Gérard, votre témoin ? Ça ne vous fait pas tiquer, un livreur né à Bagneux qui s’appelle Gérald ? Elle leva enfin la tête pour le voir bafouiller, déconfit. Mais il sortit son sourire de chef scout sous la pluie, balança sa longue silhouette, et remit en place la mèche blonde qui cachait ses grands yeux verts : — Non, commissaire, c’est bien Gérald, je le lui ai fait répéter. D’ailleurs, j’ai trouvé un truc amusant sur Internet : Gérard et Gérald, ce n’est pas la même origine. Gérald, ça vient de l’allemand, ger, « lance », et wald, « chef », ger-wald, celui qui gouverne avec sa lance. Tandis que Gérard, ce sont les Normands qui l’ont importé d’Angleterre au xie siècle. C’est bien plus tard qu’on les a associés. C’est drôle, hein ! Elle haussa les épaules et le lieutenant Monot conclut très vite : — Enfin, je dis ça… — Eh bien, ne le dites pas. Vous êtes flic, pas conférencier. Et attendez, je vais vous en trouver d’autres, des trucs amusants. Elle lut à haute voix : — Ce vendredi 18 janvier vers onze heures, je revenais avec mon « partner », d’une livraison de brochures rue de Turbigo. Ah bon, ils disent un partner, maintenant ? Il est gay, votre Gérald ? Elle jeta brièvement un regard scrutateur, histoire de le situer. Mais le lieutenant lui renvoya exactement le même regard.
Georges Flipo
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— Le partner, c’est la camionnette Peugeot, vous savez… — Ah oui, bien sûr… J’empruntais le pont Neuf, presque désert tant le froid était vif, pour gagner la rive gauche quand, devant moi, sur le trottoir, mon attention fut attirée par deux individus au comportement suspect. Il a vraiment parlé comme ça, votre Gérald Tantlefroidétaitvif ? Je vous l’ai déjà dit, il faut prendre une déposition, pas la récrire. C’est un boulot de dactylo, pas de littéraire. Compris, Monot ? Le lieutenant hocha la tête, piteux. Il était trop mignon, le pauvre chéri, il donnait envie de le consoler contre soi, de le serrer bien fort. Elle continua : — Tous deux se dirigeaient vers le quai Conti. Le premier était plutôt âgé, et semblait en état d’ébriété prononcé, à en juger par sa démarche. Prononcé, à en juger… pff ! Il portait à l’épaule une besace qu’il tenait contre lui. Il était suivi de près par un jeune, de taille moyenne, affublé… affublé ! d’un pantalon de jogging et d’une veste dont la capuche lui couvrait la tête. Le jeune marchait souplement, à la façon d’un prédateur. Un pré-da-teur ? Le témoin a dit ça ? — Non, commissaire, il a mimé la démarche ; j’ai juste trouvé les mots pour la décrire. Monot crut bon de mimer à son tour le pas du tigre pour appuyer ses dires. Viviane le regarda atterrée : c’était la première fois qu’un de ses adjoints se prenait pour un félin. Mais ça lui allait bien, il fallait le reconnaître. — Ils venaient de passer le square du Vert-Galant, quand tout s’est enchaîné très vite : le jeune a bondi sur le premier et a tenté de lui arracher la besace. Le vieux s’est agrippé et le jeune l’a traîné plusieurs mètres sur le trottoir, la tête du vieux a violemment heurté l’angle de l’embase d’un réverbère. J’ai stoppé, et je lui ai crié « Lâche-le ! » – vous êtes sûr qu’il n’a pas ajouté « vil gredin », votre Gérald ? – et le jeune s’est enfui. Je me suis occupé du vieux qui semblait sonné. Il s’est relevé, a serré sa besace contre lui, a bafouillé « Mes cent balles, mes cent balles ! » ; il a marché quelques mètres en titubant et s’est écroulé à l’angle du quai Conti. J’ai fait reculer les curieux et, avec mon portable, j’ai appelé les secours. Un policier qui passait par là… le policier, c’est vous, c’est ça ? m’a aidé à le déplacer sur le bord du quai pour faciliter l’intervention des pompiers : ils sont venus immédiatement de la caserne toute proche, et l’ont emporté à l’hôpital. Le policier m’a proposé de prendre mon témoignage au café du square et… bla bla bla… lecture faite, persiste et signe. Elle fixa Monot droit dans les yeux. Des doux yeux verts qui faisaient fondre. — Un témoignage au bistrot, c’est déjà peu banal. Mais quand il est tapé en Times corps 12, et sorti sur imprimante laser, ça devient très fort. — Le témoignage au bistrot, commissaire, c’est autorisé par la procédure. Mais je l’avais pris et fait signer sur une nappe en papier, ça ne faisait pas sérieux. Alors, une fois rentré au commissariat, je l’ai retapé proprement. — Et la signature du témoin ? — J’ai fait un petit gribouillis. Il s’arrêta soudain, perturbé par la simplicité de son propos :
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— Oui, bien sûr, devant un juge, ça perd de sa valeur, mais j’ai gardé la nappe. — De toute façon, Monot, qu’est-ce qu’elle avait comme valeur, cette déposition ? Elle ne donne même pas le signalement du jeune. Le lieutenant Monot hésita avant de préciser : — Selon le témoin, le type avait des lunettes noires. Et il a cru voir aussi qu’il était brun et frisé. Juste cru voir. Moi, je ne l’ai pas consigné, parce que… observé de dos, avec la capuche rabattue, ça paraissait douteux : si je l’avais noté, vous ne m’auriez pas raté. — Brun et frisé, répéta la commissaire en évitant toute intonation. Un silence suspicieux traîna. Viviane espérait un rebond : Monot n’était là que depuis huit jours, quelles étaient ses idées ? Mais il se tut, il était roué, le bougre, avec son air candide. Elle soupira et lui tendit le feuillet : — Vous voyez pourquoi toute l’équipe va vous faire la gueule ? Le lieutenant blêmit. Pauvre chou, il ne voyait pas. — Une faute de procédure, commissaire ? Elle soupira à nouveau. Avec sa petite licence en lettres, le lieutenant Monot allait collectionner les fautes de procédure : même les adjoints diplômés en droit y succombaient parfois. — C’est pire encore, vous avez fait du zèle. Le vieux, il ne fallait pas le déplacer : tant qu’il était à l’angle du pont, l’affaire était pour les collègues de la rive droite, mais grâce à vous, il a fini quai Conti, et c’est vous qui avez pris la déposition. Donc c’est pour nous. Comme si on n’avait pas assez de boulot. Il est mort, votre clodo, si j’ai bien compris ? — Oui, je suis allé à la Pitié-Salpêtrière pour l’interroger. Il venait de succomber à un traumatisme crânien. J’ai demandé un constat de décès, et je l’ai fait déposer à la morgue. C’est bien la procédure ? — Avec l’identité, ce serait parfait. — J’ai trouvé sa carte dans la besace, avant de l’envoyer à la morgue : Pascal Mesneux, cinquante-deux ans. Domicilié rue Diderot à Asnières, mais il n’y habite plus : j’ai appelé à l’adresse indiquée, je suis tombé sur son ex-femme, il a quitté le foyer conjugal depuis huit ans. Il était devenu clochard. — Vous avez demandé une photo à l’identité judiciaire ? Le lieutenant Monot se mordit les lèvres et la commissaire Viviane Lancier soupira, puis se mordit aussi les lèvres : elle ne devait pas prendre cette habitude de soupirer dès que Monot lui parlait. — Donc, pour vous, mon petit Augustin, en attendant de trouver le meurtrier, dossier classé ? C’est ça ? Viviane avait laissé échapper cet Augustin. Le lieutenant n’avait pas relevé, il hocha la tête avec un bon sourire d’abruti. — Il n’y a rien qui vous dérange, Monot ? — Si, bien sûr, un mort sur notre secteur, c’est toujours dérangeant. — Certes, mais imaginons que vous soyez une racaille de banlieue qui part à la chasse dans le centre de Paris. Vous tireriez quel gibier, vous ?
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Monot écarquilla les yeux. Il semblait paniqué par l’impensable personnage qu’on lui proposait. Viviane eut pitié, il fallait l’aider : — Je veux dire, vous iriez chasser la sacoche d’un clodo, en plein milieu d’un pont ? Plutôt que le sac à main d’une grande bourgeoise qui sort de chez Chanel, ou le portefeuille d’un touriste en terrasse aux Deux Magots ? Elle le regarda avec tendresse : sur sa tête d’angelot blond, le Saint-Esprit semblait planer. Alléluia, il se posait ! — Oui, c’est bizarre, commissaire. Mais il n’y avait rien d’intéressant dans la besace. Je l’ai d’ailleurs envoyée à la morgue, avec le cadavre. Le regard de la commissaire le foudroya. Moins gris, plus noir. — Ah, c’est à vous de décider si un élément du dossier est intéressant ? — Je dis ça parce que j’ai pris la peine de la fouiller : de mémoire, un livre de Victor Hugo, un slip et des chaussettes, des affaires de toilette, son vieux portefeuille avec quelques euros, du papier cul. Et une espèce de galette. — Et c’est pourtant ce qu’on a voulu lui voler. Vous aviez quelque chose, pour ce soir, lieutenant ? — Oui, avec une amie, on a prévu de… — Eh bien, vous allez prévoir autre chose, vous irez à la morgue. Mais pas seul, rassurez-vous : votre amie, ce sera moi, je vous conduis.
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Michèle Halberstadt Parution : avril 2010 Responsable cessions de droits : Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr
© Denis Chapoullié/Albin Michel
Un écart de conduite
Éditeur : Albin Michel
Biographie
Michèle Halberstadt est productrice, entre autres, des derniers films de Benoît Jacquot, d’Alain Corneau, de Laetitia Masson et de François Dupeyron. Publications Parmi les romans les plus récents, chez Albin Michel : L’Incroyable Histoire de mademoiselle Paradis, 2008 ; Café viennois, 2006 (rééd. Le Livre de Poche, 2008).
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En 1974, Laure rompt avec sa famille et devient serveuse dans un bar des Landes dont le propriétaire livre aussi d’étranges colis. Elle se fait piéger un jour d’été. Elle a dixneuf ans. Se remet-on jamais d’une erreur de jeunesse ? Michèle Halberstadt a ce talent rare de nommer sans effets la culpabilité, sa résonance intérieure, la solitude et les non-dits qui enferment plus sûrement que les verrous d’une prison.
1974 Laure La 4L verte avait son odeur habituelle d’essence et de crème solaire. Elle y pensa machinalement en ouvrant la portière, sans que cela lui procure le moindre plaisir. D’habitude, s’installer dans le siège passager la faisait sourire, tellement la voiture de Didier sentait la mer, les serviettes humides, les sandwiches au thon oubliés sur la banquette arrière. Mais dans la fraîcheur de ce petit matin, l’increvable Granny n’évoquait plus rien. La peur avait effacé les souvenirs. Didier avait trouvé le type antipathique au téléphone. « Il arrêtait pas de me dire : “Elle vient avec vous, la blonde, hein ? Elle au moins, on la connait !” Non mais il se croit où ? C’est moi qui décide où je livre et avec qui ! » Elle s’était contentée d’en rire. D’elle, nul ne savait rien. Elle avait débarqué un matin sur ce bout de plage landaise, s’était fait embaucher comme serveuse, avait séduit le gérant et tenait à la perfection son rôle de blonde insouciante. Elle s’était inventé un passé de fille unique incomprise par des parents âgés, une rupture sentimentale douloureuse, et tous avaient marché à ces mauvais clichés, car comment ne pas croire cette grande fille nature, aux fossettes enfantines ? Comment ne pas être séduit par ses jupons de paysanne, ses bottines en daim clair, cette allure bohème qu’elle s’était fabriquée après avoir vu Brigitte Bardot dans Les Pétroleuses qui, l’été 1974, n’était toujours pas passé au Rex d’Hossegor ? En quelques mois elle fut adoptée par les proches de Didier, un ancien champion de surf gérant d’un bar ouvert jusqu’à trois heures du matin. Il était le prototype du patron accueillant que chacun était ravi de retrouver quelle que
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soit la saison, toujours vêtu de noir, bronzé aux lampes, musclé aux haltères. Il prenait son rôle d’hôte très à cœur, tenant à faire de ce lieu à la mode un succès durable. Quand Laure avait admiré la façon dont ses planches usées décoraient les lieux, il avait plaisanté : « Les planches font le charme du bar, mais c’est le bar ma planche de salut ! » Il prenait soin de compartimenter ses activités, ses clients du matin ne croisant jamais ceux de la nuit. Durant sa carrière de sportif professionnel, Didier avait rencontré des soigneurs qui avaient recours au dopage. Ils comptaient parmi leurs clients certaines personnalités de la région, des militaires à la retraite nostalgiques de l’opium d’Indochine, auxquels ils vendaient de la morphine en substitution. Didier avait rapidement pris part au trafic. Il fournissait toute la Côte d’Argent, jusqu’au Pays basque. « Je suis le revendeur discret d’une drogue démodée », avait-il expliqué à Laure après quelques semaines de mise à l’épreuve, où elle eut accès à des informations qu’elle ne devait jamais faire circuler. Il aimait qu’elle l’accompagne. En cas de pépins, il pouvait prétendre faire une promenade d’amoureux. Et sa présence rassurait les acheteurs. C’est à l’aube qu’ils livraient les boîtes étiquetées « bicarbonate », comme cette poudre blanche en vente en pharmacie pour atténuer les douleurs d’estomac qui sont le lot du grand âge et de tout usager d’opiacés. Elle escortait Didier comme on remplit une mission : sans poser de questions, sans états d’âme. Elle aimait ces livraisons du petit matin. Elle se sentait lancée dans une vie d’adulte, loin du quotidien prévisible de l’adolescente qu’elle avait laissée derrière elle. Elle était trop romantique pour regarder les choses en face. Elle préférait s’imaginer que Didier était une sorte de Peter Pan, et elle, la fée Clochette, dont la poudre magique avait le pouvoir de faire s’envoler la douleur.
Michèle Halberstadt
Un écart de conduite
Deux ans plus tôt, elle vivait chez ses parents, dans la banlieue de Lille. Un jour de mars, sa mère l’avait appelée dans sa chambre. Elle l’avait trouvée allongée sur le lit, le menton tourné vers elle. « Viens m’embrasser. » Laure avait souri devant cette demande enfantine. Elle s’était assise à côté d’elle, sa tête collée contre la sienne, prenant une mèche de ses cheveux pour la comparer avec ceux de sa mère dans un geste familier. « On a toujours la même couleur dorée. » Sa mère fuyait son regard. Elle enfouit son visage dans la chevelure de sa fille, comme pour assourdir la violence de ce qu’elle avait à lui dire. « Plus pour longtemps. » Trois mois de traitement eurent raison de sa blondeur. Après une année de
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rémission, les douleurs devinrent permanentes. Sa mère ne voulait plus qu’on la voie. Elle savait combien la souffrance avait déformé ses traits. Les dernières semaines, elle n’accepta les visites que dans la foulée de sa piqûre quotidienne de morphine. Elle seule avait le pouvoir de rendre un peu de douceur à ses traits. Quinze jours après avoir dispersé les cendres de sa mère sur une plage de Boulogne-sur-Mer, Laure prit la route. Elle ne supportait plus ce père trop autoritaire qui voyait en elle le fantôme d’une femme dont il n’avait compris qu’avec la maladie combien il avait besoin d’elle. Elle ne s’était jamais sentie d’affinités avec ses frères, des jumeaux qui réussissaient leur carrière d’ingénieur et que la beauté de cette grande blonde dérangeait. « Ton métier c’est d’être belle, c’est pas trop fatiguant tout de même ! » Elle avait arrêté ses études avant le bac, gagnait en huit jours de mannequinat cabine plus qu’un mois de leur salaire, et ils trouvaient cela injuste, comme si la bonne étoile destinée à leur famille n’avait brillé qu’au-dessus d’elle, cette cadette qui ne leur ressemblait pas. « C’est bien ce qu’on m’avait dit. Trop jolie pour être honnête. » C’était la première phrase que prononçait le type. Il avait la quarantaine bien entamée, le cheveu rare, le ventre d’un buveur de bière. Il sentait la cigarette brune et la transpiration. Son visage était collé à celui de Laure. Elle était immobilisée par des menottes, mais elle donnait encore des coups de pied inutiles du bout de ses espadrilles, sans jamais atteindre les mollets de l’homme. Il ne réagissait pas à son agitation, concentré sur l’horizon. L’aube se levait, suffisamment pour qu’il puisse apercevoir une voiture rouler le long de la côte dans leur direction. Il tapa du plat de la main sur le toit de la 4L. « C’est con, hein, suffisait d’y penser. » Il lui chuchotait à l’oreille. « T ’as vraiment cru que je m’étais penché pour rattraper mon briquet ? » Deux roues étaient à plat sur le flan droit de la voiture. « Pas besoin d’avoir un flingue, on est des prolos, nous, on fait avec les moyens du bord. » Il essuya son Opinel sur sa manche, et le rangea dans sa poche arrière droite. « Bon, je t’écoute. Nom, prénom, date de naissance, ou on attend ton avocat ? » Il la regardait avec un air de satisfaction qui sentait la revanche du complexé sur une fille inaccessible qui, exceptionnellement, était à sa merci. Laure ne s’en rendait pas compte. Elle ne réagissait ni à sa vulgarité, ni à sa provocation. Il aurait pu la lâcher, elle n’aurait pas bougé. Elle était anéantie. C’était de sa faute.
