Ihedn esprits de défense 2015

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EspritS de défense La paix est un combat quotidien qui réclame non seulement des capacités militaires, mais également des citoyens conscients de l’environnement dans lequel ils vivent. Le sursaut d’une Nation atteste, tel un instinct de survie, que l’esprit de défense se manifeste aussitôt que le corps social est atteint. Dans un contexte de désordre international marqué par un brouillage des frontières entre guerre et paix, intérieur et extérieur, public et privé, cet ouvrage offre des repères sur la façon d’affronter les menaces inscrites dans une économie mondialisée.

Établissement public, à dimension interministérielle, placé sous la tutelle du Premier ministre, l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) a pour mission de développer l’esprit de défense et de sensibiliser aux questions internationales. Il s’adresse à un large public de civils et de militaires, français et étrangers. La défense, la politique étrangère, l’armement et l’économie de défense constituent les principaux champs disciplinaires des formations dispensées aux niveaux régional, national et international. Création/Diffusion Institut des hautes études de défense nationale Communication/Infographie/Publication 1 place Joffre, 75700 Paris SP 07 www.ihedn.fr ISBN 978-2-11-077113-1 Imprimé en France Prix : 2 €

NO SOMMUS TOUSES

EspritS de défense

Coordonné par Sophie JACQUIN, cet ouvrage a bénéficié du concours de Renaud BELLAIS, Henri BENTÉGEAT, Monique CASTILLO, M ­ arie-Dominique CHARLIER, Bernard de COURRÈGES d’USTOU, Frédérick DOUZET, ­François DUPONT, Cynthia FLEURY, Louis GAUTIER, Clara GAYMARD, Alexia ­GOLOUBTZOFF, Pierre HASSNER, Patrick HETZEL, Philippe LAGRANGE, Tristan LECOQ, François MATTENS, Jean-Dominique MERCHET, Claude ­REVEL, Jean-Jacques ROCHE, Dominique SCHNAPPER, Alain-Gérard ­SLAMA, Patrick WEIL, Alain ZABULON.

NSOOMUMESS TOUS

EspritS de défense


EspritS de défense Sous la direction du général de corps d’armée Bernard de Courrèges d’Ustou Directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale


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7 PRÉFACE Plaidoyer pour la défense de l’esprit de défense LOUIS GAUTIER Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN)

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INTRODUCTION Le réveil de la force

PROFESSEUR JEAN-JACQUES ROCHE Professeur des universités à Paris II, Panthéon-Assas, directeur de la formation, des études et de la recherche à l’IHEDN

I. LA PAIX, UNE UTOPIE ! LA PAIX, UN COMBAT QUOTIDIEN DES MENACES À PERCEVOIR

23 Brouillage des frontières PIERRE HASSNER Professeur, politologue, agrégé de philosophie, directeur de recherche émérite au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri)-Sciences Po

UNE SOCIÉTÉ À DÉFENDRE

31 Comment penser et entretenir la volonté politique des démocraties ? DOMINIQUE SCHNAPPER Professeur, sociologue-politologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, ancien membre du Conseil constitutionnel

37 Comment penser la fraternité ? ALAIN-GÉRARD SLAMA Essayiste, journaliste et historien

UN ENGAGEMENT COLLECTIF PAR UN DISCOURS MOBILISATEUR

45 Pour un engagement citoyen PATRICK HETZEL Député du Bas-Rhin, professeur à l'université Paris II, Panthéon-Assas


SOMMAIRE

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LA PAIX, UNE RÉPONSE À DES MENACES POLYMORPHES DE NOUVEAUX ESPACES DE CONFLICTUALITÉ…

53 Mutation et diversification de la menace ALAIN ZABULON Préfet, coordonnateur national du renseignement

63 La France face aux cybermenaces FRÉDÉRICK DOUZET Professeure à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris VIII, Vincennes-Saint-Denis, t itulaire de la chaire Castex de cyberstratégie

… QUI S’INSCRIVENT DANS UNE ÉCONOMIE MONDIALISÉE

71 L’économie, nouveau champ des rapports de force CLAUDE REVEL Déléguée interministérielle à l’Intelligence économique

79 Le patriotisme économique peut-il être une politique d’avenir ? CLARA GAYMARD Présidente et CEO de GE France et vice-présidente de GE International

87 L’économie au service de la souveraineté RENAUD BELLAIS Docteur habilité à diriger des recherches en sciences économiques, chercheur associé à l’École nationale supérieure des techniques avancées (Ensta) Bretagne, Brest


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II. LA PAIX, UN ENGAGEMENT LA PAIX L’ENGAGEMENT DE TOUTE UNE NATION 95 Le courage : une vertu à revivifier CYNTHIA FLEURY Professeur de philosophie politique à l’American University of Paris, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, psychanalyste

103 La résilience, un état d’esprit à cultiver MONIQUE CASTILLO Professeur de philosophie à l’université de Paris XII, Paris-Est Créteil

109 Les armées françaises : une réalité opérationnelle AMIRAL FRANÇOIS DUPONT Ancien directeur de l’IHEDN

117 La défense : une culture à transmettre TRISTAN LECOQ Inspecteur général de l’éducation nationale, professeur des universités associé (histoire contemporaine) à l’université Paris I, Paris-Sorbonne

LA PAIX SE DÉFEND PAR DES VALEURS PARTAGÉES Courage, honneur, discipline… des valeurs décalées ? 125 GÉNÉRAL D'ARMÉE HENRI BENTÉGEAT Ancien chef d’état-major des armées

133 De nouveaux lieux de patriotisme ? LIEUTENANT-COLONEL MARIE-DOMINIQUE CHARLIER Docteur en droit public, habilité à diriger des recherches, chef du bureau des études et de la recherche à l’IHEDN

141 État de droit, fondement des libertés PHILIPPE LAGRANGE Professeur, doyen de la faculté de droit et sciences économiques de Poitiers

151 Les quatre piliers de l’identité française PATRICK WEIL Historien et politologue, directeur de recherche au CNRS, Centre d’histoire sociale du XXe siècle/Université Paris I, Panthéon-Sorbonne


SOMMAIRE

ET DEMAIN ? 159 Acteurs d’une communauté de défense FRANÇOIS MATTENS Président de l’Association nationale des jeunes auditeurs (Anaj) de l’IHEDN ALEXIA GOLOUBTZOFF Vice-présidente de l’Union-IHEDN

Un entretien animé par JEAN-DOMINIQUE MERCHET Journaliste à L’Opinion

167 CONCLUSION L’esprit de défense ? Un état d’esprit GÉNÉRAL DE CORPS D’ARMÉE BERNARD de COURRÈGES d’USTOU Directeur de l’IHEDN

173 CONTRIBUTEURS

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AVERTISSEMENT

Les textes publiés dans le présent ouvrage n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Les idées ou opinions émises ne peuvent être considérées comme l’expression d’une position officielle. Tous droits réservés. La diffusion et la reproduction de tout ou partie d’EspritS de défense sont soumises à l’autorisation du directeur de l’IHEDN.


