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INSTITUT DES HAUTES ÉTUDES DE DÉFENSE NATIONALE Service communication - contact : 01 44 42 54 15 1 place Joffre – Paris VIIe www.ihedn.fr
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R O N DE E L B TA MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET EUROPÉENNES
© Reuters – Amr Abdallah Dalsh, Goran Tomasevic – 2011
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Sommaire 3
Dossier la Croix La France et le Printemps arabe
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Accueil Vice-amiral d’escadre Richard Laborde Directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et de l’Enseignement militaire supérieur (EMS)
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La transition démocratique en Tunisie Professeur Yadh Ben Achour Président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Tunisie)
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Tableau comparatif des transitions et des crises Animation Jean-Christophe Ploquin Rédacteur en chef adjoint de la Croix
Joseph Bahout Maître de conférences à l’IEP de Paris, consultant permanent à la direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), spécialiste du Moyen-Orient, chargé de mission à l’Académie diplomatique internationale
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Bassma Kodmani Chargée de mission au centre national de la recherche scientifique (CNRS), chercheur associé au Ceri (Sciences-Po), directrice de l’Initiative arabe de réforme
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Fareed Yasseen Ambassadeur de la République d’Irak en France
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Ondes de choc (Israël, Sahel, Caucase, Asie centrale) et effets sur l’arc de crise ? Animation Michel Foucher Directeur de la formation, des études et de la recherche à l’IHEDN Christian Lechervy Directeur adjoint de la prospective au MAEE
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Elie Barnavi Ancien ambassadeur d'Israël en France, directeur scientifique du musée de l'Europe à Bruxelles
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Interventions militaires et légitimité politique
Ancien ministre des Affaires étrangères d’Afghanistan
Contre-amiral James G. Foggo, III Deputy Commander, 6th Fleet Director of Operations, Intelligence (N3), US Naval Forces Europe-Africa Commander, Submarine Group Eight Commander Submarines, Allied Naval Forces South
Réponses françaises et européennes, options et doctrine
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Joseph Maïla Directeur de la prospective au MAEE
« Crises et transitions
dans le monde arabe »
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ncrée dans l’actualité, la table ronde "Crises et transitions dans le monde arabe" s’est tenue le 13 mai 2011 à l’amphithéâtre Foch de l’École militaire. Elle a été organisée par l’IHEDN et la direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères et européennes, et le quotidien La Croix s’y est associé. Elle a été introduite par M. Yadh Ben Achour, président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution en Tunisie. La table ronde a permis d’analyser les mutations politiques et culturelles en cours dans la région. Le paradigme d’autorité est en voie de transformation avec l’ébranlement des deux fondements que sont le nationalisme et la tradition. La société arabe se fragmente : envisagée hier sous le prisme communautaire, elle apparait comme une société civile à qui l’Occident doit désormais s’adresser comme un interlocuteur à part entière. Un acteur qui pourrait savoir réguler la place de l’islam en son sein. En Tunisie et en Égypte, les mouvements regroupent les mêmes catégories sociales et portent le même type de revendications. En Libye, a été appliqué pour la première fois le principe de responsabilité de protéger. En Israël, la transition arabe met en danger la construction stratégique élaborée depuis 30 ans avec l’Égypte et la Jordanie, tout en offrant des opportunités de règlement politique. Ces crises et transitions conduisent à rebâtir une politique française et européenne en direction du monde arabe, notre voisin.
MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET EUROPÉENNES
Vendredi 13 mai 2011
SUHAIB SALEM/REUTERS
La France et le printemps arabe
Benghazi, Libye, le 11 mars. Un grand drapeau français,au côté de celui de la rebellion, couvre le dernier étage d'un petit immeuble de la ville au cours d'une manifestation anti-Kadhafi.
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Forum&débats
La France souhaite retrouver les premiers rôles dans le monde arabe. Prise de court par le renversement du régime Ben Ali à Tunis, puis par la chute du président égyptien Hosni Moubarak, elle a en revanche précipité l’intervention militaire internationale contre les troupes du colonel Kadhafi en Libye. L’attentat de Marrakech, qui a tué 8 Français le 28 avril, a en outre rappelé qu’elle figurait parmi les cibles du terrorisme djihadiste. Depuis plusieurs semaines, Paris a envoyé des signaux importants, notamment une offre de dialogue aux mouvements islamistes rejetant la violence. La France marque aussi une
la Croix
Vendredi 13 mai 2011
volonté d’initiative au Proche-Orient, où le ministre des affaires étrangères Alain Juppé va se rendre. C’est sous son patronage que se déroule aujourd’hui un colloque à l’Institut des hautes études de défense nationale (Ihedn), intitulé Crises et transition dans le monde arabe, dont La Croix est partenaire. Quatre des intervenants s’expriment ici.
Jean-Christophe PLOQUIN
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Vendredi 13 mai 2011
PAROLES
YADH BEN ACHOUR Président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique (1) en Tunisie
« Se montrer généreux » « L’économie tunisienne est quasiment à l’arrêt. Le chômage atteint des proportions hallucinantes. Les grèves se succèdent. Le tourisme est en panne. La situation sécuritaire est préoccupante. Comme dans toutes les révolutions, les forces contre-révolutionnaires sont à l’œuvre pour maintenir un climat d’insécurité. La Tunisie est fragile et instable. Les soutiens financiers seraient d’un grand apport pour passer ce cap difficile. Mais il ne faudrait surtout pas que, comme ont l’entend ici ou là, le retour à l’ordre et à la sécurité soit une conditionnalité de l’aide internationale. C’est l’inverse, ces aides devraient nous permettre de surmonter ces problèmes. L'Union européenne, les États, les organisations internationales devraient, osons le mot, se montrer généreux, sous forme de prêts et de dons. Il est temps de passer aux actes, de concrètement soutenir la transition démocratique en Tunisie. En dépit des obstacles, cette transition progresse. La loi électorale a été adoptée. Reste à résoudre les questions logistique, technique et financières pour la tenue des élections du 24 juillet. Là aussi, la coopération internationale pourrait donner un coup de pouce décisif : des élections que l’on organise pour la première fois sont très coûteuses. J'ajoute que la Tunisie hérite de la situation libyenne. Elle accueille sur son territoire plus de 200 000 réfugiés qu’elle nourrit et soigne dans ses hôpitaux débordés. Les Tunisiens ne comprennent pas comment ils arrivent à subvenir aux besoins de ces réfugiés alors que l’Europe grince des dents pour 25 000 réfugiés qui arrivent à Lampedusa. » RECUEILLI PAR MARIE VERDIER (1) Vient de paraître La Deuxième Fâtiha, l'Islam et la pensée des droits de l'homme, PUF, 194p., 18e.
