Vingt nouveaux titres de fiction française à lire et à traduire
AVANT-PROPOS
Deux fois par an, Fiction France publie un choix d’extraits de fiction française avec leur traduction en anglais. Des livres que les éditeurs français souhaitent soutenir auprès des traducteurs, des agents à l’étranger et des maisons d’édition qui prennent le risque d’éditer de la fiction contemporaine. Fiction France veut donner un nouvel élan à la traduction de la littérature française d’aujourd’hui, être une vitrine promotionnelle à destination des professionnels du livre dans le monde et un soutien indispensable au marché du livre français à l’étranger. Un outil qui répond pleinement à la vocation de l’Institut français.
COMMENT PARTICIPER À FICTION FRANCE ? Une sélection de 16 à 20 titres s’effectue en concertation entre le département Livre et Promotion des savoirs de l’Institut français, les responsables des droits étrangers des maisons d’édition françaises et les responsables des Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.
Président exécutif Xavier Darcos Directrice générale déléguée Sylviane Tarsot-Gillery
Département Livre et Promotion des savoirs
Responsable d’édition Bérénice Guidat Secrétariat de rédaction Sylvie Chineau 1bis, avenue de Villars, 75007 Paris www.institutfrancais.com
N’hésitez pas à contacter les responsables des cessions de droits des maisons d’édition dont les coordonnées figurent au sommaire et en page de présentation de chaque texte.
Quels sont les critères de sélection ? • Le livre relève du domaine de la fiction de langue française (roman, nouvelle, récit). • La parution est récente ou à venir (6 mois maximum avant la sortie de Fiction France).
Secrétaire générale Laurence Auer
Directeur Paul de Sinety
Vous retrouverez, en page 109 de ce neuvième numéro, les titres présentés dans les précédents Fiction France et pour lesquels les droits ont été cédés à l’étranger.
Coordination des traductions Bureau du Livre de New York Révision John Galbraith Simmons et Sara Sugihara Cette revue est réalisée en partenariat avec les Bureaux du Livre de Londres, New York et Berlin – ministère français des Affaires étrangères et européennes.
© Institut français, septembre 2011 isbn : 978-2-35476-084-7 issn : 1967-0524 Conception graphique : ÉricandMarie Impression : Corlet imprimeur
Quelles sont les modalités d’envoi ? • L’éditeur envoie soit un livre, soit des épreuves, soit un manuscrit. Il aura lui-même sélectionné un extrait de 10 000 signes. • Chaque envoi est accompagné d’un argumentaire, d’une notice biographique et bibliographique de l’auteur (1 500 signes maximum). • 2 exemplaires de chaque ouvrage proposé sont à envoyer dès parution à l’Institut français. Prochaine date limite de réception des textes : 10 décembre 2011 Date de parution du prochain Fiction France : 12 mars 2012
L’Institut français est l’opérateur du ministère des Affaires étrangères et européennes pour l’action culturelle extérieure de la France.
La diffusion – gracieuse – de Fiction France s’effectue par le réseau culturel français auprès de ses partenaires et des professionnels du livre dans le monde entier. La publication est aussi disponible sur internet. www.institutfrancais.com
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sommaire
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p. 8
p. 13
p. 29
p. 35
p. 40
Philippe Adam
Vincent Almendros
Virginie Deloffre
Patrick Deville
Brigitte Giraud
Jours de chance
Ma chère Lise
Léna
Kampuchéa
Pas d’inquiétude
Éditeur : Verticales Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions de Minuit Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Albin Michel Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions du Seuil Parution : octobre 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Stock Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits :
Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr
Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr
Martine Heissat mheissat@seuil.com
Fabienne Roussel froussel@editions-stock.fr
p. 18
p. 23
p. 45
p. 50
p. 55
Véronique Bizot
Marie Darrieussecq
Hubert Haddad
Khadi Hane
Titiou Lecoq
Un avenir
Clèves
Opium Poppy
Des fourmis dans la bouche
Les Morues
Éditeur : Actes Sud Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : P.O.L Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Zulma Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Denoël Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Au diable vauvert Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Claire Teeuwissen c.teeuwissen@actes-sud.fr
Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr
Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr
Judith Becqueriaux judith.becqueriaux@denoel.fr
Marie-Pacifique Zeltner rights@audiable.com
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p. 59
p. 64
p. 69
p. 89
p. 94
Simon Liberati
Carole Martinez
Diane Meur
Michel Quint
Anna Roman
Jayne Mansfield, 1967
Du domaine des Murmures
Les Villes de la plaine
Les Amants de Francfort
Le Val d’absinthe
Éditeur : Grasset Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Gallimard Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Sabine Wespieser Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions Héloïse d’Ormesson Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions de l’Aube Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits :
Cécile Dutheil, cdutheil@grasset.fr (jusqu’au 1er janvier 2012) Heidi Warneke, hwarneke@grasset.fr
Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
Joschi Guitton jguitton@swediteur.com
Sarah Hirsch sarah@editions-heloisedormesson.com
Marion Hennebert marion.hennebert@orange.fr
p. 75
p. 80
p. 85
p. 99
p. 104
Léonora Miano
Mikaël Ollivier
Christian Oster
Marianne Sluszny
Claire Wolniewicz
Ces âmes chagrines
Le Monde dans la main
Rouler
Le Frère du pendu
La Dame à la larme
Éditeur : Plon Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions Thierry Magnier Parution : automne 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : octobre 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Éditions de la Différence Parution : août 2011 Responsable cessions de droits :
Éditeur : Viviane Hamy Parution : avril 2011 Responsable cessions de droits :
Rebecca Byers rebecca.byers@editions-plon.com
Johanna Brock Lacassin j.brock-lacassin@actes-sud.fr
Martine Heissat mheissat@seuil.com
Frédérique Martinie contacts@ladifference.fr
Maylis Vauterin maylis.vauterin@viviane-hamy.fr
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Philippe Adam
Jours de chance
Que feriez-vous si d’un seul coup vous deveniez millionnaire ? Dans Jours de chance, Philippe Adam raconte l’histoire d’une quinzaine de gagnants au loto. À tous ces chanceux d’un jour, l’auteur ne fait pas le même sort. Tantôt il esquisse en quelques traits la silhouette du gagnant au moment du choc décisif, tantôt il développe un récit-feuilleton en longues séquences alternées : tel ce couple féru de culture nourrissant par ses dépenses un snobisme désespérant. Par petites touches, les histoires se tressent en spirale, les héros se mêlant les uns aux
Éditeur : Verticales Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
autres dans une fresque collective de nouveaux riches d’exception. L’auteur s’amuse à multiplier les pistes, jouant de toutes les combinaisons possibles. Mais les lendemains ne tardent pas à déchanter. Comme si ce gros lot servait de coefficient multiplicateur à tous les travers, obsessions, scrupules, défauts, tares ou manies des personnages. Philippe Adam a su mettre son goût du bref et de la satire au service d’une construction originale qui rappelle tout autant l’art de la fugue chez J. S. Bach que celui du montage des séries télé de la dernière décennie.
Le 18 juillet, mon compte a été crédité, je me suis levé, je suis allé à la banque et j’ai su que je n’aurais plus jamais de problèmes d’argent, il faisait chaud, les gens rêvaient de partir en vacances et moi j’étais millionnaire.
© Philippe. Bretelle/Verticales
On se souvient de ce qu’on a gagné, ce qu’on a perdu on le met de côté, dans une case de la mémoire qui n’est pas rancunière.
Biographie
Né en 1970 à Paris, Philippe Adam est professeur de philosophie. Il est l’auteur de nombreux textes parmi lesquels on compte des romans, des nouvelles, des livrets d’opéra, des poèmes et des paroles de chanson. Publications Chez Verticales : Les Centenaires, 2010 ; Ton petit manège, 2008 (Prix Renaissance de la Nouvelle 2009) ; Canal Tamagawa (livre-cd), 2004 (conçu lors de sa résidence à la villa Kujoyama à Kyoto) ; La Société des amis de Clémence Picot, 2003 ; De beaux restes, 2002.
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Dans la famille, ils ont toujours l’impression qu’on ne leur en donne pas assez, qu’on ne pense pas à eux et qu’on est devenu égoïstes. Pourtant, Gilbert a choisi pour son frère aîné un logement en plein centre ville, ses parents ont eu droit à une croisière en Égypte mais ils se sont plaints de la chaleur et de la nourriture, ils sont partis au Canada, ils sont allés aux Baléares, au Maroc et en Australie et à chaque fois ils ne nous ont pas dit merci, on reçoit des cartes postales du genre À peine remis de nos cent cinquante mille heures d’avion nous nous sommes fait voler nos papiers, nos bagages ont été égarés, les petits déjeuners de l’hôtel sont infects, ton père est tombé malade, nous espérons être bientôt rentrés. Dès qu’ils reviennent ils s’empressent de convoquer toute la famille, nous invitant pour le plaisir de nous raconter en détail comment l’eau coulait noire dans la salle de bains, comment ils furent maltraités au hammam et les perfidies d’un garçon d’étage qui, au lieu de cirer leurs chaussures les leur ramenait toutes crottées, et ils ont des cadeaux pour tout le monde, sauf pour nous, parce que vous deux on ne sait jamais quoi vous offrir, vous qui avez déjà tant, dit en souriant la mère de Gilbert, mais je sais bien qu’au fond elle pense qu’on ne fait pas de cadeaux aux riches.
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J’avais du mal avec les nombres. Quand on me parlait d’1 million j’hésitais sur la quantité de zéros à mettre derrière le 1, et s’il me fallait signer, comme pour mon premier domaine, un chèque de trois millions sept cent quatre-vingt-trois mille deux cent cinquante-neuf euros et zéro centimes, j’étais embarrassé au moment de mettre cette somme en chiffres, j’aurais voulu qu’une machine l’écrive à ma place ou que le notaire s’en charge, au lieu de quoi le notaire me regardait remplir lentement mon chèque, comme si j’étais un enfant apprenant à colorier des clowns et des éléphants, un gamin qu’on féliciterait bientôt, malgré sa langue sortie par-dessus son gros stylo feutre, d’y être arrivé, tête penchée sur la page malhabile, d’avoir réussi, de n’avoir pas trop débordé. Avec Katia, on appelait ça faire les courses. On se donnait rendez-vous rue Saint-Honoré et on partait ensemble dévaliser les boutiques. J’essayais des manteaux qui lui allaient mieux qu’à moi, des robes qui l’avantageaient, et je les lui offrais. On riait beaucoup. Je dépensais beaucoup. On s’amusait. Katia m’a oubliée. Elle s’est trouvé d’autres amis plus riches, plus puissants et plus intéressants que moi et je sais que depuis elle crache sur ce que j’ai la faiblesse de croire encore notre amitié. Dans la vie, les gens s’excusent pour des riens. On vous demande pardon quand on oublie de vous tenir la porte mais celui qui vous écrase les doigts n’a pas un mot pour ça. J’avais souvent pensé qu’en faisant plus attention et notamment en m’interdisant les sorties du week-end, je pourrais peut-être mettre un peu d’argent de côté. À la place, d’un seul coup j’étais riche. Immensément riche. Mais ça ne m’a pas empêché, le soir, d’aller quand même promener le chien. Pour le jour de l’an, Paul connaissait une salle qu’on pourrait louer pas trop cher, Hervé avait entendu parler d’un traiteur qui fournissait en plus des repas les couverts en plastique, des tables de banquet et des chaises pliantes, et d’un groupe qui paraît-il n’avait pas son pareil pour animer les soirées. Le traiteur proposait en entrée du foie gras de canard, en plat de la lotte à l’américaine, le tout couronné par des nougats glacés, menu que Charlotte et Émilie se sont empressées de critiquer au nom du désastreux mélange foie gras poisson qui ne présageait rien de bon. Nous avons rencontré le représentant d’une société qui s’occuperait elle aussi des couverts, des chaises et des tables pour les quatrevingt-trois personnes prévues, et qui servirait à chacun de nos amis petits fours à volonté, pièce de bœuf Wellington et omelette norvégienne. La salle, l’orchestre et le traiteur ont été réservés. Entre-temps nous avons gagné. Bien sûr, la question s’est posée de savoir si nous invitions tout le monde ou si nous laissions chacun payer tranquillement sa part comme prévu, et ce furent bien des discussions dans la voiture, bien des engueulades autour de minuit, mais à la fin nous avons décidé qu’aucun de nos amis ne bénéficierait de nos largesses, pour ne pas leur donner de mauvaises habitudes.
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Ramasser par terre les tickets jetés, les billets froissés, et vérifier à la machine qu’ils sont bien tous perdants jusqu’à trouver la perle rare, le ticket balancé par erreur, le gros lot bêtement passé inaperçu, j’en ai longtemps vécu – cette profession n’a pas de nom. Je maîtrisais toujours aussi mal les nombres. Mon courtier m’a proposé d’acheter une île dans le Pacifique. Sur les photos on voyait un joli cercle aux bords blancs se mêlant tout doucement aux eaux vertes nuancées de turquoise. Il y avait là un terrain de quatre cent treize hectares, une maison de sept pièces, des dépendances en paille et en bambou pour les domestiques qui se recruteraient facilement sur les îlots voisins, une piscine olympique, assez de place encore pour construire un héliport et implanter dix ou douze entreprises qui ne seraient pas venues construire pour de vrai leurs immeubles mais y auraient localisé leur siège, j’ai refusé, j’avais peur que mon nom soit plus tard associé à celui d’un scandale, j’avais peur qu’on me reproche d’habiter seul cette maison, qu’on dise que les piscines olympiques et les mers vert turquoise n’ont que faire du petit point qu’on voit là, moi, sur les photos prises du ciel grâce au nouvel héliport, cette petite chose qui prend tellement de place à elle seule et ne sait même pas nager.
Philippe Adam
Jours de chance
Dans les premiers temps on ne sait pas quoi faire, on a des rêves et des ambitions d’avant, on a d’anciens désirs qui ne collent plus au pouvoir tout neuf qu’on nous a mis dans les bras. Les Colin se sont décommandés. Ils nous ont envoyé un chèque, couvrant leur part des frais de location de salle, d’orchestre et de traiteur, chèque accompagné d’un petit mot qui nous souhaitait de bonnes fêtes. Les Maillot ont fait pareil, sans le petit mot. Et les Dubos, le petit mot sans le chèque. Nos amis les Mérion ont appelé. Ils ont dit qu’ils partaient en famille parce qu’une de leurs tantes se mourait d’un cancer du ventre. Caroline était empêchée. D’autres avaient la grippe. D’autres avaient peur de l’attraper et préféraient donc éviter les soirées. Georges, Frédéric et Jean-Luc n’ont pas daigné nous prévenir qu’ils ne viendraient pas. Justine en larmes a sangloté qu’elle nous expliquerait – autant dire que nous ne l’avons jamais revue. Le soir du 31 décembre, nous sommes arrivés dans cette salle des fêtes en sachant déjà qu’il en manquerait pas mal, des convives. Sur le parking, les musiciens sortaient les instruments de leurs coffres, des tambours, des tambours et encore des tambours, allant du très grand au très petit, tous rouge et blanc. Dans la salle, le traiteur finissait de dresser les buffets où sur de grands plateaux les pains surprise côtoyaient les canapés et les assiettes de sushis. Nous étions en avance. Nous avons voulu aider à installer les tables et les chaises, nous avons voulu porter des tambours mais, à chaque fois, on nous a dit que ce n’était pas la peine. Pascal est arrivé,
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Vincent Almendros
Ma chère Lise
suivi d’Asma qui s’est excusée : sa gamine était malade, elle ne pourrait pas rester longtemps. Marine non plus ne nous accompagnerait pas tard, et nous lui avons proposé de boire une coupe de champagne, face à la salle vide. Des quatre-vingts convives prévus, il n’y en avait peut-être qu’une vingtaine, et la salle en paraissait plus grande, et les buffets plus somptueux, ceux qui mangeaient n’étant bousculés ni doublés par personne et ceux qui ne mangeaient pas se promenant, sortant fumer, allant aux toilettes, errant, en fait, comme nous-mêmes nous errions, sauvant tant bien que mal les apparences grâce à ce verre de champagne qu’on buvait avec Marine en silence. L’orchestre a joué. Au milieu de la salle, il y eut un coup de sifflet, les hommes tambours ont frappé leurs tambours, les femmes tambours les ont suivis, ça s’est lancé, comme ça, tout de suite très fort, quelqu’un a demandé si c’était de la musique d’origine brésilienne, on n’a pas entendu la réponse, avec les tambours, de toute façon, on n’entendait plus rien.
Éditeur : Éditions de Minuit Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits : Catherine Vercruyce direction@leseditionsdeminuit.fr
L’impression de flotter qui n’est rien comparée au sentiment de puissance qui va suivre, l’envie de courir, d’embrasser ou de gifler les gens, l’impression aussi de n’être plus lié à tout ce qui avant faisait poids, d’être passé de l’autre côté des choses et non plus à côté, d’avoir basculé et d’être ailleurs, complètement ailleurs, et d’y avoir enfin trouvé sa place. Toujours à cause de ce problème de nombres, il m’est arrivé de ne plus trop savoir où j’en étais, notamment certaines nuits, quand je me croyais en l’an 10 000 et que j’insistais en rêve pour payer 3 000 euros ce qui n’en valait que 100, je faisais beaucoup de bazar dans ces moments-là, je criais, mettais pas mal le bordel dans mon lit, j’aurais voulu que mes rêves aient un majordome et que de temps en temps ce majordome me commande de partir, s’il vous plait, maintenant, allez, réveillez-vous, foutez-moi le camp, ou alors, pour une fois, soyez gentil, dormez.
À cause du chien, je suis allé tous les soirs quai de la Croisette, quai d’Offenbach, autour du lac de Créteil. C’était sa balade, celle à laquelle lui et moi on s’était habitués. Je pensais qu’après sa mort commencerait pour moi autre chose, mais j’ai continué à me promener sur les mêmes quais, aux mêmes heures, j’étais lié à tous les propriétaires de chiens que j’avais croisés là pendant tant d’années qu’ils étaient devenus sans le savoir mes seuls et mes derniers amis. La distance. C’est comme si, en ayant gagné, j’avais appris à mesurer ce qui me sépare des autres et que je voyais mieux, maintenant, entre nous la distance.
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© Florian Kuhn/Éd. de Minuit
On pense longtemps à ce qu’on a gagné. Après on ne pense pas, on a juste la fièvre, l’envie de mordre un cheval ou d’aller dans l’arène s’affronter aux cornes d’un taureau.
Biographie
Vincent Almendros est né à Avignon en 1978. Ma chère Lise est son premier roman.
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Lise s’amusait d’un rien, en l’occurrence de moi. Lorsque je me suis assis à côté d’elle, à l’arrière de la Mercedes, je ne savais pas que nous partions pour un long voyage. Qui pouvait imaginer que je la suivrais jusqu’au bout du monde ? Elle avait quinze ans.
Lise s’amusait d’un rien, en l’occurrence de moi. Ce vendredi-là, une imposante voiture noire nous attendait en bas de chez elle. C’était la fin de journée. Le ciel d’automne lentement s’assombrissait. Le chauffeur, en nous voyant approcher, était sorti de la Mercedes pour nous ouvrir les portes. Assis à l’arrière de la grosse berline, nous avions longé les quais de la rive gauche jusqu’au pont d’Iéna pour atteindre quinze minutes plus tard la rue Bois-le-Vent où résidait Moune, la grand-mère de Lise. Le chauffeur était à nouveau sorti et avait aidé la vieille dame à s’asseoir à l’avant. Je m’étais présenté, nous avions échangé quelques mots, puis la voiture était presque aussitôt repartie. Après le pont de Grenelle, nous avions bifurqué vers le sud pour rejoindre l’autoroute, sur laquelle nous roulions maintenant depuis quarante kilomètres. Lise venait de poser son sac entre nous. Elle en avait retiré un carnet à dessin ainsi qu’une trousse en cuir molle. Son crayon à la main, elle m’observait. Sur la feuille, elle se mit à tracer de grands traits noirs en mordillant sa lèvre inférieure. Très concentrée, elle penchait de temps en temps la tête. Moi, je ne portais sur le dessin qu’une vague attention, ramenant toujours mon regard sur la route. Ne voyant pourtant que mon profil, elle avait choisi de me représenter de face. C’était comme si elle se moquait de la réalité et préférait se concentrer sur sa vision des choses, sur la perception qu’elle avait de moi. Ou, plus simplement, elle ne savait pas dessiner. Voilà plusieurs semaines que j’étais devenu son professeur particulier. Peu importe où nous nous étions rencontrés, je me souviens seulement que c’était
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elle, du haut de ses quinze ans, qui m’avait sollicité pour lui donner des cours. Nous nous voyions chez elle une ou deux fois par semaine. À ce que j’avais cru comprendre, ses parents voyageaient souvent, sans cesse par monts et par vaux, aussi étions-nous généralement seuls dans cette grande maison, qui n’était pas à proprement parler une maison d’ailleurs, mais plutôt un appartement, un grand triplex au cœur du Quartier latin. Je n’avais croisé sa mère qu’en coup de vent, un jour qu’elle était sur le départ alors que j’arrivais. Elle s’en était excusée. Elle s’appelait Florence. Je conservais d’elle le souvenir d’une grande dame très mince et très gracieuse dans sa longue robe noire.
Vincent Almendros
Ma chère Lise
Ce vendredi-là, les parents de Lise lui avaient proposé qu’ils se retrouvent tous au Bignon-Mirabeau. La maison n’était qu’à une heure de Paris, dans le Loiret, et là-bas c’est trop bien. C’est trop bien, avait répété Lise. Je n’avais pas compris tout de suite pourquoi elle m’avait raconté ça. Je ne sais au juste ce qui s’était dit entre elle et ses parents, mais voilà, j’étais invité à passer le week-end chez eux, à la campagne. Et maintenant, la présence du chauffeur m’intimidait. Vêtu d’un costume bleu nuit, l’homme était un quinquagénaire à moustache, une moustache épaisse mais bien taillée, qui lui donnait un air bonhomme et contrastait avec son austère silence. Moi j’avais vingt-cinq ans et je savais que rien dans ma vie ne justifiait que je sois conduit par un chauffeur. Non, je songeais, je ne sais pas pourquoi, à la pile d’assiettes sales que j’avais laissées dans mon évier en partant. N’avais-je pas laissé derrière moi bien d’autres choses encore, plus floues et impalpables, et n’étais-je pas en train de me diriger vers d’autres, toutes aussi floues et impalpables ? Lise observa le dessin à bout de bras. Elle pouffa. Excepté l’angoisse qui en ressortait, c’était assez peu ressemblant : les traits étaient durs, les sourcils touffus, les cernes sombres, la bouche épaisse, les oreilles dentelées. Je commençais à penser qu’elle me trouvait laid. Elle ajouta avec application une curieuse moustache en guidon, très noire, menaçante. Elle me tendit le carnet à dessin. Je regardai avec plus d’attention le portrait. Peut-être voulait-elle me montrer qu’elle faisait de moi ce qu’elle voulait. Nous roulions à vive allure mais j’avais la sensation que nous avancions en apesanteur. L’autoroute, ce soir-là, était fluide. Lise venait de s’assoupir contre mon épaule, son carnet au bout des doigts, et je sentais sa respiration, ou plutôt je l’entendais, c’était un tout petit ronflement qui ne voulait pas dire son nom. Gêné de sentir sa tête contre moi, me gardant bien de faire le moindre mouvement, je posai mon regard, dans le miroir du rétroviseur extérieur, sur le visage impavide de Moune. Je ne pouvais dire si la grand-mère de Lise dormait, car avec l’âge, le dessin de ses paupières se confondait avec celui des rides qui griffaient sa figure, et la vieille dame avait dans les yeux quelque chose d’asiatique.
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Les joues, maigres et molles, semblaient avoir fondu dans le cou. Voyant sa position sur le siège – sa tête s’était légèrement inclinée vers l’arrière et sa bouche demeurait entrouverte –, je me surpris à imaginer que la grand-mère était morte. La voiture ralentit et glissa vers une bretelle pour quitter l’autoroute. Nous traversâmes bientôt des champs vert-jaune, une étendue sombre de blé et de colza qui se déroulait autour de nous jusqu’à ce qu’une haie d’arbres, un commencement de forêt, au loin l’interrompe. La Mercedes occupait maintenant toute la route. Nous passâmes un étroit pont de pierre et Lise se réveilla précipitamment. On arrive, dit-elle, et quittant mon épaule, elle essaya de reconnaître, dans la nuit qui nous enveloppait peu à peu, le lieu exact où nous nous trouvions. Il n’y avait pas eu une once de doute, pas la moindre hésitation dans ses paroles. Nous arrivions. C’était certain. Le chauffeur engagea aussitôt la Mercedes dans une petite allée. Les roues écrasèrent les gravillons. Sans défaire ma ceinture, je regardai par la fenêtre, sur le bas-côté, des arbustes fleuris plantés le long de la rivière. Nous approchions en douceur de la maison, dont la façade était en partie recouverte de lierre sombre, lorsqu’une lumière extérieure se déclencha au-dessus de la porte d’entrée : deux silhouettes sortirent. Moune gloussa, s’exclama d’abord sans mot comme si leur présence était une vraie surprise. Oh ! Ils sont là ! se réjouit-elle ensuite. Pris dans nos phares, les parents de Lise s’étaient mis à agiter joyeusement les bras comme s’il s’agissait de faire atterrir un avion sur une piste. Sa mère portait une tenue très campagnarde, bottes en caoutchouc, veste de chasse et casquette en tweed plate sur la tête, si bien que j’eus un peu de mal à la reconnaître. À côté d’elle, en revanche, je reconnus sans mal le père de Lise, je le reconnus sans l’avoir jamais rencontré, son visage m’était familier, ses cheveux surtout, grosse masse frisée et blanche, mais aussi son nez pointu, ses lunettes, son sourire. Oui, ce sourire je l’avais vu souvent, à la télévision, dans les journaux ou sur les couvertures des magazines. Le sourire de l’homme à qui la vie avait souri. J’étais sorti de la voiture et je regardais Jean Delabaere. Il était à quelques mètres de moi. Les films qui avaient fait sa fortune, ces emballages plastique dont on vantait la résistance, envahissaient depuis une vingtaine d’années le quotidien. Ils recouvraient la majorité des objets vendus en grande surface, protégeant tout ce que l’on touchait avant d’acheter. L’industriel était un homme charismatique très aimé des médias. Aujourd’hui, son groupe, le groupe Delabaere, s’était étendu à de nombreux domaines, le bâtiment, l’énergie, les transports. Je savais tout cela, comme j’avais su très tôt qui était le père de Lise – je veux dire que j’avais su dès le début que son père était Jean Delabaere – mais c’est en
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le voyant embrasser sa fille, dans son pull irlandais torsadé, que je me rendis compte qu’il n’avait eu jusque-là aucune existence réelle à mes yeux, comme si Jean Delabaere, au fond, avait été un son, un son plus qu’un nom. J’aidai Moune à descendre de la voiture – le chauffeur était là qui maintenait la portière ouverte – de sorte qu’elle me gratifia d’un merci, mon chéri. Florence vint vers moi, m’embrassa, bonsoir, mon chéri. Le père de Lise s’approcha en me tendant la main dans un large sourire de bienvenue. Bonjour, Monsieur. Bonsoir, dit-il gaiement. La maison, silencieuse dans la nuit, était une ancienne ferme au toit roux. Deux granges se déployaient de part et d’autre, perpendiculairement à elle. Devant la façade, sur la pelouse où nous nous trouvions, des oies hautaines semblaient commenter entre elles notre arrivée. Des canards rôdaient discrètement mais, craintifs, n’osaient approcher. La grand-mère de Lise marchait en écartant les bras pour ne pas perdre l’équilibre. Florence la suivait de près et venait d’allumer une cigarette. Claude – car j’appris que le chauffeur s’appelait Claude – portait nos sacs. Jean Delabaere, lui, gagnait plus énergiquement la maison, légèrement cambré vers l’arrière, ayant trouvé je ne sais où trois bûches qu’il portait à bout de bras, la plus haute lui arrivant sous le menton. Lise, elle, avait disparu sans que je m’en aperçoive. Je la retrouvai à l’intérieur, enroulée sur le canapé du salon, près de la cheminée qui répandait dans la pièce un parfum d’automne. Elle dormait. Florence s’approcha de moi et me tendit un verre de vin. C’est une habitude, me dit-elle, c’est comme ça depuis qu’elle est toute petite, dès qu’elle arrive ici, elle s’endort.
Vincent Almendros
Ma chère Lise
Le lendemain, je m’éveillai aux aurores. La finesse des draps me donnait un sentiment de luxe et une sensation de propreté. Comme je n’avais pas fermé les volets en me couchant, une lumière d’aube, grisâtre et raffinée, entrait dans la pièce. Les murs, tapissés de papier peint rayé, étaient un rien aristocratiques, un rien victoriens. Je disposai derrière moi deux gros coussins revêtus de toile de Jouy, l’un bourgogne, l’autre bleu, que j’avais la veille déposés à mes pieds. Je demeurai ainsi, confortablement installé dans le lit, assis, redécouvrant peu à peu la chambre à la lumière diurne, parcourant du regard, mais aussi mentalement, les choses qui s’y trouvaient, lampes, poupées, statuettes, cadres, tout un tas d’objets que je caressais en pensées, évaluant leur texture, leur poids, pressentant ce qu’ils provoquaient au toucher. Puis je quittai le lit et m’approchai de la fenêtre. Dehors, les canards dormaient encore sur la pelouse brumeuse. Au loin, invisible, le tintement sourd d’une petite cloche, de celles que l’on accroche au cou des moutons, se répétait inlassablement dans l’aube.
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Véronique Bizot
Un avenir
Paul reçoit une lettre de son frère qui lui annonce qu’il disparaît pour un temps indéterminé et lui demande en post-scriptum s’il peut passer chez lui pour vérifier que le robinet d’un lavabo de la maison familiale a bien été purgé. Malgré un rhume colossal, Paul prend sa voiture et parcourt les trois cents kilomètres qui le séparent dudit robinet. Un avenir nous entraîne, sur une intrigue faussement fluette, d’un triplex monégasque à la jungle malaise sans quitter le vieux canapé de la bibliothèque familiale – ou presque. C’est aussi un road-trip en tracteur, une balade aux abords inquiets de l’enfance, une épique séance
Éditeur : Actes Sud Parution : août 2011
© Gaspar de Grandy/Actes Sud
Responsable cessions de droits : Claire Teeuwissen c.teeuwissen@actes-sud.fr
Biographie
Auteur de deux recueils de nouvelles et d’un roman, Véronique Bizot est, de son propre aveu, une « gentille personne affligée de la conscience du pire ». Publications Mon couronnement, Actes Sud, 2010 (Grand prix du roman 2010 de la sgdl, prix Lilas 2010) ; Les Jardiniers, nouvelles, Actes Sud, 2008 ; Les Sangliers, nouvelles, Stock, 2005 (rééd. Le Livre de Poche, 2007).
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de natation, un caprice écossais, une vue en coupe de la neurasthénie masculine – entre autres. C’est l’histoire, enfin, d’une grande famille pas plus dysfonctionnelle qu’une autre, bouillon de souvenirs plus ou moins fidèles à une réalité elle-même peu fiable. On retrouve le style irrésistible et instantanément reconnaissable de Véronique Bizot, ces phrases en fugue jamais alourdies par leur insondable richesse, cet univers singulier, joyeusement déroutant, où la délicieuse noirceur est saturée d’incongruité drolatique, de lucidité étonnée, de souriant désarroi et de métaphysique légèrement récalcitrante.