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Toute la soirée, Didier s’était plaint d’avoir mal au ventre. Il avait passé la nuit recroquevillé sur le lit, jurant qu’il allait virer ce crétin de barman, que ses cocktails pourris l’avaient rendu malade, qu’il était emmerdé pour le client, c’était une grosse livraison, un gramme cinq, il ne pouvait pas se permettre d’annuler. « Tu vas conduire, je sens que je vais vomir dans la voiture. » « J’y vais tout seule. » La phrase était sortie de sa bouche, sans que son cerveau ait eu le temps de censurer ce qui était plus une bravade qu’une décision. Elle se sentait prête à tout, une vraie aventurière. Comme Bardot dans le film : mains sur les hanches, cigarette au bec, un fusil en bandoulière et la chance avec elle. Elle tremblait de son audace, redoutant de se faire insulter par Didier qui allait lui rire au nez. Elle l’entendait déjà : « T ’es là depuis cinq mois et tu t’y crois ? » Mais il ne disait rien. Il s’était levé et tournait autour d’elle, comme un acheteur potentiel regarde une œuvre d’art, l’analysant sous toutes les coutures afin de l’estimer à sa juste valeur. Il finit par s’asseoir, hochant la tête, comme pour donner plus de poids à sa décision. « Oui, je crois que t’es mûre. T’as vu l’endroit sur la carte ? Tant que le mec n’a pas sorti les billets, le coffre reste fermé. C’est lui qui transfère les boîtes, tu touche à rien, t’es une princesse. Tu le prends de haut. Tu le vouvoies. T’attends qu’il se casse pour te barrer. La route habituelle. » Sa réaction l’avait galvanisée. Elle était prête, se sentait invincible. Ce soir, c’était son baptême du feu. La fée Clochette allait se transformer en Jeanne d’Arc. Elle en rirait aux éclats si ce n’était pas aussi pitoyable. Elle n’avait rien vu venir.
Michèle Halberstadt
Un écart de conduite
Finalement, le type l’avait fait s’asseoir dans la 4L. Il disait qu’elle ne tenait pas sur ses jambes. Il lui avait offert une cigarette. « Ton mec avait senti le vent. On l’a piégé tout en douceur. Un client louche, mais une commande juteuse. Un mot au passage pour demander que la blonde l’accompagne. Alors, en bon joueur d’échecs, il a sacrifié sa reine. Je pense qu’il est déjà en Espagne. On s’en fout. C’est un passeur. On veut la source. Tu vas nous raconter… » Elle était fatiguée, soudain. Dégrisée. Lucide. Elle posa ses mains sur ses genoux pour qu’ils arrêtent de trembler, du coup c’étaient les menottes qui tressautaient. La Gitane sans filtre lui soulevait le cœur. C’était fichu. À dix-neuf ans, dans cette voiture qui sentait le moisi et les vacances, elle sut qu’elle venait de foutre sa vie en l’air.
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Paula Jacques
Parution : mars 2010 Responsable cessions de droits : Catherine Farin catherine.farin@mercure.fr
© Stéphane Haskell/Mercure de France
Kayro Jacobi, juste avant l’oubli
Éditeur : Mercure de France
Biographie
Paula Jacques est née au Caire dans une famille juive qui, à l’instar de ses coreligionnaires, sera expulsée en 1957. Elle passe son enfance en Israël dans un kibboutz, avant de venir en France. À Paris, elle exerce toutes sortes de « petits métiers », puis elle fait de l’animation culturelle à la Comédie de Saint-Étienne et crée, en 1971, une compagnie théâtrale. Depuis 1975, elle est journaliste dans la presse écrite et productrice à Radio France. Elle anime depuis 1999 un magazine culturel sur France Inter « Cosmopolitaine ». Elle est membre du prix Femina. Publications Parmi les ouvrages les plus récents, au Mercure de France : Rachel-Rose et l’officier arabe, 2006 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2007) ; Gilda Stambouli souffre et se plaint, 2002, (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2003).
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Le Caire, années 1950. Kayro Jacobi est un réalisateur de cinéma prospère qui possède ses propres studios. Il doit sa respectabilité davantage à l’argent de sa femme Norma qu’à son propre talent… Même si ses premiers films ont connu un certain succès, notamment grâce à son personnage inédit de Bobol Bey, une sorte de Charlot juif. Fasciné par le cinéma américain, Kayro Jacobi a de grandes ambitions. Lorsqu’en 1954, Howard Hawks arrive en Égypte pour tourner La Terre des pharaons, il se débrouille pour faire partie de l’aventure… Qui tourne court car il doit rentrer au Caire : ses deux sœurs, convoquées par la police, ont disparu. Kayro Jacobi remue ciel
et terre pour les retrouver. En vain. Beaucoup de portes se ferment devant lui : en ces temps de vives tensions entre l’État d’Israël et le régime de Nasser, en Égypte il ne fait pas bon appartenir à la communauté juive. Comme un malheur n’arrive jamais seul, Norma accouche d’un bébé mort-né et sombre dans une intense dépression… Plus de cinquante ans plus tard, en 2007, une romancière enquête sur Jacobi ; elle retrouve plusieurs amis du cinéaste égyptien disparu en 1957, qui donnent leurs points de vue respectifs. Ce faisceau de témoignages dessine peu à peu une personnalité attachante vivant dans l’Égypte des années 1950.
Tel-Aviv, janvier 2007 Norma Jacobi C’est une histoire de l’autre monde. Elle va intéresser quiconque, vous croyez ? Non madame, un livre s’ajoute à l’autre. De nos jours, il faut avoir tué son père et violé sa mère pour passer à la télé. Kayro Jacobi fut un artiste de première classe. Le fait est. Et puis après ? Quelle place occupe-t-il à présent dans la trame ingrate de la postérité ? Aucune. Nulle part. Fini. On n’imagine pas aujourd’hui, surtout en Israël, mais le cinéma égyptien était quelque chose de magnifique à l’époque. C’était Hollywood-sur-Nil. Le premier cinéma du monde arabe. Et le seul. À cette époque. Aucun pays arabe ne possédait… Tout. Des vedettes. Des metteurs en scène. Des producteurs. Des studios. Autre chose ? Que voulez-vous savoir ? Ses débuts dans le cinéma ? Oui, vous posez vos questions dans l’ordre de débutement logique de votre roman. C’est logique. Voyons un peu, ses débuts… Mais puis-je vous offrir quelque chose à boire ? Thé, café, ? Un petit whisky, tiens, mais bien sûr ! Je vais en boire moi aussi, comment non ? Buvons ensemble pour qu’ils en crèvent ! Que crèvent tous ceux qui l’ont dépouillé, trahi, proscrit, effacé de la surface du monde. Qui sont-ils ? La lie de l’humanité. Où sont-ils ? Je ne sais pas. Je sais où ils ne sont pas. En prison. Non, merci, sans eau pour moi, ni glaçons. Je le bois sec et cul sec. Ne le notez pas, par pitié. C’est trop pathétique à la fin, une vieille femme seule et qui boit.
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Quel âge me donnez-vous ? Merci du compliment, vous êtes loin du compte, ça ne fait rien. Vous êtes une personne charmante, madame, mais à quoi bon ? Les morts ne ressuscitent pas dans les livres, cette blague… À la fin, c’est toujours la mort qui gagne. Plaît-il ? Kayro, c’est un surnom bien sûr. Il s’appelait Carlo, Charles en français, mais tout le monde l’appelait Kayro. Kayro, l’empereur du cinéma égyptien. Il possédait un royaume. Une foule d’employés variables, selon le besoin du film, travaillait sous ses ordres. Et quand il fallait prendre une décision, il disait banco pas banco et c’était réglé. Et du jour au lendemain, fini, ils ont décrété la ruine et la destruction de son royaume. Vous connaissez la Bible ? Vous avez lu la parabole du prince chassé comme un mendiant de son propre royaume ? C’est l’histoire de Kayro, exactement, son histoire. Comment ? Il s’est défendu, comment non ? Il leur a dit : c’est moi, ce sont mes mains qui ont édifié cet empire. Et vous, pendant ce temps, qu’avez-vous fait ? Vous vous êtes prélassés dans les reflets de ma gloire. Il leur a dit, que voulezvous ? Ce que j’ai semé, vous voulez le prendre. Ce que j’ai récolté, vous voulez le confisquer. Essayez donc, il leur a dit, je saurai me défendre. Et c’est ce qu’il a fait. La spirale, vous savez ce que c’est, un acte entraîne l’autre, toujours plus loin dans l’irréparable… Il était devenu comme fou à la fin. Ils l’ont rendu fou à lier. Je lui disais : partons, partons, Kayro, avant que… Mais oui, bien sûr, vous pouvez fumer, comment non ? Mourir du cancer ou d’autre chose. Ça m’est égal. J’aurais dû mourir depuis longtemps. Mes belles-sœurs fumaient cinquante cigarettes par jour, au bas mot. Dieu leur pardonne. Qu’est-ce que je disais. Chose… Plaît-il ? Combien de films il a tournés ? Je ne sais plus. Embrouillée que je suis, poverina, dans l’écheveau de ma mémoire. Un nombre impressionnant, en tout cas. Il lisait les joyaux de la littérature française qui contiennent de belles histoires possibles au cinéma. Il les mettait à la sauce du pays et fini, personne ne pouvait dire : ces frelons-là ne sont pas de ma ruche. Le Studio Kayro Films, c’est ça, bravo, madame, pas le plus grand studio peut-être, mais le plus considéré. Kayro tenait les manettes. Il écrivait, il tournait, il produisait. Un chef-d’œuvre après l’autre. Combien exactement ? Mais qu’est-ce que ça peut vous faire ? Dix, vingt, trente au moins et tous de haute qualité artistique. Mais pas toujours gagnants du point de vue financier. Malheureusement. Enfin ça ne fait rien. L’essentiel, pour lui, tenait dans l’œuvre de haute qualité artistique en opposition avec la tristesse du monde. Il disait que l’œuvre de haute qualité console tandis que la basse désole. Le cinéma, ce n’est ni la peinture, ni la littérature, il disait, c’est un art destiné au peuple, un art qui ouvre les gens simples à la joie. Au début, quand Kayro a inventé « Bolbol Bey » son héros pendant trois films au moins, après il est devenu un démodé, il a eu un succès fou. Voilà. Bolbol Bey était un mélange de Charlot et de notre Goha avec ses mules et son tarbouche, bravo ! Vous l’avez vu alors, et moi qui croyais que toutes les copies avaient disparu, comment ? Un cendrier, bien sûr, il y a tous les cendriers que
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vous voulez, cherchez, voilà, mais oh Dieu, elle a pris le plus moche exprès, pour me couvrir de honte… J’ai été une princesse moi aussi, qu’est-ce que vous croyez ? Si vous aviez pu voir le plus petit de nos deux salons de réception… Il contenait cent fois cette chambre. Ce paysage du Caire, là au-dessus de mon lit, vous le voyez ? C’est un Bellini… et signé, une fortune en soi, croyez-moi… Combien d’Israéliens ont voulu m’acheter mon Bellini… Mais qu’est-ce qu’ils comprennent les Israéliens à la beauté du Caire ! Les villes ici… Vous avez vu Tel-Aviv ? Une horreur ! On devrait la donner aux Palestiniens en échange de Jérusalem. Ce tableau, là ? C’est mon portrait, bravo, vous avez l’œil ! J’ai tellement changé, trop ! J’étais belle, vous savez, j’étais une princesse au salon de sa beauté… Ça vous fait rire ? Le salon ou la beauté ? Vous êtes gentille, madame, mais on ne peut pas être et… J’y arrive, vous êtes si pressée ? Kayro est né en 1921, voilà, vous êtes contente ? Et moi en 1928 seulement. Sept années de différence, mais quand on aime on ne compte pas. Nous formions un couple superbe, tout le monde le disait. Des enfants, non, enfin, j’ai failli, passons, vous voulez me faire pleurer ? J’attendais un enfant, il devait être le premier et puis… je ne veux pas en parler. Pitié, pitié, arrêtez d’écrire. Merci. Mon mari désirait tellement être père de famille nombreuse. Il adorait la famille, vous savez, c’était chez lui une religion. Il était si heureux quand il a compris que nous allions avoir… basta, passons à un autre sujet. Comment je l’ai connu ? C’est toute une histoire. Imaginez-vous un jour, il vient assister au cours de danse de Miss Bloom, le meilleur professeur du Caire. Kayro cherchait des ballerines pour son film Le Pacha et la Danseuse, vous l’avez vu ? C’est l’histoire d’une ballerine dont la sensualité provoque une lutte sanglante entre deux frères. Une merveille. Bref. Kayro arrive au cours, il me voit, il me remarque. J’étais une championne du ballet classique, bondissant à travers la salle, tandis que Miss Bloom frappait dans ses mains : « Un, deux, trois, quatre cinq, six » à chaque demi-mesure et fin de mesure… Plaît-il ? Je n’ai pas joué dans ce film-là, ni aucun autre d’ailleurs, quelle idée ! Actrice, moi ? Vous savez comment Papa appelait les actrices de Kayro : « les petites femelles du cinématographe », voilà ce qu’il lui disait. Remarquez, Papa adorait Kayro. Kayro n’était pas le gendre idéal. D’abord à cause de son métier où l’argent sort sans aucune garantie de rentrée. En plus, et c’était le plus embêtant, Kayro avait le sens de la famille exagéré. Il vivait toujours à la villa Venezia avec sa mère et ses deux sœurs, vous vous rendez compte ! La villa était grande mais tout de même ! Je les avais sur le dos toute la journée. Allégra, ma belle-mère, très sympathique, mais Vivie et Nellie ! Elles n’étaient pas normales, comment vous expliquer ? Des folles. Des fanatiques. Quand Staline est mort, elles ont pris le deuil. Elles luttaient pour la libération totale de l’être humain. En vivant dans la villa princière de Zamalek ? Laissez-moi rire ! Je lui disais, Kayro, loue-leur quelque chose en ville, tu as les moyens, un couple jeune a besoin de son intimité. Mais pas question. C’était à prendre ou à laisser. J’ai pris !… Je l’aimais que voulez-vous, la
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passion, j’étais si jeune quand je me suis mariée, je ne savais pas encore la différence entre les filles et les garçons. Kayro était un homme fait déjà, un bel homme, « précédé », comme on dit, de la réputation. Toutes ces femmes qui lui tournaient autour et vice versa. Ce n’était pas facile, pour moi, vous croyez que c’est facile de vivre avec un homme pareil ? Il m’aimait, là n’est pas la question, mais je vous expliquerai plus tard, une autre fois peut-être. Il était si beau. Une beauté rare chez un homme. Grand, avec de beaux cheveux bouclés, des yeux noirs, un peu chinois, bridés c’est-à-dire. Une élégance ! Le blazer marine et les pantalons de flanelle blanche, et toujours le chapeau sur la tête, savezvous ? Un chapeau confectionné à Londres à l’époque où le grand chic était d’imiter Humpfrey Bogart. Il était d’un chic. À sa vue, les femmes se sentaient défaillir plus ou moins secrètement, même celles qui n’en attendaient rien, pas le moindre petit bout de rôle, pas la moindre poussée vers la gloire. Elles tombaient folles amoureuses de lui. Le fait est. Elles voulaient débuter, il pouvait leur ouvrir la porte des studios… Il avait lancé une vedette après l’autre, Nadia Youssef, Leila Mourad, Tahia Carioca, Samia Gamal, Om Kalsoum, Camélia la malheureuse brûlée vive dans son avion, Zeinat Sedki la comique tordante, alors pourquoi pas elles ? Elles venaient lui manger dans la main, prêtes à tout et à n’importe quoi… S’il en profitait ? De quoi donc ? Son pouvoir, son rang social, son argent ? Excusez-moi, Madame, ce genre de clichés m’agace. Vous êtes communiste, vous aussi ? Vous êtes une fille intelligente pourtant, vous n’avez pas l’air d’une fofolle. Je vais vous demander une cigarette, après tout. C’est la nervosité. Les souvenirs, le passé, tout ça. Vous m’êtes très sympathique, malgré tout. Il y a si longtemps et vous vous souvenez ! À quoi bon ? Il y a l’oubli qui pardonne et l’oubli qui oublie. Au fond, tout ce dont nous avons parlé n’est plus que ruines. N’y attachez pas trop d’importance dans vos écrits, cela n’en vaut pas la peine. Écrivez : Kayro Jacobi est né, il a disparu et tous ses problèmes ont disparu avec lui. Vous ne mangez pas ? Vous ne mangez rien ? La tarte est aux framboises congelées, à cause de la saison, mais bonnes quand même. Un régal, faites-moi ce plaisir. Plus tard, quand vous voudrez ! Le travail d’abord. Très bien. Que voulez-vous encore savoir ?