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Vendredi 13 mai 2011
AMIRAL RICHARD LABORDE, nationale (IHEDN)
directeur de l’Institut des hautes études de défense
Prévenir ou juguler les crises La guerre a-t-elle encore un sens ? Quel est le bien-fondé de l’emploi de la force ? Après une période d’espoir de distribution des dividendes de la paix, on reparle de menace, mais celleci est plurielle et se pare de toute l’imprévisibilité des risques auxquels elle se conjugue. Inédite, la situation actuelle bouleverse la « philosophie de la guerre » et rend caduc les schémas hérités de la « paix belliqueuse ». À l’évidence source de progrès et d’intégration, la mondialisation présente aussi un versant négatif, voire imprévisible et chaotique. Afin de ne pas subir les effets de cette incertitude et de demeurer l’acteur de sa propre liberté, la France a modifié sa politique pour garantir sa sécurité et assurer la défense de ses intérêts. Fondée sur de nouveaux principes, la stratégie de sécurité nationale a pour objectif de parer aux risques et menaces de toute nature susceptibles de porter atteinte à la vie de la Nation. Elle associe, sans les confondre, la politique de défense dans sa totalité, la politique de sécurité intérieure et de sécurité civile, pour partie, ainsi que la politique étrangère et la politique économique. Inscrivant leurs actions dans le cadre de ce nouveau paradigme, les armées ont adapté leur concept d’emploi. À l’évidence la guerre présente de nouveaux visages. Sa forme n’est plus singulière, les conflits violents dans lesquels nous sommes engagés ne répondant que peu à l’architecture westphalienne. Mais dans le même temps, notre monde de puissances relatives en pleine restructuration connait ou envisage des conflits interétatiques. Si l’Europe désarme, le
monde réarme. C’est pourquoi le Livre blanc définit-il les voies et moyens pour gérer cette nouvelle conflictualité et retient-il la plausibilité d’une guerre entre Etats comme structurante, dans un principe de réalisme politique et de sûreté stratégique. La stratégie militaire embrasse donc un large spectre de missions qu’il s’agisse de contribuer à la protection des concitoyens et des intérêts nationaux, de participer à la stabilité internationale ou de posséder la capacité à pouvoir faire face à une aggravation brutale de la situation internationale. Aujourd’hui, dans les espaces sous souveraineté nationale comme dans les espaces internationaux, les armées contribuent à des objectifs essentiels de sécurité ne renvoyant pas nécessairement à un adversaire militaire. C’est notamment le cas de Vigipirate ou de la lutte contre la piraterie. Elles sont engagées quotidiennement au titre des postures permanentes de dissuasion et de sécurité ainsi que dans des déploiements et des missions de combat à l’extérieur des frontières (Afghanistan, Côte d’Ivoire, Lybie,…).
Une politique de défense est une défense au service d’une politique et nécessaire à son exécution. La France s’assigne ainsi une mission exigeante, conforme à ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, celle de prévenir ou juguler les situations de violence que l’on dénomme « crises », parfois lointaines, pouvant directe-
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ment ou indirectement la concerner. L’action militaire y est résolument articulée avec le droit international et les résolutions du Conseil de sécurité (1386, 1975, 1973,…). Cette action vise à établir les fondations nouvelles nécessaires à l’atteinte de l’objectif stratégique par d’autres instruments politiques. Toutefois, si la manœuvre de coup d’arrêt à la violence n’entraîne pas le succès stratégique de l’intervention, sa faillite est synonyme d’échec politique. En 1991, la résolution de la guerre du Golfe annonçait l’ère d’un « nouvel ordre mondial ». Depuis lors, de nombreuses interventions ont présenté un trait commun, la place prise par la « morale » dans leur justification et leur conduite. Vingt ans après, la résolution 1973 élargit la responsabilité de la communauté internationale à protéger des populations et des zones civiles menacées d’attaque. Sommes-nous au début d’une nouvelle ère de sécurité collective ? La réponse est de l’ordre du politique qui seul donne à l’action militaire tout son sens. En effet, la défense n’est pas une finalité en soi. Une politique de défense est une défense au service d’une politique et nécessaire à son exécution. Fidèle à sa posture stratégique, la France demeure aujourd’hui une puissance militaire complète dont l’outil lui garantit, pour paraphraser le chef d’étatmajor des armées, une assurance vie, il s’agit de la dissuasion ; une assurance-maladie, il s’agit de la protection de nos concitoyens ; une assurance multirisque, il s’agit de la protection de nos intérêts, mais aussi de nos valeurs, où qu’ils soient menacés.
Vendredi 13 mai 2011
JOSEPH MAÏLA, directeur de la prospective au ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE)
De la paix en Méditerranée Comme tous les grands bouleversements, les révoltes qui traversent le monde arabe ne peuvent laisser indifférents les pays alentour. Plus que tout autre pays la France est concernée. Les liens qui l’unissent au monde arabe sont multiples. L’indifférence est alors impensable. Mais l’histoire est trop proche avec son passé de domination, tumultueux. L’ingérence est dès lors impensable. Comment comprendre que dans ce contexte difficile, la France, avec d’autres Etats, peu nombreux en Europe voire en Occident au départ, ait eu un comportement d’entrainement ? La réponse n’est pas simple. Car elle ne relève pas d’un seul ordre d’explication. La position de la France repose d’abord sur l’intelligence des mouvements en cours. Cette compréhension ne fut pas immédiate. La peur de voir des positions acquises déstabilisées autant que l’incompréhension face à des bouleversements à l’œuvre ont empêché une intelligence rapide du sens du changement. En réalité, au-delà de leur caractère multiforme, mêlant une révolte contre des situations d’oppression, d’injustice et de dictature d’une part et des revendications de liberté, de réalisation de soi et de dignité, les révolutions arabes signent tout d’abord le sens d’une histoire retrouvée, une histoire opérée par ses propres acteurs. Cette autonomie en construction des sociétés arabes est, certes, grosse de toutes les incertitudes. Si elle exprime un idéal universaliste, caractéristique de toutes les émancipations politiques, elle reste sans
modèle sociétal. Ce sur quoi elle peut déboucher demeure largement indéterminé. Ses acteurs ne sont pas identifiés, même si comme parti organisé, bien que combattu, les groupes islamistes bénéficient d’une rente de situation et de quelques longueurs d’avance de mobilisation. En dépit de ces aléas et de ces dangers potentiels, il reste qu’un mouvement irrépressible de changement, à fort potentiel démocratique, a été enclenché. Il faut l’accompagner à la fois comme force de transformation sociale et comme facteur de restructuration de l’ordre régional.
