Fiction France n°8 (version française)

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Vingt nouveaux titres de fiction française à lire et à traduire


AVANT-PROPOS

Deux fois par an, Fiction France publie un choix d’extraits de fiction française avec leur traduction en anglais. Des livres que les éditeurs français souhaitent soutenir auprès des traducteurs, des agents à l’étranger et des maisons d’édition qui prennent le risque d’éditer de la fiction contemporaine. Fiction France veut donner un nouvel élan à la traduction de la littérature française d’aujourd’hui, être une vitrine promotionnelle à destination des professionnels du livre dans le monde et un soutien indispensable au marché du livre français à l’étranger. Un outil qui répond pleinement à la vocation de l’Institut français.

COMMENT PARTICIPER À FICTION FRANCE ? Une sélection de 16 à 20 titres s’effectue en concertation entre le département Livre et Promotion des savoirs de l’Institut français, les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises et les responsables des Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.

Président Xavier Darcos Directrice Sylviane Tarsot-Gillery

Département Livre et Promotion des savoirs

Responsable d’édition Bérénice Guidat Secrétariat de rédaction Sylvie Chineau 1bis, avenue de Villars, 75007 Paris www.institutfrancais.com

N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte.

Quels sont les critères de sélection ? • Le livre relève du domaine de la fiction de langue française (roman, nouvelle, récit). • La parution est récente ou à venir (6 mois maximum avant la sortie de Fiction France).

Secrétaire générale Laurence Auer

Directeur Paul de Sinety

Vous retrouverez, en page 118 de ce huitième numéro, les titres présentés dans les précédents Fiction France et pour lesquels les droits ont été cédés à l’étranger.

Coordination des traductions Bureau du Livre de Londres Révision Euan Cameron et Ian Monk Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.

© Institut français, mars 2011 isbn : 978-2-35476-076-2 issn : 1967-0524 Conception graphique : ÉricandMarie Impression : Assistance Printing

Quelles sont les modalités d’envoi ? • L’éditeur envoie soit un livre, soit des épreuves, soit un manuscrit. Il aura lui-même sélectionné un extrait de 10 000 signes. • Chaque envoi est accompagné d’un argumentaire, d’une notice biographique et bibliographique de l’auteur (1 500 signes maximum). • 2 exemplaires de chaque ouvrage proposé sont à envoyer dès parution à l’Institut français. Prochaine date limite de réception des textes : 16 mai 2011 Date de parution du prochain Fiction France : 15 septembre 2011

L’Institut français est l’opérateur du ministère français des Affaires étrangères et européennes pour l’action culturelle extérieure de la France.

La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français auprès de ses partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est aussi disponible sur internet. www.institutfrancais.com

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sommaire

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p. 8

p. 13

p. 30

p. 35

p. 40

Franz Bartelt

Sophie Bassignac

Valérie Clo

Nicolas Fargues

Yannick Haenel

La Fée Benninkova

Dos à dos

Plein soleil

Tu verras

Le Sens du calme

Éditeur : Le Dilettante Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : JC Lattès Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Buchet Chastel Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : P.O.L Parution : février 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Mercure de France Parution : février 2011 Responsable cessions de droits :

Claude Tarrène claude.tarrene@ledilettante.com

Eva Bredin ebredin@editions-jclattes.fr

Christine Legrand christine.legrand@libella.fr

Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr

Catherine Farin catherine.farin@mercure.fr

p. 18

p. 24

p. 47

p. 52

p. 57

Bruno Bayen

Jean-Philippe Blondel

Aline Kiner

Bertrand de La Peine

Dany Laferrière

Fugue et rendez-vous

(Re)Play !

Le Jeu du pendu

Bande-son

Tout bouge autour de moi

Éditeur : Christian Bourgois Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Actes Sud Junior Parution : mars 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Liana Levi Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Éd. de Minuit Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Grasset & Fasquelle Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Raphaëlle Liebaert raphaelle.liebaert-bourgoisediteur@ orange.fr

Claire Teeuwissen c.teeuwissen@actes-sud.fr

Sylvie Mouchès s.mouches@lianalevi.fr

Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr

Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

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p. 62

p. 67

p. 72

p. 93

p. 99

Michèle Lesbre

Marcus Malte

Bernard Marc et Maryse Rivière

Jacqueline Raoul-Duval

Jean-François Rouzières

Un lac immense et blanc

Les Harmoniques

Le Fracas des hommes

Kafka, l’éternel fiancé

Le Revolver de Lacan

Éditeur : Sabine Wespieser Parution : avril 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Gallimard Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Calmann-Lévy Parution : février 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Flammarion Parution : mars 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Le Seuil Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Joschi Guitton jguitton@swediteur.com

Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

Patricia Roussel proussel@calmann-levy.fr

Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr

Martine Heissat mheissat@seuil.com

p. 77

p. 83

p. 88

p. 105

p. 112

Gaëlle Obiégly

Pierre Pelot

Anne Plantagenet

Dominique Sylvain

Cécile Vargaftig

Le Musée des valeurs Maria sentimentales

Nation Pigalle

Guerre sale

Éditeur : Verticales Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Héloïse d’Ormesson Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Stock Parution : avril 2011 Responsable cessions de droits :

Éditeur : Viviane Hamy Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits :

Les Nouveaux Nouveaux Mystères de Paris

Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

Sarah Hirsch sarah@editions-heloisedormesson.com

Fabienne Roussel froussel@editions-stock.fr

Julie Galante julie.galante@viviane-hamy.fr

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Éditeur : Au diable vauvert Parution : mars 2011 Responsable cessions de droits :

Marie Pacifique Zeltner rights@audiable.com

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Franz Bartelt

La Fée Benninkova

Les contes de fées, on connaît, mais les mécomptes d’une fée, la chose est beaucoup plus rare, et fort pathétique. Dont acte avec la Benninkova de Franz Bartelt qui s’en vient cogner, minuit sonnant, à l’huis de Clinty Dabot ! La pauvrette s’avoue toute harcelée par trois malheurs : une envie pressante, la perte de sa baguette et le péril rôdant des Grands Lutins Noirs, horribles malfaisants, gourmets de fées qu’ils dépiautent et savourent en bande. Surpris mais compatissant, Clinty Dabot, béquillard à la patte folle et au dos en vrac, lui offre une hospitalité récompensée, comme il se doit, quand la régie régionale des baguettes de

Éditeur : Le Dilettante Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Claude Tarrène claude.tarrene@ledilettante.com

fées aura renvoyé un autre spécimen, par le traditionnel vœu exhaussé. La fée s’acclimatant et la confiance venant, Clinty se met à dévider par le menu les replis d’une existence aussi tortueuse et douloureuse que son squelette. Une vie hantée par le dévoilement tarifé (et au plus haut !) de l’anatomie de Marylène, l’opulente caissière du supermarché dont les rondeurs, les plis et replis, la fourrure et les accès intimes sont la terre d’aventure du Clinty Dabot. Noir, goguenard, hilare et féroce, ce conte féérique, inspiré par la fée Clochette et la pulpeuse Paulette de Pichard, est ciselé par le talentueux Franz Bartelt. Un régal !

© Myona Rimoldi-Guichaoua/Le Dilettante

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Biographie

Franz Bartelt habite les Ardennes. Il écrit toute la journée, depuis qu’il a quitté l’usine en 1985. Sa notoriété et sa crédibilité littéraire sont bien établies : il est édité dans la « Blanche » de Gallimard depuis des années, ainsi que par Le Dilettante. Par ailleurs, il confie volontiers d’autres textes, moins « normés », à de petits éditeurs. Nombre de ses livres sont parus en format de poche. Doué pour construire des fictions fortes, souvent noires mais tendres, à l’aide de peu de mots, Bartelt est un des nouvellistes français les plus estimés. Ses romans ont figuré sur la liste des prix, dont le Goncourt. Il a reçu en 2006 le prix le plus prestigieux qui récompense des nouvelles : le Goncourt de la nouvelle. Publications   Parmi les nouvelles et romans les plus récents : La Mort d’Edgar, Gallimard, 2010 ; La Belle Maison, Le Dilettante, 2008 ; Les Nœuds, Le Dilettante, 2008 ; Pleut-il ?, Gallimard, 2007 ; Le Bar des habitudes, Gallimard, 2005 (rééd. coll. « Folio », 2007).

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Quand elle a frappé à ma porte, il n’était pas minuit. J’étais en train de regarder un dessin animé. Je me suis traîné jusqu’au couloir, pas facile avec ma patte folle et mon dos qui se tord. Par l’œilleton, je l’ai vue. Elle était en larmes, dans sa tenue de pauvre petite créature. Normalement, je n’aurais pas ouvert, j’ai trop peur de tout. Mais, je ne sais pas, la pitié m’est venue d’un coup, comme par miracle. J’ai ouvert. Pas vraiment en grand, parce qu’il subsistait en moi une sorte de méfiance sécuritaire. Elle avait beau être belle, la beauté n’est pas une garantie contre les mauvaises surprises. « Vous êtes bien Clinty Dabot, le célèbre handicapé ? » a-t-elle demandé, en reniflant ses larmes. Célèbre, c’était beaucoup dire. Mais peut-être qu’on lui avait parlé de moi. Dans le quartier. Je suis assez connu dans le quartier. Alors j’ai dit oui, que j’étais bien Clinty Dabot, le célèbre handicapé. « Je peux utiliser vos toilettes, c’est urgent, merci », a-t-elle dit, avant de me passer devant et de s’enfiler à toute vitesse dans le couloir. Son chagrin était humide et venait de loin, parce qu’en secouant la tête elle en fichait des gouttes partout, pendant que je clopinais derrière elle, comme un damné, après avoir repoussé la porte d’un franc coup de béquille. Elle m’a lancé qu’elle n’en avait pas pour longtemps. Effectivement, une minute plus tard, je la recevais en pleine face, au milieu de la lumière du salon-salle à manger, une révélation absolue pour moi qui n’ai pas eu souvent l’occasion d’étudier les filles de si près.

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« Ah, Clinty, Clinty, Clinty ! s’est-elle exclamée en essuyant ses joues à l’aide d’un morceau de papier toilette. — On se connaît ? me suis-je enquis, au cas où. — Je suis la fée Benninkova. Vous ne me connaissez sans doute pas, car je suis moins réputée en qualité de fée que vous ne l’êtes en tant que handicapé. — Benninkova ? C’est un nom qui ne me rappelle rien. Mais vous savez, je ne connais pas tout ce qui mérite d’être connu. À cause de ma mémoire. Elle a toujours été très moyenne. Mais Benninkova, ça se retient bien, je trouve. Je suis sûr que je ne l’oublierai jamais. » Je ne croyais pas si bien dire. Je ne suis pas près de l’oublier, la fée Benninkova. « Je vous dérange, peut-être ? » a-t-elle pris la peine de s’inquiéter en découvrant le dessin animé qui gesticulait sur l’écran de la télévision. Elle avait l’air effaré. Elle jetait des coups d’œil tout autour, nerveuse, se mordant la lèvre inférieure, embêtée de m’avoir gâté un de mes spectacles favoris, s’accusait-elle. « Non, non, madame Benninkova, c’est un film que j’ai déjà vu au moins soixante fois, ils le rediffusent trois ou quatre fois par an, j’aurai d’autres occasions. — Je peux me reposer un instant ? » Sans attendre ma réponse, elle se laissa choir sur le canapé. Je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de l’accompagner dans cet écroulement qui ne devait qu’à la fatigue. La station debout m’est en effet plus que déplaisante. J’y souffre le martyre, courageusement d’ailleurs, sans jamais me plaindre. Dans le quartier, tout le monde admire ma bonne humeur. Arrangé comme je le suis, et de naissance, la logique voudrait que je gémisse à chaque pas, que je me fâche contre les bordures de trottoirs, les accès malaisés dans les boutiques, toutes ces complications urbaines qui sont autant de pièges pour un individu aussi diminué que moi. Mais il n’est pas né celui qui pourra se vanter de m’avoir vu grimacer. Mine de rien, sur le plan du bonheur, je pourrais en remontrer à beaucoup de gens qui ont leurs deux bras, leurs deux jambes et toute leur tête. Albin Merino, le buraliste, m’a plus d’une fois donné en exemple à ses enfants, qui se lamentent pour un oui pour un non : « Au lieu de pleurnicher pour rien, regardez plutôt monsieur Dabot. Il n’a aucune raison d’être content, mais il sourit, lui, du matin au soir, et il remonte le moral à tout le monde. » C’est bien vrai. Mais il y a tant de choses bien vraies dans la vie, qu’on s’y perd. Personnellement, je ne suis pas sûr, en tout cas pas aussi convaincu que l’est Albin Merino, d’avoir à me réjouir d’être ce que je suis, une sorte de loque humaine, tout en vrilles, en torsions, avec des pattes qui s’élancent n’importe comment, dans tous les sens, et pour des causes plutôt imprévisibles, et inexplicables, même après coup. Je donne toujours l’impression

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d’avoir quelque chose à me gratter. Je suis secoué par des tics, des convulsions bizarres, des contractions musculaires. C’est pour cette raison, je pense, que je ne me sens vraiment moi-même que devant les dessins animés. « Qu’est-ce que je vais devenir ? sanglotait la fée Benninkova. Je suis tellement fatiguée. Une chance que vous ayez accepté de me prêter vos toilettes. Je n’en pouvais plus, monsieur Dabot. — Vous pouvez m’appeler Clinty, ai-je proposé, parce qu’il me semblait que le fait de partager les mêmes toilettes pouvait autoriser un commencement de familiarité. — Je sais bien, Clinty. Vous êtes un brave parmi les braves. Mais vous n’aurez pas à le regretter. J’exaucerai un de vos vœux. » C’était une fée, elle me le rappelait, j’avais failli l’oublier. « Votre vœu le plus cher, reprenait-elle, je l’exaucerai. Dès que j’aurai retrouvé ma baguette. Vous devez vous dire que c’est fou, ça, une fée qui a perdu sa baguette. Mais, vous voyez, je suis la preuve vivante que ce sont des choses qui arrivent. Croyez bien que j’en suis désolée. Si vous saviez comme je me sens désarmée sans ma baguette ! » C’était un drame, ce qu’elle vivait. Une fée sans baguette, ce n’est plus une fée et ce n’est pas non plus une femme comme les autres. « C’est rien du tout, dit-elle. — Il ne faut pas exagérer non plus, ai-je estimé, avec une moue. — Par exemple, continua-t-elle, si j’avais eu ma baguette, je n’aurais pas eu besoin de commettre l’incorrection de vous déranger au milieu de la nuit, je me serais fait une toilette automatiquement. Un coup de baguette et, hop, la toilette apparaît là où on veut qu’elle apparaisse. On en use pour ce qu’il faut et, quand on n’en a plus besoin, un coup de baguette et, hop, plus de toilette. Ni vu ni connu. C’est pratique. — Si vous n’aviez pas perdu votre baguette, madame Benninkova, je n’aurais pas eu l’immense plaisir de faire votre connaissance. » Je lui répétais combien j’étais fier d’avoir été en mesure de lui rendre ce service, et combien j’étais heureux de pouvoir bavarder en sa compagnie, et combien je la trouvais éblouissante de beauté et de tristesse. En fait, j’étais sous le charme. Déjà, elle me tenait à sa merci, sous influence. Pour lui venir en aide, j’étais prêt à me couper en quatre, sacrifice aggravant pour un handicapé de mon niveau. Elle me parlait de sa vie de fée, du bien qu’elle avait répandu partout où elle était passée, les jouets aux petits enfants, les dioptries pour les vieillards, des guérisons de maladies incurables, des aides à la personne, en tout temps, en tous lieux, sur mer comme sur terre. « Il m’est même arrivé de transformer un crapaud en prince charmant. C’est une action assez démodée, de nos jours. Mais bon, de temps à autre, il n’est pas trop déplacé de rendre un hommage à la tradition. Si vous achetez une citrouille, mon cher Clinty, je vous la métamorphose en grosse cylindrée.

Franz Bartelt

La Fée Benninkova

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Sophie Bassignac

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Dos à dos

Éditeur : JC Lattès Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Eva Bredin ebredin@editions-jclattes.fr

© Gilles Bassignac/Fedephoto/JC Lattès

Vous n’aurez qu’à choisir la marque et la couleur de la carrosserie, je me charge du reste. — C’est incroyable ! Mais vous n’essayez pas de me fourrer des carabistouilles, là ? — Je ne me le permettrais pas, cher Clinty. Pas à vous. Vous êtes trop sympathique. J’aime beaucoup la plaisanterie, mais pas quand elle s’exerce aux dépens de quelqu’un à qui je dois tant. — Mais vous ne me devez rien, madame Benninkova. D’ailleurs, vous ne vous êtes pas beaucoup servie de mes toilettes. Une minute, pas plus. Ça ne compte pas. — Oui, poursuivait-elle, il y a eu les toilettes, je ne vous en remercierai jamais assez. Mais il y a aussi que vous m’avez permis de m’asseoir un instant sur votre canapé. — C’est le moins. J’attache la plus haute importance aux lois de l’hospitalité. — Vous êtes bien le seul dans ce quartier. J’ai frappé à toutes les portes. Personne n’a répondu. À notre époque, vous pouvez bien mourir sur un paillasson, on ne vous portera pas secours, on ne vous offrira pas un verre d’eau, on ne vous accordera pas un regard. Les locataires vous enjamberont pour rentrer chez eux, c’est tout. C’est comme si les malheureux n’existaient pas. Les gens ne se rendent pas compte de ce qu’ils perdent en me refoulant, moi, puisque je peux réaliser leur vœu le plus cher, vous comprenez ? Ils y perdent. Et vous, Clinty, vous pourriez bien y gagner. Parce que vous êtes le meilleur, je crois. Le cas idéal. Dès que je récupère une baguette, je ne me retiendrai pas de faire de vous un prince charmant. — Je n’ai pas l’air d’un crapaud, tout de même ! — Il n’y a pas besoin d’être un crapaud. Le fluide de la baguette agit sur tout ce qu’on veut. Même sur le prince charmant qu’on voudrait transformer en prince encore plus charmant. Un coup de baguette magique et on lui fait pousser les cheveux, on change la couleur de ses yeux, on lui ajoute des pectoraux, c’est à la demande, pas de problème. » En parlant de son métier, elle s’animait, ses regards se remplissaient de lumière, elle avait des mouvements doux, de tête, et un sourire ému flottait sur ses lèvres. À ses côtés, sur ce canapé relativement défoncé, dans cet appartement dont le décor rappelait sans cesse la rude réalité de notre temps, je me sentais paisible et confiant. J’avais le sentiment que le merveilleux s’était introduit dans ma vie et qu’il ne m’arriverait plus que des bonnes choses.

Biographie

Sophie Bassignac est née en 1960 à Dieppe mais a vécu à Angers jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Après une maîtrise d’anglais, et des diplômes de traducteur spécialisé, elle a enseigné le français en Grande-Bretagne et l’anglais en France pendant trois ans. Elle a abandonné le professorat pour devenir assistante du rédacteur en chef culture d’un hebdomadaire pendant quatre ans. Elle a été attachée de presse dans l’édition pendant également quatre ans avant de faire de la communication en freelance. À la naissance de son fils, elle décide d’arrêter de travailler et de se consacrer à sa passion : la littérature. Dos à dos est son troisième roman. Publications   Chez Denoël : À la recherche d’Alice, 2009 ; Les Aquariums lumineux, 2008.

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Fin août, dans la Villa des Roses, tout le monde dort lorsqu’Arnaud débarque sans prévenir chez ses parents qu’il n’a pas vus depuis longtemps. Le lendemain, Gabriel, romancier quinquagénaire, lit un message destiné à son fils, qui lui fait l’effet d’un coup de couteau : Arnaud est recherché par la police. Aussitôt, dans un tourbillon de rage, d’accablement et d’angoisse, il se lance à sa poursuite. Tourmenté par ses états d’âme d’écrivain mais surtout par sa femme italienne, Ester, toujours en guerre dès qu’il s’agit de sauver son fils, Gabriel devra redécouvrir cet enfant qu’il pensait connaître.

Autour de cette famille décomposée où les tensions s’amoncèlent, gravitent des personnages qui participent, impuissants, à la catastrophe annoncée. Pamela, l’amie de toujours de la famille, veuve, alcoolique et infatigable poseuse de questions ; Fumiko la Japonaise, poétique amie d’Arnaud qui dessine les gens dans le métro ; Jean-Mi Causse, le détective-écrivain de science-fiction, ou encore la troublante et fragile Guinevere, photographe débutante perchée sur ses talons échasses. Tragi-comédie du désir et des liens filiaux, voici un roman au style réjouissant et effréné, qui sonde les thèmes de la création artistique, de la culpabilité et de la part d’ombre qui nous habite tous.

1 Chostakovitch en boucle dans le caisson hermétique de la voiture avait empoisonné ses sensations et déjanté les paysages qu’il traversait. Derrière le pare-brise, les pins parasols qui bordaient la route de la côte ressemblaient à des brocolis géants, formes noires et mousseuses découpées contre le ciel. Au fond de la baie, les lumières de Saint-Tropez brillaient dans l’obscurité comme des lucioles. Arnaud attrapa son portable et composa le numéro de l’appartement. Fumiko n’était pas là, introuvable dans Paris depuis le matin, fantôme évaporé dans un peu d’air remué. Il se gara en haut de l’allée des Oliviers, coupa le sifflet de l’andante sirupeux, sortit son sac du coffre et ouvrit le portail. Le bruit râpeux du gravier sous ses pas résonna contre les murs des maisons mortes de la rue, dans la nuit tombée en tissu opaque sur les jardins. Il posa ses affaires dans le couloir, alluma dans le salon et retrouva intacte la décoration séchée sur pied de la Villa des Roses. Les miroirs ronds et bombés encadrés de tiges d’osier, les porte-revues en fer forgé, la table basse carrelée et les vases de Vallauris portaient les traces tristes d’une énergie familiale glorieuse et fanée, laissées derrière eux par des grandsparents disparus. À ce sentiment de débâcle s’ajoutait une vague culpabilité de pièce taboue quand on déambule enfant dans la maison silencieuse après l’heure du coucher. Arnaud se déshabilla, sortit dans le jardin et plongea nu dans la piscine. Une lassitude intense le saisit au contact de l’eau froide. Juste sous la surface, il nagea une brasse longue pour écouler la tension du voyage et se défaire des autres qui, sur la route, pensait-il, vous entraînent comme de mauvaises fréquentations dans une foutue course.

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Rafraîchi et le corps recadré, Arnaud erra un moment dans le salon. Il fouilla dans le sac fourre-tout de sa mère, ventre étripé prometteur et toujours décevant puis feuilleta deux ou trois magazines qui traînaient sur la table. Dans la cuisine, il mangea un reste rassis du carrot cake de Pamela, l’amie américaine de ses parents. Il sentait son moral se fêler lentement alors qu’il comptabilisait les traces déposées partout par l’impossible trio et se dit qu’il était encore temps de partir. Mais une odeur ancienne d’huile solaire mêlée à la poussière dans les replis du canapé réveilla son increvable désir d’être là où ils étaient et le rattrapa in extremis. Dans la chaleur suffocante du couloir du premier, il poussa doucement la porte de la chambre de ses parents, distingua leurs deux silhouettes sur le lit. Draps rejetés par terre, son père dormait une main sur le torse, massif et sombre, la bouche entrouverte. Sa mère, en chien de fusil et nuisette pâle, était tournée du côté de son double, dans la glace de l’armoire. Saturée d’intimité et d’interdits solides, la pièce était irrespirable et Arnaud referma doucement la porte derrière lui. Au bout du couloir, le froid de caveau de sa propre chambre le troubla. Elle sentait le renfermé de longue date, l’absence d’un vivant ou d’un mort, les souvenirs qu’on commence à négliger. En ouvrant le placard pour y ranger ses affaires, il découvrit que celui-ci servait désormais d’annexe au dressing de sa mère. Arnaud, qui s’aimait en absent qu’on espère, voulait qu’on garde vacants les espaces qu’il n’occupait plus. Il toucha du bout des doigts les robes d’été d’Ester, la revit dans cette tunique en éponge jaune, grande blonde pas banale, belle et pas aimable, au bout de son bras sur le chemin de la plage. De l’antimite plein les poumons, il referma, contrarié, les portes du placard, s’allongea dans son cosycorner et reprit le fil de ses pensées de l’après-midi. Mi-figue, mi-raisin, il s’était préparé aux emmerdements et une fois encore, rien ne s’était passé. Ses grandes décisions du jour, un « j’arrête mes conneries » lancé toutes fenêtres ouvertes sur le pont de Millau, prenaient peu à peu valeur d’anecdote et, sous l’abat-jour en toile de Jouy de sa chambre d’enfant, il se dit qu’il fallait bien vivre. Derrière la cloison, Pamela se retournait sans cesse dans son lit en mâchonnant ses rêves et roulant au fond de sa gorge des crachats gras de vieille fumeuse. Arnaud finit par se boucher les oreilles avec des filtres de cigarettes, à défaut des somnifères magiques de sa mère, introuvables ce soir-là dans la salle de bains.

Sophie Bassignac

Dos à dos

Le lendemain matin, réveillé par la chaleur dans la maison vide, Arnaud fila à la plage pour un café en terrasse. Sur le sable peigné de frais, décor de science-fiction impeccable et doré, il vit au loin Pamela et sa mère sautiller bras au corps, en rythme et volontaires. L’air avait une douceur de pardon et la lumière irisée et blonde, la pureté d’une nouvelle vie. Il respira cette aubaine et se félicita d’être venu. Pamela se retourna, reconnut la silhouette d’Arnaud. Les deux femmes s’éloignèrent tranquillement du rivage pour le rejoindre. Ester et Pamela, même grande taille et mêmes anciennes belles étaient, dans la station

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de vacances, des figures de style international qu’on prenait, c’était selon, pour des Suédoises, des Australiennes ou des lesbiennes. — Merveille derrière, vermeil devant ! cria le serveur derrière le bar. Arnaud se recroquevilla, un réflexe quand la vulgarité le frôlait de trop près. Pamela ouvrait la marche. Brushing au cordeau, regard bleu mouillé, lèvres nacrées et port de tête cimenté, l’amie de la famille jouait serré la montre contre les ravages du temps. Débarquée des États-Unis fille au pair chez un baron, elle avait épousé son fils ainé, Charles de Musilles. Après quelques décennies d’un bonheur sans mélange et sans descendance, on avait retrouvé Charles, un triste matin d’hiver, le visage écrasé contre le pare-brise de sa Jaguar, une main morte cherchant sur sa radio une fréquence pour toujours inconnue. Peu après l’enterrement, Pamela avait tenté une greffe dans son Texas natal mais trente ans de vieille Europe l’avaient rendue hypersensible et impropre à une vie sans livres, sans vieilles pierres et sans noyades à l’Entre-deux-Mers. Deux mois plus tard, elle avait réintégré Paris en pleine panique et annoncé qu’elle y finirait ses jours. Ainsi, sans consentement ni contrat, Pamela avait repris sa place auprès de Gabriel et Ester, jouant alternativement sur la scène de leur vie le rôle du pitre, de la vedette américaine ou du miroir dans lequel les deux autres corrigeaient leurs postures. Parfois, encore, l’espace d’un instant, d’éblouissants flash-back lui faisaient perdre l’équilibre. Puis elle se redressait avec une fierté de cheval et les conversations reprenaient. — Hi ! Arnaud ! lança-t-elle en attrapant une chaise. — Hi ! Pamela ! Ester se pencha pour embrasser le jeune homme. Elle posa une main glacée sur sa nuque pour vérifier la réalité de sa présence car son fils avait le tremblé d’un mirage, les couleurs prometteuses d’un parfait trompe-l’œil qui abusait le regard avant de vous laisser en plan pour des semaines ou des mois. Elle s’installa face au rivage, fiancée avertie et souriante, attendant son heure. — Maintenant, même fin août, il y a un monde fou ! annonça Pamela dans un soupir grand genre. — Tu restes combien de temps ? demanda Ester. Sans attendre de réponse, elle affina de peur qu’il ne se méprenne. Tu n’es pas là en coup de vent ? — Non, non, répondit-il, évasif. Le serveur vulgaire apporta les cafés. Puis le calme de la plage les enveloppa peu à peu dans ses voiles légers. Pamela pensa à Fitzgerald pendant qu’Ester se laissait caresser les jambes par un soleil en plein préliminaires. Arnaud quant à lui, avait remarqué la présence, quelques tables plus loin, d’un couple qui se disputait à voix basse. Une main posée sur le genou de sa mère, un petit garçon frêle en maillot rayé fixait le large, bouche ouverte. Alors que la discussion s’envenimait, l’enfant embrassa sa mère et caressa la joue de son père. Il leur montre, pensa Arnaud. Lourd soudain d’un passé invendable, il détourna le regard.

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— Il va bien ? demanda-t-il à Ester. Ester fronça les sourcils. Elle détestait ce « il » qu’Arnaud lui imposait pour parler de son père, violence gratuite qu’elle estimait ne pas mériter. — J’ai l’impression qu’il n’écrit plus, répondit-elle, accent roulant et voix rauque d’Italienne. J’ai même l’impression qu’il n’écrira plus du tout. — Il l’a dit ? s’étonna Arnaud. — Non, enchaîna-t-elle. Je le sens, c’est tout. — Moi, je n’ai jamais vraiment fait la différence entre Gabriel qui écrit et Gabriel qui n’écrit pas, intervint Pamela. — Parce qu’il a toujours écrit. Cette fois, c’est différent. Il a un truc nouveau dans le regard. On dirait qu’il se raconte une bonne blague, toujours la même, une histoire drôle qui le fait rire du matin au soir, dit Ester en frissonnant légèrement. — Où est-il ? demanda Arnaud. — À Saint-Raphaël, répondit Pamela. Arnaud se souvint qu’autrefois, quand Gabriel sortait, il disait qu’il allait vérifier. Vérifier quoi ? se demanda-t-il, un peu amer. Vérifier que ses sosies avaient l’air vrai ? Qu’on respirait bien le même air dans la vraie vie et dans ses romans ? Il revit son père en veste sur la plage au milieu des baigneurs, attrapant au vol des éclats de phrases et enregistrant dans le détail et sans pudeur les imperfections des corps dénudés. Arnaud regarda autour de lui pour retrouver son calme et penser à autre chose. Il s’aperçut que le couple avait disparu et le chercha du regard. Il pensa à cet enfant qui dédiait à ses parents chaque souffle de son existence et ne recevait en échange qu’un quotidien maussade, sans grandeur et sans beauté. — Ils sont partis par là, dit Ester, le bras tendu vers les cabines. La femme disait qu’elle voulait rentrer par Lyon, lui n’était pas d’accord. Elle éclata de rire, entraînant Arnaud dans son sillage. Pamela, abandonnée au bord de la route, semblait rossée par la joie partagée de la mère et du fils. — Pamela, on rentre en courant ? proposa Ester, en posant la main sur le bras de son amie. — Oh ! Yes ! répondit l’autre. Arnaud resta un moment sur la terrasse, réveilla Fumiko. Il lui avait proposé de l’accompagner dans le Midi, mais elle avait gentiment répondu ce qu’il attendait d’elle, un non souriant, aimablement affligé et catégorique. Il lui décrivit ce qu’il voyait de la terrasse, lui demanda comment elle se sentait. Tirée trop brutalement du sommeil, elle imagina une plage brillante de mica, une plage japonaise hostile où Arnaud marchait seul dans des embruns en noir et blanc.

Sophie Bassignac

Dos à dos

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Bruno Bayen

Fugue et rendez-vous

Pour regarder l’éclipse solaire du 15 février 1961, le narrateur (il a dix ans) s’arrête dans le jardin du Luxembourg, il sèche une heure de classe et se promet ce jour-là que l’année qui commence sera celle du tournant. La chronique de cette année est une histoire de frontières. À l’heure de quitter l’enfance, le jeune garçon devine que pour aborder le monde, passer à travers, y naviguer, il faut se forger une mémoire neuve, un alphabet de la fugue et de la solitude. Tour à tour

Éditeur : Christian Bourgois Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Raphaëlle Liebaert raphaelle.liebaert-bourgoisediteur@orange.fr

grand et petit, il rencontre des initiatrices mystérieuses, découvre la toile de fond de la grande Histoire au début des années 1960. Fugue, puis promesse tenue d’un rendezvous lointain : trente ans plus tard, par fidélité à un conte, le narrateur s’en ira acheter, dans une agence de voyages installée dans l’appartement de son enfance, un billet pour le nord de la Norvège où l’attend le supplément d’une éclipse, une aurore boréale.

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© Mathieu Bourgois

À la mi-février la lumière prend courage, elle se risque contre l’hiver. Depuis novembre, l’ouverture et la fermeture du Grand Luxembourg, dictées par le lever et le coucher du soleil, ont infléchi le trajet en droite ligne à vol d’oiseau du petit séminaire au bahut, du bahut au petit séminaire – ce que fut jadis le site de la maison où habitent mes parents. Avant, après les cours, dans la nuit, nous avons dû, c’est cinq minutes de plus, contourner le jardin, longer les grilles d’une prison vide. Dès le jour de l’éclipse, sitôt que le timbre de la sonnerie nous libère, nous dévalons la rue Soufflot, Jean-Noël et moi, pour précéder le déploiement des gardes en pèlerine qui bloqueraient les issues et nous interdiraient la traversée.

Biographie

Bruno Bayen, né à Paris en 1950, a écrit des romans et des pièces de théâtre. Il est aussi metteur en scène et traducteur (Sophocle, Goethe, Wedekind, Peter Handke, Lukas Bärfuss, W.H. Auden). Il a collaboré à la Nouvelle Revue Française quand Georges Lambrichs en était le rédacteur en chef. De 1988 à 1994, il a dirigé la collection « Le Répertoire de saint Jérôme » aux éditions Christian Bourgois. Il a écrit un essai sur les natures mortes, Le Pli de la nappe au milieu du jour (Gallimard, 1997) et sur le Polaroïd, Pourquoi pas tout de suite (Melville/MEP, 2004), accompagné de photos faites lors de nombreux séjours à l’étranger (en Amérique du Sud, à Berlin, à Kyoto). Fugue et rendez-vous est son huitième roman. Publications   Parmi les romans et récits les plus récents : Laissez-moi seule, Joca seria, 2009 ; L’Éclipse du 11 août, L’Arche éditeur, 2006 ; La Vie sentimentale, Mercure de France, 2003 ; La Forêt de six mois d’hiver, Mercure de France, 2000.

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Son père, fonctionnaire de la Sûreté, un large type roussâtre et dégarni, aux lèvres épaisses et molles, a cru bon de suggérer le jour de l’entrée au lycée que, s’ils sont voisins – nous habitons dans des rues perpendiculaires – et dans la même section, sixième A6, les garçons pourront faire équipe, se réciter leurs leçons dans le Luxembourg, l’un servira d’exemple à l’autre, et j’ai cru comprendre que je serais l’un. C’est superbe, un tandem, s’est enthousiasmée ma mère qui pour la première et dernière fois me conduisait jusqu’au seuil, regarde, tu as un ami. Je ne sais rien de ce qui m’attend au-delà du seuil de ce portail vert, ce que je sais tout de suite je ne peux pas le dire : on ne te désigne pas un ami, ma mère vient de parler trop vite.