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Yasmina Khadra
Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits : Benita Edzard bedzard@robert-laffont.fr
© Emmanuel Robert-Espalieu/Julliard
L’Olympe des infortunes
Éditeur : Julliard
Biographie
Yasmina Khadra est le pseudonyme de l’écrivain Mohammed Moulessehoul, romancier algérien de langue française, né le 10 janvier 1955 à Kenadsa dans la wilaya de Bechar dans le Sahara algérien. Yasmina Khadra est chevalier de la Légion d’honneur, officier des Arts et des Lettres et a reçu le trophée Créateur sans frontières. Il est salué dans le monde entier comme un écrivain majeur, son œuvre est traduite dans trente-neuf pays. Publications Parmi les ouvrages les plus récents, chez Julliard, Ce que le jour doit à la nuit, 2008 (rééd. Pocket, 2009) ; Les Sirènes de Bagdad, 2006 (Prix des libraires 2006) (rééd. Pocket, 2007) ; L’Attentat, 2005, (rééd. Pocket, 2006) ; La Part du mort, 2004, (Prix du meilleur polar francophone) (rééd. Gallimard, coll. « Folio policier », 2005) ; Cousine K, 2003, (prix de la Société des gens de lettres) (rééd. Pocket, 2005) ; Les Hirondelles de Kaboul, 2002, (Newsweek Award, Prix des libraires algériens) (rééd. Pocket, 2004).
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Coincée entre une décharge publique et la mer, hors du temps et de toute géographie, l’Olympe des infortunes est un terrain vague peuplé de vagabonds et de laissés-pour-compte ayant choisi de tourner le dos à la société. Auprès de Ach le Borgne, Junior, jeune naïf va-nu-pieds, s’initie à la philosophie des Horr. Le Horr est un clochard volontaire qui a pris le parti de vivre en marge de la ville en rejetant toutes ses valeurs. Refusant jusqu’à la mendicité, le Horr se croit libre de toute attache. Mais lorsqu’une affection vient à naître entre les membres de cette communauté, tout détachement s’avère alors bien illusoire.
À travers cette galerie de portraits bigarrés, se dégage une dimension symbolique où l’esprit de solidarité, le sens du compagnonnage qui règnent chez les Horr contrastent avec la violence et l’individualisme de la société moderne. L’Olympe des infortunes est une métaphore qui dénonce avec force la décadence de notre civilisation. Khadra se pose en moraliste de notre temps et le constat qu’il livre n’est pas flatteur : les âmes perdues ne sont pas celles que l’on croit. Et l’enfer, lui, n’est jamais où on l’attend.
1. — Regarde pas ! Junior sursaute en pivotant sur ses talons. Ach le Borgne se tient derrière lui, debout sur un amas de détritus, les poings sur les hanches, outré. Sa grosse barbe s’effrange dans le souffle de la brise. Junior baisse la tête à la manière d’un galopin pris en faute. D’un doigt désemparé, il se gratte le sommet du crâne. — J’sais pas comment j’ai échoué par ici. — Ah ! oui… — C’est la vérité, Ach. J’étais en train de me faire du souci en marchant et j’sais pas comment j’ai échoué par ici. — Menteur ! frémit Ach de la tête aux pieds. Tu n’es qu’un fieffé menteur, Junior. Tu mettrais ta langue dans de l’eau bénite qu’elle sentirait le caniveau. — Je t’assure… — T’as rien à dire. Quand on est fait comme un rat, on n’essaye pas de se débiner. C’est une question de dignité. Lorsque Ach est hors de lui, la taie sur son œil abîmé semble se confondre totalement avec le blanc qui la cerne, faisant surgir davantage son œil sain. — Avoue que tu peux pas te lasser de mater les automobiles. — C’est pas vrai, gémit Junior. Je te dis que j’avais la tête dans les soucis. — À d’autres. Je te connais mieux que ma poche… Qu’est-ce que tu leur trouves d’intéressant à ces tacots forcenés qui courent dans tous les sens ? À force de tourner la tête à droite et à gauche, tu vas te forcer les os du cou et, après, faudra te mettre des cales de chaque côté de la figure pour que tu puisses regarder droit devant toi.
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— J’suis pas une girouette, marmonne Junior. — Qu’est-ce que tu gneugneutes ? — Rien… — Si, t’as dit quelque chose. Junior juge prudent de ne pas insister. C’est un petit bonhomme asséché, avec une trogne de Pierrot crayeuse que des poils follets grignotent sur le bout du menton, et des épaules si étroites que les bras disparaissent presque contre les flancs. Ses yeux brouillés ont du mal à refléter ce qu’il a derrière la tête et semblent effleurer le monde sans vraiment s’attarder dessus. Il doit avoir moins d’une trentaine d’années, malgré un corps d’adolescent et une cervelle d’oiseau. Il descend du vieil appontement en exagérant les précautions qu’il doit déployer pour ne pas se casser la figure, histoire d’attendrir le Borgne puis, une fois sur la terre ferme, et afin d’éviter le regard furibond qui s’apprête à le dévorer cru, il feint de rajuster les boutons intercalés de sa chemise. Ach enfonce fortement ses poings dans le creux de ses hanches. Il est excédé, en même temps il ne peut s’empêcher d’être indulgent. Quand bien même il essaye d’afficher une attitude désapprobatrice, la mine contrite de Junior le touche au plus profond de son être, et la fermeté qu’il souhaitait imposer se met aussitôt à s’effilocher. Après un soupir, il dit en écartant les bras : — Combien de fois je dois te répéter que cet endroit est maudit ? — Puisque je te dis que j’ai pas fait exprès… — Je suis pas obligé de te croire sur parole… Méfie-toi, Junior. Te laisse pas aller à ce petit jeu. On te préviendra jamais assez. Au début, on croit se divertir puis, un soir, on se surprend à suivre les tacots jusqu’en ville et, le temps de se ressaisir, c’est trop tard… Est-ce que tu aimerais finir ta vie en ville, Junior ? Junior secoue énergiquement la tête, les sourcils aussi pesants que les lèvres. Ach insiste, le bras tendu avec dédain vers la ville : — Est-ce que tu aimerais finir ta vie là-bas ? — Jamais je n’irai dans une ville, répond Junior en continuant de faire non de la tête. J’suis pas fou. — Alors, reviens par ici, idiot. Junior se met au garde-à-vous et revient. — Surtout, ne te retourne pas, lui recommande Ach en agitant le doigt. Le bon Dieu a mis en garde Loth : « J’vais foutre en l’air Sodome. Prends ta smala et taille-toi illico presto. Lorsque tu m’entendras bousiller la baraque, te retourne surtout pas. » Loth a rassemblé sa tribu et lui a expressément intimé de pas se retourner quand elle entendra le bon Dieu foutre en l’air Sodome. Mais la femme à Loth, elle, elle s’est retournée… Et tu sais ce qu’il lui est arrivé, à Mme Loth ? — Tu m’as déjà raconté. — Tu as peut-être pas retenu la prophétie.
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— J’ai pas oublié. — Dis voir ce qu’il lui est arrivé, à Mme Loth ? Junior se met à se triturer les doigts. Ses épaules s’affaissent. Il dit d’une petite voix : — Elle s’est transformée en statue de sel. — Est-ce que tu aimerais devenir une statue, Junior ? — Ce serait pas dynamique. — Alors, ramène ta carcasse par ici et fais attention à ne pas regarder derrière toi. La ville, Junior, c’est un sortilège. Quand on lui claque la porte au nez, c’est pour de bon. Junior rejoint le Borgne en trébuchant sur les ordures du dépotoir. Il n’est pas content d’avoir été surpris de l’autre côté du terrain vague et il subit cela comme un cas de conscience. Ach le saisit par le coude et le bouscule devant lui. — Le bon Dieu m’avait prévenu, moi aussi : « Prends tes cliques et tes claques, Ach, et barre-toi. La ville, c’est pas un endroit pour toi. Va-t’en et ne te retourne pas. » J’étais resté des heures entières sur la route, à faire du stop. Je crevais d’envie de jeter un coup d’œil par dessus mon épaule, mais j’ai tenu bon. Puis, un camion s’est arrêté. J’ai sauté dans la cabine. J’ai pensé, à cet instant, pouvoir faire le malin et regarder une dernière fois la ville dans le rétroviseur. Mais le bon Dieu, il se contente pas de donner des ordres, il veille au grain aussi : paf ! le rétroviseur me pète à la figure. C’est comme ça que j’ai perdu mon œil. Junior est passablement irrité. Il dodeline de la tête et grogne : — Il a raté sa vocation. — Qui ça ? — Ben, le bon Dieu. Ach s’arrête, les bras croisés sur sa poitrine d’ours dégrossi. Ses dents en fourche avancent dans une toile de salive. — Tu sais bien que j’ai horreur du blasphème, Junior. Junior hausse les épaules et continue de patauger dans les détritus. Ach gonfle les joues et se dépêche de le rattraper. Devant eux, les dunes s’écartèlent sur la Méditerranée et on peut voir l’horizon couvrir sa retraite derrière des rideaux d’embruns. Semblable à une orange blette, le soleil perd de l’altitude tandis que les ombres s’allongent démesurément pour accueillir la nuit. — T’as le feu au fion ou quoi ? s’énerve Ach. Junior ralentit puis s’arrête, le menton sur la poitrine, une limace subreptice au bout du nez. Il n’est pas fier de lui, en même temps il s’en veut de ne pas trouver une bonne excuse pour se défendre. — Voilà pourquoi, des fois, je me dis que le mieux qui me reste à faire est de ne plus t’adresser la parole, Junior, le menace Ach. Tu es trop susceptible.
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Et quand on est trop susceptible, on refuse de reconnaître ses torts. À la longue, on finit par lasser, et plus personne n’est là lorsque les choses tournent mal. Un type qui veut s’en sortir ne doit pas faire la gueule quand on cherche à le remettre à sa place. Faut pas qu’il prenne les consignes pour des interdictions et les remontrances éclairées pour des insultes. Un type qui tient vraiment à s’instruire se doit d’ouvrir grand ses oreilles et de suivre à la lettre les conseils qu’on lui donne. C’est parce que je t’aime que je suis après toi, Junior. Je veux pas qu’il t’arrive malheur. Junior ploie davantage la nuque, les lèvres exagérément en avant. Ach rabat le plat de sa main sur son genou. — Dès que je te fais un reproche, hop ! tu me boudes. Et après, quand je te livre à toi-même, tu trouves que je te délaisse. Je me demande comment je dois me conduire vis-à-vis de toi. Faudrait que je sois fixé là-dessus une fois pour toutes… Junior s’essuie le nez sur le poignet. Chaque cri de son protecteur l’enfonce d’un pouce dans le remords. Il a honte de mettre en rogne la personne qu’il chérit le plus au monde. Dans sa petite tête de simplet, ce n’est pas seulement la voix du Borgne qui tonitrue ; il lui semble entendre les dieux le tancer. Il tente une diversion. — Je te dis que j’ai échoué sur la route par hasard et, toi, tu me grondes comme si j’étais un chenapan. Est-ce que j’suis en train de voler ou d’emmerder mon prochain ? Est-ce que j’ai offensé le Seigneur quelque part ? J’suis juste là, à me dégourdir les jambes et à penser à rien. C’est interdit ?… C’est pas interdit. Alors pourquoi tu agites ton doigt dans ma direction en fronçant les sourcils ? Il y a une telle misère dans le ton de Junior qu’Ach sent son cœur fondre comme un bloc de glace sous la flamme d’un chalumeau. Sa pomme d’Adam remue douloureusement dans sa gorge lorsqu’il déglutit. — C’est pour ton bien, Junior, et tu le sais. Junior continue de bouder pendant une minute. Il a le sentiment de retourner la situation à son avantage et en rajoute un peu. Ses lèvres sont sur le point de lui rouler sur le menton et son regard de guingois lui déforme ridiculement la nuque. — J’ai pas dit que c’était pas pour mon bien, reconnaît-il enfin. Mais tu pouvais très bien me tirer l’oreille avec gentillesse… J’aime pas te voir en colère, ajoute-t-il, papelard. T’es tellement bon avec moi. Je me sens coupable. Ach est aussitôt attendri. Il passe son bras autour du cou de son protégé et lui lisse les cheveux avec infiniment de bonté. Junior, qui est petit et maigre, se blottit en entier sous l’aisselle tutélaire et ferme les yeux pour savourer la plénitude de son refuge. — Galopin ! l’apostrophe affectueusement Ach. — J’suis pas un galopin, minaude Junior. — T’es une vraie tête de mule, Junior. Tu sais pourquoi t’es une tête de mule ?
Yasmina Khadra
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— Parce qu’on est obligé de me bousculer pour me faire avancer. — Exactement. Il le repousse un peu pour le fixer droit dans les yeux. — T’as beaucoup de chance, Junior. Beaucoup, beaucoup de chance d’être parmi nous. Tu peux pas savoir le veinard que t’es. Ailleurs, on t’aurait pas fait de cadeau. — J’sais. — Penses-tu ! Ach écarte délicatement son protégé, ensuite, d’un geste grandiloquent, il lui montre la plage, les dunes qui n’en finissent pas de s’encorder, le dépotoir que couvent d’incroyables nuées de volatiles puis, telle une patrie, le terrain vague hérissé de carcasses de voitures, de monceaux de gravats et de ferraille tordue. — C’est ici ton bled, Junior. Ici, tu es chez toi. Tu n’erres pas dans les rues. Tu ne geins pas au fond des portes cochères. Tu ne lapes pas dans la soupe populaire. Et personne ne te montre du doigt comme si tu étais une salissure. Junior écoute en plissant les yeux. Au fur et à mesure que le Borgne se laisse aller, le sourire de Junior s’étire, s’étire au point de lui fendre la figure. — Tu n’es pas un sdf, Junior… Junior fait non de la tête. —… Personne ne demande après tes papiers parce que tu n’en as pas. T’en as que foutre, de leurs papiers, Junior. T’as de comptes à rendre à personne. T’es un Homme Libre, Junior. T’es un Horr. Junior inspire à s’exploser les poumons, redresse la nuque et essaye de se donner une contenance. — Qu’est-ce qu’un Horr, Junior ? — Un clodo qui se respecte, Ach.
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Cloé Korman
Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com
© DR/Éditions du Seuil
Les Hommescouleurs
Éditeur : Éditions du Seuil
Biographie
Cloé Korman est née à Paris en 1983. Ancienne élève de l’École normale supérieure, elle a étudié la littérature, en particulier la littérature anglo-saxonne, ainsi que l’histoire des arts et du cinéma. Son travail universitaire a porté sur les genres du paysage et de la nature morte, sur la naissance du cinéma hollywoodien et les arts premiers d’Amérique du Nord et du Sud. Elle a vécu deux années à New York et voyagé dans l’ouest des États-Unis, de la Californie au désert d’Arizona. Elle a découvert le Mexique, où a lieu l’intrigue des Hommes-couleurs, lors d’un séjour en 2005 dans les États du Centre, entre Oaxaca et Zacatecas. Elle travaille aujourd’hui au ministère de la Culture, dans le domaine de l’économie des médias et de la culture sur Internet. Les Hommes-couleurs est son premier roman.
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Un couple, employé d’une multinationale, dirige les travaux d’un tunnel destiné à livrer du pétrole mexicain vers les États-Unis, au mépris des lois du pays. Le tunnel devient la voie de passage des émigrants mexicains. Le couple se retrouve, au fil des années, complice de ces passages clandestins, car le tunnel est long à percer. Ce qui permet à l’opération de durer, c’est que le responsable du chantier au sein de la multinationale à New York est un amateur et un trafiquant d’objets archéologiques que les ouvriers découvrent (et se mettent même à fabriquer).
À cette intrigue de fond, se mêle étroitement une intrigue intime. Le couple a adopté un petit garçon mexicain avant de donner naissance à une fille, puis à des jumeaux. À quinze ans, amoureux de sa sœur, le garçon mexicain disparaît par le tunnel. Sa sœur finira par le rejoindre dans sa vie errante d’immigré. Le roman est animé tout au long par une écriture sensuelle, une précision documentée (sur le pétrole, la corruption, la clandestinité) qui ne pèse jamais, une connaissance parfaite du désert mexicain et par des personnages singuliers, hauts en couleur et très attachants. Bref, un souffle romanesque exceptionnel chez un jeune auteur.