PRÉFACE | 7

Plaidoyer pour la défense de l’esprit de défense LOUIS GAUTIER Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

« La force de la cité n’est pas dans ses vaisseaux, ni dans ses remparts, mais dans le caractère de ses citoyens. » Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse

"L’

esprit de défense", comme l’expression de "lien armée Nation", est un mot talisman, symboliquement et politiquement chargé de sens, aux grands contours, mais de contenu imprécis et surtout beaucoup moins incarné depuis la fin du service national. Aussi faut-il saluer le présent ouvrage publié par l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) qui est consacré à cette question. Il essaye d’en actualiser la portée. Il la réinterprète au vu des défis actuels de sécurité. Ce livre est aussi un plaidoyer, une sorte de Défense de l’esprit de défense, appelant à une plus grande conscience des menaces et des dangers qui, directement, visent notre pays, ciblent ses ressortissants, cherchent à fragiliser ses dispositifs de protection et qui, indirectement, mettent à l’épreuve notre démocratie,


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sapent la cohésion de notre société et l’unité nationale. Alors qu’en janvier 2015, des attentats ont visé le cœur même des valeurs de la République, suscitant une réponse nationale et internationale d’une ampleur sans pareil, il importe plus que jamais que les Français restent unis et déterminés pour s’opposer à ceux qui sèment la haine, la violence, la discorde et tenteraient de nous intimider. En ces années où l’on commémore deux guerres mondiales et, par deux fois, l’invasion de la France, on mesure aussi historiquement ce qu’il a fallu de courage, d’endurance et d’abnégation pour que notre pays retrouve, sur son sol, en 1918 et en 1945, le plein exercice de sa souveraineté. Les causes qui dans les premières heures de ces conflits conduisirent à ce que nos lignes de défense soient rapidement enfoncées en 1914 et même irrémédiablement submergées en 1940 sont connues : le manque d’anticipation, l’inadéquation des capacités militaires enfin l’impréparation de la population à la réalité des périls auxquels elle allait se trouver confrontée. C’est pour éviter de se trouver pris à découvert ou à contre-pied que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et la loi de programmation militaire fixent désormais, en les actualisant régulièrement, les missions et les moyens de nos armées. Bien sûr les temps ont changé. Depuis plus d’un demi-siècle, notre pays vit en paix. À la fin de la guerre froide, fait insolite de son histoire, le territoire de la France ne se retrouve plus directement exposé à l’envahisseur. On ne craint pas un ennemi massé à nos frontières, prêt à se saisir de nos villes, de nos usines, de nos richesses naturelles et à nous asservir. La menace est globale, plus diffuse et diverse. Elle a pour noms : terrorisme, cyberattaques, déstabilisation économique, trafics d’armes et de drogues, atteintes à notre potentiel scientifique et technique. Militairement notre pays, doit faire face à des systèmes d’armes qui s’affranchissent de plus en plus des limitations de la distance et du temps. Aux trois milieux traditionnels de notre défense – terre, mer, air – s’ajoutent


PLAIDOYER POUR LA DÉFENSE DE L'ESPRIT DE DÉFENSE | 9

désormais de nouvelles dimensions. L’espace et le cyberespace démultiplient le champ des confrontations. Paris ne craint plus d’être à portée de canon, mais en moins de trente minutes un missile tiré à plusieurs milliers de kilomètres peut atteindre notre sol. Un virus informatique peut causer des dégâts majeurs dans nos réseaux très largement interconnectés et dépendants. Ce qui change dès lors c’est l’état de la menace et par conséquent les parades à trouver. Ce qui ne change pas, en revanche, c’est l’obligation d’être vigilant face aux évolutions des dangers. Ce qui ne change pas non plus, c’est la nécessité d’être intellectuellement armés pour les contrer. C’était l’ambition en 1936 de l’amiral Castex et de ceux qui fondèrent le Collège des hautes études de défense nationale, dont est issu l’IHEDN, pour « créer entre ses auditeurs une unité de sentiment, de pensée et de doctrine qui soit le meilleur gage de l’unité d’action pour préparer en temps de paix et assurer en temps de guerre la défense du pays ». Hélas trop tard pour empêcher une défaite dont Marc Bloch a bien souligné les origines intellectuelles. L’IHEDN est aujourd’hui un des rares lieux où réfléchissent ensemble sur des problématiques de défense les membres de la société civile, de l’administration, des armées et de l’industrie. Son rôle est important et utile que ce soit au travers des sessions internationales, nationales et régionales ou par le biais d’initiatives comme ce livre qui vise à placer la préoccupation de défense dans tous les esprits. ●



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Le réveil de la force PROFESSEUR JEAN-JACQUES ROCHE Professeur des universités à Paris II, Panthéon-Assas, directeur de la formation, des études et de la recherche à l’IHEDN

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sprit de défense ! L’expression est pour le moins curieuse et obscure. Quelle est cette étrange flamme guidant de rares élus sur le chemin de la sagesse citoyenne ? D’où vient-elle ? D’où tire-telle son énergie ? Serait-elle de même nature que la grâce divine à propos de laquelle les théologiens ont fourbi tant d’arguments si radicalement opposés ? L’analogie entre l’esprit de défense et la grâce divine est sans doute osée, mais pas dénuée de tout fondement. Pour Saint-­ Augustin et plus tard Luther puis Calvin, la grâce était un don divin frappant au hasard parmi l’humanité des croyants. Le libre arbitre s’effaçait devant la prédestination, délaissant le mérite au profit du hasard. Si l’esprit de défense doit être assimilé à ce don divin, alors il est inutile de prétendre se substituer à l’ordre naturel – ou surnaturel – en affirmant que raison et culture sont également des moyens offerts à l’homme pour s’élever au-dessus de sa condition. Pourtant, la théologie chrétienne nous rappelle également à travers la parabole du fils prodigue que le rebelle a autant de mérite que les disciples. Sur le mode de l’analogie toujours, mais en moins religieux, Jean de La Fontaine nous a appris plaisamment que le lièvre pouvait être distancé par la laborieuse tortue. Ce que la sagesse populaire résume avec le dicton « sans travail, le talent n’est qu’une mauvaise manie ». Réfléchir à ce que peut recouvrir cette notion si mystérieuse impose donc de renoncer à tout esprit de chapelle distinguant les