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Lui pense tout comme moi, je le vois ce matin-là, quand Jean-Noël me tend une main lâche et détourne les yeux vers l’inscription Défense d’afficher sur le mur du lycée pendant que je fixe l’énorme grain de beauté qu’il a sous l’oreille droite. Je redoute cette traversée du Luxembourg, la descente des marches pareille à la tombée dans un puits, où nous aurons à répéter des degrés d’angle, des formules ou des listes d’os entendus de la bouche des maîtres. Mais tacitement d’accord nous n’avons rien suivi de ces prescriptions, jamais nous ne nous sommes entraînés ni soufflé la solution des exercices. C’était à qui marcherait le plus vite, et à l’approche du lycée nous étions toujours soulagés de rencontrer un autre élève, par exemple Sérieux-Stroh, venu se placer entre nous. Jean-Noël, en pantalon de flanelle à côté de ma culotte courte coupée dans des knickers de velours prélevés par mon père à la fin de la guerre sur les stocks de la Hitlerjugend, n’a pas comme moi les épaules meurtries par un cartable à sangles, il promène un porte-documents sous le bras. Il a plus d’argent de poche, il est plus vieux de deux ans, beaucoup plus grand, nous ne sommes pas abonnés au même hebdomadaire, chaque mois il attend la sortie du dernier quarante-cinq tours d’un groupe en vogue pour courir chez le disquaire, sans compter que, bref peu d’atomes crochus, mais à force d’allers-retours ensemble nous avons trouvé une lubie commune : fuir. Et là c’est, d’une voix plus basse et aux aguets, une foule de questions. S’il vaut mieux partir le matin tôt ou à la fin des cours, et qu’est-ce que tu emporteras en plus d’une lampe de poche, et comment feras-tu pour que personne ne te voie, et tu aurais le courage de prendre le train seul, de te cacher dans les cabinets, de passer une frontière, de voler du chocolat, de ne pas demander ton chemin, de traverser un bois dans la nuit, et ainsi de suite. Il vit seul avec ce père qui rentre tard, qui est fréquemment retenu la nuit entière quai des Orfèvres, ce ne serait pas très difficile pour lui de s’enfuir avant l’aube. D’après ce que chuchotent les adultes presque un garçon au sang bleu s’il est fils de divorcés, l’unique de la classe. Les professeurs au premier trimestre en ont tenu compte, comme d’un handicap, et lui pardonnent d’avoir certains jours la tête ailleurs, en fait ce handicap lui donne toute latitude. Confié à une bonne qui, toquée d’un facteur court sur pattes, moins bon enfant qu’il n’en a l’air, sort le rejoindre après avoir préparé le repas, disant j’ai oublié d’acheter de la margarine pour ne reparaître que le lendemain matin, Jean-Noël passe des soirées devant le poste de télévision jusqu’à la fin des programmes. Puis il feuillette le bottin, compose plusieurs LITtré, BABylone ou TRUdaine, réveille en simulant une voix de femme l’heureux quidam tiré au sort pour un quiz variétés ou une offre électroménagère à prix record, et va se coucher en riant. Bien devant moi il est entré dans la forêt de la vie. Il se risque, il épie.

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Astreint à la cantine, il a noté midi moins cinq, l’heure où la concierge aux commissures bouquetées de poils noirs cale son béret basque pour filer de sa loge aux waters, où le minuscule et redouté censeur, Bobosse alias Quasimodo, monte déjeuner dans son petit logis de fonction, où nul n’inspectera les vestiaires du gymnase flambant neuf dont on ne s’est pas encore avisé de grillager les fenêtres. Empruntant porte ou fenêtre, il descend jusqu’au stand tout neuf des Calabrais, entre le Mahieu et la gare du Luxembourg, s’acheter deux friands et une gaufre enneigée, s’il ne s’en va pas chez sa vraie marraine, sa vieille marraine juive, comme il dit, qui habite à l’angle d’un boulevard un appartement à coupole. Grande femme myope et coquette au corsage orné d’une courte cravate épinglée d’or, je la croise un jour tenant Jean-Noël par le bras, rue Champollion, sortant du film Quand passent les cigognes. J’ai fini par rêver de l’appartement à coupole où elle n’est jamais surprise de son arrivée à l’improviste, demandant juste si les cuistots font encore grève. Pure formalité, elle lui désigne aussitôt sa place à la table ovale sous la coupole, et d’une légère pression du pied sur la sonnette fait apparaître une vieille demoiselle, qui sert en claudiquant des mets savants, langue de bœuf suivie d’une bavaroise. Les couverts d’argent résonnent sous la voûte. Parfois sa vraie marraine qui a détesté l’école et répète que ce n’est pas l’enfance, c’est à grincer des dents, le garde l’après-midi. Elle le force à écouter Wagner, qui n’aimait pas les Juifs mais les Juifs ont le droit d’aimer Wagner, et Jean- Noël reste vissé jusqu’à la mort d’Isolde en attendant le mot d’excuse qu’elle lui fournit, avec un billet qui sent son parfum pour acheter des livres de poche quand il n’aura plus rien à lire.

Bruno Bayen

Fugue et rendez-vous

Mais sa mère, dis-je à la mienne, pourquoi ne va-t-il pas dormir chez sa mère, quand en mars, à la demande de son père que la Sûreté dépêche vers une destination tenue secrète, nous devons héberger Jean-Noël pour deux nuits. Elle me répond qu’on n’abandonne pas un fils de divorcés dont le père fait son devoir. Puis dans la salle de bains, se rinçant les mains, se recoiffant, elle glisse que la mère de Jean-Noël est un peu un oiseau migrateur, et je sens une pointe de mépris quand elle ajoute que c’est un ménage qui n’a pas bien tourné. Comme j’apparentais le ménage jusqu’alors à des ustensiles et à celles qui les manient, de la serpillière à la cireuse, je l’interroge sur le mot et j’apprends qu’à l’inverse mes parents forment un couple, s’étant aimés pour l’éternité dès le premier regard. Entre mes parents jamais de prise de bec, un ménage est donc moins qu’un couple sur l’échelle de l’amour, tout au mieux, s’il tourne, chacun se suffit d’absence d’amour pour utilement et en paix vaquer aux activités ordinaires et assurer la rotation des jours. Nous n’allons pas coucher dans la chambre que je partage avec ma sœur la plus jeune, ma mère nous installe dans le studio sous les toits, où mon père entasse ses classeurs, ses vieilles lettres, qu’il est interdit de fouiller. À l’époque y logeait

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l’étudiante vietnamienne aux robes chasubles satinées, qui en échange servait de nurse trois heures par jour. Entre autres elle était chargée de me torcher. Le dimanche matin nous aimions monter lui dire bonjour avec ma sœur la plus jeune. Elle était au lit et se nacrait les ongles. Ma mère finit par la trouver sournoise avec ses jambes fuselées, Marie-Christine traînassait au lieu de se lever de bonne heure pour nous conduire à la messe. Puis quand deux soirs de suite un de ses compatriotes, tout longiligne, souriant, et francophone et catholique et cravaté qu’il fût, s’attarda dans le studio ma mère lui signifia qu’on n’était pas ici à l’hôtel, et Marie-Christine partit poursuivre en province ses études de pharmacie. Du studio on ne voit que le ciel. À peine avons-nous éteint la lumière, Jean-Noël dans le lit de Marie-Christine et moi sur un lit de camp, qu’il me fait jurer de le garder secret, cette nuit à Megève, au chalet dit des Six-Enfants, son père cuisine les ravisseurs d’Éric Peugeot. Fini la cavale, l’inspecteur interrogera toute la bande jusqu’à l’aube. Si je me souviens ? Bien sûr, grand drame, large émoi l’an dernier, ma mère parlait des saligauds qui terrorisent un bout de chou de quatre ans, mon père rapportait les éditions spéciales de France-Soir. Le bout de chou de la dynastie automobile alimenta la conversation des dîners le temps du suspense, en vue du pire ma mère conjurait le spectre du kidnapping Lindbergh, du bébé de l’as de l’Atlantique nord trouvé assassiné alors qu’avaient déjà été versés les cinquante, soixante-dix ou cent mille dollars de rançon. Ses cinq chers trésors, les plus petits surtout, se métamorphosèrent en cibles, je ne pouvais plus quitter la maison sans l’entendre me dire si quelqu’un t’aborde, n’accepte rien de personne. Tout ça m’avait paru exagéré, du bluff, mes parents ne sont pas assez riches pour qu’on m’enlève, les autres paieront, j’en étais sûr, et le petit Peugeot, j’avais pensé, n’est pas martyrisé, d’ailleurs personne ne peut se mettre à sa place, il ne vit pas ce cauchemar qu’on imagine, il voit du paysage après tout, et sur le sentiment des enfants, c’est vite vu, les adultes pensent de travers. La bande de Megève avait puisé son inspiration dans le numéro 271 de la Série Noire, Rapt, traduit de l’américain, que Jean-Noël a trouvé sur le bureau de son père. Mais s’il suffisait de copier, encore faut-il apprendre à faire preuve de sang-froid pour éviter les bourdes de l’équipe de la côte est, si calamiteuses que son chef mord la poussière à la fin du roman. Leçon retenue, le succès fut sans bavure, des sacs ou mallettes de liasses, avec centaines de billets à l’effigie de Bonaparte, furent déposés à l’heure convenue par les riches Peugeot ou bien leurs avocats ou bien leurs majordomes, et en échange le petit récupéré sauf et surtout indemne, comme disaient poliment les journaux, puis le gang a flambé onze mois durant. Otage et ravisseurs, le hasard aidant, se sont du reste côtoyés un soir, en tout bien tout honneur, dans l’un des restaurants les plus en vue de Megève, séparés par une table, la victime entre ses parents, les fripouilles entre elles, sans qu’Éric les repère, sans qu’elles se décomposent,

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s’éclipsent ou renoncent au dessert, on n’ose même pas y croire. Kidnappé, Jean-Noël ne serait pas passé dans l’autre camp comme l’idiote petite Janie de Rapt si admirative de ceux qui la séquestrent qu’elle leur confie « Je parie que maman ne sait pas que je fais partie de votre bande », mais il aurait triché pour à la fin se sauver seul. Si, à l’inverse, il avait été à la tête de la bande de Megève, il n’aurait pas engagé pour attirer l’enfant à la sortie d’un parc une ancienne reine de beauté du Danemark en photo dans tous les magazines, ni une stripteaseuse eurasienne connue de la Mondaine, encore moins comme nounou une pickpocket mineure fichée pour ses fuites entre une maison de correction et une autre. Il se projette dans tous les rôles, il s’excite en parlant, il détaille, selon lui l’effeuilleuse est soupçonnée à tort. Et je suis au bord de m’endormir au sein d’une nébuleuse de femmes pailletées, quand il me secoue, si nous allions chez ma mère, elle connaît des tours de magie. Quels tours de magie ? Tu n’as qu’à venir, elle fait surgir des bijoux.

Bruno Bayen

Fugue et rendez-vous

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Jean-Philippe Blondel

(Re)Play !

Dans le lycée de Benjamin, la venue de Franck Ménard, célèbre critique rock et juré d’une émission télé à la mode, crée l’effervescence. Il donnera une conférence et, surtout, les quelques groupes du lycée pourront lui faire écouter un ou deux morceaux. Mais celui de Benjamin n’existe plus. Les Frontlights, c’était au départ Mathieu et Benjamin. Des amis pour la vie. Avec l’arrivée de Max, il ne leur manquait plus qu’un chanteur… ou une chanteuse pour former un vrai groupe. Alors il y a eu Clara,

Éditeur : Actes Sud Junior Parution : mars 2011 Responsable cessions de droits : Claire Teeuwissen c.teeuwissen@actes-sud.fr

et sa voix magique. Clara dont Benjamin tomba aussitôt fou amoureux, mais qui aimait Mathieu… Le groupe a explosé, les amis pour la vie se sont séparés et depuis Benjamin tourne en rond. Et si la visite inattendue de Franck Ménard était l’occasion de solder le passé, en paroles et en musique ? Et si l’envie de rejouer était trop forte et devenait un moyen d’avancer, ensemble ?

© Blondel/Actes Sud Junior

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Biographie

Jean-Philippe Blondel est né en 1964, il est marié, il a deux enfants et il enseigne l’anglais dans un lycée près de Troyes depuis bientôt vingt ans. Il mène en parallèle une carrière d’écrivain, en littérature générale comme en jeunesse. Publications   Parmi les romans les plus récents, en littérature générale, : G229, Buchet Chastel, 2011 ; Le Baby-sitter, Buchet Chastel, 2010 (rééd. Pocket, 2011) ; À contretemps, Robert Laffont, 2009 (rééd. Pocket, 2010) ; This is not a love song, Robert Laffont, 2007 (rééd. Pocket, 2009). En littérature jeunesse : Qui vive ?, Éditions Thierry Magnier, 2010 ; Blog, Actes Sud Junior, 2010 ; Au rebond, Actes Sud Junior, 2009 ; Un endroit pour vivre, Actes Sud Junior, 2007.

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Clément s’est penché vers moi en sortant du cours de maths. Il m’a lancé : — Tiens, au fait, j’ai parlé avec le documentaliste ce matin. Tu sais quoi ? Il paraît que Franck Ménard va venir au lycée donner une conférence sur l’état de la presse rock en France. Je n’ai rien répondu. J’ai fait semblant de ne pas être intéressé. C’est là qu’il a lancé l’estocade. — Il paraît que ça se finira par un concert. Enfin, il écoutera quelques morceaux des deux ou trois groupes de l’établissement, quoi. Dommage que les Frontlights se soient séparés. Il m’a adressé un clin d’œil et il est parti avec un sourire en coin. Je crois que je n’ai jamais détesté quelqu’un autant que Clément, à ce moment-là. Mais bon, ce n’est pas un scoop non plus. Je hais Clément. Sa gueule de petit minet avec sa frange sur le devant, son regard clair, ses fringues qui puent le fric, sa façon d’inviter cent personnes aux soirées qu’il donne quand ses parents ne sont pas là, et le fait que tout le monde s’y précipite parce qu’il y a une piscine. Ses guitares dernier cri et tout le matos dans sa cave reconvertie en studio capitonné, pour que le fiston s’éclate. Son gang de bobos, les Jigsaws, qui se la jouent rebelle en reprenant des morceaux des Babyshambles. Tout ce que je méprise. J’ai haussé les épaules. Je n’en ai rien à cirer. Je suis bien au-dessus de tout ça. J’étais sûr de toute façon que ce n’était que du flan. Franck Ménard ne se déplacerait jamais dans un bahut de province – il a bien d’autres chats à fouetter.

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C’est le rédacteur en chef du magazine de musique le plus lu en France. C’est aussi le producteur de deux des groupes les plus en vue du moment. Et accessoirement, il a fait des ravages au sein du jury d’une émission de télé à la mode. Un mec comme ça, se déplacer ici, en Champagne, dans un lycée anonyme ? Une rumeur qui va disparaître comme elle était venue – comme celle qui racontait, l’année dernière, que le proviseur s’était fait casser la gueule par un interne. La rumeur, c’est un des fondamentaux de la vie de lycéen. Ça commence dès huit heures du mat, avec les ragots du style « il paraît que la prof de svt est absente » et ça continue tout l’après-midi avec les pseudo-histoires d’amour et les fausses ruptures. Au début de la seconde, quand on arrive, on y croit. En terminale, on est blindé. J’ai retrouvé le sourire en imaginant la tête de Clément quand il apprendrait que ça ne se basait sur rien, son histoire. Même de croiser Mathieu dans les couloirs, ça ne m’a rien fait – enfin presque. Disons que j’ai feint de ne pas le voir, comme toujours, mais vu qu’il rase les murs, ces temps-ci, ça n’a pas été difficile. J’avais récupéré la pêche quand je suis entré au cdi. Je voulais y retrouver Louison. Elle devait me redonner ma fiche de lecture de philo, qu’elle avait dû recopier in extenso, comme d’hab. Mais là-dedans, c’était l’émeute. Une bonne vingtaine de lycéennes en folie, entourant le vieux Francis, qui n’avait pas été pareillement à la fête depuis des années. Et que ça te lançait des petits cris suraigus, et que ça te trépignait partout en serrant ses petits poings. Lamentable. J’ai pris un air goguenard et j’ai demandé ce qui se passait. Et Francis, fier comme un coq, de répondre : — Franck Ménard vient au lycée. — Il a que ça à faire ? — Eh bien dis donc, quelle agressivité ! Je pensais que ça t’intéresserait, toi qui te prétends passionné par le rock. — Justement. Ménard, c’est un has-been ! Francis s’est mis à rire. Il n’est pas facile à mettre en colère, Francis. Il a passé des années dans son cdi et les réactions des élèves lui glissent dessus comme de l’eau sur les plumes d’un canard. Il a juste ajouté que valait quand même mieux être un has-been qu’un has never been. Il a aussi précisé que Ménard faisait le déplacement pour pas grand-chose – remboursement des billets de train et cinquante euros de cachet – par pure amitié. Là, j’ai carrément tiqué. — Amitié pour qui ? j’ai demandé. — Pour moi. — Hein ? — Eh ouais, mon pote. Ménard et moi, on était voisins quand on était mômes. Et en fait, on ne s’est jamais vraiment perdus de vue. — Tu ne nous l’a jamais raconté, ça ! — Il y a beaucoup de choses que je ne raconte pas. Par exemple, je ne t’ai

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jamais dit que j’étais plutôt client de la musique que tu faisais avec tes copains, l’année dernière. — Mmh. Merci. — De rien. D’ailleurs, Ménard, il a envie de savoir ce que les gamins ont dans le ventre. Il prendra du temps pour écouter les différents groupes du lycée. — On est séparés. — Il paraît, oui. Mais c’est l’occasion de se reformer, non ? — M’étonnerait. — Des problèmes d’ego surdimensionnés ? — Non. Oui. C’est trop compliqué. — Bon, alors je t’inscris pour la conférence ou pas ? Parce que le nombre de places est limité et que les demoiselles, là, elles viennent déjà de remplir un tiers de la salle. — Mmh. — C’est pas une réponse, ça. — Oui.

Jean-Philippe Blondel

(Re)Play !

C’était un tout petit « oui ». Un truc fragile et discret, entre le grommellement et l’acquiescement – mais j’ai vu Francis qui ajoutait mon nom sur la liste et qui souriait. J’aime bien Francis. Il est carrément vieux, dépassé par les nouvelles technologies et parfois complètement à l’ouest, mais il sait se rendre disponible et je crois qu’il l’aime, son boulot. Même s’il râle tout le temps. Parfois je l’observe quand il regarde la salle de la bibliothèque – les élèves à moitié vautrés sur les tables, les cartables qui vomissent leurs affaires sur la moquette – il soupire mais, au fond, il est content d’être là. Content et triste en même temps. Comme s’il regrettait d’être de ce côté-là du bureau. Comme s’il aurait tout donné pour traverser l’espace et le temps afin de retrouver ses dix-sept ans. Il n’a jamais loupé un concert de groupes d’élèves – même si son kif, dernièrement, c’est plutôt le jazz gitan, Thomas Dutronc et toute cette tendance-là. Il vient dans les bars du centre-ville, toujours seul, il commande une bière, il écoute quelques titres et il se tire sans aucun commentaire. Le seul concert auquel il ne se soit pas pointé, c’est celui de son fils, il y a quelques années. C’est logique qu’il soit pote avec Franck Ménard, au fond. Ils se ressemblent, avec leur côté vieux qui se raccroche. Franck Ménard. Merde alors. Franck Ménard, d’abord, c’est l’une des stars de mon père. Genre, mon père achetait son magazine quand il avait mon âge et, un peu plus tard, il regardait les émissions de télé que Ménard animait. Bon, avec les années, c’est passé, et mon père, maintenant, il n’écoute plus beaucoup de musique et, quand il

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lui arrive de voir Ménard sur l’écran, il a tendance à zapper en disant que c’est pénible, les gens qui ne savent pas vieillir mais, au fond, on voit bien qu’il est jaloux et qu’il aurait bien aimé avoir la vie de l’autre, avoir rencontré tous les groupes de la planète, avoir serré la main aux plus grands guitaristes du monde, vivre encore avec la musique, la fièvre et les excès. Mon père, il travaille dans une banque, comme conseiller fiscal, et le seul excès qu’il s’autorise encore, c’est les clopes qu’il n’a pas réussi à arrêter – mais dont il a considérablement réduit la consommation. Et puis Ménard, c’est une référence – et pas que pour la génération de mon paternel. Il n’a jamais arrêté d’écumer les scènes et les coulisses – pardon, le backstage – et c’est lui qui produit tout ce qui compte dans la scène rock actuelle. Il y a un an, j’aurais tout donné pour rencontrer Franck Ménard. Aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui, je n’ai plus de groupe. En fait, ça m’a carrément foutu le blues, cette histoire. Je n’ai même pas participé en anglais, qui est ma matière préférée depuis mon arrivée au lycée, parce que cette langue-là, elle sonne tellement mieux que le français quand on la pose sur des accords et que, chanter en anglais, que tu le veuilles ou non, c’est la classe ultime – à condition que tu ne transformes pas les paroles en bouillie. Pendant la pause, je me suis assis sur un banc et je les ai tous regardés, dans la cour. En train de parler fort. De rire. De se prendre la tête. C’était comme si j’étais étranger à tout ça. J’aurais tout donné pour pouvoir m’enfuir. Être l’année prochaine, à la fac. Ou mieux encore, l’année dernière. Parce que l’année dernière, j’étais chez moi, ici. C’était mon antre. Mon paradis.

avait parlé de « remettre au travail tous les bons à rien qui peuplent cette salle ». Emmanuelle est partie rejoindre Lise au fond de la classe, et moi, j’ai hérité de Mathieu. C’est sans doute la meilleure et la pire des choses qui me soient arrivées au lycée. Et je la dois à une connasse d’envergure. Sur le classeur de Mathieu, il y avait des citations, des dessins, des logos. On pouvait passer des heures entières à oublier ce que racontaient les enseignants en s’absorbant dans le décryptage des messages de Mathieu. Sur mes affaires, il n’y a jamais rien. Je suis du genre méfiant. Je n’ai pas envie qu’un prof, en ramassant mes cahiers, sache que j’aime tel ou tel groupe ou que je suis amoureux de telle ou telle personne. Plus tard, au milieu d’un cours particulièrement assommant sur la Conquista, Mathieu a brisé le plus naturellement du monde toutes mes défenses. Il a directement écrit sur la couverture intérieure de mon cahier. Et il a écrit « Hola. Me llamo Mathieu », ce qui était une pure provocation vu que nous étions voisins depuis bientôt trois semaines. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. Alors il a continué, dans une espèce de mélange trilingue – anglais, espagnol, français. Il m’a demandé si j’avais déjà eu des fantasmes sur la prof, ce que j’aimais comme groupes, si ça ne me faisait pas trop chier d’être coiffé comme un naze ; instinctivement, je me suis passé une main dans les cheveux, et là, il a éclaté de rire. Et nous avons été expulsés du cours. Dans le bureau de la Vie scolaire, la cpe a soupiré. Elle en avait vraiment ras-le-bol de recevoir les exclus de Mme Casarès, surtout que nous, on n’avait rien à nous reprocher par ailleurs. Les salles d’étude étaient surchargées. Elle nous a envoyés au cdi. Sur le chemin, je me suis arrêté et, très formellement, j’ai tendu la main à Mathieu en articulant bien : — Hola. Me llamo Benjamin. Que tal ? Nous sommes devenus amis pour la vie.

Jean-Philippe Blondel

(Re)Play !

2 Tout a commencé en novembre, il y a deux ans. Cela faisait trois mois que j’étais au lycée. Le passage entre la troisième et la seconde avait été une vraie secousse, mais je commençais à mieux maîtriser ce que les profs me demandaient, et les notes remontaient. Il y avait dans ma classe peu d’élèves avec lesquels j’avais été au collège, mais je ne m’en portais pas plus mal. J’avais envie de voir de nouvelles têtes. Je cherchais de nouveaux amis – des gens qui, cette fois, auraient les mêmes centres d’intérêt que moi. La prof d’espagnol est partie en congé maternité et, à sa place, on a eu droit à une espèce de sorcière directement sortie de nos pires cauchemars. Elle a commencé par réorganiser tout le plan de classe. Elle m’a séparé d’Emmanuelle parce que nous avions eu l’audace d’échanger des regards éloquents quand elle

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Valérie Clo

Plein soleil

« Sept heures du matin. Le compte à rebours a commencé. Dans quatre heures mon père sera mort. J’ai treize mois. » Il aura fallu de nombreuses années et de multiples détours pour que l’auteur aborde enfin cette histoire qu’elle n’a jamais voulu regarder en face : la mort brutale de son père. Plein soleil, livre intime, marque la fin d’une longue amnésie. Avec sensibilité, Valérie Clo met en scène tous les personnages du drame : son père, sa mère, elle-même, la famille…

Éditeur : Buchet Chastel Parution : janvier 2011

© Patrice Normand/Opale/Buchet Chastel

Responsable cessions de droits : Christine Legrand christine.legrand@libella.fr

Biographie

Valérie Clo est née en 1970. Après des études scientifiques et de communication, elle travaille de nombreuses années dans l’audiovisuel. Elle publie son premier roman en 2000, sélectionné au festival du Premier roman de Laval. Aujourd’hui, elle vit et travaille en région parisienne. En 2003, elle fait une formation chez Aleph et depuis, elle anime régulièrement des ateliers d’écriture pour les adultes et les enfants. Elle écrit aussi beaucoup. Pour les autres, lorsqu’elle rédige ou réécrit des textes de commande. Pour elle, lorsqu’elle écrit des romans ou des nouvelles. Par-dessus tout, elle aime les mots. Elle adore travailler et s’amuser avec eux. Son univers est la description des sentiments, qu’ils soient familiaux ou amoureux. Publications   Amour et cha-cha-cha, Calmann-Lévy, 2004 ; Encore un peu de patience, Petrelle, 2002 (rééd. J’ai lu, 2004) ; Papa Bis, Petrelle, 2000 (rééd. Seuil, coll. « Points », 2003).

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Elle se souvient de ses grands-parents dont la langue maternelle était l’arabe, évoque la Tunisie, renoue le fil fragile de ses origines, égrène des souvenirs qui ne lui appartiennent pas. Pour elle, si vite, rien n’a plus été comme avant. Si vite, un voile sombre, opaque, épais a tout recouvert. Heureusement le goût des mots peut sauver. Arrachées à la nuit de la toute petite enfance, ces pages émouvantes sont le récit d’une libération. Un retour apaisé à la pleine lumière.

Pendant longtemps, mon père a été une tombe laquée noire qu’on m’emmenait de temps en temps visiter. Je n’ai de souvenirs de mon père que de sa tombe, des pleurs de mes grands-parents qui coulaient dessus et de mon absence de sentiment. On me disait, c’est ton père, va embrasser sa photo. On nettoyait sa demeure, on allumait une bougie et on appelait un genre de rabbin qui traînait dans les allées du cimetière pour qu’il fasse une prière sur sa tombe et sur ma tête, on lui donnait un peu de monnaie. Voilà, j’étais la fille d’un mort. Ma mère avait embrassé un mort et m’avait conçue avec. Quand je pensais à mon père, je voyais cette tombe perdue au milieu de centaines d’autres, immobile, glacée, fidèle à elle-même en toutes circonstances, dans la nuit, en plein soleil, ou recouverte de neige. Toujours le même calme, toujours la même inertie pendant que moi, je me débattais au milieu des vivants. Sept heures du matin. Le compte à rebours a commencé. Dans quatre heures exactement, mon père sera mort. J’ai treize mois. Dans mon petit lit à barreaux blancs, je dors encore, les poings serrés contre mon visage. Ma respiration est tranquille. Ma journée commence comme celle d’hier, comme celle de tous les jours précédents. De l’autre côté du mur, mon père se prépare à aller travailler. Ma mère s’est levée aussi. Même si elle n’ouvre sa boutique qu’à dix heures et qu’elle n’a que la porte de notre appartement à traverser, elle aime se lever tôt, partager ce moment avec son mari. Ils boivent un café ensemble, ils chuchotent pour ne pas me réveiller. Peut-être font-ils des projets pour ce soir ou pour

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plus tard, peut-être parlent-ils de moi, d’eux, de leur travail, de leur amour… Dans quatre heures exactement, tout ce petit bonheur sera renversé, mis à sac, saccagé. Je dors les poings serrés. Un mois avant, je souffle ma première bougie. Mes parents ont organisé une grande fête et invité toute la famille. Ce jour-là, il y a aussi autre chose d’important à fêter. Après des années de cours du soir, mon père vient de décrocher son diplôme d’ingénieur en électronique. Il voulait que la famille soit là pour partager ce bonheur avec nous. Mon grand-père pose sa main sur mon front et fait une prière pour qu’elle m’apporte chance, bonheur, et prospérité, ainsi que la douceur et l’amour dans ma vie. Ce jour-là, en dehors de moi qui fais la tête sur à peu près chaque photo, tout le monde semble heureux. Mon père, surtout. Sur l’une des photos, je suis au centre, dans les bras de mon père. Il me tient serrée contre sa poitrine et me regarde en souriant. Ma grand-mère, elle aussi, sourire jusqu’aux oreilles, tend à hauteur de mon visage un gâteau avec une bougie allumée au centre. Je fais une grimace et tourne la tête. Je semble effrayée par tout ce monde autour de moi qui attend que je souffle ma première bougie. Vu mon jeune âge et mon air dégoûté, j’imagine que c’est mon père qui a dû m’aider à la souffler. Je n’ai aucun souvenir de cette journée, ni d’aucun autre moment avec mon père. J’ai juste la preuve en images que tout ça a bien existé un jour. À ce moment précis, dans la vie de mes parents, c’est un point d’équilibre. Ils sont heureux et tout semble leur sourire. C’est une période de chance. Ils se sont mariés il y a quatre ans, ils viennent d’acheter un appartement, au 66, avenue Secrétan dans le 19e arrondissement, avec la petite boutique attenante où ma mère peut exercer son métier d’esthéticienne. Mon père vient d’obtenir son diplôme d’ingénieur et de décrocher un poste dans une grande société. Après trois années d’attente, ils ont enfin eu l’enfant qu’ils désiraient tant. Ma mère a vingt-quatre ans, mon père vingt-sept. Ils sont jeunes, beaux, responsables, en pleine ascension. Ma grand-mère dit qu’ils ont la baraka. Ce jour-là, le jour de mon premier anniversaire, ils goûtent en toute sérénité à cette joie qu’ils partagent en famille. Au moment où le clic de l’appareil photo capture notre bonheur, personne ne peut imaginer qu’un drame se prépare en secret, qu’il avance à grands pas. Son écho est couvert par le bruit de la fête. Il s’amasse dans l’obscurité et va bientôt éclabousser ma vie et celle de ma mère. Dans un peu plus d’un mois, ma mère et moi allons sortir du chemin tout tracé pour nous retrouver expulsées, en terre étrangère. Sur les photos de cette époque, j’ai souvent l’air préoccupée, je ne souris jamais. Il paraît que ça inquiétait beaucoup mon père. Peut-être même est-il mort

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avant que je ne décoche mon premier sourire. Parfois, j’imagine que le bébé que j’étais pressentait ce que les adultes ne pouvaient percevoir. Qu’un drame se préparait en silence, qu’il allait bientôt marquer au fer rouge mon esprit, m’empêchant pendant très longtemps toute légèreté et insouciance. Devant n’importe quel bonheur, impossible de penser à autre chose qu’à sa fragilité. Sept heures. Compte à rebours. À peine ai-je soufflé ma première bougie que l’herbe m’est coupée sous le pied. La protection et l’amour de mon père, arrachés. Dans quatre heures exactement, la foudre va s’abattre sur nos têtes. Renversement des polarités. La brutalité avec laquelle la roue va tourner, va laisser en moi une angoisse diffuse, la peur au ventre que le vent ne tourne de nouveau. Je l’entends parfois de loin souffler, siffler et s’abattre au hasard sur une famille, quelque part. L’annonce d’une mort brutale me plonge dans le vide, plus rien sous les pieds, plus rien autour de moi à quoi me raccrocher, c’est la vie qui ne tient qu’à un fil, la fragilité de l’homme qui me donne la nausée. Je ne bouge plus pendant que les autres se rassurent en répétant que la vie continue. Je pourrais rester ainsi, immobile, pendant des heures, pétrifiée par la peur, prenant à peine le risque de respirer.

Valérie Clo

Plein soleil

J’ai treize mois. Dans quatre heures, ma mère et moi allons être tristement célèbres dans le quartier. Tous les regards vont converger vers nous. Je deviendrai la petite orpheline d’un an, ma mère, la veuve de vingt-quatre ans, celle qui tient la boutique d’esthétique au 66, avenue Secrétan. Les gens se tairont lorsque nous passerons devant eux. Un silence de mort. Ils nous éviteront, la gêne nous accompagnera, deviendra notre quotidien. Nous serons celles sur qui le malheur s’est abattu, étiquetées. Les gens ne pourront plus penser à autre chose qu’à ce qui nous est arrivé. Nous ne traverserons plus jamais la rue sans ce voile sombre au-dessus de nos têtes. Comment se comporter, que dire devant tant de malheur soudain ? La légèreté des conversations de voisinage sur le temps qu’il fait aura un goût tellement amer que nous ne croiserons plus beaucoup de voisins sur notre route. Mon père est né à Tunis, fin août 1943. Lorsque sa mère est enceinte de lui, c’est la guerre et l’effroi dans les rues de la ville. Depuis novembre 1942, les nazis occupent le pays et font régner un climat de terreur. Les premières mesures discriminatoires contre les Juifs commencent à être mises en place. Exclusion scolaire, confiscation de biens, interdiction de pratiquer certaines professions. Mon grand-père, comme les autres Juifs de Tunis, est envoyé sur le front dans des camps de travail obligatoire. Il n’y a plus de nourriture, plus d’argent. C’est une année terrible de peur et d’angoisse. Peut-être est-ce à cause de ça que mon père est né prématurément, à sept mois et demi. Une naissance difficile pendant laquelle il perd l’usage de son bras droit.

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Nicolas Fargues

Tu verras

Mon père a le bras chétif et court d’un enfant. Un bras frêle qui contraste avec sa carrure imposante. Il ne se plaint jamais. Il conduit une voiture avec une boîte de vitesses automatique. Il bricole, travaille, cache du mieux qu’il peut son handicap. Il est capable de démonter et remonter entièrement des appareils électriques comme des postes de télévision ou de radio. À l’aide de sa main gauche, il place son bras droit sur un appui, et ses mains peuvent alors travailler comme il le souhaite.