Le mercredi notre frère m’écrivit qu’il disparaissait pour un temps indéterminé, un bref courrier posté d’une gare que j’ai reçu le jeudi, dont j’ai aussitôt transmis copie aux autres, qu’ils n’aillent pas se lancer dans d’inutiles recherches, et j’ai ensuite parcouru sous la neige, le cerveau embrouillé par un rhume colossal, les trois cents kilomètres qui séparent mon domicile du sien afin de vérifier, comme il me le demandait en post-scriptum, que le robinet d’un lavabo du second étage, à propos duquel il conservait un doute, avait bien été purgé par lui avant son départ. Une fois sur place et trouvant une maison glaciale, j’ai poussé la conscience jusqu’à contrôler la totalité des robinets, après quoi j’ai allumé un feu dans la cheminée de la bibliothèque et passé là deux ou trois heures, assis avec une boîte de kleenex dans le canapé, face au fauteuil de vieux velours jaune qui avait gardé l’empreinte du corps de notre frère et dans lequel il avait probablement médité son projet de disparition, à moins qu’il n’ait été pris d’une subite impulsion, comme autrefois notre père, que nous avons connu assis en pyjama dans ce même fauteuil jusqu’à ce qu’un matin on ne l’y voie plus, ni là ni nulle part, et qu’il nous ait fallu recevoir, cinq ans plus tard, un avis de décès en provenance d’un gouvernement de Malaisie pour cesser de l’attendre. Cet avis de décès avait à l’époque révolté nos sœurs, qui les a fait toutes les trois se ruer sur un atlas afin de localiser l’endroit précis et, soupçonnaient-elles, paradisiaque pour lequel notre père non seulement nous avait tous les six abandonnés après avoir vidé ses comptes bancaires, mais où, comme elles l’ont dit en martelant la péninsule malaise de leurs index, il n’avait vraisemblablement fait que couler cinq idylliques et indignes années, après quoi, refermant définitivement l’atlas, elles ont déclaré qu’il était hors de question de faire rapatrier
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son corps. Et si notre frère Odd, que je n’avais pas vu depuis longtemps, laissait maintenant entendre dans son courrier qu’il n’était pas certain de revenir un jour, je n’en ai pas pour autant conclu qu’il s’installait là-bas en Malaisie, bien que l’idée m’ait naturellement effleuré. Ce que j’en ai conclu, c’est qu’il nous incombait désormais d’assurer les frais d’entretien de la maison, lesquels, comme je venais de le constater en parcourant les étages, avaient à ce stade occasionné la vente d’un assez grand nombre de meubles et de tableaux. Assis face à la cheminée et voyant par les fenêtres la neige qui continuait de tomber, compromettant mon retour, je me faisais la réflexion qu’il aurait mieux valu vendre la maison au lieu d’y laisser notre frère, qui avait mené là une existence certainement effarante, bien qu’il fût le seul d’entre nous, après le mariage de deux de nos sœurs et l’internement de la troisième, à avoir déclaré vouloir y vivre. Nous savions cependant tous qu’il n’avait, à ce stade de sa vie, d’autre solution que de rester dans cette maison, laquelle ne pourrait maintenant être légalement vendue sans son accord, nous l’avions sur les bras avec ses quelque vingt pièces et le double de fenêtres, ses murs lézardés, sa toiture instable et son parc qui ne ressemblait plus qu’à un vague pâturage cerné par les orties. Sans doute notre frère n’avait-il finalement pas supporté l’idée d’un hiver supplémentaire dans cet endroit, bien qu’il eût à l’époque prétendu avoir à son égard quantité de projets, tous appuyés par les banques locales, comme il nous l’avait affirmé avec un enthousiasme suspect. L’un de nos deux récents beaux-frères, un Suisse qui faisait commerce international de l’acier, s’était alors posément enquis de savoir à quel type de projet songeait notre frère, qui avait répondu songer notamment à un genre de maison d’hôtes, ainsi qu’à la réunion de deux salons du rez-dechaussée, laquelle formerait une salle pour séminaires ou banquets, et nous avions tous vigoureusement hoché la tête, à l’exception de notre beau-frère qui n’avait fait que produire l’un de ses opaques sourires suisses. Malgré notre conscience que celui qui resterait vivre là était à plus ou moins brève échéance condamné au dépérissement, nous avons feint de croire que notre frère saurait s’en tirer avec cette salle de séminaires et de banquets et, après lui avoir concédé le droit d’occuper le lieu comme s’il s’agissait d’une faveur, nous l’avons laissé livré à lui-même. Et alors que le feu s’éteignait dans la cheminée et qu’étant allé rebrancher le compteur électrique j’allumais quelques lampes (et tu n’as même pas remplacé les ampoules grillées), j’en venais peu à peu à envisager qu’il soit en réalité parti se tuer quelque part. Si bien que sortant de mon portefeuille sa lettre, je l’ai relue sans y voir soudain autre chose que l’indication de son imminent suicide, en dépit de son post-scriptum prétendument préoccupé de ce robinet pour lequel il m’avait fait faire un trajet de trois cents kilomètres. Repliant la lettre, j’ai tout à coup ressenti l’aberration qu’il y avait eu à faire ce trajet au cours duquel je n’avais pratiquement pensé qu’à ce robinet du second étage qui, s’il se mettait à geler et si notre frère ne l’avait pas purgé, pouvait à tout moment provoquer une rupture des canalisations, comme il me l’avait écrit.
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Mais j’avais tout trouvé en ordre, et j’étais maintenant sur le point de penser que cette histoire de robinet n’avait été qu’un stratagème de notre frère pour me faire venir et, une fois là, appréhender l’accablement mental et physique qui avait été le sien dans ce décor. S’il m’avait écrit à moi, et non pas à nos sœurs ou à notre frère Harald, c’est que deux de nos sœurs étaient maintenant focalisées sur leurs mariages, la troisième désormais inatteignable, et qu’il savait ne rien devoir attendre de notre frère aîné Harald, l’avocat d’affaires, qui n’a jamais manifesté qu’indifférence à la détresse et mépris de l’échec. Voilà pourquoi notre frère Odd m’avait écrit à moi, et non parce que je suis son jumeau et donc son parent le plus proche, mais c’est parce que je suis son jumeau que j’avais effectué d’une traite et par un temps épouvantable ces trois cents kilomètres, entièrement concentré sur la pensée du robinet. Ayant tardé à repartir, j’étais maintenant bloqué par la neige dans la maison glaciale où je n’étais pas venu depuis des années et où, si je remettais en marche la chaudière, en admettant qu’il reste du fuel dans la cuve, il ne faudrait pas moins de quarante-huit heures pour atteindre les quinze degrés, maximum jamais obtenu en hiver. Il y avait bien de vieux poêles à gaz dans quelques-unes des chambres, mais si vétustes que je n’aurais sans doute fait qu’attendre de les voir exploser. Je me suis néanmoins résolu à passer la nuit là, devant la cheminée de la bibliothèque, j’ai remis des bûches dans le feu, je suis monté dans mon ancienne chambre où, bien que je n’eusse depuis quelques jours plus aucun odorat, j’ai eu la sensation de respirer la poussière, puis je suis entré dans celle de notre frère où c’était un capharnaüm indescriptible, couvertures en boule sur le lit, pas de draps, rideaux détachés des anneaux, papiers partout sur le sol, piles de vêtements et tas de chaussures boueuses dans les coins. Apparemment, il s’était mis à dormir dans la pièce voisine, une sorte de lingerie pleine d’armoires sombres desquelles j’ai extirpé un édredon, un oreiller humide et un vestige de robe de chambre en laine râpeuse qui avait pu appartenir à notre père, et j’ai redescendu le tout dans la bibliothèque. J’ai enfilé la robe de chambre par-dessus mon manteau, à quoi j’ai superposé un plaid du canapé, puis je suis allé inspecter la cuisine qui était impeccable et où il y avait tout de même de quoi dîner, à condition de se contenter d’une soupe en brique et de maïs en boîte – j’ai compté une trentaine de ces boîtes de maïs stockées dans un cageot. Il y avait aussi des biscottes et du café en poudre, et je suis machinalement allé à l’évier, mais bien entendu pas d’eau, si je voulais de l’eau, c’étaient tous les robinets de la maison qu’il me fallait dans un premier temps aller refermer les uns après les autres. Dans l’arrière-cuisine j’ai néanmoins trouvé du lait, ainsi qu’un pack de Perrier posé sur un tas de bûches et avec quoi je devrais faire mon café, et, ayant avalé un sachet de Dolirhume, je me débrouillais avec tout ça quand notre sœur Adina m’a téléphoné et que j’ai hésité à prendre la communication. Soit elle a reçu mon courrier et est donc informée de la disparition de notre frère, me disais-je en regardant mon téléphone sonner, soit elle ne l’a pas encore reçu et que me veut-elle. Dans les
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deux cas, je n’avais aucune envie d’entendre la voix d’Adina, mais moins encore si elle avait reçu mon courrier, et j’ai remis le téléphone dans ma poche où il a continué de sonner. Quittant la cuisine en emportant une deuxième tasse d’un café gazeux, je suis passé devant les quatre selles de cheval suspendues au mur sous l’escalier du hall, les quatre selles qui ont été celles de nos trois sœurs et de notre mère et sont tout ce qui reste de leurs quotidiennes excursions à cheval. Pendant des années, notre mère et nos trois sœurs avaient chaque après-midi et par tous les temps sellé leurs chevaux, après quoi on les voyait s’éloigner toutes les quatre en file dans l’allée et disparaître jusqu’au soir. Mais après la mort de notre mère nos sœurs ne sont plus jamais montées et n’ont dès lors plus voulu entendre parler de cheval, cependant les selles avaient été accrochées sous l’escalier du hall, je ne sais par qui, où elles faisaient comme quatre sombres portraits ovales dépourvus d’expression. Nous les garçons n’étions jamais montés à cheval, j’ignore pourquoi mais le fait est là, notre mère n’a enseigné l’équitation qu’à ses filles, un sport qu’elle n’avait cessé de pratiquer depuis sa jeunesse en Norvège et dans lequel elle avait excellé jusqu’à l’accident. L’accident s’est produit un hiver dans les petites montagnes derrière la maison, en plein brouillard et sur un étroit chemin empierré, au passage le plus étroit notre mère a été précipitée dans le vide, peut-être après que son cheval eut dérapé, tout ce que nos sœurs ont pu dire c’est qu’elles n’ont soudain plus distingué que le cheval immobile dans le brouillard.
Éditeur : P.O.L Parution : août 2011
© Hélène Bamberger/P.O.L
Responsable cessions de droits : Vibeke Madsen madsen@pol-editeur.fr
Biographie
Marie Darrieussecq est née en 1969 dans le Pays basque. Ancienne élève de l’École normale supérieure, elle est écrivain et psychanalyste. Elle a connu un succès immédiat et mondial avec son premier roman Truismes en 1996. Marie Darrieussecq fait aujourd’hui partie des jeunes écrivains de référence de la littérature française. Publications Chez P.O.L, parmi les romans les plus récents : Rapport de police, 2010 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2011) ; Le Musée de la mer, 2009 ; Précisions sur les vagues, 2008 ; Tom est mort, 2007 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2009) ; Zoo, 2006.
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Nous sommes en province, pas loin d’un océan où l’on surfe. Solange, âgée d’une dizaine d’années, se débat entre une « école obsédée par le sexe » – on n’y pense qu’à ça, on n’y parle que de ça, dans les termes les plus crus – et des parents pour le moins absents. Le jour de ses premières règles, « le faire » (l’amour) devient la grande affaire. Il faut choisir le garçon, ou se laisser choisir. Stratégie, tactique, séduction. Le village devient une vraie Cour, avec ses intrigues et ses renversements d’alliance. Quelques années plus tard. Solange n’a plus dix ans, n’en a pas encore seize mais ne pense plus qu’à « ça ». Les filles sont en proie
aux garçons ; soumission des unes et brutalité des autres. Alors Solange va trouver sa victime à elle : Bihotz, son gentil et un peu benêt voisin auprès duquel, et malgré sa résistance, elle va devenir une Lolita sans scrupules. Clèves raconte l’éveil à la vie amoureuse et sexuelle d’une petite fille, en province, il y a une trentaine d’années… C’est un texte extrêmement perturbant, qui met au service d’un réalisme radical une rare inventivité littéraire. Y est décrit un monde d’enfants en mutation, loin des adultes qui ne voient rien et qui, quand ils voient, ne comprennent rien. C’est violent, beau, drôle et cruel.
Les avoir « Mais vas-y donc, à ta kermesse. » Dix heures du soir au mois de juin. Ses parents ont du monde. Ils boivent du rosé. « Mais vas-y donc, à ta kermesse. » Leurs copains sifflent quand elle se montre avec sa robe. Sa mère l’embrasse et lui frotte la joue à cause du rouge à lèvres. Son père lui donne un billet de dix francs. Elle gambade sur la route, un petit saut à chaque pas, un bruit glissant, chiff, chiff. Sa robe bat l’arrière de ses genoux. Des chiens rouges sont brodés le long de l’ourlet. C’est sa robe préférée. Elle passe devant chez Monsieur Bihotz, elle est contente qu’il ne soit pas sur son perron. Un mouvement de foule et elle entend « ton père ton père ». Elle lève la tête vers le clocher. Les aiguilles font un angle comme l’index et le pouce, un revolver. Minuit moins le quart. Elle avait la permission de onze heures et demie. Putain putain. La bouche ouverte de Nathalie : « ton père ! » en rouge humide. Elle le voit. Entièrement nu. Un foulard rouge autour du cou, sa casquette Air Inter sur la tête. Avec son copain Georges qui est nu lui aussi. Ils chantent une chanson sur un curé et une nonne. « Tu vas nous bénir la bite ! » crie son père en courant vers elle. Non, vers le curé qui est derrière elle. La bite de son père, boudin blanc bondissant, est très différente de celle de Monsieur Bihotz.
Déjà qu’à l’école, ce n’est pas facile. Qu’elle est la seule à ne pas aller au caté. Raphaël Bidegarraï de cm2, les mains en coque sur sa braguette, lui demande de lui bénir la bite. La mère de Nathalie lui a prêté un livre avec les prières et elle s’entraîne dans sa chambre. Petit Jésus protège mes parents et apporte-leur la paix de l’âme. Et pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Elle demande à sa mère : offensé, qu’est-ce que ça veut dire « C’est quand on ne peut pas exprimer qui on est vraiment. Par exemple, quand je fais le ménage pendant que ton père est dans l’avion. » Et délivre-nous de la tentation. Elle récite vingt Notre Père tous les soirs. Elle plie le dessus-de-lit en bandes exactement égales. Ni ses pieds ni ses mains ne doivent toucher les bords du matelas, et sa tête doit être pile au centre de l’oreiller. Derrière l’église il y a une statue de la Vierge Marie, dans une robe bleu et blanc qui fait comme un tube d’où sortent ses mains, sa tête et son auréole. Je vous salue Marie, pleine de grâce. Le Seigneur est avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus le fruit de vos entrailles est béni. Sainte Marie mère de Dieu priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. Amen. Dix fois. Les mains, les pieds, tête pile au centre de l’oreiller. Les soirs où elle dort chez Monsieur Bihotz, il fiche tout par terre en venant la border. Monsieur Bihotz dit que son père a voulu s’amuser, et que c’est aussi une qualité.
Marie Darrieussecq
Clèves
* Tous les enfants ressemblent aux enfants de ce film, Le Village des damnés, où des extra-terrestres ensemencent les femmes lors d’une nuit amnésique. Elle a vu cette image à la télévision. Les yeux très pâles d’un enfant pâle. Ça dure une seconde, ce saisissement. Cette seconde où elle s’est vue. Ces yeux qui la regardent, la peau trop blanche, cet autre aux yeux trop clairs et qui est elle, pâle comme la mort, et qui l’oblige à cadenasser son lit de multiples façons, et à cacher sous le drap ce qui dépasse. Sauf quand elle se glisse auprès de Monsieur Bihotz, dont le corps massif la protège. Nathalie dit qu’on peut tout dire au curé, et même qu’on doit, les mauvaises images dans la tête et les mauvaises actions, pour le pardon. Mais la bite à son père ? Elle voudrait savoir si à l’intérieur d’elle c’est bon ou c’est mauvais. Ce qu’il y a à l’intérieur. À l’intérieur d’une noix. Qu’est-ce qu’on y voit. *
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L’école entière est obsédée par le sexe. Raphaël Bidegarraï lui demande si elle sait ce que c’est, une pute. Il lui explique, patiemment, avec une sorte de pitié excitée. Baiser, elle n’est pas tout à fait sûre. « On va tous les baiser », dit son père. « Donne-moi un baiser », dit Monsieur Bihotz. « Je me demande quelle tête elle a quand elle jouit », dit Georges à propos d’une hôtesse de l’air ; elle comprend que c’est cette phrase-là qui a le rapport le plus sensible avec « pute ». Elle comprend le mot, elle le comprend définitivement, pour la vie. Un avant et un après de la compréhension du mot pute. À l’intérieur d’une petite fille, il y a une pute. Raphaël Bidegarraï, qui de toute éternité est le plus grand, fait mettre les filles en rang et les garçons devant. Les filles lèvent leurs jupes, et les garçons leur touchent la culotte. Le jour où il dénude Peggy Salami, qui déjà porte un nom difficile, tout le monde voit (elle est contente que ce ne soit pas elle) la rigole entre les jambes, tracée au compas, deux demi-sphères du bas du ventre au bas du dos, deux parties parfaitement jointives mais légèrement écartées, séparant nettement en deux le corps et la classe et le village et le monde, et d’une grande rationalité anatomique, comparée à ce qu’ont son père et Monsieur Bihotz et vraisemblablement tous les hommes. Sa mère est faite de la même façon. Les poils cachent le devant, mais derrière, il y a les fesses. Elle passe les dimanches d’été nue sur la terrasse, posée d’un côté puis de l’autre pour bronzer sans marques, en se désolant que la mer soit si loin. Ce qui est plus difficile à imaginer, c’est chez Madame Bihotz. Madame Bihotz : forme pyramidale sous une blouse en nylon. Tellement grosse que la rigole, si rigole il y avait, devait être comblée. Le soir Monsieur Bihotz déshabillait sa mère et la mettait au lit. Elle portait, sous la blouse, une gigantesque combinaison. Sous les bras elle avait comme des seins supplémentaires. Elle montait sur son lit très haut et Madame Bihotz, débarbouillée et barbue, lui racontait l’histoire du Petit Poucet, ou celle du Chaperon rouge, dans les versions anciennes, qui font peur. Le dimanche matin Monsieur Bihotz emmenait sa mère à la messe en fauteuil roulant. Il la roulait de chez lui jusqu’au bourg. Ça leur prenait une demi-heure, parce que ça montait raide. Au retour, ça allait beaucoup plus vite, il fallait qu’il fasse contrepoids. Son père, depuis la terrasse, appelait au spectacle, la mère et le fils Bihotz luttant contre la pesanteur. *
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Le dimanche matin son père l’emmenait parfois en promenade. Il l’autorisait à s’asseoir à l’avant de l’Alpine. Ils s’amusaient à pétarader dans la montée et à foncer dans la ligne droite sous les silos, vavavoum. Puis ils redescendaient vers la rivière et le bas-bourg, et ils s’arrêtaient prendre des gâteaux. À partir de là, deux options : la mer, à une heure, ou la base nautique, à cinq minutes. Ils se garaient devant la base nautique et mangeaient les gâteaux. Son père lui racontait des atterrissages d’urgence et des cumulonimbus à effet aspirateur et le jour où la conne d’hôtesse n’avait pas désarmé les toboggans. Il disait qu’à Clèves on n’a pas la mer mais qu’on a un joli lac. Il en grillait une avec Georges au Yacht Club. Sur le mur il y avait un calendrier avec des femmes nues. Par périodes, aussi, ils se garaient dans des lotissements. Son père lui laissait les gâteaux et la radio et revenait plus tard. Elle regardait l’eau plate. La voiture tremblait dans les rafales de vent. Elle ouvrait un peu la fenêtre. Le vent gris glissait au ras de l’eau. Il soufflait invisible sur ses joues. Elle s’asseyait au volant. Elle passait une vitesse debout sur les pédales, puis se rasseyait. La route défilait, traversée de cerfs, contemplée par des lièvres. Ou elle était à bord d’un avion et enclenchait les petits interrupteurs au plafond. Les moteurs ronflaient, elle inclinait le volant et prenait de la vitesse, le sol lâchait prise, elle s’envolait d’un coup et le lac devenait minuscule, une miette bleue.
Marie Darrieussecq
Clèves
* Ce qui est extraordinaire, à une maison près, c’est comme tout change. Qu’est-ce que ce doit être, par exemple, d’une yourte mongole à un gratteciel américain, si de la maison de ses parents à celle des Bihotz (ou à celle de Rose) tout est si différent ? Sa mère lui a rapporté du magasin un tabouret en forme de boîte de CocaCola. Et pour son anniversaire, des rideaux imprimés Statue de la Liberté. Et Monsieur Bihotz lui a offert un poster qu’elle adore, un soldat qui tombe avec écrit WHY ? mais sa mère dit que ce n’est pas de son âge. La chambre de Rose est très différente. Une impression de lumière, quelque chose de délicat. Même les murs, même la forme de la chambre est différente. Il faudrait un autre mot, surtout si on prend maintenant la chambre de Monsieur Bihotz, avec le poster de France Gall et les piles de Sud-Ouest et les tasses noircies. Son père dit que chez Rose, ça sent la rose. Chez les Bihotz ça sent le chien et la soupe, ou plutôt ça sentait la soupe, avant la mort de Madame Bihotz. Dans la chambre de Madame Bihotz ça sent quelque chose d’immobile. Peut-être la
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Virginie Deloffre
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poussière. De près, la poussière ressemble à des peluches de laine, à des petites cendres. Sa mère au magasin passe le chiffon tout le temps, à cause de la circulation. Il y a de plus en plus de poussière, affirme sa mère. La chambre de ses parents est marron. Les rideaux sont à fleurs orange. Deux lampes assorties sur deux chevets en velours. Quand sa mère est là, elle est tout le temps couchée. Du côté de sa mère, il y a une photo, de petit garçon. Elle met sa main devant ses yeux et elle joue à enlever un élément, le lit, une lampe, la photo, et tout en est transformé, ce n’est plus la même chambre, un petit rien ça change tout. Et quand son père est là, tout est encore différent.
Éditeur : Albin Michel Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits : Solène Chabanais solene.chabanais@albin-michel.fr
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© David Ignaszewski/Albin Michel
Elle est allongée sur un pupitre de la classe, avec le trou pour l’encrier. Raphaël Bidegarraï, Christian Goyenetche, Nathalie, Rose, Delphine Peyreborde, les deux Villebarrouin, tous les Boursenave, même les petits Lavinasse, tout le monde est là. Superpositions de têtes, paires d’yeux comme des têtes d’épingles, et chacun lui plante des punaises dans le corps. Rouges, comme celles que le maître plante pour tenir la carte du monde – soigneusement, une par une, chacun son tour. La pression sous sa main augmente, le point dur et chaud qui tient toute l’histoire, de piqûre en piqûre, toute la classe, tout le monde autour d’elle. Elle n’est pas attachée mais il est impossible de bouger, il lui est aussi impossible de fuir que pour un élève puni de quitter le coin. Elle subit les enfoncements un par un, lents, profonds, sa main frotte le point central, jambes écartées au maximum, plaisir insupportable à faire durer encore, et quand le maître, moment sans nom, plante la dernière – elle pouvait s’endormir, dans les draps à peine dérangés de son lit d’enfant.
Biographie
Virginie Deloffre est médecin à Paris. Depuis l’enfance, elle est fascinée par la Russie, le Grand Nord et la glace. Léna est son premier roman.
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Léna attend le retour de son mari Vassia, pilote dans l’armée soviétique. Dans son appartement communautaire, elle écrit à ceux qui l’ont élevée dans le grand nord sibérien, Varvara la paysanne toujours communiste et Mitia le géologue envoyé là-bas en relégation et qui y est resté. Vassia, sélectionné par la Cité des étoiles comme cosmonaute, avant de s’en aller, lui a fait le grand récit de la conquête spatiale. On est en 1987, la fin de l’Union soviétique est annoncée, reste le ciel encore à conquérir et
les espaces infinis de Sibérie, terre d’origine de Léna. Un premier roman étonnant où l’on retrouve l’âme russe comme chez Tolstoï, les drames et le désarroi du peuple russe mais aussi les rêves qui lui permettent d’en accepter la dure réalité et parmi eux celui de la conquête spatiale qui porte en lui le rêve absolu. Des steppes glaciales au culte du héros, de la chute d’un régime au mystérieux destin des êtres qui le subissent, il y a une subtile alchimie, un charme singulier qui agit sur le lecteur avec douceur et fermeté.
Arkadovnié, 24 novembre 87 Mon bon et cher Mitia, Et toi ma douce Varia, Le bonheur est-il comme la pâte dont on fait le pain, qui se lève, puis bientôt se rassit ? Me voilà désertée à nouveau, Vassili est reparti à la Base. Pauvres chers miens, n’êtes-vous pas lassés depuis tout ce temps que j’écris la même chose ? Pourtant, comme elle est claire ma vie, si je dis simplement cela : Vassili vient, puis il repart à la Base. Et moi, je suis toujours au même endroit. Je travaille tous les jours au combinat, j’ai mon tablier bleu, les mains posées sur les genoux. Il me semble que petite, déjà j’étais de nature immobile. Sans doute je pense tout le temps à Vassia, mais je ne m’en rends pas bien compte. Le soir, sur le chemin du retour, je fais la queue dans les magasins. Cela me convient. Attendre m’est naturel puisque j’attends Vassili sans cesse. Les rayons sont devenus de plus en plus vides depuis quelques mois. Il y a des files d’attente pour tout, je n’ai que l’embarras du choix. Je prends mon tour, je m’inscris dans le ruban bariolé qui décore le gris de la rue. Je suis debout, puis j’avance, d’un ou deux pas, au milieu des autres, puis debout à nouveau. Je suis à ma place au cœur d’eux, dans notre interminable patience. Je m’y sens bien. Dans la queue, il y a les conversations des grands-mères autour de moi, je les entends bruire. Il y en a d’aiguës et il y en a de graves, je m’enveloppe dans leurs paroles comme dans un long châle sonore qui s’étire le long du trottoir. Il y a
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une petite vieille qui est toujours là, toute ronde avec la tête penchée. On dirait une théière avec le couvercle de travers. Elle ne manque pas de me demander des nouvelles de Vassia, qu’elle appelle « notre officier », comme si elle le partageait avec moi, qu’elle me le concédait presque, par charité. Des nouvelles, il n’a jamais pris l’habitude d’en envoyer, mais je trouve bien quelque chose à dire. C’est que j’ai besoin d’elle, car elle fera la queue pour moi quand il sera de retour. Elle nous apportera quelque trouvaille. Elle en profitera bien sûr, elle s’installera pour fureter à son aise dans la pièce avec son couvercle de guingois, faire des commentaires sur tout et me reprocher le linge en retard. Peut-être qu’elle serait méchante si elle n’était pas si ample. Mais de s’être arrondie lui a poli aussi le caractère, et quand je la vois rouler jusque chez nous son filet au bras, elle est comme un signe qu’il est revenu, une hirondelle, si l’on peut appeler hirondelle un vieux pot à lait mal fermé. Et le temps qu’elle m’épargnera alors est précieux. Car si Vassili vient, je ne veux plus être dans les magasins. Je veux rentrer vite du combinat, être près de lui toutes les minutes que la Base m’a abandonnées. Je veux entrer dans sa présence entièrement et m’y adonner sans que rien ne puisse m’en extraire. C’est comme si j’avais deux vies, deux rythmes, quand Vassili vient, et quand il repart à la Base. Mais je ne sais jamais. Il ne s’annonce pas. Son retour, presque toujours, est le même : il est là tout d’un coup. L’attente s’évanouit aussi brutalement qu’elle était apparue. Alors la vie s’inverse. Ce n’est pas qu’il veuille me cacher quoi que ce soit. Au contraire quand il vient, il est animé encore de sa vie là-bas, il en parle les premiers jours avec une joie rapide, puis son récit s’apaise. Mais c’est le Commandement qui ne le souhaite pas. Le programme des manœuvres reste naturellement secret, ainsi que les permissions qui en découlent. Et je suppose que nous vivons toutes pareillement, les épouses des pilotes soviétiques, hachurées par le plan des vols. Je m’y suis habituée. Et même je préfère ainsi. Il me semble que l’absence de Vassili serait moins pure sinon, comme entachée par la connaissance du moment exact de son retour. Lorsqu’il tire la porte, puis tourne le coin de la rue, il disparaît dans un monde qui se conserve inconnu. Alors le temps s’enraye, et je m’enfonce en son absence. Elle est telle une longue, longue plaine, facile à marcher. Si haut que l’on cherche à grimper, on ne peut en voir la fin. Et c’est son infini qui me protège. La ligne des montagnes à l’horizon qui clame que la steppe a une borne, il ne faut pas l’imaginer. Abolir en soi l’instant qui ramènera Vassia, l’espérance aux couleurs trop vives et son déchirement, pour se recueillir en attente suspendue, éternelle. Les images aussi, je les bannis soigneusement. Ses avions avec leurs tableaux de bord, toutes ces choses dont il me parle constamment, je n’en ai aucune idée. Je ne sais pas comment on monte dedans, combien de marches, la couleur des sièges, ni de quelle façon il s’y assoit – légèrement penché comme sur la chaise
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de la cuisine, ou enfoncé pareil au fauteuil qu’il y a chez Vania ? Je ne le vois pas. Et dans cette étendue vide et sans limites qu’est son éloignement, nous sommes ensemble. Ce sont les images qui nous séparent. Je crains les informations, les détails surtout, ce sont des couteaux tranchants qu’il ne faut pas approcher. Il suffit d’une phrase, qu’on me dise : « L’escadrille décollera de l’aérodrome militaire de X à 13 heures 40 », et je ne peux plus contourner la réalité, des ailes de métal, des cadrans qui clignotent, un magma confus de visions qui m’apeurent. Un petit hanneton de son régiment par exemple, qui fait du zèle, vient bourdonner chez moi qu’il a quitté la Base avant lui et qu’il connaît le moment de son retour. Tout heureux, il fait une phrase pleine de dates et d’heures, qui ébranle mon atmosphère, fait vaciller mon chemin. Gentiment je pousse le hanneton dehors mais il me faut longtemps pour retrouver la paix. Quand j’écris cela, je sais ce que tu penses Mitia, et tes sourcils qui s’agitent. J’ai fait de l’absence de Vassili un conte personnel, une légende intérieure que nulle aspérité de la réalité ne doit troubler. Je m’y suis enfermée, dedans de hautes murailles, n’est-ce pas ? Et je m’applique, laborieusement, à y devenir aveugle et sourde. Vassia ajoute : bornée. Il admire, depuis cinq ans que nous sommes mariés, que je sois restée dans une incompréhension intacte de ce métier qui constitue sa vie, sa passion, le plus clair de son temps et de ses conversations. Mon entendement, et tous mes sens même, semblent capables de se fermer électivement à ce domaine, dans lequel pourtant il me baigne en permanence, et ce tour de force l’émerveille. D’après lui, j’aurais érigé l’imbécillité sélective en principe de vie, quasi en système philosophique. Il dit aussi que l’ignorance est ma pelisse, que je m’y enroule bien au chaud puis hiberne pendant toute son absence, en complète sérénité. Et que je suis à la merci de la moindre mite… J’aime quand il se moque de moi, cela me fait du bien comme un bon sirop. Il dit vrai, l’ignorance est mon assise, c’est le sol sur lequel j’avance. Un sol bien ferme, durci par le gel de l’attente, qui offre au marcheur sa surface sûre et fidèle. Mais l’ignorance, il la faut hermétique. Les descriptions, les connaissances, ce sont des menaces qui guettent chacun de mes pas, comme ces crevasses dissimulées sous des ponts de neige cachant des gouffres, des cavernes béantes, la chute peut-être. Oui, je le sais que son métier est dangereux, je sais combien de pilotes meurent dans des exercices ou des vols d’essai. Et aussi que ce savoir doit rester derrière une cloison de notre existence. La cloison, je suis tranquille, c’est moi qui la bâtis. Et je suis reconnaissante à l’armée soviétique qui m’a tant aidée, avec sa manie obsédante du secret, à en calfater les recoins. Il arrive que par une fissure sa vie réelle me parvienne, rarement heureusement. Vous souvenez-vous l’an dernier, quand j’ai écrit de Moscou ? Son régiment était désigné pour participer aux fêtes de la Révolution, il devait piloter un Soukhoï dans la démonstration aérienne du deuxième jour. Il était
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si fier, et moi si déconcertée. J’étais invitée par l’état-major, et logée dans un appartement que je trouvais trop vaste, ou trop luxueux. C’était la première fois que je venais à Moscou. La Ville aussi me mettait mal à l’aise, trop pressée, trop rapide pour moi. Je me voyais bien telle que je suis, et quel mauvais choix il a fait : une enfant du Nord sibérien à l’aise dans le silence et les déserts glacés, terrorisée par la ville, tout le contraire de la compagne qu’il faudrait à un pilote de l’armée de l’air soviétique. Toujours, j’ai eu ce sentiment de ne pas être à la hauteur de Vassia. Mais en vérité, comment faire s’il se produit à cinq mille mètres du sol ? Le pire, ce fut le programme avec les horaires dans les journaux. Le pays entier savait où il était, ce qui l’occupait en ce jour là. Et moi qui ne sais jamais rien. Son escadrille était annoncée, j’ai levé la tête comme faisaient les autres autour. Vassili était absent depuis deux mois, deux longs mois que je ne l’avais vu, ni rien su de lui. Je pensais, pourtant, le voilà qui passe au-dessus de moi. C’est le troisième sur la droite, voilà que je sais exactement où il est et ce qu’il fait, qu’il y a des taches dans son absence. Je regardais le petit point de Vassili dans le ciel, puis alentour. Il y avait le vrombissement des moteurs, l’odeur du kérosène, les cris heureux de la foule. Et moi au milieu, cernée de sensations étranges, qui me sont hostiles, qui ne sont pas de mon monde. Tout était erroné. L’absence de Vassia, je la connais bien, elle n’est pas ainsi. Elle ne fait pas de bruit et elle n’a pas d’odeurs. Elle me prend par la main, m’attire près de la fenêtre. Dans la cour de chez nous pousse un orme, qui tend jusqu’à nos carreaux ses grands bras feuillus. Les arbres ! J’en avais regardé des images bien sûr dans les livres d’école, mais le bruit qu’ils font quand le vent les agite, et l’odeur qu’ils ont, comment savoir chez nous dans la Sibérie polaire ? La première fois que je les ai vus, c’était toi Mitia qui m’avais emmenée, vers le Sud là où ils poussent. D’abord ils sont apparus timidement aux confins de la taïga, puis par groupes, de plus en plus hardis, puis en royaume, immense et verdoyant. L’enchantement est resté. Je suis devenue comme Tsvetaïeva qui pouvait écrire n’importe où, s’il y avait seulement une table, une fenêtre, et un arbre sous la fenêtre. Moi je vis là, sous cette fenêtre. À lire, ou à coudre, quand il est là et que j’entends sa voix à côté. Et quand il est parti ? À rien souvent, les mains posées sur les genoux. Maria alors m’apporte de la couture en retard, des légumes à éplucher, pour m’occuper, croyant me faire plaisir. Mais non, à rien je préfère. L’absence de Vassia m’entraîne auprès de la fenêtre, m’y assoit délicatement, m’y installe. Elle est confortable et douce au toucher. Elle tisse autour de moi sa toison invisible en laquelle je m’oublie. Elle se consume en moi son absence, lentement au fil des semaines qu’elle dure, le long des files d’attente, et le soir sur le chemin du retour. Elle m’accompagne. Elle ressemble à la lampe de notre maison quand je rentrais de l’école, si petite et tremblante au fond de la route, et vous dessous en certitude.