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heureux élus du commun de l’humanité. Car c’est aussi à la très grande majorité de nos concitoyens indifférents, hostiles ou tout simplement plus intéressés par "la Corrèze que par le Zambèze" que les auteurs des réflexions réunies dans cet ouvrage s’adres­ sent. Ces réflexions doivent autant prêcher le convaincu en lui offrant de nouvelles grilles d’analyse, que bâtir des passerelles à destination des esprits rétifs, hostiles à l’idée que la Nation puisse encore avoir besoin d’investir pour sa défense. Destinée à des publics divers, cette quête de sens n’a nullement l’ambition d’être exhaustive puisque, comme l’amour ou la mort, le rapport à la guerre – car c’est bien de cela qu’il s’agit – ne saurait donner lieu à une étude définitive apportant des réponses sans appel à toutes les questions que l’humanité a pu se poser à propos de ces sujets intemporels. Son objectif n’est pas de dire le vrai ou le juste, mais d’inciter à la réflexion en proposant un cadre de pensée susceptible de favoriser un débat qui, pour être fructueux, devra sortir du domaine réservé et être considéré comme une question de choix de société. UNE NOSTALGIE PERNICIEUSE Il est tentant, chaque fois que l’on s’interroge sur la relation que les Français entretiennent avec leur armée, de tourner un regard nostalgique vers un passé que l’on a d’autant plus tendance à magnifier que l’on complexifie à l’envi le présent. Réfléchir à l’esprit de défense est donc toujours une introspection biaisée par la double illusion d’un passé idéalisé et d’un présent qui représenterait une expérience sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Comme toutes les périodes ayant suivi une confrontation majeure, l’après-guerre froide a été marquée par la diffusion d’une vision irénique de l’avenir du monde. En 1928, ce pacifisme avait atteint les plus hautes sphères politiques qui, avec le Pacte Briand-Kellog, avaient tout simplement décidé de placer la guerre hors-la-loi. En divisant quasiment par deux les dépenses de défense en l’espace de trente ans, nos contemporains succombent aux mêmes sirènes dont le chant reprend trois leitmotivs.


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Le premier consiste dans la volonté de redistribuer "les dividendes de la paix". Après les efforts imposés par l’affrontement bipolaire, la peur du communisme et de l’holocauste nucléaire, les démocraties « qui se ressemblent en cela qu’un même bras les désarme »(1) ont ainsi eu tendance à réduire drastiquement leurs dépenses militaires. Même si la France demeure l’une des rares Nations européennes à investir plus de 1% de son PIB à sa défense, le budget qu’elle y consacre a subi l’impact, comme les autres ministères, des difficultés budgétaires. Ainsi, les deux tiers des réductions de personnels consenties dans la fonction publique d’État depuis 2008 ont été effectuées dans les armées. Le deuxième leitmotiv est celui de "la guerre zéro mort". Alors que neuf cents soldats français mourraient chaque jour durant la Première Guerre mondiale, les 114 morts supportés par l’armée française dans l’ex-Yougoslavie et les 89 morts en Afghanistan ont été considérés comme des pertes injusti­fiables, qui ont conduit à des obsèques solennelles dans la cour des Invalides, voire des recours devant les tribunaux (comme dans le cas de dix soldats victimes de l’embuscade d’Uzbin). La guerre cesse d’être « la poursuite de la politique par d’autres moyens » et est désormais perçue, une fois passée la phase d’exaltation nationale lors du déclenchement d’une opération, comme la manifestation de l’échec du politique. Le troisième thème est celui de la sécurité globale où la ­menace d’un recours à la violence n’est que l’un des spectres de la politique sécuritaire qui doit en même temps tenir compte des échiquiers économique et financier, des valeurs et des droits de l’homme, des problématiques environnementales et sanitaires. La menace globale se situe ainsi à la conjonction de risques capilarisés et la seule identification d’une intention hostile devient elle-même source de débat comme le révéla en 1993 les réactions à l’article de Samuel Huntington consacré au "Choc des civilisations". (1)

lexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, livre 2, "Quelques consi­ A dérations sur la guerre dans les démocraties".


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La suspension de la conscription en 1996 a été la conséquence logique de ce nouvel état d’esprit puisque la levée en masse n’avait plus de raison d’être quand les menaces aux frontières s’étaient estompées. La référence au mythe de Valmy est ici utile pour prendre la mesure de notre tendance récurrente à réinventer le passé en l’embellissant. Comme François Furet l’a montré dans Penser la Révolution française, la Constituante, qui avait pourtant déclaré la paix au monde le 22 mai 1790, a bien été à l’origine de l’intervention des puissances étrangères et l’histoire de la période est aussi reconstruite que le moulin de Valmy. Il faut ainsi se défier de notre tentation de comparer l’époque contemporaine à l’expérience que nous tirons des livres d’histoire. Bien sûr, la société française de 1914 a supporté un traumatisme que la société de 2014 semblerait bien incapable de surmonter, mais les images de juillet 1914 nous montrent une société française dont l’insouciance nous étonne aujourd’hui. La France au tournant du XIXe et du XXe siècle est pourtant loin d’être un pays de cocagne. L’espérance de vie n’y est que de 63 ans, le service militaire dure deux ans et va être porté à trois ans en 1913, la société s’est divisée sur l’affaire Dreyfus puis sur la question de la séparation de l’Église et de l’État, la classe politique dans son ensemble a été compromise dans l’affaire du canal de Panama, et un président de la Répu­ blique est mort sous les balles d’un anarchiste en 1892, vingt ans avant que Bonnot et sa bande ne brouillent les frontières entre grand banditisme et contestation sociale. Comme le rappelait Bruno Tertrais dans L’Apocalypse n’est pas pour demain, l’époque que nous avons le privilège de traverser n’est marquée par aucune guerre majeure et jamais nos concitoyens n’ont vécu aussi vieux en travaillant aussi peu. Aussi faut-il autant relativiser le rappel navré d’un passé magnifié que le dédain désabusé d’un présent décrié. UNE QUESTION DE SOCIÉTÉ Il est normal qu’une Nation qui, pour la première fois de son histoire, n’est pas menacée d’invasion puisse considérer que le


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médecin sans frontières remplace désormais le soldat comme symbole de l’action extérieure de l’État. Cependant, les quatre millions de Français qui ont ressenti le besoin de se rassembler le 11 janvier 2015 pour dénoncer le terrorisme attestent que, tel un instinct de survie, l’esprit de défense se manifeste aussitôt que le corps social est atteint. Loin d’être le monopole d’élites politiques ou administratives et du seul domaine de compétence des militaires et d’experts ès stratégie, les questions de sécurité et de défense intéressent la Nation tout entière qui a d’autant plus besoin d’un débat public que celui-ci ne se pose plus dans les mêmes termes que par le passé. L’époque de la levée en masse, quand l’individu s’effaçait devant les exigences de sécurité de la collectivité, est en effet révolue et la sécurité humaine impose de réfléchir au lien susceptible de relier chaque individu à la collectivité. Cette réflexion doit, pour être menée à terme, être conduite dans deux directions. Il s’agit bien sûr de réfléchir aux implications de la citoyenneté en termes de droits et de devoirs. Mais il s’agit également de revoir notre conception du pacte social dans un environnement où la sécurité de chaque individu participe désormais à la sécurité de la collectivité. UNE RÉFLEXION SUR LA CITOYENNETÉ Rappeler aux citoyens que leurs droits sont la contrepartie de leurs devoirs est une constante d’un certain discours conservateur depuis la fin du service militaire. Celui-ci avait beau être de moins en moins égalitaire (en termes de recrutement et d’affectation), il représentait toujours dans la mentalité collective le sas de passage de l’adolescence à la vie adulte et le symbole des obligations individuelles à l’égard de la collecti­ vité. Sa suspension a en outre coïncidé avec une crise aiguë du modèle républicain marquée par la montée des incivilités, de l’extrémisme politique et du sentiment d’insécurité. La Nation n’aurait en outre pas su remplacer le modèle d’assimilation forgé par la IIIe République, avec pour conséquence l’apparition de communautés au sein du peuple français. Dans cette perspective, le débat autour des obligations incombant à chaque