Éditeur : P.O.L Parution : février 2011 Responsable cessions de droits : Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr

Souvent, sur les photos, il soutient son bras droit avec sa main gauche. Mon père a dix-huit ans lorsque ses parents décident de quitter Tunis. Depuis la guerre d’Algérie, la vie ici est devenue trop dangereuse. Il n’y a plus d’avenir, plus rien n’est possible. Mon père rêve d’aller en France. Tout semble plus facile là-bas, plus grand, plus large, à la mesure de ses ambitions. Il sait qu’à Paris, il pourra travailler, faire des études, fonder une famille. Il sait que ses enfants auront une enfance plus douce que la sienne. Pour lui, la France, c’est le pays de la modernité et de la liberté. En arrivant à Paris, il ne pense qu’à ça, réussir et mettre sa famille à l’abri du besoin. Mon père est cet homme moderne qui regarde avec détermination devant lui, qui bouscule les siens pour les emmener en terre d’avenir. Pas de pleurs, pas de regrets, pas de questions. Un visionnaire qui embrasse son destin à pleins poumons.

Mon père est un point aveugle, un trou noir, une feuille blanche. Je n’ai aucun souvenir, tout ce que je sais de lui m’a été rapporté. La représentation que j’en ai est fabriquée avec les souvenirs des autres. Des morceaux d’histoires que je reconstitue en me servant de son image sur les photos. Ainsi, je peux le voir en train de vivre, parler, marcher. Je le fais rejouer des scènes qu’on m’a racontées. Il est beau, comme dans la bouche de ma mère. Grand, comme dans celles de mes tantes.

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© Clarisse Canteloube/P.O.L

Mon père est si petit à sa naissance qu’il tient dans une boîte à chaussures. Sa santé est si fragile que le médecin recommande à ma grand-mère de ne pas s’attacher à lui. Il dit, votre fils ne fera pas long feu.

Biographie

Nicolas Fargues est né en 1972. Il passe une bonne partie de son enfance au Cameroun puis au Liban et ne revient en France qu’à l’âge de onze ans pour terminer l’école et entreprendre des études de lettres à l’issue desquelles il présente un mémoire de dea portant sur la vie et l’œuvre de l’écrivain égyptien Georges Henein. Il travaille ensuite pour la télévision ainsi que comme critique de jazz dans la presse en alternant avec des missions pour la coopération française en Asie et Afrique. De 2002 à 2006, il dirige l’Alliance française à Madagascar. Aujourd’hui, il vit et travaille à Paris. Il a deux enfants. Publications   Aux éditions P.O.L, parmi les romans les plus récents : Le Roman de l’été, 2009 ; Beau rôle, 2008 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2009) ; J’étais derrière toi, 2006 (Gallimard, coll. « Folio », 2007) ; Rade Terminus, 2004 (Gallimard, coll. « Folio », 2006).

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Mon père me criait de remonter mon jean audessus de mes fesses, de cesser d’écouter des chansons vulgaires sur mon iPod, de rapprocher mes coudes à table et de ne pas faire la tête chaque fois qu’il voulait m’emmener au musée. Il ajoutait toujours : « Plus tard, tu comprendras que c’est pour ton bien que je te disais ça, tu verras. » Sur un ton proche de son roman J’étais derrière toi, Nicolas Fargues adopte cette fois le motif de l’enfance pour parler d’amour et de solitude. L’histoire de Tu verras se déroule pendant les jours et semaines qui suivent la mort accidentelle d’un enfant, un préado.

On y voit et on y écoute son père revivre, non seulement les circonstances du drame, mais aussi leur vie quotidienne et tout ce qui commençait à les opposer l’un à l’autre, tous les conflits commençant qui dressent les fils contre les pères et d’autant plus lourdement quand il s’agit d’un père « séparé ». On retrouve dans ce texte toute la finesse d’analyse de Nicolas Fargues, son talent d’observateur des comportements et des codes, et des modes. Ce roman, qui nous emmène jusqu’en Afrique, où il va trouver sa conclusion suspendue, est aussi un profond chant d’amour à l’enfance.

La chanson s’appelle peut-être Nobody wanna see us together. À moins qu’il ne s’agisse d’un titre plus court, moins explicite. En tout cas, dans le refrain, le dénommé Akon dit : Nobody wanna see us together/But it don’t matter no/I got you babe. Le reste des paroles, je ne sais pas. Je n’ai jamais cherché à en retenir davantage. La première fois que j’ai vu Clément écouter le morceau, dans la voiture, ça ne m’intéressait pas. Je n’apprécie pas le R’n’B glucose, où les types jouent les cœurs brisés en marcels moulants et pantalons de lin blanc. Cela m’avait surpris, d’ailleurs, que Clément me demande de lui prêter mon ordinateur portable pour intégrer la chanson à son iPod. Avant que ses camarades de classe ne le convertissent au rap français, que je déteste peut-être encore davantage que le R’n’B chewing-gum au kilomètre, avant que ses condisciples blacks et arabes de cinquième B ne lui fassent plus jurer que par Booba, Rohff, Sefyu, Sinik, MC Jean Gabin ou Kery James, j’avais eu la naïveté de croire qu’il aimerait pour toujours ce que, moi, je lui faisais écouter et qu’il me disait (tout au moins jusqu’à son entrée au collège) aimer aussi, au point de me demander régulièrement d’en remplir son iPod : les Beach Boys, David Bowie, les Stones et Nick Cave, bref, toutes ces vieilleries trop sages qu’on ne peut raisonnablement aimer à douze ans que pour faire plaisir à son papa. Lequel, parce qu’il ne s’agit ni de Bach, ni de Brassens, ni d’une quelconque autre vieillerie avérée, s’imagine qu’à écouter cela plein tube dans l’autoradio de sa 206 déclassée, sur le périphérique, son garçon le considérera jeune pour toujours. Je me demande comment j’ai pu être assez naïf, mais surtout assez idiot, pour prendre la mouche face à ce brutal changement d’orientation musicale

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de Clément. Comment j’ai pu oublier qu’il entrait en adolescence et me vexer, jusqu’à éprouver le besoin de singer méchamment devant lui, pour tenter de l’en écœurer, tous ces rappeurs racailleux qui aujourd’hui, même si je n’apprécie pas davantage leur musique, me bouleversent rien qu’à l’évocation de leur nom. Car, désormais, je suis susceptible de fondre en larmes à la seule vue d’une casquette de baseball New Era et son autocollant doré 59Fifty, d’une chaîne en argent massif reposant sur des pectoraux gonflés, d’un jean baggy porté trop bas et d’un maillot xxl de basketball, tous ces grimages hip-hop pour lesquels je serais prêt à donner ma santé, mes deux bras et mes deux jambes, pour lesquels je serais prêt à endurer les tortures les plus barbares afin de faire revenir Clément et le voir s’en parer aussi, comme ses camarades. Moi qui, au cours de ses derniers mois, lui ai crié chaque matin dans notre salon de relever ce jean qu’il se plaisait à porter à mi-fesses comme on le lui avait montré à l’école. Moi qui lui ordonnais d’arrêter de ruminer à longueur de journée des refrains débiles et vulgaires, et de cesser aussi de prendre l’accent de banlieue au téléphone avec les copains. Cet accent, ce jean porté comme au pénitencier et ces refrains idiots et incultes qui lui ressemblaient pourtant si peu, lui qui aimait, hors l’école, à user de tournures un peu précieuses et redondantes, lui qui, pour s’amuser, se plaisait à dire des choses comme : « Dans l’éventualité du cas où cela t’intéresserait, papa, je t’annonce solennellement qu’il n’y a plus de papier-toilette dans les W.-C. » Lui qui connaissait par cœur la liste des capitales et des drapeaux de tous les pays du monde, lui qui avait appris tout seul qu’on parle le perse et le pachtou en Afghanistan, le tagalog aux Philippines et l’amharique en Éthiopie, lui qui aimait les crèmes hydratantes agréablement parfumées et le confort amidonné d’un T-shirt aplati au fer chaud, lorsque trop rarement je me forçais à lui en repasser un avant l’école. C’est pour cela que, le jour où Nobody wanna see us together passait dans l’autoradio que je venais d’allumer, tandis que nous roulions sur le périphérique tous les deux dans la vieille 206 et qu’il m’a supplié de ne surtout pas changer : « Laisse, papa », il s’est ému en sursautant, se penchant aussitôt en avant depuis la place du mort où je l’autorisais depuis peu à s’asseoir, se penchant malgré la ceinture de sécurité comme s’il voulait protéger l’autoradio de tout son corps, pour être sûr que je ne changerais pas de fréquence, « Laisse, papa, il m’a fait en montant d’autorité le son, j’adore cette chanson. » Avant de me demander le soir même, de retour à la maison, de lui prêter mon ordinateur portable afin de copier le morceau depuis je ne sais quel site illégal de partage musical et de l’ajouter à l’iPod Shuffle bleu que je venais de lui acheter pour la seconde fois, Clément ayant perdu le premier que je lui avais offert pour ses onze ans, ou bien se l’étant fait racketter à l’école, je n’ai jamais vraiment su. Et mon Dieu comme je l’avais traité de tous les noms après qu’il l’eut perdu, cet iPod : « Tu es vraiment sans respect pour les cadeaux que je te fais », je lui avais crié dans le salon, « C’est insupportable, de te voir à ce point négligent de tout », « On ne peut jamais te faire confiance », « Tu n’es

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pas fiable », « Tu te la joues gros bras avec ton slip qui dépasse de ton jean et ton accent de banlieue mais au fond tu es toujours un bébé, tu mériterais que je ne t’offre plus rien », je lui avais dit en tordant ma bouche dans un rictus dégoûté et mauvais, humiliant et culpabilisant au possible. C’est pour cette raison, donc, que, dès le soir même, en entendant Clément derrière la porte de sa chambre fredonner tristement ce refrain avec ses écouteurs sur ses oreilles, comme le parfait préado qu’il était devenu depuis quelque temps, c’est pour cela que j’ai immédiatement pensé qu’il devait être amoureux. Parce que ce ne sont certainement pas ses camarades amateurs de rap français qui, après Rohff, Sinik et consorts, lui avaient recommandé d’écouter le sirupeux et plaintif Akon, ça non. Je me suis demandé si ce n’était pas plutôt à la faveur de ce séjour en Auvergne qu’avaient planifié ses professeurs pour la fin de l’année scolaire, ces quatre jours à La Bourboule dont Clément était revenu si bizarre, si ce n’était pas à la faveur, tout particulièrement, de la toute dernière soirée du séjour, juste avant le retour à Paris, cette sorte de boum de clôture organisée à l’intention des élèves, si ce n’était pas à la faveur de la nuit de mijuin, de la musique, de la pénombre et des quelques spots de lumière colorée qui rendaient plus beaux et plus lisses les visages des filles de la classe, et plus particulièrement celui de Maria ou de Rania, je n’ai jamais vraiment su laquelle des deux il trouvait la plus jolie, si ce n’était pas sur le visage de l’une d’elles que Clément, pour la première fois de sa vie, avait cristallisé son émotion et sa profonde perméabilité à tout cela : la nuit, l’été naissant, la musique et le reste. Seulement, à cet air tristement absent qu’il avait eu en rentrant, dès sa descente de train, parmi ses camarades auprès desquels, en ma présence, de honte il ne voulait pas trop s’attarder, à ce mystère sans joie qu’il y avait sur son visage au moment où, trois jours plus tard, il s’était enfermé dans sa chambre avec ses oreilles bouchées par les écouteurs de l’iPod, j’avais compris que ce raggaslow d’Akon lui faisait tout autant de bien que de mal, davantage de mal sans doute si l’on considérait l’ironie des paroles. Car, comme les capitales et les drapeaux, Clément aimait l’anglais. Clément aimait faire l’effort de comprendre et de prononcer l’anglais avec l’accent en classe, peu importaient les railleries imbéciles des Saïd, des Bacar et des Kevin. Et que, très certainement, Rania ou Maria avait dû, tandis qu’il s’agissait d’inviter un garçon à danser collé-serré ce soir-là sur la chanson, avait dû en préférer un autre que lui. Que c’est sur cette mélodie mélasseuse mais irrésistible que sa vie de préadulte s’inaugurait, cet incomparable mélange de désir naissant pour une fille et d’amertume de se voir préférer un autre. Cela, je l’ai deviné non seulement à la triste solitude qui se lisait sur les traits de Clément au moment où il est allé s’enfermer dans sa chambre, mais surtout à son visage tout court, à ce visage encore rond de l’enfance, à cette trop grande humilité dans les joues et dans le sourire, à cette enfance qu’on lisait encore sur son gros cartable de petit garçon qui surplombait innocemment le jean porté à mi-postérieur, à son bout de sexe imberbe sous la douche, cette impudeur

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innocente avec laquelle, régulièrement, il traversait nu et dégoulinant d’eau l’appartement à la recherche d’une serviette propre et bien sèche dans le placard de ma chambre. Les joues et le sourire de Clément disaient encore l’enfance. Mais les yeux, si l’on savait regarder, les yeux de Clément disaient, eux, ce qu’il gardait pour lui tout seul : toutes les impitoyables humiliations qu’on s’inflige à cet âge entre garçons, entre filles et garçons. Et moi, je savais qu’ils disaient aussi, ces yeux de mon fils, sa si forte sensibilité et sa profonde perception des choses et des individus, de tous les individus, y compris de ces filles qui n’en valent pas autant la peine qu’elles veulent s’en donner l’air, même si cela ne change rien au désir qu’elles peuvent éveiller en vous. Ces yeux qui ne pouvaient pourtant aimanter l’attention d’une Maria ou d’une Rania, trop objets de désir de tous les garçons de la classe pour s’attarder à comprendre ces yeux. Maria et Rania qui moulaient leurs appâts déjà bien éclos dans des jeans slim portés au plus près de leurs fesses et que ne surplombaient pas, elles, de gros cartables de petit garçon. Les Maria et Rania qui déjà se maquillaient et jouaient les petites bonnes femmes à l’intention plutôt de types comme Saïd, Kevin ou Bacar : du poil précoce au zizi, pas non plus de gros cartables de petit garçon dans le dos et tout aussi effrontés face aux filles que dotés de visages et d’yeux sans mystère. Mais, de la même façon que, constatant que Clément était excessivement ému par cet Akon à marcels moulants et lin blanc cela m’avait démangé de lui administrer une bonne leçon de bon goût et de lui prouver qu’il se trompait et que mes papys chanteurs à moi valaient tellement mieux que cela, de la même façon, donc, je m’étais retenu de lui administrer une despotique leçon de vie ce jour du retour de La Bourboule. Par respect pour ses premiers secrets d’adolescence, par respect contraint pour cette première fin sérieuse de nonrecevoir qui m’était signifiée lorsqu’il est parti s’enfermer dans sa chambre, je me suis abstenu de me mêler de ce qui ne me regardait pas et de lui dire tout le mal que je pensais des Maria et des Rania, affublées de jeans bien trop moulants pour leur âge et grimées comme deux petites putains. Je me suis retenu de lui démontrer que, d’ici vingt ans, la morgue de leur jeunesse et de leurs seins fermes passée, elles auraient cessé de faire la fine bouche sur les pistes des dancings et patienteraient comme tout le monde dans la queue au supermarché, avec leur cul bas et leur air quelconque, avec des mouflets à nourrir à la maison, avec les problèmes de fric, de boulot et de mari, comme tout le monde. Et qu’alors elles n’auraient même pas l’imagination suffisante pour rêver, tout à leur caddie plein de courses tristes qu’elles seraient, tout à leur Bacar, Kevin ou Saïd de mari qu’elles seraient, elles n’auraient même pas le privilège de se remémorer l’intensité du regard d’un Clément. Et mesurer par là que, vingt ans plus tard, une fois poussé le poil au zizi et débarrassé de ses joues rondes et trop humbles, débarrassé de son gros cartable et de la stupide influence des Jason et des Bacar, une fois canalisés les affres de son excessive émotivité, eh bien l’incarnation de la délicatesse, de l’humour et du bon goût, bref, le Prince charmant, ce serait lui, mon Clément.

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Tu verras

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Yannick Haenel

Le Sens du calme

Pour écrire son autoportrait, Yannick Haenel revient sur treize moments de sa vie, comme autant de lettres de l’alphabet que comptent son prénom et son nom. Ces treize moments fondateurs ont été des révélations qui ont fait de lui ce qu’il est devenu, un des écrivains français les plus originaux actuellement. Journées de fête, nuits blanches, maladies, ivresses, ou encore solitude illuminée jalonnent cet autoportrait. À travers ses expériences, l’écrivain entreprend un voyage initiatique

Éditeur : Mercure de France Parution : février 2011 Responsable cessions de droits : Catherine Farin catherine.farin@mercure.fr

dont le leitmotiv est la quête de la littérature. Il nous conduit tantôt en bordure d’une forêt près de Laon, tantôt dans une chambre d’enfance au Niger ou dans un collège en Alsace, mais aussi dans un pensionnat militaire, un hôtel destroy à Londres, un train de nuit pour l’Italie, ou encore à la villa Medicis, à Rome et bien sûr à Paris, dans le jardin du Luxembourg. Ce livre de la collection « Traits et portraits » est illustré de tableaux, de dessins et de photos choisis par l’auteur.

1 La mort de Dieu

© Catherine Hélie/Mercure de France

J’ai trouvé Jésus dans une poubelle. C’était en 1977, j’avais dix ans. Je courais le long des arbres, dans la lumière de juin, en répétant cette phrase : « J’ai trouvé Jésus dans une poubelle ».

Biographie

Yannick Haenel est né le 23 septembre 1967 à Rennes. Il a passé sa jeunesse en Afrique, puis au prytanée militaire de la Flèche (séjour qu’il a relaté dans son premier roman : Les Petits Soldats, La Table Ronde, 1996). Il vit à Paris, où il coanime avec François Meyronnis la revue Ligne de risque, qu’il a fondée en 1997. Outre quatre romans, il a également publié un essai sur la Dame à la licorne aux éditions Argol : À mon seul désir (2005). Publications   Aux éditions Gallimard : Jan Karski, 2009 (prix du roman Fnac et prix Interallié) (rééd. coll. « Folio », 2011) ; Cercle, 2007 (prix Décembre) (rééd. coll. « Folio », 2009) ; Évoluer parmi les avalanches, 2003 ; Introduction à la mort française, 2001.

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C’est avec cette phrase que ma vie se déclenche : avant, je ne suis pas sûr d’avoir existé. J’ai des souvenirs, mais aucun n’arrive jusqu’ici. La première fois que le temps s’ouvre, c’est en 1977, avec la phrase : « J’ai trouvé Jésus dans une poubelle ». Je suis en cmı, à Saint-Erme, une petite ville du côté de Laon. C’est un samedi de juin, sous un ciel d’été vaste et blanc. J’ai raté le car de ramassage scolaire, parce que l’institutrice remplaçante nous a gardés plus longtemps pour nous montrer un film. Je ne vais pas raconter ma vie. Je suis à la recherche de ces instants qui, précisément, ne se racontent pas, où le temps se met à glisser hors de lui-même – où l’on passe par le trou. C’est là, dans les trous, que ça a lieu. C’est là que j’ai vraiment vécu : dix, treize, quinze fois en quarante ans. L’existence prend alors la forme d’une extase ;

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elle tourne sur elle-même et vous illumine. Pour une heure, une journée, le temps d’un éclair, vous surgissez du cadre – votre vie se dégage. Vous n’avez plus d’attaches : ni père, ni mère, ni pays – aucune identité. Vous n’appartenez plus, c’est une joie. Écrire des livres consiste à faire parler ces instants de foudre. C’est donc un samedi d’été, vers midi. Je reviens de l’école ; je longe un pré couvert de coquelicots. Voici les premières maisons : elles sont rose, jaune, orange, en forme de cube : c’est une cité moderne. Plus loin, s’ouvre une forêt de hêtres et de chênes, où je vais souvent cueillir des mûres. Et là-bas, sur le trottoir, quelque chose brille : on dirait une croix – je ne vois pas bien, à cause de la lumière qui brûle les yeux. La chaleur vibre, elle mouille le trottoir qui flotte comme un mirage. Les éclats du soleil m’éblouissent, mais je distingue nettement la croix : elle déborde d’une corbeille de métal. Il y a des reflets partout, qui forment un bouquet de lumières. Le ciel est blanc, comme un désert. La croix est en marbre rose, immense, avec des veines rougeâtres ; un petit crucifix en bronze, avec le corps du Christ, est fixé en son milieu. J’ai pitié pour cette belle chose énorme qui brille au soleil. Sa solitude me touche ; je ne comprends pas ce qu’une croix fait dans une poubelle.

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Cette phrase, j’en étais content : c’était ma première phrase, elle était venue toute seule ; non seulement elle donnait vie à cette aventure, mais elle la consacrait. Et puis, sans l’aide d’une phrase, peut-être aurais-je vécu cet instant avec moins d’intensité : peut-être aurait-il disparu dans les plis de ma mémoire. Plus je la répétais, plus j’y trouvais plaisir ; il me semble même qu’elle se bonifiait, comme un poème. Yannick Haenel

La phrase rythmait mon avancée vers la maison où l’on m’attendait avec inquiétude, car j’avais non seulement raté le car de ramassage scolaire, mais je m’étais attardé en chemin. Il était plus de treize heures ; d’habitude, à midi et quart, j’étais rentré. Si j’offrais à ma mère cette superbe croix, peut-être mon retard serait-il pardonné : en sauvant cette croix du dépotoir, je la changeais en offrande.

Le Sens du calme

Et puis « J’ai trouvé Jésus dans une poubelle » : c’est ce que j’allais dire lorsqu’on ouvrirait la porte. À mon avis, c’était la phrase idéale – c’était exactement ça qu’il fallait dire : avant même que ma mère n’ouvre la bouche, avant qu’elle n’évoque mon retard, prononcer la phrase : « J’ai trouvé Jésus dans une poubelle. » Je longe les maisons ; la lumière a tourné parmi les coquelicots ; il y a des éclats roses à la lisière des bois. J’ai envie de rire : je ne sens plus la croix. Au contraire, un charme disperse les efforts. Mes poumons sont légers, mes bras, mes jambes : plus rien ne pèse, il me semble que je vole.

Je tends le bras vers elle : elle est lourde – mais il faut absolument la sortir de là. Est-il possible que quelqu’un l’ait jetée ? Elle n’est pourtant pas cassée, elle semble utilisable. C’est étrange de se débarrasser ainsi d’une croix ; je croyais impossible qu’une telle chose passe aux déchets.

Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’ils nomment Dieu ; je n’y ai jamais cru, même enfant – ceux qui en parlent étaient à mes yeux des vieillards, pleins d’ennui. Et quel nom donner à cette chose qu’on abandonne comme un sac à ordures ? Ils l’appellent Jésus, mais aussi le Christ, le fils de l’Homme, le Messie : je n’y comprenais rien.

En avançant la main vers la croix, j’ai dit à voix haute : « J’ai trouvé Jésus dans une poubelle. » J’ai prononcé cette phrase pour que mon geste existe. Sans la phrase, je n’aurais peut-être pas sorti cette croix de la poubelle : cette phrase, c’est elle qui a décidé de la suite, c’est elle qui a décidé qu’il m’arrivait quelque chose.

C’était autre chose qui avait lieu : une autre révélation – vide, sans objet. Je ne sais pas combien de temps elle a duré : j’entendais les voitures au loin, là-bas, sur la route de Sissonne ; je voyais distinctement, derrière le jardin d’enfant, derrière les balançoires et le toboggan, la façade orange et jaune de la maison – et pourtant je n’étais plus là.

J’ai sorti la croix de la poubelle avec difficulté, parce qu’elle était immense et lourde ; j’ai commencé à la traîner jusque chez moi. Le chemin était encore long ; alors, pour me donner du courage, tandis que j’avançais avec peine entre les cubes rose et jaune, traînant la croix contre le trottoir, je répétais la phrase : « J’ai trouvé Jésus dans une poubelle. »

Où étais-je ? Je flottais dans un intervalle de douceur. Les rayons du soleil ne m’atteignaient plus. J’étais débarrassé des proportions, je ne faisais partie de rien – ni de la cité, ni de l’école, ni de l’espèce : je n’étais plus que cet éblouissement, un feuillage, une plume, un flocon. Je m’ébrouais dans ce rien, avec un bonheur fou.

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Le vide est frais, il souffle sa rosée sur vous. J’avais la sensation que la souffrance n’existerait plus jamais, et que mon corps, mes pensées allaient s’épanouir dans cette extase du temps. Dans l’air, des lettres volaient, comme des papillons : c’étaient les lettres de ma phrase, elles scintillaient dans la lumière, rouges, bleues, mauves, avec les ailes mouchetées de vert. À force de prononcer ma phrase, j’avais été absorbé en elle, j’étais devenu cette phrase. Voici qu’elle se décomposait dans le ciel comme de la nacre, et moi je nageais à travers cet océan de reflets. C’est ma première aventure. La première fois où j’ai eu la sensation d’exister sans recours. Où j’ai glissé, sans protection, dans un lieu sans nom. Où j’étais en vie, loin de la vie surveillée des petits garçons. Où, n’étant plus personne, j’étais enfin quelqu’un. Je suis arrivé à la porte, j’ai sonné, tout heureux de la surprise que j’allais faire à mes parents. Ma mère est apparue, elle était stupéfaite, elle a éclaté de rire, et m’a demandé ce que je faisais avec une si énorme croix : est-ce que je l’avais volée dans un cimetière ? Voici que je fais le chemin inverse, afin de reposer la croix dans la poubelle. Cette fois-ci, je ne suis plus porté par rien : la chaleur me pèse, la croix me casse le dos, la magie s’est absentée. J’ai un peu honte aussi – je presse le pas, de peur qu’on ne me voie. Dans l’après-midi, je rejoins ce que j’appelle mon « lieu ». C’est à l’entrée du bois. J’aime bien y jouer seul, ou avec ma sœur : on se baigne parfois dans la petite mare. La lumière est favorable, comme dans une clairière. Il y a des fourrés pleins d’épines et de mûres, quelques hêtres, une ligne de noisetiers, puis un chemin qui mène à un bunker couvert de mousse, dont la gueule apparaît dans mes jeux comme l’entrée des Enfers ; il m’est arrivé d’y passer ma tête, mais l’obscurité me rebute, elle pue le moisi. Je vais m’étendre, le dos contre un arbre, au bord de la petite mare. Je ferme les yeux ; la lumière ruisselle à travers les feuillages ; de grandes taches rouges s’allument sous mes paupières ; je savoure cette odeur de plâtre qui m’est familière, celle des grenades à blanc que les soldats du camp voisin dispersent pendant leurs exercices. Tout cela suffit d’habitude à me griser : la lumière dans les arbres, l’odeur de poudre, l’enfer à qui je tourne le dos ; mais cet après-midi, ça ne marche pas bien.

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Qu’est-ce qui m’est arrivé tout à l’heure ? J’ai vu autre chose – une chose nouvelle, qui déchire la trame. Mon « lieu » n’est plus ici, mes jeux me semblent fades. C’est là-bas que je veux aller maintenant : dans cette déchirure. J’ai une brusque envie d’en finir – là, tout de suite. C’est un étrange désir, qui brille comme une lame de couteau. Peut-être que je ne supporte plus mes battements de cœur : la découverte de la jouissance a été trop forte. Je frotte comme chaque après-midi des brindilles l’une contre l’autre, et forme des figures sur le sable avec des bouts de bois. Ces figures m’indiquent un monde où les signes fondent un récit. J’observe le remuement de la lumière dans les arbres, jusqu’à ce qu’elle enflamme les signes, et que ma solitude s’auréole.

Yannick Haenel

Le Sens du calme

Les feuillages clignotent sur mon visage ; ils me protègent, comme un dais de chevalerie. Le soleil flotte entre les mains dans l’herbe. Ce jour-là, j’aurais pu me tuer sans rien faire – juste en le demandant à mon corps : il se serait arrêté de vivre. Je me lève, sors du bois, et traverse les coquelicots ; par réflexe, je cherche la croix. Elle est toujours là-bas, sur le trottoir ; elle brille dans sa poubelle. D’un coup, il y a un boucan d’enfer : c’est le camion des éboueurs, il surgit – il fait une grosse tache dans le ciel blanc. Deux colosses habillés de vert, avec des gants de monstre, sautent du camion, ils s’agitent un peu devant la croix, on dirait qu’ils rient. L’un des deux s’empare de la croix, il la soulève au-dessus de sa tête, puis la fait retomber de toutes ses forces contre le trottoir, qu’il frappe à deux reprises : la croix se brise ; il en ramasse les morceaux, qu’il jette dans le camion. Les rires continuent, le camion démarre. Je me mets à trembler. Les coquelicots s’éteignent. Le soleil grimace dans la poussière de dix-sept heures. Je suis debout au milieu du pré, comme une statue, incapable d’un mouvement. Cette parole qui en chacun ne cesse de formuler sa vie, ce murmure inlassable qui phrase après phrase forme légende, m’avertissait du caractère décisif de cet instant. À l’époque, j’aimais par-dessus tout les romans de la Table ronde : Perceval, Lancelot, Yvain, tous ces chevaliers pensifs étaient mes frères ; rien n’est plus beau, plus énigmatique, que ces instants où ils s’immobilisent en pleine forêt, et demeurent dans l’oubli, sur leur cheval, le visage en proie au sourire du ravissement, comme des saints.

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Aline Kiner

Le Jeu du pendu

Je suis resté ainsi une heure, collé à mon absence, dans un champ de coquelicots. Est-ce que je souffre ? Le vertige dévale à travers mon surplace. Quelque chose s’abîme, et déserte en moi. Je deviens un désert.

Éditeur : Liana Levi Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Sylvie Mouchès s.mouches@lianalevi.fr

Enfin je me mets à courir. Je vais en tous sens : vers la poubelle vide, vers chez moi. Face à la première maison, il y a un trou. Je ne le vois pas, je tombe dedans.

© Sophie Bassouls/Liana Levi

Je rentre chez moi, le visage en sang. Dans la chute, mon genou a cogné l’arcade sourcilière, qui s’est ouverte. Je marche lentement, la main contre mon œil fendu. J’avance avec un plaisir ambigu, comme si je portais en moi la mort de Dieu.

Biographie

Fille de mineur, Aline Kiner a grandi en Moselle, dans un village semblable à celui de Varange, le bourg fictif où se déroule ce premier roman policier. Après des études de lettres, elle se consacre au journalisme. Passionnée d’histoire et d’archéologie, elle a publié en 2004 La Cathédrale, livre de pierre aux Presses de la Renaissance (photographies de François Guénet). Rédactrice en chef des hors-série du magazine Sciences et Avenir, elle vit à Paris.

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Décembre 2004. Le commandant Simon Dreemer est muté au SRPJ de Metz. À peine a-t-il débarqué de Paris, qu’une gamine de dix-sept ans est retrouvée morte au fond d’une crevasse dans un village des environs, une corde savamment entortillée autour du corps. Le lendemain, un curieux assemblage de brindilles est découvert dans le cimetière du village, au pied du Dieu Piteux, un Christ en croix ligoté comme on en trouve en Lorraine. C’est précisément à cet endroit qu’en 1944 un groupe de résistants a pendu un homme soupçonné d’avoir collaboré. Accompagné

du lieutenant Jeanne Modover, une enfant du pays, Simon Dreemer découvre un paysage en apparence paisible mais qui renferme bien des failles. Tous les deux devront sonder les âmes et les souvenirs des « gueules jaunes », ces anciens des mines de fer malmenés par l’Histoire. Lesquels des fantômes de la guerre ou de la mine sont revenus pour tuer des adolescentes ? Avec une parfaite justesse de ton, Aline Kiner évoque l’histoire de toute une région et recrée l’atmosphère oppressante d’un petit village de Moselle qui a réussi à enfouir ses secrets.

Vendredi 10 décembre 2004 13 heures Lorsque Simon se présenta au srpj de Metz, le commissaire Kowalski sortait de son bureau, son manteau sur le bras. — Commandant Dreemer ? Vous tombez bien, le salua-t-il en lui tendant la main. Posez votre sac dans un coin, on a une urgence. Puis, comme si cela expliquait tout : — Jeanne est déjà là-bas. Kowalski était un homme impressionnant. Plus de cent vingt kilos de muscle et de graisse. Le torse lourd sur un ventre qui débordait de sa ceinture, les hanches et les cuisses difformes sous le tissu tendu. Mais, curieusement, Simon ne l’aurait pas qualifié d’obèse. Peut-être à cause de son visage. Le nez fin, busqué, les yeux obliques. Un masque énergique sous la chair flasque. Une voiture stationnait devant la porte. Kowalski présenta Simon à l’homme qui se tenait au volant, un certain lieutenant Tellier. L’autre lui sourit vaguement, puis mit le contact, tandis que Simon s’installait à l’arrière avec Kowalski. — On a découvert le cadavre d’une jeune femme dans la forêt, à une vingtaine de kilomètres environ au nord de Metz, résuma le commissaire. Le procureur nous a demandé d’intervenir pour l’enquête préliminaire, les gendarmes n’ont pas suffisamment de moyens là-bas.