1 Mexico – 1945 sous la pyramide Elle ne sait pas que cet endroit s’appelle l’Allée des Morts. Au lieu de la tenue de sacrifice, elle a mis une casquette de baseball et une paire de jeans, et elle avance sans crainte. Florence ne saura jamais où est passé le temps pendant qu’elle parcourait les deux mille mètres de caillasse qui la séparaient de la pyramide – elle s’arrête souvent parce qu’elle a chaud, pendant plus d’une heure elle reste même à l’abri d’un auvent où on peut acheter de la bière à une toute petite fille dans un tablier mauve, et quand elle ressort ses dernières pensées sont distillées par la chaleur, elle continue d’un pas drôlement léger, saluant au passage les agaves au long cou, dont les têtes ont éclaté dans le ciel en fleurs noires et bouclées. Peu après être arrivée sur le chemin, elle s’est retournée en entendant quelqu’un l’appeler : c’était le chauffeur qui l’avait amenée depuis son hôtel du centre-ville jusqu’à Teotihuacán, et qui lui courait après parce qu’elle avait oublié sa casquette dans le taxi. Ainsi la casquette des Red Sox, bleu foncé avec un B rouge, ne la rejoint sur ce parcours qu’après une centaine de mètres : la tête encore nue, elle redonne quelques sous au chauffeur et, pour la première fois depuis qu’ils sont partis de Mexico, elle regarde en face ce masque de colère, qui ne voit pas ce que vient fabriquer une jeune Américaine seule en blue-jeans dans l’Allée des Morts. Tandis qu’il retient la casquette serrée entre ses mains elle peut voir ses joues creuses, brunes et lisses comme un cuir, et ses yeux blancs qui par contraste semblent presque calcifiés dans leurs creux
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saignants, comme sont les dents à l’intérieur de sa bouche ouverte et sans lèvres. Il y a peut-être un tarif spécial pour entrer dans ce lieu, pense-t-elle en fouillant dans sa poche pour trouver encore de la monnaie, mais il ne veut pas me le dire, il faut que je devine. Et comme ce n’est pas son genre de trouver aux hommes des têtes d’assassins, elle avance gentiment la main vers la casquette bleue à B rouge, la remet sur sa tête, sourit, et malgré le regard posé dans son dos, elle recommence à marcher. Au bout de l’allée, la pyramide de la Lune respire, les flancs dans la poussière. Les pierres hérissées sur ses pentes projettent des ombres instables, dilatées par les traces de ciment. Quand Florence arrive au pied du talus, la pyramide est déjà maculée de rouge, ses pierres sont gonflées et humides, elle transpire. Peut-être une maladie ou de la fièvre, pense Florence tandis que ses yeux fouillent en vain ses hauteurs inaccessibles à la recherche d’une ouverture. Et pourtant elle respire, se dit-elle, il doit bien y avoir une bouche ou un passage vers l’intérieur – et s’il y a un tunnel où mène-t-il ? Elle se décide tout juste à entamer son ascension quand elle perçoit un léger tremblement dans la façade : comme une goutte d’encre qui se diffuse dans un verre d’eau, quelque chose enfle et s’étire sur les degrés roses. La forme peu à peu se détache de son ombre, elle produit en grandissant deux bras et deux jambes – puis se met en marche. Florence la regarde maintenant qui accomplit sa descente en équilibre précaire, son ombre retenant son corps telle une bouée à travers la lumière. Par la commissure de l’escalier central, la pyramide livre passage à ce tout petit être qui avance en mettant les deux pieds sur chaque marche et en étendant les bras de chaque côté comme s’il prenait appui sur l’air. Une silhouette carrée, brune comme son ombre, et très petite, même en additionnant le bonhomme et son ombre, elle se rend bien compte qu’il ne doit pas être plus grand qu’un pied de haricots : « Un enfant, pense-t-elle. Et il va se casser la gueule. » Elle a déjà gravi les trois premières marches lorsque surgit un homme couvert de poussière, livide et à bout de souffle. La tête renversée en arrière, il s’époumone dans une langue qu’elle ne connaît pas, de sorte qu’elle ne peut distinguer s’il crie des injures ou marmonne des histoires drôles à l’intention du bonhomme perché sur l’escalier : « Je t’ai cherché partout ! T’es un voyou, descends ! » et dans le même souffle : « Non surtout ne bouge pas, je t’interdis de bouger, ne descends pas, je viens te chercher, j’arrive. T’es un voyou, j’arrive. » Avant de se précipiter dans l’escalier, il se tourne vers Florence et pour la première fois prononce un mot en espagnol, un bête gracias, avec des larmes pas essuyées et un sourire immense, puis il ajoute une phrase qui est invraisemblable, il faudra à Florence de nombreux jours pour se rendre compte que c’est une proposition invraisemblable : « Attendez-moi ici, je vais le chercher » – et elle répond d’accord et se met tout naturellement à attendre au pied de l’escalier
Cloé Korman
Les Hommescouleurs
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où l’homme se précipite, elle attend qu’il revienne, qu’il cueille l’enfant fugueur et l’enferme dans ses bras, qu’ils reviennent tous les deux, lui et ce bonhomme petit comme un pied de haricots, brun comme son ombre, elle les attend avec impatience, comme si elle les connaissait depuis toujours. L’homme touche terre en premier, puis l’enfant qu’il dépose délicatement sur le sol sans lui lâcher la main – et sans rien dire ils se regardent, le père sort une gourde en fer rouge, il lui verse un peu d’eau sur la tête, le fils fait une grimace sans protester, il semble attendre une brimade ou une parole qui ne viendra pas car avec sa main libre l’homme se contente de lui rajuster le col de sa chemise, puis il s’accroupit, se donne un grand coup de langue à l’intérieur du pouce et avec sa salive entreprend d’essuyer une croûte de poussière sur la joue droite de l’enfant, il lui arrange quelques épis de cheveux qui se redressent aussitôt, il contemple le résultat et paraît enfin satisfait. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il se tourne vers Florence. Il parle espagnol avec un fort accent étranger : « Depuis qu’il a appris à marcher, il s’échappe tout le temps. » Florence ne répond rien, elle voit le visage de l’enfant, sa peau très brune, ses yeux bridés qui la regardent par en dessous en clignant un peu, comme si un seul des deux voulait sourire, « sympa mais pas commode », pense-t-elle, puis elle regarde le père, un grand type pâle et brun qui lui fait penser aux hommes du quartier italien à Boston, « tous les deux ils se ressemblent autant qu’un chat de gouttière et un coyote » – ce qu’elle évite de dire à voix haute. Le grand regarde Florence, désormais il a oublié que sa main tient toujours fermement celle du petit, et ne faisant plus du tout attention aux secousses qui lui tordent le bras, il lui dit son nom, Georges Bernache, et avec un espoir un peu flanchant il ajoute : « Je suis ingénieur à Mexico » – comme quelqu’un qui essaierait de se protéger du soleil en tenant en l’air un tournevis. Ils se regardent beaucoup, d’un ton qu’elle voudrait elle aussi un peu compétent elle lui dit : « Ça tombe bien », mais s’arrête avant, « je suis architecte » : elle sent que ça ne va pas leur être plus utile pour se sortir de là. Lui se met à l’examiner, sans bouger de sa place et sans lui demander sa permission, et pendant qu’il lui regarde le front et la gorge elle se rend compte qu’elle a dû prendre des rougeurs autour des manches et du col de sa chemise, elle sent la sueur dans les plis de ses bras, derrière ses genoux et sous sa casquette. Il a l’air de nouveau très inquiet, il lui dit : « Vous avez complètement brûlé. » Elle répond : « Oh, ça va merci, je suis ok. » Il n’a pas l’air convaincu, il ajoute, très courtois : « You must pay attention here, the sun… You are going to fall into the apples » – comme elle éclate de rire il se vexe un peu, il abdique son anglais, poursuit en espagnol tandis qu’ils remontent tous les trois l’Allée des Morts, Florence, Georges, et au bout du bras de Georges le bonhomme descendu de la pyramide, qui s’est mis à parler et tient à préciser qu’il s’appelle Niño. Ils marchent parmi les monticules pierreux des petites pyramides qui sont tout autour de la grande et lui ressemblent comme ses enfants, parfois
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ils s’écartent de l’allée centrale pour les toucher ou les escalader. Enfin quand il fait noir ils rejoignent les vivants à la sortie de Teotihuacán. Ils cherchent un endroit pour dîner et trouvent un genre de restaurant, un truc à tortillas et alcool de cactus avec une terrasse en ciment, des rideaux en perles de bois peintes. Florence parle du voyage qu’elle a fait jusqu’ici, Georges ne raconte rien sur sa vie avant Mexico, mais au moins il connaît la ville « jusqu’aux entrailles » – c’est l’expression qu’il emploie. Et régulièrement il reprend des nouvelles des coups de soleil de Florence, il demande s’il ne faut pas des soins particuliers pour les rougeurs de sa gorge et de ses bras, elle essaye de le rassurer, d’attirer plutôt son attention sur le baroque churrigueresque que l’on peut admirer dans le nord, et quand son regard devient trop gênant elle attrape son sac à dos et fouille dedans en demandant l’heure, sans plus savoir ce qu’elle cherche ni ce qu’elle veut mettre sur la table, une carte routière, un rouge à lèvres ou le cœur sanglant de Frida.
Cloé Korman
Les Hommescouleurs
Plus tard dans la voiture que Georges conduit à travers les faubourgs de cette ville qui grandit sans cesse, Florence lui demande : « Ingénieur, ingénieur de quoi, qu’est-ce que tu fais ici ? Ingénieur agronome ? » Il répond non, malheureusement ce n’est pas ça : « Ingénieur métronome, je creuse dans la terre, je fais des souterrains pour y mettre des rails. C’est un contrat que j’ai avec la ville, je dois m’occuper de l’intérieur. » Elle sourit, ça lui plaît, la voiture franchit la haie de cyprès qui entoure le jardin et s’arrête devant les marches de la maison, un spécialiste de l’intérieur cela mérite qu’on s’y arrête, ils découvrent que le môme pas commode a bien voulu s’endormir sur la banquette arrière et ils le mettent à l’abri dans sa chambre, ingénieur métronome, spécialiste de l’intérieur c’est intéressant, dit-elle tandis qu’il lui enlève sa casquette, bleue à B rouge, elle atterrit par-dessus son jean qui est déjà en boule au pied du lit, très intéressant et sûrement agréable.
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Abdellatif Laâbi
Le Livre imprévu
Éditeur : La Différence Parution : janvier 2010
© DR/La Différence
Responsable cessions de droits : Parcidio Gonçalves administration.ladifference@orange.fr
Biographie
Abdellatif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluent des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d’humour et de tendresse. Publications Parmi les ouvrages les plus récents, aux éditions de La Différence : Œuvre poétique, vol. II, 2010 ; Tribulations d’un rêveur attitré, poèmes, 2008 ; Mon cher double, poèmes, 2007 ; Œuvre poétique, vol. I, 2006 ; Écris la vie, poèmes, 2005 ; L’automne promet, 2003.
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Abdellatif Laâbi est un écrivain imprévisible. On dirait que sa devise est de ne pas être là où le lecteur l’attend. Le présent ouvrage en est la parfaite illustration. S’agit-il d’un livre de mémoires, d’un journal intime, d’une relation de voyage, d’un récit avec un dosage ingénieuxd’autobiographie et de fiction de soi ? À moins qu’il ne s’apparente au genre des confessions, dans le sillage de saint Augustin et de Rousseau ? Voilà autant de vraies-fausses pistes où Laâbi, le sourire en coin, engage le
lecteur. Son souci ? Faire en sorte que ce dernier mette ses pas dans les siens, devienne témoin et partie prenante de la nouvelle aventure littéraire et humaine qu’il lui propose. Imprévu, de l’aveu de l’auteur, ce livre interroge avec un humour parfois ravageur nos modes de perception, de lecture, et nos questionnements. Traversée fulgurante des saisons de la vie, quête spirituelle, témoignage à vif, il nous replonge dans les convulsions de notre époque et ses combats salutaires.
Bonjour, Jérusalem Troisième et dernier arrêt sur image. Début mars. Mon séjour à Jérusalem et la tournée dans les territoires palestiniens. Les visites à Ramallah, Naplouse, Bethléem. Le choc reçu alors que je croyais ne rien ignorer de la situation que j’allais trouver. J’en suis encore meurtri. Mais mon mutisme là-dessus n’a que trop duré. Et c’est une autre longue histoire d’amour, tragique celle-là, que je vais devoir revisiter. Par quel bout l’aborder ? Comment éviter les excès inhérents à une relation trop intime où je me suis impliqué à l’âge des choix et des passions sans partage ? Ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais que ma conscience politique est née avec mon adhésion à la cause palestinienne et que celle-ci a déterminé mon engagement dans les combats ayant suivi, y compris ceux que j’ai menés dans mon propre pays. Par ailleurs, quelle place tiendra dans cette histoire la relation qui remonte pour moi à l’enfance et que j’ai héritée de la présence immémoriale des Juifs au Maroc ? La nostalgie d’une intimité aussi vivace pourra-t-elle altérer ma vision du fond du problème, à savoir le déni de justice et l’oppression nationale que subissent les Palestiniens ? Comment ignorer que certains de mes anciens compatriotes juifs ainsi que leurs descendants participent eux aussi en Israël à cette politique et à ses cruautés ? Et ces cruautés doivent-elles m’aveugler sur l’innommable de la Shoah et ses traumatismes gravés au fer rouge dans la conscience juive ? Je préfère mettre, d’entrée de jeu, toutes les cartes sur la table en sachant que la narration qui va suivre s’écartera du chemin de l’analyse pour farfouiller dans
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les replis de la mémoire et les entailles du vécu. Et tant pis si je tiens dans cette exploration le rôle de cobaye. Bonjour Jérusalem ! Que de fois ton nom est revenu dans mes poèmes, et te voilà, en chair et en os, ballerine d’une danse sacrée où tu m’entraînes. À peine arrivé, je cours comme un fou et note fiévreusement dans ma tête. Drôle de témoin voulant ne faire qu’un avec l’objet de son témoignage et que celui-ci témoigne en retour de son passage. Ta danse s’accélère, et de ton corps je ne vois plus que des giclées d’images. De la musique d’accompagnement ne me parviennent que les accords d’un instrument que je n’arrive pas à identifier. De ce que tu me livres, je retiens tout, pêle-mêle, sans me préoccuper en priorité du sens. Énigme tu es d’abord, ou plutôt chapelet d’énigmes que j’égrène : oriflamme blanche traînée dans la boue, cénotaphe de l’errant, rameau d’olivier privé d’eau et de lumière, sésame pour que s’ouvrent les cœurs et se reconnaissent les Justes, soleil levant au crépuscule, dalles lustrées plus par l’ardeur de la foi que par les pieds, murs de l’absurde et cailloux sataniques, oranges amères fruits des mains esclaves, tour de Babel renaissant de ses cendres, festival lugubre des habits en noir, lames tendres des yeux de jouvencelles mi-saintes, mi-courtisanes, visages burinés des vendeuses de radis à l’entrée de Bab el-Amoud, chichas antédiluviennes, hirondelles se trompant de saison, vraies et fausses alertes, écho de salves et génuflexions de défi à même l’asphalte, sourires forcés par pudeur, rires étouffés pour ne pas éveiller les soupçons, havres fragiles où l’arak et le chich taouk sont d’un certain secours, thym et cardamome pour parfumer les siestes, musée très clean du Prisonnier palestinien (lettres écrites sur papier pelure passées en contrebande, mille recueils de poèmes sur le même thème obsessionnel, photos de martyrs vivants), lit grinçant de la chambre d’hôtel, réveil à l’aube pour surprendre l’unique instant de paix, café turcgrec-arabe servi par des mains chrétiennes, pain tabouna et son alter ego grillé, jus de lime sucré-acidulé, carrousel des petits bus desservant des villages fantômes, bilinguisme paradoxalement strict des panneaux indicateurs, journaux noyés jusqu’au cou dans l’événement local, gamins au regard malicieux ployant comme de doux ânes sous la charge de leurs sacs d’écolier, palais pompeux des représentations consulaires, carrés de souveraineté française remontant aux croisades, rues subitement désertes aux abords des frontières religieuses, une ville comme les autres et pas comme les autres, affolée ou folle, ne sachant où elle commence ni où elle se termine, pieuvre se rétractant et se décontractant au gré des insomnies meublées de cauchemars sous un ciel troué de constellations plus lisibles qu’ailleurs, esplanade à l’abandon de la mosquée irréelle, jalousement gardée, dôme aux ors tristounets, rocher emmitouflé dans des bâches en plastique souillées par les pigeons, cheveu ou poil du Prophète interdit aux regards, larmes amères de la dame gardienne implorant de l’aide,
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photos-souvenirs de quelle perte, quelle gloire ?, mont des Oliviers et sa vue plongeante sur les immenses gradins de tombes tolérées provisoirement ou réservées de droit pour l’éternité, clochers vissés sur leurs trônes de souverains en exil, chaque bout de muraille, chaque crevasse dans les murs, chaque pierre debout ou couchée, chaque arbre a une histoire éminemment controversée et, pour comprendre quelque chose à ce que l’on voit et entend, il faudrait être un érudit hors pair, versé dans une multitude de sciences dures et molles, sans oublier les occultes, c’est que l’ignorance ne pardonne pas ici, elle peut vous coûter votre maison, votre champ, et de fil en aiguille votre patrie, la bataille des légitimités dirait l’autre, Yurashalim, Al Qods, parle-t-on de la même chose ?, certes le rapprochement n’est pas évident, pourtant en musique les notes sont universelles même si les interprètes ont des styles et un sens du rythme différents, on arrive s’agissant d’élévation des âmes à communier malgré tout, des jeunes Palestiniens et Israéliens y sont arrivés, mais on oublie vite les miracles, peut-être parce que l’on est dans un coin du monde où l’histoire mythique en a servi à profusion au point que les gens ont saturé, d’aucuns préfèrent trouver dans les fouilles archéologiques et les murs en béton une réponse, d’autres faute de pelleteuses et d’autorisations de travaux pour aménager leur prison n’ont de choix que la mort déclinée comme attestation de vie, d’existence serait plus précis, la quadrature du cercle, figure géométrique maudite que rien ne semble ébranler, ô Jérusalem, maintenant assoupie, à quoi rêvent ceux parmi tes enfants qui ne croient encore en rien, anges plus vrais que ceux qui ont des ailes, suçant leur pouce, serrant entre les bras leur peluche, susurrant leurs premiers mots d’arabe, d’hébreu, d’arménien, de russe… et de je ne sais combien de langues où les grands expriment toujours spontanément la joie, la douleur, et entretiennent quelques bribes d’une mémoire exposée à la dispersion, et moi de quoi vais-je rêver au cours de cette première nuit si jamais j’arrive à m’endormir après avoir nourri la ruche vorace qui s’est logée dans ma tête ? Bonne nuit, Jérusalem !