Virginie Deloffre
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Patrick Deville
Kampuchéa
Car vous deux au contraire, je vous vois tout le temps. Je te vois en ce moment oncle Mitia, sous la lampe jaune dont les bords s’écaillent, tu tiens ma lettre à la main, encore une lettre. Varvara à ton côté fouille dans le poêle, qu’est-ce qu’elle nous dit Lénotchka. Et vous le savez d’avance ce que je vais dire, depuis toutes ces années que je vous écris ponctuellement, à chaque venue et chaque en aller de Vassili. Sous la table, je vois le tiroir où s’entassent mes lettres. Ce sont les traces, le goémon déposé, tous ses départs et tous ses retours, ce qu’il en reste, mes cailloux sur la route passée. Je suis tout entière dans ce tiroir sans doute, sous votre garde et votre regard. Je vous embrasse tendrement. Croyez en moi, je vous aime.
Éditeur : Éditions du Seuil Parution : octobre 2011 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com
© Jean-Luc Bertini/Éd. du Seuil
Léna
Biographie
Grand voyageur, esprit cosmopolite, Patrick Deville, né en 1957, dirige la Maison des écrivains étrangers et traducteurs (meet) de Saint-Nazaire, et la revue du même nom. Son œuvre a été traduite en dix langues. Publications Aux Éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie », parmi les ouvrages les plus récents : Équatoria, 2009 ; La Tentation des armes à feu, 2006 ; Pura vida : Vie & mort de William Walker, 2004 (rééd. Points, 2009).
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L’explorateur Henri Mouhot poursuit un papillon, son filet à la main, se cogne la tête, lève les yeux, découvre les temples d’Angkor. C’est l’année zéro de ce récit mené le long du Mékong et des pays qu’il borde ou qu’il traverse en un voyage qui se déroule entre le procès des leaders khmers rouges à Phnom Penh au Cambodge et la révolte des Chemises rouges en Thaïlande. La France, puissance coloniale dont de nombreuses traces demeurent, est ici très présente. À Paris, de jeunes Cambodgiens, vers le milieu du XXe siècle, poursuivent de brillantes études : ce sont les « frères » qui se retrouveront plus tard à la tête de l’inconcevable
mouvement révolutionnaire des Khmers rouges arrivés au pouvoir le 17 avril 1975 pour fonder le « Kampuchéa démocratique », et qui organiseront une méthodique extermination de tous ceux qui résistent à leur système égalitariste. Cette idéologie érigée en pure folie constitue aujourd’hui encore une énigme et l’auteur explore la mémoire de cette tragédie récente, dans le paysage souvent enchanteur de l’Extrême-Orient. Entremêlant par courts chapitres les figures de savants merveilleux, de dictateurs et cadres sanguinaires, le narrateur, par les moyens du roman, réveille les strates de l’Histoire dans son errance au fil de l’eau.
Chez l’aviateur À l’écart du village, j’ai posé mes sacs dans le bungalow sur pilotis du Viking. Des singes à moitié domestiqués mangent sur l’herbe les fruits qu’il vient de leur lancer. Sur une table un exemplaire du Bangkok Post de la veille. Assis à son bureau, le Viking tousse devant un ordinateur. Il est vêtu d’un paréo à fleurs, le torse colossal nu et ridé, les muscles avachis brûlés de soleil, les cheveux longs et blanchis, quelque chose d’un hippie très vieux. Il a finalement accepté de dresser pour moi des listes de lieux, de noms, de téléphones. Une longue pipe en ivoire sur son reposoir. Il a le corps qu’aurait eu l’aventurier Perken si Malraux l’avait laissé vivre encore. L’avait laissé devenir roi des Sedangs, comme Mayrena. Depuis la terrasse, on voit les colonnes noires de la pluie à l’horizon sur les montagnes birmanes. La passe des Trois-Pagodes, tout au bout de ces lignes de chemin de fer construites par les Japonais pour attaquer l’Inde des Anglais. Vieilles images d’un cadavre par traverse, dit l’aviateur. La jungle émeraude engloutit dans sa masse spongieuse des locomotives noires, des rafiots échoués, des baraquements fantômes dont les cloisons béantes claquent aux vents des typhons. Les coolies morts des fièvres dans les marais du railway Siam-Cambodge. Dans le Kampuchéa démocratique des Khmers rouges, la déportation du Peuple nouveau. Les esclaves épuisés tombés le long de la ligne de Pursat. Et sur les grands murs d’Angkor où sont gravés les batailles,
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les éléphants pavoisés et les vaincus en convois, manquent les avions, les cuirassés, les rails, les locomotives noires. À la sortie de la gare, j’étais descendu au bord de l’eau. Sur la rivière voletaient des papillons jaunes. S’abreuvaient des buffles. S’enflammaient des bougainvillées rouges. Vibraient des libellules. Si cette zone appartient à l’Indo-Chine, ce sont ici encore des histoires de l’Inde et de Kipling. À chaque kilomètre, on entendait martelés plus fort sous les boggies les vers dédiés à la reine. Beneath whose awful hand we hold dominion over palm and pine… Comme si Dieu leur avait confié les palmiers et les pins.
Patrick Deville
Kampuchéa
À Bangkok, les Chemises rouges lancent des autobus en flammes contre les blindés. Ils ont établi leur camp retranché autour du Victory Monument autrefois dressé contre l’ennemi français. La voiture du Premier ministre vient d’être mitraillée, l’état d’urgence décrété. Dans ce village aussi des insurgés, debout à l’arrière des pick-up balayés par la pluie, hurlent leurs slogans dans les mégaphones et brandissent des drapeaux, allument des fumigènes. Le vieil aviateur hausse les épaules. Il ne croit pas une seconde à leur victoire. Nous nous installons le soir dans des fauteuils en bambou devant une carafe d’alcool de riz. Bien qu’il m’ait offert l’hospitalité, mais comme à regret, en toussant et maugréant, il me reproche de n’être pas venu plus tôt. Maintenant c’est trop tard. Il aurait préféré me rencontrer quand il pilotait à l’aveuglette les avions à hélices. Il emplit les verres et se racle la gorge. Les singes se querellent dans la nuit. Il s’est un peu adouci de soir en soir, lorsqu’il a constaté qu’elles m’intéressent, les vieilles légendes de l’aviation. La navigation à vue dans la pluie de la mousson même quand on ne distinguait rien à deux mètres et sans balise de radioguidage. Les yeux fixés sur l’aiguille du cap et celle de la vitesse et la montre au poignet, pour estimer le moment où il allait falloir plonger au jugé et crever le plafond bas des nuages, apercevoir la tête hirsute des palmiers à sucre et le damier des rizières, chercher les repères convenus, un pont, un lac, s’incliner sur l’aile jusqu’à trouver la piste et s’aligner. Les plus vieux qu’il a connus étaient des briscards de l’Afrique mais aussi des démobilisés du corps expéditionnaire, restés sur place avec leurs congaïs et leurs marmots, inaptes au retour en Europe. Jusqu’à la victoire des Khmers rouges en 1975, une vingtaine de compagnies dotées d’un ou deux zincs se partageaient le ciel du Cambodge. Elles appartenaient en sous-main à des généraux de Lon Nol qui se réjouissaient que la guérilla coupe les routes. Ils détournaient le kérosène des Américains pour approvisionner la capitale assiégée en durions comme en cochons, et les aviateurs avaient créé la confrérie des Pigs Pilots. Le Viking se posait à Vientiane où on lui confiait un Beechcraft-18 pour gagner une piste au nord du Laos vers le Triangle d’or. Il y chargeait pour des Chinois une cargaison qu’il allait dans la journée larguer en mer au large de Hong Kong. Vientiane c’était l’or, l’opium,
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le renseignement. D’un côté le Pathet Lao marxiste-léniniste et de l’autre Vang Pao et les bérets verts. Les puissances perdues dans le jeu de poker. Puis les Américains avaient livré les premiers dc3, dit-il en haussant les épaules. Toutes les pistes avaient été classées en dakotables et non-dakotables. Il s’interrompt, le temps d’une quinte de toux, emplit son verre. Le groupe électrogène est coupé. Nous parlons dans l’obscurité, nos visages de temps à autre éclairés par la flamme d’un briquet ou le rougeoiement des cigarettes. Le Laos était traversé par la piste Hô-Chi-Minh invisible et les b-52 venaient pilonner au hasard. Les Livreurs de cochons qui décollaient de Wat Taï fumaient dans le cockpit des gros joints de marijuana pour se décontracter. Chacune de ses bombes, dit l’aviateur, chacun de ses nuages de défoliant, d’agent orange balancé sur les villages amenaient des troupes fraîches aux guérillas du Pathet Lao et des Khmers rouges. Va voir les cratères, dit-il. Dans la plaine des Jarres. On dirait la Lune. Grands entonnoirs jamais rebouchés, plus de végétation, plus rien, la moitié des bombes encore dans la boue et prêtes à péter. Va voir les cratères. Il finit son verre, se lève d’un coup, puis disparaît sous sa moustiquaire, où il continue à tousser. Je consigne à la lampe torche le nom des avions, me ressers un verre, reprends la lecture de l’exemplaire du Bangkok Post du 4 avril 2009, The Newspaper you can trust, qui traîne sur la table depuis plusieurs jours. Je survole l’actualité aux commandes de mon bimoteur, une cigarette aux lèvres et les pieds nus sur les palonniers, la bouteille entre les cuisses. La planète défile sous la carlingue et j’essaie de surprendre les progrès de la raison dans l’Histoire et sous mon train d’atterrissage. Les armées de la Thaïlande et du Cambodge viennent d’échanger des tirs près du temple de Preah Vihéar, lesquels tirs ont provoqué la mort de plusieurs soldats de part et d’autre. Sur cette frontière dont le tracé est contesté depuis la guerre franco-siamoise des années quarante. Sous le titre Khmer Rouge leader seeks freedom to go gardening, Khieu Samphân, ancien chef d’État du Kampuchéa démocratique, bientôt octogénaire, représenté par son avocat français Jacques Vergès, demande sa remise en liberté pour se consacrer au jardinage. L’ombre de mes ailes glisse sur l’océan Pacifique. À Ciudad Juárez, dans le nord du Mexique, le chef de cartel Vicente Leyva se fait serrer pendant son jogging. À Lima, le procès de l’ancien président Fujimori suit son cours. L’ombre de mes ailes glisse sur l’océan Atlantique. À Arusha, le procès des Rwandais suit son cours. À La Haye, le procès des généraux croates Gotovina et Markac suit son cours. Survol terminé, je rentre à la base. On pourrait cesser de lire les journaux.
Un projet de révolution à Bangkok La ville est calme. Des nuages de plomb roulent au ciel déjà rayé de safran. Les Chemises rouges, fatigués d’avoir attendu l’assaut, dorment dans leur camp retranché. Des chiens errants. Des réchauds équipés de bonbonnes de gaz. Des échafauds où pendront les viandes dans la fumée des fritures et le boucan des radios révolutionnaires. C’est l’aube sur la Chao Phraya et les passagers des bacs fument sous la pluie, accoudés au bastingage. Lord Jim travaille un temps ici chez Yucker Brothers. Affréteurs et négociants en bois de teck. Il y eut déjà sur ce fleuve des batailles, le roulement de la canonnade et l’odeur de la poudre. Les bacs croisent des convois de barges attelées de remorqueurs. Des vendeurs partent installer leurs étals devant les temples du Bouddha couché ou du Bouddha debout. Toutes ces tonnes d’or pur de l’obscurantisme que nous fondrons, camarades, dès la prise du pouvoir. Pour faire de tous les édentés du monde des chrysostomes. Qu’ils puissent serrer le couteau entre les dents.
Patrick Deville
Kampuchéa
J’achète à l’aéroport l’hebdomadaire Cambodge Soir. J’attends un vol pour Phnom Penh où le premier procès des Khmers rouges, celui de Douch, est maintenant ouvert. Où les survivants peuvent croiser le regard du mal derrière une vitre blindée. Dès la première audience, après que le procureur lui a demandé s’il souhaitait faire une déclaration liminaire, cet homme accusé d’avoir envoyé à la mort quelque douze mille personnes s’est levé, frêle silhouette derrière la barre de bois verni, les cheveux gris, le front haut, les oreilles décollées, les yeux petits et brillants au creux d’orbites profondes. Cet homme maigrelet, qui estime avoir assumé la lourde tâche de faire torturer puis assassiner plus de douze mille de ses compatriotes, s’est éclairci la voix, a bu un peu d’eau, puis, au désarroi des responsables de l’interprétation simultanée vers le khmer et l’anglais, lesquels n’avaient pas anticipé la traduction de vers alexandrins, a récité la fin de La Mort du loup d’Alfred de Vigny : Gémir, pleurer, prier est également lâche Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t’appeler Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
[…]
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Brigitte Giraud
Pas d’inquiétude
Devenu homme au foyer malgré lui, le narrateur de Pas d’inquiétude est contraint de prendre un long congé pour rester près de son fils malade. Il s’éloigne de l’imprimerie où il travaille et de Manu, l’ami indispensable, pendant que sa femme ne peut se permettre aucune absence et n’a d’autre alternative que se dévouer à son poste. Cette famille ordinaire, happée par la logique de la maladie qui fait voler en éclats la place de chacun, perd ses repères et voit la vie des autres se dérouler à l’extérieur, irréelle et inaccessible. Le jour où les collègues de l’imprimerie donnent chacun de leurs congés pour permettre au père de renouveler les journées qu’il
Éditeur : Stock Parution : septembre 2011
© Francesca Mantovani/Stock
Responsable cessions de droits : Fabienne Roussel froussel@editions-stock.fr
Biographie
Brigitte Giraud est née en Algérie en 1960. Elle est l’auteur de cinq romans et dirige aussi la collection de littérature « La forêt » aux éditions Stock. Publications Parmi les romans les plus récents, chez Stock : Une année étrangère, 2009 (Prix du jury Jean Giono 2009) (rééd. J’ai Lu, 2011) ; L’amour est très surestimé, 2007 (Bourse Goncourt de la nouvelle 2007) (rééd. J’ai Lu, 2008) ; J’apprends, 2005 (rééd. Le Livre de Poche, 2007).
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consacre à Mehdi, cet élan de solidarité radical et inattendu bouleverse codes et habitudes, et pose alors, de manière plus forte encore, la question de l’équilibre entre sphère sociale et sphère familiale. Tout finit par se nouer autour de ce nouveau temps imparti, inespéré, mais qui agit comme un piège, tant il est compliqué de recevoir un tel cadeau. Le récit tente de sonder ce que serait une vie dédiée à l’autre, de même qu’il pose la question du don, de la dette, de la soumission et la domination, tout en interrogeant : qu’est-ce qu’être un père aujourd’hui, et qu’est-ce qu’être un couple de parents ?
Mehdi est tombé malade quand nous avons emménagé dans la nouvelle maison. C’est moi qui avais relevé la boîte aux lettres ce jour-là, c’était un samedi matin. J’avais entre les mains l’enveloppe blanche petit format qui contenait des résultats d’analyses que nous ne saurions pas interpréter et qui allaient changer notre vie. Je marchais sur une planche de bois parce que le passage dans le jardin n’était pas encore fait et que le sol regorgeait d’eau. J’avançais et tentais de conserver l’équilibre. Il avait plu nuit et jour pendant près d’une semaine, la rivière à l’arrière du terrain menaçait de déborder, et je n’avais pu me consacrer, comme je l’avais prévu, à aménager les abords de la maison. Le constructeur nous l’avait livrée à l’état brut et, pour faire des économies, nous avions décidé de nous charger nous-mêmes des finitions. Je reconnais aujourd’hui que nous étions optimistes. Nous étions encore des gens normaux. Nous n’imaginions pas que Mehdi deviendrait notre principale préoccupation et que le terrain n’aurait jamais de clôture, ni même un arbre planté dans le sol. Nous ignorions qu’il faut une foi inébranlable pour poncer, clouer, peindre, monter à l’échelle ou pousser une brouette. Le seul élan qui nous avait traversés avait été de semer du gazon, un après-midi d’éclaircie, alors que tout le monde avait déserté le lotissement, c’était un jour au milieu de la semaine, un de ces moments lisses et effrayants. C’est moi qui avais proposé à Mehdi : Ça te dirait de planter de la pelouse ? Mehdi m’avait regardé sans trop savoir que penser. Nous étions allés chercher les sacs que je stockais depuis quelque temps au garage, nous avions lu le mode d’emploi, et même s’il aurait fallu que je retourne la terre, que je bêche, puis aplanisse pour préparer l’opération, j’avais prétendu qu’on pouvait semer comme ça, à notre façon.
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J’avais simplement enlevé le gros des mauvaises herbes et passé un coup de râteau, je voulais occuper Mehdi et profiter enfin de l’extérieur, justifier le fait que nous habitions dans une maison. Je voulais qu’enfin le petit terrain nous donne quelque chose, de l’herbe, ce serait déjà bien. J’avais souri en voyant les pieds de Mehdi dans des chaussures de jardin trop grandes. Il avançait pas à pas, le visage concentré, je savais qu’il se fatiguerait vite. Mais le soleil lui faisait du bien et il semblait content de s’appliquer à la tâche. Mehdi était un enfant consciencieux, un peu trop sérieux. Nous avions lu sur le paquet qu’il fallait trente grammes de semence par mètre carré ; Mehdi s’était entêté à respecter cette proportion. Il préparait ses tas à l’avance en se servant de la balance alimentaire que ma femme venait d’acheter, et son empressement rigide me contrariait. Je me disais qu’il n’était pas normal, à son âge, de suivre les consignes au pied de la lettre. Mais il n’était pas normal non plus de ne pas aller à l’école, de vivre en tête à tête avec son père, et d’ignorer s’il aurait le temps de voir le fruit de son travail. J’imaginais qu’une pelouse épaisse et d’un vert vif pousserait bientôt et j’espérais qu’un jour Mehdi y jouerait au foot. Ce jardin, nous en avions rêvé depuis notre appartement de banlieue, avec des arbres, des tomates et des chaises longues pour somnoler à l’ombre après le travail. Nous pensions que la vie se déploierait quand nous serions propriétaires de nos quatre cents mètres carrés. Mehdi avançait droit devant, marquait un mouvement régulier du bras pour disperser ses semences. J’aurais eu envie que ma femme voie cela, Mehdi debout sur ses jambes qui s’appliquait et clignait des yeux à cause du soleil. Mais il est faux de dire que Mehdi et moi vivions en tête à tête. Nous passions la majeure partie de nos journées ensemble parce que j’avais obtenu de mon médecin un long arrêt maladie pour veiller sur mon garçon, après que nous avions mis à l’épreuve, ma femme et moi, la bonne volonté de nos patrons. Ma femme s’était d’abord absentée plus que moi, mais comme elle venait d’arriver dans son entreprise, elle avait rapidement atteint la limite. Limite psychologique s’entend. Personne n’avait osé lui signifier (évidemment) que son enfant malade dérangeait le bon déroulement du service. Les réserves ne venaient pas de la direction. Le patron l’avait d’ailleurs reçue un jour après le travail, lui avait même offert un café qu’elle n’avait pas osé refuser (elle avait failli dire que le café, après dix-sept heures, l’empêchait de dormir, mais elle s’était aussitôt reprise), le patron l’avait fait asseoir dans son vaste bureau, lui dans son grand fauteuil et elle sur un siège plus modeste, et s’était enquis de la santé de Mehdi, l’avait questionnée sur le nom de la maladie, le déroulement du traitement, s’était renseigné aussi sur le nombre de ses absences potentielles, ce à quoi ma femme avait répondu par une suite de mensonges, minimisant la situation, oui ma femme avait menti, sans doute parce qu’elle se mentait à elle-même et parce que personne, pas même les médecins, ne pouvait
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prédire l’évolution du mal. Elle s’était surprise à imaginer, devant son patron, une version des faits heureuse, elle s’était censurée, avait prononcé les mots qu’il attendait qu’elle prononce, ce après quoi le patron l’avait félicitée pour sa combativité, et, en hochant la tête d’un air complice, avait conclu que quoi qu’il arrive, elle pouvait compter sur sa compréhension, phrase qu’elle n’avait su comment interpréter, mais phrase prononcée quand même, avec un sourire franc, puis, commençant de se lever, il lui avait souhaité du courage, ce qui avait été efficace, puisqu’en rentrant ce soir-là ma femme s’était sentie plus forte que d’habitude. Forte parce que, accompagnée, et pas de n’importe qui, une femme comprise de son patron. Elle m’avait juste confié être contrariée car elle avait laissé le gobelet de café vide sur le bureau, elle avait oublié de mettre le gobelet à la poubelle en sortant, et elle s’en mordait les doigts.
Brigitte Giraud
Pas d’inquiétude
Les réserves étaient venues d’on ne sait où. Si ce n’était le patron, restaient les autres, les collègues, les chefs. Que ma femme ait parlé personnellement avec le patron suscitait des jalousies, on s’en doute. Une réflexion avait fusé un matin devant la machine à café, sans qu’elle en soit directement informée (cela prendrait quelques jours) ; l’une des assistantes de gestion avait laissé entendre que, s’il fallait avoir un enfant malade pour avoir rendez-vous avec la direction, elle allait s’arranger pour refiler la varicelle aux siens, ce à quoi une autre fille avait répondu qu’elle n’avait pas été reçue quand son fils s’était cassé la jambe, deux poids, deux mesures, bien que le cas ait été assez grave, fracture ouverte et pose de broches. Chacun se sentait lésé, et ma femme devint bientôt suspecte. Pourtant, elle avait d’abord caché la maladie de Mehdi, il faut dire aussi que nous n’étions pas sûrs au début, personne ne donnait de nom à ses vertiges, à ses soudaines chutes de tension. Le médecin de famille s’était contenté de hausser les sourcils, lorsque, la première fois, commentant le résultat des fameuses analyses de sang, il avait à peine cherché notre regard par-dessus ses lunettes quand il avait prononcé le mot plaquettes. Et bien sûr, ma femme et moi nous étions dévisagés, espérant que plaquettes ne désignait rien de grave, sans pour autant oser poser la question. Nous gardant bien au contraire de nous faire préciser l’incongruité de l’apparition de ces plaquettes, ou plutôt la bizarrerie de leur numération, faisant confiance au médecin, imaginant qu’un médecin sait en toute occasion protéger ses patients, les immuniser contre le mal absolu. Et lors de cette première consultation, Palabaud était resté ambigu, il tordait un peu la bouche, essuyait ses yeux (ou ses lunettes je ne sais plus) comme s’il avait un commencement de chagrin, retournait la feuille tapée à la machine, recto puis verso, en un geste vain, agitait cette feuille dont il n’aimait vraisemblablement pas les conclusions. Il avait prononcé une phrase tout au plus, il avait dit quelque chose comme : Ça nous arrange pas, incluant sa propre personne dans ce nous inopiné, laissant donc à penser qu’un élément dans les analyses de Mehdi le contrariait personnellement, signifiant que la santé de Mehdi
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Hubert Haddad
Opium Poppy
devenait une affaire collective, qu’il fallait considérer à plusieurs, nous tous ici présents. Le docteur avait l’air dépassé, ou peut-être juste embêté, il venait de comprendre quelque chose dont il ne pouvait nous parler sur le vif, et surtout pas en détail, parce que la salle d’attente était pleine. Il avait demandé à Mehdi de se déshabiller, et vu l’attention avec laquelle il avait parcouru les différentes zones de son corps, vu l’extrême patience dont il avait fait preuve quand il s’était adressé à lui, ses sourires, ses égards appuyés, nous sûmes, ma femme et moi, que Mehdi n’était plus un enfant comme les autres. Je sentais un étau comprimer ma poitrine et je voyais ma femme qui se tassait sur sa chaise. Avant de prendre congé, Palabaud avait rédigé une lettre pour un confrère dans un hôpital en ville et nous avait demandé de prendre un rendez-vous sans tarder. Pas d’inquiétude, ajouta-t-il dans l’embrasure de la porte, mais il faut surveiller, j’ai un doute, je préfère avoir l’avis d’un spécialiste. Ce fut donc un début en douceur, sans la violence des mots, une auscultation tout en retenue, et en rentrant tournait dans ma tête la dernière phrase prononcée par le médecin. Plus je remâchais ce pas d’inquiétude, plus ma gorge se serrait. Pas d’inquiétude n’était pas compatible avec sans tarder, le médecin se contredisait, et en même temps je me rassurais, non, rien de plus normal, il voulait juste qu’un spécialiste prenne le relais, son sérieux était réconfortant, il valait mieux envisager les choses à temps. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, nous avons peu parlé ce soir-là, ma femme et moi. À peine la voiture garée sur la montée de garage (le garage était encore encombré de cartons de déménagement), elle s’était précipitée dans la cuisine pour préparer le repas, plongeant la tête dans le réfrigérateur, dans les placards, disparaissant presque littéralement, se laissant absorber par la confection d’une sauce vinaigrette, faisant couler le robinet à grande eau en lavant la salade, entrechoquant les bouteilles au moment d’attraper le litre d’huile, faisant tomber le pot de moutarde de l’étagère du haut. Puis, s’interdisant de s’asseoir une minute, tournant encore, piétinant devant l’évier, elle avait appelé Lisa pour qu’elle mette la table, Lisa qui ne savait pas ce qui arrivait, ne se doutait pas que le médecin nous avait sommés de ne pas nous inquiéter, donc de passer une nuit blanche, comme peut-être toutes les nuits de notre vie.
Éditeur : Zulma Parution : août 2011
© Elisabeth Alimi/Opale/Zulma
Responsable cessions de droits : Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr
Biographie
Tout à la fois poète, romancier, historien d’art, dramaturge et essayiste, Hubert Haddad, né à Tunis en 1947, est l’auteur d’une œuvre vaste et diverse, d’une forte unité d’inspiration. Publications Parmi les romans les plus récents, chez Zulma : Géométrie d’un rêve, 2009 ; L’Univers, 2009 ; Palestine, 2007 (rééd. Le Livre de Poche, 2009) (prix des Cinq continents de la francophonie 2008, prix Renaudot poche 2008) ; Un rêve de glace, 2006.
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Opium Poppy, c’est d’abord l’histoire d’un enfant afghan, Alam. Arrivé en France par ses propres moyens, Alam ne sait plus ni jouer ni sourire. Enfant soldat, victime de la barbarie des adultes, Alam parcourt le monde à la recherche de sa liberté. « Encore et encore, on lui demande comment il s’appelle. La première fois, des gens assis lui avaient psalmodié tous les prénoms commençant par la lettre A. Sans motif, ils s’étaient arrêtés sur Alam. […] pour leur faire plaisir, il avait répété après eux les deux
syllabes. […] C’était au tout début. On venait de l’attraper sur un quai de gare, à la descente d’un train » Au fil de cette traque à l’enfant, se dessine un petit paysan afghan, pris entre la guerre et le trafic d’opium, entre son désir d’apprendre et les intimidations de toute sorte, entre son admiration pour un frère tête brûlée et l’amour éperdu qu’il porte à une trop belle voisine… Ce surprenant roman à la précipitation dramatique haletante éclaire la folle tragédie des enfants soldats.
Encore et encore, on lui demande comment il s’appelle. La première fois, des gens assis lui avaient psalmodié tous les prénoms commençant par la lettre A. Sans motif, ils s’étaient arrêtés sur Alam. À cause de son œil effaré peut-être. S’ils avaient commencé par la fin et s’étaient fixés sur Zia, son œil se serait pareillement arrondi. Mais pour leur faire plaisir, il avait répété après eux les deux syllabes d’Alam. C’était au tout début. On venait de l’attraper sur un quai de gare, à la descente d’un train. La dame devant lui a des cheveux de paille et un sourire en porcelaine. Elle manipule son stylo par les deux bouts, juste au-dessus d’un dossier bleu gris plein de cases à remplir. « Et ton petit nom, c’est bien Alam ? » Son petit nom, c’est miaou pour les chats quand il dort sur un toit, ouaf pour les chiens qu’il apprivoise dans les garages avec du sucre volé, ça pourrait même être le cri de la hulotte dans la nuit des forêts. Pourquoi ne lui dit-elle pas son nom à elle ? Tout le monde voudrait qu’il secoue la tête d’avant en arrière, comme une mule trop chargée. Alam, c’était son frère, là-bas, dans les montagnes. La dame blonde s’est levée, elle lui montre un banc de fer. « Maintenant déshabille-toi. » Il ne comprend pas et s’écarte du banc. « Allez, ôte-moi tout ça ! » dit-elle en tirant sur son col. Il lui tourne le dos avec une moue résolue, serrant contre lui ses coudes pour empêcher le vol de son anorak. C’était bien la peine de le lui donner. Si on veut le lui reprendre, qu’on lui rende sa vieille veste. Il y transvaserait sa fortune. Tout ce qu’il possède tient dans ses poches. La dame rit d’un air navré derrière lui. « Allons, presse-toi donc, je vais t’examiner ! » À peine rassuré, il laisse tomber ses bras. « Toi, daaktar ? » demande-t-il dans une volte-face.
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Pour confirmer la chose, elle sort d’un tiroir coulissant le stéthoscope et s’en affuble. Ses boucles d’oreilles tintent contre l’aluminium. L’enfant a pâli. Il obtempère sans trop regimber, comme si l’instrument d’auscultation était une arme. Tout nu, un léger tremblement dans les genoux, il se laisse manier avec plus de défiance qu’un mouton à la tonte. « Je ne vais pas te manger » marmonne la doctoresse en appuyant l’index sur une cicatrice incurvée en forme de verre de loupe juste sous le sein gauche. Elle laisse glisser son doigt vers une autre trace d’impact, au creux de la clavicule, et palpe pour finir la nuque près du lobe à demi arraché de l’oreille. « On peut dire que tu l’auras échappé belle ! » Ces mots, elle les répète à discrétion, attentive à l’énigme de cette constellation à fleur de peau : trois cicatrices de même magnitude alignées comme le Baudrier d’Orion. Pour rassurer l’enfant qu’elle manipule, la doctoresse se met tranquillement à deviser sans attendre de réponse particulière, manière de mélopée improvisée que ce dernier écoute avec une gravité d’animal captif. « Il y a plein de réfugiés comme toi qui ont fui la guerre, des familles entières, des orphelins, des veuves, des criminels aussi. Mais il faut nous aider. Il faut nous raconter ton histoire. Comment pourrions-nous retrouver les tiens si tu ne nous aides pas ? On sait bien peu de choses, tu viens d’un village du sud, dans le Kandahar, c’est toi qui l’as indiqué sur la carte. Qu’est-il arrivé ? Pourquoi es-tu parti ? Je me demande comment tu as pu survivre à cette mitraillade, ça ressemble à une exécution, d’habitude on ne massacre que les hommes. Les gosses, on les engage ou on les abandonne. Mais tu n’as plus rien à craindre. Notre rôle est de te protéger, tu es à l’abri des méchants. Tu apprendras la langue d’ici. On t’éduquera. On te donnera un métier, un avenir… » L’enfant regarde les mains trop blanches sur sa peau. Les ossements de buffle avaient cette couleur dans le désert. Il s’étonne qu’on s’intéresse à ses vieilles blessures. Elles ne saignent plus, elles ne lui font plus mal. Des mois ont passé depuis cette histoire. Bientôt, il grandira d’un coup, comme son frère, comme Alam le Borgne avant qu’on l’embrigade.