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citoyen tourne vite à la querelle des Anciens et des Modernes. En se référant au passé, ce débat ignore les capacités nouvelles offertes à chaque citoyen de s’isoler en refusant de participer à la décision qu’il réprouve. Sans céder aux sirènes d’un monde post-moderne radicalement différent de tout ce qui a pu exister jusqu’à ce jour, il est possible de remarquer que l’État est désormais contesté par le haut par une communauté mondiale qui rela­tivise sa souveraineté avec les nouveaux concepts d’ingérence et de responsabilité de protéger et par le bas, par un individu plus autonome que jamais au point de pouvoir contour­ ner sans risques les obligations que l’on tente de lui imposer. LE PARADOXE DE LA MONDIALISATION Ce paradoxe de la mondialisation et de la relocalisation des identités mis à jour par Norbert Elias doit dès lors nous inciter à ne pas chercher à reproduire un modèle dépassé quand les casernes étaient situées en centre-ville où les appelés en pantalon garance faisaient partie du décor quotidien, alors que la fanfare militaire offrait l’aubade dominicale sous le kiosque du parc municipal. L’émancipation du citoyen n’est pas synonyme d’égoïsme. Il existe d’autres formes d’engagement (humanitaire, caritatif, associatif, militantisme…) et d’autres espaces de mobi­ lisation collective (comme lors des grands événements sportifs) pour contredire les discours récurrents sur l’anomie des sociétés modernes. Le désintérêt – qu’il ne s’agit pas de nier – à propos des questions de défense, est donc moins la manifestation d’une indifférence pour le devenir commun que la conséquence de la dilution de la menace à travers une multitude de risques qui place le chantage terroriste au même plan que l’alarme sanitaire ou les atteintes à la liberté d’expression. En agrégeant dangers, risques et menaces de toutes sortes, le concept de sécurité globale brouille les priorités sécuritaires, tout en contribuant, comme le remarquait le contre-amiral Jean Dufourcq, à entretenir « la perversion anxiogène du discours stratégique ». Dans ces conditions, replacer les questions militaires au centre des préoccupations de sécurité ne doit pas faire référence à un monde passé où la guerre interétatique restait le principal


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« fléau » de l’humanité pour reprendre le terme du préambule de la Charte des Nations unies. Cette guerre est aujourd’hui sous contrôle puisque, au moment où ces lignes sont écrites, aucun État n’est engagé dans une confrontation armée contre l’un de ses voisins. Cette situation est d’autant plus exceptionnelle que sur les trente-trois conflits infraétatiques en cours, seuls sept sont considérés comme des guerres majeures causant plus de mille victimes par an. Le fait même que la communauté internationale s’ingère dans ces conflits est bien l’une des preuves que nous vivons dans un monde plus sûr puisqu’on intervient désormais lors de situations d’urgence humanitaire qui existaient par le passé, mais que le principe de non-intervention interdisait de traiter. Poursuivre la pacification du monde impose donc de réfléchir aux nouvelles formes de conflits et aux moyens que les Nations pacifiées sont en mesure de mettre en œuvre pour conforter leur sécurité en résolvant les problèmes des zones grises qui perdurent dans le monde. Parallèlement, la disparition (momentanée) des guerres interétatiques ne signifie nullement leur mise hors-la-loi, mais simplement leur mise sous contrôle non seulement par le développement des moyens diplomatiques, mais également par l’instrument tout aussi traditionnel de la sécurité par la force. Si vis pacem, para bellum. Cette maxime romaine, qui fonde la dissuasion, impose alors de préserver des capacités militaires suffisantes pour rendre prudent un adversaire potentiel et assurer nos alliés de notre soutien. La démarche dialectique propre à la stratégie doit ainsi nous conduire à conserver nos capacités d’action militaire pour garantir la paix que nous connaissons aujourd’hui, les "dividendes de la paix" apparaissant à ce titre comme étant contraires à l’objectif de préserver un avenir sans guerres majeures. Si le débat sur les questions de défense veut élargir son ­audience, il est donc nécessaire de tenir un discours crédible où les fantasmes sur les menaces potentielles sont remplacés par une interrogation – beaucoup plus dérangeante – sur les vulnérabilités de nos sociétés contemporaines, vulnérabilités dont nous sommes individuellement les vecteurs. Ces failles


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seront à l’évidence les chevaux de Troie de nos adversaires de demain qui observent nos pratiques quotidiennes sur lesquelles nous préférons ne pas nous interroger puisqu’elles consti­tuent l’édredon confortable qui nous protège de nos propres manquements. UN NOUVEAU PACTE SOCIAL Si l’individu doit faire l’effort de réfléchir à la relation qui l’unit à la communauté nationale, cette dernière doit également s’interroger sur la nature du lien qu’elle établit avec chacune de ses composantes. L’époque est en effet révolue où l’on pouvait affirmer que l’intérêt général n’était pas la somme des intérêts particuliers et que la sécurité du groupe pouvait imposer le sacrifice de centaines de milliers d’hommes. À une époque où l’on demande à chaque individu d’être conscient des impératifs de sécurité du groupe, il n’est en effet plus possible de perpétuer un discours dépassé sur les sacrifices individuels indispensa­ bles à la survie de la collectivité. Alors que l’on incite chaque citoyen à être conscient que son ordinateur peut être la porte d’entrée aux réseaux auxquels il est connecté, il n’est plus possible de suggérer une nécessaire implication personnelle et de nier dans le même temps les droits individuels à la sécurité. De la même manière, il n’est guère possible de considérer avec la loi du 21 janvier 1995 que « la sécurité privée concoure à la sécurité générale de la Nation » et que chaque citoyen est également responsable des « infrastructures critiques » sans prendre en compte les attentes de ce nouvel acteur de la sécurité qu’est l’individu. Acteur de la sécurité, le citoyen en est également devenu le destinataire ultime. Par le passé, la survie de l’État était la finalité de toutes les politiques de sécurité et de défense. Aussi longtemps qu’existaient des menaces aux frontières, « la liberté (n’était) pas la liberté des particuliers, mais la liberté de la République »(2). Que Rome vienne à tomber et les Romains étaient condamnés à périr ou à être réduits en esclavage. La situation a radicalement changé quand la frontière a été dura(2)

Hobbes, Léviathan, chapitre XXI.