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— Elle est morte comment ? — Son corps se trouvait au fond d’une crevasse. Il y a pas mal de trous dans le coin, à cause des mines. — Un accident ? — D’après Jeanne… le lieutenant Modover, ça n’y ressemble pas. Kowalski esquissa une sorte de moue puis tapa sur l’épaule de Tellier. — Tu passes d’abord chez la mère de Mauduit. On le récupère. Les congés sont finis pour lui. — Ça fait un détour, commenta l’autre. — Je sais, mais il dit qu’il ne peut toujours pas conduire. Tellier haussa les épaules, tandis que Kowalski se laissait aller sur le siège, les yeux mi-clos. Apparemment, il avait décidé de ne pas en dire plus pour l’instant. Ils traversèrent Metz. À son arrivée, la gare avait étonné Simon, combinaison déconcertante d’architecture militaire et religieuse, avec un hall immense dont les plafonds s’arquaient comme ceux d’une église, un portail orné de lions et une tour aux allures de forteresse médiévale. Il retrouva dans les rues qu’ils empruntaient cette rythmique imposante en granit gris et grès rose, très différente des façades classiques et du calcaire jaune du centre-ville. Puis ils entrèrent sur l’autoroute. Dans la voiture, Kowalski et Tellier demeuraient silencieux. Peu à peu, Simon se détendit. Il s’attendait à des questions, tout au moins à être observé. Mais les deux hommes semblaient indifférents. À l’avant, Tellier présentait une nuque sage, col de chemise rayé dépassant sous un pull de laine marine. L’allure vaguement britannique. Même de dos, il respirait la décontraction. Après une dizaine de kilomètres dans une banlieue où alternaient centres commerciaux et zones pavillonnaires, ils quittèrent l’autoroute pour une départementale qui grimpait le long d’un vallon boisé. Elle déboucha bientôt sur un vaste plateau, filant droit au ras de l’horizon entre des parcelles de champs labourés. La terre, d’un brun chaud, était hérissée de chaumes roussis. Mauduit les attendait près d’un lotissement, à l’entrée d’un vieux village. C’était un homme fluet, très brun. Il portait des lunettes noires, et lorsqu’il monta à l’avant de la voiture, Simon remarqua que sa peau était tuméfiée sous l’œil droit. Le lieutenant lança un bref salut à la ronde, avant de s’enfermer dans un silence boudeur. Tellier redémarra, avec un petit rire. Ils traversèrent le hameau, une dizaine de corps de fermes bas aux murs couleur de glaise, puis la route amorça une descente, et le paysage changea de nouveau. La forêt approcha d’un coup, touffue et dense. Une odeur humide de terre et de feuilles envahit l’habitacle. Simon ne s’attendait pas à ce genre de décor. Il avait imaginé des hauts fourneaux, de la fumée dans un ciel sale, des voies ferrées et des wagons rouillés. La route se resserra. Elle glissait en lacets le long d’un coteau abrupt. À gauche,

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des hêtres poussaient leurs racines jusque dans le talus herbeux qui séparait le sous-bois du macadam. À droite, la pente tombait à pic. La voiture roula un moment au niveau de la cime des arbres. Simon aperçut le lit d’une petite rivière, envahi de broussailles, et plus loin, une large zone déboisée avec quelques bâtiments de tôle et de vieux engins de travaux abandonnés. Kowalski, qu’il croyait endormi, se redressa légèrement sur son siège. — Un ancien carreau de mine, expliqua le commissaire. Fermé depuis une dizaine d’années. Et la butte, là-bas, c’est le crassier, les résidus de fonte des hauts fourneaux. Entre les arbres, Simon entrevit une colline d’un gris poussiéreux qui semblait s’allonger loin vers l’est. Au pied, d’énormes cubes, faits de la même poussière grise et agglomérée que la butte, avaient dégringolé les uns sur les autres. Un décor lunaire, comme les vestiges d’un volcan… Varange, le village où ils se rendaient, se trouvait quelques kilomètres plus loin au fond d’une combe qui traversait le plateau du nord au sud. La rue principale, étroite et sombre, montait jusqu’à la lisière de la forêt, pour devenir, après les dernières maisons, un chemin de terre. Un agent en uniforme les attendait, assis sur un tronc d’arbre. Il se glissa à l’arrière de la voiture, se collant à Simon qui se rencogna contre la porte. Tellier conduisait bien, évitant avec adresse les ornières durcies par le gel. Ils parvinrent bientôt à une intersection. Plusieurs voitures étaient garées le long d’un terre-plein. Le policier demanda au lieutenant de s’arrêter. Il fallait continuer à pied. Les quatre hommes se glissèrent en file indienne dans un étroit sentier. Simon enfouit les mains dans les poches de son manteau. L’air était glacial et le froid traversait les fines semelles de cuir de ses chaussures. Il n’était pas vraiment équipé pour ce genre d’expédition. Devant lui, Kowalski progressait d’un bon pas, malgré sa carrure. Au bout d’une quinzaine de minutes, le groupe déboucha enfin dans une clairière. C’était comme un tableau, doucement éclairé. Dans une housse de plastique à même le sol était étendu le corps gracile d’une jeune fille. Ses cheveux blonds, où s’accrochaient quelques feuilles, ruisselaient sur son épaule nue, d’un blanc bleuté. Agenouillée à côté d’elle, une femme aux cheveux châtains noués sur la nuque la contemplait, immobile. À quelques pas, un vieillard était assis sur une souche, mains croisées sur les genoux, tête baissée, un petit chien couché sur ses pieds. Un peu plus loin, comme en coulisses, d’autres silhouettes, vêtues de combinaisons blanches, évoluaient en silence, prenant des photos, effectuant des relevés. Les hommes de la police scientifique avaient presque terminé leur travail. Une branche craqua, quelqu’un se racla la gorge, et le corps allongé redevint cadavre. La femme aux cheveux châtains se leva pour venir à leur rencontre.

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Elle salua le commissaire et Tellier d’un sourire, puis se tourna vers Simon. — Le commandant Dreemer, annonça protocolairement Kowalski. Il vient de Paris… pour renforcer l’équipe. Sa légère hésitation n’avait pas échappé à Simon. — Bienvenue, répondit-elle, en lui tendant la main. Jeanne Modover. Elle devait avoir une trentaine d’années. Un petit visage lisse, des yeux bleus, ou verts, un peu des deux, un peu trop grands. Plutôt jolie, mais banale quand elle ne souriait pas. Le lieutenant Modover résuma ce qu’elle avait appris depuis son arrivée. La morte s’appelait Nathalie Caspar. Dix-sept ans. Elle vivait à Varange. Elle avait été découverte aux alentours de neuf heures par Louis Sugères, le curé du village, qui l’avait identifiée lorsque les hommes de la police scientifique l’avaient extraite de la crevasse. — Le corps était caché assez grossièrement sous des branchages, précisat-elle. Il était tourné sur le ventre, coincé à environ un mètre de profondeur. La crevasse paraît large au niveau du sol, mais ensuite elle se rétrécit très vite. On a l’impression que l’assassin l’a poussée le plus profond possible. — Comment ça ? demanda Kowalski. — Son dos présente des résidus de terre. Il s’est sans doute servi de ses pieds pour appuyer. Le commissaire se tourna lentement vers la forme allongée sur la civière. — Violée ? Jeanne secoua la tête. — On ne sait pas encore. Elle n’était pas dévêtue. Ses vêtements sont déchirés au niveau du col et de l’épaule, mais ils se sont peut-être accrochés à une racine dans la crevasse. La peau est écorchée. — Comment est-elle morte ? La jeune femme hésita un moment avant de répondre, sourcils froncés. — Une corde était enroulée à son cou. Une corde de chanvre… Le visage de Kowalski se crispa. — Elle a été pendue ? Jeanne secoua la tête. — Les traces d’étranglement sont peu profondes. Et puis le chanvre n’était pas seulement noué autour du cou. Il était entortillé tout le long du corps, au niveau de la poitrine, des poignets, des chevilles… Le commissaire ferma à demi les yeux. — Comment est-elle morte ? insista-t-il. Jeanne hésita de nouveau. — Le légiste dit que la présence de la corde s’apparente à… un simulacre. Que Nathalie Caspar a sans doute été étouffée. Il pense… Elle baissa la tête, l’air soudain désemparé. — Il pense qu’on lui a maintenu le visage dans la boue. Longtemps. Comme si on avait voulu la noyer.

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Bertrand de La Peine

Bande-son

Sven Langhens prépare une exposition qui doit accueillir, dans le Luberon, les plus grands noms de la création contemporaine dans l’univers du son. Contraint de rentrer à Paris alors que sa femme le quitte, l’artiste danois trouve dans une malle un ouvrage ancien sur les « pierres chantantes » écrit par un certain Rudolf Erich Raspe.

Éditeur : Éd. de Minuit Parution : janvier 2011

© Hélène Bamberger/Éd. de Minuit

Responsable cessions de droits : Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr

Biographie

Publications

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Bertrand de La Peine est né en 1962 en Avignon. Bande-son est son second roman. Les Hémisphères de Magdebourg, Éditions de Minuit, 2009.

Cette lecture le conduit en Irlande, le jour où l’on célèbre, sur le domaine de Mrs Scott, la première cuvée de poiré. Dans la demeure de la vieille dame, Sven va suivre les traces de ce Raspe, éminent géologue, auteur des Aventures du baron de Münchhausen et grand mystificateur du XVIIIe siècle, jusqu’à découvrir, entre les mains du vent, ce qu’il ne pensait pas chercher.

Sven lave une feuille de salade. C’est une belle feuille de romaine qui se balance, ruisselante sous l’eau froide. Sven retourne la feuille et frotte les nervures jusqu’à ce qu’elles soient débarrassées de la moindre particule de terre. Son visage, à la hauteur du fenestron ouvert au-dessus de l’évier, reçoit le vent de face. Ses longs cheveux filasse flottent autour des oreilles, sur les lourdes épaules nues, tannées comme celles d’un vigneron. Il coupe le robinet et sèche avec soin la romaine dans un torchon propre. Cette salade, il l’a rapportée du marché où il se rend une fois par semaine. Il descend à pied au village, distant de cinq kilomètres du plateau, traverse les champs de la ferme des Aiguades pour rejoindre la départementale qui mène à Cheval-Blanc. Et il n’est pas un samedi où un véhicule ne s’arrête pour le prendre à son bord. Sven Langhens est connu par ici. Voilà presque dix ans qu’il s’est installé dans ce coin reculé du Luberon. Portant la feuille de salade dans le creux de sa main comme une bête morte, Sven rejoint une pièce hermétiquement close. La porte qu’il referme sur lui étouffe tout bruit. Aucune source naturelle n’éclaire le lieu baignant dans une pénombre épaisse. Un spot sur pied braque une lampe halogène en direction de la boîte en Plexiglas que Sven a déposée à même le sol. Sur chaque côté de la boîte, des microphones lilliputiens ont été clipsés, orientés vers le centre bientôt occupé par la feuille de salade d’un luisant vert prairie. Sa romaine prise entre le pouce et l’index, Sven a des gestes de joueur de mikado. Il cherche à la placer exactement au milieu de la boîte sans tenir compte de ses formes courbes, fantasques, tout simplement végétales, qui vouent à un échec certain toute son opération. Mais non, il semble satisfait et sourit à l’attention de la

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feuille verte qui trône un peu n’importe comment sous la quadruple garde des mini-micros. Dans un angle de la vaste pièce, Sven s’approche d’un escargot dont la trace argentée trahit la présence et le saisit par la coquille. C’est un simple petit-gris, tout ce qu’il y a de plus ordinaire en matière d’escargot, mais il fera l’affaire. Un éventuel danger déclenche chez lui un réflexe d’autodéfense : il rétracte ses petites cornes. Pourtant, rien ne survient. Le contact d’une feuille de salade aurait même de quoi le rassurer. Sortant, fraîche et craquante, de sa toilette méticuleuse, elle pourrait attiser son appétit. Toute menace semble écartée : il sort ses petites cornes. Tandis que le petit-gris se met à l’aise, Sven, le regard grave, observe le dispositif. Après avoir vérifié la position des quatre microphones accrochés à la boîte, il soustrait celle-ci, en la décalant doucement, à la lumière crue du spot. Puis, il colle son nez sur la salade. L’escargot fait le tour du propriétaire. Sven se dirige alors devant une longue table sur laquelle gît tout un fouillis de câbles emmêlés. Assis sur un tabouret à roulettes, il se cale devant un gros appareil nickelé. Pressant plusieurs boutons, il allume un Fostex mr8 mkii. Deux écrans de contrôle ouvrent leurs yeux phosphorescents pour afficher toutes les données concernant les variations de niveaux sonores. D’une main assurée, Sven actionne un long curseur tandis que de l’autre, il introduit un disque vierge dans une fente visible au bas de l’appareil. Puis, il attrape un câble qui traîne sur la table. Muni d’un jack à un bout, le câble se divise de l’autre en quatre fils qui glissent le long du mur, courent sur le sol et relient les quatre micros de la boîte. Le jack est introduit dans une fiche sur le côté de l’enregistreur. Un autre jack vient occuper une autre fiche. Sven ajuste sur les oreilles un casque molletonné Sennheiser hd25. Il n’y a plus qu’à espérer que l’escargot qui se promène dans son cube de Plexiglas, daigne s’intéresser à la salade. Un crachotis se fait entendre dans la pièce : le petit-gris est en train d’escalader l’un des micros. Sven se lève précipitamment et décroche le gastéropode de l’instrument de haute précision. Le replace sur la verdure. Nettoie soigneusement le micro à l’aide d’un mouchoir jetable avec lequel il s’essuie le front. Le silence est présent dans la pièce, palpable. Palpable mais en rien pesant comme il est des silences de menace, des silences d’avant la tempête. Celui-ci fait corps avec la nature, à l’aise à l’extérieur, bienvenu chez soi. Le moindre son humain qui oserait le rompre serait renvoyé d’une pichenette au vide originel. Du reste, il y a longtemps que Sven a appris, dans ces solitudes vauclusiennes, à l’apprivoiser ce silence, à en faire le confident de son existence quasi érémitique. Pourtant, ce matin-là, Sven ne le perçoit pas. Le casque fixé sur sa tête, il est à l’écoute des battements de sa veine jugulaire. Un silence vers soi. Surgit un bruit. Sven sursaute alors que toute son attention était tendue vers l’émergence de ce bruit. Il faut dire qu’entendre le son d’un escargot croquant une salade amplifié plus de trois cents fois a de quoi vous surprendre.

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Sur un moniteur annexe, Sven suit les modulations du bruit matérialisées par des barres violettes qui enflent et se creusent au gré de la mastication du petitgris. Au bout d’une demi-heure, il éteint les micros, débranche le jack et laisse l’escargot terminer son repas. Cet animal se révèle vorace. Sur le disque qu’il vient d’éjecter, Sven note au marqueur noir : (escargot/ salade – 4 juillet 2009). Il recopie les mêmes informations sur le boîtier et range le disque à l’intérieur. Celui-ci viendra enrichir la série d’un bestiaire sur lequel Sven Langhens travaille depuis plusieurs mois. Au chant des baleines, il avait préféré enregistrer le tumulte d’une colonie de termites vrillant une poutre de chêne. Au galop des chevaux, la trompe d’un papillon aspirant le suc d’une giroflée. Au ronronnement d’un chat, les dents de bébés mulots s’entrechoquant dans le ventre de leur mère. Au pépiement d’un moineau, une couleuvre qui déchire sa mue. Cet artiste danois s’était peu à peu imposé dans le monde de l’art contemporain en créant des installations composées de microsons inaudibles pour une oreille normalement constituée. Et lorsque l’Ircam lui avait passé commande… Tiens, son téléphone portable se met à sonner. Quel étourdi, ce Sven ! S’il avait retenti cinq minutes plus tôt, ce maudit engin aurait tout fait capoter. Déniché au fond d’une poche, le boîtier d’un BlackBerry pivote sur lui-même et sur l’écran livide s’affiche le nom de Gerda. Gerda est précisément la personne qui, après avoir déjoué tous les arguments de Sven contre ces gadgets à la nocivité auditive des plus hautes et à la possible addiction des plus hautes encore, lui a offert, pour son anniversaire, ce portable dernier cri. Gerda, sa femme. Non, bien sûr, tu ne me réveilles pas. Non, je travaille en ce moment et… Oui, vas-y, je t’écoute… Quoi ? Quand ?… Le week-end prochain ? Non, c’est impossible… Tu sais, Gerda, je dois terminer mon bestiaire… Oui, encore ! Et, en plus j’ai reçu cette semaine une offre de Franck Castans pour… Oui, Castans, le couturier. Il vient d’acheter une abbaye qu’il veut transformer en centre… Mais, oui… Je sais… Pour moi aussi, c’est important… Tu ne peux pas attendre un peu… Je ne sais pas, un mois ou deux ?… Non, Gerda, je… Attends… Je…

Bertrand de La Peine

Bande-son

* Nous étions à l’aube du troisième millénaire et une Volvo azur longeait les berges de la Durance. Elle avait traversé les frontières hollandaise, la veille, et française, au petit matin. Sven avait trente-deux ans. Gerda, vingt-cinq. Une halte à Paris leur avait offert le luxe d’une rétrospective Mondrian et d’un restau russe le soir. Ils avaient tous deux un faible pour ce peintre et pour la vodka. Mais c’était sur les traces d’un autre Hollandais qu’ils filaient à présent alors que le delta du Rhône allait les accueillir. Arles était leur destination. Arles et son célèbre incendiaire : Vincent Van Gogh.

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Dany Laferrière

Tout bouge autour de moi

Éditeur : Grasset & Fasquelle Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr

© Beauregard/Grasset

Avant de partir, son attirail de jeune peintre avait rempli le coffre de la voiture. Tout au long de ses années d’études à l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague, Sven n’avait eu qu’une seule idée en tête : aller retrouver, une fois son diplôme en poche, la lumière du Sud comme l’avait fait, un siècle plus tôt, son illustre prédécesseur. Et voilà qu’il la découvrait cette lumière ; ce ciel presque blanc à force d’être bleu, au-dessus d’eux, les baignait dans des effluves de garrigue et de vase provenant de la rivière dont ils suivaient le cours, accompagnés par le chuintement des feuilles de roseaux qui balançaient leurs têtes alourdies sous le souffle du vent. La route vibrait devant eux, trouble sous ce même air brûlant. Au volant de la Volvo, Gerda fredonnait une chanson de Carole King, un truc des années soixante-dix dont elle raffolait. À ses côtés, Sven récupérait le sommeil qu’il avait sacrifié en conduisant une partie de la nuit au départ de Paris. Soudain, il interrompit brutalement sa sieste. Un cliquetis strident l’avait réveillé. Craignant un ennui mécanique, il demanda à sa femme de couper le moteur. Avec cette chaleur, il doit être complètement à sec ! Alors qu’il était sorti du véhicule et ouvrait le capot, le vacarme semblait avoir augmenté de volume pour devenir encore plus assourdissant. Ils se trouvaient au cœur même de cette stridulation démente. Mais, qu’est-ce que c’est ? Sans doute des sortes d’insectes… Sven resta un long moment au milieu de la route, interdit, se laissant griser par les grésillements. Il apprendrait plus tard qu’il s’agissait de cigales, frottant leurs élytres dans la fournaise d’un après-midi de Provence. Leur séjour arlésien débuta sous les meilleurs augures. Les fenêtres de leur pension donnaient sur l’allée des Alyscamps et la daube de madame Guichard avait, pour eux, une saveur exotique inimitable, le genre de saveur dont les vertus gustatives rapprochent les couples, en leur faisant croire qu’ils sont les seuls à redécouvrir la sensualité d’une cuisine ancestrale.

Biographie

Né à Port-au-Prince en 1953, Dany Laferrière se fait connaitre en 1985 avec Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Depuis, il a publié de nombreux romans en France, dont quatre aux éditions Grasset, et au Québec, où il réside. Publications   Parmi les romans les plus récents, aux éditions Grasset : L’Énigme du retour, 2009 (prix Médicis) (rééd. lgf, coll. « Le Livre de poche », 2011) ; Je suis un écrivain japonais, 2008 ; Vers le sud, 2006 (adapté au cinéma par Laurent Cantet, avec Charlotte Rampling dans le rôle principal).

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Le 12 janvier 2010, Dany Laferrière se trouve à Haïti pour le festival « Étonnants voyageurs ». Comme tant d’autres, il est pris dans le tremblement de terre. Au contraire de tant d’autres, il réchappe à la catastrophe. Un an après, dans Tout bouge autour de moi, il écrit ce qu’il a vu, sur le moment, puis quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un retour en Haïti. Des « choses vues » qui disent l’horreur, mais aussi le sang-froid des Haïtiens.

Dany Laferrière raconte les événements avec ses sensations propres, sa perception des choses. Il oppose au romanesque et au mélodrame de la télévision occidentale le récit sobre et fort d’un événement à la répercussion universelle. Tout bouge autour de moi n’est pas un livre de témoignage mais bel et bien de la littérature.

La minute Me voilà au restaurant de l’hôtel Karibe avec mon ami Rodney Saint-Eloi, éditeur de Mémoire d’encrier, qui vient d’arriver de Montréal. Au pied de la table, deux grosses valises remplies de ses dernières parutions. J’attendais cette langouste (sur la carte, c’était écrit homard) et Saint-Eloi, un poisson gros sel. J’avais déjà entamé le pain quand j’ai entendu une terrible explosion. Au début j’ai cru percevoir le bruit d’une mitrailleuse (certains diront un train), juste dans mon dos. En voyant passer les cuisiniers en trombe, j’ai pensé qu’une chaudière venait d’exploser. Tout cela a duré moins d’une minute. On a eu huit à dix secondes pour prendre une décision. Quitter l’endroit ou rester. Très rares sont ceux qui ont fait un bon départ. Même les plus vifs ont perdu trois ou quatre précieuses secondes avant de comprendre ce qui se passait. Moi, j’étais dans le restaurant de l’hôtel avec des amis, l’éditeur Rodney Saint-Eloi et le critique Thomas Spear. Spear a perdu trois précieuses secondes parce qu’il voulait terminer sa bière. On ne réagit pas tous de la même manière. De toute façon, personne ne peut prévoir où la mort l’attend. On s’est tous les trois retrouvés à plat ventre, au centre de la cour. Sous les arbres. La terre s’est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s’agenouiller. Ils n’explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre. Soudain, on voit s’élever dans le ciel d’après-midi un nuage de poussière. Comme si un dynamiteur professionnel avait reçu la commande expresse de détruire une ville entière sans encombrer les rues afin que les grues puissent circuler.

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Déjà la vie La vie semblait reprendre son cours après des décennies de turbulence. Des jeunes filles rieuses se promenaient dans les rues, tard le soir. Les peintres primitifs bavardaient avec les marchandes de mangues et d’avocats au coin des rues poussiéreuses. Le banditisme semblait reculer d’un pas. Dans les quartiers populaires, comme le Bel-Air, le crime n’était plus toléré par une population exténuée qui a tout connu durant ce dernier demi-siècle : les dictatures héréditaires, les coups d’État militaires, les cyclones à répétition, les inondations dévastatrices et les kidnappings à l’aveuglette. J’arrivais pour ce festival littéraire qui devait réunir à Port-au-Prince des écrivains venant d’un peu partout dans le monde. Cela s’annonçait excitant car, pour la première fois, la littérature semblait supplanter le discours politique dans la faveur populaire. Les écrivains étaient invités à la télévision plus souvent que les députés, ce qui est assez rare dans ce pays à fort tempérament politique. La littérature reprenait ici sa place. Déjà en 1929, Paul Morand notait dans son vif essai Hiver caraïbe que tout finissait en Haïti par un recueil de poèmes. Plus tard, Malraux parlera, lors de son dernier voyage à Port-au-Prince en 1975, d’un peuple qui peint. On cherche encore la raison d’une pareille concentration d’artistes sur un espace aussi restreint. Haïti n’occupe que la moitié d’une île, qu’elle partage avec la République dominicaine, dans la mer des Caraïbes.

Dany Laferrière

Tout bouge autour de moi

Le silence En voyage, je garde toujours deux choses sur moi : mon passeport (dans une pochette accrochée à mon cou) et un calepin noir où je note tout ce qui traverse mon champ de vision ou qui me passe par l’esprit. Alors que j’étais par terre, je pensais aux films catastrophe, me demandant si la terre allait s’ouvrir et nous engloutir tous. C’était la terreur de mon enfance. On s’est réfugiés sur le terrain de tennis de l’hôtel. Je m’attendais à entendre des cris, des hurlements. Rien. On dit en Haïti que tant qu’on n’a pas hurlé, il n’y a pas de mort. Quelqu’un a crié que ce n’était pas prudent de rester sous les arbres. En fait, c’était faux, car pas une branche, pas une fleur n’a bougé malgré les quarante-trois secousses sismiques de cette première nuit. J’entends encore ce silence. Les projectiles Une secousse de magnitude 7,3 n’est pas si terrible. On peut encore courir. C’est le béton qui a tué. Les gens ont fait une orgie de béton ces cinquante dernières années. De petites forteresses. Les maisons en bois et en tôle, plus souples, ont résisté. Dans les chambres d’hôtel souvent exiguës, l’ennemi c’est le téléviseur. On se met toujours en face de lui. Il a foncé droit sur nous. Beaucoup de gens l’ont reçu sur la tête.

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L’échelle

Les employés de l’hôtel

On se relève lentement, comme des zombis dans un film de série B. Des cris dans la cour de l’hôtel. Les bâtiments au fond à droite se sont effondrés. Ce sont des appartements loués sur une base annuelle à des familles étrangères, pour la plupart françaises. Deux jeunes adolescentes s’affolent sur le balcon du deuxième étage. Très rapidement des gens cherchent à leur porter secours. Ils sont trois au pied de l’immeuble. Deux tiennent une échelle. Le jeune homme si vif qui a eu la présence d’esprit d’aller chercher l’échelle dans le jardin grimpe là-haut. La plus âgée des filles parvient à enjamber le parapet. Elle arrive par terre. On l’entoure. Le jeune homme remonte chercher la cadette qui refuse de quitter l’endroit. Elle exige qu’on attende sa mère. On ignorait alors qu’il y avait une troisième personne là-haut. Les sauveteurs travaillent en silence et en sueur. Il faut agir vite, car l’immeuble, qui tient à peine sur ses jambes, pourrait s’écrouler à la moindre vibration. L’adolescente hurle que sa mère est à l’intérieur. Celle-ci, en cherchant une sortie par l’escalier, s’est enfermée quelque part. L’adolescente montre du doigt, en pleurant, l’endroit où se trouve coincée sa mère. Debout dans le jardin de l’hôtel, on a tous les yeux rivés sur cette adolescente qui croit que, si elle descend, on oubliera sa mère. Il y a une grande fébrilité dans l’air, car la terre vient de bouger. La mère finit par se libérer en cassant une vitre. Elle se précipite vers sa fille qui refuse toujours de descendre avant elle. Ce n’est qu’une fois sa mère en bas qu’elle a accepté l’échelle.

Toujours impeccables dans leurs uniformes, les employés de l’hôtel n’ont jamais perdu leur sang-froid. S’il y a eu un léger cafouillis au début, cela venait plutôt du côté des clients qui couraient dans toutes les directions. Il fallait aller chercher certains qui n’arrivaient pas à quitter leur chambre. On les trouvait en train de tourner en rond ou assis sur le lit, le regard hébété. J’observe depuis un moment les employés se démener pour assurer le service. C’est peut-être le fait d’avoir une fonction à remplir qui leur permet de marcher droit alors que les clients titubent. Dès qu’on a faim, ils arrivent, en file indienne, avec les petitsfours qu’ils alignent sur une grande table. On attendait une réception dans la grande salle de congrès, près du restaurant. La nourriture était déjà prête. Nous en bénéficions maintenant. Près de l’étroite barrière qui permet d’entrer sur le terrain de tennis où nous nous sommes réfugiés depuis un moment, se tiennent les gardiens de sécurité. Ils s’efforcent de rassurer les clients. Je dis clients plutôt que touristes, car ces derniers sont rares en Haïti. On n’y trouve que des membres des nombreuses ong qui pullulent dans le pays depuis quelques décennies, des correspondants de presse basanés qui n’arrivent pas à quitter l’île, des hommes d’affaires étrangers discutant à voix basse au petitdéjeuner avec des hommes politiques haïtiens déjà en sueur. On voit passer, dans le jardin, le propriétaire de l’hôtel qui fait sa tournée d’inspection. D’un pas lent, le visage soucieux, il semble perdu dans ses pensées. Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe dans sa tête en ce moment. Les dégâts ne sont pas uniquement matériels. Certains voient s’envoler, en une minute, le travail d’une vie. Ce nuage dans le ciel tout à l’heure c’était la poussière de leurs rêves.

Une petite fête Une femme se promène avec un bébé en pleurs. Je le prends dans mes bras pour le bercer. Il me dévore de ses yeux noirs de souris effrayée. Une attention si soutenue qu’elle finit par m’intimider. La femme raconte qu’elle est sa nourrice. Ses parents sont au travail. Elle venait de lui donner son bain quand la pièce s’est mise à tanguer. Elle n’arrêtait pas de se cogner partout, sans toutefois lâcher le bébé. Elle tente de quitter l’immeuble par l’escalier. Bloqué. Elle revient dans la chambre et parvient alors à poser le bébé en équilibre sur le chambranle de la fenêtre avant de se laisser glisser jusqu’au balcon de l’étage inférieur. Après elle grimpe sur une chaise pour reprendre le nourrisson qui, étonnamment, n’avait pas bougé, comme s’il comprenait la gravité de la situation. Dès qu’elle l’a eu de nouveau dans les bras, il s’est mis à hurler, comme si on l’écorchait vif, pendant deux heures. Puis ses parents sont arrivés en trombe. J’ose à peine imaginer leur angoisse durant le trajet. Ils ont laissé la voiture, portières ouvertes, au milieu de la rue. La nourrice leur a rendu le bébé et ils ont dansé, avec cette joie sauvage, en le tenant serré contre eux. Une nouvelle secousse a rompu la petite fête.

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Dany Laferrière

Tout bouge autour de moi

La salle de bains J’imagine l’effarement de ceux qui étaient dans la salle de bains au moment des premières secousses du séisme. On a tous été pris de court, mais ceux qui se trouvaient sous la douche ont dû vivre un moment de pure panique. On se sent toujours plus vulnérable quand on est nu, surtout couvert d’eau savonneuse. Un grand nombre de ces gens, dans leur précipitation, sont partis en oubliant de fermer le robinet. Les choses L’ennemi n’est pas le temps mais toutes ces choses qu’on a accumulées au fil des jours. Dès qu’on ramasse une chose on ne peut plus s’arrêter. Car chaque chose appelle une autre. C’est la cohérence d’une vie. On retrouvera des corps près de la porte. Une valise à côté d’eux.

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Michèle Lesbre

Parution : avril 2011 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com

© Jacques Leenhardt/Sabine Wespieser

Un lac immense et blanc

Un matin, la narratrice s’en va attendre un homme qu’elle ne connaît pas : elle a envie de nouer une conversation plus intime avec cet étranger qui, le mercredi, dans ce Café lunaire proche du Jardin des plantes, évoque inlassablement Ferrare. Mais l’homme n’arrive pas. Dès lors, le temps s’étire, la ville s’estompe, peu à peu remplacée par d’autres lieux. Au détour d’une rêverie surgit, figure centrale de ses souvenirs, « le lac immense et blanc », noyé sous la neige de l’Aubrac, où Édith Arnaud vécut ses premières amours et ses premiers combats politiques. Elle n’a jamais revu Antoine, le jeune homme en colère qui voulait alors changer le monde. Sa silhouette traverse pourtant le récit

Éditeur : Sabine Wespieser

Biographie

Michèle Lesbre vit à Paris. Elle a commencé voici une quinzaine d’années à écrire des livres qui hantent la mémoire, après avoir fait du théâtre dans des troupes régionales et enseigné dans les écoles. Après avoir écrit des romans noirs, c’est avec Nina par hasard, publié pour la première fois aux éditions du Seuil en 2001 (rééd. Sabine Wespieser, 2010), qu’elle est passée à la littérature générale. Publications   Chez Sabine Wespieser, parmi les romans les plus récents : Sur le sable, 2009 ; Le Canapé rouge, 2007 (prix Pierre-Mac-Orlan et prix Millepages 2007) ; La Petite Trotteuse, 2005 (Prix des libraires Initiales Automne 2005, prix Printemps du roman 2006, prix de la ville de Saint-Louis 2006). Ces ouvrages ont été réédités chez Gallimard, coll. « Folio ».

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et bientôt se superpose à celle de l’Italien du delta du Pô, dont les brumes hantent le paysage mental de la narratrice. Peu importe le temps qui passe, la perte des illusions et les rendez-vous manqués. Dans le silence et la lumineuse blancheur de cette journée particulière, la solitude d’Édith n’a pas le goût des renoncements. Ses dialogues loufoques avec le corbeau freux du Jardin des plantes sont bien au diapason de la mélancolie joyeuse de son existence. Une fois encore, Michèle Lesbre tend avec une bouleversante justesse le fil d’une vie minuscule à laquelle ses mots donnent tout son sens.

Ses mains. Des mains fripées, déjà, les doigts un peu enflés, la peau sèche et rougie, les ongles ourlés de noir. De la gauche il tient sa tasse tandis que la droite dessine des cercles sur le zinc. Il me demande ce que je fais dans la vie, me pose la question avec une insolence spontanée et joyeuse qui ressemble à sa jeunesse. Je ne réponds pas. Nous sommes seuls dans le bar minuscule, accoudés au comptoir. Une musique en sourdine accompagne les gestes du serveur qui semblent suivre le rythme sec et rapide. Je ne réponds pas et je n’ai aucune envie d’entamer une quelconque conversation. Je suis entrée là pour me réchauffer et tenter de réfléchir à ce que je vais inventer pour meubler cette journée qui commence de bien étrange façon. De toute manière je ne saurais répondre, impossible d’évoquer l’homme qui n’était pas dans le train de 8 h 15, pas davantage l’oiseau qui m’attend peut-être, trop intime, trop incertain, je ne suis sûre de rien au fond alors cela n’aurait aucun sens de répondre. J’entrevois son visage dans la glace, derrière les verres et les bouteilles, je me demande si tout son corps est aussi abîmé que ses mains, la pensée qu’il pourrait l’être me fait mal. Il est vraiment très jeune et sa question me paraît d’autant plus incongrue. En quoi ma vie peut-elle l’intéresser ? Il a un drôle de sourire, me trouve-t-il ridicule ? Le bonnet sans doute, oui le bonnet, l’hiver je le porte toujours, un cadeau. Si je le quittais, mes cheveux blancs le dissuaderaient-ils d’insister ? J’aimerais plaisanter sur mes petites manies, histoire de lui signifier que je ne suis pas dupe, que son sourire en dit long sur l’idée qu’il se fait de moi et que je me moque bien de cette idée.

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De cela non plus je ne suis pas sûre. Deux hommes entrent dans le bar et nous rejoignent au comptoir, deux ouvriers du bâtiment semble-t-il. J’espère qu’ils vont faire diversion, mais mon voisin insiste. Je n’ai nulle envie de lui être désagréable, ni de m’engager dans une explication de mon silence. La présence des deux hommes m’incite à mettre fin à ce petit jeu. Je cède et le regrette aussitôt, Ce matin mes habitudes sont chamboulées, alors je tente de m’adapter. Il éclate de rire, Nous avons tous des habitudes, en fait vous ne voulez pas me répondre. Je lui souris. Je me vois soudain en spectatrice de la scène, je ne me plais pas. Les deux hommes feignent de nous ignorer, la musique s’arrête, et ce moment suspendu me fait espérer la fin de notre échange. Nous avons tous des habitudes, répète-t-il en se penchant vers moi. Il sent la terre et je regarde ses mains. J’ai envie de lui demander ce qui les met dans cet état, je me contente de boire mon café et de payer. La musique reprend et j’en profite pour sortir. Au moment où je franchis la porte, j’entends une dernière fois, Les habitudes… Le mot est prononcé avec insistance, j’imagine la jeunesse effrontée qui rayonne dans mon dos, je pense aux mains que des travaux martyrisent, à des corps jeunes que la vie broie parfois. J’hésite à me retourner pour lui sourire encore, je renonce. Le trottoir est gelé. Après quelques pas, je retourne devant l’entrée du Jardin des plantes, les gardiens se sont peut-être décidés à ouvrir les grilles. La neige recommence à tomber, d’énormes flocons s’écrasent sur mon visage. J’ai oublié mes gants quelque part, dans le bus ou sur le comptoir du café, mais je n’ai aucune intention d’aller les chercher. C’est la première et la dernière fois que je mets les pieds dans cet endroit et dans cette rue où je ne passe jamais. Je me retourne de temps en temps, au cas où quelqu’un essaierait de me rattraper pour me les rendre. Le trottoir est désert, on ne voit que la trace de mes pas qui disparaîtront bientôt sous la neige. Il est presque l’heure à laquelle j’entre chaque matin dans mon bureau. Tous les autres, qui se succèdent dans le même couloir, sont sans doute dans cette effervescence matinale qui m’insupporte. À quoi bon faire semblant ? J’entends les talons de la jeune secrétaire qui va et vient entre la machine à café et les étages, elle laisse un parfum de muguet derrière elle, elle a vingt ans tout au plus et sème une jolie pagaille dans les bureaux d’en haut. Les portes du jardin sont encore fermées. Un gardien s’avance et, comme je m’étonne, il m’explique, C’est à cause de la neige, en raison des accidents qu’elle pourrait occasionner. Nous n’y croyons ni l’un ni l’autre. Je m’engage dans la rue Buffon sans trop savoir où aller puisque décidément tout se dérobe. Ce jardin interdit me met en rage. Je le traverse chaque matin et cet empêchement est insupportable même si je ne vais pas à mon bureau aujourd’hui. Je fais demitour pour le contempler à nouveau derrière les grilles au lieu de m’abandonner à une vaine colère.