Abdellatif Laâbi
Le Livre imprévu
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Damien Luce
Le Chambrioleur
Éditeur : Héloïse d’Ormesson Parution : janvier 2010
© Sandrine Roudeix/Héloïse d’Ormesson
Responsable cessions de droits : Sarah Hirsch sarah@editions-heloisedormesson.com
Biographie
Né à Paris en 1978, Damien Luce est pianiste, compositeur et comédien. Il fait ses études musicales au Conservatoire supérieur de Paris et à la Juilliard School de New York. Il a été, l’automne dernier, à l’affiche d’un spectacle consacré aux Fables de La Fontaine, dont il signe la musique originale. Le Chambrioleur est son premier roman.
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Jeanne est une petite fille triste. Ses parents l’aiment, bien sûr, mais ils sont trop accaparés par leur travail pour se soucier d’elle. Un beau soir, tandis qu’ils sont à l’opéra, un homme s’introduit dans leur appartement. Toutes les nuits, il rend visite à Jeanne. Celle-ci se prend d’affection pour le jeune inconnu, qu’elle appelle Paulin. Bientôt elle envisage de le suivre. Avec espièglerie, Damien Luce joue à nous faire perdre nos repères et notre faculté
à distinguer le rêve de la réalité : le mystérieux Paulin est-il vraiment un cambrioleur ? Ou bien n’est-il qu’un personnage, issu de l’imagination débordante de Jeanne pour peupler sa solitude ? Dans un style délicieusement original, ce court roman aborde avec poésie et tendresse le thème difficile de la solitude et de l’évasion par l’imaginaire.
1 Sur le trottoir, un moineau tourne sur lui-même par sursauts. L’une de ses ailes claque comme un fouet sur le pavé. L’autre, inerte, en éventail, amasse la poussière et les mégots. L’oiseau aura donné dans une vitre, comme tant de ses semblables. Certains s’en sortent miraculeusement, juste un peu sonnés. D’autres, à l’envers d’Icare, sont condamnés à la chute pour avoir voulu voler à la hauteur des hommes. Celui-ci fait pitié avec son bec entrouvert et piteusement muet. Jeanne Chemin pose son voilier miniature, et prend l’ange déchu entre ses doigts, sans brusquerie ni douceur, à la manière des paysans. Une vieille dame, assise sur un vieux banc non loin de là, dit à sa vieille copine : — N’est-elle pas mignonne cette petite. Regardez-la qui recueille ce petit oiseau. Et l’autre vieille d’opiner : — C’est chou. De mon temps… D’un coup sec, Jeanne achève le moineau en lui tordant le cou. Les deux commères, bouche bée, remballent leurs effusions sentimentales, et reviennent à leur sujet familier : le temps, celui qu’il fait, et celui qui passe. Jeanne, un peu effrayée par son geste, ne sait trop quoi faire de ce poids de plume d’où s’échappent quelques gouttes pourpres. La première idée qui lui vient est que le sang d’un oiseau ressemble étrangement à celui des hommes. Son esprit cartésien se délecte de cette découverte (car Jeanne, malgré ses dix ans, se pique de sciences). Elle se soucie ensuite du cadavre. Que faut-il en faire ? Le ramener à la maison pour l’étudier ? Lui offrir un enterrement en bonne et due forme dans le jardin du Luxembourg ? Jeanne est tatillonne, et
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possède un sens accru de la propreté. La perspective d’abriter dans sa chambre un oiseau mort la révulse. Elle se contentera de ce sang qui lui rougit le bout des doigts. Son microscope en frémit d’avance. Quant à inhumer le volatile, avec tout le cérémonial que cela comporte, elle laisse cela aux autres enfants ; ceux auxquels on a appris le sens du symbole ; ceux que l’on a assez choyés pour leur donner le goût de choyer autrui. Elle les trouve stupides, ces mioches qui se font des cimetières avec leurs animaux domestiques. Ici, Zouzou la grenouille, là, Jojo le lapin. Alors, d’un grand moulinet du bras, Jeanne expédie sa petite victime par-dessus la grille du jardin public et, par la même occasion, par-dessus le bord de sa conscience. L’espace d’une seconde, elle s’attend à le voir filer à tire-d’aile, ressuscité par ce vol artificiel. Mais il tombe bêtement sur un coin de gazon, dans un « pof » assourdi. Jeanne rentre chez elle à pas vifs. Chez elle, un grand duplex donnant sur les serres du Luxembourg, deux cent vingt mètres carrés de silence et de parquet l’attendent. L’appartement contient plus de portes que les boulevards extérieurs (Jeanne leur a donné à chacune un nom : porte de Pantin pour la salle de jeux, porte Maillot pour la salle de bains, porte des Lilas pour le jardin d’hiver…). En termes de pièces, il y a les incontournables, salon, cuisine, salle à manger, deux chambres, mais aussi une multitude de « chambres d’amis ». Dans sa jeunesse, Papa Chemin a vu défiler les amis par douzaines dans son studio de la rue du ChercheMidi. Maintenant propriétaire d’un petit château citadin, il n’héberge que très occasionnellement. Il est vrai que toutes ses relations possèdent également un château citadin, c’est du moins l’excuse que se donne Papa Chemin. Voyant le peu d’usage que l’on en faisait, Jeanne a rebaptisé lesdites chambres en « chambres d’ennemis ». À cet âge, un enfant préfère se dire que ses parents n’ont pas d’ennemis. Dans sa jeunesse, n’ayant pas le sou, Maman Chemin sortait tous les soirs : cinéma, restaurant, spectacle, promenade dans un Paris illuminé… Maintenant qu’elle est riche, ses sorties se résument à une séance hebdomadaire d’ennui à la Bastille, en compagnie de son époux. Il faut bien rentabiliser l’abonnement. De sa chambre, Jeanne aperçoit le dôme des Invalides, la flèche de la SainteChapelle, les tours de Saint-Sulpice, et à peu près tous les monuments notoires de la rive droite. Elle peut suivre toutes les régates auxquelles se livrent ses congénères sur le bassin du Luxembourg. La grosse gouttière en zinc court le long du mur comme une chute d’eau. Les jours de pluie, en y posant l’oreille, Jeanne perçoit des clapotis plus vrais que nature. En ce samedi vespéral, les parents qu’elle trouve en poussant la porte sont singulièrement amorphes. Apathiques, peu loquaces, sans velléité particulière, ils sont, dans le jargon de Papa Chemin, « en standby », façon drolatique de dire qu’ils ne font rien, qu’ils attendent la fin de la journée. Les samedis après-midi, chez les Chemin,
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passent lentement. Maman Chemin, à demi allongée sur un sofa, tourne paresseusement des feuilles de papier (on n’osera pas commettre ici le verbe « lire »). Après le traditionnel et enthousiaste « Coucou ! C’est moi ! », lancé à tue-tête depuis le vestibule, et auquel on répond invariablement par « Ferme bien la porte, Jeanne ! » (curieux comme, à son oreille, cela sonne presque comme : « La ferme, Jeanne ! »), la petite fille part à l’assaut de ses parents. Depuis l’éclosion de sa conscience, Jeanne est en perpétuelle conquête d’une affection escarpée. Si les parents Chemin avaient une simple pierre dans la poitrine, l’affaire serait facile. Les anges de l’amour, ceux de la tendresse, sont de mystérieux alchimistes. Ils changent aisément la pierre en cœur. Mais c’est tout un Everest sentimental qui se dresse devant la petite fille, imprenable, quel que soit le pan auquel elle s’attaque. — Qu’est-ce que tu lis, maman ? — Une biographie. Maman Chemin n’ose pas avouer à sa fille qu’elle est plongée dans un article d’une presse fouineuse, présentant avec force détails la vie privée d’une star quelconque, photos indécentes à l’appui. — Et toi, papa ? — Mmmm… Papa, les yeux fermés, les bras sous la nuque, les pieds bien calés sur l’accoudoir, « regarde un documentaire télévisé sur les îles Galápagos ». Prouesse typiquement paternelle qui consiste à s’instruire en dormant. Pourquoi ne me dit-il pas tout simplement qu’il dort ? Car les pères sont intimement persuadés qu’il est plus respectable de regarder un documentaire sur les îles Galápagos que de faire la sieste. Vestiges d’une éducation judéo-chrétienne qui fait de la paresse, cette si jolie chose, un péché capital…
Damien Luce
Le Chambrioleur
Jeanne remarque tout de suite les séquelles de la dispute matinale : Papa Chemin porte une chemise verte, un pantalon bleu et des chaussettes marron. Il faut dire qu’il est daltonien. En temps normal, Maman Chemin lui assortit ses vêtements, et lui évite les moqueries tacites de ses employés, des voisins, des passants. Mais en cas de discorde, elle laisse son époux à son infirmité. S’habiller devient pour lui un jeu de hasard. Il tente vainement de reconnaître les couleurs par leur intensité, leurs contrastes. Aujourd’hui, il joue de malchance. Sa défroque est particulièrement insultante au bon goût. Heureusement, c’est le week-end. Les iguanes des Galápagos ne sont pas regardants. La dyschromatopsie de Papa Chemin est pour Jeanne une source de rigolade et de farces en tout genre. En cachette, elle affuble son paternel de cravates rose vif, de chaussettes rouge pivoine sous son smoking. Elle lui fait croire que le feu est rouge quand il est vert. (« Menteuse ! Le feu du bas, c’est le vert ! – Pas
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pour celui-là, papa. » Dans le doute, la victime arrête la voiture jusqu’à ce qu’un coup de klaxon lui révèle la fourberie.) Un jour, dans un accès de pitié, Jeanne a étiqueté tous les vêtements de son père. « Bleu », « rouge », « vert », les bouts de papier pendaient aux cols des chemises, fixés à l’aide d’épingles à nourrice. L’intention était bonne, mais le résultat fut désastreux : on en rit encore dans les couloirs de la société anonyme. Jeanne en fut quitte pour une bonne fessée et quelques jours sans microscope. La nuit tombe particulièrement vite sur les immeubles de la rue AugusteComte, tous orientés au nord. À l’heure où l’horizon de la famille Chemin se mélancolorise, celui des habitants de la rue de Médicis est encore rougeâtre. Dans le château citadin, le sentiment nocturne est accentué par l’obscurité du Luxembourg. Jeanne sait que, d’une minute à l’autre, son papa ira se pendre à sa cravate bordeaux, la seule qu’il ne porte pas au travail, et sa maman ira enfiler ses poulaines. Cravate bordeaux, poulaines, ce sont là les signes de leur départ hebdomadaire pour l’opéra. Jeanne se résigne à regagner son laboratoire. Elle passe devant ses parents, les mains cachées derrière son dos à cause du sang du moineau. Le temps passe, oublieux. Voici donc une famille ordinaire, dans laquelle chacun aime l’autre avec ce qu’il faut d’indifférence pour rester correct. Le sournois, le terrible alibi de la pudeur…
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Véronique Olmi
Le Premier Amour
Éditeur : Grasset & Fasquelle Parution : janvier 2010
© Rosensthiel/Grasset & Fasquelle
Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr
Biographie
Née en 1962, Véronique Olmi, romancière et dramaturge, a déjà publié chez Grasset trois romans et une pièce de théâtre. Publications Aux éditions Grasset : La Promenade des Russes, 2008 ; Sa passion, 2007 ; Je nous aime beaucoup, théâtre, 2006 ; La pluie ne change rien au désir, 2005.
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« Émilie, Aix 76. Rejoins-moi au plus vite à Gênes. Dario. » Émilie est convaincue que ce message lui est destiné, et qu’il provient de son premier amour, Dario Contadino, le garçon qui faisait tourner la tête de toutes les filles du lycée… Sans pouvoir vraiment expliquer sa fuite, Émilie abandonne subitement sa vie bien huilée de femme mariée et mère de famille et prend la route de Gênes. Pour retrouver qui ? Se prouver quoi ? Seule au volant, elle se repasse le film de son enfance. Sa famille étriquée, le manque d’amour entre ses parents, sa sœur Christine, trisomique et fan de karaoké, leur relation forte et douloureuse à la fois. Et bien sûr, Dario…
Dans ce roman émouvant, sorte de roadmovie nostalgique, Véronique Olmi brasse la plupart des thèmes qui lui sont chers : l’amour, la folie, les chansons, la fidélité des sentiments, l’ineffaçable empreinte des premiers émois…
Il suffit parfois d’un rien pour que la vie bascule. Un moment d’inattention au passage clouté. Une grève sncf. Un nouveau voisin. Une panne d’ascenseur. Une lettre. Un coup de fil dans la nuit. Ma vie a basculé le 23 juin 2008 à 20 h 34, à l’instant même où j’ôtais la feuille de papier journal qui protégeait le Pommard qui devait accompagner l’épaule d’agneau qui cuisait au four depuis 26 minutes. Le Pommard, débarrassé de son journal, n’a jamais été débouché. L’épaule d’agneau n’a jamais été cuite, j’ai eu la présence d’esprit d’éteindre le four avant de m’enfuir en Italie. Et aussi celle d’éteindre les bougies allumées un peu partout dans le salon. * Quand je me suis réveillée ce matin-là, le 23 juin 2008, je savais ce qui m’attendait. C’était nos 25 ans de mariage avec Marc, et j’avais décidé de tout prendre en mains et que la soirée soit exemplaire – bien sûr, si j’avais écouté Marc et accepté sa proposition de dîner au Grand Colbert, rien de tout cela ne serait arrivé, mais aller au restaurant était tellement convenu, l’idée en était si pauvre, que j’avais préféré organiser une soirée intime qui correspondrait mieux à nos goûts et à nos désirs. J’en voulais un peu à Marc de ne pas avoir eu l’audace de me proposer d’aller fêter l’événement dans une capitale européenne, à défaut de New York dont je rêvais depuis toujours et qui aurait dû, soit dit en passant, être la destination de notre lune de miel, à la place de quoi nous nous étions retrouvés dans cet hôtel minable de Venise, au demeurant bien trop cher pour nous à l’époque.
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Je ne travaillais pas ce jour-là, mercredi, ce qui était une chance car préparer l’anniversaire m’avait réellement pris la journée. Marc qui m’avait appelée deux fois dans l’après-midi avait l’air de penser que je me noyais dans un verre d’eau, sans oser me le dire cependant, mais à la façon qu’il avait eue de me parler comme à une enfant incorrigible et attendrissante, je savais bien ce qu’il pensait de moi. Cela m’avait agacée et j’avais chassé aussi vite que possible cet agacement, de peur de lui en vouloir et d’être tendue pendant la soirée. Plusieurs fois dans la journée – lorsque je faisais la queue pour la troisième fois au Monoprix, ayant pour la troisième fois oublié un condiment ou un ingrédient indispensable, lorsque j’avais hésité sur le vin et cherché sur Internet ce qui conviendrait le mieux aux différents plats avant que le caviste ne lève les yeux au ciel devant mon incompétence –, plusieurs fois dans la journée je m’étais dit que j’aurais préféré être à la place de Marc, celle de celui qui travaille ce jour-là et vous fait la fleur de ne pas arriver trop en retard pour mettre les pieds sous la table en cachant sa fatigue derrière un sourire paternel. Je sais bien que d’autres femmes s’en sortent mieux que moi. Celles qui improvisent des dîners pour quinze en quelques minutes et tout est parfait et elles ne sont ni agacées ni énervées, simplement ravies et détendues, celles qui arrivent du boulot à 19 heures et une heure après ont cuisiné leurs recettes miracles, celles qu’elles ne ratent jamais et que toutes leurs amies envient, et vous ouvrent la porte les cheveux encore mouillés de la douche, sans maquillage et la peau lisse de celle qui a dormi douze heures, etc., etc. J’avais donc oscillé toute la journée entre la joie de préparer l’événement et la peur de le rater. En l’occurrence, j’avais tort. Ç’aurait pu être parfait. Bien mieux qu’au Grand Colbert. J’avais fait une sélection des musiques préférées de Marc, et choisi l’ordre dans lequel je les passerais, je commencerais par du jazz évidemment, Duke Ellington et Chet Baker pour l’apéritif et les cadeaux, les arias de Schubert pour les entrées, les sonates de Chopin et les cantates de Bach pour l’épaule d’agneau, puis je passerais les Gipsy Kings au fromage afin de pouvoir enchaîner avec Janis Joplin au dessert et que nous soyons tout à fait réveillés pour passer dans notre chambre où Maria Callas accompagnerait en sourdine notre étreinte. J’avais acheté des draps en soie pour l’occasion, ceux du bhv coûtaient une fortune et j’avais déniché au fin fond du 12e une boutique chinoise blême qui croulait sous la poussière et les parures « made in Shanghai », aux couleurs tristes, un peu striées par le soleil. Au bout de trois quarts d’heure pendant lesquels j’avais fait ouvrir la moitié des paquets, j’avais fini par trouver des draps couleur perle tout à fait corrects, pour une nuit au moins, après bien sûr ils s’effilocheraient dès que l’un de nous deux aurait oublié de se couper les ongles de pied depuis plus de 48 heures. Cela avait été beaucoup plus compliqué de choisir comment je m’habillerais pour pouvoir me déshabiller après. Impossible évidemment de faire l’impasse
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Le Premier Amour
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sur des dessous sexy et impossible aussi de ne pas être accablée par le convenu de la chose, il y avait longtemps que je ne me montrais plus nue devant Marc, j’avais 48 ans, aussi j’envisageais de tamiser les lumières, de me glisser sous les draps « made in Shanghai » en guêpière, de ne pas la retirer pour faire l’amour, pas plus que mes bas évidemment. Un compromis correct. Sexy mais pas visible. Pas exposée. Pas trop gênée. Ma robe en mousseline bleue était on ne peut plus simple à ôter : il suffisait de baisser la mince fermeture Éclair sur le côté, et aussitôt elle tombait par terre comme une douce évidence. Quant à mes chaussures grises à talons aiguilles, je me disais que je les garderais peut-être pour faire l’amour – lacérer les draps en soie qui ne serviraient qu’une fois pourrait apparaître comme une magnifique audace, et une jolie transgression érotique. Vraiment, ç’aurait pu être parfait. Si seulement. Je ne m’étais pas disputée avec le caviste. N’étais pas sortie de sa boutique sans lui avoir rien acheté, pour finalement prendre la bouteille de Pommard que Marc avait ramenée de Bourgogne le week-end précédent et enveloppée dans les pages annonces de Libération. * « Émilie, Aix 1976. Rejoins-moi au plus vite à Gênes. Dario. » Je n’ai pensé à rien. Je ne me suis posé aucune question. J’ai fait des gestes sans les vouloir. J’ai éteint le four. J’ai soufflé les bougies. J’ai posé sur la table de la cuisine un mot pour Marc : « Ne t’inquiète surtout pas. » J’ai passé une veste légère sur ma robe légère. J’ai pris mes clés de voiture. Mon sac. Oublié mon portable. Et je suis sortie. Je m’appelle Émilie. Je vivais à Aix-en-Provence en 1976. L’année où j’ai rencontré Dario. Il venait de Gênes. C’était mon premier amour. * C’était l’époque où ma sœur Christine chantait « C’est ma prière » et « Le lundi au soleil » en se regardant dans la glace des heures durant. Elle serrait fort dans sa main la poignée de la corde à sauter qui lui tenait lieu de micro. Elle croyait faire du play-back mais ne pouvait empêcher sa voix de sortir, et les chansons de Mike Brant et de Claude François étaient recouvertes par le filet de voix de Christine, comme une plainte un peu éraillée, un dernier souffle. Elle bougeait lentement ses hanches de droite à gauche et sa bouche bavait un peu. « C’est ma prièèèère, je reviens vers toi ahah ! C’est ma prièèèèère ! »
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Des après-midi entiers. Et puis elle disait : — C’est triste, hein Mimile, il est mort hein c’est triste ? — Oui mais tu vois, on a toujours ses chansons. — Tu trouves que je chante bien, moi ? — Oui tu chantes très bien. — Plus tard je serai chanteuse tu crois Mimile ? — Et toi, tu crois que tu seras chanteuse ? — Je suis jolie. Je suis jolie ? Sans les lunettes, je suis jolie ? Je peux être chanteuse je suis jolie ! Avant qu’elle s’énerve je devais toujours finir par des mensonges : « Tu es jolie tu seras chanteuse tu épouseras Ringo », elle était folle de Ringo, le mari de Sheila, c’était son type d’homme. C’est ce qu’elle disait.