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blement sécurisée ; le sacrifice imposé jadis à chaque homme en âge de combattre comme l’acceptation de pertes massives qui fondait la dissuasion est tout à coup devenu insupportable. Les devoirs individuels se sont effacés devant la responsabilité collective à l’égard des droits de chaque individu. Les classiques doivent être revisités et une nouvelle grille d’interprétation du pacte social doit faire dépendre les pouvoirs souverains du Léviathan de sa capacité à garantir le premier des droits de ses mandants, à savoir leur droit à la sécurité. « Si le souverain ordonne à un homme, même justement c­ ondamné, de se tuer, de se blesser, ou de se mutiler, ou de ne pas résister à ceux qui l’attaquent, ou de s’abstenir d’user de nourriture, d’air, de médicaments, ou de quelque autre chose sans laquelle il ne peut vivre, cet homme a cependant la liberté de désobéir ». En écrivant ces quelques lignes dans le chapitre XXI de son Léviathan, Hobbes plaçait le droit naturel au-dessus du droit positif. Bien plus, en postulant qu’« une convention par laquelle je m’engage à ne pas me défendre contre la force par la force est toujours nulle »(3), l’auteur du Léviathan anticipait la "responsa­ bilité de protéger" ("R2P") en conditionnant les droits de l’État à sa capacité à remplir la mission centrale du pacte social. Par le pacte social, l’homme a en effet confié à l’État l’exercice de son droit à la sécurité et non pas son droit à la sécurité. Les pouvoirs souverains attribués à l’État sont donc conditionnels et dépendent de sa capacité à faire respecter le droit à la sécurité de chaque citoyen. Dans sa dimension internationale, la "R2P" tire les conséquences de cette conditionnalité en posant les modalités d’une intervention de la communauté des États pour pallier les carences d’un de ses membres dont les manquements placent sa population en situation d’urgence ou de détresse. Par analogie, on doit désormais considérer que des individus plus émancipés que jamais à l’égard de leur État d’origine et dont la nationalité n’est plus qu’un facteur identitaire parmi d’autres sont en position – et non pas seulement en droit – d’exiger de

(3)

Hobbes, Léviathan, chapitre XIV.


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l’État qu’il respecte ses engagements à son égard, faute de quoi ce même individu se sentira dégager de ses obligations envers la collectivité nationale. Alors que l’État est conduit à reconnaître ses difficultés à remplir seul toutes les missions de sécurité et que se développe le marché de la sécurité privée, il n’est plus possible de s’en tenir à une lecture passéiste du pacte social où l’individu s’effaçait devant les besoins du groupe. À l’inverse, si la sécurité de chacun doit être prise en compte quand on évalue la sécurité du groupe, cette condition nécessaire n’est cependant pas suffi­ sante pour garantir la survie de la collectivité. La résolution de ces impératifs antagonistes ne pourra donc pas être extrapolée de l’expérience passée, certes utile, mais insuffisante pour trouver les réponses adaptées aux besoins de la société française en ce début de XXIe siècle. Seul le débat permettra de faire apparaître les solutions innovantes susceptibles de concilier ces exigences antinomiques et plus ce débat sera ouvert, plus les possibilités de trouver une solution dialectique seront grandes. C’est toute l’ambition de cet ouvrage qui sous forme d’entretiens, d’essais et de témoignages entend résolument se projeter dans l’avenir pour répondre aux interrogations du moment plutôt que de se réfugier dans le passé pour regretter la dispa­ rition d’un lien social aussi mythifié qu’improbable. ●


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POUR ALLER PLUS LOIN Jacques Aben, Marie-Dominque Charlier, Jean-Pierre Marichy, L’esprit de défense au quotidien, Centre d’études en sciences sociales de la défense (C2SD), 2002, 114 p. Patrick Baudouin, "Citoyenneté, civisme, esprit de déf­ ense", in Revue Défense Nationale, 2011 n°2, pp. 89-95. Jean-Claude Roqueplo, "Défense nationale et citoyenneté", in Revue Défense Nationale, 1998 n°5, pp. 63-72. "Esprit de défense et citoyenneté", Les cahiers de Mars, 2007 n°194, pp. 13-52. Romain Petit, "L’esprit de défense à l’épreuve de la professionnalisation de l’armée française : transformation d’un appareil d’État singulier 1996-2007", in Recherches du Centre d’études et de recherches de l’École militaire (Cerem), 2009, 317 p.


La paix une utopie ! 22 | PIERRE HASSNER LA PAIX UNE UTOPIE

L’esprit de défense est un référentiel façonné par notre passé et un état d’esprit tourné vers l’avenir. Il nous invite à ne pas nourrir l’illusion que la longue paix actuelle a banni à jamais la guerre. Il nous incite à la lucidité face à des risques diffus qui ne constituent pourtant pas des menaces majeures, mais que nous avons tendance à amplifier car, fort heureusement, la mort n’a plus sa place dans nos vies. Le monde demeure dangereux et l’esprit de défense est d’abord une vigilance. Fondée sur l’expérience, elle nous recommande la prudence autant qu’elle nous incite à nous défier des idéologies radicales ou des égoïsmes exacerbés. De nombreuses menaces restent susceptibles de bouleverser le confort de nos existences. Elles affectent les intérêts vitaux de la Nation qui consistent à assurer la survie de la population, l’intégrité du territoire et la permanence des institutions, garantir nos accords de défense et la solidarité au sein des alliances auxquelles la France est partie prenante ; renforcer notre statut de puissance en assumant nos responsabilités à l’égard de nos alliés. Percevoir l’intérêt de chacun à participer à la défense de ces intérêts collectifs est relativement aisé. Plus difficile est la prise de conscience de l’existence de menaces plus pernicieuses, qui n’affecteront pas notre confort d’existence, mais nos valeurs. Ici, l’esprit de défense doit souder la collectivité, rassembler une communauté unie devant le danger. Une communauté convaincue que les valeurs qui fondent le vouloir-vivre ensemble de la Nation sont aussi fragiles qu’indispensables à la perpétuation du modèle de société que nous avons choisi. Si les guerres d’aujourd’hui sont infiniment moins meurtrières que celles du XXe siècle, la violence n’a toutefois pas disparu. La guerre "caméléon" a une nouvelle fois mué, devenant également "cyber" et économique. Dans le même temps, la diffusion des savoirs, la multiplication des contre-pouvoirs, la diversification des priorités affectent l’autorité de la puissance publique dont la légitimité est en cause dès lors qu’elle tente de promouvoir un intérêt général éthéré où les intérêts particuliers ne se retrouvent pas. L’esprit de défense devient dès lors une réflexion politique et philosophique sur le Pacte social qui fondera la société française de demain.