À l'occasion des révoltes arabes, un principe a tendu à s'imposer : la « responsabilité de protéger », qui s'est imposée comme un impératif nouveau. Il y va de la paix en Méditerranée qui est aussi l’Europe du sud. De plus, à l’occasion des révoltes arabes, un principe a tendu à s’imposer : la « responsabilité de protéger », un impératif nouveau. Les Objectifs du Millénaire pour le Développement, votés par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 2005, en font mention. Il apparaît comme une prescription faite aux Etats de protéger les populations civiles qui vivent sur le sol national. Si l’Etat est incapable de mener à bien cette tâche, parce qu’il s’est effondré ou alors parce qu’il combat sa propre population,
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alors la communauté internationale doit se substituer à lui pour mener à bien la protection des civils. Ce principe figure dans le préambule de la résolution 1973 qui a permis à la France d’obtenir, au Conseil de sécurité, l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne en Libye et de protéger les civils « par tous les moyens nécessaires ». Il ne s’agit pas d’un contournement du principe de souveraineté mais bien d’une compréhension en profondeur de sa finalité, à savoir qu’il incombe à l’Etat, et à l’Etat seul, du fait de sa mission propre de protéger ses propres citoyens. Toutefois, lorsque l’Etat est défaillant, il appartient à la communauté internationale de se subroger à lui. Enfin, comment ne pas voir que dans l’espace public commun des libertés qui s’élargit en Méditerranée, les Etats des deux rives sont appelés à tisser les liens d’une nouvelle solidarité ? Les tensions nées de la pression migratoire de même que le souci d’une sécurité commune doivent trouver leur solution dans un cadre renouvelé de concertation et de coopération. Le temps et l’occasion ne sont-ils pas dès lors bienvenus pour refonder le projet d’une Union pour la Méditerranée qui soit, par delà ses finalités économiques et sociétales, un lieu d’approfondissement du lien de culture et de civilisation unissant les deux rives ? Et qui soit également, pour celles des sociétés qui le souhaitent selon le rythme de leur éveil au souci démocratique, un espace de partage des préoccupations du monde qui soudainement s’est ouvert.
Vendredi 13 mai 2011
MICHEL FOUCHER, géographe et diplomate, directeur de la formation, des études et de la recherche à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN)
Les Européens ne peuvent pas tout La diplomatie parfaite n’existe pas. Dans le monde arabe, face à des situations politiques instables et différenciées mais en forte résonnance, les Européens ont une prise réduite même si ça se passe dans leur voisinage. Les leviers d’action ne sont pas innombrables et l’histoire récente impose une certaine prudence. Les situations de crises et de transitions sont multiples. La Tunisie est de nouveau pionnière dans la réforme. L’Egypte sunnite retrouve sa centralité géopolitique : en favorisant un accord inter-palestinien, sous la pression d’une société civile sensible à la cause palestinienne, Le Caire veut faire reculer l’influence iranienne, qui gagne depuis trente ans au Proche Orient. Israël débat de l’opportunité d’avancer sur la voie d’un règlement. La question palestinienne n’est pas le facteur central de la géopolitique orientale mais elle garde une force symbolique intacte chez les jeunes démocrates arabes. En Syrie, la résistance de la minorité alaouite est renforcée par l’alliance iranienne, récusée par l’Arabie saoudite, observée par la Turquie qui n’y peut rien non plus. Le clivage entre sunnites et
chiites est l’un des moteurs de ces crises ; l’autre est l’aspiration à une ouverture démocratique mais avec le risque d’accentuer les contradictions entre minorités et majorités. Les Druzes et les chrétiens syriens, ultra minoritaires, soutiennent le pouvoir d’Al Assad. Une véritable reconfiguration du Proche et du Moyen-Orient est en cours, à l’issue incertaine. Qu’y voulons-nous ? Une Arabie saoudite stable et en réforme graduelle ; un accord de paix israélopalestinien garanti par Washington et Bruxelles ; un dialogue global avec une Egypte au centre du jeu ; une consolidation démocratique en Tunisie ; un activisme iranien en repli et un cessez-le feu en Libye.
L’avenir prévisible passe par des régimes de transition. De quels outils diplomatiques disposent la France, ses partenaires et l’Union Européenne en tant que telle ? D’abord d’une réelle capacité d’analyse de l’histoire en train de se faire, au-delà de l’inexacte référence au précédent européen de 1989-1991 comme clé d’explication alors que le contexte géo-
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politique n’a rien de commun. Ensuite d’une capacité économique à assister la transition démocratique en Tunisie - les dockers de Marseille ont-ils pensé que les entreprises tunisiennes ont besoin d’un flux ininterrompu d’échanges ? En Syrie, c’est la voie des sanctions ciblées qui a été retenue. Pour la future Palestine, c’est le levier d’un projet de conférence de la paix, proposé par Paris pour donner sens à une éventuelle reconnaissance de l’Etat lors de l’assemblée générale de l’ONU en septembre prochain. En Libye c’est pour l’instant le levier militaire qui a stoppé une contre-offensive meurtrière mais qui ne suffit plus face aux faiblesses d’une opposition mal connue et mal organisée. La France sait mobiliser ces différents leviers mais nous ne sommes plus à l’époque des mandats même si la gestion de leur héritage n’est pas encore soldée. L’avenir prévisible passe par des régimes de transition, dans le meilleur des cas. Assurons-nous que Washington partage cette perspective. Pragmatisme à court terme et vision à long terme sont de solides atouts pour inspirer une action extérieure réaliste.
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Accueil
Vice-amiral d’escadre Richard Laborde
Directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et de l’Enseignement militaire supérieur (EMS)
L
e vice-amiral d’escadre Richard Laborde, directeur de l’IHEDN et de l’EMS a ouvert le 13 mai 2011 à l’Ecole militaire à Paris, la table ronde "Crises et transitions dans le monde arabe" organisée par l’Institut avec la direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), avec la participation du quotidien la Croix.