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Le ciel pâle fait écho à la blancheur immaculée. Les arbres flottent dans une brume nacrée que la neige tient en suspens. Au loin, de dos, Buffon navigue sur sa stèle comme sur un radeau de fortune. Quelque chose de l’enfance m’envahit soudain, quelque chose de confus, de doux aussi que pourtant je voudrais ignorer, sans raison précise. Derrière moi la ville s’estompe, elle se laisse avaler par tout ce blanc qui se répand sur elle. Et puis des mots résonnent dans ma mémoire et aussi la voix qui les prononçait des dizaines d’années en arrière, Un lac immense et blanc ! Un lac immense et blanc ! Je revois la mince silhouette d’Antoine se roulant dans la neige comme un chien fou. Nous étions trois à le suivre des yeux sans oser le rejoindre, c’était si beau. C’était dans un autre monde, un autre temps. C’était peut-être même un songe. Le souvenir d’Antoine, si radieux lors de ces quelques jours où nous vantions la lutte des classes dans les campagnes silencieuses, fait surgir des larmes. Nous sortions à peine de l’adolescence. La voiture était chargée de tracts et de brochures que nous diffusions généreusement sur notre passage, dans des villages impassibles et des villes engourdies par le froid. Nous les commentions lorsqu’un auditoire modeste consentait à nous écouter. Antoine était le plus âgé d’entre nous, il conduisait la voiture, étant le seul à posséder le permis, il conduisait aussi l’expédition à laquelle le lac immense et blanc avait mis fin. La 2 cv n’avait pas supporté la tempête et avait rendu l’âme. J’essaie de retrouver des images précises du visage de Lise, de Jean, d’Antoine, mais ils sont aussi flous que ce jardin derrière le voile givré. Je n’entends que la voix d’Antoine qui se perd au loin et qu’un écho imaginaire me renvoie comme un appel. Je me demande ce que sont devenus Lise et Jean, ce que nous sommes devenus sans Antoine. Puis tout se brouille, ce temps lointain semble se détacher de moi et s’efface sur l’écran vide de l’inaccessible jardin. Je divague entre le présent provisoire et tout ce blanc atemporel.

Michèle Lesbre

Un lac immense et blanc

* La nuit, déjà, il avait neigé dans mon sommeil et j’avais cru entendre la voix de l’Italien me dire avec cet accent que j’aime, Viens voir, tout est blanc… Il était impossible qu’il soit là mais je m’étais tout de même levée et approchée de la fenêtre. La rue traçait une balafre claire, il avait bel et bien neigé. Une ville en noir et blanc se blottissait sous un ciel en apparence absent. Il n’est jamais venu chez moi, l’Italien, je ne le connais pas vraiment, on ne peut appeler ça connaître quelqu’un, se croiser dans un café sans échanger le moindre mot, pourtant j’avais décidé d’aller l’attendre à son train de 8 h 15, ce matin, et de l’aborder. J’avais pris un jour de congé. J’étais donc là, cette nuit, plantée devant la fenêtre de ma chambre, immobile, à regarder la neige scintiller dans la lumière froide des réverbères. Le jour était encore lointain. J’avais un peu le vertige à cause du tourbillon incessant qui

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Marcus Malte

Les Harmoniques

Éditeur : Gallimard Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

© Catherine Hélie/Gallimard

plongeait et s’abîmait sur le sol. On aurait dit qu’il neigeait aussi à l’intérieur, l’ombre des flocons glissait sur mes murs. Les palpitations d’une machine résonnaient quelque part, dans la cuisine sans doute. D’habitude, ces bruits minuscules et familiers me bercent, ils n’étaient plus soudain qu’une rumeur encombrante. Et puis j’avais eu froid, je m’étais recouchée en pensant que cet homme prenait décidément beaucoup de place, trop. Je ne savais plus si je devais vraiment aller à la gare et lui faire la surprise de ma présence sur le quai, ni ce que j’allais dire pour la justifier. Je cherche les mots exacts que j’avais cru entendre dans mon sommeil, Venez, Viens… Je ne sais plus. Je ne connais de lui que sa voix, son allure un peu lasse, un peu résignée, et les courts instants du mercredi au Café lunaire où je m’arrête chaque matin avant de traverser le Jardin des plantes et où il parle sa langue avec le serveur, de tout et de rien, et aussi de leur ville natale, Ferrare. C’est beaucoup pour moi, Ferrare. Il me semble y retourner chaque mercredi matin quand il arrive au Café lunaire. Je fais de drôles de rencontres dans les bars le matin. J’aime la clientèle un peu ahurie, un peu hagarde. J’ai toujours aimé les bars, cette proximité même factice. Ce qui me plaît c’est une apparente complicité dont je me contente dans l’épreuve du jour qui s’annonce et dont on ne sait rien encore. Très jeune, j’y restais longtemps à boire des cafés en scrutant les visages des hommes qui venaient s’accouder devant un verre, silencieux, presque recueillis, souvent simplement rêveurs. J’attendais qu’ils s’aperçoivent de ma présence, j’attendais jusqu’à ce qu’un regard se pose sur moi. Je le soutenais quelques secondes et je m’en allais. Quelque chose me fascinait dans ces brèves apparitions, l’idée de leur effacement, je crois, j’en éprouvais alors un vague et voluptueux désespoir. J’arrivais en retard au lycée et j’essayais de me souvenir d’eux, de tout ce qui pouvait les rapprocher de mon père, du souvenir que j’avais de lui. Aujourd’hui, il m’arrive d’oublier ce qui me rend invisible aux yeux des hommes, j’oublie que je vieillis. Je ne croise plus leur regard mais je garde cette habitude du café le matin, passage obligé entre la lenteur de la nuit et la frénésie du jour. Je continue d’aimer les présences aléatoires, les décors changeants, le jeu d’ombre et de lumière qui les anime.

Biographie

Marcus Malte est né en 1967 et vit depuis ce temps à La Seyne-sur-Mer. Il a fait des études de cinéma, a été musicien de rock, de jazz et de variété. Puis il s’est lancé dans l’écriture pour les adultes, plus particulièrement des romans noirs, et pour la jeunesse. Il est sans conteste devenu en quelques années l’un des auteurs les plus novateurs et remarqués du roman noir français. Publications   Parmi les romans et nouvelles les plus récents, publiés chez Zulma : Toute la nuit devant nous, 2008 ; Garden of Love, 2007 (rééd. Gallimard, coll. « Folio Policier », 2009) ; Intérieur nord, 2005 ; La Part des chiens, 2003 (rééd., Gallimard, coll. « Folio Policier », 2008); Et tous les autres crèveront, 2001.

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Une voiture roule à travers la nuit et des nappes de jazz qui s’échappent d’un autoradio. À son bord, Mister, pianiste de jazz, Black amoureux de Trane et de Lady Day et Bob, son complice, son frère de cœur, ancien prof de philo reconverti en chauffeur de taxi. Encore plus que Monk ou Getz, lui vénère les classiques grecs et Schopenhauer. Les deux hommes foncent vers la capitale mus par l’obsession de Mister : Vera, une jeune femme qu’il a récemment rencontrée, vient d’être retrouvée morte, brûlée vive. Les coupables ont été arrêtés sur le champ, mais Mister ne croit pas à la version officielle et décide de mener sa propre enquête. Ses questions et sa curiosité

vont les amener à lever le voile sur une histoire qu’il aurait mieux valu garder secrète, et à côtoyer une faune peu recommandable. Au fil de l’enquête et de leurs rencontres, Mister et Bob s’enfoncent dans une gigantesque machination qui se terminera dans la violence et l’horreur, et par une balade sur le front yougoslave… Entre l’ombre et la lumière, la violence et la mélancolie, Les Harmoniques est un incroyable roman noir, clair obscur plutôt. Une mélopée déchirante qui mêle le politique, la passion, la révolte et le sexe. Comme tous les grands standards du blues…

10 Au cours des nuits qui suivirent, Mister dormit encore moins et encore plus mal qu’à l’ordinaire. Repos chaotique. De façon systématique cela s’achevait par un réveil en sursaut, la sueur au front, le cœur au galop. Sous sa gorge battait une grosse veine gonflée de sang. Bien qu’il ne conservât aucun souvenir précis des cauchemars qui le renvoyaient sans ménagement par-delà la ligne blanche du sommeil, il était persuadé que ceux-ci naissaient et s’épanouissaient sous l’aile maléfique du corbeau. L’oiseau noir l’habitait, croyait-il. Le volatile avait planté ses serres dans la meuble matière de sa cervelle et n’aurait de cesse qu’il ne la becquetât tout entière. Ainsi qu’il l’avait fait pour Vera Nad. Ainsi qu’il était peut-être en train de le faire pour Josef Kristi. Le cercle s’élargissait. De plus en plus, glissant sur la pente de l’empathie, Mister se sentait y appartenir. À son tour il entrait dans la danse, dans la ronde macabre où une place lui était retenue. Une main dans celle de la comédienne, l’autre dans celle du peintre. Qu’est-ce qui les unissait sinon une trop grande sensibilité ? Le charognard s’attaque d’abord aux morceaux les plus tendres.

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Vera avait succombé la première. Quand Mister émergeait en nage du cloaque de ses mauvais songes, l’image qui s’imposait à son esprit hagard était le visage de la jeune femme. Son cou de cygne. Son teint pâle. Ses iris d’ambre foncé. Et ce n’était pas tout : même en état de veille il lui arrivait souvent d’entrevoir la gracile silhouette qu’entre toutes il croyait reconnaître. Ici ou là, parmi la foule dans le métro, sur un quai, sur un boulevard, à la lueur d’un réverbère ou à la faveur d’un phare, et combien de fois l’avait-elle visité le soir dans l’atmosphère enfumée du Dauphin Vert, apparaissant soudain, toute nimbée de ce brouillard délétère, et revenant à lui comme une défunte fiancée naguère injustement condamnée aux limbes et aujourd’hui enfin relaxée. Cloué sur scène à son piano, Mister la regardait s’approcher. Dans ces moments-là seuls ses doigts gardaient le tempo, son pouls allant crescendo jusqu’à défier une quelconque mesure. Mais ce n’était pas elle, bien sûr. Juste un reflet, de faux airs, une esquisse qui s’avérait grossière. Après le visage de la jeune femme, la seconde image qui frappait Mister au réveil était… le visage de la jeune femme peint par Josef Kristi. La série des douze toiles découverte à la galerie restait gravée dans sa mémoire. Il pouvait les faire défiler une à une et les contempler encore et encore dans leurs moindres détails. Il ne s’en privait pas ; et le trouble, et l’insidieuse et douloureuse angoisse que cette expérience distillait en lui ne cessaient de croître. Ce n’était pas tant que la ressemblance entre l’original et son portrait était à ce point bouleversante, c’était surtout que le peintre avait touché le fond de l’âme de la jeune femme. Au-delà des apparences, au-delà des masques, au-delà même de la chair et du sang, il avait su exprimer cette vérité nue que Mister n’avait pu qu’effleurer et dont la nature présentait à ses yeux quelque chose d’absolument terrifiant. Le peintre avait percé à jour le secret de Vera Nad. Dans ses toiles coulait l’essence du mal. Alors oui, la jeune femme avait succombé mais la danse continuait. Sinon par le corps, du moins par l’esprit, Vera était toujours en vie. Et cela durerait tant que les mains du pianiste et celles du peintre la soutiendraient. Ne fût-ce qu’à cette fin, Mister avait besoin de Josef Kristi. Il se demandait si celui-ci n’était pas sur le point de lâcher prise, lui aussi. Au vu des œuvres de l’artiste, cette crainte était légitime. Mister ne voulait pas se retrouver seul. Il redoutait d’avoir à supporter seul le poids des morts. Il n’était pas sûr de ses forces. L’oiseau noir lui faisait peur. Que Mister ouvrît les paupières, qu’il ouvrît ses stores ou l’abattant de son clavier, il lui semblait que chacun de ces gestes s’accompagnait d’un sinistre froissement d’ailes. Il devait à tout prix rencontrer le peintre avant qu’il ne soit trop tard. Mais il n’était pas maître de cette décision. Les jours passaient et il n’avait aucune nouvelle de la galerie Rankin. Le téléphone ne sonnait pas.

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Ces journées et ces nuits furent lentes et difficiles. Pendant ce temps, dans son coin, Bob plantait des clous. Virtuellement, cela va sans dire – car l’unique fois de sa vie où il avait tenu le manche d’un marteau, il y avait perdu du même coup l’ongle de son petit doigt et sa foi aveugle et juvénile en une certaine doctrine prônant la mise en commun des outils de production. Les pointes que Bob s’enfonçait dans le crâne ne servaient qu’à y fixer les divers éléments de l’affaire : infos, questions, déductions, hypothèses et cætera. Pléthore de bouts de papier volants griffonnés à la hâte et dont les cloisons de son cerveau se retrouvèrent bientôt tapissées de haut en bas et de long en large. Qui eût pénétré cet antre se serait cru dans une de ces bonnes vieilles mjc de quartier, devant la plaque de liège réservée aux petites annonces. Bob appelait ça : rassembler ses idées. Dès le premier soir, de retour de leur visite à la galerie, il s’était laissé choir dans son vaste fauteuil en cuir afin de faire retraite. Réfléchir. Ressasser. Keith Jarrett en boucle sur la platine. C’est ainsi que Betty l’avait trouvé en rentrant à son tour de ses pérégrinations par le vasistas de la cuisine. Elle avait poussé au pied du fauteuil sa petite sérénade de famine, de misère, de pitié, puis de séduction, puis d’indignation : rien n’y avait fait. Son maître était ailleurs. À défaut de miettes de thon, elle s’était résignée à chercher un peu de chaleur au creux de ses cuisses. Nichée. Pelage contre côtes de velours. La chatte avait fermé avec indolence ses yeux verts. Cet aparté s’était prolongé trois heures d’affilée. Bob épinglait ses fameux pense-bêtes. Il considérait comme un avantage sur Mister le fait de n’avoir pas connu Vera Nad, ou si peu. Il l’avait croisée à trois ou quatre reprises. Il avait souvenir d’un visage d’ange, c’est vrai, d’une jeune femme sage, réservée. D’une fille en âge d’être sa propre enfant… Son esprit avait vagabondé quelques instants autour de cette dernière pensée. C’était amer et c’était doux. Un poids léger sur la poitrine. Bob n’avait pas d’enfant. Il avait eu Flint, il avait eu Casanova, il avait eu La Goulue et les presque jumeaux Stan et Laurel, il avait eu Lady Chattelaide. Aujourd’hui il avait Betty. (Sa main avait quitté l’accoudoir pelé et ses doigts s’étaient enfoncés dans le poil du félin d’un geste machinal.) Quand cela était devenu plus amer que doux, il avait resserré les boulons – toujours aussi virtuellement. Autant Mister fonctionnait à l’affect et à l’instinct, autant lui, Bob, se devait de faire preuve de pragmatisme et de rigueur. Un métronome, oui. Sans fluctuation possible, sans relâchement dans le tempo. Ce n’était pas un corbac de malheur qui allait l’impressionner. Des faits. Des données. Qu’avait-on à se mettre sous la dent ? Vera Nad, vingt-six ans, originaire de ce que l’on appelait encore, parfois, l’ex-Yougoslavie. Où exactement ? Quelle région ? (À vérifier.) Débarquée en

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France alors qu’elle avait une vingtaine d’années. Pas de famille recensée dans le pays. Pas de petit ami non plus (à vérifier). Consacrait la majeure partie de son temps à étudier l’art dramatique. Des cours réguliers à l’Atelier Lazare sous la férule de Madeleine Stein. Des petits rôles dans des petites productions indépendantes – quatre planches et deux tréteaux et on se lance, ça ne mange pas de pain, ça n’en donne pas non plus à manger, ça fait de l’expérience. À côté de ça, la course aux castings. Pub, télé, ciné. Il faut bien vivre. Plus souvent figurante qu’autre chose, simple apparition noyée dans la masse, en arrière-plan, limite hors cadre. Pas de texte, rien à répliquer. Cachetons. Divers petits boulots pour combler les creux parce qu’il en reste et de nombreux. Baby-sitting, ménages, prospection téléphonique, des demis et des quarts de Smic. Quoi d’autre ? Modèle pour artistes peintres. Peut-être au singulier. La rencontre avec Josef Kristi. Où ? Quand ? Comment ? (À vérifier.) Elle pose pour lui. Elle se met à nu pour lui. Quoi d’autre ? La dope. Elle n’avait pas l’air d’y toucher mais c’est pourtant la thèse que défendent ses meurtriers. Selon leurs dires, la jeune femme dealait. Elle aurait tenté de les blouser. Les comptes qu’elle leur a présentés n’étaient pas justes : ils les ont réglés à leur façon. Ça n’aurait dû être qu’un avertissement mais les choses ont mal tourné. Voilà comment ils ont présenté l’affaire. Sales petites crevures. C’est leur parole contre son silence (à vérifier, bien sûr, mais toute l’histoire est précisément là). Pour finir, Vera Nad avait été aspergée d’essence puis brûlée vive. On avait retrouvé ce qui restait de son corps dans un entrepôt abandonné du côté de Montreuil. Quoi d’autre après ça ? La chatte dormait depuis longtemps. Une boule tiède, vivante, sur les genoux de Bob. Il n’avait pas eu le courage de la réveiller, ce qui constituait un excellent prétexte pour ne pas bouger. Il ratissait le poil de la bête du bout des doigts. Ses yeux commençaient à le piquer. Ses pensées s’effilochaient. Il ne restait plus beaucoup à tirer avant le lever du jour. Bob avait étendu les jambes et laissé reposer sa nuque sur le dossier du fauteuil. Il avait fermé les paupières à son tour. Keith Jarrett jouait désormais dans le noir. Flying. Part one. Part two. Keith planait, porté par ses deux acolytes, Gary Peacock, Jack DeJohnette. Trio lunaire. Ils avaient décollé, ils évoluaient dans leur pays imaginaire, et Bob avait fini par s’assoupir en caressant l’espoir de pouvoir les y accompagner.

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Bernard Marc et Maryse Rivière Parution : février 2011 Responsable cessions de droits : Patricia Roussel proussel@calmann-levy.fr

© John Foley/Opale/Éditions Calmann-Lévy

Le Fracas des hommes

1909, Louis Tréhen monte à la capitale pour étudier la médecine et s’apprête à découvrir Paris, et ses deux visages : les éclats de la Ville lumière et la vie miséreuse des laissés-pourcompte. Au fil de ces années qui précèdent la guerre, il va tracer son chemin, nouer amitiés et liaisons et conforter surtout sa vocation de médecin. 1919, Louis est immobilisé dans une gangue de zinc à l’hôpital maritime de Berck-sur-Mer. Parti au front pour soigner les soldats, il a connu la souffrance des hommes. À son tour touché lors d’un bombardement, il attend que la douleur s’endorme et que son état s’améliore.

Éditeur : Calmann-Lévy

Biographie

Bernard Marc a grandi à Belleville. Il est historien des sciences, et ses travaux ont principalement porté sur le service de Santé en 1914-1918. Médecin des hôpitaux, il est expert auprès de la cour d’appel et anime la médecine légale au centre hospitalier de Compiègne. Il est l’auteur de Profession : médecin légiste, le quotidien d’un médecin des violences, publié en 2009 aux éditions Demos, et coauteur de plusieurs ouvrages historiques sur les combattants de la Grande Guerre. Maryse Rivière a longtemps sillonné le monde, aujourd’hui, elle le raconte. Auteur éclectique, elle navigue entre les genres, alternant monographies historiques, romans policiers et nouvelles. Publications   De Bernard Marc : Profession : médecin légiste, le quotidien d’un médecin des violences, Demos, 2009 ; Aviateurs de la Grande Guerre, avec Pierre Robin, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2005. De Maryse Rivière : Le Roman de Gournay, Liv’Éditions, 2008 ; Sous le signe de la souris, Liv’Éditions, 2008.

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Difficile pour un médecin d’ignorer ses symptômes : pour s’en détacher, il entreprend d’écrire et de lire à ses compagnons d’infortune le récit de ses plus belles années. Là où la vie aurait mieux fait de s’arrêter. Dans ce roman initiatique écrit à quatre mains, Maryse Rivière et Bernard Marc entremêlent l’histoire de ces deux Louis : le premier, jeune et heureux, le second, broyé par la guerre. Ils nous entraînent dans un Paris pittoresque, celui d’Apollinaire et de la bande à Bonnot, pour nous faire partager le destin malheureux de ces sacrifiés de l’aube du XXe siècle.

La nuit, j’ai l’impression de ne pas dormir ou de dormir éveillé. Je marche en rêve dans ce bois où des carrières cachaient notre hôpital temporaire, au nord de Compiègne. Je monte le long chemin jonché de feuilles mortes et de brindilles qui cèdent sous mes pas avec un bruit sec. Les canons se sont tus, les fusils ne tirent plus. Tout est calme, je marche seul et sans peur. En haut du chemin, dans une clairière, se déploie la carrière abandonnée. J’avance au milieu des blocs de pierre et pénètre à l’intérieur de la roche excavée qui forme de profondes grottes servant d’abris naturels à notre installation. Nous en avions fermé les ouvertures et aménagé les espaces en deux étages avec des planchers de bois. Tout est intact, vide et silencieux. Je déambule dans les galeries, caressant des mains la pierre imprégnée de notre souffrance, traversée par l’écho mystérieux et lointain de nos paroles. Je crois entendre la voix de Morel, le médecin-chef, ou celle de Plantey, le pharmacien, à moins que ce ne soit celle de Dutreuil, l’infirmier, m’appelant au chevet d’un blessé. Je reconnais chaque lieu : nous avons opéré dans l’urgence sur ces blocs en forme d’autels ; les hommes se réchauffaient autour de ce foyer éteint ; cette grotte plus large, plus aérée, abritait les ypérites ; ici nous avions créé un dortoir, là un mouroir… La roche n’a pas oublié… la forêt aussi s’en souvient, qui transperce les pierres de ses racines, mêle ses branches vivantes au minéral morne et silencieux. J’avance encore et je tombe sur les sculptures creusées dans le calcaire par des poilus. Un légionnaire a représenté une tête de femme jaillissant de la paroi : sa bouche ouverte et tordue pousse un cri muet. Dans un angle, une statue de Jeanne d’Arc que le sculpteur a voulu fière et majestueuse comme la victoire attendue, quelques représentations de femmes dodues en corset et culotte à dentelle, des visages de pioupious, des croix de Lorraine. Au fond

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d’une sombre excavation, le prêtre-brancardier célébrait la messe ou l’office des morts à la lumière des bougies. Je marche dans les carrières des Chauffours, la nuit, jusqu’à épuisement, comme un damné ; je suis un fantôme, un somnambule qu’il ne faut pas éveiller de peur qu’il ne tombe. Je referme le journal dans lequel il n’est question que de frontières, de responsabilités, de réparations et d’une Société des Nations. Je pense à ceux qui ne reviendront plus… je ne pense qu’à ça… « Le fait de la guerre ne peut être oublié », dit Clemenceau. Qu’il soit entendu ! Il y a peu, j’étais aide-major de première classe dans une ambulance, l’une de ces unités chirurgicales qui se déplaçait d’un bout à l’autre du front, au rythme des combats. Nous cheminions des heures, parfois à travers champs, pour atteindre notre secteur, laissant les grands axes aux convois poussifs de l’artillerie. Les premiers temps, notre ambulance nous donnait l’air d’un cirque allant de village en village, avec ses chariots tirés par des chevaux. Les mois passant, nous fûmes équipés de petits camions pour avancer sur les routes. Au printemps 18, notre équipe fut appelée dans la zone de Compiègne où l’offensive du Kaiser était d’une puissance effroyable. Nous ne savions pas encore que cette violence était celle de la dernière chance. Comme un moribond secoué par un spasme qui annonce la mort imminente, l’armée de Guillaume se débattait rageusement. L’hôpital de campagne où nous opérions depuis deux mois se dressait au cœur d’immenses carrières aménagées par les territoriaux, au lieu-dit des Chauffours. L’endroit était insolite. Je trouvais à ces carrières un aspect dantesque par la hauteur et la noblesse de la pierre, l’étrangeté du décor et la rusticité de notre installation. L’effet se trouvait renforcé par la présence d’une nature indifférente. Notre équipe avait atteint son rendement maximum : officiers, sousofficiers, infirmiers et tringlots ne dormaient quasiment plus. Nous nous débattions avec toutes sortes de blessés, dont un nombre impressionnant de gazés. Comme aux pires moments de la guerre, nous n’étions plus ravitaillés ; la tension et la fatigue étaient telles que notre organisation en souffrait. Chaque jour, nous formions tant bien que mal un convoi de voitures sanitaires pour évacuer les blessés vers les hôpitaux de l’intérieur, ne gardant sur place que les blessés légers et ceux qui n’étaient pas transportables. Quand le tonnerre des explosions cessait, l’atmosphère était emplie de râles et de bruits de toux. Notre organisation devenait désastreuse. Le médecin-chef m’ordonna de prendre un peu de repos, mais, comme je ne parvenais pas à fermer l’œil, je donnai un coup de main à Dutreuil, mon sergent-infirmier, et l’aidai à évacuer un groupe de gazés. Cette opération ne devait pas prendre plus d’une

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heure et ne présentait aucun risque particulier. Dutreuil avait dirigé les brancardiers et nous avions chargé six hommes dans le véhicule sanitaire avant de rouler jusqu’à la voie ferrée de Ressons-sur-Matz, où un train et des infirmières de la Croix-Rouge nous attendaient en rase campagne. Nous entendions la canonnade ininterrompue au loin. Dans le champ de betteraves proche, on avait étalé un drap blanc avec une immense croix rouge, un symbole qui ne protégeait plus personne. Nous transférions notre troisième gazé, quand un bruit de moteur retentit au-dessus des nuages. Deux Fokker allemands plongèrent sur la voie ferrée au moment où je levai la tête. J’entendis le crépitement sec des mitrailleuses, puis je sentis un choc violent dans la hanche et la cuisse. Après, plus rien.

Bernard Marc et Maryse Rivière

Le Fracas des hommes

Je suis tombé sans avoir combattu. À mon réveil au poste de secours, comprenant ce qui s’était passé, je demandai : « Combien de survivants ? » Éludant ma question, un infirmier me répondit que j’avais eu beaucoup de chance. Quelques jours plus tard, j’apprenais que Dutreuil était mort ainsi que nos six blessés… Quelque chose en moi s’est éteint ce jour-là. Je suis resté six mois dans un hôpital provisoire de Compiègne, où les chirurgiens soignaient mes plaies avec des irrigations de Dakin, se demandant s’ils allaient amputer ou non. Optant pour la seconde solution, ils opérèrent ma jambe plusieurs fois. J’ai appris à appréhender le monde sur le dos, à affronter les deux ennemis de l’homme couché : l’ennui et les escarres. Quelques jours après l’armistice, on m’a transféré au Val-de-Grâce où je suis resté trois mois, la jambe bloquée dans une gouttière de zinc. Devant le peu d’entrain que mettait ma moelle osseuse à se refaire, le médecin-chef du Val-de-Grâce m’a expédié à l’hôpital Maritime de Berck-sur-Mer, spécialisé dans les maladies osseuses. Quand je suis arrivé ici, j’avais établi mon propre diagnostic : la fracture du fémur et celle du bassin présentaient tous les symptômes d’une ostéomyélite. Pour ce genre de complications, il n’existe qu’une thérapeutique, en dehors du curetage et de la désinfection : la longue, très longue immobilisation. J’imaginais le cataclysme dans les tissus osseux, la guerre interne, les efforts de la matière organique pour tendre vers la guérison. Tout ce que je trouvais d’admirable dans le corps d’autrui, ce système de défense organisé contre la maladie, je le vivais à présent de l’intérieur, dans ma propre chair. À peine arrivé à Berck, on m’a pendu à un gibet pour me fabriquer une coquille de plâtre qui part du dos et se prolonge par une gouttière de zinc enfermant ma jambe malade. Deux fenêtres permettent le drainage. Je ne crains plus l’amputation ni la paralysie, mais j’ai vu ma jambe quand ils l’ont plâtrée, elle a raccourci d’une demi-dizaine de centimètres. Je resterai boiteux.

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Gaëlle Obiégly

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Le Musée des valeurs sentimentales

Éditeur : Verticales Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr

© Catherine Hélie/Verticales

La chambre est claire, les fenêtres ouvrent sur le ciel aux nuages effilochés qui témoignent de la présence de la mer. Quatre lits en fer se font face, occupés par des blessés de guerre présentant des complications osseuses. Je suis le seul à n’avoir jamais utilisé une autre arme que le bistouri. Ma connaissance des techniques guerrières se réduit au mal qu’elles peuvent faire aux hommes. Et sur ce chapitre, je peux en dire beaucoup. Le dernier étage est réservé aux officiers, les autres aux simples soldats, mais les notions de hiérarchie sont gommées par la souffrance. Les hommes se mélangent, sympathisent, jouent à la manille et fument ensemble. Avoir partagé la même boue des tranchées a dans une certaine mesure bouleversé l’ordre établi. Les jours se succèdent sans fantaisie. Mes compagnons et moi sommes entrés en renoncement comme on entre en religion, dans la gravité. Certains ont de brefs accès de colère mais peu se révoltent encore. Quand ils le font, ils s’en prennent à la vie et à Dieu qui a permis cela. Ils en veulent aux chefs de guerre, aux officiers, à l’état-major, mais comme ils ne savent pas les nommer, ils s’en prennent de préférence à Dieu. Les plus atteints sanglotent dans leur lit, la nuit. D’autres ont un regard étrange et lointain. Un lit en face du mien est occupé par le lieutenant Jacques Mougin, fils d’un lieutenant-colonel de cavalerie. Il s’est jeté dans la guerre à l’âge de vingt ans comme un enragé, a servi dans toutes les armes : la cavalerie, l’infanterie et pour finir l’aviation. C’est un exalté, un catholique fervent, descendant d’une famille de hobereaux. Il incarne le monde déchu de la vieille noblesse provinciale, attachée à ses principes de devoir et au sens du sacrifice. J’ai envie parfois de lui préciser que le roi est mort, mais je me retiens afin de ne pas le heurter. Sa passion pour l’aviation lui a été fatale. Nous l’appelons « l’aviateur ». Mougin a été blessé une première fois, au cours d’une sortie de reconnaissance photographique. La deuxième fois, il a failli brûler vif dans son Farman à cause d’une panne de moteur. La troisième fut la bonne : frappé par les tirs allemands, son avion détruit, il coupe le moteur et plane un moment avant se fracasser au sol, à la limite des lignes ennemies. On le transporte à dos d’homme au premier poste de secours. Il a les jambes et le bassin brisés. Il est transféré d’hôpital en hôpital avant de se retrouver à Berck, en face de moi. Il est corseté des pieds jusqu’aux aisselles depuis plus d’un an. Nous partageons les mêmes doutes, les mêmes souffrances, mais je le sens mentalement plus résistant. Nous communiquons beaucoup par les yeux, c’est une chance de l’avoir dans mon champ de vision. Quand je perds pied, il m’intime du regard l’ordre de ne pas me décourager et j’obtempère ; quand c’est son tour de couler, je lui renvoie le même type de regard, et il me sourit.

Biographie

Née en 1971 à Chartres, Gaëlle Obiégly a fait des études d’art puis de russe avant de publier son premier roman en 2000. Elle a publié depuis quatre autres romans. Elle est également l’auteur de Petit éloge de la jalousie (Gallimard, coll. « Folio », 2007) et, pour la jeunesse, du livre Le Coyote et la Fée (Le Baron perché, 2007). Gaëlle Obiégly rejoint les éditions Verticales avec cette sixième fiction. Publications   Chez Gallimard, coll. « L’Arpenteur » : La Nature, 2007 ; Faune, 2005 ; Gens de Beauce, 2003 ; Le Vingt-et-un août, 2002 ; Petite figurine en biscuit qui tourne sur elle-même dans sa boîte à musique, 2000.

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Lors d’un souper mondain donné au Luxe, en l’honneur du sculpteur Pierre Weiss, on se presse autour de la table du directeur. Bientôt la fête va dépasser les bornes de la bienséance. La disparition impromptue de l’artiste, signe d’une rébellion espiègle, provoque une série d’accidents en chaîne, avant que la nuit ne s’achève en catastrophe générale. Il n’y a pas que l’artiste qui a disparu, mais aussi le clou de la soirée, sa sculpture Bild und Porzellan II, pièce manquante de l’exposition et objet de toutes les conversations. Dans ce roman labyrinthique, les destins se croisent, parfois sans le savoir. Les motifs de l’amour, de la disparition et de l’art, s’incarnent

dans un chassé-croisé rocambolesque, et dévoilent une fantaisie drôle et fantasque. La douce folie des uns, la naïveté forcenée des autres, la réversibilité des valeurs hiérarchiques et les jeux de dédoublement président à cette communauté de héros minuscules pris dans un principe de narration extravagant et facétieux : le dernier mot de chaque phrase devient le premier de la suivante. Ce jeu des kyrielles s’impose moins comme une contrainte de pure forme que comme une force d’entraînement imaginaire. Il révèle en Gaëlle Obiégly une conteuse hors pair et invite le lecteur à retomber en enfance, l’enfance de l’art romanesque.