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Dans la classe d’alphabétisation, un peu plus tard, il répond docilement à ce nom qu’on ne cesse pas de lui donner. Quelque chose même en lui s’en satisfait : Alam n’est plus tout à fait mort. Son nom répété par l’inconnu de l’estrade résonne tout au fond de lui et quand il hoche la tête, c’est avec son visage blessé. Aujourd’hui, le maître écrit la date du trois novembre sur le tableau noir. Il explique le sens du mot être. C’est un verbe ; la conjugaison lui confère des pouvoirs. C’est par lui que toutes les actions se font : sans lui rien n’existe vraiment. Il n’y a plus de relations. Je suis, tu es, il est, nous sommes… Pourquoi faut-il ânonner sans fin la langue des autres et se taire, ravaler ses propres mots, ses chansons. Depuis sa capture, on le traite comme le rejeton de parents imaginaires. On lui apprend des choses irréelles. Les enfants ne servent qu’à plaire aux grandes personnes. Autour de lui, les élèves sourient
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au maître, ils voudraient des caresses, surtout les filles. À part celle du premier rang, la grande aux nattes plus épaisses qu’une crinière de cheval. Penchée, celle-là affiche une mine de pantin triste, toute cassée, avec des os qui sortent de ses épaules d’oiseau. Parfois, quand elle surgit d’un rêve et qu’on l’interroge, sa voix claire surprend tout le monde. Elle parle avec une gaieté que son corps ne supporte pas. Sa peau noire et lisse attire les moqueries des petits Blancs, ceux qui viennent de Serbie ou du Kosovo, mais elle n’en tient pas compte, elle s’en amuse même. Son regard de panthère sage a des éclats d’ivoire. On dit que toute sa famille a brûlé sous ses yeux lors d’un soubresaut de guerre civile aux frontières de son pays. C’est elle qui le raconte. C’est Diwani la Tutsi rattrapée par un reliquat de la milice Interahamwe en déroute, rattrapée et violée par ces hordes aux longs tranchoirs recrutées chez les supporters des équipes de football. « Qui peut me faire une phrase au passé simple avec le verbe être ? » Le maître questionne sans méchanceté la classe des enfants perdus. On croirait qu’il cherche à se faire pardonner, qu’on lui dise : ce n’est pas ta faute, continue de nous persécuter avec ton passé simple. Grand, les mains larges, il gesticule de la tête et des bras sur l’estrade. Le passé n’est jamais si simple. Les événements ont eu lieu des milliers de fois. On ne sait pas trop comment se repérer parmi les bourreaux, les recruteurs, les passeurs, les douaniers, les délateurs, les policiers. Et qui peut jurer avoir commis tel acte à tel moment précis ? Diwani récite le verbe sauver puisqu’on le lui demande : je sauvai, tu sauvas, il sauva… Elle s’arrête dans un gémissement et cache son visage entre ses mains. Même les petits Blancs ne rigolent plus. Le maître, gêné, annonce la fin du cours. Au Camir, sigle aux lettres bleues qui se décline en Centre d’accueil des mineurs isolés et réfugiés, un centre de rétention comme un autre, les petits Blancs des pays de l’Est règnent sur les dortoirs et la cantine. Les autres, venus d’Afrique ou d’Asie, manquent d’affinités. Pour faire une bande, il faut être au moins trois et parler la même langue. Les petits Blancs sont une demi-douzaine, ils ont tout éprouvé du désastre de vivre et se vengent. La drogue et la prostitution, plus d’un en a connu la saveur de mort. Des loups aux gueules d’acier leur ont brisé la nuque. Yuko, le leader, âgé d’à peine quinze ans, tient d’eux ses oreilles en pointe et ses pupilles cruciformes. Il prétend avoir tué de ses mains un jeune Tzigane insolent, une nuit, dans un hangar à trains de Belgrade. Les autres le respectent en chiots rabroués. Yuko ne supporte pas qu’on le fixe dans les yeux. Ça lui fait une sale impression, comme si on le touchait au ventre. Ça lui donne envie de frapper jusqu’au sang. Il se balade dans les couloirs du Centre avec un sentiment d’abandon inexorable. Puisque rien des hommes n’est à espérer, il travaillera à devenir pire qu’eux. Il s’y emploie déjà avec ceux qui l’approchent, ses petits frères terrorisés, tous les réfugiés de nulle part. Tenir quelqu’un, c’est lui rançonner chaque instant. Yuko n’ignore pas que si l’administration parvenait à l’identifier, il quitterait l’endroit pour un centre de détention, au quartier des mineurs. On lui reproche assez d’infractions et de
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récidives loin d’ici, en d’autres pays, et des pacotilles à demeure, certaines passibles de la correctionnelle. C’est une chance parfois de n’avoir plus de papiers. Aucune banque de données anthropométriques n’a pu le repérer. Il connaît ses droits. La Convention de Genève interdit qu’on l’expulse. Il arrive qu’un moucheron échappe aux toiles d’araignée des lois. Au Camir, Yuko supporte mal l’atmosphère d’internat – mi-foyer de jeunes, mi-camp de transit. Mais pas de caïd à cran d’arrêt ou à fusil à pompe ici, ni de grande sœur accro qui lui réclame du fric ; on lui fiche au moins la paix. Il s’échappera avant qu’on songe à le juger. Un arbre dépouillé de ses feuilles oscille au vent dans un repli solitaire du parc. Le front contre une vitre, l’adolescent observe le jeu croisé de deux pies qui sautillent d’une branche à l’autre malgré la tempête. Des nuages de cendre bousculent les toits des maisons ouvrières posées en enfilade sous l’horizon anguleux d’une zone industrielle. À ce moment, un froissement de pas légers rapproche son regard de la vitre ruisselante de buée, puis d’un angle du couloir. Gracile, Diwani avance sans le voir. Elle ne remarque ni les hommes ni leurs fils et déambule dans une moitié du monde. « Halte ! » lance Yuko en saisissant son poignet. Il rit d’une rage froide, sans rapport avec l’instant, et plie le bras de la fille afin qu’elle cède et s’agenouille. Mais elle ne plie pas malgré la douleur. La nuit de ses pupilles recouvre cette face crayeuse. « Que me veux-tu ? » dit-elle sourdement. Il la lâche et voudrait rire encore, se contraignant pour ne pas frapper. « Rien, je ne veux rien, je te hais, je vous déteste tous, les Blackos, les Reubeus, les Chintoks ! Dégage ou je te sèche ! » Diwani considère le rictus douloureux au bas de ce visage et se souvient du dernier homme, celui chargé de la tuer après que tous eurent poussé leur râle. C’était dans un camp autrement désolé, de l’autre côté des frontières, loin de ses collines.
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Khadi Hane
Parution : août 2011 Responsable cessions de droits : Judith Becqueriaux judith.becqueriaux@denoel.fr
© Franck Ferville/Denoël
Des fourmis dans la bouche
Née au Mali, Khadîdja élève seule quatre enfants à Paris, dans le quartier de ChâteauRouge. À son dénuement matériel s’ajoute une grande solitude. Prisonnière du microcosme africain, musulmane mais le doute chevillé au corps, elle se retrouve coupée de sa communauté d’origine du fait de sa liaison avec Jacques, le père de son fils métis. Exclue de toutes parts, elle vit des relations tendues avec ses propres enfants qui peu à peu se rangent parmi ses accusateurs. Cercle après cercle, depuis ses voisines maliennes intrusives et médisantes, en passant
Éditeur : Denoël
Biographie
Née à Dakar en 1962 de parents sénégalais, Khadi Hane vit en France depuis 2005. Elle travaille comme cadre commercial et s’intéresse au secteur culturel de son pays d’origine, le Sénégal. Elle est la présidente de l’association Black Arts et Culture. Publications Nouvelles du Sénégal (collectif), Magellan & Cie, 2010 ; Il y en a trop dans les rues de Paris, Ndzé, 2005 ; Le Collier de paille, Ndzé, 2002 (rééd. Pocket, 2009) ; Ma sale peau noire, Manuscrit.com, 2001 ; Sous le regard des étoiles, Ndzé, 1998.
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par les commerçants et les flics de ChâteauRouge, jusqu’aux patriarches dérisoires du foyer Sonacotra, Khadîdja passe en jugement. Mais cette absurde comparution, où Africains et Européens rivalisent dans la bêtise et l’injustice, réveille en elle une force, un courage et un humour inattendus. Tableau intense de Château-Rouge, en particulier du marché de la place Dejean, Des fourmis dans la bouche est porté par une écriture inventive au ton très singulier, pétrie par la double appartenance. Un roman qui dit la difficile liberté d’une femme africaine en France.
Absorbée dans mes pensées, je n’entendis pas Sali arriver dans la cuisine. Le Mali m’apparaissait comme un pays de cocagne. Là-bas, c’était si rude que les gens se serraient les coudes pour survivre dans une fraternité simulée. Je me sentais prête à y retourner. Une pensée pour mes parents, pour les matrones qui avaient disséqué mon sexe à la recherche de la marque de l’acte interdit… soudain le dégoût me prit d’être femme. Un derrière renflé, un bide avachi, une servilité crétine à un mâle au réflexe polygame, c’était tout ce qui me manquait pour être Séné, Tante Néné ou Médina. On exigerait de moi que je ponde, chaque année, que je lave le linge, la vaisselle, que je veille à combler tous les désirs d’un époux, il se chargerait de nourrir mes gosses. Je ravalai ma rage. Au-dessus du bahut étaient empilées les casseroles, sèches comme les saisons de mon pays. Jamais elles ne m’avaient apparu aussi inutiles. Je craquais pour la première fois. Mes larmes coulèrent en abondance, je frappais la table avec mon front, incapable de contrôler ce désespoir qui s’était installé en moi et démentait la sagesse de grand-mère Mah, qui m’avait prédit une longue vie chargée d’événements heureux. Je n’étais pas heureuse. Comment aurais-je pu l’être, alors que Ahmed pleurait dans le salon et que je n’avais rien à lui mettre dans la bouche. Je sursautai quand Sali effleura mon épaule. Elle aussi était habituée aux « jours sans ». Chaque fois je dissertais sur un lendemain meilleur, célébrais l’espoir et la foi en Dieu, mais cette fois j’étais à bout. — Qu’est-ce qu’il y a, maman ? demanda ma fille. Elle avait contourné la chaise, se tenait debout devant moi. — Rien, dus-je mentir. Ne t’inquiète pas, tout va bien. — Je vois bien que tu as pleuré, reprit-elle.
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— Ne t’inquiète pas, je te dis, j’ai juste eu un moment de doute. — Tu sais, je suis assez grande pour comprendre, insista-t-elle. Quand elle voulut poursuivre, je lui mis une main sur la bouche. À quoi bon ? Mais ma gamine sermonnait. Elle avait porté ma main à son visage, à genoux devant moi, elle m’obligeait à lui toucher les yeux, les joues, le menton. L’une contre l’autre, chacune, en silence, nous priâmes Dieu de nous donner enfin cette putain de profusion de nourriture promise dans le Livre. Moi, je ne croyais plus en cet amas de bonnes paroles. Ma fille prêchait l’opulence du croyant, elle annonçait un nirvana réservé, une terre promise, où le nabab et le pauvre se dresseraient identiques, réglés sur l’horloge du Seigneur. Ses paroles me saoulaient. Qu’est-ce que c’était que ce prétendu paradis, où tous les hommes seraient égaux ? Des délires de pauvres. On racontait que dans ce trou perdu que personne n’avait jamais vu, mille palais en or attendaient le croyant, que le vin y coulait à flots, que des rivières de ce breuvage, interdit sur terre, se déroulaient sous ses pieds, que de la bouffe à volonté garnissait sa table. L’au-delà, je m’en fichais, de ce qui s’ensuivait aussi. C’était sur terre que je voulais bouffer. Là. Maintenant. Un bout de pain, tout de suite. J’empoignai le bras de ma fille et lui ordonnai de se taire. Il fallait être patient, disait-elle, notre tour viendrait. Nous aurions la faveur du Créateur. Peut-être que Dieu était en train de tester ma foi. Je n’y croyais plus. C’était trop tard. — Il faut y croire, maman, conseilla Sali. Tu nous as toujours enseigné de ne jamais baisser les bras. Dieu est grand, n’est-ce pas ? Elle posa ses lèvres sur mon front. Une heure plus tard, le vieux Jules fendait les siennes dans un sourire rassurant. Il nous apportait du riz, du poisson et d’autres provisions achetés au foyer Sonacotra. Enfin mes enfants retrouvèrent le sourire. À moi, l’obole faisait honte. Je fixai la chéchia sur le sommet du crâne de Tonton Jules. Campé au-dessus de toute misère, ce couvre-chef entérinait la foi du mâle en son autorité sur la femme. Sur chaque crâne de Malien, il trônait, faraud, son port ne présageait pas la paix. La coiffe du vieux Jules attisait ma haine des hommes. Il sortit un billet de cinquante euros, me le mit dans la main. « Ce n’est pas grand-chose, dit-il, mais ça peut aider un peu. » Puis il reprit le récit de ses prouesses d’antan, quand il était jeune soldat dans l’armée française, avec les enfants pour auditoire. Ça les fit rire d’apprendre que c’était un camarade de corvée qui lui avait donné ce surnom de Jules. Son vrai prénom était Souleymane. Souleymane Diallo. — Qu’aurais-je fait, sans toi ? l’interrompis-je, alors qu’il expliquait comment il avait échappé à la mort pendant la guerre d’Indochine. Le vieux se contenta de sourire, comme à son habitude. À qui souffre, Dieu apporte la rétribution, dit-il. Après cela, je ne savais comment aborder avec lui cette histoire de Dieu et de la foi en Lui qui sauverait le fidèle de ce qui nuit.
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Quand allais-je être sauvée ? Avais-je envie de lui demander. La faim me rongeait. Elle rongeait aussi mes enfants. Ma vie entière, une suite d’adversités au Mali, puis à Paris, m’avait anéantie. — Tonton Jules, suis-je coupable de quoi que ce soit pour que Dieu refuse d’exaucer mes prières ? m’aventurai-je. Que Lui ai-je donc fait ? Il se gratta d’abord les trois poils blancs sous son bonnet. Puis, l’air sérieux, il médita sur Dieu savait quoi, avant de braquer sur moi son œil sévère. Sa voix tremblotait quand il dit que Dieu n’en voulait à aucune de Ses créatures. — Pourquoi crois-tu qu’Il t’en veut ? gronda-t-il, ensuite. — Je n’arrive pas à m’en sortir, soufflai-je. Pourquoi le Seigneur ne me donne-t-Il pas le pain promis dans le Livre ? Le vieux n’en avait aucune idée. Loin de l’avouer, il se mit aussi à prophétiser, comme tous les pauvres d’Afrique pour qui la faim est juste une histoire de fatalité. Lui aussi évoqua ce sacré paradis où l’on ne manquerait de rien. Mais c’était sur terre que j’attendais l’aide de Dieu. — Sois patiente, préconisa-t-il. Dieu éprouve ceux qu’Il aime. Alors, estimetoi bénie si c’est difficile pour toi. Sa grâce te comblera bientôt. — Quand ? m’emportai-je. J’en ai assez d’attendre. C’est maintenant et seulement maintenant que je la veux, Sa grâce. À force de prier, le tapis m’a usé les genoux, mon front n’en peut plus de mes crachats, qu’est-ce qu’Il veut encore que je fasse ? Dans la crainte de s’attirer la foudre du Seigneur, Tonton Jules se mit aussitôt à répéter la formule de repentance qui efface illico le péché. Sur ses doigts, il comptait. Astaghfi rou Allah1 ! Astaghfi rou Allah ! cent fois. Parce qu’il m’avait écoutée blasphémer, Jules avait commis le péché de l’ouïe. Il souffla dans ses paumes avec exagération, caressa son visage des deux mains, puis il se mit à mitonner Dieu à toutes les sauces épicées du Mali, me Le servit avec du riz, du manioc et de la semoule, son charabia restait aussi un délire de pauvre. Avait-il vu ce paradis réservé au croyant, avec lequel on n’arrêtait pas de me casser les oreilles ? Pourquoi n’était-il pas sur terre ? — Vieux Jules, repris-je, jure. Jure sur le saint Coran que Dieu m’aime et que bientôt Il fera descendre du ciel de quoi nourrir mes gosses. Tonton Jules ignora la requête. Mentir aussi est un péché. Pour s’éviter les affres de l’enfer, avec pour seul compagnon Satan le lapidé, le vieil homme choisit de citer les écritures saintes. Il n’allait pas s’avancer sur une certitude, dont lui-même n’était pas certain. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il est écrit dans le Livre que quiconque se remet au Seigneur sera comblé. Je regardai le vieillard droit dans les yeux. De nouveau, il caressa son visage avec excès et, avec prudence, s’exprima ainsi : — Écoute, Khadîdja. Jamais un mort n’est revenu nous dire comment ça se passe là-haut. Peut-être que les gens que nous enterrons pourrissent tout simplement sous terre. Je n’en sais rien. Je ne sais pas non plus si tout ce qui
Khadi Hane
Des fourmis dans la bouche
1. Je me repens devant Dieu.
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Titiou Lecoq
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Les Morues
Éditeur : Au diable vauvert Parution : août 2011 Responsable cessions de droits : Marie-Pacifique Zeltner rights@audiable.com
© Sylvie Biscioni/Au diable vauvert
2.Gare à toi.
est écrit dans le Livre est vrai ou pas. Mais tu ne perdras pas à croire en Dieu. Continue de prier, on ne sait jamais avec Lui, c’est ce que je te conseille. Allah est tout-puissant. S’Il veut te combler aujourd’hui, tu seras comblée, sans lever le petit doigt. Si c’est demain, ce sera demain. — C’est aujourd’hui que je veux savoir, insistai-je. Dis-moi si oui ou non Dieu existe, et si oui, pourquoi Il ne répond pas à mes prières. Depuis hier, mes enfants et moi n’avons rien avalé. Nous avons des fourmis plein la bouche. Alors, dis-moi si, oui ou non, Il me donnera à manger. Le vieillard brossait du pouce sa barbe blanche. Il avait arrangé la chéchia sur son crâne, me considérait comme si j’étais la pire espèce des créations de Dieu. — Quoi ? s’indigna-t-il. Tu es en train de dire que tu ne crois plus au Seigneur qui t’a créée ? Figure-toi que c’est toi, et toi seule, qui t’attires Sa foudre. Eh, Khadîdja Cissé, sabari 2, reprends-toi, ma fille. Ma parole, on croirait que tu es habitée par le diable. Sors-le de ton âme ! D’un mouvement brusque, il s’était levé, après m’avoir dévisagée longuement. Le vieux Jules avança l’index sur mon front et m’intima l’ordre de ne plus rien dire. Le jour du jugement dernier, aucun organe ne serait épargné. Tous allaient comparaître. L’œil pour ce qu’il avait vu sur terre, l’oreille pour ce qu’elle avait écouté, la main pour ce qu’elle avait touché, l’esprit pour ce qu’il avait pensé. Le pied aussi répondrait du lieu qu’il avait foulé. Il n’était pas question pour les oreilles de Tonton Jules d’écouter mon exigence sacrilège. Il releva le pan de son boubou, décidé à décamper très loin de la pécheresse. Dans sa hâte, sa babouche se prit dans l’ourlet de son pantalon bouffant. Jules trébucha. Sa chéchia parcourut la longueur de son corps et, le bonnet par terre, il marcha dessus, sans le faire exprès, ce qui l’horrifia. Le vieux Jules recula, médusé, sa coiffe était couverte de poussière. — Jules, dis-je, est-ce que c’est mal d’aimer un Blanc ? Là aussi, il prit le temps de la réflexion. — Tout ce qui vient du cœur doit être accepté comme ça vient, philosopha-t-il. Si ton cœur est rempli de cet homme, c’est que Dieu l’a mis dedans. Accepte-le et oublie ce que disent les autres. Aucun humain n’est habilité à en juger un autre. Ma fille, ne vis pas pour les autres. — Même s’il ne croit pas en notre Dieu ? — Il n’y a de Dieu que Dieu, Il est unique. C’est le même pour tous. — Merci, fis-je. Et ne va pas t’imaginer que je ne crois plus en Lui. — Dieu est grand, murmura le vieux. Ça s’arrangera, inch Allah ! Le vieux Souleymane remit sa chéchia sur sa tête et partit, non sans avoir auparavant répété pour lui-même : Inch Allah ! Inch Allah ! Était-il encore tout à fait convaincu de ma foi en Allah…
Biographie
Née en 1980, Titiou Lecoq débute sa carrière littéraire en 1988 en réécrivant la fin des romans de la comtesse de Ségur. Elle passe ensuite de nombreuses années à boire du café et à étudier la sémiotique avant de se mettre à la recherche d’un vrai travail. Gardienne d’immeuble, hôtesse d’accueil, secrétaire, banquière, assistante d’éducation, agent à l’anpe. Finalement, elle devient journaliste pigiste pour divers magazines et ouvre un blog qui croise les thèmes de l’internet, du sexe et des chatons.
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Les Morues, c’est l’histoire d’Ema et sa bande de copines, de ses amis, et, si l’on s’y arrête une minute, c’est le roman de comment on s’aime en France au début du XXIe siècle. Mais c’est davantage. C’est un livre qui commence comme une histoire de filles, continue comme un polar féministe en milieu cultivé, se mue en thriller de journalisme politique réaliste et vous laisse finalement, cinq cents pages plus loin sans les voir, dans le roman d’une époque embrassée dans sa totalité par le prisme de cinq personnages.
La lecture de cet ambitieux projet romanesque procure un plaisir continu, une jubilation addictive comparable à celle de Bridget Jones ou d’un Fred Vargas. Sauf qu’il emprunte ces voies pour s’inscrire dans une perspective globale, comparable à celles de King Kong Theory ou des Particules élémentaires avec l’acuité, l’ironie ou la gouaille de ses maîtres, en y superposant le paysage littéraire d’une jeune femme de son temps qui, petite fille, réécrivait la fin des romans de la comtesse de Ségur pour celles qu’elle préférait lire. Cela donne un grand roman français.
Chapitre 1 L’enterrement et les Morues Depuis une dizaine de minutes, Ema gardait la tête obstinément levée vers la voûte. En suivant des yeux les courbes compliquées des arches gothiques de l’église, elle espérait éviter de pleurer. Mais d’une elle commençait à avoir sérieusement mal à la nuque et de deux il devenait évident qu’elle ne pourrait pas échapper aux larmes de circonstance. Bien qu’elle eut pris la ferme décision de vider son esprit de toute pensée ayant un quelconque lien avec elle, rien ne pouvait effacer cette assemblée vêtue de noir au milieu de laquelle flottaient des visages familiers aux traits tirés et blafards. Ça lui foutait une boule dans la gorge. De l’autre côté de l’allée, elle pouvait voir la famille et l’éternel – et très éphémère – fiancé, Tout Mou Ier. Le pauvre garçon était complètement effondré. Son visage, qui déjà habituellement présentait la virilité d’une pâte de guimauve, avait littéralement fondu. Même Antoine, assis à côté d’Ema, était pâle comme un linceul. Ses mains, posées sur ses cuisses, restaient aussi inertes que le reste de son corps. Il semblait tendu vers un point fixe, peut-être l’immense crucifix doré qui les dominait. Elle ne voulait pas avoir l’air d’espionner la tristesse des autres ni soupeser les oripeaux de leur malheur mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’épier l’attitude de chacun. En attendant la cérémonie, un entremêlement de vagues chuchotis résonnait dans l’église. Si le simple spectacle du chagrin des autres suffisait à la bouleverser, elle n’osait imaginer comment elle allait réussir à affronter l’enterrement proprement dit. En fait, Ema avait deux trouilles bien précises. Option numéro une : être prise d’un fou rire, un ricanement démentiel à gorge déployée, les yeux exorbités, les veines
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du cou gonflées et les bras agités de mouvements incontrôlés, le genre de comportement qui vous fait partir direct pour l’asile. Option numéro deux : plus simple, s’effondrer, se jeter à terre au moment de la crémation. Dans les deux cas, elle passerait pour une hystérique et serait sans nul doute soupçonnée de trafic de drogues, qui plus est dans un lieu de culte – ce qui constituait sûrement une circonstance aggravante. Heureusement, pour le moment, le cercueil était invisible. Déjà, pour préserver sa santé mentale, elle avait fermement refusé d’assister à la mise en bière. « Mais les thanatopracteurs ont fait un formidable travail de reconstruction du visage, tu sais. » Par déduction, sans doute la présence du « mais », elle supputait que cette phrase avait été formulée pour la rassurer. Étant un être à peu près normal, elle avait eu pour seul effet de la pétrifier d’effroi et qu’elle rajoute une centaine de mètres de distance entre le salon funéraire et elle. Reconstruction du visage… Ema ne voulait voir ce visage ni mort, ni reconstruit. Vu les circonstances, c’était quand même remarquable que la famille ait réussi à obtenir un enterrement religieux. Elle s’interrogeait sur d’hypothétiques sommes d’argent que les Durieux avaient dû verser pour contourner les interdits de la paroles divine quand elle sentit qu’on pinçait son soutien-gorge. Un petit clac résonna. Elle se retourna, furieuse. « Putain, Gonzo, t’es grave ! » Il écarta les mains d’un air sincèrement désolé. « Scuse, pas pu me contrôler. Me rappelle trop quand t’étais devant moi en cours de philo. » Antoine leur lança un regard hautement désapprobateur mais Gilles intervint « Ça va Antoine, chacun gère son stress comme il peut. » Le prêtre apparut alors sur l’estrade, suivi de deux enfants de chœur. L’assistance se leva dans un raclement de chaises désynchronisé. C’est à ce moment précis qu’Ema comprit que l’option numéro une était nulle et non avenue. Elle allait directement passer à la crise de nerfs, elle se sentait absolument incapable de tenir le coup. À la fin du morceau, le prêtre leur fit signe de se rasseoir. « Mes très chers amis, nous sommes réunis aujourd’hui dans la maison de Dieu pour dire au revoir à Charlotte Durieux. » Cette simple phrase, pourtant un ramassis de tous les clichés qu’elle honnissait, provoqua un ensemble de réactions physiques qui dépassèrent Ema. Elle fut prise d’une défaillance alors même que la boule dans sa gorge gonflait comme une tumeur. Les larmes allaient jaillir quand, miracle hautement divin, des bruits de pas précipités la sauvèrent du désastre. Fred s’était arrêté au milieu de l’allée principale, essoufflé, l’air hagard et même à cette distance ils pouvaient tous profiter du spectacle de sa sueur dégoulinant le long de ses joues écorchées par un rasage trop rapide. Gonzo tapa sur l’épaule d’Antoine. « Ton frangin, il en loupe pas une. » Le pauvre Fred avait l’air complètement paniqué. Ema leva discrètement la main pour lui faire signe de s’installer à côté d’elle. Ce n’est qu’à l’instant où il se glissa sur la chaise qui, évidemment, émit un gémissement amplifié par l’acoustique du lieu, qu’elle entr’aperçut le dos de son t-shirt. Cet abruti avait mis son fameux t-shirt In Utero. Pour saisir l’absolu mauvais goût de
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Les Morues
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Simon Liberati
Jayne Mansfield, 1967
Par la suite, Ema détesterait se rappeler cette « putain de journée de merde ». Une série d’épisodes hautement gênants, des enjeux de pouvoir entre amis et comment une étrange idée germa dans sa géniale tête.
Éditeur : Grasset Parution : août 2011 Responsable cessions de droits : Cécile Dutheil, cdutheil@grasset.fr (jusqu’au 1er janvier 2012) Heidi Warneke, hwarneke@grasset.fr
© Roberto Frankenberg/Grasset
cette tenue à un enterrement, il faut visualiser le dessin en question : un ange écorché vif avec muscles, veines, intestins et tripes apparents. Malgré cette interruption, il ne lui fallut pas plus de quarante secondes pour se transformer en une pompe à larmes reniflante. Que Gonzo lui attrape maladroitement l’épaule aggrava ses sanglots. Son corps lâchait complètement prise, à la manière d’une machine qui s’emballe, alors même qu’elle se sentait étrangement froide et distante de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Ema se regardait, impuissante face à ses propres larmes. Cette crise suivait un schéma bien précis. Dès que le prêtre ou un proche prenait la parole, elle fondait en sanglots, donc elle n’entendait plus rien ce qui lui permettait de se calmer. Dès qu’elle retrouvait son calme, elle entendait les éloges funéraires et les grandes eaux reprenaient. On aurait dit que son organisme avait décidé d’évacuer tout ce qu’il pouvait contenir de liquide. À ce rythme-là, elle n’allait pas tarder à suinter du sang. Elle tentait vainement de se concentrer sur Antoine qui froissait et défroissait le programme des prières, l’air indifférent à la tessiture de ses talents de pleureuse, sourd à la large gamme des bruits qu’elle produisait – reniflement, toux, couinements, gémissements, murmures plaintifs, cris étranglés. En sortant de l’église, la tempête de sanglots prit fin et elle respira à nouveau. Comme il se devait pour un enterrement parisien, il faisait gris. Ils était tous là, les vieux amis, l’air empoté, à fumer des clopes en silence, un peu à l’écart des autres qu’ils regardaient en se demandant quel rôle ils avaient bien pu jouer dans la vie de Charlotte. Pour eux, pas de doute, ça devait être écrit sur leurs gueules. Ils auraient aussi bien pu mettre une pancarte « amis du lycée ». Ils restèrent longtemps comme ça, à attendre les uns à côté des autres, sans rien dire. De temps en temps un soupir s’échappait. Un pied qui jouait à faire des petits tas avec les graviers. Gilles lâcha un « putain » d’un ton lourd, les yeux rouges. Fred, qui heureusement avait remis sa parka, finit par demander ce qu’ils faisaient maintenant. C’est son frère qui lui répondit sur un ton légèrement exaspéré qu’ils allaient « chez eux » pour un apéritif funéraire. Et Gonzo fit une blague foireuse sur l’ambiance mortelle.
Biographie
Simon Liberati est né en 1960 à Paris. Il a fait des études de grammaire latine à la Sorbonne et un peu de journalisme dans la presse de mode. Publications Chez Flammarion : L’Hyper Justine, 2009 (prix de Flore) ; Nada exist, 2007 (rééd. J’ai Lu, 2010) ; Anthologie des apparitions, 2004 (rééd. J’ai Lu, 2006).
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Louisiane, 29 juin 1967. Une Buick Electra 225 bleu métallisé en route vers La Nouvelle-Orléans percute un camion. Jayne Mansfield et son compagnon Samuel Brody sont tués sur le coup. Dans ce roman à l’écriture nerveuse et efficace, Simon Liberati retrace les dernières heures de la « Hollywood movie star » de trentequatre ans, et fouille dans les recoins les plus mystérieux de sa vie. Il raconte la prédilection
pour le rose et la tentation du satanisme, l’amour des chiens et le whisky à haute dose, les enfants orphelins et les coups de ses amants, la vie désaxée et la mort par décapitation. Fascination pour la décadence, érotisme de la mort, contemplation de la destruction : voici le roman du morbid chic et du baroque moderne.
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1. Administration de la sécurité des transports autoroutiers.