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Le Premier Amour
Souvent quand je suis triste, je pense à Christine avec sa corde à sauter. Le sérieux avec lequel elle bougeait ses lourdes hanches. L’étonnement qu’il y avait dans ses yeux quand elle chantait « Le lundi au soleil on pourrait le passer à s’aimer ! ». Souvent quand je perds espoir, je pense à Christine qui s’énervait si on ne lui disait pas que tout est possible. Souvent je pense à cette grande sœur qui avait quelque chose de plus que moi, un chromosome pas très sympathique, le 21. Elle a accompagné ma jeunesse en musique. * Quand j’ai rencontré Dario j’avais seize ans et j’étais innocente comme une enfant de treize. Aussi, tout ce qui m’arrivait m’arrivait par surprise. Tout m’apparaissait neuf et important, je sentais avec un étonnement joyeux que les choses disaient plus que ce qu’elles étaient. Certaines émotions simplement légères portaient en elles, je le savais, les promesses de profonds bouleversements. Rien n’était simple, et dans la complexité de la vie je devinais des joies pleines d’appréhension, des tracs magnifiques et mes attentes me plaisaient, je rêvais sur toute chose, je me savais capable de sentiments vastes comme la mer, j’étais une géante enfermée dans une famille étroite, un lycée ancien, une petite ville de province qui se savait jolie mais souffrait déjà de ne pas être Paris. J’ai eu la sensation, durant toutes mes années de scolarité, de tenter de franchir une porte. Qui ne s’ouvrait jamais en entier. Me forçait à passer en me faufilant de côté, rentrant le ventre, sur la pointe des pieds, la respiration bloquée, des précautions d’obèse marchant sur un sol de papier. Mais ce soir-là, le soir de mes vingt-cinq ans de mariage, quand je suis sortie du périphérique pour entrer sur l’autoroute A6, j’ai su que durant cette année 1976 bien des choses avaient été belles. Et que souvent, elles m’avaient manqué.
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Antoine Piazza
Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits : David Letscher/Élisabeth Beyer e.beyer@actes-sud.fr
© DR/Éditions du Rouergue
Un voyage au Japon
Éditeur : Éditions du Rouergue
Biographie
Né en 1957, Antoine Piazza vit à Sète où il est enseignant. Aux éditions du Rouergue, dans la collection « La Brune » : La Route de Tassiga, 2008 (rééd. Actes Sud, coll. « Babel », 2010) ; Les Ronces, 2006 (rééd. Actes Sud, coll. « Babel », 2008) ; Mougaburu, 2001 (rééd. Le Livre de Poche, 2004) ; Roman fleuve, 1999 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2001).
publications
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Cinquième livre d’Antoine Piazza, Un voyage au Japon s’affranchit une nouvelle fois de toute notion de genre. Récit de voyage, bien sûr, mais bien plus que cela. C’est par la singularité de son écriture, que Piazza fait de nouveau entendre sa différence. Février 2007 : Antoine Pizza s’embarque pour le Japon, avec deux sacoches et son vélo. Objectif : sillonner l’île de Shikoku, la plus petite des quatre grandes îles de l’archipel, mais aussi la plus sauvage. Piazza ne connaît pas le Japon, mais se découvre d’emblée une intimité avec le ciel, les villages, la pluie, les montagnes de cette île rurale aux côtes sauvages. Ce voyage est d’abord celui de toutes les contraintes.
Le Japon est loin, les hivers y sont froids, les habitants n’y parlent (presque) pas anglais et communiquer est quasi impossible. Et pourtant, « il se passe quelque chose ». Dans le même temps, cette virée fait remonter de la mémoire d’autres virées tout aussi extrêmes, en Irlande, Finlande, Écosse ou dans les Pyrénées. À l’autre bout du monde, elles prennent une valeur nouvelle et, comme n’importe quel événement du passé, se révèlent par l’écriture. Ces expéditions à vélo, qui relèvent de l’errance plus que du sport, de l’aventure intérieure et non du circuit touristique, tirent aussi leur singularité de l’ampleur, remarquablement classique, de la langue d’Antoine Piazza.
1 Je savais qu’au Japon mon vélo pouvait rester une heure devant un magasin, une nuit à la porte d’un hôtel, car les voleurs n’existaient pas, ou ils étaient ailleurs, dans les villes immenses où je n’avais pas l’intention de me rendre et où, de toute façon, on ne volait pas des choses aussi insignifiantes. J’avais acheté le vélo quatre ans plus tôt pour rouler en Écosse, en Finlande, en Irlande, dans les Pyrénées. Pendant des semaines, été après été, j’avais traversé des forêts et des landes, j’avais épuisé toutes mes forces au point de me trouver en équilibre au milieu d’une côte, les muscles tendus dans un effort ultime, avant de m’arrêter, de reprendre ma place sur terre où je redevenais malhonnête et veule, accablant le vent, la pluie, le poids des sacoches, le vélo lui-même. La veille d’un départ en avion, je démontais la selle, je dégonflais les pneus et ficelais la roue avant au cadre. Avec de vastes pans de papier à bulles prélevés dans les cartons d’un marchand de meubles, j’effaçais l’image d’un vélo, doublant et redoublant les couches, appliquant comme un corset des mètres de ruban adhésif, pratiquant au niveau du cadre une ouverture discrète qui servait de poignée de transport. Mon vélo devenait une valise, un fardeau. Je le portais avant qu’il ne me porte. C’était la première fois que je partais aussi loin, la première fois, aussi, que je partais en plein hiver. À l’aéroport, j’avais lu dans le luxueux magazine d’Air France le portrait d’un cuisinier français de renom qui voyageait à pied en Extrême-Orient, une fois par an, à la recherche de nouvelles saveurs et de
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solitude. Il marchait le long des ruisseaux opaques et sous les pluies de mousson, notait le nom des ingrédients et prélevait des échantillons d’herbes ou d’épices. Il employait le mot « baluchon » pour désigner le bagage dérisoire qu’il emportait avec lui et trouvait refuge dans des villages perdus où on ne lui demandait pas de parler. En me dirigeant vers le guichet, je regardai mes sacoches qui suivaient en bagages à main et je pensai au vélo en pièces détachées que j’allais récupérer à mon arrivée, à la lente séance de reconstruction qui m’attendait devant l’aérogare. Je me sentais embarrassé et gauche. Je ne connaissais personne au Japon. Je n’avais même pas un nom, une adresse, un numéro de téléphone. Les ponts à péage, les échangeurs autoroutiers, les voitures, la foule allaient m’empêcher de grimper sur mon vélo dès mon arrivée ¯ saka, de m’enfoncer aussitôt dans le pays, comme je l’avais fait à Dublin, à àO Helsinki. Enfin, si j’avais trouvé mon chemin dans le Donegal ou en Carélie en lisant un peu de gaélique ou de finnois sur les panneaux de signalisation, j’avais renoncé à apprendre des rudiments de la langue japonaise, qui était une indéchiffrable algèbre, et je partais avec la sensation d’être paralysé ou aveugle, avec la certitude d’avoir oublié quelque chose. Pourtant, au moment de l’embarquement, en me laissant porter par le flot paisible des passagers qui ne faisaient pas attention à moi, je compris que j’étais un voyageur comme un autre. Le Japon, l’hiver, le vélo, tout allait bien, pensai-je, il ne me restait plus qu’à me perdre.
2 ¯ saka après un vol de nuit Dès que l’avion, qui venait d’atterrir sur l’aéroport d’O sans escale, fut arrimé à la passerelle télescopique, tous les Français à destination de la Nouvelle-Calédonie se précipitèrent vers la sortie, suivirent la direction de Nouméa indiquée sur des panneaux rudimentaires et disparurent dans un couloir. Pour eux, le Japon était une simple étape entre la France ¯ saka une île artificielle que l’on avait et un territoire français, et l’aéroport d’O construite à dix mille kilomètres de Paris, à l’endroit précis où finissait le rayon d’action des jumbo-jets. Impatient d’en finir avec les formalités, de prendre mon vélo, de m’en aller, je suivis les autres passagers dans l’aérogare presque vide. Pour atteindre Shikoku, que j’avais choisie parce qu’elle était la plus petite des quatre grandes îles de l’archipel, parce que, sauvage et montagneuse mais déjà méridionale, elle subissait des hivers moins rigoureux que les hivers de Honshu¯ ou de Hokkaido¯, je n’avais pas à monter dans un train ou un bus limousine, mais dans une navette qui desservait, tout au bout de l’aéroport, un embarcadère où attendait un ferry rongé de rouille. Celui-ci assurait des traversées modestes vers la presqu’île d’Awaji en maintenant son cap dans une eau épaisse et barrée de courants. Les machines tournaient à plein régime autant pour le faire avancer que pour l’empêcher de
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rejoindre les profondeurs où il avait peut-être navigué autrefois, et le vacarme qui précédait le bateau n’effrayait plus les pêcheurs debout sur des barques immobiles. Afin de faire oublier aux passagers qu’un naufrage les guettait à chaque instant, la compagnie avait accroché dans la cabine un somptueux téléviseur à écran plat qui affichait un reportage sur les macaques de l’île de Hokkaido¯. Attroupés sur un parking, les singes allaient d’une voiture à une autre, entraient dans les coffres, se collaient aux pare-brise, arrachaient la nourriture des mains des touristes. Certains arrêtaient leur course pour poser devant la caméra avec le sandwich volé qu’ils tenaient empoigné comme un sceptre. Quand la terre apparut sur la vitre usée des hublots, après une courte croisière de deux heures, je compris qu’Awaji n’était pas aussi petite qu’elle le paraissait sur les cartes et Shikoku moins proche de l’aéroport que je ne l’avais cru. Sur le débarcadère, je m’empressai de déposer dans un conteneur à ordures les remous de plastique et de ruban adhésif que j’avais arrachés à mon vélo, de raccrocher la roue avant au cadre, la selle à la tige, les sacoches au porte-bagages et de mettre un peu d’air dans les pneus. Voyage après voyage, je m’étais aguerri à toutes ces manipulations, mais je n’avais jamais la patience de produire la pression de six bars avec une pompe à main et, après avoir puisé dans un distributeur de station-service cette rafale d’air furtive et violente qui me permettait habituellement de rouler deux semaines, alors que j’étais pressé de faire cent kilomètres pour me retrouver dès le premier jour loin de tout, je ne dépassai pas la boutique de cycles de Sumoto. Écrasées par les tonnes de bagages de la soute, les deux roues s’étaient voilées et mon vélo louvoyait comme le vieux rafiot que je venais de quitter. La réparation m’ayant donné une heure de libre, j’entrai dans le supermarché contigu au magasin de cycles, à la suite d’une femme d’un certain âge qui faisait ses courses à ce moment de la journée, pendant lequel le magasin était presque vide. Elle était encombrée de ses vieux parents qu’elle abandonna dans une aile du magasin où l’on vendait des meubles et de l’électroménager. Le vieil homme et la vieille femme, petits, voûtés mais agiles comme des animaux détachés, s’étaient arrêtés devant deux fauteuils de salon, exposés tout près de l’allée principale et avaient grimpé dessus, non sans peine, à cause du socle volumineux qui dissimulait la machinerie permettant à chacun des fauteuils de s’incliner, de se redresser ou encore de tourner sur lui-même. Quand ils furent installés, ils firent assez de bruit pour qu’un vendeur, puis leur fille, vinssent en hâte auprès d’eux. S’ensuivit un débat à l’issue duquel je crus comprendre que la fille avait obtenu du vendeur que ses parents calmés pussent rester sur les fauteuils pendant qu’elle finissait ses courses. Le vendeur regardait dans tous les sens avec inquiétude, redoutant l’irruption d’un de ses chefs, mais il n’avait plus rien à craindre, la vieille femme s’était assoupie et le mari, en position horizontale, le ventre sanglé, maintenait ses yeux fixés sur le plafond du supermarché. Une heure plus tard, mon vélo réparé avançait droit dans les rues de Sumoto
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Un voyage au Japon
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à la suite de rares cyclistes. L’un d’eux m’aborda pour me demander où j’allais. Quelques mots d’anglais lui venaient l’un après l’autre à mesure que son regard se déplaçait le long de mon vélo. J’appris ainsi que le seul passage pour Shikoku se trouvait loin de là, sur le pont autoroutier qui franchissait les fameux tourbillons de Naruto et sur lequel les piétons et les cyclistes n’avaient pas le droit de circuler. À la sortie de la ville, je reconnus la route de corniche que ma carte désignait comme la seule conduisant vers le sud et, bien que je fusse assuré de m’engager sur la bonne route, j’eus l’idée saugrenue de montrer mon trajet à des ouvriers qui travaillaient sur la chaussée et qui s’empressèrent de m’envoyer à l’autre bout de la ville d’où je fus long à revenir. Au sud de Sumoto, l’océan ne ressemblait plus à une route maritime surchargée de tankers, qui sentait le cambouis et le gazole, mais à un décor de vacances avec des plages de sable fin, des bars, des vitrines et des stores. Les employés des hôtels étaient retenus devant une remise où ils remplaçaient une vitre, clouaient une planche, au sommet d’un mur où ils démontaient un conduit d’aération, ajoutant un concert de cliquetis à une chanson populaire qui s’échappait d’un poste de radio oublié quelque part. Je m’étais calé sur le côté gauche de la chaussée où de rares voitures faisaient de larges embardées pour me doubler. Je n’éprouvais ni faim, ni soif, ni fatigue et j’avais la curieuse impression d’être là de toute éternité, seul sur la seule route du pays. La petite agglomération de Sumoto était déjà loin et les maisons isolées sur le bord de la route avaient disparu. Le soleil, contenu par la paroi des montagnes, brillait pour un autre versant, pour ¯ saka et de la région surpeuplée du Kansai où les voiun autre monde, celui d’O tures roulaient à la file sur des chicanes de béton. Trente kilomètres plus au sud, alors que l’horizon s’était enrichi d’une île rectangulaire, je fus étonné de ne pas voir le pont autoroutier dans le lointain et de me retrouver complètement seul. Les pêcheurs qui avaient posé leurs lignes au bout de longues digues de tétrapodes en béton étaient trop loin de la route pour me voir. Celle-ci s’était détachée de l’océan et commençait à grimper. J’avais fait quarante kilomètres avec le projet d’en faire quarante de plus et la première montée me laissa sans force. Après le col, la route bascula dans un arrière-pays vide, enseveli sous une nuit froide. Je me fiais à elle. Rien ne montrait que le paysage pouvait changer, que des villages allaient se greffer au bord de la route, avec des lumières, des odeurs, des silhouettes. En réalité, j’étais sur un territoire doté d’une route et de rien d’autre, où je n’étais ni abandonné, ni perdu, mais simplement arrimé à une machine et contraint de pédaler et je n’avais pas oublié que mes longues errances en Écosse, en Irlande, en Finlande, avaient commencé par d’insupportables courses sous des averses glaciales, par des pauses sous des abribus de campagne ou sur de longues avenues de banlieue, nocturnes et jalonnées d’ivrognes vindicatifs.