Nations unies limite cette responsabilité aux populations et aux zones civiles menacées d’attaques. Cette limitation est-elle une force ou une faiblesse ? Dans d’autres situations, la France préconise une politique ferme de sanctions. Si la liberté apparait aujourd’hui comme la première aspiration des peuples en terre musulmane, assistons-nous à l’illustration de l’aspiration universelle aux droits de l’homme ? Autant de jalons lancés pour comprendre ces événements et leur onde de choc hors du monde arabe.
Il a observé en préambule que la démocratie n’est ni un produit d’importation, ni une modalité politique réservée aux sociétés occidentales.
Après une introduction sur la transition démocratique en Tunisie, la table ronde s’est déroulée en quatre parties. Tout d’abord une analyse comparative des transitions et des crises ; ensuite une intervention sur les interventions militaires et la légitimité politique ; puis des points de vues régionaux sur les ondes de choc et leurs effets sur l’arc de crise ; et enfin les réponses françaises et européennes, ainsi que les options et la doctrine retenues.
Le monde arabe n’est pas uniforme, même s’il agit comme une chambre d’écho du fait de références historiques et culturelles partagées. Cette diversité de situations induit des réponses différenciées. En Libye, la France a pris l’initiative de mettre en œuvre, par l’emploi de la force, le principe de la responsabilité de protéger. L’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des
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La transition démocratique en Tunisie Professeur Yadh Ben Achour
Président de l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Tunisie)
L’histoire était au rendez-vous
ce qui pourrait rappeler le mauvais souvenir du gouvernement absolu. Il serait prétentieux et dénué de sens historique de vouloir prédire l’avenir, il est en revanche possible d’espérer, mais seulement d’espérer, l’instauration d’un régime démocratique. La seule certitude qui peut être avancée est que rien ne sera plus comme avant janvier 2011. Alors que des suicides comme l’immolation de celui de Mohamed Bouazizi ont eu lieu auparavant, notamment l’an dernier à Monastir, cette fois-ci l’histoire était au rendez-vous. Pourquoi ? Cela fait partie des mystères de l’histoire…
La révolution tunisienne est une expérience assez rare dans l’histoire. Celle d’une révolution spontanée, sans direction, sans organisation et sans planification qui a réussi à mettre à bas l’une des dictatures les plus solides, qui a duré 23 ans et qui avait tout pour durer encore. Durant ces 23 années, la société civile tunisienne a été condamnée à une sorte de coma, dont elle n’est pas sortie indemne. Cette révolution envoie un message de liberté, de démocratie, d’appel à l’état de droit, d’appel à une rupture radicale avec tout
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La révolution est sortie de l’instinct du peuple
La société est fragilisée, elle doit être traitée par "un gouvernement médecin" pas par "un gouvernement gendarme"
Au cours de cette révolution, les slogans ont porté sur la liberté, l’état de droit, la démocratie, le pluralisme, le constitutionnalisme, l’authenticité des élections. Personne n’a émis de slogans religieux. L’idéologie des partis islamistes est restée totalement à l’écart. Le cri d’un peuple est clair : les Tunisiens veulent un régime qui rompe avec les codes de la dictature, un régime démocratique. Cette révolution a pour particularité de ne pas avoir de dirigeant. Elle est sortie de l’instinct du peuple. Elle a eu des répercussions jusqu’en Chine.
Cette confrontation avec l’ordre ancien peut être illustrée par l’affaire de l’article 15 de la loi électorale adoptée par l’instance présidée par M. Ben Achour. L’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique est une sorte de mini-parlement de 155 personnes dotées d’une psychologie de combattants/résistants après les années de prison et la torture endurées. L’article 15 de la loi électorale visait à interdire aux responsables du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, le parti du président déchu Ben Ali au pouvoir pendant 23 ans), pas aux militants, ni à la base, de se présenter aux élections. Cela concerne environ 10 000 personnes. La durée de 23 ans d’exercice a été jugée excessive et le gouvernement a été taxé de chercher à protéger le RCD. En conséquence, la période a été ramenée à 10 ans d’exercice. Ceci montre le manque de confiance et de sérénité de cette société qui doit être traitée par un "gouvernement médecin" et non pas par un "gouvernement gendarme". C’est une société fragilisée qu’il faut traiter avec le maximum de consensus, de solidarité, d’unité nationale pour arriver à une Assemblée constituante qui rétablisse la légitimité et qui apaisera la population. En conclusion, M. Ben Achour s’est déclaré optimiste, rappelant que d’autres pays comme l’Espagne, le Portugal ou les pays d’Europe centrale et orientale ont également connu des transitions démocratiques.
Mais l’ordre ancien résiste. À l’heure actuelle, une immense confrontation se déroule entre l’ordre nouveau que les Tunisiens saisissent par la pensée et l’ordre ancien de la réalité des institutions : l’administration, la justice, l’université, la police…
Pas une transition démocratique, mais une transition vers la démocratie La société tunisienne est aujourd’hui caractérisée par une totale absence de confiance. Or, la confiance entre le gouvernement et le peuple est le nerf et le secret de la démocratie. Si jamais intervient un divorce entre le gouvernement et le peuple, le peuple aura le dernier mot avec les élections. C’est pourquoi il ne s’agit pas de transition démocratique mais d’une transition vers la démocratie. Mais la transition elle-même n’est pas démocratique. Elle ne peut pas l’être du fait de cette défiance populaire vis-à-vis du gouvernement, des partis politiques, de l’administration ancienne. La seule institution qui soit demeurée au dessus de tous soupçons, c’est l’armée car elle a refusé de tirer sur le peuple. Elle bénéficie donc d’un immense prestige. 11
Tableau comparatif des transitions et des crises 12
Joseph Bahout
Maître de conférences à l’IEP de Paris, consultant permanent à la direction de la prospective du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), spécialiste du Moyen-Orient, chargé de mission à l’Académie diplomatique internationale
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ne typologie des révolutions arabes distingue trois modèles. Le premier, celui des révolutions tunisienne et égyptienne consiste en des révolutions abouties ou des coups d’État militaires réussis, car on peut se demander si les révolutions populaires auraient réussi sans le coup d’estocade portée par les armées des deux pays. Le deuxième, celui de la Libye, voire du Yémen, est formé de situations de rébellion qui risquent de s’enliser et mener à des guerres civiles ou des séditions longues. Enfin le troisième, pour la Syrie et éventuellement Bahreïn, relève de répressions brutales de la part de régimes qui gardent un ressort pour s’en sortir. Ces mouvements risquent aussi de s’enliser et de devenir des guerres civiles.