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Brouillage des frontières PIERRE HASSNER Professeur, politologue, agrégé de philosophie, directeur de recherche émérite au Ceri/Sciences Po

L

e désordre international est marqué aujourd’hui par un brouillage des frontières entre guerre et paix, intérieur et extérieur, public et privé. Il est également caractérisé par la multiplication des acteurs, depuis l’individu isolé jusqu’aux armées des grandes puissances, en passant par les guérillas, tandis que le terrorisme se greffe sur des conflits religieux ou ethniques. Dans ce contexte, la France est exposée d’une part à des risques, comme celui des pandémies de type Ebola, mais d’autre part également à des menaces relevant d’une intention de nuire. Ces menaces sont protéiformes (terrorisme, cybercriminalité, pirates…) et peuvent provenir de notre environnement proche comme lointain. Les attentats de janvier 2015 commis à Paris par des ressortissants français ont démontré la réalité et la proximité de cette menace terroriste. POUR RÉPONDRE AUX MENACES D’OÙ QU’ELLES NAISSENT… Nous savons tous, désormais, que la menace qui nous vise le plus directement, c’est le terrorisme. Al-Qaïda dans la pénin­sule arabique (Aqpa), également connu comme ­Al-Qaïda au Yémen, a revendiqué l’attentat contre l’hebdomadaire ­Charlie Hebdo. L’organisation Daech semble encore plus dangereuse


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D’autres menaces, directes elles aussi, ont trait à l’identité et l’unité nationale, au manque de confiance entre les gouvernés et les gouvernants, à l’échec de la médiation du politique, qui ne parvient pas à résoudre l’équation entre diversité et unité. Les ferments de division opposent également différents comportements face à la mondialisation : certains, dans le domaine financier notamment, sont très à l’aise avec ce monde élargi et les réseaux sociaux, de même que les terroristes qui s’affranchissent des frontières et utilisent Internet pour recruter et diffuser leur propagande, tandis que les réfugiés sont contraints au franchissement des frontières. Ces différents nomades de la mondialisation provoquent chez les sédentaires un repli sur soi du fait que ces derniers ne savent plus quelles sont exactement leurs frontières, ou qui sont leurs voisins. Ils se sentent en conséquence menacés par la mondialisation. À l’intérieur de notre société, la sociologue Dominique Schnapper observe que l’intégration ne fonctionne plus par l’école ni par le travail(1). On relève en outre une hostilité entre réfugiés en orbite qui ne peuvent rester dans leurs pays d’origine en raison de la guerre civile, des conditions économiques ou climatiques et les populations des pays d’accueil qui les rejettent, car ils craignent que ces réfugiés nuisent à l’identité nationale et risquent de prendre leurs emplois. Par ailleurs, des menaces indirectes touchent nos positions dans le monde et fragilisent notre État. Ces menaces peuvent viser nos alliés de l’Union européenne, ou de l’Otan, comme des pays où résident des Français. Si les événements en mer de Chine ne nous concernent pas directement, en revanche, lorsque Vladimir Poutine, dans son discours devant la Douma en mars 2014 déclare chercher à rassembler tous les russophones dans la Russie – pas seulement ceux de Crimée, mais ceux d’Ukraine et pourquoi pas demain ceux des pays baltes, membres de l’Otan – ou, à plus forte raison, quand il déclare que l’armée ukrainienne n’est que la Légion étrangère de l’Otan, il génère une situation potentielle de conflit entrant dans la sphère de nos alliances. (1)

ominique Schnapper, Qu’est-ce que l’intégration ? Paris, Gallimard, coll. "Folio D actuel", 2007, 241 p.


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Au Moyen-Orient (où Français et Britanniques ont tracé, après la Première Guerre mondiale, les frontières avec les Accords Sykes-Picot), en cas d’explosion des États qui ne peut être écartée notamment en Irak et en Syrie, nos intérêts dans la région seront remis en cause, avec notamment la situation des chrétiens d’Orient, celle de nos compatriotes qui y vivent, de même que notre accès aux ressources énergétiques. … LA FRANCE INTERVIENT EN FONCTION D’UNE HIÉRARCHIE DE SOLIDARITÉS… Pendant la guerre froide, la menace était clairement désignée : elle était soviétique. Puis, durant l’après-guerre froide, beaucoup ont pensé que la paix était arrivée. La décennie des années 1990 a cru au règne du droit. Depuis, au contraire, nous assistons au retour des guerres et notamment des guerres de religion, chiisme contre sunnisme, terrorisme, mais aussi affirmation de capitalismes autoritaires, comme en Russie ou en Chine. Au total, la démocratie est plutôt en recul. Ces conflits qui se déroulent au-delà de nos frontières nous concernent par ricochet et nous choisissons d’y intervenir. Pourquoi la France se projette-t-elle en Irak, en RCA ou au Mali ? Pour lutter contre le terrorisme ? Pour des questions humanitaires ? Parce que la France a colonisé ces pays ? Parce qu’il y a de l’uranium au Niger ? Toujours est-il que la France a considéré que dans ces pays, contrairement à la Somalie, ou au Nigéria, les crises la concernaient. Les menaces qui préoccupent la France peuvent être distinguées par le biais de trois cercles : celui de nos intérêts vitaux, d’abord, recouvrant la population et le territoire national, soit la métropole et l’outre-mer ; celui de nos intérêts stratégiques, ensuite, c’est-à-dire avant tout le continent européen et sa périphérie ; enfin, celui de nos intérêts de puissance et des responsabilités de la France vis-à-vis de ses alliés. La hiérarchie de nos solidarités peut être fondée sur une proxi­ mité géographique, politique, ou culturelle, une logique d’ur-


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gence, parce que nos compatriotes ou nos alliés sont menacés au-delà de nos frontières. Selon l’importance que nous accordons à ces différents critères d’appréciation des situations, nous définissons nos aires d’intervention, et la distinction en trois cercles peut connaître des excroissances, ou des extensions. Une fois décidée une intervention, grâce à une chaîne de commandement courte particulière à la France, il est nécessaire de l’expliquer à la population. Bien souvent, ces interventions sont présentées comme devant être rapides. Ce fut le cas par exemple au Mali ou en RCA. Mais, la plupart du temps, elles se prolongent, tandis qu’une autre crise intervient ailleurs. Alors l’opinion publique française risque de souhaiter le retrait et les autorités de finir par renoncer à l’intervention, car elles doivent faire face à d’autres priorités, comme la gestion de la crise économique et budgétaire du pays. Toutefois, les autorités françaises se sont montrées prudentes avec l’intervention en Irak, en prenant soin d’annoncer que l’engagement serait long et différent du rythme impérieux des médias. … DANS UN CONTEXTE CRITIQUE DE TRANSITION... Auguste Comte distinguait les périodes organiques et les périodes critiques. Les périodes organiques, où régnait un ordre organisé, et les périodes critiques de transition comme la Révolution française ou celle de 1848. Les périodes organiques sont finalement assez peu nombreuses : empires asiatiques, Pax Romana… Elles n’empêchaient pas l’irruption de guerres et de révolutions, mais donnaient une impression de pérennité. Pour ajouter du désordre à cette période critique de transition dans laquelle nous vivons, nous assistons aujourd’hui à deux révolutions techniques. La révolution des moyens de communication et celle des moyens de destruction. Les communications en temps réel bénéficient au terrorisme devenu mondialisé, favorisant la radicalisation de franges de nos populations. Toutefois, les mouvements de contagion ont toujours existé, comme en ont témoigné le printemps des peuples en 1848, ou les contestations de 1968. Mais dorénavant, cette contagion se produit quasi instantanément à travers la télévision et les