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Aux basses heures de la nuit, le 29 juin 1967, sur un tronçon de la route us 90 qui relie la ville de Biloxi à La Nouvelle-Orléans, une Buick Electra 225 bleu métallisé, modèle 66, se trouva engagée dans une collision mortelle. Le premier témoin de l’accident et sa cause première se nommait Richard Rambo. Il conduisait un semi-remorque Western Star à dix-huit roues pour le compte de la société de fret Johnson Motor Lines. Le crash eut lieu à un kilomètre et demi du pont des Rigolets, un ouvrage d’art de mille trois cent quatre-vingt-huit mètres de long, construit en 1929 et qui serait en partie démoli par le cyclone Katrina en août 2005. D’origine française, le mot rigolet désigne en toponymie orléanaise un petit ruisseau. Il se prête mal à un aussi vaste paysage, débouché du lac Ponchartrain dans le lac Borgne à l’est du delta du Mississippi. Au sortir des Rigolets, la chaussée longtemps rétrécie entre les poutrelles du pont s’élargit sur quatre voies, deux files de circulation et deux dégagements d’urgence. L’évasement suscite un appel du vide, une accélération massive. Selon le Fatality Analysis Reporting System, un rapport réalisé en 1970 par la nhtsa (National Highway Traffic Safety Administration 1), dans cette configuration les risques d’accident impliquant des poids lourds sont accrus en cas d’affluence ou de visibilité réduite. Au moment fatal, vers deux heures et demie du matin, le jeudi 29 juin 1967, la route semblait déserte. Elle ressuscitait la vieille piste indienne, surnommée
« chemin du chef menteur » (oulabe mingo), qui permettait aux éclaireurs choctaws de traverser les bayous de La Nouvelle-Orléans. Après une bruyante montée en puissance, le camion de Richard Rambo allait atteindre sa vitesse de croisière quand le chauffeur aperçut au dévers d’une courbe, sur le bas-côté gauche de la route, un phare d’alerte clignotant qui émergeait d’un nuage de vapeur. Il passa au point mort, accéléra à vide et rétrograda à plusieurs reprises pour ramener son cinquante tonnes à l’allure d’un tracteur agricole sans brûler les freins ni fatiguer vainement les ampoules de feu stop. Arrivé à la hauteur du gyrophare, il reconnut à ses fumigations malodorantes un fogging truck. Natif des Everglades, Rambo supportait depuis toujours les fogging trucks, des véhicules propulseurs de pesticides que l’État de Louisiane, à l’exemple de son voisin de Floride, affrétait pour lutter contre la prolifération des moustiques. Cette offensive chimique avait empoisonné les habitants des zones marécageuses pendant tout l’après-guerre. L’engin, une Jeep Willys pick-up 1953 surmonté d’un petit canon comme une automitrailleuse, tenait davantage du blindé léger que du matériel de santé publique. Il cahotait et crachotait sans s’inquiéter de son sillage. Poussé par une brise venue du golfe du Mexique, le gaz aérosol cfc-ddt envahissait les quatre voies de la route. On ne voyait plus à trois mètres. Dans un bruit de soufflet, Rambo actionna le ralentisseur jake brake. Selon l’expertise judiciaire, sa vitesse lors de l’impact se situait entre 0 et 30 km/h. Il entendit alors un bruit qui ressemblait, d’après ce qu’il dit plus tard à la police, à « l’explosion d’une bombe ». Aucune onde de choc ne se ressentit dans la cabine. L’impact ne semblait pas concerner le poids lourd. Il s’apprêtait à relancer les gaz pour sortir du chaos, quand le train roulant commença à onduler dangereusement avec un fracas de ferraille et de verre cassé. Quelque chose gênait les roues portantes à l’arrière. Rambo fit grincer les freins et le véhicule s’arrêta dans la nuit. L’insecticide formait un nuage si épais qu’on ne distinguait pas les catadioptres du bec de remorque dans le rétroviseur de la portière. Les puissants warnings se réfractaient dans la pollution atmosphérique en teintant la cabine d’une lumière de light show. À l’extérieur la brise était empoisonnée par l’odeur du ddt et des composés organiques volatils. Comme toujours à cette saison dans le Deep South américain, l’air suintait l’humidité et les stridulations des insectes formaient un tissu sonore aussi étouffant que le gaz. Ils étaient les seuls à n’être pas dérangés des égards qu’on avait pour eux. Descendu du marchepied, Rambo contourna l’énorme camion par l’avant pour éviter de s’aventurer sur la voie rapide. Il récupéra une barre à mine dans un logement situé à l’arrière de la cabine. En avançant, il cogna les essieux à la recherche de l’objet qui entravait le train roulant du cinquante tonnes. D’après son témoignage, il croyait avoir fauché un de ces containers à ordures que les chiens errants poussent sur les
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chaussées. Une fois franchis les quinze mètres qui le séparaient de l’arrière du véhicule, il s’arrêta et abandonna tout espoir de repartir. Seul point brillant dans la nuit, une poignée de portière chromée pointait au ras de la benne. Comment une voiture s’était-elle encastrée sous son camion ? Il crut d’abord qu’il avait roulé sur une épave abandonnée au bord de la route. Il se pencha pour voir. À plus de trois mètres d’enfoncement sous la remorque, la roue avant d’une Buick, d’une nature beaucoup plus délicate que celle des essieux du cinquante tonnes, s’était tordue dans un angle impossible qui rappelait celui d’une fracture ouverte. Une rage qu’aucun signe annonciateur ne laissait prévoir avait coincé sous les zones inférieures du châssis, graisseuses, immondes, le métal étranger, plus fin, féminin, colorié de bleu pâle, sans prendre garde aux froissements, aux déchirures, aux dégâts irréversibles que le contact entre les deux matières infligeait à la plus fragile. Tout cela devait s’être passé très vite, à une vitesse folle, d’un geste irrattrapable, absurde, et non au ralenti. La panique envahit le chauffeur. Elle était amplifiée par les produits pesticides, un cauchemar flottant dans une atmosphère où on peinait à respirer. L’impression qui dominait à la vue de la masse bleutée comprimée sous le châssis de la remorque était l’écrasement. Un étouffoir. Le dossier judiciaire nous apprend que Rambo souffrait d’asthme allergique et qu’un de ses parents était mort écrasé par le train rapide de Santa Fe. La chair humaine abomine certaines oppressions qui lui évoquent d’anciennes blessures, une communauté de souffrance. Les vapeurs s’évanouissaient dans l’atmosphère et la grande lune brillante du Mississippi perça à nouveau. Elle éclairait à l’arrière du camion le toit de la voiture, arraché et tiré vers le haut comme le couvercle d’une boîte de sardines (image reprise par la presse du lendemain). Rambo comprit seulement à cet instant, plus de deux minutes après l’accident, ce qui s’était passé : la Buick bleue l’avait percuté par-derrière avec un tel élan qu’elle s’était enfoncée aux trois quarts sous le châssis de la remorque. La violence du choc supposait une force anormale, le coup de pilon d’un autre poids lourd. Mais derrière le toit il y avait un coffre bleu, lisse, intact comme une piscine de démonstration, et derrière le coffre, le chemin du chef menteur demeurait aussi calme que tout à l’heure, avant la catastrophe. La lueur rouge du fogging truck réapparut au loin, elle continuait à clignoter en aveugle dans un nuage chimique. On aurait dit qu’il ne s’était rien passé. Une voiture tombée du ciel, la chute d’un météore. À ce moment, le canon s’arrêta de propulser l’insecticide et de nouvelles lumières latérales s’allumèrent. L’autre chauffeur avait déclenché à son tour les feux de secours de la Jeep. Une ombre coiffait la poignée chromée. Rambo la toucha et recula la main
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aussitôt, la touffe était à la fois douce et rêche, une bourre de fauteuil, un bout de queue de poney. Les cheveux d’une poupée ? D’une femme ? En s’appuyant sur la joue de métal de la benne, Rambo eut la peur irraisonnée de se brûler. Mais tout était froid. Surmontant l’aversion que les cheveux blonds (une perruque ?) lui inspiraient, il s’efforça de décoincer la portière. Elle était prise dans la masse entre l’asphalte et le châssis du poids lourd. Passé à l’arrière, il essaya aussi d’ouvrir le coffre mais il était verrouillé. Il lut du doigt en aveugle le sigle « Electra 225 », doucement nappé de plastique, clippé sur le coffre intact, doux lui aussi, propre, neuf… la voiture était neuve, la plaque aussi sous sa paume, non loin de l’échappement encore brûlant, avec ses chiffres et ses deux lettres abrégées de l’État : ms pour Mississippi. La grande douceur du métal et l’appui qu’il y trouvait lui permirent de reprendre son souffle. Il dut se forcer à relever la tête. Tout était parfait sur une distance d’un mètre cinquante, jusqu’aux charnières du coffre, puis l’horreur recommençait. Sur la vitre arrière explosée la masse du camion avait reculé à la verticale comme une simple capote le toit de tôle peinte, écaillé par le choc, dont les montants avaient été cisaillés. Il buta sur une pièce de métal bleu en forme de boomerang : une partie amovible du pare-boue tombée au sol. Il se griffa les paumes sur des gravillons, rapide génuflexion. À quatre pattes il entendit bouger, ce n’était plus vraiment le silence, ni un signe de vie, ni les scies des bestioles, ça chuintait sournoisement. Des vapeurs remontaient de la carcasse inférieure, une palpitation de bête dominée, coincée dans sa fuite. Le doux chuintement trahissait l’hémorragie d’un flexible sectionné ou la vidange d’un fond de culasse. Un petit bruit torve annonce d’explosion. Un cordon de dynamite, un court-circuit, une fuite de gaz réfrigérant… Le moteur remuglait une odeur mixte d’essence, d’huile chaude et de liquide de refroidissement. Le sang des machines. Un jus sombre gagnait l’asphalte sous ses mains et ses pieds. Il s’écarta de plusieurs mètres.
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Carole Martinez
Du domaine des Murmures
En 1187, le jour de son mariage, devant la noce scandalisée, la jeune Esclarmonde refuse de dire « oui » : elle veut faire respecter son vœu de s’offrir à Dieu, contre la décision de son père, le châtelain régnant sur le domaine des Murmures. La jeune femme est emmurée dans une cellule attenante à la chapelle du château, avec pour seule ouverture sur le monde une fenestrelle pourvue de barreaux. Mais elle ne se doute pas de ce qui est entré avec elle dans sa tombe. Loin de gagner la solitude à laquelle elle
Éditeur : Gallimard Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits : Anne-Solange Noble anne-solange.noble@gallimard.fr
aspirait, Esclarmonde se retrouve au carrefour des vivants et des morts. Depuis son réduit, elle soufflera sa volonté sur le fief de son père et son souffle parcourra le monde jusqu’en Terre sainte. Carole Martinez donne ici libre cours à la puissance poétique de son imagination et nous fait vivre une expérience à la fois mystique et charnelle, à la lisière du songe. Elle nous emporte dans son univers si singulier, rêveur et cruel, plein d’une sensualité prenante.
© Catherine Hélie/Gallimard
Je suis Esclarmonde, la sacrifiée, la colombe, la chair offerte à Dieu, sa part.
Biographie
Carole Martinez, née en 1966, a été comédienne avant de devenir enseignante. Son premier roman, Le Cœur cousu, a connu un grand succès de librairie et a reçu de nombreux prix littéraires, dont le prix Renaudot des lycéens et le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs. Publications L’Œil du témoin, policier jeunesse, Rageot, 2011 ; Le Cœur cousu, Gallimard, 2007 (rééd. coll. « Folio », 2009).
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J’étais belle, tu n’imagines pas, aussi belle qu’une fille peut l’être à quinze ans, si belle et si fine que mon père, ne se lassant pas de me contempler, ne parvenait pas à se décider à me céder à un autre. J’avais hérité de ma mère une lumière sur la peau qui n’était pas commune. Derrière mon visage d’albâtre et mes yeux trop clairs, une flamme semblait vaciller, insaisissable. Mais les seigneurs voisins guettaient leur proie. J’étais l’unique fille et j’aurais belle dot. Parmi les vigoureux fils que Dieu avait offerts à mon père, parmi ses compagnons d’armes et leurs jeunes écuyers, j’étais oiseau et je chantais à toute heure, je chantais dans le fracas des sabots et des armes ce que Pudeur m’interdisait de dire. Je résonnais comme une cloche de verre au centre du jardin clos où l’on me tenait aux beaux jours, cousue sur cette tapisserie « mille-fleurs » au milieu des renoncules et des glaïeuls sauvages arrachés aux prairies du pays, et ma voix montait dans leurs parfums, ma voix montait vers Dieu, légère et claire, ma voix montait telle la fumée d’Abel. Tous parlaient au pays de cette jouvencelle, de ce doux ange, si bien gardé aux Murmures, posé sur le frais gazon de son pré haut et l’on disait qu’il suffisait pour gagner le château, planté au bord de sa falaise, de suivre par le forêt cette voix toujours vive, voix que seule la nuit semblait pouvoir éteindre. J’avait été dessinée, modelée par les paroles des hommes. Nous l’étions toutes, à l’entour, nous l’étions toutes, mais mon père sans doute était meilleur sculpteur, il avait oublié de me parler des défauts de mon sexe et avait chassé
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son chapelain qui ne savait se taire ! Imagine comme on devait rêver de cette pucelle, douce et sage, de ce chant de vierge qui guidait, du trésor qui m’était attaché, de cette enfant tant aimée par son père ! Mais, de mon désir, nul ne se souciait. Qui se serait égaré à questionner une jeune femme, fût-elle princesse, sur son vouloir ? Paroles de femme n’étaient alors que babillages. Désirs de femme, dangereux caprices à balayer d’un mont, d’un coup de verge. Mon père, pourtant, était doux pour moi parmi les gens de guerre. Il s’opposait juste obstinément à m’envoyer là où Dieu me réclamait. Il me refusait le couvent qui m’aurait arrachée à lui plus sûrement qu’un mariage. C’était un petit seigneur, mais un grand chevalier, il s’était taillé si belle réputation tant aux tournois qu’aux combats que nombreux étaient les garçons qu’il avait dû former : mes cousins maternels, les fils aînés de ses vassaux, quelques cadets de seigneurs plus puissants. Notre monde débordait de chevaux, de chiens et de jeunes gens parlant haut, buvant, chassant et me suivant du bout des yeux. De tous ceux qu’il avait accueillis au logis, mon père en avait aimé un davantage, Lothaire, le benjamin du seigneur de Montfaucon. Ce puissant voisin lui avait confié son garçon à huit ans, avant de l’armer lui-même. Après son adoubement, Lothaire avait couru les tournois, se jetant dans les mêlées avec violence et enthousiasme, ne craignant ni ses adversaires ni les démons qu’on voyait parfois voleter au-dessus des champs et des lices et emporter les âmes des trépassés, car qui mourait dans ces combats, alors interdits par l’Église, n’avait pas droit à une sépulture chrétienne. Deux belles saisons, il avait circulé de terre en terre en quête de prestige, revendant armes et destriers gagnés lors de ces affrontements pour fêter dignement ses exploits, menant grand train, courtisé par de très importants personnages désireux de le compter dans leur « conroi ». Deux belles saisons, il avait été honoré, avant de tourner bride et de rentrer au pays. Il revenait vers moi tout auréolé de victoires, mais, à mes yeux, son visage avait gardé ses rondeurs et je ne voyais en lui qu’un enfant capricieux à l’habit de métal, formé à tuer, toujours en cotte et à cheval, et n’en descendant que pour trousser les vilaines dès que l’envie lui en prenait. Je savais son inconduite, les filles des serfs qui venaient en corvée filer et tisser au château me contaient sa violence. De tous, celui-là aux beaux yeux d’ardoise était le plus avare en caresses, celui qui aimait à piller, disaient-elles. Ne demandant jamais rien et n’attendant pas même un regard qui aurait proposé, il jouait avec son vit comme avec la pointe d’une épée ! Et les filles perdues se taisaient pour éviter l’ignominie et ne pas être jetées sur les routes. Mon temps aimait les vierges. Je savais ce qu’il me fallait protéger : mon vrai trésor, l’honneur de mon père, ce sceau intact censé m’ouvrir le royaume céleste.
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Et c’était cet homme-là, ce Lothaire de Montfaucon, qui, le convoitant, m’entraînait dans le jeu courtois. Tentant de civiliser son désir, un genou à terre, il m’implorait de lui accorder un baiser. Mais toutes ces histoires de braves chevaliers aux ordres de leur dame ne m’intéressaient pas. D’autres guettaient sans doute les troubadours, d’autres se délectaient des chants d’amour, de cette capitulation de la dame après un long siège. Se demandant, anxieuses, si le champion prendrait sa mie. Moi, j’avais cessé de trembler pour ces jeunes gens en armes, j’avais compris que la belle succombait toujours dans ces contes bleus, que le chevalier gagnait toutes ses batailles. Comment douter de sa puissante ? La lutte, ô combien inégale, était perdue d’avance. La dame se devait d’accepter les hommages, elle mettait à l’épreuve et, les obstacles passés, s’offrait en récompense à celui qui avait su être patient et ne s’était pas contenté de délacer sa culotte. Ces récits étaient chantés pour lui, seul véritable héros de la fine Amor. Raffinement des hommes violents pour lesquels prendre était sans doute devenu jeu trop aisé. Moi, jamais je n’aurais voulu de ce garçon-là. J’éprouvais du dégoût pour celui qui, si laid en dedans, me jouait les gracieux, et je n’acceptais pas l’idée de changer de main. Mais voilà que, mon père ayant cédé, on nous avait fait monter tous deux sur un beau coffre de mariage où Lothaire avait pris dans sa main large cette petite main tremblante qu’on lui tendait : la mienne. Nous étions désormais promis l’un à l’autre et mon fiancé me faisait sa cour à la mode du siècle. Il s’aimait passionnément dans ce rôle, nouveau et difficile pour qui n’a jamais su attendre. Voilà qu’on exigeait de moi que je suive la règle, que je plie son désir le temps que dureraient les fiançailles, que je résiste vaillamment. Comme on me l’avait appris, je ne donnais ni regard, ni paroles, quand, avec l’assentiment de mon père, il se rendait après la chasse dans les chambre des dames pour y conter ses exploits ; et mes oreilles, ô mes oreilles, étaient ouvertes malgré moi à l’affreux verbiage de celui qui, bientôt, serait mon maître et n’en pouvait douter. Le mariage n’était pas chose légère. Pas de choix, pas même celui de Lothaire en fait, le double consentement exigé par l’Église n’était que celui des familles. Mais mon galant y gagnait tant : benjamin en sa grande maison, il n’avait que peu de chance d’échapper au célibat et à l’errance du paladin. Les premiers-nés avaient eu leur part, les noms des deux plus jeunes n’étaient pas destinés à passer à la postérité. Amey de cinq ans son aîné, venant de manquer un beau parti, avait déjà renoncé à prendre femme. Restait Lothaire, gorgé de rage et d’ambition. Sa fougue et son habileté aux tournois lui avaient si bien permis de se distinguer que, de l’avis de tous, même de mon père, son bon sang viril méritait de se perpétuer. Cette union était donc une aubaine. Une fois marié, il deviendrait seigneur à son tour : sa femme, aussi frêle, docile et muette fût-elle, lui conférerait une nécessaire épaisseur, celle des bâtisseurs de lignées. Il restait
Carole Martinez
Du domaine des Murmures
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Diane Meur
Les Villes de la plaine
des places à prendre dans ce comté de Bourgogne. Ma matrice le projetterait dans l’avenir, il labourerait ma chair comme il faut pour que sa gloire pût s’y enraciner, pour que sa descendance fût forêt, beaux garçons qui, prenant sa suite, porteraient son nom, abriteraient son sang, sa mémoire, sa gloire pour les siècles des siècles, sans compter la dot et l’alliance attachées à celle qu’on lui donnait jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je ne serais qu’un pudique récipient que les grossesses successives finiraient par emporter. Et même si Lothaire mourait avant moi, mon veuvage ne me protégerait pas. On m’abandonnerait de nouveau au plus offrant en gage de quelque pacte. Comment échapper à cette destinée sinon avec l’aide du Christ ? Christ était puissant dans l’esprit des femmes de mon temps. Christ seul pouvait tenir les hommes en échec et leur arracher une vierge. Il semblait alors aux familles qu’elles concluaient avec le ciel une alliance nouvelle en cédant à Dieu une enfant qui prierait pour eux depuis le sommet des cieux ou la cellule d’un cloître. Cette force de la prière, cette énergie spirituelle tenait alors l’équilibre du monde, nul n’en doutait. Béguines, mystiques, recluses volontaires parvenaient parfois à mener leur entourage et gagnaient une liberté autrement inconcevable. Une autonomie à laquelle presque aucune autre femme de ma caste ne pouvait prétendre. Mais à quel prix ?
Éditeur : Sabine Wespieser Parution : août 2011 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com
© Jacques Leenhardt/Sabine Wespieser
J’aurais tant aimé ne pas déplaire à mon père.
Biographie
Diane Meur, née à Bruxelles, vit à Paris depuis 1987. Ancienne élève de l’École normale supérieure, elle est traductrice littéraire de l’allemand et de l’anglais (prix Halpérine-Kaminsky Consécration 2010). Elle est l’auteur de trois romans. Publications Chez Sabine Wespieser : Les Vivants et les Ombres, 2007 (rééd. Livre de Poche, 2009) (prix Rossel et prix Rossel des jeunes, Bruxelles, 2007 ; prix du Roman historique de la ville de Blois, 2008, et Prix du meilleur roman adaptable, 2008) ; Raptus, 2004 ; La Vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même, 2002 (rééd. Le Livre de Poche, 2010).
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Dans une civilisation antique imaginaire, mais qui éveille en nous un curieux sentiment de familiarité, le scribe Asral se voit chargé de produire une copie neuve des lois. Grâce aux questions naïves de son garde Ordjéneb, il s’avise bientôt que la langue sacrée qu’il transcrit est vieillie et que la vraie fidélité à l’esprit du texte consisterait à le reformuler, afin qu’il soit à nouveau compris tel qu’il avait été pensé quatre ou cinq siècles plus tôt. Peu à peu, cependant, le doute s’installe. Qui était Anouher, législateur mythique dont on a presque fait un dieu ? Ces lois qui soumettent à un contrôle de chaque instant la vie publique,
les relations privées et jusqu’au corps des femmes, sont-elles toutes de sa main ? Et Asral a-t-il plus de chances de le savoir un jour que de se faire aimer de Djinnet, un jeune chanteur du faubourg des vanniers ? Diane Meur nous fait réfléchir aux grandes questions de la religion et de nos systèmes politiques par le biais de ce récit haletant, où souffle un vent de liberté jubilatoire et contagieux. Entre drame et satire, roman d’amour et fable rationaliste un peu folle, se trouve ici campé un univers qu’on quitte à regret, et qui ne dépaysera pas trop les lecteurs de ses précédents romans.
Il avait soif, il était fatigué, ses pieds lui faisaient mal dans leurs sandales. À gauche une lanière s’était rompue et la semelle, à chaque pas, traînait. On lui avait dit : pour trouver du travail il fallait aller à la porte des Buffles, au milieu du marché. Oui, mais le marché ici était presque une ville, pleine de cris et de gens, avec des dizaines de vendeurs pour chaque spécialité, les pots de terre, les pots de fer, les tapis, la vannerie… C’était au point qu’il avait vu, côte à côte, un étal d’œufs blancs et un étal d’œufs bruns ! Les deux marchands se tournaient le dos, comme s’ils ne faisaient pas le même métier, et leurs clients ne s’adressaient pas la parole. Une véritable ville, immense, un labyrinthe à ciel ouvert dont il ne voyait pas le bout et trouvait encore moins le centre, sans doute parce que, sans s’en rendre compte, il devait tourner en rond. Chez lui à Jaïneh c’était simple, les marchands il les connaissait tous, d’ailleurs aucun n’était vraiment marchand : c’étaient ceux des villages hauts qui, à chaque lune, descendaient avec leur laine, leurs fromages, des figues et des raisins qui venaient mieux chez eux qu’au fond de la vallée. À Jaïneh il serait allé vers l’un ou l’autre, lui aurait demandé : « Cousin, dis-moi où on embauche ? », et le cousin – ils l’étaient tous, de près ou de loin – aurait fait lever son fils qui jouait par terre, pour qu’il lui serve de guide. Ici, il ne savait pas comment s’y prendre. Les gens comprenaient mal son parler des montagnes, ils lui faisaient tout répéter, et lui comprenait encore moins leurs façons de dire, à eux. Ils appelaient beaucoup de choses par d’autres noms, ou peut-être donnaient des noms à des choses qu’il n’avait jamais vues, ça faisait comme des trous dans leur parole, des bouts entiers qui n’avaient pas de sens, qui n’étaient que du bruit. Et quand les gens d’ici voyaient que vous ne compreniez pas, au lieu de se donner un peu de mal, ou alors de s’esclaffer
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gaiement comme auraient fait ceux de Jaïahin le village de sa mère – « ceux de Jaïahin qui rient toujours », disait-on –, ils haussaient les épaules et vous tournaient le dos. Ils n’étaient pas hospitaliers. Chez lui, quelqu’un qui se serait conduit comme ça avec un étranger, on lui aurait fait des remontrances, ses oncles seraient venus lui lancer : « Tu nous déshonores ! », tout net, devant sa femme et ses enfants. Ici on trouvait ça normal, normal aussi de vous bousculer quand vous étiez dans le chemin, de vous marcher sur les pieds sans même un mot d’excuse. « Et moi qui suis né dans une maison à deux étages, la plus belle de Jaïneh ! » pensa-t-il douloureusement. Il fit plus que le penser : il le dit à voix haute, tout en remontant la courroie de son sac qui pesait, et un instant il resta là à se frotter l’épaule, comme pour s’assurer qu’il existait encore, qu’il n’était pas devenu, dans la cohue de Sir, un courant d’air, une chose sans substance ni forme, une âme qui n’aurait pas encore retrouvé de corps.
Diane Meur
Les Villes de la plaine
Mais il se dérida : au bout d’une allée, entre deux murailles de cages à poules, il apercevait une zone moins dense, sans échoppes, sans auvents – la place qu’il avait tant cherchée. On y marchait plus à l’aise, des saltimbanques se donnaient en spectacle, des amis se saluaient, la main sur le cœur, et engageaient de longues palabres. C’était un endroit où des nouvelles s’échangeaient, où des contacts se nouaient, là il allait certainement trouver quelque chose. À cette idée il eut un rire joyeux (n’était-il pas aussi de Jaïahin, par sa mère ?) et s’élança, l’œil ouvert, l’oreille tendue, prêt à saisir sa chance ; car la chance, il en était sûr, allait lui sourire à présent. Un attroupement s’était formé un peu plus loin, il voulut voir de quoi il s’agissait. Avec de timides « Pardon », « Je te dépasse, ne te dérange pas, petite mère ! », il se fraya un chemin entre les badauds étrangement silencieux. En avançant, il comprit : tous se taisaient pour mieux entendre la voix d’un vieillard qui chantait, les bras noueux écartés de son corps. Tu nous fuis, ô bonheur Tu te dérobes à nous comme l’esprit danouher… Ce devait être une chanson ancienne car la langue était encore proche de celle des montagnes, il saisissait tout, ou (danouher ?) presque tout. La mélodie, il ne la connaissait pas mais elle lui plaisait bien, tantôt grave et lancinante, tantôt s’entortillant en arabesques comme sur la poignée d’un sabre, on avait du mal à croire que le pauvre vieux pouvait tirer de sa gorge ces roulades de pinson, ces phrasés bondissant comme des sources vives. Chacun voudrait te saisir et aucun ne t’embrasse, Bonheur, feu des marais, lueur dansante, Tu ne viens qu’à ton heure, Et à celui qui ne te cherche pas.
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Il était parvenu au premier rang et s’assit pour ne pas gêner les autres. Il regarda autour de lui. Un homme bien vêtu, un grand de Sir peut-être, écoutait yeux mi-clos, dodelinant du chef ; une jeune fille entrouvrait les lèvres, la tête droite sous sa jarre remplie d’eau ; un portefaix avait déposé sa charge à terre et, accroupi, le menton dans sa main, laissait doucement couler des larmes sur ses joues. Il faudrait, pour te retenir, toute la ruse danouher, Et danouher la force, la grandeur, Tu nous fuis, ô bonheur, mais jamais loin de nous, Fuyant et fidèle comme notre ombre, Bonheur, ô bonheur, Bénédiction danouher ! Sur une envoûtante vocalise, la mélodie s’acheva. Le chanteur avait fermé les yeux, son corps qui n’oscillait plus paraissait maintenant terriblement frêle, vidé de toute vigueur. Le portefaix frottait de la main sa barbe humide, les autres ne bougeaient pas ou se contentaient de soupirer. Lui aussi se sentait plein d’émotion et de nostalgie, tout apaisé, tout amolli. Pourtant il fallait qu’il demande, il s’était posé la question pendant toute la chanson : « Euh… mais… c’est quoi, ça, danouher ? » Il n’avait pas parlé fort, il espérait qu’un de ses voisins le renseignerait et puis voilà. Mais non : un silence tendu s’abattit. Les voisins en question se tournèrent vers lui avec stupeur, une petite fille pouffa, aussitôt talochée par sa mère. On se répétait le mot dans la foule, où un murmure montait. « Honte sur toi ! » cria l’homme bien vêtu. « Il a bu trop de vin d’orge », jeta le portefaix, vaguement indulgent. Mais d’autres ne l’entendaient pas de cette oreille, trois jeunes gars, surtout, qui s’étaient mis debout et prenaient le public à témoin. « Il insulte Anouher, celui-là, vous avez entendu ? — Mais non, je n’insulte pas. J’ai demandé… — Un montagnard ! Évidemment. Alors ça ne vous suffit plus de tuer et de piller, bêtes sauvages que vous êtes, il faut que vous veniez nous narguer chez nous, et salir le nom du Père des lois ? — Mais je… » Le premier coup l’atteignit en pleine phrase, il chancela. Puis il y en eut d’autres – les trois gars l’entouraient et se le renvoyaient comme une balle –, dans les côtes, au visage, il ne sentait plus que la douleur, d’où émergeait pourtant cette pensée : s’il n’avait eu affaire qu’à un de ces morveux dont la barbe poussait à peine, il l’aurait renversé d’une chiquenaude, costaud comme il était. Mais là, seul contre trois, avec cette foule autour qui ne lui voulait pas de bien, il se sentait aussi lent et faible qu’une mouche tombée dans du sirop de pavot. Un dernier coup porté par une main baguée, peut-être, ou armée d’un objet dur, lui entailla le front et il ne vit plus rien, à cause du sang qui coulait dans ses yeux.
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Il entendit une clameur, perdit connaissance. Plus tard il se retrouva couché par terre, moulu, pas très pressé de rouvrir ses paupières poissées de sang. « Ne bouge pas », dit une voix près de lui. Il entrouvrit un œil. Un visage de femme se penchait sur le sien. « Ça va ? » Il haussa les épaules. Elle faisait mine de soulever son bonnet, il protesta : « Eh là, ça ne se fait pas, ça. » L’effrontée, qui le mettait nu-tête ! « Bah, quand on est blessé… » Elle inspectait son cuir chevelu. « Une belle estafilade. Pas grave, mais ça a bien saigné. Il faudrait un linge. Tu peux marcher ? » Il se mit sur son séant, un peu étourdi, attrapa la main qu’elle lui tendait. Tout allait vite, dans cet endroit. Il n’y avait plus trace de la foule, l’esclandre était oublié, le marché se terminait. Des marchands empilaient des caisses sur des charrettes, repliaient leur éventaire sans se soucier d’eux. « J’habite là, une des premières maisons, ajouta la femme. Si je t’aide, tu devrais y arriver. » Il s’était levé tant bien que mal, avait remis son bonnet, époussetait sa houppelande du plat de la main, hésitant. « Chez toi ? Tu n’as pas peur que… — Quoi ? » Les mains sur les hanches, le menton relevé parce qu’elle n’était pas grande, elle le considérait. « On n’aime pas beaucoup les montagnards ici, j’ai l’impression. Si les gens te voient avec moi, ils vont te… réprimander. Et ton mari, qu’est-ce qu’il va dire ? — Je suis veuve, coupa-t-elle. Allez, viens. »
Diane Meur
Les Villes de la plaine
2 Veuve, songea-t-il en se mettant en marche appuyé sur elle, moins par réelle nécessité que par envie de toucher enfin un autre corps – une semaine qu’il était parti de Jaïneh et voyageait parmi des inconnus, une semaine sans donner l’accolade à un ami, tapoter une tête d’enfant, ou même serrer une main. Une jeune veuve, alors. Et plutôt belle, autant qu’on pouvait en juger avec leur coiffure d’ici, une longue écharpe posée sur la tête et dont elles ramenaient un bout sur leur épaule. Rien à voir avec les foulards que les femmes de Jaïneh portaient serrés derrière la nuque et qui vous montraient invariablement le même visage nu. Ici, elles avaient tout un art de reculer l’écharpe sur leurs cheveux si elles les avaient beaux, ou au contraire de l’avancer pour adoucir leurs traits, d’en faire jouer l’ombre sur le haut de leurs seins, de s’en couvrir la bouche pour cacher un sourire. En ce moment l’écharpe était en train de glisser de son épaule, il la releva. « Merci, fit-elle malicieusement. Ce n’était pas la peine. Nous y sommes. »
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Léonora Miano
Ces âmes chagrines
Éditeur : Plon Parution : août 2011 Responsable cessions de droits : Rebecca Byers rebecca.byers@editions-plon.com
© Doris Lê – Héritage(s) productions/Plon
Elle se défit de son bras pour pousser la porte d’une maison basse, descendit une marche, se retourna. « Eh bien, entre. Au fait, je ne sais pas ton nom ? — Mon… ? Ah. Mon nom c’est : Ordjéneb sher-Djénebi Lallit en-Jaïneha. » Elle éclata de rire : « Un vrai nom de montagnard, ça, comme un tas de cailloux qui vous roulent dans la bouche… Mais je ne t’en demandais pas tant. Comment t’appelle-t-on chez toi, comment t’appelle ta mère ? » Il faillit dire : Ma mère, la pauvre, voilà longtemps qu’elle a quitté ce monde. Puis il se ravisa et répondit seulement : « Ordjou. — Va pour Ordjou, alors. »
Biographie
Née à Douala, au Cameroun, en 1973, Léonora Miano vit en France depuis 1991. Son premier roman, L’Intérieur de la nuit, classé cinquième au palmarès des meilleurs livres de l’année par le magazine Lire, est salué par la critique et plébiscité par le public. Auteure de plusieurs romans, elle a également publié des textes courts, dans la collection « Étonnants classiques » des éditions Flammarion sous le titre Afropean Soul et autres nouvelles. Dans Soulfood équatoriale, petit recueil paru dans la collection « Exquis d’écrivains », chez NiL éditions, qui propose à des auteurs de fiction d’écrire librement des textes inspirés par les plaisirs de la table, Léonora Miano invite à un voyage dans une Afrique plus douce et plus personnelle que celle de ses romans. Ces âmes chagrines est son sixième roman. Publications Chez Plon : Blues pour Élise, 2010 ; Les Aubes écarlates, 2009 (rééd. Pocket, 2011) ; Tels des astres éteints, 2008 (rééd. Pocket, 2010) ; Contours du jour qui vient, 2006 (prix Goncourt des lycéens) (rééd. Pocket, 2008) ; L’Intérieur de la nuit, 2005 (prix révélation des Lauriers verts de la Forêt des livres 2005 et prix Louis-Guilloux 2006) (rééd. Pocket, 2006).
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Maxime et Antoine, dit Anton, dit Snow vivent l’Intra-muros d’une grande ville du Nord. Tout les oppose. Né au Mboasu, sans papier, Maxime est parvenu à trouver un emploi dans la banque mais pour faire face à ses problèmes administratifs, il travaille avec les papiers de Snow, qui lui, est né au Nord. Snow est le roi de la magouille : il vit au crochet de ceux qui n’ont pas de papiers en se faisant payer pour ça. C’est un égoïste, un fruit sec, qui rêve de mannequinat et de paillettes. Entre les deux frères, existe une opposition secrète mais profonde, liée à leur naissance. Snow est l’enfant de l’amour ; Maxime, celui du viol.