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Laurent Seksik
Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits : Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr
© Sandrine Roudeix/Flammarion
Les Derniers Jours de Stefan Zweig
Éditeur : Flammarion
Biographie
Né en 1962, Laurent Seksik est médecin et écrivain. Aux Éditions jc Lattès : La Consultation, 2006 (rééd. Pocket, 2009) ; La Folle Histoire, 2004 ; Les Mauvaises Pensées, 1999 (rééd. Pocket, 2001). Publications
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Le 13 mai 1940, l’écrivain autrichien Stefan Zweig note : « On n’échappe pas à ses démons. Ils ne nous accordent jamais la paix : cela console de penser qu’il reste toujours l’ultime fuite. » Cette fuite, cet exil, Zweig va la vivre une dernière fois avec sa femme Charlotte. Au Brésil, à Petropolis, 34 rue Gonçalves Dias. Voici donc les derniers jours de l’écrivain, de septembre 1941 à février 1942, date du suicide du couple.
Dans cette première évocation romanesque de l’exil brésilien de Stefan Zweig, Laurent Seksik décrit avec sobriété et émotion les espoirs d’un couple, les illusions, le temps enfui, c’est-à-dire celui de Vienne, quand il était question de littérature et non de domination nazie, de beauté et non de la destruction de l’humanisme européen. Vienne/Rio, allers-retours entre le passé et le présent. Et ce déploiement magnifique de la nature, qui pourtant ne sauvera personne.
Il jeta un regard sur la malle de cuir beige posée dans le couloir à côté des autres valises. Il tourna la tête vers Mme Banfield, cette chère Margarida Banfield, et tendit le bras en sa direction pour se saisir du verre d’eau qu’elle lui proposait. Il remercia et but d’un trait. Il déclina l’invitation de visiter l’appartement. Il connaissait déjà la maison. Il avait aimé chacune des trois minuscules pièces, le mobilier simple et rustique, le chant strident et passionné des oiseaux audehors, l’immensité de la vallée face à la véranda. À quelques dizaines de kilomètres au sud, le Corcovado et le Pain de Sucre se dressaient comme des monolithes au-dessus des îles surgissant de la mer – ces paysages portaient le cœur du monde. Adieu la brume enveloppant les sommets des Alpes, les crépuscules froids et immobiles tombant sur le Danube, le faste des hôtels de Vienne, promenades au soir tombant sous les hauts châtaigniers du jardin Waldstein, défilé des belles dans leurs robes de soie, parades au flambeau des hommes en noir avides de sang et de viandes mortes. Pétropolis serait le lieu de tous les commencements, l’endroit des origines, semblable à celui où l’homme était né de la poussière et retournerait à la poussière, le monde primitif, inexploré et vierge, garanti d’ordre et de certitude, jardin du temps où régnait le printemps éternel. Il resta posté devant la malle, dans une sorte de calme hypnotique, enchaîné là comme par un charme. Ce fut le premier instant d’insouciance depuis des mois. Il chercha au fond de la poche intérieure de son veston la clé de la malle, cette clé qu’il avait toujours conservée sur lui, qu’il effleurait parfois du bout des doigts, comme un précieux talisman – au milieu d’une foule empressée, sur un quai de gare ou la jetée d’un port, dans l’attente d’un bateau ou d’un
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train dont l’arrivée était donnée pour incertaine. Chaque fois, la magie agissait. Le contact de la clé le conduisait vers le passé. Une caresse sur le métal froid offrait un tour en calèche autour du Ring, une place pour une première au Burgtheater, la compagnie de Schnitzler au restaurant Meissl & Schadn, une conversation avec Rilke à la brasserie de la Nollendorfplatz. Ce temps-là ne reviendra pas. Jamais plus les flâneries sur le pont Élisabeth, les marches sur la Grande Allée du Prater, l’éclat des dorures du palais Schönbrunn, ni le long déploiement du soleil rougeoyant sur les rives du Danube. La nuit était tombée pour toujours. Il tourna la clé dans la serrure. Du bagage ouvert émana une sorte de clarté pure. Le jour se levait une seconde fois sur ce coin du Brésil. Son esprit, depuis longtemps engourdi dans un sommeil sans rêves, fut submergé par une calme exaltation, en même temps que son cœur se mit à battre d’un puissant écho. Son cœur battait à nouveau. Il ressentit une présence derrière lui, crut percevoir un souffle. Il se retourna, convaincu que Lotte était là, observant la scène, moment de paix dans la tourmente, sereine, immobile, sachant partager la solennité de l’instant, de la même manière, calme et un rien fataliste, qu’elle avait consenti aux jours et aux semaines d’un infini effroi, fuite, mouvement perpétuel, attente incertaine des visas, files interminables d’êtres aux visages éplorés et aux suppliques vaines. Il n’y a plus d’asile sacré, plus d’endroit fixe où habiter. La vie est désormais le lieu d’une éternelle errance. L’immémorial exode. Il la contempla. Et devant la grâce qu’exhalait ce visage il se demanda de quel droit il s’autorisait à laisser ternir l’éclat de son regard, à faire de cette jeunesse une beauté de perdition. Le voyage ne prendrait jamais fin. Mme Banfield avait préparé du thé, en désirait-il une tasse ? Il fit non de la tête mais son refus n’avait rien cette fois de la sombre récusation par laquelle il avait coutume de décliner la moindre invitation. C’était un non impatient et fiévreux, un non prometteur. Ils avaient enfin trouvé un lieu où poser leurs bagages, en cet automne 1941. Plusieurs semaines de suite, ils assisteraient du même endroit au coucher du soleil. Ils pourraient écrire à ceux qui les aimaient avec, au dos de leur lettre, une adresse où recevoir le courrier, une simple adresse – 34 rua Gonçalves Dias, Pétropolis, Brésil – comme ils n’en avaient plus connu depuis Londres. Mais ils avaient fini par se lasser de Londres. Lotte se mit à lui parler, de sa voix douce que la maladie rendait, certains jours, haletante – cet asthme inguérissable, aggravé par les voyages et qui la portait parfois au bord de l’étouffement. Ce matin-là, sa voix ne trahissait aucun malaise. Elle dit, d’un ton calme : « Je crois que nous serons bien. L’endroit est splendide. Je suis certaine que
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Les Derniers Jours de Stefan Zweig
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vous allez vous remettre de ces voyages, vous replonger dans l’écriture… Peutêtre est-ce ici que nous coulerons nos vieux jours ? » Il balaya l’endroit du regard. L’appartement était plongé dans la pénombre. Un étroit corridor s’ouvrait, à droite, sur une chambre à coucher carrée au plancher recouvert d’un vieux tapis. Deux lits jumeaux, aux armatures en fer, serrés l’un contre l’autre, occupaient le fond de la pièce. Sur la table de chevet, une Bible, un cendrier. Des rideaux blancs, sans ornements, suspendus par des clous au-dessus de la fenêtre. La chambre donnait sur une salle de bain et sa baignoire sabot à l’émail vieilli sur le rebord de laquelle deux serviettes étaient posées. La cuisine semblait disposer de tout le nécessaire. Au milieu de la salle à manger, une table en chêne, quatre chaises empaillées, un fauteuil de cuir sombre fatigué, une bibliothèque. Aux murs, quelques natures mortes. Il habitait une maisonnette de trois pièces. Pour cette sorte de bungalow, on lui avait accordé un bail de seulement six mois. Dans un semestre, il faudrait faire ses bagages, trouver un autre lieu. Il fit le compte avec ses doigts. Courant mars 1942, ils seraient mis dehors. Raus ! À la rue, les Zweig ! Six mois dans cet endroit perdu au milieu de nulle part. Un lieu de désolation lumineuse. Mais avait-il le droit de se plaindre ? Ses proches, noyés dans leur présent de sang versé, cherchaient un abri pour la nuit, mendiaient cent dollars pour passer l’hiver, suppliaient un visa à qui portait un nom. Ils étaient devenus des gueux, ceux du peuple du Livre, ceux de la tribu des écrivains. La maisonnette de Pétropolis était à prendre comme le plus fastueux des palais. Il devait oublier sa demeure de Salzbourg, chasser de sa mémoire la majesté de la bâtisse du Kapuzinerberg, l’ancien pavillon de chasse du xviiie siècle dont la façade faisait penser à une annexe du château de Neuschwanstein et où avait joué, enfant, l’empereur François-Joseph. Ce domaine était l’endroit où il s’était toujours senti le mieux, derrière ses murs épais, gardiens de sa solitude, lorsqu’il écrivait ou qu’il était en proie à sa bile noire. Cette noble bâtisse où il vécut heureux. Oublier Salzbourg. Salzbourg n’existait plus, Salzbourg était allemande. Vienne était allemande, Vienne, province du Grand Reich. L’Autriche n’était plus un nom de pays. L’Autriche, fantôme errant dans les esprits égarés. Corps mort. L’inhumation s’était déroulée sur l’Heldenplatz, sous les hourras d’un peuple acclamant son Führer. L’homme venu redorer les rêves de grandeur, redonner son lustre et sa pureté à la Vienne enjuivée. L’Autriche s’était offerte à Hitler. Vienne, défilé des féeries, aux boulevards de cristal où s’ouvraient tous les cœurs, se vautrait dans la boue, séchait à l’air du crime. Vienne dansait des sabbats, tendait le bras au fils prodigue revenu dans son pays natal en traversant Branau am Inn où il avait vu le jour, revenant chez lui, roi de Berlin, Kaiser d’Europe adoubé par le cardinal Innitzer, acclamé par une ville en liesse.
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Trois ans avaient passé depuis l’Anschluss. Les témoignages de ceux qui parvenaient encore à fuir se succédaient. Ils racontaient la faim, la douleur, la misère. La mise à mort des Juifs de Vienne. Le spectacle de l’horreur qui s’était déroulé sur les terres d’Allemagne défilait en accéléré sur la petite capitale, là où il avait vécu les plus riches heures de son existence. On avait saccagé les magasins, incendié les synagogues, battu les hommes dans la rue, exposé les pieux vieillards en caftan à la vindicte. Les livres avaient été brûlés – les siens, et ceux de Roth, d’Hofmannsthal, de Heine… – les enfants juifs avaient été expulsés des écoles, les avocats et les journalistes juifs déportés à Dachau. On avait édicté les lois, les lois interdisant aux Juifs d’exercer leur métier, les lois bannissant les Juifs des jardins publics et des théâtres, les lois interdisant aux Juifs de marcher dans la rue la plupart des heures du jour et de la nuit, les lois interdisant aux Juifs de s’asseoir sur un banc, les lois ordonnant de se déclarer aux autorités, les lois dépossédant de la nationalité, les lois extorquant les fortunes, les lois expulsant des maisons, les lois regroupant, confinant les familles juives hors les murs de la ville. L’Allemand était un homme de lois. Le drame se tramait dans la ville où il était né. « Le plus grand meurtre de masse de l’Histoire », avait-il prophétisé. On n’avait pas voulu le croire. On avait dit qu’il était fou. Déjà lorsqu’il avait fait ses valises, en 1934, quatre ans avant l’Anschluss, on l’avait traité de lâche. Il s’était exilé, lui, le premier des Viennois, le premier des fuyards. « Tu souffres d’une psychose d’exil imaginaire », avait soutenu son ex-femme, Friderike. Il aurait pu rester quatre années supplémentaires, rester comme Freud l’avait fait, dans l’illusion que le malheur ne serait que de passage. Il était parti en 1934, après que la police autrichienne eut perquisitionné sa maison à la recherche d’une cache d’armes – des armes chez le chantre du pacifisme ! Très tôt, il avait senti le vent tourner, le vent mauvais soufflant d’Allemagne. La rage dans les discours, la brutalité des actes annonçaient l’Apocalypse à qui avait les yeux ouverts, qui prêtait un sens aux mots. Il appartenait à une race en voie de perdition : l’« Homo austrico-judaïcus ». Il avait l’instinct de ces choses, il connaissait bien l’Histoire. Il avait écrit sur toutes les époques, sur Marie Stuart et Marie-Antoinette, Fouché et Bonaparte, Calvin et Érasme. À l’aune des tragédies du passé, il parvenait à augurer des drames en devenir. Cette guerre-là n’aurait rien de commun avec les précédentes. Ses cousins, ses amis, ceux qui étaient restés, qui n’avaient rien voulu entendre, pas voulu l’écouter, connaissaient la misère et connaissaient la faim. Et l’on rapportait que, parfois, l’un de ces bannis, saisi d’un moment d’intrépidité, assoiffé de l’air du dehors, du parfum du passé, appelé par les éclats du soleil, s’aventurait dans les avenues de Vienne, descendait l’Alserstrasse avec l’espoir de cueillir mille instants lumineux. Alors, racontait-on, des passants le reconnaissaient à son air hagard, l’effroi sur son visage, ils l’interpellaient, rameutaient
Laurent Seksik
Les Derniers Jours de Stefan Zweig
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une foule, le rappelaient à l’ordre, le nouvel ordre. Quelqu’un dans la ronde envoyait une pierre, un second venait donner une gifle, d’autres, encouragés, se ruaient sur l’homme, les coups pleuvaient, le sang coulait, on s’acharnait ; et si jamais un SS, flânant sur le Ring, remontant la Floriangasse, alerté par le tumulte, s’approchait de la scène, alors une clameur confuse s’élevait de la foule, le cercle s’élargissait, un grand silence se faisait, le SS tirait de sa ceinture un pistolet et l’arme scintillait sous le soleil de Vienne. L’homme en noir visait, ajustait son tir, une balle sifflait et la mort venait rattraper l’adepte du grand air.
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Valérie Zenatti Parution : janvier 2010 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com
© Patrice Normand/Éditions de l’Olivier
Les Âmes sœurs
Éditeur : Éditions de l’Olivier
Biographie
Valérie Zenatti est née en 1970 à Nice, elle vit à Paris. Traductrice d’Aharon Appelfeld, elle est aussi auteur de livres pour la jeunesse, dont Une bouteille dans la mer de Gaza (L’École des Loisirs, 2005). Publications Aux éditions de l’Olivier : En retard pour la guerre, 2006 (rééd. Points, 2009) (adapté au cinéma sous le titre Ultimatum).
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Ce matin-là, Emmanuelle décide de ne pas se rendre à son travail et de s’accorder une journée. Pour lire le roman qu’elle vient de commencer, mais aussi pour mettre son quotidien à distance. Emmanuelle n’a aucune idée des bouleversements que cette soudaine disponibilité va entraîner en libérant sa mémoire et son passé. Son errance dans Paris devient un parcours intérieur, relayé par les
échos que provoquent en elle les « confidences » de Lila Kovner, l’héroïne de ce roman qui la passionne tant et que nous découvrons avec elle. Car il touche en elle ce qu’elle a de plus intime, des peines assourdies et des amours non vécus. Cette « journée volée » fait penser au roman de Michael Cuningham, Les Heures, lui-même inspiré de Mrs Dalloway, de Virginia Woolf.