1 Le 10 août 2012 s’ouvre une exposition rétrospective de l’artiste Pierre Weiss. Il déserte la fête, donnée dans Le Luxe, en son honneur. Sa sculpture Bild und Porzellan II se trouve au Musée des valeurs sentimentales, une dépendance du Luxe. Douze Polonais l’ont transportée sur leurs épaules, ce qui ne les couvrira jamais de gloire. Ces hommes sont devenus domestiques au Luxe. L’un d’eux, Brunon Tixe découvre une femme dans les souterrains du Luxe ; elle s’y est égarée au cours de la soirée. Compagne de l’artiste déserteur, la wieille personne, partie à sa recherche, quitte elle aussi la fête et découvre un autre monde, bohème, qui ne se soucie pas de hiérarchie. Une personne Au loin, un carré de lumière blanche grandit et fait apparaître le foutoir sombre, encombré de mobilier de bureau dont fauteuils usés dans un desquels se trouve la wieille personne à qui on demande son nom et ce qu’elle fait là – moi, je m’appelle Brunon Tixe, lui dit l’homme qui l’interroge et qui tient la lanterne. La lanterne aveugle la wieille personne. La wieille personne baisse les yeux, ses habits sont sales. La saleté, elle ne sait pas depuis quand elle en est enveloppée, une saleté blanche qu’il faudrait nettoyer au couteau.

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Des couteaux, d’autres instruments de guerre s’entassent dans une armoire en fer et des flèches sont plantées dans des coussins de velours ocre dont la couleur est éteinte par la poussière. De la poussière peut-être cette saleté blanche qui couvre la wieille personne, ou bien du givre. Du givre, tiens, alors elle serait là depuis pas mal, elle aurait survécu – oubliée ? L’oubli a épargné ses avant-bras qu’elle sent vifs sous les habits sales. Cette saleté blanche observée par ses yeux qui fuient la lanterne éblouissante, la wieille personne ne sait ni quand ni comment ça s’est produit. Est-ce le produit du temps, de la solitude, de frottements, un désert s’est collé à elle dans l’obscurité, elle sait ce qu’elle ignore. Son ignorance l’amène à savoir. Elle sait, à présent, qu’elle s’est heurtée à différentes choses, et qu’elle est même restée étendue sur le sol ou recroquevillée sur une marche, avant de s’asseoir dans ce fauteuil noir dont, jusqu’à l’arrivée de l’homme à la lanterne, elle ne connaissait pas la couleur – un fauteuil qui a de monstrueux bras. Les bras du fauteuil se sont refermés sur la wieille personne, elle s’est acharnée en vain pour sa libération.

Gaëlle Obiégly

Le Musée des valeurs sentimentales

Vous libérer, mais bien sûr, dit l’homme qui tient la lanterne, et il ajoute : il faudrait que vous vous identifiiez, ce serait plus simple pour moi, quel est votre nom ? Son nom, la wieille personne ne peut pas ou ne veut pas le prononcer, elle semble bâillonnée, ligotée, mais elle ne l’est pas, elle tourne sa tête vers la droite et vers la gauche, plusieurs fois comme pour signifier un refus. Ce n’est pas un refus, mais elle veut voir où elle est, avec qui elle est avant de prononcer son nom. Votre nom, s’il vous plaît, insiste l’homme, et il attend. Il attend, il attend, il attend, il s’impatiente, il s’écrie : indiquez-moi vos initiales, alors. Alors, dit Brunon Tixe, puisque que vous ne voulez pas me dire votre nom, je vais vous en donner un, laissez-moi réfléchir. Réfléchir, pour cela Brunon a besoin de tabac ; il allume un cigare dont la fumée s’agglutine devant la lanterne ; il pense. Il pense que la wieille personne pourrait porter le nom de quelque chose qu’il a lui-même porté, un nom de parfum serait bien, mais il n’en a pas qui lui vienne, il pense qu’il pourrait donner à la wieille personne son nom à lui qu’il tient sans doute de quelqu’un d’autre, mais ça compliquerait tout, et pour lui, et pour la wieille personne, et pour ses amis – tout à coup il a l’idée. Il a l’idée d’appeler la wieille personne Bild und Porzellan, tout simplement. C’est simple, dit-il, à la wieille personne, je vous nomme Bild und Porzellan.

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Bild und Porzellan Bild und Porzellan, la wieille personne, a passé un temps immesurable dans cet endroit, le souterrain, depuis son dernier repas. Le dernier repas se souvient Bild und Porzellan, voilà ce qui a provoqué tout ça, elle se souvient des invités, qu’elle ne les aimait pas, qu’ils ne voulaient pas qu’elle fume, qu’elle a essayé de s’échapper discrètement. Discrètement, elle a quitté la salle à manger, emportant son paquet de cigarettes, sa veste était posée sur ses épaules. Sa veste posée sur ses épaules, la wieille personne est sortie de la pièce où l’on dînait et bavardait, une pétition circulait, ou plutôt le livre d’or, une rumeur courait, des chats se prélassaient, la wieille personne a marché sur une queue et provoqué un braillement, elle s’est éloignée. Et plus elle s’éloigne, plus le bruit des gens devient doux, passant près d’un chandelier, elle en ôte une bougie, cela lui servira, une fois qu’elle aura trouvé l’endroit où le faire, à allumer sa cigarette car elle vient de se rendre compte qu’elle a laissé son briquet sur la table et retourner dans le petit monde lui coûte. Retourner dans le petit monde lui coûte, alors elle ne va pas s’embêter avec ça, elle avance lentement le long du couloir du premier étage, et descendant l’escalier, avec précaution, parce qu’il vaudrait mieux que la bougie ne goutte pas sur sa main, la wieille personne a l’idée de s’entortiller le poing dans un mouchoir en papier, puis longeant des meubles et des tableaux décrochés du mur, elle se dit que ce n’est pas quitter la table et la compagnie mais le besoin d’être seule. La solitude a guidé ses pas vers une petite porte, presque cachée, comme une porte de placard, elle a ouvert la petite porte et elle a été sur la première marche d’un escalier très sombre, heureusement qu’elle avait la bougie. Oui, mais la bougie s’est éteinte tout de suite car la porte s’est refermée en claquant ; et cette provisoirement Bild und Porzellan est tombée du haut de l’escalier jusqu’en bas où elle est demeurée un moment sans bouger, sur la première marche. La marche à suivre aurait été de remonter, en palpant les marches, à genoux. Ses genoux sont écorchés sous le pantalon, et sa tête que ses mains ont pourtant protégée pisse le sang. Le sang produit une faible lueur dont la wieille personne ne tire pas profit puisqu’elle est évanouie. Évanouie, c’est-à-dire portée disparue, c’est-à-dire perdue dans la nature. Dans la nature la personne, toute personne, s’éclate, dans la nature la personne est à elle, dans la nature la personne est, dans la nature la personne est libre de ses mouvements, de ses mouvements d’âme aussi, dans la nature la personne s’autorise tous les transports, dans la nature la personne est la première personne, dans la nature la personne s’éclate et se féconde et s’engendre, dans la nature la personne est glorieuse, dans la nature la personne dit je suis.

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Je suis la wieille personne, nommée à l’instant Bild und Porzellan par l’homme qui m’a découverte dans le souterrain, lui s’appelle Brunon Tixe. Brunon Tixe a avancé lentement vers elle, il s’est arrêté à chaque expiration, il est demeuré, juste avant la rencontre, vide et immobile un temps. Le temps qu’il faut, nous adoptons son rythme et la wieille personne adopte son nom. Ce nom, Bild und Porzellan, est celui d’une œuvre d’art qui se trouve là. Là où, avant qu’elle ne s’échappe dans la nature, ne disparaisse, ne s’évanouisse, ne pisse le sang, ne tombe dans l’escalier, n’erre dans le château, ne quitte la table, la wieille personne dînait luxueusement.

Gaëlle Obiégly

Le Musée des valeurs sentimentales

Le Luxe Le Luxe, il faut quatre jours de marche pour en faire le tour. Autour du château s’étend un parc à l’anglaise, avec statues, vieux arbres bien sûr, buissons, un lac. Le lac ne se voit pas du musée d’art, tandis que du Musée des valeurs sentimentales, le lac, on peut le voir. Il se voit aussi des fenêtres hautes du château où sont venus au monde les enfants du directeur. Le directeur, ses domestiques l’appellent Monsieur, ses collaborateurs Monsieur le directeur, quelques-uns appellent le directeur par son nom de famille. Ma petite famille a dit le directeur en montrant ses enfants aux invités qui se sont exclamés, quelques-uns ont voulu toucher, prendre un cheveu ; pas un que ce bon sang n’émeuve. Le sang les émeut aux larmes ; le sang et la culture, à cela ils se reconnaissent – ce sont les invités du directeur du musée d’art. Du musée d’art au Luxe, la route n’est pas longue mais elle est mauvaise ; ce soir-là, où le directeur reçoit en grande pompe, à partir de 18 heures, des minibus font la navette. La navette, au moment où elle ouvre ses portes, diffuse une mélodie composée par un trompettiste anonyme au cours des années 1960, suppose-t-on, sans qu’il soit possible de dater l’œuvre précisément, elle accompagne la voix d’un portier qui appelle les passagers des trois minibus numérotés et les passagers ayant été pointés sur une liste par un autre, plus petit, portier, ils sautent sur le pare-chocs arrière du premier bus, l’un et l’autre, quand démarrent les moteurs ; tout le trajet, ils sont observés, commentés par les hôtes du directeur qui les regardent à travers la vitre ; eux, les domestiques, impassibles. Impassibles et quasiment immobiles en équilibre sur la tranche de leurs bottines, ils se cramponnent aux poignées latérales qu’on a fixées pour eux et, dans les virages, ils se tiennent, en plus, de l’autre main au bras du copain ou à la galerie.

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Pierre Pelot

Maria

Sur la galerie sont attachées deux caisses de vin sur lesquelles veille un homme qui nage dans son uniforme de domestique. Ce domestique du toit crie en vain le nom de l’artiste, à trois reprises, il l’invite à prendre place, pour le dernier trajet, dans le minibus numéro un.

Éditeur : Héloïse d’Ormesson Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Sarah Hirsch sarah@editions-heloisedormesson.com

Le minibus numéro un s’en va sans qu’y soit l’artiste.

© David Ignaszewski-Koboy/Héloïse d’Ormesson

L’artiste est resté dans le musée d’art, il est adossé à un mur, face à un mur blanc imprimé de lettres blanches mais qui brillent. Qui brillent, ces lettres, comme des dents. Des dents lui manquent, à cet homme, ça se voit à peine, ça se voit quand il rit. Il rit en s’urinant sur les chaussures derrière un arbre dans le jardin du musée d’art ; on l’appelle, une fois, deux fois, trois fois ; il n’arrive pas à finir, puis il n’arrive pas à retrouver le chemin qui mène au-devant. Devant les autres, il aurait eu l’air malin, avec sa braguette qu’il a oublié de reboutonner ; ils sont partis sans lui, tant mieux. Tant mieux se dit-il, l’artiste à l’honneur, en constatant que la cour est vide, je n’avais pas tellement envie de chanter en chœur, je vais marcher jusqu’à ce château ; et le voilà, dans la nature.

Biographie

Né en 1945, Pierre Pelot a signé plus d’une centaine de livres, du polar à la sf, en passant par la bd. Il est l’auteur notamment de L’Été en pente douce et de C’est ainsi que les hommes vivent. Publications   Parmi les romans les plus récents : La Montagne des bœufs sauvages, Hoëbeke, 2010, L’Ange étrange et Marie-McDo, Fayard, 2010 ; Les Promeneuses sur le bord du chemin, Phébus, 2009 (rééd. lgf, coll. « Le Livre de poche », 2011) ; Les Normales saisonnières, Héloïse d’Ormesson, 2007 ; L’Ombre des voyageuses, Héloïse d’Ormesson, 2006 (rééd. Pocket, 2009).

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Les Vosges sous l’occupation nazie. Maria est institutrice. D’une beauté saisissante, elle coule des jours insouciants avec son mari, Jean, patron du bistrot du coin. Lorsque les maquisards viennent la chercher à l’école devant ses élèves, ils promettent de la ramener bientôt, que tout ira bien… Commence alors le calvaire de Maria. Un calvaire qui durera toute sa vie. Car voilà : Jean est un traître, un collabo, et beaucoup sont morts par sa faute. Pour l’avoir aimé, Maria sera battue, torturée puis violée, avec à jamais gravées en elle la disgrâce et la cruauté de ceux que la France élèvera bientôt au rang de héros. Elle n’en parlera à personne.

Cinquante ans plus tard, un jeune homme arrive dans cette vallée par une nuit neigeuse. Il vient rendre visite à l’une des pensionnaires de la maison de retraite. La voix fatiguée d’une conteuse sur les ondes d’une radio locale l’accompagne dans son périple nocturne. Pour ses auditeurs, elle évoque l’histoire de ces terres où gèlent les eaux de la Moselle. Les fantômes du passé planent sur son récit. Alors que la neige fond et devient boue, visages des résistants et des nazis se confondent. Un roman entre drame intimiste et thriller historique, aux paysages blancs issus d’Un roi sans divertissement de Jean Giono.

On ne la voyait plus guère hors de la maison. Il lui arrivait de rares fois de descendre au village, pour les nécessités, pas même pour acheter son pain que le boulanger en tournée, donc, lui laissait… Elle allait à pied, dans une grande pèlerine grise fendue devant pour permettre le passage des bras. Parfois sur un « vélo de femme » au cadre dépourvu de barre horizontale. À partir de janvier son ventre arrondi commença de se laisser voir. Elle sortit moins encore. Sous sa pèlerine, on ne remarquait pas vraiment son état. Mais elle ne portait pas sa pèlerine derrière son comptoir… Bien évidemment, ce dernier cadeau vachard que lui avait fait Tobé avant d’être rectifié ne lui fut pas compté en pitié ni compassion, mais au contraire et le plus souvent en plaisanterie. Les surnoms « Maria la Boche », « Maria la Putain » s’étaient collés à elle, germés de ces confabulations vivifiées rescapées des temps troubles d’après-guerre, et avec ces appellations un certain nombre d’histoires qui disaient son rôle auprès de son mari dans la trahison de celui-ci, qui disaient ses rapports avec les Allemands, qui disaient son comportement aussi avec certains hommes du maquis, qui disaient… Chacun de ces événements présentait plusieurs versions qui se chevauchaient fréquemment sans pour autant causer problème à la véracité des faits… Un matin de printemps, elle trouva des croix gammées peintes à la chaux sur les portes et les murs de la maison. Elle passa toute une journée à tenter d’effacer les signes d’infamie, dut gratter le crépi des murs. Quant aux portes,

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la chaux incrustée profondément dans le bois, il lui fallut les repeindre d’une peinture bleu marine dont elle trouva un pot dans le hangar. Avec le temps la peinture passa et s’écailla et il arriverait que les malheureuses marques réapparaissent comme des traces maléfiques laissées par des fantômes enfuis… L’enfant naquit, comme pour une sorte de mauvaise farce, dans la nuit du 13 au 14 juillet… Elle avait appelé le taxi-ambulance au dernier moment, dont le conducteur se montra prévenant et aimable et s’occupa gentiment d’elle jusqu’à la maternité du village voisin. C’était un garçon solide qu’elle prénomma Bastien, comme son père décédé en 1942. Un garçon rondouillard et placide qui ne ressemblait certainement pas à Jean Tobé, n’était certainement pas ce « cadeau pourri » qu’il était censé lui avoir laissé en souvenir. Avec le temps, on lui trouva les yeux et les cheveux de jais de sa mère. C’était un gamin mat de peau, au regard capable d’assassinats, un nez busqué… Mais elle ne voulut pas, jamais, lui trouver de ressemblance avec aucun de ceux dont elle ne tenait surtout pas à garder souvenance. Bastien eut une enfance de pauvre que Maria s’efforça dans la mesure de ses moyens, autant que possible, de ne pas rendre honteuse. Elle n’y parvint certainement pas complètement. Il fut scolarisé à l’école de la Goutte du Rieu où elle avait enseigné deux courtes années, jusqu’à ce que cette école ferme ses portes, faute d’élèves en nombre, et qu’une vaste réorganisation de l’enseignement refonde et groupe les classes du primaire dans les deux bâtiments, école de garçons et de filles, du village. Il entra en apprentissage chez un menuisier-charpentier, après le collège, qui l’embaucha une fois son cap en poche. C’était un grand gaillard aux cheveux longs qu’il laissait pousser jusqu’aux épaules et nouait parfois en catogan. Il ressemblait à un Indien de western… Il avait passé une partie de son enfance à essuyer de la part de certains petits malins des quolibets auxquels il ne comprenait rien. On se chargea bien vite de lui fournir des explications. Les enfants de dix ans à peine pouvaient raconter les abominations prétendument commises par son « père » et sa mère avec la rudesse vindicative et sentencieuse de véritables témoins visuels des faits reprochés. Il sut se battre de bonne heure, avec une certaine efficacité. Et pendant quelque temps… À partir d’une certaine bagarre mémorable qui coûta un œil à l’aîné Aison (et passa pour le résultat d’une chute accidentelle sur un pieu de clôture, après menaces à la victime d’y laisser l’autre œil, voire sa peau, s’il mouchardait), les accusations et les moqueries sournoises cessèrent. Ne se pratiquèrent plus au grand jour et directement, en tout cas. Il posa les questions à Maria et elle y répondit.

Pierre Pelot

Maria

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Elle y avait longuement réfléchi, s’attendant bien à ce qu’un jour il lui fallût le faire. Cela lui avait paru plus… raisonnable, comme choix, pour le garçon, d’avoir un père, si abject qu’il fût, plutôt que pas. Il serra les dents. Il n’en reparla jamais, à Maria. Ni des événements, ni de ce père évaporé dans la honte, sans sépulture, même anonyme, sur laquelle aller cracher. Pendant une dizaine d’années, la situation de Maria s’améliora considérablement du fait de la paie mensuelle que ramenait Bastien, un salaire de charpentier compétent, au travail apprécié. Pour autant, la clientèle du bistrot comme de l’épicerie n’avait pas augmenté, et si les quolibets et insultes rancunières ne pleuvaient plus à découvert, on les sentait néanmoins lourdes et couvées, comme une pluie gonflant le ventre des nuages d’orage prêts à craquer. Une atmosphère de rancœurs assassines tendue en permanence du dehors enveloppait la maison et ses occupants, mère et fils. Qui fait qu’il n’est jamais possible de se dire que les regards et les mots qui vous sont adressés, qui même seulement flottent autour de vous, dans votre proximité, ne sont pas mensongers, ne cachent pas d’autres paroles tapies, d’autres vérités jamais digérées toujours prêtes à la vomissure. Bastien fut réformé. Il n’y voyait pas d’un œil, et la guerre d’Algérie finie ne réclamait plus instamment de viande fraîche. À vingt-quatre ans il rencontra une foraine à la fête patronale. Une gitane aux yeux verts. Ses parents, père, mère, oncle et tante et cousins, tenaient un manège d’autos tamponneuses. À vingt-cinq ans il suivit la tribu sur les routes de France, de foires en fêtes foraines… Mais sa fuite n’était pas celle d’un voleur. Bien qu’il n’eût pas repoussé cette occasion d’échapper à sa vie gluée aux filets d’un passé qui ne lui appartenait même pas. Il parvint à convaincre Maria de quitter la maison de la Goutte du Rieu, dans laquelle, c’était pratiquement sûr, elle ne parviendrait pas à subsister, sans clientèle ni la paie de son fils, et sans passer par les aumônes du secours populaire dispensées par la mairie… qu’elle n’avait pas demandées. La maison fut mise en vente. Bastien chercha et trouva un appartement modeste, dans le bourg voisin du Thillot, dont il décida de régler le loyer le temps qu’il faudrait, d’adresser à sa mère un pécule mensuel, jusqu’à ce qu’elle trouve un emploi. Dans le mois qui suivit elle obtint cet emploi. On ne lui fit aucune difficulté pour le lui accorder, et pour la première fois depuis longtemps elle eut l’impression qu’on la regardait comme une personne normale. Qu’on l’appelait par son nom, Maria Lœwell, sans penser à un autre. Elle était femme de ménage, technicienne d’entretien, à l’hôpital rural et maison de retraire des Tilleuls. Elle l’annonça à Bastien dans une longue lettre qu’elle adressa à la boîte

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postale des forains, pour lui demander aussi de cesser de subvenir à ses besoins par ses mandats. Elle reçut une réponse un mois plus tard, dans laquelle Bastien lui disait sa joie et lui annonçait son mariage avec Yenka, la gitane foraine. Il joignait une photo de la jeune femme et lui, qui regardaient en souriant l’objectif, tous deux les cheveux longs et noirs défaits qui leur tombaient aux épaules, tous deux plus Indiens que jamais… Ce fut la dernière lettre de Bastien, elle ne reçut jamais plus de nouvelles de son fils braconné enfui, qui avait dû rompre définitivement les rets du passé une fois assuré qu’elle s’en était elle-même échappé.

Pierre Pelot

Maria

Maria, Mme Maria, se fit aimer sans mal de tout l’établissement, aussi bien du personnel que des pensionnaires. C’était une belle femme grave aux yeux sombres et aux cheveux qui mirent du temps à se marquer du sel par poignées que le temps y jetait. Son regard un peu triste pouvait pourtant s’illuminer magnifiquement quand une gaieté passait à portée, principalement au contact des gens. Elle avait un visage bien dessiné sans grandes ni profondes rides, encore, et qui gardait en souvenir précieux la beauté de ses années enfouies. Une grande femme au corps sans lourdeurs, aux gestes et mouvements qui n’avaient rien perdu d’une certaine légèreté. Elle ne faisait pas que le ménage dans les chambres et autres parties des bâtiments, elle ne faisait pas qu’aider parfois aux cuisines, elle se joignait aux aides-soignantes (on l’y avait invitée), elle visitait les pensionnaires, les malades et les autres en bonne santé, elle leur donnait la conversation, leur tenait compagnie. Les écoutait. Elle passait des heures à les écouter, à les entendre répéter les séquences de leur vie écoulée qui continuaient de les marquer en profondeur, ces bouts de souvenirs qui subsistaient, plus qu’eux, de leur existence. Elle écoutait palpiter de moins en moins fort, si tranquille, ce présent en conserve qui n’était plus fait que de fragments du passé. Sans doute cela l’incita-t-elle à se pencher à nouveau, sérieusement, sur l’Histoire d’un passé plus vaste, nourri de tant et tant d’individus, de personnages connus et anonymes, tant et tant que leurs histoires ne se regardent pas autrement qu’au singulier et avec majuscule. Elle écoutait les histoires des gens qui n’avaient plus que cela pour vivre et elle leur en racontait une autre, des autres. Et les gens aimaient l’entendre et ils l’écoutaient à leur tour et leur existence assise sur un lit ou dans un fauteuil roulant devenait autre chose, pour un temps se remettait debout. En 1986, Maria Lœwell prit sa retraire. En 1990, elle fit à l’accueil sa demande d’une chambre individuelle. Les places n’étaient pas libres. Elle patienta cinq ans. En 1995, elle fut admise et prit possession, en tant que pensionnaire, de la chambre 223, au 3e étage, au fond du couloir.

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Anne Plantagenet

Nation Pigalle

Vous êtes français(e) parce que (cochez la case correspondante) Vous êtes né(e) en France et l’un au moins de vos parents est né en France Vous êtes né(e) en France et l’un au moins de vos parents est né dans un ancien département ou territoire français Vous êtes né(e) en France et l’un au moins de vos parents est français Vous n’êtes pas né(e) en France et l’un au moins de vos parents…

Éditeur : Stock Parution : avril 2011 Responsable cessions de droits : Fabienne Roussel froussel@editions-stock.fr

© Francesca Mantovani/Stock

À Paris aujourd’hui, dans le quartier de Pigalle, une vieille dame met le feu à son appartement. Cet acte désespéré bouleverse la vie d’une foule de gens autour d’elle, de ses voisins d’immeuble à sa femme de ménage, en passant par son fils unique qui habite à quelques rues de là, et son épouse qu’il s’apprêtait à quitter

Biographie

Anne Plantagenet est auteur de romans, de nouvelles, de biographies (Marilyn Monroe, Gallimard, coll. « Folio biographies », 2007) et de nombreuses traductions de romans espagnols et latino-américains. Après Londres et Séville, elle vit désormais à Paris. Publications   Parmi les romans et nouvelles les plus récents : Le Prisonnier, Stock, 2009 (rééd. J’ai Lu, 2011) ; Pour les siècles des siècles, Stock, 2008 (rééd. J’ai Lu, 2009) ; Seule au rendez-vous, Robert Laffont, 2005 (prix du Récit biographique 2005).

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pour une autre femme. Tous perdent leurs repères et découvrent une nouvelle facette, inattendue, d’eux-mêmes. Entre sex-shops et poubelles de supermarchés, crèches familiales et anciens bordels, salles d’attente et commerces ruineux, Nation Pigalle, où l’on croise aussi bien des bourgeois essoufflés que des SDF éperdus, des enfants, des adolescents, des pieds-noirs, un professeur de piano russe, une couturière chinoise, des acrobates roumains, un volcan islandais, une Coupe du monde de football, un moulin rouge ou encore un poète fou, est la radiographie brutale d’une société de consommation malade, d’une France en quête d’identité, dont la vérité peut-être ne se trouve plus sur les passeports mais dans le chant débridé qui s’élève de ses rues.

Sous la pluie neigeuse qui tombe sans discontinuer depuis le début de l’aprèsmidi Louisa remonte à la hâte la rue d’Athènes. Sur un coup de tête elle a invité la mère d’un garçon de la classe d’Aurélien à prendre le thé à 16 h, Virginie Nathalie elle ne parvient pas à se rappeler son prénom, Louisa ne la connaît pas, son fils n’est même pas vraiment ami avec le sien, mais à force de se sourire, de se dire bonjour, d’échanger trois mots devant l’école, elle s’est dit que cela lui ferait du bien de parler avec une nouvelle personne, une femme comme elle, sans doute à peu près de son âge, attentive à son apparence féminine séduisante, elles ne sont pas si nombreuses, elles ne courent pas les rues, dans les restaurants chic ou les bars d’hôtels de luxe les gens aujourd’hui sont vêtus comme pour aller à la déchetterie, et pourtant il n’y a jamais eu autant de magazines de mode et de boutiques bizarrement. Louisa aurait pu lui proposer Le Paprika, le bar-restaurant hongrois qu’elle adore en bas de chez elle, où elle se sent si bien et où elle donne quasiment tous ses rendez-vous, mais elle s’était forcée à dire son adresse, son code et son étage, ça lui changerait les idées, l’obligerait à faire un effort social, à dépasser son angoisse de recevoir à nouveau quelqu’un dans son appartement après ce qui s’était passé. C’est bientôt la fin de l’année et les vacances de Noël, Louisa aime beaucoup le mois de décembre, quand la municipalité suspend des lumières et des décorations ridicules dans les rues, quand elle place de hideux sapins un peu partout et installe des manèges gratuits, toujours les mêmes aux mêmes endroits de plus en plus vieux et écaillés, pour

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les enfants, quand il commence vraiment à faire froid et nuit et sinistre tout le temps, quand les gens ont l’air encore plus désespérés, plus pressés, quand il ne se passe pas une seule journée sans qu’on entende quelqu’un annoncer, comme si c’était une information exclusive, qu’il déteste Noël, Louisa raffole de cela. […] Louisa est née à Béziers, elle est venue étudier à la Sorbonne après son bac, elle a vécu quelques années à l’étranger lors de son premier mariage avant de s’installer définitivement à Paris, avec ses boucles courtes et blondes ses joues rebondies et sa silhouette carrossée, ses talons de 11,5 cm, elle s’est sophistiquée, elle a perdu l’accent du Sud. Elle est traductrice d’espagnol, elle vit à l’angle de la rue des Martyrs et de l’avenue Trudaine avec son deuxième mari, directeur de la rédaction d’une revue culturelle qu’il a lui-même créée, ses deux fils âgés de neuf et trois ans, elle aime Paris la tauromachie le rugby la pelote basque le bordeaux les chaussures le piano les éventails le thé vert les tartes au citron. Et Noël. Mais cette année c’est différent, Louisa a beau faire, elle ne parvient pas à retrouver l’élan habituel, à battre des mains comme une fillette devant le grand sapin décoré par ses garçons, à se réjouir à l’idée des cadeaux qu’elle a dissimulés pour chacun ici et là dans l’appartement, des pots de foie gras qui les attendent au pays chez ses parents, le cœur n’y est pas. — C’est normal tu as vécu vous avez vécu un choc, ne cesse de lui répéter sa mère, qu’elle a deux fois par jour au téléphone. Tu as cru que tu n’étais pas touchée tu as minimisé l’impact comme d’habitude tu t’es persuadée que tout allait bien que ce n’était pas grave en réalité tu accuses le coup maintenant deux mois plus tard. Le pire, c’est l’odeur de brûlé. Louisa n’aurait jamais imaginé qu’elle imprégnerait sa vie ainsi, tenace vivace accrocheuse persistante encore tant de semaines après, qu’il serait si ardu de s’en débarrasser en dépit des efforts qu’elle a déployés sans relâche, avec son énergie légendaire, lavant de fond en comble chez elle, ses vêtements, ceux des enfants et de Vincent, le canapé les rideaux les tapis les draps tout, allumant des dizaines de bougies parfumées, cuisinant du poisson à l’ail la porte de la cuisine grande ouverte, et tous ces légumes qui sentent si fort brocolis poireaux lentilles avec des bouillons de cube, pour tenter d’estomper les traces de l’horrible fumée qui a pénétré chez elle jusque dans les moindres recoins, jusqu’au moment où Vincent a demandé grâce et déclaré les choux fenouils salsifis et autres asperges navets, je n’en peux plus pitié. Quoi qu’il en soit c’est peine perdue, leur appartement est pourtant au 4e, deux étages au-dessus de celui qui a brûlé, celui de la vieille dame, mais il n’y a rien à faire, l’odeur est là comme au premier jour et Louisa commence à ressentir les premiers signes d’un découragement prévisible, contre lequel elle a vaillamment combattu depuis l’incendie, il est peut-être inutile de lutter, désormais ça sentira toujours le feu dans son existence. Les pompiers ont jeté

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sans ménagement les affaires dévastées de la vieille dame du 2e dans la cour intérieur de l’immeuble, et tout ce qui n’a pas été complètement anéanti par les flammes l’a été par les lances à eau. Deux mois plus tard c’est toujours là, un tas sinistre gigantesque compact, au sein duquel on distingue vaguement des habits des livres la moitié d’un matelas de la vaisselle brisée les restes d’une vie, pourris et amassés à la vue de tous au milieu des poubelles. Il a plu, il a même copieusement neigé mi-décembre pour le plus grand plaisir des enfants, le tas a fumé longtemps. Il ne fume plus mais il est toujours là, Louisa peut le voir par l’œil-de-bœuf de leur cuisine qui donne sur la cour, l’avantage de la saison, se répète-t-elle pour se réconforter, c’est qu’ils vivent fenêtres fermées mais l’odeur est aussi à l’intérieur, la belle cage d’escalier bourgeoise ravagée par l’incendie et les pompiers, l’ascenseur hors service, des gravats de toutes parts, la peinture la rampe les tapis ruinés, le 2e étage tout noir, la femme de ménage traumatisée qui ne veut plus remettre les pieds dans l’immeuble, en arrêt maladie depuis la Toussaint, la femme de ménage qui a déjà eu son lot de malheurs dans la vie, elle travaillait chez la dame du 2e depuis trente ans, elle est bouleversée, elle pleure toute la journée. — J’ai trop de peine, comment dire, j’attends d’aller meilleur, sanglote-t-elle avec son fort accent portugais et ses fautes de français chaque fois que Louisa lui téléphone pour prendre de ses nouvelles. Louisa a fait preuve d’une grande compréhension, elle s’est montrée d’une patience inédite. Elle éprouve beaucoup de tendresse pour Madalena qui vient chez elle une fois par semaine, passe l’aspirateur le chiffon la serpillière sur le carrelage la cire sur le parquet, récure les éviers et repasse les chemises de Vincent, elle a l’âge de la mère de Louisa et elle lui a confié ses deuils, ses chagrins, elle pleure régulièrement en sa présence. Louisa se garde bien d’avouer à Vincent qu’elle est souvent obligée de refaire la poussière derrière elle et qu’il lui est arrivé de cacher un vêtement qu’elle a brûlé avec le fer, la femme de ménage sent parfois l’alcool quand elle arrive, le vin doux, Louisa ferme les yeux et lui demande comment elle va, sachant pertinemment que la réponse risque d’être funèbre et déprimante, c’est un devoir qu’elle s’impose, une ouverture vers autrui, toutes ces vies singulières, minuscules, qui se côtoient dans un si petit périmètre la fascinent, la femme de ménage et elle habitent à vingt mètres l’une de l’autre et leurs mondes sont si distincts que cela paraît à peine vraisemblable. Paris, terre d’asile, des milliers d’êtres côte à côte, étrangers les uns aux autres, Louisa trouve cela à la fois captivant et abominable, elle écoute les infortunes de son employée, et elle retourne ensuite à son existence solide et protégée, où chaque problème rencontre sa solution. Néanmoins depuis quelques jours Louisa doute que tout s’arrangera et redeviendra vite comme avant, ainsi qu’elle l’a crié haut et fort, dès le soir de la catastrophe, lorsqu’on les a logés de force tous les quatre, Vincent les deux garçons et elle, ainsi que d’autres habitants de l’immeuble, dans un hôtel pour la nuit, expulsés de chez eux pour des

Anne Plantagenet

Nation Pigalle

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Jacqueline Raoul-Duval

Kafka, l’éternel fiancé

Biographie

Publications

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Éditeur : Flammarion Parution : mars 2011 Responsable cessions de droits : Patricia Stansfield pstansfield@flammarion.fr

© Philippe Matsas/Flammarion

raisons de sécurité qu’ils n’ont sur le coup pas bien comprises […]. Louisa a pris les choses du bon côté, ils avaient eu tellement de chance […]. Le soir, à l’hôtel, ils ont célébré le fait d’être sains et saufs, leur appartement non endommagé, le lendemain ils seraient chez eux et les vacances de la Toussaint débuteraient dans un peu plus d’une semaine, ils partiraient tous ensemble à Venise, il n’y avait pas de raison de gémir, ce n’était pas dans la nature de Louisa, elle avait une sainte horreur des plaintifs. Elle s’est même amusée de l’aventure, avec les garçons qui riaient comme des fous et sautaient sur les lits de la chambre familiale qu’on leur avait attribuée, ses garçons qu’elle adorait par-dessus tout, ses garçons, sa vie, You are the dancing queen, young and sweet, only seventeen… ils se sont mis à chanter abba à tue-tête avec un accent épouvantable, Roméo qui bredouillait des onomatopées inidentifiables, tordu de rire, et Louisa qui tortillait du cul sur la moquette en talons aiguilles, You can dance, you can jive, having the time of your life. […] Le lendemain du sinistre ils sont rentrés chez eux, ils ont monté tous ensemble les marches de leur immeuble, effarés par l’ampleur du désastre, la puissance de destruction du feu, moins hilares, ils sont passés au 2e étage avec stupeur devant la porte défoncée et noire de l’appartement de la dame. Ils ont retrouvé leur place respective, Aurélien à l’école, Roméo à la crèche, Vincent au journal, Louisa à ses traductions, persuadée que tout n’était qu’une question de jours, à leur retour de Venise tout serait rentré dans l’ordre, la cage d’escalier repeinte, l’appartement du 2e refait à neuf, les odeurs dissipées. Puis, Louisa ne savait plus par qui, un voisin, le pharmacien peut-être, certainement pas le type du 5e à qui elle n’adressait plus la parole depuis qu’il l’avait insultée un jour où elle l’avait obligé à lui céder le passage dans l’escalier, et sans doute pas non plus les autres locataires qu’elle ne croisait quasiment jamais et qu’elle n’était même pas sûre de reconnaître dans la rue, ils ont appris qu’il ne s’agissait pas du tout d’un accident. […] Et Louisa soudain n’a plus ri. Il lui a semblé que son bel appartement, où elle se retranchait du monde, où rien ne pouvait l’atteindre, n’avait plus la même texture enveloppante et douce, elle s’est sentie ébranlée, bien qu’elle se l’interdît farouchement, sans comprendre très bien pourquoi. La cause de l’incendie ne changeait pourtant rien aux conséquences, ils étaient là, tout allait bien, leurs vies n’étaient pas affectées mais si elle s’était trouvée chez elle, travaillant à l’ordinateur ? Si Aurélien, qui commençait à rentrer parfois seul de l’école avait été à l’appartement ? Et si tout avait explosé ? Louisa ne pouvait plus s’empêcher d’y penser, de ressasser des pensées sinistres, de voir défiler devant ses yeux des images de carnage, de désolation. Ils n’avaient plus d’ascenseur, et l’immeuble empestait, elle avait peur rétrospectivement, elle n’était plus invulnérable.