Un héritage familial que Thamar, leur mère, paye au prix fort : alors qu’elle vit tout près, dans les faubourgs de l’Intra-muros, elle végète dans la plus grande misère, délaissée par ses fils. Mais tout va changer le jour où Maxime reçoit une promotion et part diriger des succursales au Mboasu. Désormais, il pourra vivre librement, sans faire appel aux services de Snow. Maxime décide d’emmener sa mère avec lui, sur le Continent. Tout l’équilibre familial est menacé. Se retrouvant seul, Snow va peut-être trouver le moyen de surmonter ses souffrances et devenir meilleur…
Maxime avançait d’un pas vif, un pli soucieux lui barrant le front. Il devait retrouver cette femme aperçue un soir en sortant de chez son ami Édouard, dans la partie chic des quartiers situés au nord de l’Intra-muros. Elle était assise, soûle, devant une supérette. Ses cheveux crépus, qui n’avaient plus rencontré le peigne depuis des temps immémoriaux, s’emmêlaient à certains endroits, se cassaient à d’autres. Sa peau, saturée de crasse, avait maintenant une étrange teinte grise, qu’on ne connaissait à aucun groupe humain. Entre deux gorgées de vinasse, elle se grattait furieusement la tête, les bras, du bout de ses ongles noircis. Il était passé devant elle comme on passe devant ces gens-là, sans trop y faire attention. Puis, tandis qu’il s’éloignait, il l’avait entendue chanter : A tete nyasu nye mogn, dina longo di dubabe, janea longo di ye, avait reconnu les premiers mots du Pater Noster, chanté dans la langue des siens. Son cœur s’était serré. Ce chant l’avait propulsé loin de là, vers le Mboasu, où les femmes, bien souvent, n’avaient d’autre recours que celui de la religion, pour trouver de quoi supporter l’existence. Elle n’était certainement pas la seule à être venue de Sombé pour se perdre ici, à la recherche d’une autre destinée. Alors, pourquoi le son de sa voix lui triturait-il ainsi l’âme ? Elle fredonnait en lui depuis ce jour-là, à chaque instant. Cela faisait bien soixante-douze heures. Il voulait la retrouver, lui parler, même s’il ignorait pourquoi. En la voyant, il saurait. Il traversa la rue, descendit l’escalier qui se trouvait tout près de la station de métro, tourna à droite. Son cœur battait follement dans sa poitrine. Il faillit rebrousser chemin. Une sorte d’instinct l’en empêcha. Il parvint au seuil du magasin. Elle n’était pas là. Il entra, demanda au patron s’il la connaissait, s’il savait quelque chose. L’homme, occupé à ranger des boîtes de petits pois sur
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un rayon, le gratifia d’un long regard en coin, avant de répondre que la femme en question s’appelait Thamar, qu’elle venait du Continent, un pays appelé Mboasu, croyait-il. Le souffle court, Maxime demanda si elle venait souvent. Tous les jours, mais pas à la même heure, Cousin, lui répondit-on. Elle ne s’était pas encore présentée aujourd’hui, Max avait donc toutes ses chances, tant que la boutique était ouverte. Lorsqu’il s’enquit des horaires du jour, l’homme lui adressa à nouveau un regard suspicieux, avant de rétorquer que les heures d’ouverture étaient affichées à l’entrée. Qu’est-ce que vous lui voulez, à Thamar ? Interrogea-t-il. Si je le savais… Tout ce que je peux vous dire, c’est que ce prénom n’est pas courant, même au Mboasu. La bourgeoisie bohème, les mamies à chien, les prétendus artistes, toutes les catégories sociales représentées dans ce quartier entraient et sortaient de la supérette. Il lui sembla qu’un temps fou s’écoulait. Le temps de revivre les détails les plus insignifiants de son existence, le temps d’avoir quinze, seize attaques cardiaques, le temps aussi de décamper, de se montrer raisonnable comme il l’avait toujours fait, de se dire que ça ne pouvait être elle. Puis, il la vit, traînant la patte, vêtue d’un grand T-shirt, d’un pantalon à la coupe masculine, les yeux baissés, ne semblant pas voir les chaussures d’homme fatiguées qu’elle portait, qui bâillaient à l’avant. Sous sa chemise, le jeune homme sentait un filet de sueur glacée lui couler entre les omoplates. Pourquoi avait-il eu besoin d’enfiler ce costume ? Il ne le portait que pour rencontrer ses clients, les grands comptes dont il avait la charge. Or, il n’en avait vu aucun aujourd’hui. Elle pénétra dans le magasin, acheta de ce mauvais vin commercialisé dans des bouteilles en plastique, s’assit dans un coin, à gauche de l’entrée. Qu’allait-il lui dire ? Comment l’aborder ? Elle leva les yeux vers lui, comme si les questions qu’il se posait lui étaient parvenues, sourit. N’auriez-vous pas une pièce ou deux, monsieur. Il lui en donna deux, resta planté comme un piquet devant elle. Elle leva de nouveau les yeux, lui fit signe de s’écarter un peu pour ne pas gêner ceux qui voudraient, eux aussi, lui donner de la monnaie. Il s’accroupit, approcha son visage du sien, ne sentit pas la puissante odeur acide qui se dégageait du corps de la malheureuse, ce fumet de sueur rancie, de mauvais alcool. Posant ses mains sur les épaules de la clocharde, il dit : Vous allez me prendre pour un fou… Il lui parla dans la langue de l’estuaire par lequel les Nordistes avaient jadis pénétré la côte de ce qui deviendrait le Mboasu, la pria de ne pas prendre ombrage de sa démarche. Il ne voulait en aucune façon lui manquer de respect. Pourquoi répondit-elle à ses questions, elle qui n’avait plus parlé à personne depuis si longtemps, qui n’y tenait pas jusque-là ? Elle dit son nom. Celui de sa ville natale. Celui de son ethnie. Celui de sa mère. Oui, elle avait eu une mère. C’était loin. Si loin. La voix tremblante, le regard plongé dans celui de la femme, Maxime dit seulement son prénom. Ils pleurèrent. De honte. De chagrin. De joie. D’une folle espérance : celle d’une seconde chance. Ils marchèrent en se tenant la main, ne se souciant pas du regard des gens sur l’assemblage de
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mauvais aloi qu’ils formaient tous deux : une femme sans âge, sale, portant des vêtements masculins, chaussée de vieux derbys, un grand jeune homme, élégant dans son costume trois pièces. Ils prirent le métro jusque chez Max, qui s’autorisait à emprunter les transports en commun, puisque son départ était programmé. Lorsque Thamar s’asseyait, on se levait. On s’éloignait. On n’osait se pincer le nez, mais on prenait résolument ses distances. On ne voulait pas se trouver si près de la misère, des poux, des punaises, de tout ça. On ne voulait pas songer à ce qui pouvait faire déraper l’humain – soi-même, donc – jusque-là. Maxime, lui, ne voyait plus la malpropreté, ni les cheveux que l’absence de soins avait asséchés, ni les ongles noirs qui agrippaient encore le goulot de la bouteille en plastique vert. Il la voyait comme au jour de son départ. Jeune, jolie. Il n’avait aucun reproche à lui adresser. Elle se les était tous faits. Aucune faute à lui pardonner. Thamar ne se pardonnait pas à elle-même. Son existence n’était qu’une longue autoflagellation. Il eut envie de la serrer contre lui, de rire. Ils étaient vivants. Ils étaient ensemble. Ils allaient pouvoir s’aimer, peut-être encore mieux qu’ils ne l’auraient fait par le passé. Maxime prit dans ses mains la paume grise qu’elle tenait appuyée sur le haut de sa jambe malade, ferma les yeux. Il sentait encore suffisamment de force en lui pour l’aimer. Elle lui avait tellement manqué, cette maman que tous prenaient pour sa sœur aînée, tant elle était jeune à sa naissance. Lorsqu’elle avait disparu de sa vie, il avait quatre ans à peine, mais il se l’était rappelée à sa manière, son absence lui avait pesé. Bien sûr, il n’en avait jamais parlé. Personne ne disait rien d’elle, en dehors des ragots colportés par les mégères d’Asumwè. On ne se plaignait pas, chez Modi. Ce n’était pas le genre de la maison. La grand-mère avait eu raison de proscrire les lamentations. La vie était souveraine. La vie remportait toujours la victoire. Bientôt, ils arrivèrent chez lui. Alors qu’elle prenait une douche, la première depuis elle ne savait plus quand, Thamar s’aperçut qu’elle n’avait pas tout à fait envie de mourir. Ce qu’elle avait tant cherché était là : un regard. De l’intérêt. L’amour. Celui qui accepte. Celui qui ne juge pas. Celui vous élève. Maxime avait jeté ses hardes, lui avait prêté un ensemble de sport dans lequel elle reprenait peu à peu figure humaine. Ils iraient plus tard lui acheter des vêtements. Ses cheveux, on ne pouvait rien en tirer. Il lui posa une serviette sur les épaules, commença à les lui couper pour ne laisser qu’un court afro qu’il enduisit d’huile de palma-christi. Elle s’était lavé la tête, mais il y avait toujours, sur son cuir chevelu, des plaques blanchâtres, une sorte de mycose qu’il faudrait soigner. Ils ne disaient rien. Quelle question y avait-il vraiment à poser ? Ils auraient le temps de parler. De tout. Ultérieurement. L’essentiel ne résidait pas dans les éventuelles explications. Il se demanda si elle voudrait bien venir au Mboasu avec lui. Maintenant qu’il l’avait retrouvée, il ne voulait plus s’en séparer. Dans un murmure, elle prononça le nom de Daniel. Il dut lui apprendre sa mort, à la suite d’une crise de paludisme particulièrement violente, alors qu’il n’avait
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que seize ans. Il avait été enterré dans le cimetière situé face à la cathédrale de Sombé, à deux pas du collège des Jésuites. Lorsqu’elle formula le regret de ne pouvoir se rendre sur sa tombe, il lui dit qu’il devait quitter l’Intra-muros d’ici une semaine, qu’il serait très heureux qu’elle accepte de l’accompagner. Thamar aurait pu prendre cette décision il y avait longtemps, mais le courage lui en avait manqué. Le gouvernement hexagonal proposait un pécule aux immigrés désireux de débarrasser le plancher avant de subir l’humiliation d’une expulsion. Cependant, les politiques n’avaient pas suffisamment d’argent pour racheter leur honneur perdu, ils ne pouvaient payer assez cher les rêves brisés, les ambitions périmées, la jeunesse enfuie et, avec elle, la beauté, la vitalité. Comme de nombreux Subsahariens qui s’étaient brûlé les ailes aux scintillements du Nord, Thamar avait songé qu’il était impossible, inadmissible, de retourner chez soi en vaincue. Être partie si loin, si longtemps, rentrer les mains vides. Pourtant, aux côtés de Maxime, tout semblait possible. Elle ne put retenir des larmes, songeant qu’il était l’enfant du viol, celui qu’elle avait voulu oublier pour ne pas devoir songer à son géniteur, à la folie brutale dans laquelle il s’était jeté sur elle, à même la terre rude du chemin, un jour qu’elle s’en était allée acheter du maïs à une vieille qui en faisait pousser dans sa cour. Elle ne savait même pas qui était cet homme. Il n’était pas du coin. Elle se revoyait, des brins d’herbe sèche coincés dans les mèches de ses cheveux ébouriffés, s’égratignant les pieds en courant le long des routes de terre, tandis qu’un filet de sang lui coulait le long de la face intérieure des cuisses, le jour de son agression. En pleurs, elle s’était jetée dans les bras de sa mère, avait tout raconté.
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Mikaël Ollivier
Parution : automne 2011 Responsable cessions de droits : Johanna Brock Lacassin j.brock-lacassin@actes-sud.fr
© Marine Michelis/ Éd. Thierry Magnier
Le Monde dans la main
Pierre va avoir seize ans. Passionné de musique classique et de piano, il est en seconde en horaires aménagés et rêve de devenir concertiste. Il vit avec ses parents à Versailles, milieu plutôt favorisé, cathos un peu coincés. Un jour, sa mère disparaît sur le parking d’Ikéa. Le soir, le père reçoit un SMS : « Ne vous inquiétez pas pour moi. Je n’en peux plus, c’est tout. » À partir de ce moment, rien n’est plus pareil. Pierre doit prendre les choses en main à la maison et découvre en même temps la véritable histoire de sa famille, bien plus complexe qu’il
Éditeur : Éditions Thierry Magnier
Biographie
C’est à l’âge quinze ans, dans la salle obscure de son ciné-club favori, que tout se joue pour Mikaël Ollivier. C’est la fin d’un cycle Alfred Hitchcock, et quand les lumières se rallument après la projection du dernier film, il se dit que c’est ça qu’il veut faire plus tard. Ça quoi ? Il n’en sait rien encore. D’abord cinéphile passionné, il devient un lecteur boulimique et, à vingt-cinq ans, décide de tout arrêter pour se lancer dans l’écriture. Romans pour la jeunesse et pour les adultes, nouvelles, scénarios pour la télévision et le cinéma, polars, récits intimistes ou futuristes, plus qu’écrivain, Mikaël Ollivier se sent raconteur d’histoires, le ça de son adolescence. Publications Chez Thierry Magnier, parmi les romans les plus récents : Sur un arbre perché, coll. « Petite poche », 2010 ; Tsunami, coll. « Petite poche » 2009 ; L’Alibi, coll. « Roman », 2008 ; Tout doit disparaître, coll. « Roman », 2007 ; Hier encore, mon père était mort, coll. « Roman », 2006 ; Frères de sang, coll. « Roman », 2006 ; Le Grand Mystère, coll. « Petite poche », 2006.
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n’y paraissait, suite de hasards et d’histoires d’amour parfois belles, parfois dures. Au retour des vacances d’été, Pierre retrouve son père amoureux de la boulangère du coin de la rue et ne supporte pas ce bonheur tout neuf. Sa rencontre avec Isil, sa nouvelle voisine, qui joue du violoncelle et est inscrite au même conservatoire, va faire évoluer les choses. Avec elle, Pierre se découvre, comprend son père. Il comprend surtout que sans la disparition de sa mère et sans tous les secrets de famille, il n’aurait jamais rencontré Isil et n’aurait sans doute jamais su qui il était vraiment.
C’est mon plus lointain souvenir. L’un de mes premiers Noël, mais je n’en savais rien. Je ne savais rien à rien, je ne vivais même pas au jour le jour mais simplement au présent. Le présent. J’habitais le présent. Le temps n’existait pas encore pour moi. Mon monde se limitait à quelques visages familiers, des odeurs, des sons, la faim, le sommeil, la douleur, le chaud, le froid… J’étais sur les genoux de ma mère. Il existe une photo de cet instant. L’image est sombre, mon visage rond de bébé n’y est éclairé que par les flammes des quatre bougies du carillon des anges, ce petit mobile sur son socle en laiton doré, au mécanisme si simple et si malin : les flammes forment des colonnes d’air chaud qui font tourner des ailettes qui, elles-mêmes, entraînent un axe supportant trois anges dans une ronde de plus en plus rapide qui permet à des petites tiges métalliques, à chaque passage, de faire tinter joyeusement des clochettes. Mes parents avaient éteint la lumière pour mieux mettre en valeur le jeu des flammes sur le métal. Les anges s’étaient mis à tourner, sans bruit tout d’abord. Au plafond étaient apparus des reflets qui ressemblaient à la surface d’une eau précieuse. Puis un premier tintement, un autre, un autre encore, de plus en plus rapprochés. La ronde des anges avait atteint sa vitesse de croisière et le son des clochettes était devenu régulier. Ding, ding, ding… Fine chevauchée dans les aigus, promesse d’une magie à venir, d’une douceur qui tient en haleine, d’une beauté simple, poétique et fragile de la vie.
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Et mon regard, ce réveillon-là, avait glissé des anges au visage de ma sœur de l’autre côté de la table. Alix, attentive, immobile, aussi transportée que moi, bouche ronde entrouverte et dans les yeux brillants une danse d’or et de lumières.
1 C’est drôle au début Ikea, c’est drôle au début. C’est comme entrer dans une maison de poupée. On imagine un géant, façon Gulliver, allongé sur la moquette, les pieds croisés au-dessus des fesses, dont le regard passe d’une pièce à l’autre, et qui fait bouger les figurines et les meubles avec ses mains trop grosses. Ce jour-là, les personnages, c’étaient moi, mon père et ma mère. Et la grosse main aux doigts boudinés du destin nous a déplacés d’une façon inattendue. C’était un samedi. J’avais seize ans. Presque. À un jour près. Je suis né pour la galette des rois. C’était moi la fève. Ikea, enfin, ce qu’on était venu y chercher, c’était mon cadeau d’anniversaire, que l’on devait fêter le lendemain. J’espérais bien que ce n’était pas le seul, parce que les meubles, c’est comme les vêtements, c’est trop sérieux, trop utile, ça fait pas cadeau parce qu’on se dit que de toute façon, anniversaire ou pas, il aurait bien fallu les acheter un jour. Déjà qu’avoir son anniversaire près de Noël ce n’est pas l’idéal, sans compter que les bougies sur la galette des rois ça fait ridicule et qu’une fois sur deux, on devine où est la fève en les plantant dessus. Mais donc, le « gros » cadeau, c’étaient de nouveaux meubles pour ma chambre. J’en avais marre de mon bureau d’enfant, du banc qui faisait coffre à jouet et dont le bois était poli par le postérieur de mes ancêtres, du lit avec des montants en fer dont mes pieds dépassaient, qui avait appartenu à ma mère quand elle était petite, et à sa mère avant elle. On venait m’acheter des meubles vraiment à moi. Bonne-maman, la mère de ma mère, Marie-Luce Legrand, née d’Alembert, disait que c’était idiot parce qu’elle avait tout ce qu’il fallait chez elle, mais on n’en pouvait plus, mon père et moi, du mobilier des d’Alembert. On ne voulait pas du massif, du chargé d’histoire. On manquait d’air et on rêvait de neuf, de contreplaqué, d’aggloméré, de précaire et de clair. Et puis des trucs que je puisse abîmer en paix sans qu’on me rappelle sans cesse le nombre de générations qui les avaient utilisés avant moi sans y faire le moindre accroc. Pour parvenir aux rayons des chambres, il fallait passer par les salons, les canapés, faire un arrêt aux bureaux puis traverser les cuisines. Pas le choix. Chez Ikea, on n’avance pas, on chemine, on piétine, on tourne, on a l’impression de faire des kilomètres alors qu’on fait du surplace entre les fausses
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cloisons qui abritent les faux intérieurs. On traverse des tranches de logements et d’abord, on a envie de tout essayer. Les fauteuils, les canapés, les vies en exposition pour voir si on s’y sent bien, si des fois on ne serait pas fait pour une existence facile et légère, harmonieuse, avec des meubles bien à leur place, pas écrasants, des œuvres d’art pas prise de tête au mur – que tout le monde connait et trouve jolies –, des lampes rigolotes sans être moches, des parents responsables sans être lourds. Une vie de magazine, ou de série télé, dans laquelle on aurait tout le temps le sourire, de l’humour, de la répartie, jamais d’épis sur la tête, des potes à la vie à la mort, pas de devoirs pour le bahut, pas de tic-tac de la vieille horloge de famille, jamais d’odeur de soupe aux poireaux ni d’eau de Javel, ni d’humidité, ni d’encaustique. Rapidement épuisé par le choix trop grand, les hésitations, les mesures, les références, on essaye le moindre tabouret de cuisine parce qu’on en a plein les pattes.
Mikaël Ollivier
Le Monde dans la main
Ordinaire Payer, chez Ikea, ça se mérite. On ne dirait pas, vu de dehors, qu’on peut mettre autant de choses et de monde dans un hangar. C’est comme de trop regarder l’heure quand on est impatient, le temps donne l’impression de passer moins vite. Chez Ikea, plus on avance et plus on a l’impression d’avoir encore de chemin à faire, déçu à chaque tournant de ne pas avoir trouvé la sortie. Mes parents ont failli se disputer sur le choix de mon lit en mezzanine. Failli seulement, parce qu’on ne se dispute pas dans la famille, on ne hausse jamais la voix, question d’éducation, surtout du côté de maman. Il faut bien avouer que c’est difficile de crier quand on se prénomme Marie-des-Neiges. J’ai toujours rêvé d’avoir une mère qui s’appelle Patricia, Isabelle ou Valérie. Marie-desNeiges, c’est une idée de bonne-maman. Mon père s’appelle Patrick. Blanc. Patrick Blanc. Et moi Pierre. Pierre-Marie, en fait, mais il n’y a que ma grandmère maternelle pour utiliser ce prénom composé. Mon grand-père, c’est Paul. Que des P. C’est comme pour les chiens avec une lettre par année, chez nous, les hommes ça commence par un P. Bonne-maman n’aime pas le nom de femme mariée de sa fille. Le sien non plus, d’ailleurs. Legrand, ça ne vaut pas d’Alembert. Alors Blanc ? Surtout que Marie-des-Neiges Blanc, ça fait pléonasme, ton sur ton. Pour bonne-maman, ça fait « ordinaire ». Un mot qu’elle adore, et qu’elle prononce avec une petite moue de travers à tout bout de champ. Ikea, par exemple, c’est « ordinaire. » Comme Legrand, et Blanc. Si elle y avait déjà mis les pieds, elle saurait qu’Ikea, plus qu’ordinaire, c’est fatigant. Une fois le rayon chambres passé, toute l’excitation du début était retombée depuis longtemps. Mon père, ma mère et moi on n’avait plus qu’une
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Christian Oster
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Rouler
Éditeur : Éditions de l’Olivier Parution : octobre 2011 Responsable cessions de droits : Martine Heissat mheissat@seuil.com
© Patrice Normand/Opale/Éd. de l’Olivier
idée en tête : revoir la lumière du jour. Il a fallu traverser la zone des tapis, des rideaux, des luminaires, des accessoires de salle de bains, de cuisine, la zone « enfant » et enfin, on a trouvé un escalier qui descendait, et menait à un espace gigantesque et plein de vaisselle et de tout un tas de trucs qu’on se sentirait presque obligé d’acheter pour gagner le droit de sortir. Le rez-de-chaussée est aussi grand que le premier étage, et on ne disait plus un mot. Chaque pas de mes parents était un reproche me soufflant à l’oreille que c’était pour moi qu’on en était là, qu’on avait perdu un après-midi complet, qu’on avait mal aux jambes et à la tête, trop chaud, embarrassés par nos blousons sur les bras, qu’on avait acheté tout un tas de choses chères et « ordinaires » dont je n’avais même plus envie. On a fini par déboucher dans un endroit surréaliste, immense, gavé de cartons empilés jusqu’à un plafond haut comme un immeuble. Après que ma mère eut fini par trouver une pièce d’un euro au fond de son sac à main, mon père a pris un chariot et on s’est lancé dans la recherche de ma chambre en kit dont, équipés d’un crayon à papier miniature, nous avions précédemment noté le numéro de rangée des éléments. C’était un travail de force pour lequel il aurait fallu la belle énergie – évaporée depuis longtemps – qui nous animait trois heures plus tôt. Enfin, le chariot aussi facilement maniable qu’un âne mort devant lui, j’ai vu mon père allonger le pas, sentant les caisses enfin proches. Il a eu un coup d’arrêt en découvrant la longueur des files d’attente. J’ai regardé maman et j’ai cru qu’elle allait pleurer. Maman pleurait beaucoup depuis quatre ans, comme ça, d’un coup, sans bruit, et chaque fois ça me vrillait à l’intérieur. Mon père a soupiré et s’est mis dans une queue. Je me suis assis sur les cartons de mon futur bureau, ou d’un morceau de mon lit, impossible de savoir. — Quand je pense qu’il va falloir monter tout ça en arrivant à la maison, a dit mon père, ajoutant aussitôt : Si ça rentre dans la voiture ! Maman avait le regard dans le vide et moi je me faisais tout petit. Je pressentais quelque chose de dangereux dans l’air, dans la voix mal assurée de mon père, dans le regard fixe de ma mère. Quelque chose que je ne comprenais pas mais qui pesait lourd sur mes épaules, un de ces mystères d’adulte que nous les jeunes on est censés ne devoir comprendre que plus tard, une fois qu’il est trop tard. J’ai regardé les visages des personnes qui, comme nous, attendaient leur tour pour payer et je n’y ai vu que fatigue, lassitude et doute. J’avais l’impression que chacun, après avoir traversé ce catalogue grandeur nature des objets du quotidien, n’en pouvait plus, soudain, de sa vie. Bip… Bip… Mon siège de bureau ; ma lampe de chevet. Bip… Mon sommier anti-acarien. Bip… Mes étagères plaquées bouleau… Là où ils sont forts, chez Ikea, c’est que tu en as tellement marre à la fin, que tu es soulagé de payer.
Biographie
Christian Oster est né en 1949. Prix Médicis 1999 pour Mon grand appartement, adapté au cinéma par Claude Berri, il est l’auteur de quatorze livres aux éditions de Minuit. Il a également publié des romans policiers et de nombreux livres pour enfants (à L’École des loisirs). Publications Parmi les romans les plus récents, aux éditions de Minuit : Dans la Cathédrale, 2010 ; Trois hommes seuls, 2008 ; Sur la dune, 2007 ; L’Imprévu, 2005 ; Les Rendez-vous, 2003.
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« J’ai pris le volant un jour d’été, à treize heures trente. » On ne sait pas grand-chose des raisons qui poussent le narrateur à quitter Paris et à rouler en direction de Marseille, ville qui s’est imposée à lui comme un mot plus que comme une destination. Le seul besoin de fuir ? Ce serait trop simple. N’a-t-il pas plutôt l’intuition que c’est justement en s’en remettant au hasard que la vie peut enfin apporter du neuf ? Avec ce livre où la géographie prend toute sa place, Christian Oster signe un de ses romans
les plus forts. Son dénouement énigmatique revêt des accents tragiques, rares chez cet écrivain réputé pour son humour et son goût pour le nonsense. Christian Oster avait toujours rêvé d’écrire un « road novel », à la manière des grands romanciers américains. C’est désormais chose faite. En guise de Route 66, c’est sur les petites routes du centre de la France qu’il nous entraîne, à la suite de son narrateur, en quête d’on ne sait quelle chasse au trésor.
J’ai pris le volant un jour d’été, à treize heures trente. J’avais une bonne voiture et assez d’essence pour atteindre la rase campagne. C’est après que les questions se sont posées. Après le plein, j’entends. En même temps, c’était assez simple. Comme j’avais pris la direction du sud, je me suis contenté de poursuivre. Je voulais juste éviter Lyon, de sorte que je me suis retrouvé à la tombée de la nuit perdu quelque part dans le Massif central. Perdu n’est pas le mot. J’avais échoué à Riom. Je ne sais pas si c’est une ville triste. Le temps était maussade. Aux environs de vingt et une heures, j’ai dû chercher un hôtel. Une fois dans la chambre, je l’ai quittée pour trouver le sommeil. Riom vers vingt-deux heures, donc. Par chance, j’avais dîné tôt d’un sandwich sur la route. Il y avait un café ouvert, je me suis assis dehors. La terrasse était déserte, il s’est mis à pleuvoir. Le peu de gens qui passaient ont pressé l’allure. Ils ont disparu. Personne ne les a remplacés. J’ai regardé la pluie exploser sur le trottoir. La température avait changé, je n’y avais pas prêté attention. C’était une pluie d’orage, il faisait anormalement chaud, et tout de suite après il y a eu les éclairs. D’abord quelques-uns, isolés, suivis de roulements encore lointains, puis le ciel s’est illuminé, parcouru d’arcs électriques. On avait le temps de les voir, comme imprimés, leurs lignes brisées se détachant sur le fond noir, puis plus tellement noir, plus tellement le temps de virer au noir, les zébrures se succédant bientôt au point de se superposer et se figeant dans ce qui était devenu une blancheur. La pluie a grossi, elle tombait en gouttes laiteuses, qui s’écrasaient en laissant de l’écume. Je l’entendais, aussi, frapper la banne à l’abri de laquelle je me tenais encore, son crépitement gras dominait les roulements, et je me suis dit que la vie devenait violente, j’ai rentré légèrement la tête dans les épaules.
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Je suis resté là à attendre que ça passe, mais ça ne passait pas, la banne s’incurvait sous l’averse et commençait à dégoutter au-dessus de moi, j’ai senti de l’eau me couler dans le dos, j’ai déplacé ma chaise. Puis j’ai préféré rentrer. Je suis arrivé à l’hôtel trempé. Dans la chambre, j’ai enlevé mes vêtements, je les ai essorés et je les ai mis à sécher sur des cintres. J’étais entièrement nu, il faisait toujours très lourd, et j’ai déplié sur le lit la carte routière que j’avais rapportée de la voiture. Je me trouvais à cent cinquante kilomètres de Brassac-les-Mines, où je savais que vivait Simon, et j’ai eu l’idée de passer à proximité, de me rapprocher de Simon, c’était à peine un crochet. Toujours cette idée du sud, donc, je pensais à Marseille, à Nice, une ville avec la mer, avec la mer comme limite, parce qu’en même temps je commençais à penser à une limite, je ne me voyais pas rouler indéfiniment. À ce moment-là, je n’envisageais ma mobilité qu’à travers des images de route, je ne pensais même pas à marcher, excepté pour me dégourdir les jambes. C’était peut-être d’ailleurs une solution provisoire, rouler pour marcher un peu, de préférence sur des aires de repos, où l’on croise des gens, me disais-je, j’avais besoin de croiser des gens, je ne me voyais pas non plus évoluer solitairement au milieu des blés, par exemple, ou en forêt, j’aurais eu l’impression de mourir. Et je me suis demandé si, en partant, je n’avais pas éprouvé tout simplement le besoin de sortir. Ce n’est en tout cas pas ce que j’aurais raconté à Simon, si je lui avais rendu visite, il n’aurait pas compris, il ne m’aurait même pas cru, et c’est en partie la raison pour laquelle je ne voulais pas le voir, les autres raisons étant à chercher du côté des questions qu’il m’aurait évidemment posées et auxquelles je n’avais pas envie de répondre. Néanmoins, je l’ai dit, l’idée de me rapprocher de lui me rassurait. Simon était un ami que je ne voyais plus depuis des années mais avec qui j’entretenais un lien, nous parlions toujours de nous rencontrer, il venait à Paris de temps en temps pour y trouver de vieux livres. Bien sûr, moi, je n’étais jamais allé à Brassac-les-Mines, depuis que Simon s’y était installé, ni avant, je ne connaissais d’ailleurs personne qui connût Brassac-les-Mines à part Simon. Il est vrai que je ne connaissais pas grand monde, mais même en connaissant du monde, me disais-je, qu’est-ce qui conduit à s’installer à Brassac-les-Mines, sauf à y retrouver une femme qui elle-même y est née, comme l’avait fait Simon, car il existe des écoles à Brassac-les-Mines, où sa femme était née puis restée comme institutrice, puis comme directrice, je l’avais vue en photo quinze ans plus tôt. Simon m’avait beaucoup parlé d’elle au téléphone, puis moins, il ne m’en parlait plus du tout, en fait, j’ignorais même s’ils étaient encore ensemble, la seule certitude que j’avais c’était que Simon habitait toujours à Brassac-lesMines, où il avait une petite entreprise de pneus, ou de changement de pneus, il ne m’en parlait plus beaucoup non plus, j’espérais qu’il n’avait pas fait faillite. En tout cas, il était propriétaire de sa maison, de sa maison il me parlait volontiers, en particulier de sa bibliothèque. Simon en réalité eût habité n’importe où ailleurs qu’il m’eût parlé de sa bibliothèque, de son problème de bibliothèque,
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Michel Quint
Les Amants de Francfort
En fait, le lendemain, c’était comme de repartir. Je veux dire, du début. Avec, tout de même, cette conscience que j’avais bougé. Nettement. La température avait un peu baissé. J’avais bien dormi. Je n’avais avisé dans l’hôtel qu’un couple de Hollandais, identifiés plus tard à leur immatriculation. Ils visitaient la région. J’aurais pu aussi. Je pouvais. On ne m’attendait pas. La vérité est que j’ai bifurqué. J’ignore si les gens, globalement, s’intéressent aux volcans d’Auvergne. S’ils ont à l’esprit qu’il s’agit de volcans, même éteints. Personnellement, je tends à l’oublier. Je m’avançais dans un paysage de petite montagne, avec des mamelons et peu d’à-pics, et j’observais la végétation. À un moment, je suis descendu de voiture et me suis avancé en grimpant vers des bosquets d’épineux. Il n’y avait personne, le sol était pelé, il recommençait à faire chaud. Je me suis dit que tout ça était quand même très beau, très silencieux, très hostile. Qu’on voyait très loin, trop. Que je ne détestais pas la montagne mais que la question était de savoir ce qu’elle faisait là, et pour qui. Je doutais de tout ça. J’aurais voulu voir surgir une femme sur la pente. Dans ce décor, je l’aurais peut-être trouvée intéressante. Et en même temps je connaissais ce genre de situation, les gens qu’on rencontre dans un décor privilégié, le relief qu’ils prennent. D’autant que seul, en pleine nature, je me sens vaguement misérable. Avec la conscience de constituer une proie. Au demeurant, j’étais prêt à me défendre. Même par rapport au paysage, je gardais mes distances. Ou, plutôt, il y avait, entre lui et moi, une distance que je savais ne pas devoir franchir. Il était là, donc, je le mesurais du regard. Pas d’osmose. Nul basculement. Je tenais sur mes jambes, je marchais. Je me suis cependant arrêté une ou deux fois. Pour voir. Pas trop longtemps. J’ai pensé à me souvenir de ce que je voyais. Autant dire que j’avais tourné le dos à Brassac-les-Mines. Il suffit de regarder la carte. Je me suis retrouvé du côté de Volvic. J’ai traversé la ville sans m’arrêter, avec des pensées d’eau minérale et des noms d’eau minérale qui se bousculaient dans ma tête, que je listais machinalement. Au loin, j’avais vue sur les rondeurs frisées des montagnes. Il était alors aux environs de midi et j’avais l’impression d’être parti depuis plusieurs jours.