Comme une chanson de Leonard Cohen égarée dans un congrès néonazi. Elle était restée en arrêt devant la phrase, aussi interdite que si elle venait de croiser son double au coin d’une rue. Oui, c’était ainsi qu’elle pouvait définir cet état d’étrangeté à sa propre vie et au monde, la plupart du temps. Elle tourna les talons, le sang aux tempes, le corps subitement couvert d’une sueur fine qui révéla la fraîcheur matinale sur sa peau. Elle composa le numéro d’ « Adenxia, études et management » le cœur battant, les orteils crispés dans ses bottines, et demanda à la standardiste de transmettre que son fils avait plus de 39 °c de température, qu’elle ne pouvait l’emmener à la crèche, qu’elle n’avait personne pour le garder et que donc, malheureusement, elle serait absente aujourd’hui. Elle se tient au bord de la journée dont elle va prendre possession comme à la lisière d’un pays où tout lui serait accessible. Par où commencer ? La terre s’est ouverte sous elle, dévoilant les chemins qui lui manquent cruellement, depuis qu’elle a cru qu’il était sage de renoncer aux rêves. Elle voudrait saisir les pans du mot qui s’étale autour d’elle, invisible et immense : liberté ! Elle voudrait courir, embrasser ce temps qui lui est offert, se féliciter : voilà je l’ai fait, j’ai osé. J’ai fui le bureau et la machine à café, les sourires, les regards en coin, les mines importantes dès que le mot « réunion » est prononcé, l’agitation des grands jours. Ils vont médire, me maudire, me haïr, je les lâche, aujourd’hui, précisément, alors que l’étude sur les attentes écologiques des consommateurs doit être lancée. Je les entends d’ici. De toute façon, avec ses
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trois enfants. Et depuis qu’elle a sorti ce texte sur le temps partiel et imposé son absence un mercredi sur deux. N’est-ce pas. Elle n’en peut plus, c’est évident. Elle arrive en nage le matin, elle cavale pour être à l’heure le soir à l’école. Elle ne déjeune même pas parfois. Il y a des jours où elle arrive pas maquillée, à peine coiffée. Dans ces cas-là, on s’arrête de travailler, on ne fait pas les choses à moitié. On est honnête avec soi-même et avec les autres. On ne fait pas payer à l’entreprise ses désirs d’enfants, trois déjà, et elle risque de rempiler, non mais ils sont catholiques intégristes ou quoi, dans cette famille ? Elle repousse les murmures hostiles comme on chasse les corbeaux aux sautillements inquiétants. Rien ne doit gâcher la journée qui s’ouvre, telle une fleur fragile et rare. Le temps s’écoule seconde après seconde et il devient précieux. 9 h 05. Elle guette un projet plus fort que les autres qui guiderait ses pas. Ils sont mille à se bousculer. Terminer ce livre d’une traite. Aller au cinéma, au café, dans une librairie. Marcher et chercher le regard des hommes. Suivre des gens. Prendre un train. Il y a des villes, loin d’ici, où le train peut vous emmener en deux heures. Elle pourrait traverser une frontière, déjeuner dans un autre pays, et revenir à temps pour la cérémonie à l’école de Gary, s’occuper du bain de Sarah, vérifier les devoirs, caler Tim dans sa chaise haute et chantonner une comptine, tandis que sa purée refroidira. C’est le vertige des élèves qui font l’école buissonnière, des malades qui n’ont pas grand-chose, un peu de fièvre et des courbatures, la gorge qui picote, le nez qui coule, mais cela les oblige à rester à la maison, le médecin l’a dit en sortant son carnet de certificats, mi-affirmatif mi-interrogateur. Vous avez besoin d’un arrêt. La mine contrite des travailleurs consciencieux, le cœur soulagé, ils approuvent d’un léger hochement de tête et d’une voix à peine audible. Un arrêt. Oui. Trois jours pour frissonner, avoir chaud, boire, lire, regarder la télé et prendre soin de ce corps aux articulations douloureuses, qui réclame d’être serré dans des bras, bercé, ramené à lui-même, au centre des attentions. Du repos. Une brèche dans le temps.
Valérie Zenatti
Les Âmes sœurs
[…] Il faudrait qu’elle déjeune, qu’elle avale quelque chose, mais manger serait une perte de temps, dans cette journée qui rétrécit à vue d’œil. Le bus passe devant des terrasses bondées où les femmes ont sorti leurs lunettes de soleil, c’est l’été indien. Les tables en sont toutes plus ou moins au café avant l’addition. Il faudrait peut-être entrer dans une de ces boulangeries où on se presse pour ingurgiter un sandwich ou une salade de carottes râpées mais Emmanuelle ne supporte pas l’idée de ressembler à elle-même, les autres jours. Le bien-être qui s’est diffusé dans son corps sous les mains des jeunes femmes se transforme en une agitation fébrile, proche de celle qui l’a saisie lorsqu’elle a prévenu de son absence ce matin. Le bus roule lentement derrière un camion-poubelle
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qui s’arrête tous les cinq mètres. Ce rythme broie quelque chose dans sa poitrine, un organe où se nichent l’impatience et l’appétit. Elle pense qu’elle est en train de chercher la bonne position pour vivre, comme on cherche la bonne position pour dormir et demande au chauffeur si elle peut descendre avant le prochain arrêt. Il ne dit rien, il a un visage pointu et pâle, de minuscules yeux inexpressifs et triangulaires, une calvitie naissante malgré des traits juvéniles. Je suis désolée, c’est urgent s’il vous plaît se sent-elle obligée d’ajouter, et sans répondre, sans même tourner la tête, il appuie sur un bouton qui déclenche l’ouverture automatique dans un soupir. Elle se demande pourquoi il lui rend service en s’interdisant d’être aimable. Elle marche en cherchant l’ombre, elle aimerait trouver l’entrée d’une grotte fraîche, ou d’un cinéma climatisé, elle ne croit pas qu’il y ait l’une ou l’autre dans les parages. Il faut qu’elle fasse encore quelques pas dans cette rue insignifiante et qu’elle prenne une décision pour arriver au point d’orgue de cette journée, pour atteindre le lieu, ou la personne, qui l’appelle. Un événement extraordinaire doit se produire. Prendre une décision ou suivre son instinct ? Aucune des deux attitudes n’est très facile à envisager. Elle accélère le pas et soudain sursaute en apercevant à quelques mètres un pantalon bleu-gris et une chemise bleue à fines rayures mauves. Elle est d’abord étonnée parce qu’Elias possède les mêmes, elle se revoit repasser ces vêtements, pas plus tard qu’avant-hier, au salon, près de Gary et Sarah regardant un dessin animé. Elias était descendu au marché avec Tim – elle préférait repasser quand le petit n’était pas dans les parages, redoutant qu’il déboule à quatre pattes sous la table de repassage, s’entortille un pied ou une main dans le fil électrique – et elle avait traqué tous les plis ou presque des vêtements en pensant au livre qu’elle avait acheté l’avant-veille à la librairie qu’elle affectionne près de son bureau, ne sachant plus pourquoi elle l’avait choisi, lui. Le titre – Lila Kovner, dans ce monde – lui avait plu, ou peut-être n’était-ce pas le titre dans son intégralité mais ce nom, Lila Kovner, qu’elle trouvait chic et prometteur. Et d’après la quatrième de couverture, l’héroïne du livre était photographe. À la réflexion c’était ça qui l’avait emporté, le nom de l’héroïne et le fait qu’elle était photographe. Si elle s’était appelée Maryse Dugoin, le livre l’aurait moins attirée, et si Maryse Dugoin avait été chargée d’étude dans une entreprise comme Adenxia, Emmanuelle aurait reposé le livre aussitôt. Mais Lila Kovner, photographe, Dieu que c’était beau. Voilà à quoi elle avait pensé en repassant les chemises d’Elias – car dans le tas de linge il y avait principalement les chemises d’Elias, et elle disait toujours « les chemises d’Elias » comme s’il s’agissait d’une portée de chatons dont il fallait prendre soin. Elle fait un effort pour se souvenir des vêtements qu’Elias a enfilés ce matin, elle essaie de se représenter mentalement son mari à qui elle a souhaité bonne journée à peine quelques heures auparavant. Sans résultat. Elle essaie encore, parcourt intérieurement l’appartement, invisible et légère comme un courant d’air, le cherche dans la cuisine au moment où il prenait son café, il était déjà habillé,
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mais elle ne le distingue pas, elle le cherche dans leur chambre quand il est allé s’asperger d’eau de toilette – c’est le signal du départ chaque matin, il vaporise cette eau de toilette qu’elle lui a offerte pour son premier anniversaire après leur rencontre, il prend ses clés, sa sacoche, son casque – mais elle ne le voit pas dans la chambre, dans l’ascenseur non plus, ils étaient trop serrés les uns contre les autres, et puis elle était distraite, elle pensait à la fois au projet qui avait éclos dans la salle de bains et aux questions de Sarah sur la mort. Elle se souvient d’un regard qu’elle a lancé au miroir dans l’ascenseur, de la frimousse ensommeillée de Tim derrière elle, et elle y arrive enfin, elle voit Elias au moment où il s’est éloigné vers la crèche en portant Tim dans ses bras. Il portait ce pantalon et cette chemise, c’est drôle deux hommes habillés de la même manière le même jour dans la même ville, c’est très troublant, d’autant plus que l’homme à quelques mètres devant elle possède la même nuque gracile qu’Elias, et les mêmes cheveux châtains et bouclés, la même taille, la même allure détendue et confiante, et ce n’est pas si étonnant que ça, finalement, parce que cet homme contre lequel Emmanuelle risque de se cogner dans quelques secondes si elle se met à courir comme elle en a eu envie n’est autre qu’Elias, son mari et le père de ses trois enfants, dont elle avait oublié qu’il travaillait à deux rues d’ici, mais comment a-t-elle pu oublier une chose pareille ? Il a déjeuné avec son camarade de bureau, elle préfère le mot « camarade » au mot « collègue », qu’elle exècre, ils sortent certainement de ce bistrot où elle entre précipitamment et où le patron annonce à sa vue qu’on ne sert plus à cette heure-ci, la cuisine a fermé. Il prononce cette phrase d’un ton à la fois définitif et provoquant, elle répond que si on peut lui donner un peu de pain et de fromage avec un verre de vin elle s’en contentera. Il pointe du menton les tables, les chaises et les banquettes. Elle se laisse tomber sur une banquette, le cœur affolé d’avoir vu Elias par hasard dans la rue, paniquée à l’idée qu’il aurait pu se retourner, et elle aurait rougi telle une enfant prise en faute, elle n’aurait pas su, ou pas voulu lui expliquer les raisons de sa présence ici.
Valérie Zenatti
Les Âmes sœurs
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Cessions de droits Voici la liste des titres présentés dans les précédents numéros de Fiction France pour lesquels les droits ont été cédés ou sont en cours de négociations.
Adam Olivier
Chalandon Sorj
Des vents contraires
Mon traître
u albanais [Buzuku, Kosovo] u allemand
u anglais [The Lilliput Press, Irlande]
Éd. de l’Olivier
[Klett-Cotta] u italien [Bompiani] u polonais [Nasza Ksiegamia] Arditi Metin
La Fille des Louganis
Grasset & Fasquelle
u castillan [Alianza] u chinois (caractères
complexes) [Ten Points] u italien [Mondadori] Dantzig Charles
Actes Sud
Je m’appelle François
u grec [Livanis] u russe [Ripol]
u arabe (droits mondiaux) [Arab Scientific
u allemand [Hoffmann & Campe]
Astier Ingrid
Quai des Orfèvres Gallimard
u italien [Bompiani]
Bello Antoine
Les Éclaireurs Gallimard
u grec [Polis] u italien [Fazi Editore] u russe [Gelos]
Benchetrit Samuel
Le Cœur en dehors Grasset & Fasquelle
u allemand [Aufbau Verlag] u chinois
(caractères simplifiés) [Shanghai 99 Readers] u coréen [Munhakdongne Publishing] u hébreu [Keter Publishing House] u néerlandais [Arena ; Meulenhoff] Berton Benjamin
Grasset & Fasquelle Publishers]
Davrichewy Kéthévane
La Mer noire
Sabine Wespieser
u allemand [Fischer] u italien [Rizzoli]
Decoin Didier
Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Grasset & Fasquelle
u allemand [Arche Literatur Verlag]
u castillan [Alianza] u coréen [Golden
Bough Publishing] u italien [Rizzoli]
Delecroix Vincent
La Chaussure sur le toit Gallimard
u allemand [Ullstein] u coréen [Changbi] u espagnol [Lengua de Trapo] u grec
[Govostis] u italien [Excelsior 1881]
u roumain [RAO] u russe [Fluid]
Alain Delon est une star au Japon
Caïn et Adèle
u italien [Nottetempo]
u espagnol
Hachette
u vietnamien [Nha Nam]
Besson Philippe
Un homme accidentel Julliard
u allemand [Deutscher Taschenbuch
Descott Régis
Éd. JC Lattès
Diome Fatou
Inassouvies, nos vies Flammarion
u allemand [Diogenes]
Verlag] u coréen [Woongjin] u polonais [Muza] u portugais [Editora Novo Seculo, Brésil]
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Dugain Marc
La Beauté du monde
u bulgare [Fakel Express] u catalan [Pages]
u italien [Fazi Editore]
Gallimard
u grec [Kedros] u hébreu [Kinneret]
u italien [Bompiani] u japonais [Kawade Shobo] u néerlandais [De Geus] u polonais [Sic !] u portugais [Ambav ; Record, Brésil] u roumain [RAO]
Énard Mathias
Zone
Actes Sud
u allemand [Berlin Verlag] u anglais [Open Letter, États-Unis] u castillan [Belacqva/ La Otra Orilla, Espagne] u catalan [Columna, Espagne] u grec [Ellinika Grammata] u italien [Rizzoli] u libanais pour la langue arabe [La Librairie Orientale] u portugais [Dom Quixote]
Faye Éric
L’Homme sans empreinte Stock
u bulgare [Pulsio] u slovaque [Ed. VSSS]
Germain Sylvie
L’Inaperçu Albin Michel
u anglais [Dedalus Limited,
Grande-Bretagne] u coréen [Munhakdongne Publishing] Guyotat Pierre
Coma
Mercure de France
u anglais [Semiotexte, États-Unis]
u italien [Medusa] u russe [Société d’études céliniennes]
Hesse Thierry
Démon
Éd. de l’Olivier
u castillan [Duomo, Espagne]
u hébreu [Modan, Israël] u italien [Fazi Editore]
Joncour Serge
Combien de fois je t’aime Flammarion
u chinois [Phoenix Publishing] u coréen [Wisdom House] u russe [Riopl]
Lê Linda
In memoriam
Christian Bourgois
u allemand [Amman]
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Le Bris Michel
Une exécution ordinaire
Grasset & Fasquelle Lindon Mathieu
Mon cœur tout seul ne suffit pas P.O.L
u néerlandais [Ailantus]
Majdalani Charif
Caravanserail Éd. du Seuil
u allemand [Knaus/Random]
u catalan [La Campana] u grec [Scripta] u italien [Giunti]
Malte Marcus
Garden of Love Zulma
u espagnol [Paidos] u italien [Piemme] u polonais [Albatros] u turc [Pupa]
u vietnamien [Les Éditions littéraires
du Vietnam]
Monnier Alain
Notre seconde vie Flammarion
u allemand [Ullstein]
Nahapétian Naïri
Qui a tué l’Ayatollah Kanuni ? Liana Levi
u espagnol [Alianza] u néerlandais [Querido] u suédois [Sekwa]
Ollagnier Virginie
L’Incertain Liana Levi
u italien [Piemme]
Ovaldé Véronique
Et mon cœur transparent Éd. de l’Olivier
u anglais [Portobello, Grande-Bretagne] u italien [Minimum Fax]
Page Martin
Peut-être une histoire d’amour Éd. de l’Olivier
u allemand [Thiele] u anglais [Viking, États-Unis] u coréen [Yolimwon] u grec [Patakis] u italien [Garzanti] u portugais [Rocco, Brésil] u roumain [Humanitas] u russe [Astrel/Ast] u serbe [Nolit]
Pancol Katherine
Sansal Boualem
Albin Michel
Gallimard
La Valse lente des tortues u castillan [La esfera de los libros]
u chinois (caractères complexes) [Business
Weekly] u chinois (caractères simplifiés) [Thinkingdom] u coréen [Munhakdongne Publishing] u italien [Baldini Castoldi Dalai Editore] u polonais [Sonia Draga] russe [Astrel] u turc [Pegasus Yayinlari] Ravey Yves
Le Village de l’Allemand
u allemand [Merlin] u anglais [Europa Editions, États-Unis ; Bloomsbury, Royaume-Uni] u bosniaque [B.T.C Sahinpasic] u catalan [Columna] u danois [Turbine] u espagnol [El Aleph] u grec [Polis] u hébreu [Kinneret] u italien [Einaudi] u néerlandais [De Geus] u polonais [Dialog] u serbe [IPS Media II]
Bambi Bar
Toussaint Jean-Philippe
u grec [Agra] u roumain [Bastion Editura]
Éd. de Minuit
Éd. de Minuit
Reinhardt Éric
Cendrillon Stock
u coréen [Agora] u italien [Il Saggiatore] u turc [Altin Bilek Yayincilik]
Révay Theresa
La Vérité sur Marie
u allemand [Frankfurter Verlaganstalt] u anglais [Dalkey Archive Press,
Royaume-Uni] u chinois [Éd. d’Art et de littérature du Hunan] u espagnol [Anagrama editorial] u néerlandais [Prometheus/Bert Bakker] Varenne Antonin
Tous les rêves du monde
Fakirs
u allemand [Der Club Bertelsmann]
u allemand [Ullstein] u anglais [MacLehose Press, Royaume-Uni] italien [Einaudi] u turc [Dogˇan Kitap]
Belfond
u espagnol [Circulo de Lectores]
u hongrois [Athenaeum] u polonais [Swiat Ksiazki] u portugais [Circulo de Leitores] u russe [Family Leisure Club] u serbe [Alnari]
Rolin Olivier
Un chasseur de lions Éd. du Seuil
u allemand [Berlin Verlag] u chinois (caractères simplifiés) [Shanghai 99 Readers] u espagnol [Matalamanga, Pérou et Chili] u italien [Barbès] u portugais [Sextante]
Rolin Jean
Un chien mort après lui P.O.L
u allemand [Berlin Verlag] u polonais [Czarne] u russe [Text]
Roux Frédéric
L’Hiver indien
Grasset & Fasquelle
u chinois (caractères complexes)
[Ye-ren, Taïwan] u grec [Papyros]
Viviane Hamy
Viel Tanguy
Paris-Brest Éd. de Minuit
u allemand [Wagenbach] u espagnol
[Acantilado] u italien [Neri Pozza]
u néerlandais [De Arbeiderspers]
Winckler Martin
Le Chœur des femmes P.O.L
u espagnol [Akal]