Jacqueline Raoul-Duval est traductrice et éditrice. Un amour amer, Michel Lafon, 2002 ; Le Charme discret de l’adultère, Albin Michel, 1999.

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Prague, ses rues pavées, ses hivers de givre, la vieille place mystérieuse, le pont Charles qu’emprunte souvent un homme étrange, fonctionnaire le jour, écrivain la nuit, doué d’un sens prodigieux pour décrire son âme et comprendre ce qui se joue entre l’homme et le monde. Voici Franz Kafka. On voudrait que ce dernier ne soit que désespoir, enfermement, désastre. Mais à lire sa correspondance avec Max Brod, ses lettres à Felice Bauer, les nombreux passages de son Journal, la vision change. Kafka est un homme plein d’humour et de distance, de frivolité et de

passion. Il est un amoureux des femmes bien qu’il incarne aussi l’impossibilité de s’engager. Étrange phénomène que Jacqueline RaoulDuval met en scène d’une manière splendide. Oui, les femmes de Kafka, son amour pour Felice Bauer, Grete Bloch, Julie Wohryzek, Milena Jesenska, Dora Diamant. Comment a-t-il vécu ces cinq passions de 1912 à 1924 ? Kafka donne lui-même une réponse : « Elle m’est inaccessible, il faut que je m’y résigne, et mes forces sont dans un tel état qu’elles le font en poussant des cris de joie. »

1 Prague, la rencontre Ce 13 août 1912, à l’heure tardive où commence cette histoire d’amours singulières, un vent du sud a balayé les nappes de brume et les bourrasques de pluie qui se sont abattues sur Prague au long du jour. Maintenant, le ciel est étoilé, une vraie nuit d’été. Au cœur de la vieille ville, dans la rue Obstgasse presque déserte, un jeune homme en costume clair, sans gilet, coiffé d’un chapeau de paille, marche d’un pas pressé. Devant lui, entre les pavés disjoints, s’étalent des flaques d’eau qui miroitent sous la lumière des réverbères. Tel un coureur d’obstacles, il saute à pieds joints d’une flaque d’eau à l’autre, d’un reflet à l’autre. Ici, un pignon ouvragé, là, l’ogive d’une fenêtre, un linteau d’église, le bras tendu d’un apôtre, l’envol d’un pigeon. En accéléré, il voit défiler à ses pieds des fragments de sa ville. On l’entend siffloter Collection de boutons au Louvre, que chante depuis quelques jours Léonie Frippon, au cabaret La Ville de Vienne. Ce jeune homme, une grande enveloppe rouge sous le bras, se rend comme bien des soirs chez son ami, Max. Max Brod et lui se sont rencontrés par hasard à l’université, le 23 novembre 1903. Ils préparaient un doctorat de droit, avec une égale indifférence. Max, jeune chef de file, animait un cercle d’étudiants et organisait des conférences sur la littérature et la philosophie, ses passions. Un soir qu’il faisait un exposé

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sur Schopenhauer, il traite Nietzsche de charlatan. Un débat s’ensuit, l’assistance l’applaudit. Quand la salle se vide, un jeune homme l’aborde. On ne peut pas traiter Nietzsche de charlatan. En quelques phrases, cet inconnu développe son propos. Une voix ferme, une attitude timide. Max dévisage ce justicier, qui le dépasse d’une tête. Il est frappé par l’élégance de sa mise, cravate et col cassé, par l’intensité du regard, des yeux noirs où brûle une flamme, il pense à un héros de Dostoïevski. La maigreur et la distinction de cet étudiant aux pommettes hautes le gênent, il se reproche ses excès de bière, de nourritures grasses, son mépris pour le sport. Avant qu’il lui ne réponde, le jeune homme a disparu. D’où sort-il, ce fantôme ? Je ne l’ai jamais vu, il ne s’est mêlé à aucun groupe, il n’a jamais pris la parole. Mais lirait-il les philosophes avec plus d’attention qu’aucun d’entre nous ? Le lendemain, de grand matin, Max reçoit une lettre de cet inconnu : il lui présente des excuses, mais développe ses critiques. Des arguments passés à un fin tamis, un style qui file droit. Max a conservé cette lettre. Et les dizaines d’autres qui ont suivi. Plusieurs d’entre elles sont ornées de figurines, d’étranges marionnettes noires suspendues à des fils invisibles. Les deux étudiants sont devenus inséparables. Ils s’enthousiasment pour les mêmes livres, les mêmes films, le cinématographe les fascine. En fin d’après-midi, on les voit sortir de la ville pour de longues promenades dans la campagne. Le soir, ils assistent aux mêmes spectacles, applaudissent et soutiennent le théâtre yiddish, fréquentent les mêmes cafés ; Max lui présente des comédiens, de jeunes romanciers, des poètes, il connaît les cénacles, les troupes, les cabarets et les music-halls les plus intéressants de la ville. Max lui confie qu’il écrit. Mais il craint de lui soumettre ses récits. Ils ne sont pas à la hauteur des exigences littéraires de son ami. Exigences qui l’agacent plus encore que son ascétisme. Son ami ne boit pas, ni alcool, ni thé, ni café, ne fume pas, dort la fenêtre ouverte au cœur de l’hiver, nage dans des fleuves glacés, se nourrit à peine. Passe encore. Mais il déplume un texte, le dégraisse sans pitié : telle métaphore le fait désespérer de la littérature, telle phrase ronfle, telle autre sonne faux, ces deux-là se frottent l’une contre l’autre, comme la langue sur une dent creuse ! Il répète d’une voix qui ressemble à une prière : — Il faut tirer les mots du vide ! — De quel vide parles-tu ? demande Max. En réponse son ami vante les délices de la banalité, fait l’éloge du détail. « L’odeur de la pierre humide dans un vestibule », dit-il en se délectant de chaque mot, c’est comme cela qu’il faut écrire.

Jacqueline Raoul-Duval

Kafka, l’éternel fiancé

Ce 13 août 1912, à l’heure tardive où commence cette histoire d’amours singulières, le jeune homme en costume clair qui courait après les reflets de sa vieille ville sonne à la porte de son ami.

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— Tu as vu l’heure ? s’indigne Max, à peine lui a-t-il ouvert. — Il est toujours en retard, lance une voix de la pièce voisine. Tant qu’il s’obstinera à retarder sa montre d’une heure et demie, il sera en retard avec tout le monde. Quelle drôle d’idée. Retarder sa montre d’une heure et demie ! Le jeune homme se met à rire. Il dépose son canotier dans l’antichambre et pénètre dans la salle à manger que prolongent une bibliothèque et un petit salon de musique. Otto, le frère de Max, assis au piano, joue la sonate en si mineur de Liszt. Leur mère est au téléphone, M. Brod cherche un livre parmi les rayonnages. De la main, ils saluent leur visiteur du soir. Dans la salle à manger, une jeune fille, en chemisier blanc, est seule en train de dîner. À sa vue, le jeune homme marque un instant d’indécision. Puis il va droit vers elle, lui tend la main et se présente : — Franz Kafka. Il s’assied en face d’elle et l’observe avec une telle fixité que la jeune fille baisse les yeux et hésite avant de répondre : — Felice Bauer. — Vous n’êtes pas de Prague. D’où êtes-vous ? Vous voyagez seule ? Pour combien de jours êtes-vous ici ? Comment connaissez-vous les Brod ? Vous travaillez ? Felice Bauer se détend et sur le même ton saccadé : — J’habite Berlin. Je suis célibataire. J’ai des liens familiaux avec les Brod. Oui, je travaille. Je dirige le service dictaphone de la société Carl Lindström. Et je pars demain matin. Cela vous suffit-il ? — Pardonnez-moi, je pose toujours trop de questions. Puis-je vous tenir compagnie en attendant Max ? Sans attendre une réponse qui ne vient pas, Franz Kafka tire de son enveloppe rouge une pochette de photographies dont il vide le contenu sur la table. — Mademoiselle, puis-je vous montrer ces photos ? Nous les avons prises, Max et moi, à Weimar où nous avons passé ensemble quelques jours. Pourquoi dînez-vous seule à cette grande table ? — Je suis rentrée tard. J’étais au théâtre. Personne ne m’a attendue. Elle adresse un sourire gêné à Max qui vient s’installer près d’elle. Franz lui présente une photographie : — Voici d’abord la maison de Goethe, avec ses quatorze fenêtres sur la rue et… — Tu les as comptées ? s’exclame Max. — J’envie tout ce qui touche à Goethe, absolument tout. Son salon. Son cabinet de travail, cet escalier, fabriqué par un forçat dans un chêne géant, sans un seul clou, ses porcelaines chinoises, son buste, l’œuvre de David d’Angers, son théâtre de verdure avec deux rangs de spectateurs. Et même, au-dessus de son cercueil, cette couronne de lauriers en or offerte par les femmes allemandes de Prague.

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Il choisit d’autres photos : — En soudoyant le gardien, nous avons pu tout photographier, même la chambre à coucher avec son ciel de lit. Voulez-vous les voir ? Felice regarde chaque cliché attentivement. Elle a repoussé son assiette, pleine. — Votre viande refroidit, dit Max. — Rien ne m’est plus odieux que les gens qui ne cessent de manger. Une domestique vient annoncer à M. Brod, qui lit dans la bibliothèque, qu’on le demande au téléphone. Il se lève et quitte la pièce. — Et moi, rien ne m’est plus odieux que cette sonnerie du téléphone, se lamente Max. Felice raconte la première scène de l’opérette, La Petite Amie dans l’automobile, qu’elle a vue au théâtre de la Résidence : — On entend quinze fois de suite la sonnerie du téléphone. Quelqu’un, utilisant la même formule, appelle l’une après l’autre chacune des quinze personnes sur scène. — Heureusement, nous ne sommes pas si nombreux, répond Max. Felice continue de regarder les photos que Franz commente : — Voici la maison de Liszt. Il ne travaillait, paraît-il, que de cinq heures à huit heures. Ensuite, il allait à l’église, puis se recouchait et à partir de onze heures, il recevait ses visiteurs. Sur cette photo, vous pouvez voir la maison de Schiller. La salle d’attente, le salon, le cabinet de travail, les alcôves. Quelle bonne disposition pour une maison d’écrivain. Max saisit une photo que Franz voulait dissimuler. — Regardez plutôt Franz en train de nager. Voyager avec lui, c’est l’enfer. À chaque étape, il nous faut trouver, quitte à errer durant des heures, un hôtel sans aucun client, sans un chien à la ronde, sans un bruit et, en plus, à proximité d’un restaurant végétarien et d’une piscine en plein air. S’il ne nage pas, s’il ne rame pas, s’il ne marche pas tous les jours, il est invivable. — Vous voyagez souvent ensemble ? — Oui ; nous avons été en Italie : Brescia pour voir les aéroplanes, Milan, Riva, Lugano. Zurich. Et deux fois à Paris. Otto était avec nous. Il m’a aidé à supporter les extravagances de notre naturiste. — Vous êtes naturiste ? s’exclame Felice. — Pas vraiment… je suis l’homme au caleçon de bain. C’est vrai que, cet été, à la colonie de Jungborn, j’ai été pris d’une légère nausée à la vue de ces gens complètement nus, sans pudeur. S’ils courent cela n’arrange rien. Je n’aime pas non plus les vieux messieurs qui sautent par-dessus les tas de foin. Ils rient tous trois. — Alors, pourquoi y allez-vous ? — Ce sont des gens paisibles qui vivent près de la nature. J’aime dormir à la

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Jean-François Rouzières

Le Revolver de Lacan

Éditeur : Le Seuil Parution : janvier 2011 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com

© Hermance Triay/Le Seuil

belle étoile, marcher pieds nus sur l’herbe, au petit matin. Max montre à Felice une autre photo : — Regardez Franz devant le jardin de Werther avec Grete ; ils mangent des cerises. — Qui est Grete ? — La ravissante fille du gardien. Franz l’a suivie nuit et jour. Avoue, tu en étais amoureux. Tu lui as offert des chocolats, des œillets, un petit cœur, une chaîne, que sais-je encore ? Tu l’aurais demandée en mariage si elle avait répondu à tes avances.

Biographie

Jean-François Rouzières, né en 1964, est psychanalyste. Le Revolver de Lacan est son premier roman.

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Gabriel part en Afghanistan, dans une unité d’élite, projeté au cœur d’un conflit qui va lui exploser au visage comme autant d’attentats successifs. Il se bat, il aime la vie militaire et, plus que tout, ses camarades de combat, Nadja, Le Géant, Capa. Il sort de cette guerre cassé, mutique : Nadja a été tuée au cours d’une opération qui a mal tourné. Sa mère, dont il était très proche, vient de mourir. Fantôme errant, il s’enfonce dans le silence. Il rencontre alors le mystérieux Monte-Cristo. Chaman ? Psychanalyste ? Génial

médecin des âmes ou pervers polymorphe ? Monte-Cristo est aussi l’heureux propriétaire d’un revolver qui aurait appartenu à Jacques Lacan… À ses côtés, lentement, Gabriel va réapprendre à vivre. Mais un autre conflit se joue en arrière-plan, une histoire d’amour entre lui et Mathilde, femme rêvée, à la fois présente et inaccessible. Gabriel a affronté les pires situations de guerre : face à Mathilde, il se retrouve démuni et incapable. Elle finira par lui sauver la vie. Mais à quel prix ?

Des poses de pharaon. Une tête de chaman. On eût dit qu’il était le capitaine d’un trois-mâts de grand luxe et qu’en vous accordant une séance sur son divan, il vous faisait la grâce d’accoster un moment vos tourments avant de repartir écumer les mers lointaines, vous laissant à votre misérable quarantaine. Non sans vous avoir demandé une somme rondelette – l’équipage devait être gourmand. Je me souviens de cette première fois. C’était au détour d’une longue promenade, en plein hiver. Paris. La Goutted’Or, Châtelet, Montparnasse, retour vers le Luxembourg – je faisais toujours une pause dans ce jardin. La nuit allait tomber. Les rues étaient froides et vaporeuses. Je ne sais pourquoi, j’avais été attiré par l’œil-de-bœuf d’un immeuble chic, une silhouette féminine s’était échappée, furtive, d’une douche, cela m’avait ému. M’approchant je constatai qu’il y avait un petit jardin abrité des regards. Je poussai un portail de fer. À l’angle d’un mur, je tombai sur une plaque dorée : Monte-Cristo, Psychanalyste. Je n’y croyais pas. Il y avait un psychanalyste qui s’appelait Monte-Cristo… Je lus et relus la plaque : Monte-Cristo, Psychanalyste… Enfer et damnation… De la buée sortait de ma bouche et je transpirais malgré le froid. J’enlevai un gant pour passer une main sur la plaque. Métal froid, lettres en creux : Monte-Cristo, Psychanalyste… Je traversai le jardin et ses arbres figés par le froid. Une porte en bois au rez-de-chaussée, une porte venue du Moyen Âge, et sous la sonnette, en tout petit, d’une écriture maladroite : Monte-Cristo. Je sonnai, la porte s’ouvrit. Je me retrouvai dans un autre jardin,

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intérieur celui-ci, un jardin d’hiver. J’entendais une voix qui téléphonait. Une voix aiguë et mordante. Cela sentait le tabac et le café, la voix s’arrêta. Je vis apparaître cette tête inouïe et ce corps un peu raide, ce ne pouvait être que lui. — Oui ? La voix s’était faite suraiguë. — Vous n’avez pas pris rendez-vous, je ne vous connais pas, je n’attendais plus personne, j’ai un dîner. Vous vous êtes trompé peut-être ? Vous cherchez quelqu’un d’autre ? Ici vous êtes chez Monte-Cristo, le psychanalyste. Et vous ? Je le fixai sans mot dire. Immobile. — Vous avez perdu votre langue ? J’acquiesçai. — Mutique ? Aphasique ? Je vois. Prenons rendez-vous. Je fis non de la tête. — Comment non ? J’ai un dîner. Je lui adressai un mouvement de la main, style bras d’honneur, pour lui montrer que je me foutais de son dîner. Il me regarda un moment, alluma une cigarette, sourit. — Vous êtes bien… tombé… Ouais… vous savez dessiner ? Je fis non de la tête. — Revenez tôt demain matin. Huit heures, parfait, j’aime les séances du petit matin, elles ont les odeurs des champs de bataille… Il souriait. Je fis non de la tête. — J’ai un dîner, je vous dis, un patient ça prend rendez-vous ! Il aimait les odeurs des champs de bataille, j’allais lui en donner. En bon soldat je pris l’initiative, entrai dans son cabinet, immense et tapissé de livres, et m’assis sur un vieux fauteuil. J’attendis un moment. Il revint, calme. — C’est mon fauteuil, mettez-vous en face… Tassé sur un divan creusé par des générations de patients, je me mis à regarder la pièce et tombai sur une espèce de buste sans tête, mi-homme mi-femme. C’était une sculpture en argile. On n’aurait pu dire si elle avait des seins ou pas de seins, des hanches ou pas de hanches. Cela m’insupporta. Je me levai. — Qu’est-ce que vous faites ? Je m’arrêtai devant la sculpture : c’était informe, l’argile donnait à l’ensemble un aspect gras et dolent, accentué par une couleur grège un peu passée. Il n’y avait pas de jambes, la statue était amputée, posée sur un cul lourd et l’on ne savait si le sculpteur avait voulu représenter un sexe, là encore c’était flou, une protubérance qui n’en était pas une, un triangle féminin qui finissait

Jean-François Rouzières

Le Revolver de Lacan

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en rectangle, et les seins, mon Dieu, les seins, comme torturés, laminés, quel mauvais chirurgien, quel massacre ! — Cela vous intrigue ? Qu’est-ce que vous en pensez ? J’ai beaucoup sculpté dans ma jeunesse, mais j’ai détruit toute ma production. Je n’ai gardé que cet exemplaire. Il avait bien fait, tu parles d’une production, c’était nul. Je pris une mine de circonstance, un air affligé et un regard méchant. Je tenais la sculpture dans mes bras, comme pour danser un slow, tout en regardant ce Monte-Cristo qui me souriait et roulait des yeux. Levant les bras au ciel, très haut, je sentis comme un flux qui aurait pu me rendre la parole. La statue heurta un petit lustre en métal, voyagea dans le cabinet, décrivant un arc de cercle volontaire, et s’écrasa sur le parquet ciré. Ce fut un éclatement digne d’un feu d’artifice qui recouvrit le parquet de mille braises, un véritable parcours initiatique pour bonze en mal de reconnaissance. — Vous êtes fou ! hurla Monte-Cristo. Il se leva, se rassit, but un verre d’eau, alluma une cigarette, se releva, constata les dégâts, se rassit pour ne plus bouger, prit sa tête entre ses mains, balbutia : — Je vous écoute… Je m’allongeai, ne dis rien pendant une demi-heure, et pour cause. Il ne me demanda pas d’argent – c’était la première séance. * Mathilde. Elle avait accepté de me revoir. Elle avait fait l’amour avec un autre homme. Pour me provoquer. Elle l’avait fait et elle le regrettait. Elle en souffrait. Elle l’avait fait sans se protéger. Je ne me protégeais pas non plus. Il y avait la moto. Toutes les nuits. Le frôlement des voitures. J’aurais voulu retourner au combat. Retrouver Le Géant. Et Capa. Avalant des kilomètres de bitume, je criais le nom de Nadja. Je recherchais sa présence. Je recherchais les aires catastrophiques. Je me souviens d’un psychiatre de l’armée qui n’avait que cette expression à la bouche. Il répétait sans cesse : aires catastrophiques, avec un air pénétré. Il était sincère : « Vous recherchez les aires catastrophiques ! », j’aimais bien cette phrase, elle sonnait juste, et dès que j’enfourchais ma moto, ou que je couchais avec une femme sans me protéger, cela tournait en boucle dans ma tête, « vous recherchez les aires catastrophiques ! ». Monte-Cristo rentrait dans ma vie. Chaque jour un peu plus. Sa présence de chevalier vengeur. Son acceptation de ce que j’étais. Son calme feint. Son désir de tout savoir. Son insistance à me voir. Deux fois. Trois fois, quatre fois par semaine. Son hystérie qui complétait la mienne. Sa folie. Son argent. Tout me semblait suspect. Trop beau. Et surtout un peu faux. Il n’y avait que sa haine

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des femmes qui sonnait vrai. D’une vérité sans la voix du maître. Une vérité que je provoquais. Je ne parlais toujours pas. J’arrivais aux séances avec une petite lettre, le plus souvent quelques mots, ou un croquis. Je griffonnais cela dans le jardin en vitesse. Le schéma d’une bataille. Des mots de ma mère. Mon grade dans l’armée. Les paroles de Mathilde. Ou celles de ses enfants. Après la naissance de son deuxième, chaque fois que nous avions fait l’amour, je retrouvais comme de toutes petites peaux dans mon lit. Nous avions mis du temps à découvrir ce que c’était – l’épiderme de son ventre se détendait, se plissait et pelait… On riait. Je la haïssais pourtant. Elle aussi. De l’avoir trahie. Trompée. Et bien qu’elle fût avec son mari, elle considérait que je lui devais une fidélité absolue. J’aimais sa beauté qui oscillait entre la grande dame et la petite fille. Elle avait peur de tout. Elle le murmurait en se recroquevillant sur le lit : J’ai peur de tout, je suis incapable de t’aimer, j’ai peur, partout, tout le temps… Elle se douchait, se sauvait pour retrouver ses enfants. Je la raccompagnais toujours à sa voiture. Elle était mal quand elle partait. Mal de me laisser. Et comme aucun mot ne sortait plus de ma bouche, cela l’angoissait encore plus. Elle me disait que la seule chose qui m’intéressait, c’était de baiser, que j’allais encore la tromper. Je lui avais écrit une petite lettre bien tournée pour lui expliquer que c’était très masculin de baiser d’autres nanas, que ça n’enlevait rien à l’amour que je lui portais à elle, que Monte-Cristo lui-même me l’avait confirmé. Je lui avais donné la lettre alors qu’elle venait de monter dans sa voiture, elle l’avait lue, jetée, m’avait bien regardé dans les yeux avant de démarrer en trombe, et m’avait lâché comme un crachat : Je suis un mec alors ! Entre Nadja et elle, de ce côté-là, il n’y avait pas grande différence.

Jean-François Rouzières

Le Revolver de Lacan

Je pensais à mon père. Mort sur un champ de bataille. Je ne sais pas. Torturé par l’armée française, peut-être. Fusillé. Abattu sommairement dans un village. Les mains dans le dos. Ou sur la tête… J’étais traversé par ces idées. Mon père, ma mère. Plus je m’enfonçais dans cette bataille avec Monte-Cristo, plus je me sentais seul. Je haïssais Mathilde. Je haïssais ma mère. Les séances ressemblaient à des exercices de haine. Monte-Cristo se lâchait. Il n’en fallait pas beaucoup pour exciter le fauve qui sommeillait en lui : dès qu’il s’agissait de leur régler leur compte, à celles qui ne voulaient plus appartenir aux hommes, il était le premier… « Plus aucune femme ne veut appartenir à un homme ! » Quelle rengaine. Quel refrain. Quelle fuite. Quelle peur. S’il avait été pianiste, les doigts auraient couru sur le clavier à la vitesse de l’éclair tant le crépitement se faisait vif à la seule évocation de celle qui osait me rendre malheureux. Il s’indignait, bondissait, fulminait, criait, ergotait, fumait, s’énervait, s’emballait, quel spectacle !

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Dominique Sylvain

Guerre sale

Quand j’arrivais dans son cabinet, je faisais le tour du propriétaire, comme un chien – j’inspectais, exactement comme je le faisais chaque fois que j’arrivais chez ma mère. Il me regardait en coin, en murmurant : Vous ne cassez rien, s’il vous plaît… Me demandait ce que je lui avais apporté en me tendant la main. Je lui remettais le petit mot. Il me priait de m’allonger sur le divan et, pendant presque une heure, il écrivait, ou consultait son agenda en prenant des notes, et se raclait la gorge, toussait, appelait sa banque ou son éditeur, raccrochait, lançant à la cantonnade : — Le fric c’est les couilles ! Il répondait aussi à ses patients. En étant fort désagréable. Parfois je venais en séance pour lire ses livres. Les livres qu’il avait écrits. Dieu qu’il était heureux alors. Je l’étais aussi. Et il faisait les commentaires à ma place. Un de ses ouvrages était un best-seller et il était content de collectionner les articles sur sa personne. Et de compter ses sous. Il épuisait ma solde gagnée au combat. Même les primes y passaient. Je me vidais de mon argent comme on se vide de son sang. Monte-Cristo me veillait, c’était mon père-mère nourricier, mon placenta littéraire. Et tout en faisant l’inventaire scrupuleux de sa personne je me fondais en moi-même, vulnérable.

Éditeur : Viviane Hamy Parution : janvier 2011

© Antoine Rozès/Viviane Hamy

Responsable cessions de droits : Julie Galante julie.galante@viviane-hamy.fr

Biographie

Dominique Sylvain est née le 30 septembre 1957 à Thionville en Lorraine. Elle travaille pendant une douzaine d’années à Paris, d’abord comme journaliste, puis comme responsable de la communication interne et du mécénat chez Usinor. Pendant six ans, elle a vécu avec sa famille en Asie. Ainsi, Tokyo, où elle a passé trois ans, lui a inspiré son premier roman Baka ! (1995). Elle habite aujourd’hui de nouveau à Tokyo et se consacre exclusivement à l’écriture. Ses neuf romans ont tous été publiés dans la collection « Chemins nocturnes », aux éditions Viviane Hamy. Publications   Aux éditions Viviane Hamy, coll. « Chemins nocturnes », parmi les romans les plus récents : La Nuit de Géronimo, 2009 ; L’Absence de l’ogre, 2007 (rééd. Points, 2009) ; Baka !, 2007 (nouvelle éd.) (rééd. Points, 2009) ; Manta Corridor, 2006 (rééd. Points, 2011) ; La Fille du Samouraï, 2005 (rééd. Points, 2010) ; Passage du désir, 2004 (rééd. Points, 2009).

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Florian Vidal, avocat spécialisé dans les contrats d’armement et les relations franco-africaines, a été assassiné de manière effroyable : brûlé vif aux abords d’une piscine, un pneu enflammé autour du cou, les mains menottées. Or, cinq ans auparavant, Toussaint Kidjo, l’assistant franco-congolais de Lola Jost, alors commissaire du 10e arrondissement, avait été assassiné de la même façon. C’est ce meurtre, jamais élucidé, qui avait conduit Lola à anticiper sa retraite. Pour Lola, le lien entre les deux affaires ne fait aucun doute. Elle reprend alors son enquête mais empiète terriblement sur le travail du commandant en charge de l’affaire, Sacha Duguin, ancien amant de son amie Ingrid

Diesel, l’Américaine à la plastique vertigineuse, masseuse le jour et effeuilleuse la nuit, à Pigalle, avec qui il continue d’entretenir des rapports houleux… Lola doit se rendre à l’évidence, seule elle ne pourra rien faire, l’ennemi est plus puissant qu’il en a l’air. Dans ce contexte difficile, quel rôle notre duo va-t-il bien pouvoir jouer ? Dominique Sylvain renoue avec le duo improbable du Passage du Désir et revient en force avec une intrigue parfaitement maîtrisée. Les rebondissements succèdent aux rebondissements, les dialogues virevoltent, Guerre sale avance à un rythme impitoyable.

11 Lola Jost faisait passer un sale quart d’heure à son placard. Elle chamboulait de vieux cartons, les fouillait puis, bredouille, fourgonnait de plus belle en ronchonnant. Sigmund observait la scène à bonne distance, s’autorisant de temps à autre un jappement interrogatif. Le dalmatien du psychanalyste du quartier s’inquiétait de savoir ce que mijotait sa gardienne. — Voilà enfin ces fichues bottes en caoutchouc ! rugit-elle en exhibant sa trouvaille. Il nous faut bien ça pour attaquer la tourmente. Pas vrai, mon garçon ? Nouveau jappement plus plaintif du bel animal qui devinait que l’impensable allait se produire. Lola quitterait leur nid douillet pour s’offrir au déluge, et personne ne pourrait l’en dissuader. — Nous sommes coincés ici depuis des lustres. Antoine me fera des reproches si je ne t’oblige pas à un peu d’exercice. Et puis tes pois ne vont pas se diluer. Évidemment, je pourrais te confectionner un imper dans un sac en plastique, mais tu m’en voudrais. Pas vrai ? Elle enfila ses vieilles bottes retrouvées, l’imperméable et le chapeau que son amie Ingrid Diesel lui avait offerts pour son anniversaire, mit sa laisse à Sigmund qui fit un peu de résistance, mais elle ne s’en laissa pas conter. Leur duo se retrouva dans la rue de l’Échiquier attaquée par des salves de pluie obliques. Lola mit le cap vers son restaurant favori. Lorsqu’elle passa la porte des Belles de jour comme de nuit, le propriétaire et cuisinier des lieux astiquait ses verres. Lola y vit un signe.

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— Justement, j’ai bien envie d’un petit blanc du patron. Sans discuter, Maxime Duchamp posa deux verres sur le comptoir, les remplit d’un muscat de Beaumes-de-Venise, puis avec une serviette-éponge frictionna Sigmund qui lui lécha la main avec reconnaissance. — Pas mal ton muscat, et ça fait un bien fou de voir enfin figure humaine, déclara Lola en se massant les reins. — Qu’est-ce qui t’arrive ? — La même chose qu’à tous les Parisiens. Ce foutu déluge qui n’en finit pas. De plus, Antoine Léger est parti au soleil avec sa famille et m’a confié la garde de Sigmund. Avant, je n’avais que des rhumatismes, maintenant j’ai aussi des responsabilités. Peux-tu me donner un bol ? — Bien sûr, pour quoi faire ? — Ce n’est pas parce que Sigmund est un quadrupède qu’il doit garder la truffe rivée au sol. Il faut l’initier à l’élévation spirituelle. Tu connais le point de vue de Théophile de Busarque sur la question ? — Non, répondit Maxime amusé. — Le vin est un nuage de savoir qui ne pleut que sur les amoureux de l’existence. Voilà ce que j’appelle une pensée à la fois légère et profonde. Lola versa une lampée de muscat dans le bol. Le dalmatien se contenta de renifler le breuvage. — Cet animal finira par s’ouvrir un peu les portes de la perception avant le retour de son maître. Sinon, c’est à désespérer de la race canine. Comme du reste. En parlant de porte, le capitaine Jérôme Barthélemy poussait celle des Belles. Il promenait un air contrarié, qui ne s’améliora pas en découvrant Lola. — Agréable. Tu me fais la grimace comme si j’étais ton inspectrice des impôts. — C’est pas ça, patronne. En fait, je vous cherchais. Et dans le fond, je ne sais pas si je suis si content que ça de vous avoir trouvée. Lola Jost ne dirigeait plus le commissariat du quartier depuis belle lurette, mais son ancien collaborateur se comportait comme si rien n’avait changé. Elle serait à vie sa patronne. Il fallait s’y faire. En revanche, l’ex-commissaire ne comprenait rien aux déclarations de l’ex-adjoint. — Épargne-moi les grosses fatigues, mon garçon. Un peu de cohérence. Barthélemy mâchonna quelques secondes ce qu’il avait à dire. — On a découvert le cadavre d’un jeune avocat parisien. Un homicide. — Où ? — Colombes. La piscine olympique. — Noyé ? — Brûlé vif, à l’essence, et… — Et ? — Il avait un pneu… autour du cou.

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Lola reposa son verre. Pendant une seconde étirée à l’infini, les visages de Maxime et de Barthélemy se distendirent. Elle se laissa glisser sur le carrelage. Elle allait s’évanouir, alors autant passer en position horizontale. Les voix de ses amis trouèrent un mur de coton sale avant qu’elle ne perde conscience. Ils criaient son prénom. * * * Il s’était annoncé à l’interphone. Elle l’attendait sur le palier, bouche tremblante, dans une attitude de déni. Une petite blonde menue, d’une trentaine d’années. Un visage fin, abîmé par l’angoisse. — Vous ne venez pas pour Florian… il ne lui est rien arrivé, n’est-ce pas ? — Nous avons retrouvé votre mari à Colombes. — Il est… mort ? — Hélas oui, je suis désolé. Elle se jeta sur lui et frappa sa poitrine. Il agrippa ses mains, prononça des mots apaisants, la laissa pleurer contre lui en resserrant son bras autour de ses épaules. Elle rentra hébétée dans l’appartement, et il remarqua une valise noire dans l’entrée. Le salon empestait le tabac mais offrait une vue grandiose sur les façades du Sénat et le jardin du Luxembourg estompée par la pluie. La silhouette de Nadine Vidal se détacha devant une haute fenêtre ; elle pleurait, le front contre la vitre. Bruit feutré du trafic, cinq étages plus bas. Une femme miniature dans un grand appartement déserté. Il se demanda si le couple avait des enfants. Comment était mort son mari ? Sacha lui proposa de s’asseoir, elle refusa, réitéra sa question. Il raconta. Quand les mots atteignirent vraiment Nadine Vidal, elle se précipita vers la cuisine pour vomir dans l’évier. Il voulut la soutenir, se fit repousser d’un coup d’épaule. Elle reprit son souffle, se passa le visage à l’eau. Elle accepta de s’asseoir, alluma une cigarette en tremblant. Il la questionna en douceur. Son mari avait reçu un coup de fil la veille. Il était ressorti vers dixneuf heures trente sans préciser où il allait, promettant d’être de retour avant vingt-trois heures. Ce matin, sa voiture n’était plus au parking. — Vous savez qui l’a appelé ? — Florian me parlait peu de ses affaires. — Vraiment ? — Il travaillait pour Richard Gratien. Sacha connaissait Gratien de réputation. Un maillon fort de la Françafrique qui tutoyait les pontes du Quai d’Orsay et de la Défense. Un avocat de formation au métier flou mais apparemment essentiel : un intermédiaire. Dans le secteur de l’armement. — C’est avec lui que votre mari avait rendez-vous ce matin ?