urbaines et de quartier. Les prochains défis seront le passage de cette société communautaire à une société civile et d’une mobilisation de la société à une structuration en partis politiques. Le poids du régional demeure. La demande de dignité n’est pas confinée à la sphère individuelle. C’est une demande de respect en tant que citoyen, mais aussi de dignité collective, de dignité des peuples. Donc la question palestinienne revient dans le paysage. De même, en Syrie, des slogans dénoncent la trop grande étroitesse du lien entre le régime de Damas et celui de Téhéran. Par ailleurs, les révolutions font réapparaitre les trois grands ensembles géographiques régionaux que sont le Maghreb avec sa dynamique propre, le Golfe avec le Conseil de coopération du Golfe qui apparait comme un club de têtes couronnées et le Machrek avec la Syrie. En termes de prospective, de nouveaux équilibres devraient émerger entre les quatre pôles traditionnels du monde arabe que sont Riyad, Bagdad, Le Caire et Damas. La question se pose de savoir si l’Arabie saoudite jouera le rôle d’une force contre-révolutionnaire ou bien si elle aidera au contraire à la sortie de crise par un soutien financier.
Les acteurs à analyser sont d’abord les acteurs traditionnels. Le premier est l’appareil militarosécuritaire, son rôle, sa nature, sa sociologie interne et son rapport avec l’État, en Tunisie et en Égypte notamment, en se demandant si l’on se trouve à la fin d’un cycle prétorien, à sa recomposition, ou bien à une sorte de néo-prétorianisme. Le second acteur traditionnel est l’islam qui pourrait se traduire non pas par une poussée salafiste ou au contraire une période postislamiste, mais plutôt entrer dans une phase néo-islamiste. Le nouvel acteur est d’autre part la société civile. En arabe un même mot désigne société civile et société communautaire, c’est-à-dire ce qui n’est ni l’État, ni le militaire, ni le religieux, mais ce qui relève des liens tribaux, de la famille, des relations
À l’avenir, il conviendra enfin d’observer l’évolution du puissant couple non arabe turco-iranien et de suivre avec attention le conflit de moins en moins latent entre le monde sunnite et le monde chiite.
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Bassma Kodmani
Chargée de mission au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), chercheur associé au Ceri (Sciences-Po), directrice de l’Initiative arabe de réforme
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n Tunisie et en Égypte, un nouvel acteur fait irruption et déstabilise le jeu politique : c’est la société. L’acteur peuple s’est mobilisé avec succès. Il n’est pas encore organisé, mais il participe tous les jours à la décision. La Tunisie est plus en avance dans la conceptualisation de cette transition, tandis qu’en Égypte on assiste à une plus grande confusion du fait de la taille de la société ainsi que de l’affaiblissement de la classe moyenne décimée par l’appauvrissement, le libéralisme et l’affairisme.
Le troisième risque est social et également politique. L’enquête sur les attentats commis au Caire contre la minorité chrétienne copte montre qu’ils ont été menés par des forces contre-révolutionnaires cherchant à semer le chaos. Attiser les tensions confessionnelles est très dangereux dans ce pays où la crainte des chrétiens est forte. Mais si la société comprend qu’il s’agit d’une manipulation, on peut espérer que le danger sera évité. Agitée, turbulente, la société égyptienne est aussi profondément civique. En Syrie, la nature du mouvement est exactement le même que celui de la Tunisie ou de l’Égypte. C’est une mobilisation des classes moyennes, de la jeunesse, des mêmes catégories sociales, qui partagent les mêmes pratiques avec exactement le même type de demandes. Seule la riposte du pouvoir est différente. Le régime syrien a deux visages. L’un fondé sur la loyauté à l’armée ; l’autre sur la cohésion basée sur la communauté. En recourant à une stratégie de nature confessionnelle, le régime suscite en retour une certaine islamisation de la révolte qui est inquiétante. Ce risque pourrait être atténué si les dirigeants communautaires émettaient des messages permettant de redonner confiance à leur communauté en l’unité de la société face au pouvoir.
L’Égypte doit affronter trois risques. Le premier est institutionnel. L’armée est la boussole de la société. C’est la seule instance organisée tenant le pouvoir aujourd’hui. Elle reste très populaire. Doit-on reconstruire le politique sous sa houlette ? Les forces laïques la critiquent, craignant une tentation autoritaire. Le deuxième risque est politique : les islamistes font leur entrée et tiennent un discours jihadiste et salafiste inquiétant. Les Frères musulmans représentent la plus grande force politique aujourd’hui en Égypte. Mais ils se divisent. Toutefois, le peuple devrait réguler l’entrée et la participation des islamistes dans le jeu politique.
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Fareed Yasseen
Ambassadeur de la République d’Irak en France
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es leçons de l’expérience irakienne peuvent servir aux révolutions arabes. Toutefois, il n’y a pas de modèle unique, mais seulement des modèles hybrides et complexes. Ainsi, les transitions en Tunisie et en Égypte ont été autochtones, tandis qu’en Irak, elle a été poussée par des facteurs externes, comme dans les Balkans. Si aujourd’hui, l’Irak est un pays démocratique, il est encore loin d’avoir une bonne gouvernance.
tien des autres organisations. Ce sont des missionnaires agnostiques de la démocratie qui apprennent à tous, islamistes ou laïques, les principes de la démocratie. En Irak, les islamistes ont été les meilleurs élèves, tandis que les partis laïcs sont allés "à la pêche". La première loi électorale n’était pas bonne : elle a imposé un district unique avec une proportionnelle directe. Cela a eu des conséquences néfastes. La communauté sunnite a été sous-représentée car elle a peu participé aux élections, tandis que la communauté kurde très mobilisée a été surreprésentée. Il a fallu corriger en incluant dans l’assemblée des notables sunnites non élus. L’Égypte devrait en tirer les leçons, avec son importante minorité copte. Il convient de s’assurer que le système électoral assure la représentation de toutes les communautés égyptiennes.