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réseaux sociaux. La deuxième révolution, celle des moyens de destruction, concerne notamment les drones qui pourraient un jour tomber aux mains de groupes terroristes, comme les armes biologiques ou nucléaires. Le général Beaufre, pensant à la guerre froide, estimait que « peut-être la vraie guerre et la vraie paix sont-elles mortes ensemble ? » Il se trouve que c’est encore plus vrai maintenant. Cependant, dans le cours de ces guerres hybrides, clandestines, menées à distance avec des drones, ou par des attaques cybernétiques, il n’est pas exclu qu’un jour une escalade se produise et provoque de vrais embrasements. Aujourd’hui, nous n’avons ni la paix par l’empire, ni la paix par le droit, ni la paix par l’équilibre. Nous vivons dans une grande imprévisibilité. Globalement, c’est vrai, la violence décroît. Si l’on établit le compte des conflits dans le monde et le nombre de leurs victimes, il est à la baisse. Il convient de le noter, mais il ne faut pas cependant en tirer trop de conclusions. Les gens pensaient aussi cela dans les années 1920. Or, la "der des ders" peut toujours revenir. Si une menace conventionnelle directe ne semble pas probable, en revanche, les attentats de janvier 2015 à Paris ont montré que la France n’est pas à l’abri d’attaques directes menées contre ses citoyens et sur son sol. Dans ce contexte de crises multiples, l’Europe qui a réduit ses budgets militaires tandis que dans le monde entier les budgets militaires augmentaient, fait penser à Pascal pour qui « celui qui est seul sage parmi les fous, est plus fou que les fous ». Vladimir Poutine a augmenté le budget militaire de la Russie de 108 % en dix ans. Le Japon a choisi le 1er juillet 2014 de sortir de sa neutralité militaire, tandis que la Chine profite de sa croissance économique pour accroître considérablement son budget de défense. Certes, l’Europe constitue en partie une île où l’on vit plus en sécurité qu’à d’autres époques et que sur d’autres continents. Mais cette paix exceptionnelle est-elle durable ? Ne vit-on pas dans un monde de « paix impossible, guerre improbable », comme l’écrivait R ­ aymond Aron en 1948 dans son ouvrage Le grand schisme ?


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… OÙ CHACUN DOIT ÊTRE ACTEUR. Depuis la fin de la guerre froide et par conséquent, la fin de la conscription, avec la détente et le règne d’un sentiment de paix en Europe, la société est devenue essentiellement civile et le lien entre l’armée et la Nation s’est distendu. C’est le cas en particulier en Allemagne où l’économie est devenue l’alpha et l’oméga, et qui ne parvient pas à envoyer d’avions en Afrique pour lutter contre l’épidémie Ebola. Barak Obama participe de cette même culture pacifiste, en estimant que les Russes pratiquent des guerres du XIXe siècle, pour conquérir des territoires, tandis que les États-Unis utilisent les armes du XXIe siècle : les sanctions économiques, dont les effets sont sensibles, mais longs et incertains. Face à des ennemis déclarés, des terroristes qui décla­rent vouloir tuer des Français, et qui passent à l’acte, notre société devrait faire corps afin de faire front. Déjà des signes de cohésion apparaissent au sein de la population. L’ampleur sans précédent de la marche républicaine du 11 janvier 2015 a démontré l’attachement des Français à la liberté d’expression. Les sondages favorables aux frappes en Irak le prouvent également. Toutefois, notre opinion publique peut-elle tolérer une intervention longue ? La question reste ouverte. Pour contrer cette menace, chaque Français devrait être cons­ cient de jouer un rôle dans la société. Qu’il s’agisse des civils ou des militaires, des gendarmes ou des policiers, chargés de la défense et de la sécurité – aujourd’hui souvent à la fois intérieure et extérieure – chacun à sa place, doit comprendre le rôle de l’autre. De même, les militaires doivent pouvoir compter sur le soutien des civils, comme les civils sur l’action des militaires. Dans une société comme la nôtre, minée par la défiance, paradoxalement, la menace terroriste pourrait avoir la vertu de réunir l’armée et la Nation, en permettant de restaurer la confiance entre ses membres, regroupés pour lutter ensemble face à une même menace. Une union qui ne soit pas éphémère.


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Si la situation se complexifie, dans le même temps chacun doit prendre conscience qu’il est concerné par ce qui se passe ailleurs dans le monde, qu’il peut en être affecté dans sa vie de tous les jours, mais qu’il peut aussi agir à son niveau et dans son quotidien. Alors que l’on assistait à une « mondialisation de l’indifférence », selon la formule du pape François, voire de la méfiance ou même de l’hostilité envers les victimes extérieures de la violence, la menace terroriste pourrait apporter une mondialisation de la conscience, voire de la solidarité. Cette mondialisation de la conscience serait une façon positive de vivre la complexité du monde, qui répondrait à la réflexion de Thucydide, figurant en exergue de la revue Commentaire : « Il n’y a pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans vaillance ». ●

POUR ALLER PLUS LOIN Pierre Hassner, "Violences, conflits et guerres : déclin ou

mutations ?", notice n° 5 in Les relations internationales, La Documentation française, 2012. Pierre Hassner, "Feu sur l’ordre international", in Le nouveau désordre mondial, Esprit, août-septembre 2014. Pierre Hassner, "Remarques sur quelques concepts", Revue défense nationale, juin 2014. Pierre Hassner, préface de l’ouvrage dirigé par Philippe Esper : Un monde sans Europe ? Fayard, juin 2011. Pierre Hassner, "Considérations sur l’incertitude", Revue défense nationale, janvier 2014.


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PAIX, UN COMBAT QUOTIDIEN | 31 LA VOLONTÉLA POLITIQUE DES DÉMOCRATIES

Comment penser et entretenir la volonté politique des démocraties ? DOMINIQUE SCHNAPPER Professeur, sociologue et politologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, ancien membre du Conseil constitutionnel

DE LA CONQUÊTE À LA DÉFENSE Les nations de l’Europe ont longtemps été animées par l’ambition et l’esprit de conquête. Convaincus de leur supériorité scientifique, technique et morale, les Européens ont découvert le reste du monde et, au cours des derniers siècles, l’ont effectivement dominé. La conscience nationale a toujours été accompagnée de nationalismes, c’est-à-dire de revendications de certaines populations à être reconnues comme des nations, ou de volonté de puissance des nations déjà constituées pour s’affirmer aux dépens des autres. Dans ce dernier cas, les nationalistes affirmaient que leur nation, vécue et pensée comme la meilleure de toutes, pouvait légitimement, au nom de sa supériorité, imposer sa puissance aux autres. On a aussi assisté aux mouvements de revendications nationalistes, en particulier tout au long du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Le rapport à la nation a changé en Europe depuis 1945. À la suite des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, on a radicalement remis en cause l’idée que la civilisation revendiquée par les Européens était supérieure à celle du reste du monde.