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Éditeur : Éditions Héloïse d’Ormesson Parution : août 2011 Responsable cessions de droits : Sarah Hirsch sarah@editions-heloisedormesson.com
© David Ignaszewski-Koboy/Éd. Héloïse d’Ormesson
car il avait un problème, un problème de classement, doublé d’un problème d’insertion. Je l’écoutais avec indulgence parce qu’ayant le même problème je m’en fichais un peu, je ne lisais plus tellement, je peinais depuis six mois sur une histoire des États-Unis que je reprenais sans cesse au début, je ne parvenais pas à me faire une idée précise, suffisamment imagée, de la naissance de la Virginie. Si je n’avais éprouvé que ça comme difficulté, au demeurant, je ne serais pas parti. Je n’avais d’ailleurs pas emporté de livres, à part l’Île mystérieuse, que je relisais régulièrement. Quoique ce soir, au vrai, je n’eusse aucune envie de l’ouvrir. J’avais envie de me coucher et de dormir, d’être au lendemain à reprendre la route.
Biographie
Michel Quint est né en 1949 dans le Pas-de-Calais. Parallèlement à sa carrière de professeur, d’abord de lettres classiques puis de théâtre, il écrit d’abord du théâtre, des dramatiques et feuilletons radio pour France Culture (il obtient en 1986 le prix des nouveaux talents radio de la sacd), puis se met au roman noir. Après avoir obtenu en 1989 le Grand Prix de littérature policière pour Billard à l’étage, il rencontre un public plus large en 2000 avec Effroyables jardins qui lui fait obtenir le prix Cinéroman et le prix de la sgdl, est traduit en 25 langues et adapté pour le cinéma par Jean Becker. Depuis, il continue à publier régulièrement des romans et se consacre désormais à l’écriture. Publications Parmi les romans les plus récents : La Folie Verdier, Éditions du Moteur, 2011 ; Avec des mains cruelles, Joëlle Losfeld, 2010 ; Les Joyeuses, Stock, 2009 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2010) ; Une ombre sans doute, Joëlle Losfeld, 2008 (rééd. Gallimard, coll. « Folio », 2009) ; Max, Perrin, 2008 (rééd. Pocket, 2010).
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Florent, jeune éditeur français, vient faire ses premières armes à la Buchmesse de Francfort. Réticent à l’idée de se rendre en Allemagne depuis que son père s’y est fait tuer, il rechigne également à sacrifier aux rituels de cette Mecque du livre. Il est malgré tout descendu dans le palace le plus prisé, où tout éditeur en vue se doit de résider. Cynique, Florent promène son œil acerbe sur les cocktails et rendez-vous de cette bourse littéraire. Mais une brune incendiaire va tout bouleverser, lui chambouler les sens et remettre en question sa vie entière. Femme de pouvoir dans une grande maison d’édition, peu farouche et
impulsive, elle semble l’attirer dans un guetapens dont les enjeux le dépassent. Une histoire sensuelle – et sans suite ? – sur fond de lutte politique, où s’intriquent les souvenirs sanglants d’une époque où la bande à Baader et les anciens nazis avaient pignon sur rue. Servi par une galerie de personnages tranchés et excentriques, le texte incisif de Michel Quint sait restituer avec brio l’atmosphère étrange de la plus grande foire du livre du monde. Un double meurtre en prologue lance une enquête trépidante, aux rebondissements inattendus.
Cette nuit, personne ne pourra me la voler, même si on me roule dans la farine, même si tout était simulé, calculé, on attend quelque chose de moi. Des mensonges pareils, des arnaques aussi douces, j’en veux bien à mon ordinaire de chaque jour. Et je sais que Lena est sincère sans l’avoir décidé, enfin je l’espère, quels que soient l’inavouable, la loi de la jungle littéraire qui commandent à ces grandes manœuvres du cul. Une lueur monte derrière les rideaux mal fermés, c’est déjà l’aube laiteuse, on est plus à l’est qu’en France, et elle dort sur le ventre. Tout à l’heure elle s’est levée, furtive, c’était encore nuit, la lumière des réverbères, je me suis réveillé à demi, elle m’a fait chut un doigt sur la bouche, a pris sa clé dans une poche minuscule de sa robe, est sortie et j’ai refermé les yeux, crevé de caresses. J’ai encore ouvert les paupières brièvement quand elle est revenue, toujours nue et sans a priori, en se suçant la paume d’une main, entaillée d’avoir maladroitement coupé un emballage de médicament, dors mon chéri. Maintenant je suis bien réveillé. Le jour monte vite. Dans le couloir j’entends le chuchotis des femmes de chambre, des roulements feutrés de chariots, comme là où maman est retirée, où je vais la visiter si le courage me vient, elle ne reconnaît plus les gens que rarement, l’assourdi des bruits, le sombre murmure des vieillards sans mémoire, parfois troué par un cri. Une femme appelle ainsi un homme par des prénoms différents selon les moments de la semaine, Étienne, Étienne, pendant une heure, puis Jacques, Jacques, fort, impérativement, et elle se tait jusqu’au lendemain, le silence sale du mouroir recouvre à nouveau l’établissement comme le chiffon moche sur une cage à oiseaux. Me reviennent les mots de Lena avant le cru des demandes, des ordres, des implorations pendant l’amour, qu’elle avait l’intention de me tuer. Certainement elle
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utilisait une métaphore hyperbolique, dit de la sorte l’expression était désamorcée, une métaphore hyperbolique ne fait de mal à personne, « vieux con », « grosse salope » c’est vexant, pas douloureux, ici « me tuer » signifie supprimer mon pouvoir dans mon entreprise, m’éliminer de ma maison d’édition, me rayer de la carte des éditeurs. Non, elle n’a pas joué la comédie et moi non plus, ce matin, recru d’amour, rien bu, rien fumé, lucide, je sais que ma vie désormais s’organisera avec elle, me viendra d’elle. Et je me rendors. Plus tard, la lumière plus franche, je pose ma main sur sa fesse ronde, descends jusqu’au petit pli, dessous, et reviens au creux de la hanche, où elle ressemble vraiment, c’est pas un cliché, à une amphore, je roule sur mon côté et j’embrasse son flanc, ce que je vois de sein vaillant écrasé sous son buste, en même temps que le bruit augmente dans le couloir, qu’on s’exclame. Des voix sèches, en allemand, celle de Sandor, non ? De Fitz ? Vite un peignoir, aller voir la cause de ce désordre, un autre lancé à Lena qui s’est assise sur le lit, impudique, le mascara de traviole, la lèvre lourde de baisers, et on frappe à la porte, une voix de femme, un petit accent : — Monsieur Vallin… ? — Tout de suite ! Lena se couvre, file dans la salle de bains, j’entrebâille, Frau Meyer est là, déjà stricte, la séduction austère des bourgeoises, et le visage défait, une tête de ruinée en Bourse : — Il y a eu un malheur : Herr Schulmeister et Frau von Hochpfalz… Ils ont été tués cette nuit… Je suis à un rien de répondre que ce n’est pas possible, c’est moi qu’on devait assassiner ! Et puis Sandor arrive : — Est-ce que mademoiselle Vogelsang… Pas la peine de poursuivre, Lena est à mon côté, elle finit de nouer la ceinture du peignoir : — Oui ? Quel rapport avec monsieur Vallin et moi ? — On a trouvé un couteau avec du sang dans votre chambre. La police souhaite connaître votre version des faits…
Michel Quint
Les Amants de Francfort
Le reste de la Buchmesse va se dérouler pour Lena et moi comme si une épidémie de peste sévissait, faut profiter de l’instant, on se le promet pendant qu’on s’habille, moi mon tweed, elle ce que les flics ont bien voulu lui passer de son dressing, un manteau genre caftan, noir, et la fameuse robe rouge, un truc bustier pas du tout adapté à la situation de suspect, coupable de tout, diabolique, sans compter qu’elle est nue dessous, évidemment. Personne ne le sait, sauf moi. D’où le credo : prendre du plaisir, baiser, bouffer, vivre mille fois plus fort avant la mort proche et assurée. On profite de chaque instant où l’enquête nous laisse libres. Ceux qui s’aiment et vont mourir demain, être séparés, sont promis à des destins incompatibles, tordent chaque seconde pour en extraire le
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jus de jouissance. Ave Caesar, qui morituri… Nous, dans la matinée du meurtre, parce qu’on sait bien que la police va être pointilleuse, nous pourrir l’amour, on décide tacitement de vivre ces trois jours à saisir chaque occasion de caresse, de baiser n’importe où, d’être indécents, scandaleux peut-être, et tant pis. La police a réquisitionné le salon libertin pour nous interroger, c’est étrange cette rigueur d’uniforme, ces costumes sans un pli sur des types impavides et imberbes devant ces verges fières et ces culs de demoiselles offerts. Mon audition est rapide, avec Sandor pour traducteur. Mlle Vogelsang a passé la nuit avec moi, hors quelques instants au petit matin pour aller chercher un médicament dans sa propre chambre. Oui elle s’est blessée à cette occasion, rien d’autre à déclarer. Ensuite j’attends l’interrogatoire de Lena, sa sortie, est-ce qu’ils l’accusent de meurtre ? Quand elle me rejoint, elle me remercie d’avoir dit la vérité, la même que la sienne. Pour l’instant ils lui demandent de ne pas quitter le périmètre Buchmesse-hôtel. Elle, elle est confiante, le temps qu’ils fassent des examens sur son couteau et elle sera disculpée. Aucun doute, le labo ne trouvera que son propre sang, peut-être celui de porcs saignés par son grand-père, à qui l’arme appartenait au départ, mais c’est bien loin… Un cran d’arrêt pour la chasse au sanglier, lame de dix centimètres, manche en bois de cerf… La seule ombre au tableau : elle a fait des déclarations sans concessions contre Ilse et Hermann, qu’ils devraient être interdits de salons recevant des fonds publics. Elle me fait ce compte rendu au bar de l’hôtel, le Willy’s, et, même chamboulés, la mort proche et brutale est inadmissible dans l’immédiat, on a besoin de recul avant le chagrin, ou l’indifférence, et on ne peut pas s’empêcher de se toucher, de se chiper des baisers parfumés à la bière au coin des lèvres. Fitz et Sandor, dans l’attente d’être entendus par la police qui interroge Magda pour l’instant, pas rasés, pas dormi, encore dans le jus du cocktail de la veille, nous y retrouvent, l’ambiance tamisée, fauteuils bridge en cuir brun, colonne lotiforme au centre, plafond mouluré et comptoir arrondi. Bien sûr Sandor est au courant de tout, sans cesse son portable sonne, il écoute, ferme les yeux, mmmm, et pas une ride ne bouge, il raccroche. La nouvelle a commencé de se répandre dans l’hôtel et parmi les exposants, un flash spécial est diffusé à la télé, double meurtre à la Buchmesse, un couple égorgé, et les langues vont bon train… À Berlin on interroge Rina, la femme d’Hermann, qui semble-t-il n’a pas d’alibi et s’est effondrée en apprenant non seulement la mort de son mari mais aussi sa liaison avec Ilse, cette petite traînée qui votait à gauche autrefois. Mais faire Berlin-Francfort et retour à une telle vitesse, non, impossible. Qu’on la cueille chez elle, vers le Kudamm, si peu de temps après le crime, l’innocente. Enfin, selon les informations de Sandor, la police en est à ce point. Ce qui signifie qu’il s’agit d’un meurtre passionnel : une autre maîtresse, un amant d’Ilse, célibataire très libérée… Tous deux n’étaient pas de froids lapins, ça se dit froids lapins ? Non, tous les lapins sont chauds. Ah ! Première piste fort
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possible. Ou bien c’est un assassinat politique. Hermann a ouvert la porte de la chambre, nu, à son assassin et s’est retourné vers le lit avant d’être frappé. Donc il connaissait son agresseur. Un ancien de la raf qui reprend du service ? Et là, Sandor y croit davantage, comme la police. D’où la suspicion envers Lena qui n’a jamais caché ses opinions anti-npd. Mais l’attention des enquêteurs pourrait se déplacer sur lui, ancien sympathisant de la raf. Parce que rien n’a été volé, pas même l’argent liquide… Dernière hypothèse, formulée par Fitz, plus prédicateur apocalyptique que jamais : la jalousie professionnelle devant la réussite éditoriale d’une idée de merde, même plus de la littérature pour poulettes, mais pour pouffiasses. Et là, les suspects sont multiples ! Parce que Hermann était propriétaire de sa raison sociale « Lilaserie ». Le temps que Rina hérite, reprenne les rênes, la collection sera enterrée… Moi, je songe encore à mon père mort en Allemagne, assassiné par la raf. Est-ce qu’il avait une maîtresse ?
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Les Amants de Francfort
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Anna Roman
Le Val d’absinthe
« Elle attend longtemps, dans l’hiver, devant la porte blindée que plusieurs personnes, en uniforme ou en civil, franchissent sans paraître autrement émues. » Années 1980. L., 40 ans, mariée, deux enfants, décide de faire partie d’un programme qui prépare des détenus en maison d’arrêt à l’examen spécial d’entrée à l’université. La guerre d’Algérie, le franquisme, les dictatures d’Amérique latine lui ont appris la prison politique. Mais elle n’est jamais entrée dans une prison française. Elle y retrouve une
Éditeur : Éditions de l’Aube Parution : septembre 2011 Responsable cessions de droits : Marion Hennebert marion.hennebert@orange.fr
quinzaine d’étudiants dits empêchés. Dont un, qui disparaît bientôt, transféré à Clairvaux, en ce val d’Absinthe où Bernard de Clairvaux a jadis fondé son abbaye. Il lui écrit ; elle s’en étonne, mais répond, se souvenant parfaitement de cet étudiant silencieux. Débute alors une correspondance de plus en plus intime, dans un étonnant crescendo amoureux. Un roman épistolaire dont l’héroïne est la prison, dans la façon qu’elle a de mettre les êtres à nu – dans tous les sens de l’expression.
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Maison d’arrêt
Biographie
Anna Roman, enseignante et traductrice, a vécu en Algérie avant de regagner la France. Spécialiste du cinéma latino-américain, elle nous propose ici son premier roman.
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Elle attend longtemps, dans l’hiver, devant la porte blindée que plusieurs personnes, en uniforme ou en civil, franchissent sans paraître autrement émues. Elle voit l’énorme portail noir se soulever comme un pont-levis et se refermer sur l’un des camions garés le long de la forêt. Elle est seule devant le guichet lorsqu’on l’autorise enfin à entrer. On fouille soigneusement son sac ; elle dépose les objets métalliques qui sont dans ses poches, passe sous le portique et se retrouve dans une allée grillagée qui traverse un terrain nu. De gros corbeaux noirs, aussi gras, pense-t-elle, que ceux de la Tour de Londres, sont plantés immobiles parmi les flaques de neige. Les bâtiments vers lesquels elle se dirige paraissent s’enfoncer dans le sol et elle aperçoit deux mains qui se cherchent d’une fenêtre à l’autre, par-delà les barreaux, pour se transmettre un objet. C’est l’endroit le plus désolé du monde. Elle a froid et songe à l’internat napoléonien de son enfance. Il lui paraît soudain chaleureux, avec sa double galerie d’arcades et sa cour barrée d’un mur de cinq mètres de haut, que les platanes, glorieux comme des arbres de la liberté, dépassaient avec insolence. Ici, la forêt est restée de l’autre côté de l’enceinte. On la dirige vers de longs couloirs souterrains, fermés par des grilles, débouchant sur des rotondes où veillent gardiens et caméras. Un cauchemar futuriste, articulé en étoile, ponctué de hautes cages – l’expression ne lui a jamais paru
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aussi exacte – d’escalier. Elle sent que cette énorme machine figée ne pourra jamais se réchauffer ; elle exsude le gel de partout. Les grilles claquent, les voix claquent, elle sonne, elle explique, un gardien vient la chercher, l’accompagne jusqu’à une salle où vingt étudiants l’attendent. « Vous n’avez pas peur ? » lui demande-t-il. La question lui paraît déplacée. Non, elle est simplement émue. Quelques heures plus tard, rentrant chez elle, elle s’impatiente devant la porte bloquée par sa fille qui joue à l’élastique. Excitée et toute rose, Léna démonte sa barricade en criant : « Maman, maman, j’ai une nouvelle copine ! La maîtresse raconte François Ier et Bayard, nous on se regarde du coin de l’œil, on fait pfft, comme si on éternuait. On rit. On descend ensemble, sur les mêmes marches, on se pousse un peu, on se bouscule. On rit. Demain, je sais où elle habite. » Et elle reprend son jeu de plus belle. Assise à son bureau, pendant que Léna continue de sauter et de rire, elle relit la liste des noms, s’attarde sur les signatures. Elle n’a osé demander ni fiche ni photo à ces étudiants que l’administration nomme « empêchés ». Elle classe les différents textes qu’elle avait préparés, sourit en relisant les lignes de Francis Ponge qu’elle a lancées comme une passerelle entre eux et elle, pour amorcer un dialogue dans la salle glacée, mal éclairée par de hauts vasistas. « Supposez que chaque peintre, le plus délicat, Matisse par exemple pour faire ses tableaux n’ait eu qu’un grand pot de rouge, un grand pot de jaune, un grand pot de, etc., ce même pot où tous les peintres depuis l’Antiquité, et non seulement tous les peintres, mais toutes les concierges, tous les employés de chantiers, tous les paysans ont trempé leur pinceau et puis on peint avec cela. Ils ont remué le pinceau, et voilà Matisse qui vient et prend ce bleu, prend ce rouge, salis depuis, mettons, sept siècles… Il lui faut donner l’impression de couleurs pures… » Les gardiens n’en finissent pas de venir regarder derrière la vitre. Excédé, Yazid, dont elle a tout de suite retenu le nom, a lancé de sa voix railleuse : « Ici, c’est nous qui vous protégeons. Ils sont jaloux. Vous n’avez pas le look visiteuse de prison, ils vont bientôt demander des cours, eux aussi. » Elle se veut proche, mais pas complice. C’est trop facile de commencer par se moquer des gardiens. Francis Ponge encore : « … La poésie est à la portée de tout le monde. Si tout le monde avait le courage de ses goûts et de ses associations d’idées, si tout le monde en avait le courage et exprimait cela honnêtement ! Il suffit d’attendre… de trouver la chose vive… Les mots sont tellement poussiéreux. » Ils avaient alors commencé à parler des mots auxquels ils tenaient, du sens des mots, des mots qui avaient perdu leur clarté. L’un d’eux, silencieux, l’observait.
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Sous ses boucles sombres, il ressemblait à quelque lutteur grec échappé d’une fresque ou d’un cortège de Dionysos. Dionysos aux arrêts, s’était-elle dit en essayant d’éviter son regard noir, trop insistant. Elle cherche un vieux numéro de l’encyclopédie Alpina, acheté aux puces de Vanves, aussi délité que les fresques de Pompéi qu’il reproduit en noir et blanc. Durant le repas, on l’interroge. Son fils veut tout savoir sur sa nouvelle « fac », ses nouveaux « étudiants », ce qu’ils ont fait pour se retrouver là. Leurs délits ? Leurs crimes ? Pourquoi aurait-elle à les connaître ? Elle n’est pas juge. Elle avoue pourtant qu’elle a ressenti la même curiosité. Ce qu’ils disent d’eux ? Des choses qu’on sait, sans doute, mais que la situation rend plus fortes et plus émouvantes. Que la prison, ce n’est pas les camps, mais qu’il n’est pas supportable d’être enfermé vingt-deux heures sur vingt-quatre avec une, deux ou trois personnes qu’on n’a pas choisies. Qu’à force de sensations appauvries et d’infantilisation, on se sent devenir robot. Ce qu’elle pense de l’institution ? Elle répond par quelques banalités – que la société se protège, construit des prisons plus aptes à punir qu’à rééduquer. Mais cherche-t-on vraiment par quoi les remplacer ?
Anna Roman
Le Val d’absinthe
La prison, durant ces premiers mois, occupe en elle de plus en plus d’espace. Dans ce lieu qui dépouille, où un besoin désespéré d’authenticité élimine le bavardage, chaque parole, chaque regard pèse. Elle se demande si toute personne qui pénètre dans une prison en étant assurée de pouvoir ressortir ressent le même trouble qu’elle. De cette grande machine qui renvoie à des situations archaïques, inquiétantes à force d’opposer la toute-puissance à l’impuissance, même une passagère ne ressort pas indemne. Tout appelle à créer un autre espace, de réflexion mais aussi de liberté, voire de fantaisie. Elle se retrouve ainsi un jour à raconter des contes. Yazid disait avoir lu avec ivresse Cent ans de solitude. Elle a enchaîné sur Le Plus Beau Noyé du monde, évoquant aussi le Garcia Marquez des années 1960, errant inconnu dans Paris et pris dans toutes les rafles avec sa tête de marchand-de-tapis-à-domicile, lui qui bien sûr ne connaissait pas un traître mot d’arabe. Contre la rationalité grise des boyaux souterrains, contre les barreaux des cellules, elle lance Tardieu, Gaudi, le baroque, la couleur, l’invention, les cronopios d’un Cortazar croquant la grande rose violette du temps au cœur du réveil-artichaut. Ses nouveaux étudiants sont courtois, chaleureux, particulièrement attentifs. Ils lui remettent des travaux infinis où leur cheminement de semi-autodidactes la déconcerte et la ravit. Yazid, s’il était né à Neuilly, se serait retrouvé à Polytechnique plutôt qu’en maison d’arrêt, elle en est sûre. Il lui écrit : « Je veux considérer cette période de ma vie comme une saison en enfer, devenir plus fort, plus attentif aux autres… Ma vie n’a jamais été un choix. Jusque-là, je l’ai plutôt subie ; à présent, quelle qu’elle soit, c’est moi qui l’aurai choisie ! » En un an, il assimilera tout le programme de mathématiques du secondaire et travaille avec passion, malgré son procès imminent. Il a décidé d’être informaticien.
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Marianne Sluszny
Le Frère du pendu
Un jour, le regard du lutteur grec disparaît. On l’a « extrait », lui dit-on. (Littré : Extraire : Tirer une chose d’un lieu, d’un corps où elle s’est formée ou introduite : extraire des pierres d’une carrière, une épine du pied, une balle, une dent. Par extension. Extraire un prisonnier de prison, l’en faire sortir pour comparaître, pour être transféré, etc.) Où a-t-il été transféré ? Question interdite. Elle se rend compte qu’elle regrette son silence, son air rebelle, son regard. Ce qu’il convoquait de Méditerranée dans la salle glacée. Elle l’avait imaginé touareg. Il est arménien.
Éditeur : Éditions de la Différence Parution : août 2011 Responsable cessions de droits : Frédérique Martinie contacts@ladifference.fr
Premier contact Un jour, elle reçoit une lettre. Bonjour, Je t’apprends que j’ai été parachuté au centre de détention de C. J’espère que tu n’es pas trop surprise que je t’écrive. Je t’ai trouvée sympa. Tu nous écoutes, tu ne refuses pas de nous comprendre ; tes cours étaient mes seuls moments de plaisir. Je me trouve un peu perdu ici. Je ne me plains pas ; je connaissais les règles du jeu à l’avance, j’ai joué et j’ai perdu. Perdu trois années de ma vie, que j’aurais préféré passer auprès de mon fils. Tout ça faisait partie des risques. C’est pour toutes ces raisons que je t’écris, mais ne te sens pas dans l’obligation de me répondre ; à la limite, je trouverais ça normal. La déprime n’est pas pour demain. Puisqu’il y a encore des gens comme toi de l’autre côté, c’est rassurant pour l’avenir. Avec toute mon amitié. V.
J’ai été touchée que tu m’écrives. Ton transfert soudain, si près de l’examen, nous a tous surpris. Après ton jugement, on aurait peut-être pu te laisser quelque temps encore en maison d’arrêt. Nous ne savions pas où tu étais. Nous avons demandé que tu puisses passer les épreuves, si tu le désirais, et je viens de communiquer ton adresse aux autres professeurs. Te sens-tu moins perdu ? Toi le silencieux, que j’imaginais plus volontiers parcourant les déserts qu’assis dans une cellule… Je t’envoie, à part, des textes et une reproduction du mont Ararat enneigé, comme un salut de la terre de tes ancêtres. (Les traces de confiture sur la neige sont l’œuvre, à l’instant, de ma fille. Il faudra l’excuser.)
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© DR/Éd. de la Différence
Elle répond aussitôt par une carte.
Biographie
Marianne Sluszny vit à Bruxelles et travaille depuis plus de vingt ans à la rtbf (Radio télévision de la Communauté française de Belgique) comme productrice d’émissions et de documentaires culturels. Elle est professeur de philosophie à l’Institut national supérieur des arts visuels de la Cambre, après avoir enseigné à l’Institut national supérieur des arts de la scène (insas). Le Frère du pendu est son deuxième roman. Publications Toi, Cécile Kovalsky, Éditions de la Différence, 2005 (prix de la Première œuvre de la Communauté française de Belgique et prix Lucien-Malpertuis de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique).
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Toi, Cécile Kovalsky, premier roman de Marianne Sluszny, évoquait une légende familiale et le malheur d’une diaspora juive émigrée à Bruxelles, moins intégrée qu’elle ne le croyait. Marianne Sluszny revient sur ces thèmes dans Le Frère du pendu. Thomas, jeune cinéaste désespéré par sa rupture avec Rivka, fille de juifs orthodoxes, découvre dans un coffre lui
appartenant une série de cahiers racontant la vie d’un aïeul de son ex-fiancée, un certain Meier, né en 1880 à Siedlice en Pologne. Il se passionne pour l’existence de cet homme, éternel exilé, révolté par la pendaison de son frère Saul par les cosaques en 1905, et décide de réaliser un film sur le destin mouvementé de ce personnage.
« La farce du mort qui veille » par Myriam Feldman Bruxelles, novembre 1963.
1. Mieux connu sous le nom de Samuel Rappoport.
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Moi, Meier Kovalsky, juif apatride, né en 1880 à Seidlice, bourg de Pologne alors sous occupation tsariste, j’ai rendu mon dernier souffle. Je suis mort il y a vingt-quatre heures mais, à l’insu de tous, je veille, bravant la fatalité pour réaliser un de mes rêves les plus chers : assister à mon enterrement. J’ai toujours été un bon comédien et j’espère que personne ne verra la différence entre un authentique macchabée et moi. Puisque, pendant des années, j’ai usé mes godillots sur toutes les routes d’Europe, j’espère que dame Nature aura la bienveillance de m’octroyer quelques heures de survie. Je suis révolté à l’idée qu’un mort ne puisse pas être présent à ses propres funérailles. Pourquoi refuser ce plaisir à un être condamné à ne plus jamais se réjouir ? J’ai conservé ma curiosité d’enfant et, sans malignité, avec un pincement au cœur pour le chagrin de ma compagne Hélène, de mes enfants et petitsenfants, je trépigne à l’idée d’observer mes proches et mes amis pleurer mon départ pour le monde éternel. J’ai adoré jouer des rôles et c’est grâce à ce don que je suis passé maintes fois entre les mailles du filet. J’ai aimé faire rire. Ce bonheur partagé estompait les cicatrices que l’Histoire a gravées dans mon cœur. Autrefois, en Pologne, j’ai fait du théâtre yiddish avec mon cercle de jeunes agitateurs. Puis en diaspora, avec de petites troupes, montant et interprétant des pièces de Shalom Aleichem, Shalom Asch et Shalom An Sky1. Comme
vous pouvez le constater, il y a eu beaucoup de Shalom dans mon parcours artistique. Quel pied de nez à la tourmente du siècle ! Voilà d’ailleurs que mon masque cadavérique affiche, à l’insu de tous, un sourire facétieux. C’est décidé, j’interpréterai le personnage du grand ordonnateur le jour de mes obsèques. Puisque Hergé a créé un chien qui parle (je le vois à l’instant avec son Tintin, tourniquant sur l’enseigne qui domine un immeuble près de la gare du Midi, un quartier où j’ai vécu les trente dernières années de mon existence), pourquoi ne puis-je pas me distraire de l’atmosphère lugubre de la chambre mortuaire en m’imaginant en maître des offices de ma cérémonie d’adieux ? Une pièce où je tiendrai le premier rôle, droit comme un i face à la foule éplorée, arborant mon inusable manteau gris qui me donne, selon les envieux ou les mauvaises langues, l’allure d’un apparatchik du Parti communiste soviétique. Le rêve serait qu’un cinéaste puisse filmer ma performance de comédien d’outre-tombe. Je suis certain que j’aurai la même prestance que Louis Jouvet, Pierre Fresnay, Michel Simon ou Raimu. La tête haute auréolée de ma superbe crinière blanche, mon regard ardent se portera vers l’infini, ma main gauche pelotonnée dans celle de la grande faucheuse, cependant que la droite restera libre pour remercier ceux et surtout celles qui me feront le plaisir de m’accompagner jusqu’à l’ultime adieu. Comme je viens de le sousentendre, j’ai beaucoup aimé les femmes et bien que j’aie vécu à une époque de grande pudeur, j’ai apprécié autant leurs sourires que leurs fesses, leur âme aérienne que leurs profondeurs humides. Une petite pensée pour les sensuelles qui réveilleraient un mort, qu’elles n’hésitent pas à venir me féliciter avant la tombée du rideau. Dommage que Maria Walschots, la mère de mes deux fils, décédée des suites d’une crise cardiaque à la fin de l’automne 1944, ne puisse assister à la représentation. Issue d’une famille d’ouvriers de la ville portuaire d’Anvers, c’était une vraie Flamande. Je l’avais rencontrée au début du siècle dans l’atelier d’un diamantaire où nous travaillions au débrutage des pierres. Qu’elle était belle, avec ses cheveux sombres, soyeux et bouclés, ses yeux bruns pétillants et sa peau mate et douce qui invitait à se perdre entre les monts et les creux de son corps voluptueux. Quelques instants avant de mourir, cette femme qui avait partagé ma couche, a prononcé ces terrifiantes paroles : « Je ne veux pas être enterrée avec les juifs. » Quelle gifle ! J’étais rongé de chagrin et ces mots inattendus venaient me dévorer de remords. J’avais dû lui en faire voir de toutes les couleurs pour que cet être au physique breughélien, au caractère excessif mais sans tabous, refuse d’être grignotée par des asticots philosémites. Maria fut donc ensevelie en terre chrétienne et j’ai décidé de l’y rejoindre. Ma place est d’ailleurs réservée au cimetière communal d’Anderlecht. Je bois du petit-lait à la lecture des lettres et télégrammes de condoléances parvenus à mes enfants, en particulier lorsque Fernand, brillant politicien du
Marianne Sluszny
Le Frère du pendu
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2. En Yiddish, le terme qui possède une connotation négative, désigne la femme non juive.