La légitimité irakienne s’est imposée relativement vite au travers d’élections qui se sont déroulées rapidement, contrairement au souhait des Américains qui voulaient prendre plus de temps. En Irak, la société civile et communautaire a été réduite à néant pendant une trentaine d'année. Il n’a pas été facile d’organiser des élections, mais le pays a bénéficié de l’aide des Nations unies et d’institutions spécialisées américaines et européennes, dont la France devrait se doter.
Aujourd’hui l’Irak est sur la voie démocratique. Des abus sont encore commis dans le domaine des droits de l’homme ou de la corruption, mais il existe des correctifs dans le système mis en place par exemple avec le ministre des droits de l’Homme. L’ambassadeur a souhaité que la Tunisie, l’Égypte, voire la Syrie, ne fassent pas d’erreur.
En janvier 2005, une équipe des Nations unies a mis en place une commission électorale indépendante qui a géré par la suite une demi-douzaine d’élections avec le sou-
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Interventions militaires et lĂŠgitimitĂŠ politique 18
Contre-amiral James G. Foggo, III
Deputy Commander, 6 th Fleet Director of Operations, Intelligence (N3), US Naval Forces Europe-Africa Commander, Submarine Group Eight Commander Submarines, Allied Naval Forces South
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n Libye, tout a commencé à Benghazi avec 6 000 citoyens tués ou blessés en une journée par la force aérienne et des chars de l’armée libyenne. La communauté internationale a réagi le 26 février 2011 avec la résolution 1970 du conseil de sécurité des Nations unies qui décline une palette de moyens : diplomatie, information, économie, force militaire. Elle exigeait du colonel Kadhafi de respecter les droits de l’homme, d’assurer la sécurité de ses citoyens et de garantir le passage sécurisé de l’aide humanitaire vers son peuple. Mais aussi que soient levées toutes les restrictions sur les médias. Elle instaurait aussi un embargo afin de prévenir le transfert d’équipements militaires supplémentaires en Libye, de limiter l’assistance technique et d’empêcher l’équipement et le transport d’armées mercenaires à l’intérieur de la Libye. Au 5 mai, on comptait 668 000 déplacés sur une population de 6 millions.
taure une zone d’exclusion aérienne et vise à empêcher les mercenaires d’entrer en Libye avec leur équipement. L’utilisation de la force n’est donc pas le premier choix de la communauté internationale. La mise en œuvre de la puissance militaire a été lancée le 19 mars avec des frappes menées par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni contre la défense aérienne libyenne. La zone d’exclusion aérienne a pu être établie en 24 h. Au 13 mai, l’artillerie libyenne a été détruite à 40 %. Le 28 mars, le président Barak Obama a proposé au colonel Kadhafi d’interrompre sa campagne ou de faire face aux conséquences. Kadhafi a déclaré qu’il serait sans pitié contre son peuple. Il n’est pas dans notre intérêt de laisser cela se dérouler, a souligné le président Obama. À la mi-mai, les forces de la coalition ont mis fin à l’avance meurtrière de Kadhafi. La coalition a été étendue et elle est placée sous mandat international. En Bosnie en 1990, il avait fallu plus d’un an à la communauté internationale pour intervenir. En Libye, cela a pris 31 jours seulement. La mission demeure la mise en œuvre de la zone d’interdiction aérienne. Elle ne consiste pas à renverser un régime, ni à mettre le pied sur le sol libyen. L’opération a déjà coûté un milliard de dollars aux États-Unis.
Le 17 mars, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1973 qui exige un cessez-lefeu immédiat, ainsi que la cessation des violences et de toutes les attaques contre la population civile ; une solution à la crise qui satisfasse les aspirations du peuple libyen ; le respect des droits de l’Homme, du droit humanitaire et du droit des réfugiés. La résolution interdit aux forces étrangères de mettre le pied sur le sol libyen. Elle ins-
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Ondes de choc (Israël, Sahel, Caucase, Asie centrale) et effets sur l’arc de crise ? Christian Lechervy
Directeur adjoint de la prospective au ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE)
Le printemps arabe n’a pas de frontières. Il agit comme un virus, suscitant les mêmes traitements. D’abord rapatrier les ressortissants sains ou contaminés. Pour la première fois en Méditerranée, les marines chinoise, coréenne et indienne leur ont porté assistance. Fait inhabituel, les autorités du Caucase et d’Asie centrale ont veillé à communiquer de façon très détaillée sur la situation de leurs ressortissants dans les pays arabes. Elles ont également développé des solidarités en interne, interétatiques et avec les grands protecteurs. Ainsi, le rôle du ministre des Situations d’urgence russe a été salué, de même que celui des ministres turcs des Affaires étrangères et des Transports. Concernant les ressortissants "contaminés", la presse de Douchanbé s’est inquiétée du devenir des quelque 1 200 étudiants tadjiks sortants des universités islamiques et madrasas arabes.
Deuxième traitement : réduire la contamination en mettant en garde contre l’étranger. Les événements dans le monde arabe sont décrits comme ne pouvant avoir eu lieu sans des investissements colossaux, longuement préparés. Ces rumeurs alimentent fantasmes et théorie des complots. Le troisième traitement est préventif. Face aux risques de pandémie, le chef d’État kazakh, qui avait envisagé de prolonger son mandat de 10 ans sans élections, a subitement proposé une présidentielle d’ici 2 ans. En Azerbaïdjan, les autorités font montre d’une volonté soudaine de tolérance zéro en matière de corruption… Un quatrième traitement consiste en une mise sous surveillance renforcée du corps social au travers notamment d’un renforcement du contrôle sur les nouvelles tech-
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niques d’information. Désormais, les opérateurs de téléphonie mobile en Ouzbékistan sont tenus de signaler au gouvernement toute hausse massive, soudaine et suspecte d’échanges de SMS. Les États du Caucase et d’Asie centrale ont choisi la posologie de la manière forte. Par un réflexe quasi pavlovien, les politiques ont choisi des mesures de pure répression policière.
les États d’Eurasie, et peut-être au-delà, tirer toutes les mauvaises leçons des révolutions arabes. De n’en pas comprendre les ressorts et de confondre contrôle social et lutte antiterroriste. L’évolution du vocabulaire violent avec la dénonciation d’une situation économique dégradée dans les pays arabes du fait de la protestation, ou soulignant la montée de l’islamisme radical, du terrorisme… Une logorrhée nauséabonde, avec le recours au langage "complotiste" comme la radio iranienne parlant de manipulation d’Israël qui va livrer des armes à Kadhafi. Enfin, pour certains acteurs, ces révolutions provoquent un effet d’aubaine comme le dialogue noué entre le président russe Medvedev et le président ouzbek Karimov.