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— Oui. — Des problèmes entre eux ? — Je ne pense pas. — Richard Gratien était sur une affaire délicate ? — Toutes ses affaires le sont. — Votre mari avait-il un procès en cours ? — Florian ne plaidait pas. Son travail consistait à préparer des contrats dans le cadre d’échanges commerciaux, à faciliter des contacts. Elle inhala une bouffée, ferma un instant les yeux. Ses mains tremblaient toujours. — Il vous semblait tendu ces derniers temps ? — Non. — D’autres coups de fil particuliers ? Des rendez-vous inhabituels ? Un conflit quelconque ? Elle se contenta de hocher la tête. Il promit de faire son possible pour retrouver le meurtrier. Mais il fallait qu’elle lui apportât son aide. — Vous ne semblez pas apprécier Gratien. Elle ne répondit pas. — Pour quelle raison ? insista Sacha. — Florian vivait dans son ombre. Quand nous nous sommes connus à la fac de droit… Florian travaillait déjà pour lui. — Que faisait-il ? — Il l’assistait. Je crois qu’il participait déjà à l’élaboration des contrats. — Comment étaient leurs relations en dehors du domaine professionnel ? — Gratien a payé les frais de notre mariage. — Votre mari ne s’entendait pas avec sa propre famille ? — Florian et sa mère ne se voyaient plus. — Depuis longtemps ? — Des années. De la colère dans ses yeux à présent. Il la laissa prendre le temps de déballer ce qu’elle avait sur le cœur. — Je lui avais dit de reprendre sa vie en main. Il commençait à m’écouter. La décision était difficile à prendre. Tout cet argent, ça ne se refuse pas facilement. Et puis… — Et puis ? — On ne peut pas remercier un Gratien et tourner les talons. — Pourquoi ? — Il vampirise son entourage. Alors, il faut fuir… Mon idée c’était de recommencer à zéro… — Comment ça ? — Partir à l’étranger, travailler tous les deux dans un cabinet de droit international.

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— Vous êtes avocate ? — Pénaliste dans un cabinet parisien réputé. J’ai travaillé dur pour y arriver, repoussé l’envie d’avoir des enfants… Mais cette fois, j’étais prête à démissionner. — Votre mari avait parlé de ce projet à Gratien ? — Non, c’était entre nous. C’est moi qui y revenais toujours. Je pensais qu’avec le temps… — J’ai vu une valise dans l’entrée. Vous partiez en voyage ? — Au beau milieu de la nuit, après avoir laissé dix messages sur le répondeur de Florian, j’étais furieuse… — Racontez-moi. — On travaillait comme des fous, chacun de notre côté. On se voyait peu. Ça devenait ridicule… — Vous avez voulu lui donner une leçon. — Partir sans prévenir quelques jours, me réfugier chez une amie, lui rendre la monnaie de sa pièce. J’ai été stupide… Les larmes de nouveau. Il récupéra une boîte de mouchoirs et la lui tendit. Repéra un bout de papier sur le sol, roulé en boule. Il le déplia : un patch antitabac. La mallette de Vidal en contenait. — Vous êtes sûre que votre mari n’est pas repassé dans la soirée ? — Ce patch est à moi. Florian ne rentrait pas, j’ai recommencé à fumer… — Votre mari connaissait-il Toussaint Kidjo, un lieutenant de police d’origine africaine ? — Je ne pense pas. — Kidjo est mort il y a cinq ans. — Quel rapport avec mon mari ? Elle mit un moment à encaisser l’explication. — Le nom ne vous rappelle vraiment rien ? — Non. — Le lieutenant Sébastien Ménard est le procédurier de mon groupe. J’aimerais qu’il puisse avoir accès aux papiers personnels de votre mari. C’està-dire ici et à son bureau de la rue de Seine. — Quand souhaitez-vous ? — Dès que possible. — Téléphonez à votre collaborateur. Autant en finir. Sacha appela Ménard et lui ordonna de le rejoindre rue de Vaugirard. — Richard Gratien vous a appelée depuis son rendez-vous manqué de ce matin ? — Il n’arrête pas. J’ai fini par débrancher le téléphone. Je n’avais pas envie… — Pouvez-vous me communiquer ses coordonnées personnelles ? Le bureau de Vidal donnait sur une cour intérieure bordée d’arbres centenaires mangeant la lumière. Sur une cheminée de marbre, une série de

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statuettes africaines : des guerriers aux yeux en coquillages et aux crânes piqués de plumes qui paraissaient garder les lieux. — Votre mari travaillait-il par mail ? — Bien sûr. — Je ne vois pas d’ordinateur. Il utilisait celui de son bureau ? — Il avait un portable. Mais travaillait surtout avec son BlackBerry. Les courriers volumineux sont gérés par Alice Bernier, sa secrétaire. Nadine Vidal composa la combinaison d’un coffre, récupéra un gros carnet de cuir patiné, trouva une adresse et un numéro de portable qu’elle nota pour Sacha. — Vous permettez ? demanda-t-il en désignant le carnet. Elle le lui tendit. Il contenait des centaines de noms notés d’une écriture scrupuleuse. Celui de Kidjo n’y figurait pas.

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Cécile Vargaftig Parution : mars 2011 Responsable cessions de droits : Marie Pacifique Zeltner rights@audiable.com

© Sylvie Biscioni/Au diable vauvert

Les Nouveaux Nouveaux Mystères de Paris

Nous retrouvons dans ce roman Frédérique, le personnage du premier roman de Cécile Vargaftig, avec qui elle entretient plusieurs points communs : toutes deux sont scénaristes, ont une chatte et préfèrent les filles. Tout en maugréant contre son statut qui l’oblige à conduire des aventures aléatoires, peu crédibles et chronophages, Frédérique va partir à la recherche d’une mystérieuse disparue, à qui elle doit remettre une lettre. Elle va bientôt retrouver la trace, à sa grande incrédulité, d’une machine à voyager dans le temps et, n’écoutant que son sens du devoir, l’emprunter. Commence alors une aventure incroyable, qui, de rebondissement en rebondissement,

Éditeur : Au diable vauvert

Biographie

Cécile Vargaftig est née en 1965, en Lorraine. Scénariste diplômée de la Femis, elle participe à de nombreux scénarios de films français, parmi lesquels Le Ciel de Paris, de Michel Béna, Le Lait de la tendresse humaine de Dominique Cabrera, Stormy weather, de Solveig Anspach, Barakat de Djamila Sarhaoui, La Femme invisible d’Agathe Teyssier, ou Oublier Cheyenne, de Valérie Minetto. Elle a également fait partie du Club des 13, groupe de réflexion sur le cinéma indépendant français et écrit aussi des romans. Elle vit en France, à Paris ou dans un petit village du Lot, c’est selon. Publications   Parmi les romans les plus récents : Fantômette se pacse, Au diable vauvert, 2006 ; Laisser frémir, Julliard, 1999.

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la conduira à découvrir Paris à plusieurs époques, mais pas seulement, et contraindra Cécile Vargaftig à pousser sa conscience professionnelle d’auteur jusqu’à faire intrusion dans le roman pour nourrir le chat, vider les poubelles et faire le travail de son personnage. Délaissant les terres de l’autofiction pour écrire enfin un roman d’action, d’aventure à épisodes, à suspens, à la troisième personne et au passé, Cécile Vargaftig retrouve ici l’âme et les procédés du grand Eugène Sue, et en joue ! Pour la plus grande délectation du lecteur, qui s’amuse et se pique au jeu de bout en bout : un vrai roman populaire à suspense, on vous dit !

Nous sommes en Nouvelle-Calédonie, dans le Pacifique Sud, la terre de ceux qui veulent tout quitter, un peu au sud des Marquises de Jacques Brel, franchement à l’ouest des Samoa de Stevenson, d’où il écrit à sa mère : Je n’ai été heureux qu’une seule fois ; c’était à Hyères ; ce bonheur a cessé pour de multiples raisons : déclin de ma santé, changement de lieu, accroissement de mes revenus, approche furtive de la vieillesse ; depuis ce moment-là, comme avant, je ne sais ce que cela signifie. Mais je sais toujours ce qu’est le plaisir ; plaisir aux mille visages, dont aucun n’est parfait, aux mille langues toutes écorchées, aux mille mains, dont les ongles tous égratignent. Bien au-dessus de tous ces plaisirs, je place celui d’arracher les mauvaises herbes, seul ici près de l’eau babillarde, dans le silence de la haute futaie, brisé par des cris d’oiseaux discordants. Il fait chaud en ce mois de janvier 2007. Il est neuf heures du soir, on se couche tôt là-bas, et Frédérique, à poil, lit le scénario de Vincent dans son lit. Merde, j’ai oublié de parler de son métier. Je vais aller au plus simple. En 1994, elle faisait des études de cinéma, comme moi quelques années plus tôt. En 2007, je pense qu’elle est scénariste, toujours comme moi. C’est un métier qui correspond bien à son goût de la liberté. Oui, bien sûr, elle écrit. C’est pour ça qu’elle a un chat. Et si elle est en train de lire le scénario de Vincent en Nouvelle-Calédonie, c’est parce qu’elle y anime un atelier d’écriture de court-métrage, comme moi quelques années plus tôt. L’usage moderne voudrait que j’incorpore ici le scénario de Vincent, mais je n’en ai vraiment pas envie, ça va tout ralentir. En substance : Vincent raconte qu’il a été choisi comme cobaye par un professeur et son assistante pour voyager dans le temps. La machine utilisée est un buffet Henri II, installé dans la

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chambre du fond d’un appartement mal éclairé du onzième arrondissement. Un jour, lors d’un de ses voyages, l’homme (c’est ainsi qu’il appelle son personnage principal) tombe amoureux de la femme (elle non plus n’a pas de nom), il est heureux, il veut rester dans le passé avec elle. Mais le professeur l’oblige à revenir au présent. L’homme souffre d’être séparé de la femme qu’il aime. Un jour, il utilise le buffet Henri II tout seul et retourne dans l’époque de sa bienaimée. Mais elle n’est plus là. Quelques indices lui font comprendre qu’elle aussi est une voyageuse du temps. Il est désespéré : comment la retrouver ? Fin. Frédérique se gratte la tête, perplexe. Machine à remonter le temps ou pas, cette histoire est au fond très classique. Elle s’appuie sur cette idée qu’un coup de foudre, c’est l’union de deux vitesses, de deux temps qui soudain s’accordent, et que pour qu’une histoire d’amour dure, il faut partager un certain tempo. Non ce qui la chiffonne, outre le fait qu’il n’y a pas de fin à cette histoire, c’est le buffet Henri II. C’est tellement étrange. Frédérique se souvient de la réponse de Vincent quand elle lui a demandé les raisons de ce choix pour représenter une machine à remonter le temps. — C’est parce que cette machine existait depuis cette époque-là. Et à l’époque il l’avait mise dans un buffet. Elle n’avait rien répondu, jugeant pas si bête qu’une machine à remonter le temps ne soit pas forcément contemporaine de l’époque à laquelle on l’utilise. (Je ne sais pas comment faisait Stendhal, mais moi, ça fait trois jours que je n’ai pas écrit : du monde à la maison ; du sommeil à rattraper ; un rendezvous de travail important ; à ce rythme-là, je n’aurais jamais fini La Chartreuse de Parme à Noël. Mais continuons.). Frédérique est donc en train de lire ce scénario improbable, quand soudain, on frappe à la porte. Frédérique dit : entrez. C’est Laurent, un des stagiaires, un grand maigre. Il se plaint que Vincent chante dans la piscine, empêchant les autres de dormir. Que chante-t-il, demande-t-elle. Venez et vous verrez, répond-il. Et faites quelque chose. Frédérique y va. Elle n’aime pas trop la science-fiction, mais elle aime bien Vincent. C’est un type étrange, la cinquantaine, des cheveux blancs, des yeux clairs, plutôt beau, souvent triste, mystérieux bien sûr, mais là-bas qui ne l’est pas, puisque chaque Blanc a enfoui le secret de sa présence ici. Il fait un peu peur aux autres par sa façon de ne pas parler pendant des heures, mais pas à Frédérique qui a toujours aimé les gens un peu bizarres. Dans la piscine, Vincent est en train de chanter ce tube de Daniel Balavoine : Je me présente, je m’appelle Henri, je voudrais bien réussir ma vie, être aimé, hé, hé… Frédérique se marre, décidément ce type l’amuse, puis, sans hésiter, fait quelque chose, puisqu’elle saute à son tour dans la piscine, toute habillée. Vincent cesse de chanter et éclate de rire. Ils jouent comme des enfants à s’attraper dans l’eau. Assis sur une chaise en plastique blanc, au bord du bassin, Laurent les regarde, consterné. Frédérique lui lance un petit coup d’œil professionnel, du genre j’ai

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l’affaire en main, tu peux aller te recoucher, qui semble le convaincre puisqu’il se lève et regagne sa chambre. Dès qu’ils sont seuls, Vincent s’approche tout près d’elle et demande : — Tu as un amour ? — Oui. (Elle pense à Véronique.) Et toi ? — Pour moi il n’est plus question d’amour. — Il est question de quoi, alors ? — D’intimité. Tu t’es approchée trop près de moi. Il y a des pays qui font construire des murs tout autour d’eux. Je les comprends. — Tu crois qu’Israël a fait construire un mur de peur d’aimer les Palestiniens ? — Non, de peur que les Palestiniens ne les aiment. Ça serait terrible, non ? Imagine un peu. Frédérique n’est pas très à l’aise. Ça fait longtemps qu’elle n’a pas couché avec un homme, et celui-là a l’air quand même un peu zinzin. Un instant, l’idée la traverse qu’il est en fait très commun, et qu’il a joué au fou uniquement dans le but de cet instant et de la sauter. Cela dit, se comparer à un pays, qui plus est du genre en guerre, ça n’est pas très commun. — Viens, sortons de là, on sera mieux, dit-il en lui prenant la main. Ils sortent de la piscine. Vincent l’aide, parce qu’avec ses vêtements mouillés elle pèse des tonnes. Debout, elle se transforme en gouttière avec une flaque d’eau à ses pieds. Elle pense au poème de Prévert, avec le bonhomme de neige qui s’assoit sur le poêle pour se réchauffer, et d’un coup disparaît. Elle réfléchit. Primo : Vincent est gentil, elle le sait, les gens ne se transforment pas comme ça, ou alors les bonshommes de neige quand ils s’assoient sur des poêles. Et si l’amour, le réchauffant, le faisait disparaître ? s’inquiète-t-elle. L’amour n’exagère pas se répond-elle. Ah si, l’amour quand même, insiste-t-elle, même tenir sa main, comme je le fais en ce moment, c’est déjà un peu d’amour. Mon cœur est grand. Dans quoi je m’embarque ? Si j’accepte, est-ce que je trompe Véronique ? Véronique, elle ne se gêne pas pour coucher avec qui elle veut. Est-ce que ça va me plaire ? Est-ce qu’il ne va pas me faire mal ? Et si je dis non ? Est-ce que ça ne va pas le rendre encore plus fou ? Merde, il pleure. Quand elle le prend dans ses bras, ses pleurs redoublent. Une petite brise se lève. Frédérique entraîne Vincent dans son bungalow, n’allume pas la lumière, pose délicatement Vincent qui ne s’arrête plus de pleurer sur son lit défait, se déshabille, et file se réchauffer sous la douche. Hier, j’ai commencé à lire Cercle, de Yannick Haenel. Ça me plaît beaucoup. Sors-toi de là, disaient les voix, prends le large : la beauté s’ouvre ailleurs, le temps s’ouvre ailleurs, le cœur s’ouvre ailleurs. Il habite la littérature et la littérature l’habite. À propos de bite, justement, il n’hésite pas à mettre des scènes de sexe, lui aussi (lui non plus ?). Ça me fait réfléchir, puisque justement je suis à trois phrases d’un mettre une. Dans mes deux premiers romans, il y en avait, et j’en éprouvais de la fierté. J’ai adoré les écrire. Il faut qu’elles soient excitantes,

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Les Nouveaux Nouveaux Mystères de Paris

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troublantes, mais toujours de la littérature. Dans le troisième, je n’avais pas du tout envie d’en écrire alors je ne l’ai pas fait. Je pense que j’aurais dû réfléchir plus avant et me demander vraiment pourquoi, au lieu d’écouter mon seul palpitement intérieur. Je pense que si, vers la fin du livre, Cécile Vargaftig (c’est le nom du narrateur de Fantômette se pacse) expliquait pourquoi il n’y a pas de vraie scène de cul dans son livre (vers la moitié, elle couche avec une fille, mais ça reste soft), en reliant cela au fait que Fantômette est et sera toujours un livre pour enfant, en rajoutant une couche sur l’autofiction et le choix terrifiant qui s’offre à l’autoficteur contemporain entre la pudeur et la fatuité sexuelle, et en abordant la sexualité de ses personnages sans passer par la scène obligée de La Scène, le roman serait vraiment accompli. Trop tard. Comme dirait Yannick Haenel dans ses lentes volutes : c’est maintenant qu’il faut s’acquitter de cela. Yannick Haenel est un petit coquin. Clarine, elle grogne, se trémousse, sans cesse elle détaille et commande : par là… plus fort… continue… là c’est bon… Baise-moi fort… Alors, relevant plus haut ses jambes, avec douceur au début, puis comme une brute, Clarine, je la lime. Elle se croit dans un porno, elle veut le porno, elle se voit comme ça, cadrée, avec les enchaînements. Ses doigts sur ma queue s’activent, etc. Il essaie de nous faire croire que c’est pour faire plaisir à la fille, qui en veut, qu’il en fait, du porno. Quand j’étais scolarisée, on se serait amusé à appeler ça du métaporno (le méta ayant ici toute sa saveur), autrement dit du porno qui a conscience d’en être. Moi, ce genre de phrases, je n’y arrive plus. Que se passe-t-il nom d’une pipe ? Je ne suis quand même pas devenue puritaine avec l’âge ? Quand j’étais petite, je vous assure, j’ai lu énormément de livres érotiques et pornographiques. De tous, mon préféré, c’était Emmanuelle 4, chez Maspero, l’hypothèse d’Éros. Le public n’attend rien, il espère en secret, il espère du nouveau (bon, je sais, l’extrait choisi n’est pas très érotique, mais à bien réfléchir, peut-être que si…). Je trouvais ces textes formidablement libres, libérés, et libérateurs, et bien sûr politiques, comme tout texte érotique qui se respecte.

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Cessions de droits

Delecroix Vincent

Le Târ de mon père

u allemand [Ullstein] u coréen [Changbi]

u allemand [Berlin Verlag] u anglais [Open

u allemand [Ammann Verlag]

Gallimard

JC Lattès

u italien [Piemme]

Fargues Nicolas

u roumain [RAO] u russe [Fluid]

Des Horts Stéphanie

Les Éclaireurs Gallimard

u grec [Polis] u italien [Fazi Editore] u russe [Gelos]

Benchetrit Samuel

Le Cœur en dehors Grasset & Fasquelle

u allemand [Aufbau Verlag]

u chinois (caractères simplifiés) [Shanghai

Sépharade

99 Readers] u coréen [Munhakdongne Publishing] u hébreu [Keter Publishing House] u néerlandais [Arena ; Meulenhoff]

u castillan [Les Esfera de los Libros]

Berest Anne

Abecassis Eliette

Albin Michel

u hébreu [Kinneret Publishing House] u italien [Marco Tropea]

Adam Olivier

Des vents contraires Éd. de l’Olivier

u albanais [Buzuku, Kosovo] u allemand [Klett-Cotta]

u espagnol [El Aleph] u italien [Bompiani ;

Barbès] u polonais [Nasza Ksiegamia]

Arditi Metin

La Fille des Louganis Actes Sud

u allemand [Hoffmann & Campe] u grec [Livanis] u russe [Ripol]

Astier Ingrid

Quai des Orfèvres Gallimard

u italien [Bompiani]

Aubry Gwenaëlle

Personne

Mercure de France

u anglais [Tin House Books, États-Unis] u coréen [Open Book] u croate [Disput] u italien [Barbès Editore]

u roumain [Editura Univers]

La Fille de son père Le Seuil

u allemand [Knaus/Random House]

u castillan, catalan et basque [Alberdania] u turc [Dogan]

Berton Benjamin

Alain Delon est une star au Japon Hachette

u italien [Nottetempo]

u vietnamien [Nha Nam]

Besson Philippe

Un homme accidentel Julliard

u allemand [Deutscher Taschenbuch

Verlag] u coréen [Woongjin]

u polonais [Muza]

Bizot Véronique

Mon couronnement Actes Sud

u allemand [Steidl Verlag]

Blas de Roblès Jean-Marie

La Montagne de minuit Zulma

u allemand [Fischer Verlag]

u italien [Frassinelli] u néerlandais

[Ailantus] u roumain [Trei] u tchèque [Host]

118

Cendrey Jean-Yves

Honecker 21 Actes Sud

u turc [Everest Publications]

Chalandon Sorj

Mon traître

Grasset & Fasquelle

u anglais [The Lilliput Press, Irlande]

u castillan [Alianza] u chinois (caractères

complexes) [Ten Points] u italien [Mondadori] Constantine Barbara

Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom Calmann-Lévy

u allemand [Blanvalet] u castillan

[Seix Barral] u catalan [Grup 62] u coréen [Munhakdongne Publishing] u italien [Fazi Editore] u russe [Center of Literary Production Pokolenie Publishers] Dantzig Charles

Je m’appelle François Grasset & Fasquelle

u arabe (droits mondiaux) [Arab Scientific

Publishers]

Davrichewy Kéthévane

La Mer Noire

Sabine Wespieser

u allemand [Fischer] u italien [Rizzoli] u néerlandais [Meulenhoff] u suédois [2244]

Decoin Didier

Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Grasset & Fasquelle

u allemand [Arche Literatur Verlag]

u castillan [Alianza] u coréen [Golden

Bough Publishing] u italien [Rizzoli]

Actes Sud

Letter, États-Unis] u castillan [Belacqva/ La Otra Orilla, Espagne] u catalan [Columna, Espagne] u grec [Ellinika Grammata] u italien [Rizzoli] u libanais pour la langue arabe [La Librairie Orientale] u portugais [Dom Quixote] u serbe [Stylos Art]

u grec [Govostis] u italien [Excelsior 1881]

Bello Antoine

Ghata Yasmine

Zone

u espagnol [Lengua de Trapo]

Voici la liste des titres présentés dans les précédents numéros de Fiction France pour lesquels les droits ont été cédés à l’étranger.

Énard Mathias

La Chaussure sur le toit

La Panthère

u grec [Synchroni Orizontes]

Desarthes Agnès

Dans la nuit brune Éd. de l’Olivier

u allemand [Droemer Knaur]

u anglais [Portobello, Royaume-Uni

et Commonwealth] Descott Régis

Tu verras P.O.L

u hébreu [Babel]

Faye Éric

L’Homme sans empreinte

u castillan [La Otra Orilla] u italien [Galaad]

Diome Fatou

Inassouvies, nos vies Flammarion

u allemand [Diogenes]

Dugain Marc

Une exécution ordinaire

La Centrale

u allemand [Edition Nautilus] u suédois [Elisabeth Grate Bokförlag]

La commissaire n’aime point les vers Éd. de la Table Ronde

u italien [Ponte Alle Grazie]

Garnier Pascal

Guenassia Jean-Michel

Le Club des incorrigibles optimistes Albin Michel

Guyotat Pierre

Mercure de France

u anglais [Semiotexte, États-Unis] u italien [Medusa]

u russe [Société d’études céliniennes]

Hesse Thierry

u allemand [BTB Verlag] u anglais

u castillan [Duomo, Espagne]

Zulma

u grec [Kedros] u hébreu [Kinneret]

Garnier Pascal

Énard Mathias

u allemand [Fischer Verlag] u italien [Guanda] u portugais [Platano Editora]

Démon

(droits mondiaux) [Gallic Books]

u italien [Bompiani] u japonais [Kawade Shobo] u néerlandais [De Geus] u polonais [Sic !] u portugais [Ambav ; Record, Brésil] u roumain [RAO]

Stock

La Théorie du panda

Gallimard

u bulgare [Fakel Express] u catalan [Pages]

Une année étrangère

Coma

P.O.L

Le Seuil

Giraud Brigitte

Flipo Georges

u espagnol

Equatoria

u italien [Feltrinelli] u néerlandais [De Arbeidespers]

u italien [Fazi Editore]

u bulgare [Pulsio] u slovaque [Ed. VSSS]

Filhol Elisabeth

Deville Patrick

u castillan [Siruela] u grec [Melani]

u allemand [Insel Verlag] u anglais [Atlantic Book Grove Atlantic] u castillan [RBA Libros] u catalan [Edicions 62] u coréen [Munhakdongne Publishing] u croate [Vukovic & Runjic] u grec [Polis] u italien [Mauri Spagnol/ Salani] u néerlandais [Van Gennep] u norvégien [Forlaget Press] u suédois [Norstedts Forlag]

Stock

Caïn et Adèle JC Lattès

Librairie Arthème Fayard

Éd. de l’Olivier

u italien [Fazi Editore] u norvégien [Agora]

Joncour Serge

Lune captive dans un œil mort

Combien de fois je t’aime

u allemand [BTB Verlag]

u chinois [Phoenix Publishing]

Zulma

Flammarion

u italien [Isbn Edizioni]

u coréen [Wisdom House] u russe [Riopl]

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

L’Inaperçu

L’Olympe des infortunes

u allemand [Berlin Verlag] u bulgare

u anglais [Dedalus Limited,

u espagnol [Ediciones Destino] u finnois [WSOY] u grec [Kastaniotis] u italien [Marsilio Editori] u portugais [Bizâncio]

Actes Sud

[Prozoretz] u castillan [Mondadori] u catalan [Columna] u croate [Profil] u italien [Rizzoli] u néerlandais [De Arbeidespers] u portugais [Dom Quixote, Portugal ; Paz e Terra, Brésil] u russe [Atticus] u serbe [Geopoetika] u turc [Can]

Germain Sylvie

Albin Michel

Royaume-Uni]

u coréen [Munhakdongne Publishing]

Khadra Yasmina

Julliard

Kiner Aline

Le Jeu du pendu Liana Levi

u allemand [Ullstein]

119


Lalumière Jean-Claude

Malte Marcus

Le Dilettante

Zulma

Le Front russe

u castillan [Libros del Asteroide]

Lapeyre Patrick

La vie est brève et le désir sans fin P.O.L

u allemand [Karl Blessing] u anglais

(droits mondiaux) [Other Press] u bulgare [Altera/Delta Entertainment] u castillan [Destino] u catalan [Aleph/Empuries] u chinois [Sichuan Literature and Art Press] u coréen [Minumsa] u italien [Ugo Guanda Editore] u russe [Azbooka/ Atticus] u serbe [Akademska Knjiga] u tchèque [Euromedia]

Ovaldé Véronique

Reinhardt Éric

Garden of Love

Et mon cœur transparent

Cendrillon

u espagnol [Paidos] u italien [Piemme]

u anglais [Portobello, Royaume-Uni]

u coréen [Agora] u italien [Il Saggiatore]

u polonais [Albatros] u turc [Pupa]

u vietnamien [Les Éditions littéraires

du Vietnam]

Mattern Jean

De lait et de miel Sabine Wespieser

u grec [Hestia] u italien [Giulio Einaudi] u roumain [Polirom]

Mauvignier Laurent

Des hommes Éd. de Minuit

Éd. de l’Olivier

u coréen [Mujintree]

Stock

u italien [Minimum Fax]

Révay Theresa

Pagano Emmanuelle

Belfond

Les Mains gamines P.O.L

Tous les rêves du monde u allemand [Der Club Bertelsmann ;

Peut-être une histoire d’amour

Goldmann Verlag] u espagnol [Circulo de Lectores ; Plaza y Janés] u hongrois [Athenaeum] u polonais [Swiat Ksiazki] u portugais [Circulo de Leitores] u russe [Family Leisure Club] u serbe [Alnari] u tchèque [Euromedia]

u allemand [Thiele] u anglais [Viking,

Rolin Jean

u allemand [Verlag Klaus Wagenbach]

Page Martin

Éd. de l’Olivier

Un chien mort après lui

u allemand [Amman]

Verlag] u chinois [Éd. d’Art et littérature du Hunan] u danois [Arvids] u espagnol [Anagrama] u français (pour l’Algérie uniquement) [Barzakh] u italien [Feltrinelli] u néerlandais [De Geus]

États-Unis] u coréen [Yolimwon] u grec [Patakis] u italien [Garzanti] u portugais [Rocco, Brésil] u roumain [Humanitas] u russe [Astrel/Ast] u serbe [Nolit] Pancol Katherine

Rolin Olivier

Le Bris Michel

Minghini Giulio

Albin Michel

Le Seuil

Lê Linda

In memoriam

Christian Bourgois

u allemand [Deutscher Taschenbuch

La Beauté du monde

Fake

u italien [Fazi Editore]

u italien [Piemme]

Grasset & Fasquelle Le Tellier Hervé

Allia

Verlag] u anglais [The Other Press, États-Unis] u espagnol [Grijalbo/ Random House] u grec [Opera] u italien [Mondadori] u japonais [Hayakawa] Lindon Mathieu

Mon cœur tout seul ne suffit pas P.O.L

Monnier Alain

Notre seconde vie Flammarion

Rosenthal Olivia

Phébus

u espagnol [Demipage] u roumain [Nemira]

Ravey Yves

Majdalani Charif

Trois femmes puissantes

Bambi Bar

Le Seuil

Prix Goncourt 2009 : 28 contrats de cessions signés à travers le monde

u grec [Agra] u roumain [Bastion Editura]

u allemand [Knaus/Random]

u catalan [La Campana] u grec [Scripta]

L’Hiver indien

Grasset & Fasquelle

u chinois (caractères complexes)

[Ye-ren, Taïwan] u grec [Papyros]

120

Royaume-Uni] u chinois (caractères simplifiés) [Éd. d’Art et de littérature du Hunan] u chinois (caractères complexes) [Aquarius, Taïwan] u espagnol [Anagrama editorial] u galicien [Glaxia] u italien [Barbes editora] u néerlandais [Prometheus/Bert Bakker] Varenne Antonin

Éd. de Minuit Ravey Yves

Schwartzbrod Alexandra

Liana Levi

u allemand [Kunstmann Verlag]

Stock

Éd. de Minuit

Viviane Hamy

Viel Tanguy

Éd. de Minuit

[Acantilado] u italien [Neri Pozza]

Winckler Martin

Le Chœur des femmes P.O.L

u espagnol [Akal]

u allemand [Merlin] u anglais [Europa Editions, États-Unis ; Bloomsbury, Royaume-Uni] u bosniaque [B.T.C Sahinpasic] u catalan [Columna] u danois [Turbine] u espagnol [El Aleph] u grec [Polis] u hébreu [Kinneret] u italien [Einaudi] u néerlandais [De Geus] u polonais [Dialog] u serbe [IPS Media II]

Enlèvement avec rançon

u italien [Piemme]

u anglais [Dalkey Archive Press,

Le Village de l’Allemand

Ollagnier Virginie

L’Incertain

u allemand [Frankfurter Verlaganstalt]

u néerlandais [De Arbeiderspers]

Gallimard

Gallimard

Éd. de Minuit

Roux Frédéric

u anglais [Whereabout Press, États-Unis]

Caravanserail

La Vérité sur Marie

u allemand [Wagenbach] u espagnol

u espagnol [Alianza] u néerlandais

NDiaye Marie

Toussaint Jean-Philippe

u italien [Nottetempo]

Verticales

Luce Damien

u allemand [Droemer Knaur]

u russe [Ripol] u turc [Can Yayinlari]

Paris-Brest

u néerlandais [Ailantus]

Éd. Héloïse d’Ormesson

u hébreu [Hakibutz Hameucad]

Que font les rennes après Noël ?

Sansal Boualem

[Querido] u suédois [Sekwa] u ukrainien [ECM Media]

u espagnol [Ediciones Casus Belli]

u allemand [Ullstein] u anglais [MacLehose Press, Royaume-Uni] italien [Einaudi] u turc [Dogˇan Kitap]

u chinois (caractères simplifiés) [Shanghai

Bifteck

Le Chambrioleur

u coréen [Hyundaemunhak]

99 Readers] u italien [Barbès] u portugais [Sextante]

de los libros] u catalan [Edicions 62]

Qui a tué l’Ayatollah Kanuni ? Liana Levi

u chinois [Shanghai 99 Readers]

u chinois (caractères complexes)

Provost Martin

et le catalan] u néerlandais [Nijgh & Van Ditmar]

Un chasseur de lions

u allemand [Karl Blessing Verlag]

Fakirs

Nahapétian Naïri

u allemand [Deutscher Taschenbuch

u espagnol [Grijalbo, pour le castillan

Au diable vauvert

u polonais [Czarne] u russe [Text]

Flammarion

u allemand [Berlin Verlag]

u allemand [Ullstein]

Monnery Romain

Libre, seul et assoupi

u allemand [Berlin Verlag]

Les Derniers Jours de Stefan Zweig

u bulgare [Colibri] u castillan [La esfera

[Business Weekly] u chinois (caractères simplifiés) [Thinkingdom] u coréen [Munhakdongne Publishing] u danois [Bazar Forlag] u finnois [Bazar Kustannus Oy] u italien [Baldini Castoldi Dalai Editore] u japonais [Hayakawa Publishing] u néerlandais [WPG Belgie NV] u norvégien [Bazar Forlag] u polonais [Sonia Draga] u portugais [A esfera dos livros] u russe [Astrel] u suédois [Bazar Forlag] u tchèque [Jota s.r.o] u turc [Pegasus Yayinlari]

Assez parlé d’amour JC Lattès

La Valse lente des tortues

P.O.L

Seksik Laurent

Adieu Jérusalem

u croate [Hena Com] u turc [Can]

121


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