3. Pain azyme. 4. Aspirine.
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parti socialiste, transmet à Saul un courrier du ministre de l’Intérieur socialchrétien Arthur Gilson. Pourtant, malgré cette minute de gloire, l’anxiété titille ma dépouille. Je crains que des juifs orthodoxes viennent causer du grabuge, pour me faire obtenir, à mon corps défendant, le privilège de me décomposer dans le terreau de la loi mosaïque. Preuve que l’enfer est pavé de bonnes intentions et que les barbus, comme d’autres fanatiques, sont déterminés à sauver les âmes qu’ils estiment égarées. J’ai toujours été un mauvais juif pour les religieux. Outre mon union avec une chikse2 et les deux bâtards sortis du ventre impie, j’ai déserté la synagogue et passé le plus clair de mon existence à palabrer dans la rue, prônant le métissage de l’humanité et l’abolition de la propriété privée. Pourquoi les religieux veulent-ils récupérer mon cadavre ? Mon comportement pendant les dernières années leur a-t-il donné une lueur d’espoir ? La source et l’embouchure du fleuve de la vie ? Je le reconnais, vieil homme, je me suis laissé aller à une forme de régression dans le liquide amniotique des traditions de mon enfance, jouissant du bain des origines jusqu’à ce que l’écume des vagues patriarcales vienne réchauffer ma carcasse d’homme esseulé. J’ai accepté de renouer avec des proches plus traditionalistes que moi et j’ai couvert mon crâne de la kippa pour partager avec eux des repas de Pessah ou de Roch Hachana. Autour de la table, moi, l’ancêtre fragile, j’ai été réchauffé par le partage millénaire et j’ai éprouvé de l’exaltation à écouter les textes sacrés. Mais revenons à mes projets d’avenir. Mon désir de dépasser ma date limite est d’autant plus vif que j’estime que l’on m’a volé mes derniers instants. Il y a cinq jours encore, j’arpentais d’un pas ferme la rue de Fiennes à Anderlecht pour chercher mes journaux et faire les courses. Après un peu de lecture, une petite sieste, quelques discussions politiques avec les voisins, je ressentais dès sept heures du soir le besoin de passer à la vitesse supérieure. J’avais mangé mes matzes 3 avec du beurre et du sel, bu mon thé au citron en faisant du bruit avec mes lèvres tremblotantes (c’était ma manière de jouer au barbon), mâchouillé ma pomme, avalé les cinq comprimés de Véganine 4 que je m’administrais avec d’autant plus de détermination que cela inquiétait mes proches. Je ne pensais plus qu’à regagner mon antre, mon imprimerie, mon univers, ma fierté. N’étant pas dupe de l’accélération de mon compteur intime, je considérais que je n’avais plus un instant à perdre. Délaissant l’appartement où Hélène, ma compagne depuis 1946, tentait de me retenir, je dévalais les escaliers de l’immeuble pour rejoindre le magasin. Je rallumais les lumières, rebranchais les machines, soulagé qu’Abraham Sade, l’associé qui ne me lâchait pas d’une semelle comme si j’étais retombé en enfance, ne soit plus dans mes jambes. Après des regards tendres à la casse et aux caractères d’imprimerie, j’accordais une pensée à mes camarades typographes avec lesquels j’avais tenté de changer le monde, puis je me mettais au travail. Quelle besogne c’était d’imprimer les faire-part du mariage de la fille de Lénine avec le fils de Zinoviev et les cartons
d’invitation des sans-grade, ces êtres de l’ombre qui irradient de l’authentique lumière de l’humanité. Je devais annoncer des mariages et des naissances et je me moquais des règles qui enferment les hommes dans leurs misérables clôtures claniques et sociales. Grâce à mes outils, ma technique et mon sens artistique, je plaidais pour l’union de la fille du fourreur Fienkelstein avec le fils de l’entrepreneur Beyer de Rilke, avisais de la venue du quatrième enfant des Dupont-Lipschitz et organisais, pour accueillir le bébé, une fête exceptionnelle, avec un curé fredonnant des chants yiddish, un rabbin déclamant du Baudelaire, un conseiller laïque récitant une sourate et un pasteur chantant L’Internationale… Régulièrement, Hélène faisait une apparition dans la salle des fêtes. Pourquoi les femmes sont-elles dotées de ce bon sens rabat-joie ? D’autant qu’au fil des heures, sa figure s’allongeait. Ses traits s’affaissaient, son chignon pendouillait et son peignoir était boutonné de travers. Malgré moi, j’éprouvais un sentiment de honte en comparant son allure défaite aux mines réjouies et aux belles toilettes des danseurs qui virevoltaient. Invariablement, vers quatre heures du matin, je rendais les armes et acceptais de me coucher. De toute manière, j’avais rempli mon office et il était temps que les fêtards rentrent au logis, se réfugient dans leur cocon pour apaiser leurs émotions. Je n’ai jamais été rancunier mais j’en voulais à Hélène. Pas de ses intrusions ni de ses soupirs mais de sa façon de me regarder, de côté ou par-dessus ses lunettes, comme si elle se méfiait de moi ou qu’elle avait cessé de m’aimer. Je prenais ma revanche en m’enroulant avec fermeté dans l’édredon et attendais qu’elle se réveille les fesses gelées pour interpréter la scène suivante, celle où je laissais glisser ma carcasse inusable sur le sol. Je recentrais ainsi l’attention sur ma personne mais restais insatisfait. L’inquiétude de l’être aimé ne remplace pas sa passion… Je n’avais pas mesuré les conséquences de mon comportement. Après quelques semaines, mes enfants décidèrent de nous placer dans une maison de repos. C’était le début de la fin. À quoi un être valide peut-il bien employer son temps dans cet espace confiné, en retrait de l’agitation du quotidien ? Peut-on se rétablir dans l’antichambre de la mort ? Les convalescences ne sont-elles pas conçues pour les malades ? Les récréations destinées aux enfants ? Les vacances aux idiots ? Même si je n’oublie pas que celles-ci ont été conquises de haute lutte, ces parenthèses évoquent pour moi l’ennui, l’ennui mortel qui ouvre sur le sommeil infini. Voilà les raisons pour lesquelles je résiste aujourd’hui à l’ineffable.
Marianne Sluszny
Le Frère du pendu
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Claire Wolniewicz
La Dame à la larme
Rita et Adam vivent ensemble avec Félix, leur petit garçon. Adam peint ; son œuvre, hors des sentiers battus, est très appréciée de son galeriste. Après une absence de quelques jours, Adam rentre chez lui vide de désir, d’énergie, de sentiment. L’amour et l’inspiration ont déserté son être. Au même moment, sa grand-mère, Joséphine, décède. À l’enterrement, il revoit Marthe, l’amie d’enfance de Joséphine, qui lui confie les maigres souvenirs d’une vie : photos, lettres, objets… Des phénomènes étranges se manifestent : Adam découvre des toiles qu’il ne se rappelle pas avoir peintes, ne correspondant en rien à
Éditeur : Viviane Hamy Parution : avril 2011 Responsable cessions de droits : Maylis Vauterin maylis.vauterin@viviane-hamy.fr
son style habituel, qui représentent une femme de dos, des scènes offrant les différentes phases d’un meurtre… Les tableaux se multiplient, et il reconnaît enfin le personnage qui revient sans cesse sous son pinceau : c’est Joséphine jeune fille. Il repart alors interroger Marthe, et tenter de retrouver les témoins d’une très lointaine affaire… Qui était Joséphine ? Qui est-il, lui ?… La Dame à la larme permet au lecteur de renouer avec Adam Volladier, personnage d’Ubiquité et d’élucider les origines de son étrange « non-personnalité » tout en démontrant combien les secrets de famille peuvent peser sur la destinée des êtres.
© Louise Oligny/Viviane Hamy
Adam est peintre, et se retrouve en mal d’inspiration. Physiquement épuisé, sa voisine ostéopathe Alice lui débloque le dos et le bras, et c’est ainsi qu’ils se lient d’amitié. Adam et Rita sont désormais séparés. Félix, leur fils de six ans, habite avec sa mère.
Biographie
D’origine polonaise, Claire Wolniewicz est née en 1966. Elle partage aujourd’hui sa vie entre la ville et la campagne. Publications Terre légère, Viviane Hamy, 2009 ; Le Temps d’une chute, Viviane Hamy, 2008 ; Ibiquité, Viviane Hamy, 2005 ; Sainte Rita, patronne des causes désespérées, nouvelles, Finitudes, 2003.
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Des coups discrets frappés contre ma porte, le matin. Allongé dans le canapé, j’avais la veille laissé mon esprit dériver après avoir examiné les toiles de Joséphine. Le sommeil m’avait saisi, emportant très loin mes réflexions, mes questions, les propos de Marthe et mes soucis en général. Engourdi, les vêtements avachis, j’ouvris. Alice se tenait devant moi, sans son chien. — Bonjour, je ne vous dérange pas ? — Du tout, vous voulez entrer ? — Non. J’ai un service à vous demander. Je me suis dit que peut-être… Elle hésitait, embarrassée. — Allez-y. — Ça vous ennuierait de vous occuper de mon chien pendant ces deux jours ? — Vous n’en avez pas besoin ? — Quelqu’un m’accompagne à la gare et une amie me récupère ensuite. Elle possède déjà un chien, mâle comme Hector. Cela risque de poser des problèmes… Je comptais sur un ami pour le garder mais il a eu un empêchement de dernière minute. — Bien sûr. Vous voulez que je le sorte de temps à autre… — Euh, non… Je voulais vous demander de… le garder avec vous… Il n’a pas l’habitude d’être seul.
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Je n’aimais pas particulièrement les chiens mais j’avais envie de lui être agréable. — Bien sûr. — C’est vrai ? Vous êtes sûr ? — Oui. Nous remontâmes chez elle où elle m’expliqua ses habitudes, ce qu’il mangeait. — Vous voulez que je lui parle ? — Si vous en avez envie mais ne vous forcez pas surtout… — Vous partez quand ? — Tout de suite. — Alors… Je pris les gamelles et les croquettes, le paillasson et la laisse pendant qu’elle lui expliquait combien de temps elle partait et à qui elle le confiait. Phrases simples, rassurantes. Elle aurait pu s’adresser intelligemment à un enfant. Sur ce, une amie déboula hors d’haleine, la priant de se dépêcher, elle était garée en double file. Alice nous fit ses adieux, à Hector et à moi, et fila avec sa copine. Le chien la regarda s’éloigner sans bouger puis, quand elle eut disparu, il tourna son regard vers moi dans l’attente de ma décision. Je marchais d’un pas vif, tirant sur la laisse plus souvent que nécessaire. Hector n’était habitué ni à ce rythme ni à cette brutalité. Lorsque mon mouvement était trop violent, il me lançait un regard interrogatif qui me gênait. Je m’excusais, recommençais cinq minutes plus tard. (…) Mon portable sonna. Rita m’indiquait que Félix était d’accord pour venir dormir chez moi. J’avais relancé cette proposition, comptant sur le chien pour atténuer la tension entre nous. Mon fils rêvait d’avoir un animal et nous n’avions pas encore cédé. J’imaginai sa joie en observant Hector renifler une chienne dalmatien… C’était l’heure du déjeuner, j’avais l’après-midi pour m’organiser. Acheter un matelas, des draps, une veilleuse – Félix avait encore peur du noir. Une brosse à dents, un pyjama ? Non, Rita lui préparerait un sac à dos contenant ses affaires. Mais il fallait du lait, des céréales, nettoyer la mezzanine, acheter un petit siège – je mangeais sur la table basse, il avait besoin d’une chaise à sa hauteur. J’entrai dans les magasins qui se trouvaient sur mon trajet. Dans un bazar oriental, je trouvai des veilleuses en forme d’étoile. J’en choisis une rouge, couleur dynamisante peu adaptée au sommeil mais le seul autre coloris disponible était du vert, et ce vert, était un vert affreux, fantomatique pour être sincère. J’y achetai aussi des draps. Dans une autre boutique, je trouvai un repose-pied sur lequel Félix, une fois assis, serait au niveau de ma table
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basse. À chaque fois, j’attachais Hector à un poteau, une barrière, lui expliquais consciencieusement ce que je faisais. Le chien écoutait, s’asseyait sur-le-champ avant l’explication comme s’il avait deviné mes intentions. Devant le magasin où je négociai un matelas d’une personne, je ne pris pas la peine de l’attacher. J’obtins du patron qu’un de ses vendeurs m’aide à porter mon achat jusqu’à l’atelier situé à une centaine de mètres. Lorsque je le priai de surveiller le chien pendant mon absence, il se pencha pour l’examiner. Son visage s’éclaira : — Ah, mais c’est Hector ! — Vous le connaissez ? — Bien sûr. C’est le chien de la dame, l’aveugle. Pas de problème. C’est un très bon chien. Les animaux ouvraient les portes de la communication de façon extraordinaire. Les murs tombaient, les bouches s’ouvraient. Les enfants ne suscitaient pas à ce point cette attention. S’agissait-il plus particulièrement d’Hector ? Un chien portant le nom d’un héros troyen était forcément plus qu’un chien. Je commençai à le regarder d’un autre œil.
Claire Wolniewicz
La Dame à la larme
À dix-huit heures, j’étais prêt. Un quintette de Schubert diffusait son harmonie dans l’atelier imprégné d’eau de Javel. J’y étais allé un peu fort mais je savais que cette odeur rassurerait Rita qui avait requis un minimum de propreté pour l’endroit où son fils dormirait. Sur la mezzanine débarrassée de la presque totalité de ses bactéries, le matelas était paré de draps propres et gais. L’étoile rouge jouxtait l’oreiller. J’avais accroché au plafond un mobile sur lequel d’énormes éléphants bariolés se mouvaient avec grâce. Les placards et frigo contenaient du lait, du jus d’orange, des céréales et de la confiture. Pour ce soir, je comptais me faire livrer le repas que Félix choisirait. Bref, j’avais pensé à tout. Lorsque j’ouvris à Rita, elle ne se précipita pas sur la mezzanine pour vérifier son état de propreté, n’inspecta pas la nourriture contenue dans mes placards. Elle demeura sur le seuil. Ses yeux ne m’évitèrent pas mais conservèrent une distance protectrice. Elle me tendit le sac à dos de Félix. — Il y a son pyjama, un tee-shirt, un slip et des chaussettes propres, sa brosse à dents et son dentifrice. Il y a aussi son cahier de solfège pour demain, le cours est à dix heures. Je te préviens, il est fatigué. Fatigué signifiait qu’à court terme, Félix serait bougon, geignard, taciturne et qu’à plus long terme, il se montrerait chiant. Mais l’enfant qui se traînait vers moi sans même lever les yeux s’immobilisa. — Un chien ! T’as acheté un chien ! — Non, il n’est pas à moi. — On te le prête ? — Pas exactement. On me l’a confié pour quelques jours. — Il est à qui ?
107
— Une voisine, émis-je à voix plus basse, redoutant le regard de Rita. — Il est beau ! Et ces constatations faites, il se précipita vers lui alors que Rita partait. Félix ne vit pas plus la mezzanine, le matelas et ses draps frais, l’étoile rouge qui éclairait le ventre des pachydermes volants, tout ce qu’il vit fut Hector. Hector et ses poils noirs, épais, sa queue longue, ses oreilles tombantes – « Comme elles sont douces ! » Il examina les pattes, les coussinets gris, les tétons – « Il en a plein ! » –, le collier de cuir rouge décoré d’os orange. Il étudia les prunelles chocolat, examina chaque éclat de lumière, passa aux cils, aux gencives, aux dents – « Il en a de drôlement pointues ! » Le chien se laissa toucher partout, accepta de tenir la position couchée sur le dos, consentit à ce qu’on lui souffle dans les oreilles, qu’on tâte ses babines. Craignant une réaction de sa part, je me tenais derrière Félix, prêt à bondir au moindre retroussement de croc ; il n’y en eut aucun, pas un signe d’énervement, rien. Félix était transfiguré. Sa fatigue avait disparu, laissant place à un enthousiasme hors du commun. La discussion à propos du repas fut vite expédiée. Nous allions sortir tous les trois et nous irions aussi loin que le permettait son horaire de dîner. Par chance, le traiteur le plus éloigné était également notre préféré, le Libanais. Notre promenade nocturne fut un enchantement. Marchant d’un pas modéré, d’une fierté absolue, Félix tenait Hector en laisse. — Je pourrai le prendre demain avec moi à la maison ? — Je ne pense pas que ta mère serait d’accord. Et puis sa maîtresse me l’a confié, à moi. — Papa, j’en voudrais un. — Félix, on en a déjà parlé. — Ouais, maugréa l’enfant, vous, vous voulez pas et moi je veux toujours.
Cessions de droits Voici la liste des titres présentés dans les précédents numéros de Fiction France pour lesquels les droits ont été cédés à l’étranger.
Bello Antoine
Cendrey Jean-Yves
Gallimard
Actes Sud
Les Éclaireurs u grec [Polis] u italien [Fazi Editore] u russe [Gelos]
Benchetrit Samuel
Le Cœur en dehors Grasset & Fasquelle
u allemand [Aufbau Verlag]
u chinois (caractères simplifiés) [Shanghai
Abecassis Eliette
Sépharade Albin Michel
u castillan [Les Esfera de los Libros]
u hébreu [Kinneret Publishing House] u italien [Marco Tropea]
Adam Olivier
Des vents contraires Éd. de l’Olivier
u albanais [Buzuku, Kosovo]
u allemand [Klett-Cotta] u italien
[Bompiani] u polonais [Nasza Ksiegamia] Arditi Metin
La Fille des Louganis Actes Sud
u allemand [Hoffmann & Campe] u grec [Livanis] u russe [Ripol]
Astier Ingrid
Quai des Orfèvres
u coréen [Open Book] u croate [Disput] u hongrois [Joszoveg]
u italien [Barbès Editore]
u roumain [Editura Univers]
Bassignac Sophie
Dos à dos JC Lattès
u russe [Azbooka Atticus]
u anglais [The Lilliput Press, Irlande]
u castillan [Alianza] u chinois (caractères
complexes) [Ten Points]
Calmann-Lévy
Le Seuil
u allemand [Knaus/Random House]
u castillan, catalan et basque [Alberdania] u turc [Dogan]
Berton Benjamin
Constantine Barbara
Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom u allemand [Blanvalet] u castillan [Seix Barral] u catalan [Grup 62] u coréen [Munhakdongne Publishing] u hongrois [Könyvmolyképzo Kiado] u italien [Fazi Editore] u russe [Center of Literary Production Pokolenie Publishers]
Alain Delon est une star au Japon
Dantzig Charles
u italien [Nottetempo]
u arabe (droits mondiaux) [Arab Scientific
Hachette
u vietnamien [Nha Nam]
Besson Philippe
Je m’appelle François Grasset & Fasquelle Publishers]
Darrieussecq Marie
Un homme accidentel
Clèves
u allemand [Deutscher Taschenbuch
u allemand [Carl Hanser] u italien [Ugo Guanda Editore] u anglais [Text Publishing, Royaume-Uni et Australie] u suédois [Norstedts]
Julliard
Mon couronnement
u anglais [Tin House Books, États-Unis]
Grasset & Fasquelle
Berest Anne
La Fille de son père
Aubry Gwenaëlle
Mercure de France
Chalandon Sorj
Mon traître
u italien [Mondadori]
Gallimard
Personne
u turc [Everest Publications]
99 Readers] u coréen [Munhakdongne Publishing] u hébreu [Keter Publishing House] u néerlandais [Uitgeverlj Arena] u russe [Astrel Publishing House]
Verlag] u coréen [Woongjin] u polonais [Muza]
u italien [Bompiani]
Honecker 21
Bizot Véronique
Actes Sud
u allemand [Steidl Verlag]
Blas de Roblès Jean-Marie
La Montagne de minuit Zulma
u allemand [Fischer Verlag]
u chinois (caractères complexes)
[Morning Star, Taïwan] u italien [Frassinelli] u néerlandais [Ailantus] u roumain [Trei] u tchèque [Host]
P.O.L
Davrichewy Kéthévane
La Mer Noire
Sabine Wespieser
u allemand [Fischer] u italien [Rizzoli] u néerlandais [Meulenhoff] u suédois [2244]
Decoin Didier
Est-ce ainsi que les femmes meurent ? Grasset & Fasquelle
u allemand [Arche Literatur Verlag]
u castillan [Alianza] u coréen [Golden
Bough Publishing] u italien [Rizzoli]
u russe [Geleos Publishing House]
108
109
Delecroix Vincent
La Chaussure sur le toit Gallimard
u allemand [Ullstein] u coréen [Changbi] u espagnol [Lengua de Trapo]
u grec [Govostis] u italien [Excelsior 1881]
Énard Mathias
Garnier Pascal
Actes Sud
Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants u allemand [Berlin Verlag] u bulgare
u italien [Piemme]
[Prozoretz] u castillan [Mondadori] u catalan [Columna] u chinois [Shanghai Translation Publishing House] u coréen [Bada Publishing] u croate [Profil] u italien [Rizzoli] u néerlandais [De Arbeidespers] u portugais [Dom Quixote, Portugal] u russe [Atticus] u serbe [Geopoetika] u tchèque [Albatros] u turc [Can]
Desarthes Agnès
Énard Mathias
u roumain [RAO] u russe [Fluid]
Des Horts Stéphanie
La Panthère JC Lattès
u grec [Synchroni Orizontes]
Dans la nuit brune Éd. de l’Olivier
u allemand [Droemer Knaur]
u anglais [Portobello, Royaume-Uni
et Commonwealth] Descott Régis
Caïn et Adèle JC Lattès
u espagnol
Despentes Virginie
Apocalyspe bébé Grasset & Fasquelle
u allemand [Berlin Verlag] u anglais
[Serpent’s tail Ltd] u bulgare [Colibri] u danois [Tiderne Skiften] u finnois [Like Publishing Ltd] u hongrois [Nyittott] italien [Einaudi Editore] u néerlandais [De Geus Uitgeverlj] u portugais [Sextante Editora] u roumain [Trei Editura] u suédois [Albert Bonniers Förlag] u tchèque [Host] Deville Patrick
Equatoria Le Seuil
u castillan [La Otra Orilla] u italien [Galaad]
Zone
Actes Sud
u allemand [Berlin Verlag] u anglais [Open
Letter, États-Unis] u castillan [Belacqva/ La Otra Orilla, Espagne] u catalan [Columna, Espagne] u grec [Ellinika Grammata] u hébreu [Xargol] u italien [Rizzoli] u libanais pour la langue arabe [La Librairie Orientale] u portugais [Dom Quixote, Portugal] u serbe [Stylos Art] Fargues Nicolas
Tu verras P.O.L
u hébreu [Babel] u italien [Nottetempo] u russe [Azbooka]
Faye Éric
L’Homme sans empreinte Stock
u bulgare [Pulsio] u slovaque [Ed. VSSS]
Filhol Elisabeth
La Centrale P.O.L
u allemand [Edition Nautilus] u italien [Fazi Editore]
u suédois [Elisabeth Grate Bokförlag]
Flipo Georges
Inassouvies, nos vies
La commissaire n’aime point les vers
u allemand [Diogenes]
u anglais [Felony & Mayhem, États-Unis]
Diome Fatou
Flammarion
Dugain Marc
Une exécution ordinaire Gallimard
u bulgare [Fakel Express] u catalan [Pages] u grec [Kedros] u hébreu [Kinneret]
u italien [Bompiani] u japonais [Kawade
Shobo] u néerlandais [De Geus] u polonais [Sic !] u portugais [Ambav ; Record, Brésil] u roumain [RAO]
110
Éd. de la Table Ronde
u allemand [Blanvalet] u italien [Ponte Alle
Grazie] u russe [Pokolenie]
Garnier Pascal
La Théorie du panda Zulma
u allemand [BTB Verlag] u anglais
(droits mondiaux) [Gallic Books]
Hesse Thierry
Le Bris Michel
Mauvignier Laurent
Lune captive dans un œil mort
Démon
La Beauté du monde
Des hommes
Zulma
u castillan [Duomo, Espagne]
u allemand [Deutscher Taschenbuch
u allemand [BTB Verlag] u anglais
u italien [Fazi Editore]
u italien [Fazi Editore]
(droits mondiaux) [Gallic Books] u italien [Isbn Edizioni]
u norvégien [Agora] u ukrainien [Tipovit]
Éd. de l’Olivier
Joncour Serge
Germain Sylvie
Combien de fois je t’aime
Albin Michel
u chinois [Phoenix Publishing]
L’Inaperçu
u anglais [Dedalus Limited,
Royaume-Uni] u coréen [Munhakdongne Publishing] Ghata Yasmine
Le Târ de mon père
Flammarion
[De Arbeidespers]
Le Jeu du pendu
Giraud Brigitte
u allemand [Ullstein]
u allemand [Fischer Verlag] u italien
[Guanda] u portugais [Platano Editora] Guenassia Jean-Michel
Le Club des incorrigibles optimistes Albin Michel
u allemand [Insel Verlag] u anglais [Atlantic Book Grove Atlantic] u castillan [RBA Libros] u catalan [Edicions 62] u coréen [Munhakdongne Publishing] u croate [Vukovic & Runjic] u grec [Polis] u italien [Mauri Spagnol/ Salani] u néerlandais [Van Gennep] u norvégien [Forlaget Press] u suédois [Norstedts Forlag]
Guyotat Pierre
Coma
Mercure de France
u anglais [Semiotexte, États-Unis] u italien [Medusa]
u russe [Société d’études céliniennes]
Haddad Hubert
Opium Poppy Zulma
u espagnol (droits mondiaux) [Demipage]
Hane Khadi
Des fourmis dans la bouche Denoël
u allemand [Deutscher Taschenbuch
Lesbre Michèle
Kiner Aline
Stock
JC Lattès
Julliard
L’Olympe des infortunes
u italien [Feltrinelli] u néerlandais
Une année étrangère
Assez parlé d’amour
Khadra Yasmina
u coréen [Wisdom House] u russe [Riopl]
u allemand [Ammann Verlag]
u castillan [Siruela] u grec [Melani]
Le Tellier Hervé
Verlag] u anglais [The Other Press, États-Unis] u chinois [Chu Chen Books] u espagnol [Grijalbo/Random House] u grec [Opera] u italien [Mondadori] u japonais [Hayakawa]
u espagnol [Ediciones Destino] u finnois [WSOY] u grec [Kastaniotis] u italien [Marsilio Editori] u portugais [Bizâncio]
Librairie Arthème Fayard
Grasset & Fasquelle
Liana Levi
La Peine Bertrand (de)
Bande-son Éd. de Minuit
u espagnol [Pasos Perdidos, Espagne]
Lalumière Jean-Claude
Le Front russe
Un lac immense et blanc
Éd. de Minuit
Verlag] u anglais [University of Nebraska Press, États-Unis] u chinois [Éd. d’Art et littérature du Hunan] u danois [Arvids] u espagnol [Anagrama] u français (pour l’Algérie uniquement) [Barzakh] u italien [Feltrinelli] u néerlandais [De Geus] Minghini Giulio
Fake Allia
u italien [Piemme]
Monnery Romain
Sabine Wespieser
Libre, seul et assoupi
uniquement]
u castillan [Grijalbo] u catalan [Rosa dels Vents] u espagnol [Grijalbo, pour le castillan et le catalan] u néerlandais [Nijgh & Van Ditmar]
u français [Héliotrope, Québec
Lindon Mathieu
Mon cœur tout seul ne suffit pas P.O.L
Au diable vauvert
Monnier Alain
u néerlandais [Ailantus]
Notre seconde vie
Luce Damien
u allemand [Ullstein]
Le Chambrioleur
Éd. Héloïse d’Ormesson
u allemand [Droemer Knaur]
Flammarion
Nahapétian Naïri
Qui a tué l’Ayatollah Kanuni ? Liana Levi
Le Seuil
u espagnol [Alianza] u néerlandais [Querido] u suédois [Sekwa] u ukrainien [ECM Media]
u catalan [La Campana] u grec [Scripta]
NDiaye Marie
P.O.L
Malte Marcus
Gallimard
Blessing] u anglais (droits mondiaux) [Other Press] u bulgare [Altera/Delta Entertainment] u castillan [Destino] u catalan [Aleph/Empuries] u chinois [Sichuan Literature and Art Press] u coréen [Minumsa] u croate [Skolska Knijga] u hongrois [Mandorla] u italien [Ugo Guanda Editore] u lituanien [Baltos Lankos] u néerlandais [Van Gennep] u russe [Azbooka/Atticus] u serbe [Akademska Knjiga] u tchèque [Euromedia]
Zulma
Prix Goncourt 2009 : 28 contrats de cessions signés à travers le monde
u polonais [Albatros] u turc [Pupa]
Ollagnier Virginie
du Vietnam]
Liana Levi
Le Dilettante
u castillan [Libros del Asteroide]
Lapeyre Patrick
La vie est brève et le désir sans fin u albanais [Toena] u allemand [Karl
Lê Linda
In memoriam
Christian Bourgois
u allemand [Amman]
Majdalani Charif
Caravanserail u allemand [Knaus/Random]
Garden of Love u espagnol [Paidos] u italien [Piemme] u vietnamien [Les Éditions littéraires
Mattern Jean
De lait et de miel Sabine Wespieser
u croatie [Fraktura] u grec [Hestia]
u hongrie [Magveto Kiado] u italien
[Giulio Einaudi] u roumain [Polirom]
Trois femmes puissantes
L’Incertain
u italien [Piemme]
Ovaldé Véronique
Et mon cœur transparent Éd. de l’Olivier
u albanais [Toena] u anglais [Portobello, Royaume-Uni] u coréen [Mujintree] u italien [Minimum Fax]
Pagano Emmanuelle
Les Mains gamines P.O.L
u allemand [Verlag Klaus Wagenbach]
u français [NEAS, Sénégal]
111
Page Martin
Peut-être une histoire d’amour
Révay Theresa
Tous les rêves du monde Belfond
Éd. de l’Olivier
u allemand [Der Club Bertelsmann]
États-Unis] u coréen [Yolimwon] u grec [Patakis] u italien [Garzanti] u portugais [Rocco, Brésil] u roumain [Humanitas] u russe [Astrel/Ast] u serbe [Nolit]
u hongrois [Athenaeum] u polonais
u allemand [Thiele] u anglais [Viking,
Pancol Katherine
La Valse lente des tortues Albin Michel
u allemand [C. Bertelsmann] u bulgare
[Colibri] u castillan [La esfera de los libros] u catalan [Edicions 62] u chinois (caractères complexes) [Business Weekly] u chinois (caractères simplifiés) [Thinkingdom] u coréen [Munhakdongne Publishing] u danois [Bazar Forlag] u finnois [Bazar Kustannus Oy] u italien [Baldini Castoldi Dalai Editore] u japonais [Hayakawa Publishing] u néerlandais [WPG Belgie NV] u norvégien [Bazar Forlag] u polonais [Sonia Draga] u portugais [A esfera dos livros] u russe [Astrel] u suédois [Bazar Forlag] u tchèque [Jota s.r.o] u turc [Pegasus Yayinlari] Provost Martin
Bifteck Phébus
u anglais [Whereabout Press, États-Unis] u espagnol [Demipage] u roumain [Nemira]
Raoul-Duval Jacqueline
u espagnol [Circulo de Lectores]
[Swiat Ksiazki] u portugais [Circulo de Leitores] u russe [Family Leisure Club] u serbe [Alnari] u tchèque [Euromedia] u ukrainien [Family Leisure Club]
Bambi Bar Éd. de Minuit
u grec [Agra] u roumain [Bastion Editura]
Ravey Yves
u polonais [Czarne] u russe [Text]
Rolin Olivier
u coréen [Agora] u italien [Il Saggiatore]
112
Guerre sale
u anglais [MacLehose Press] u italien [Mondadori]
Toussaint Jean-Philippe
u allemand [Frankfurter Verlaganstalt]
u chinois (caractères simplifiés) [Shanghai
99 Readers] u italien [Barbès] u portugais [Sextante]
Éd. de Minuit
u anglais [Dalkey Archive Press, États-
Verticales
Unis] u chinois (caractères simplifiés) [Éd. d’Art et de littérature du Hunan] u chinois (caractères complexes) [Aquarius, Taïwan] u espagnol [Anagrama editorial] u galicien [Glaxia] u italien [Barbes editora] u néerlandais [Prometheus/Bert Bakker]
Roux Frédéric
Fakirs
Grasset & Fasquelle
u allemand [Ullstein] u anglais [MacLehose Press, Royaume-Uni] u finnois [Wsoy] u italien [Einaudi] u turc [Dog ˇ an Kitap]
Rosenthal Olivia
Que font les rennes après Noël ? u italien [Nottetempo]
L’Hiver indien
u chinois (caractères complexes)
[Ye-ren, Taïwan] u grec [Papyros]
Le Village de l’Allemand
u allemand [Merlin] u anglais [Europa Editions, États-Unis ; Bloomsbury, Royaume-Uni] u bosniaque [B.T.C Sahinpasic] u catalan [Columna] u danois [Turbine] u espagnol [El Aleph] u grec [Polis] u hébreu [Kinneret] u italien [Einaudi] u néerlandais [De Geus] u polonais [Dialog] u serbe [IPS Media II]
Stock
Stock
u russe [Ripol] u turc [Can Yayinlari]
u allemand [Berlin Verlag]
Le Seuil
u allemand [Kunstmann Verlag]
Cendrillon
u hébreu [Hakibutz Hameucad]
La Vérité sur Marie
Schwartzbrod Alexandra
Reinhardt Éric
u espagnol [Ediciones Casus Belli]
Un chasseur de lions
Enlèvement avec rançon Éd. de Minuit
u coréen [Hyundaemunhak]
Viviane Hamy
u allemand [Berlin Verlag]
Gallimard
Ravey Yves
u chinois [Shanghai 99 Readers]
P.O.L
u anglais [The Other Press, Royaume-Uni
et États-Unis] u estonien [Eest Raamat]
u allemand [Karl Blessing Verlag]
Sylvain Dominique
Sansal Boualem
u russe [Text]
Flammarion
Rolin Jean
Un chien mort après lui
Kafka, l’éternel fiancé Flammarion
Seksik Laurent
Les Derniers Jours de Stefan Zweig
Adieu Jérusalem
u croate [Hena Com] u hongrois [Ulpius Haz Könyvkiado] u italien [Leone Editore] u turc [Can]
Varenne Antonin
Viviane Hamy
Viel Tanguy
Paris-Brest Éd. de Minuit
u allemand [Wagenbach] u espagnol
[Acantilado] u italien [Neri Pozza]
u néerlandais [De Arbeiderspers]
Winckler Martin
Le Chœur des femmes P.O.L
u espagnol [Akal] u russe [Ripol-Classic]