Par ailleurs, les événements dans le monde arabe ne sont pas sans risques d’interactions y compris pour la France. Récemment, un Kazakh a tenté de détourner vers la Libye un avion d’Alitalia se rendant de Paris à Rome. À l’avenir, il conviendrait d’être attentif à trois évolutions majeures. D’abord, celui de voir
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Elie Barnavi Ancien ambassadeur d’Israël en France, directeur scientifique du musée de l’Europe à Bruxelles
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ue d’Israël, cette vague révolutionnaire présente un cocktail de dangers et d’opportunités.
Le premier danger est la révolution égyptienne. La paix avec l’Égypte était l’épine dorsale de la construction stratégique israélienne depuis 30 ans. Un socle qui est aujourd’hui branlant. Les Frères musulmans pourraient émerger comme la principale force politique. Il risquerait alors de se passer en Égypte ce qui s’est passé en Iran : la confiscation de la révolution par la force politique la mieux structurée. Pour sa part, la Syrie est "le diable que l’on connaît". Un régime qui a scrupuleusement respecté les accords de désengagement et le cessezle-feu sur le Golan depuis la fin de la guerre de Kippour. L’Iran, le Hezbollah, le Hamas et Israël pensent que, tout compte fait, il vaudrait mieux que le régime d’Assad tienne. Pour Israël, l’accord Fatah-Hamas est pour le moins ambigu, car le Hamas est engagé dans une idéologie visant à la destruction d’Israël. La déstabilisation de la Jordanie serait une véritable catastrophe stratégique pour Israël. En raison à la fois de la composition de sa population en majorité palestinienne, mais également à cause des Frères musulmans jordaniens qui sont puissants. La déstabilisation des régimes du Golfe signifierait pour Israël la fin d’une alliance de fait entre Israël et les États sunnites de la région, monarchies du Golfe comme Arabie saoudite, avec lesquels Jérusalem entretient des relations discrètes mais étroites. Le
front antisyrien ainsi créé risque d’être mis à mal. Enfin, de manière générale, cette vague révolutionnaire pourrait signifier l’affaiblissement de l’influence américaine dans la région, ce qui serait évidemment mauvais du point de vue d’Israël. Au chapitre des opportunités, cette vague révolutionnaire n’a pas été et n’est pas tournée contre l’Occident, ni même d’abord contre Israël. Une très longue période s’ouvre, où ces peuples devront s’occuper d’abord d’eux-mêmes. Les révolutions sont internes, elles ne sont provoquées par personne. La paix avec l’Égypte et la Jordanie est fondée sur l’intérêt de ces pays. Il y a donc de fortes chances qu’elle résiste, d’autant que l’armée égyptienne va garder pour longtemps une part de pouvoir importante. La paix sera d’autant plus solide qu’elle ne sera plus basée sur des régimes branlants, mais sur des régimes qui auront une certaine légitimité populaire. Côté Syrie, la prévisibilité du régime est une arme à double tranchant : positive sur le Golan, elle a été catastrophique au Liban et dans la bande de Gaza. De plus en plus de voix se font entendre en Israël pour dire qu’après tout si l’on était débarrassé d’Assad, on ne s’en porterait pas forcément moins bien. Pour l’Iran, il n’est pas certain que le bilan des révolutions soit heureux : la contagion peut être extrêmement dangereuse pour Téhéran. Enfin, l’accord Fatah-Hamas, s’il tient ses promesses, pourrait ne pas être une mauvaise affaire pour Israël, si Jérusalem veut
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vraiment aboutir à une paix négociée avec les Palestiniens. Il est évident qu’il n’y aura pas d’État palestinien possible tant qu’ils seront divisés non seulement territorialement, mais en deux gouvernements rivaux. Un gouvernement lucide à Jérusalem serait conscient des dangers et exploiterait les
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opportunités. Mais on est hélas loin du compte à Jérusalem. Il faut espérer que l’administration Obama sera mieux avisée et surtout plus déterminée qu’elle ne l’a été jusqu’ici. Il y a dans cette vague révolutionnaire, le souffle de l’histoire qui contient un potentiel démocratique.
Abdullah Abdullah
Ancien ministre des Affaires étrangères d’Afghanistan
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près avoir remercié la communauté internationale pour l’aide apporté à l’Afghanistan, le docteur Abdullah Abdullah a estimé que le peuple afghan avait désormais matérialisé son aspiration à un État démocratique, en dépit des écueils à surmonter.
cule des idées reçues, comme le fait que seuls des despotes peuvent diriger les pays arabes. Or ces clichés ont été mis en échec. Les révolutions arabes ont cassé le moule des idées reçues.
La menace d’Al Qaïda qui aurait pu venir d’Afghanistan via l’Asie centrale vers le Caucase et atteindre les frontières de l’Europe n’existe plus maintenant. Ce potentiel de désastre a été neutralisé en grande partie, grâce à la fois au sacrifice du peuple afghan et à l’investissement très important des pays étrangers.
Pour illustrer son propos, le docteur Abdullah Abdullah a rappelé que le président Karzaï a utilisé toutes les ressources de l’État afin de faire pression sur deux commissions indépendantes et notamment la commission électorale pour changer le résultat des élections. Il espérait un score de 70 %. Ne l’ayant pas obtenu, il a tenté d’annuler les résultats. Mais la société civile a réagi, et les institutions ont résisté.
L’impact du printemps arabe va bien au-delà de ses frontières. En Afghanistan, il n’y a pas de dictature, mais il existe un potentiel. Les acquis démocratiques pourraient être mis en danger par le président Karzaï qui ne croit pas en la démocratie. On entend que la démocratie ne serait pas faite pour l’Afghanistan. Pourquoi trouverait-on une différence entre la culture islamique et les valeurs universelles ? Le gouvernement afghan véhi-
Enfin, il a mis l’accent sur les dangers d’un retrait prématuré d’Afghanistan, qui pourrait sembler pratique et facile après 10 ans d’investissements. Mais du point de vue de la paix mondiale, pour le XXIe siècle, Al Qaïda et les groupes qui gravitent autour resteront au centre de la menace mondiale. C’est un défi pour les pays musulmans et pour le reste du monde, auquel il fait faire face frontalement.
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Réponses françaises et européennes, options et doctrine Joseph Maïla Directeur de la prospective au ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE)
C
ette table ronde s’inscrit dans la suite du discours du ministre d’État, ministre des Affaires étrangères et européennes, M. Alain Juppé, tenu le 13 avril dernier à l’Institut du monde arabe (IMA), qui avait permis d’expliciter la politique française vis-à-vis du monde arabe.
Dans une perspective de prospective politique, quelles sont les difficultés de la prise de décisions politique en matière de politique étrangère ? Comment accompagner la volonté des peuples arabes, quand elle se manifeste et dans la mesure où elle se manifeste, vers des transitions démocratiques ?
Quelles réalités nouvelles aujourd’hui ? ✓ Mutation culturelle du politique Le paradigme d’autorité est en train de changer. La légitimité autoritaire des régimes qui se prévalaient de l’obéissance de leurs
subordonnés/citoyens reposait sur deux piliers. Soit les mythes révolutionnaires de la modernité du XXe siècle (nationalisme arabe, socialisme, État providence, lutte contre Israël) qui ont fondé les régimes autoritaires lorsqu’ils étaient des républiques, soit, pour les autres régimes, la tradition. Ces deux piliers sont ébranlés aujourd’hui, mais l’autorité politique traditionnelle résiste toutefois beaucoup mieux que les autres. La révolution tunisienne nous montre, comme dans un laboratoire, le choc des idées, des propositions, des orientations qui sont choisies. L’avenir est ouvert, il n’est pas joué d’avance. ✓ Fragmentation des sociétés De nouveaux acteurs émergent tels que les libéraux, mais également les Frères musulmans. Le ministre d’État, Alain Juppé, a été amené à se prononcer sur la possibilité d’un dialogue par la France avec ce que l’on appelle les "acteurs difficiles", comme les Frères musulmans, dans la mesure où
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ils respectent la démocratie, l’alternance et renoncent à la violence. Nous ne sommes pas entrés dans une situation postislamiste. La question de la relation de l’État et de la religion va se poser, comme on le voit actuellement avec les discussions sur l’article 2 de la constitution égyptienne sur la place de la religion dans la constitution. ✓ Rupture des solidarités : trois mondes se dessinent Un monde émerge où existent des possibilités d’évolution politique et de transition démocratique : ce sont les processus tunisien, égyptien, libyen et même marocain. Ensuite, une zone beaucoup plus compliquée, dans la péninsule arabique, où l’on voit un bloc de régimes qui défendent un pouvoir traditionnel, mais qui n’est pas sans perspective d’ouverture. Enfin, un monde de l’entre-deux au Machrek, où les sociétés ne sont pas homogènes sur le plan social et communautaire, qui sont imbriquées dans un enchevêtrement complexe avec la question israélo-arabe, la question
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du Golan, l’avenir de la Palestine, la sécurité d’Israël et la stabilité ou l’instabilité du Liban
Quels principes adopter ? ✓ Vigilance Le monde arabe doit faire l’objet d’un suivi en alerte précoce, non pas sur les seuls paramètres du bilatéral étatique, mais aussi sur ceux de la société, l’économie, la démographie… Sans y appliquer pour autant une chaîne de causalité automatique : jeunes + manque d’argent + chômage = révolution. ✓ Ouverture La France doit parler à tous les acteurs. Elle ne doit plus continuer de faire le choix de la stabilité contre la démocratie. La défense de ses valeurs fait partie de la défense de ses intérêts. ✓ Responsabilité de protéger C’est la vieille idée du droit d’ingérence dont la France a été porteuse à l’Assemblée générale des Nations unies en 1988. Aujourd’hui, on ne l’utilise pas, car il a quelque chose d’immédiat, d’hégémonique, d’auto-
choix de l’interlocuteur libyen, une autorité légitime est en voie de constitution dans le cadre de réunions internationales (Doha, Rome, Paris, Londres…). Le Conseil de sécurité des Nations unies, et lui seul, dicte les grandes orientations de la politique internationale de la France. C’est donc le cas en Libye où les discussions ont également lieu avec nos partenaires européens, car c’est elle qui est concernée au premier chef.
ritaire. Nous sommes en pleine mutation doctrinale et politique. Le principe de la responsabilité de protéger n’est pas une norme du droit international. C’est un principe, ce n’est pas un droit. La France a commencé à l’introduire avec la Libye. Il y a une prise de conscience internationale qui fait que ce principe est régulateur. C’est un principe moral, c’est une responsabilité éthique qui doit être déclinée de façon juridique. Il faut rapatrier ce principe de l’assemblée générale des Nations unies où il est né au Conseil de sécurité pour avoir un mandat. Son déclenchement doit être défini, de même que ses critères. Qui respecte sa mise en application, et à quel moment se terminet-il ? C’est à nous de le pousser, de le réguler, de lui donner une consistance juridique.
n rôle pour l’Union ✓U pour la méditerranée (UPM) L’Union pour la Méditerranée a connu quelques réticences. Elle a rencontré des obstacles et des difficultés du fait même de la situation en Méditerranée, et notamment de la question israélo-arabe. Il est souhaitable que les différents changements dans le monde arabe puissent conduire à une reprise de dialogue et que l’UPM devienne un lieu de débats, de formation, de confrontation, d’expériences, de coopération et de concertation politique. Ce qu’elle n’a pas été jusque-là.
Quelles politiques pratiquer sur le terrain ? Dialogue impératif avec les sociétés civiles Il est nécessaire d’aller au-delà du simple rapport bilatéral et de diplomatie. Il faut absolument que la France mène le dialogue avec les sociétés civiles, car il y a "tout un passé qui ne passe pas".
Pour conclure, pourquoi n’intervient-on pas en Syrie ? Parce que nous ne pouvons faire en Syrie ce que nous faisons en Libye. Le Conseil de sécurité des Nations unies n’autorise pas pour le moment le vote d’une résolution aussi déterminée que sur la Libye en raison du souhait de la Russie et de la Chine de ne pas voter une résolution semblable. La France fait la politique de ses idéaux, mais aussi de ses moyens.
Légalité internationale : le cadre du Conseil de sécurité des Nations unies La communauté internationale guide notre action. Si la France a été proactive dans le
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