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C’est au cœur du pays qui vit naître Goethe et Beethoven qu’avait germé l’idée d’appliquer les méthodes de la rationalité technique pour déshumaniser des êtres humains et assassiner bureaucratiquement de nombreuses populations civiles. À la suite de cette découverte, les chercheurs et les intellectuels ont rivalisé, depuis quelques décennies, pour condamner les nations. Elles seraient, en tant que telles, responsables des grands malheurs du XXe siècle – sans toujours distinguer les nations démocratiques des passions nationalistes. En même temps, la supériorité scientifique et militaire de l’Europe a cessé d’exister. Les Américains, puis les Asiatiques ont rejoint, puis dépassé la maîtrise technique et la force économique des Européens. Bientôt, ce sera le tour des Africains. Les empires coloniaux fondés par le Royaume-Uni, la France ou le P ­ ortugal ont laissé la place à de nouvelles nations indépendantes. L’histoire mondiale n’a plus l’Europe pour centre et la marginalisation des nations européennes risque de s’accroître au fur et à mesure qu’augmente le nombre des nations qui participent avec succès à la modernisation mondiale. La situation géopolitique – affaiblissement de l’Europe dans son ensemble et de chaque nation européenne dans le monde – se conjugue également avec l’évolution interne des démocraties qui, sous l’effet de leur propre dynamique, deviennent de plus en plus "providentielles" et de moins en moins politiques(1). Les individus sont désormais plus soucieux de leur bien-être personnel que de l’avenir de leur nation. Dès lors, ce n’est plus l’esprit de conquête, ou l’ambition territoriale ou même culturelle, qui domine les esprits, mais "l’esprit de défense". Mais qui est encore prêt à "mourir pour la patrie" ? Militaires et intellectuels s’interrogent : étant donné la situation géopolitique mondiale, étant donné l’affaiblissement relatif des nations européennes, comment définir et maintenir l’esprit de défense ou, pour adopter un autre vocabulaire, la volonté de la nation d’exister et de continuer à porter ses propres valeurs ? En d’au(1)

Pour un développement de ces analyses, voir Dominique Schnapper, La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, coll. "NRF/Essais", Paris, 2002.


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tres termes, comment penser et entretenir la volonté politique des démocraties, faute de quoi une nation ne peut exister ? La volonté politique, qui est la condition de l’existence même de toute nation, ne risque-t-elle pas de se dissoudre dans la démocratie providentielle ? LA DÉMOCRATIE PROVIDENTIELLE La société contemporaine se donne pour objectif premier d’as­surer la sécurité et l’égalité de tous ses citoyens. Elle leur accorde l’égalité civile, juridique et politique et elle reconnaît la légitimité de leur aspiration à l’égalité "réelle", pour emprunter les termes de l’opposition qu’a diffusée la critique marxiste entre l’égalité "formelle" et l’égalité "réelle" des citoyens. Entraînée par sa dynamique et par son ambition prométhéenne – maîtriser la nature et assurer la sécurité physique et morale ainsi que l’égalité de tous – elle privilégie toujours plus la recherche du bien-être des individus et la reconnaissance de leurs droits historiques particuliers. Elle tend à refuser toutes les limites. Qu’il s’agisse des droits politiques ou des droits au bien-être, l’utopie démocratique entretient des aspirations qui ne peuvent être pleinement satisfaites. Le corps politique doit être juridiquement défini et l’action des citoyens réglée par la loi. Les conditions économiques et sociales seront toujours insuffisantes puisque les besoins des hommes se renouvellent au fur et à mesure qu’ils sont satisfaits. Aucune reconnaissance publique de droits dits culturels ne satisfera pleinement l’aspiration des hommes à être reconnus dans leur spécificité historique. L’impatience devant les limites inévitables apportées aux droits subjectifs des individus, qu’ils soient politiques, économiques, culturels ou historiques, les aspirations à un bien-être, qui par nature reste toujours inférieur aux espoirs, alimentent les revendications et les insatisfactions, caractéristiques des sociétés démocratiques. Mettant au cœur de leur projet l’individu et le bien-être individuel, elles sont menacées par le délitement. Le maintien inévitable des inégalités des conditions sociales et l’impossibilité de la reconnaissance de


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toutes les identités collectives à l’intérieur d’une même société suscitent l’indignation et les ressentiments si toute forme de transcendance collective – religieuse ou patriotique – s’affai­ blit. Même si c’est par les conflits, la politique unit les hommes, que l’activité économique et la recherche de la sécurité et de la protection mettent en concurrence les uns contre les autres. Il n’y a plus aujourd’hui de conflits majeurs ou idéologiques sur la conception du Bien à l’intérieur des démocraties providentielles, qui font de la tolérance leur vertu cardinale. Les religions séculières ou politiques, organisées et portées par un État puissant à vocation totalitaire, ont disparu de l’horizon politique immédiat. Le patriotisme national et partisan qui avait conduit aux excès nationalistes et partisans du siècle – comme les passions religieuses du passé avaient porté, durant les siècles précédents, les horreurs des guerres de religion – est désormais affaibli et démonétisé. Mais, en même temps, dans les démocraties providentielles, on n’organise pas de réponse collective et institutionnelle au besoin des hommes de donner un sens à leur interrogation et à leur angoisse métaphysiques. On risque donc de laisser le champ libre à des formes de fondamentalisme religieux ou politique qui ne seraient plus contrô­lées par les institutions historiques reconnues que sont les Églises traditionnelles et l’État porté par le patriotisme. On risque aussi de sombrer dans des formes d’anarchie politique, faute de reconnaître la légitimité des institutions politiques héritées du passé : la légitimité de la tradition n’est en effet plus acceptée dans les sociétés démocratiques qui sont tendues vers l’avenir. Les démocrates risquent de ne plus avoir la volonté de se défendre parce qu’ils risquent de perdre le sentiment qu’ils prolongent une histoire commune, parce qu’ils risquent de ne plus partager le même idéal ou les mêmes passions. LA VOLONTÉ POLITIQUE, CONDITION DE LA SURVIE Pourtant aucune société, même industrielle, moderne, post­ industrielle, postmoderne ou providentielle, ne peut évacuer le politique en tant que lieu de la transcendance des intérêts particuliers et des choix collectifs légitimes, en tant que source


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de la volonté de se défendre contre les menaces extérieures. Les sociétés européennes ne peuvent, pas plus que les autres, exister sans lieu du politique. Le politique ne peut pas consister seulement à produire des biens et des services et à redistribuer les ressources produites par cette activité. Il doit d’abord porter des valeurs et une volonté communes. Ni le pouvoir des nations européennes ni l’Europe comme institution politique ne sauraient se réduire à gérer et contrôler la production, à régler la redistribution qu’assure l’État-providence et à contrôler l’application des droits de l’homme par les Cours européennes de justice. Si la redistribution des ressources, en assurant la dignité de tous, est la condition de l’existence d’une société démocratique, elle ne peut en être le seul but. Les démocrates ne peuvent être seulement des producteurs, des consommateurs et des "ayants droit". Ils doivent former une "communauté des citoyens"(2) qui participent librement à un espace public commun à tous où ils règlent les problèmes qui se posent à la collectivité – le premier étant celui de sa survie. La République – définie comme le lieu où s’exerce la citoyen­ neté et où se prennent les décisions collectives – n’est pas nécessairement nationale comme elle l’a été jusqu’à présent. La coïncidence entre nation et citoyenneté, ou État-nation, n’est pas la fin de l’histoire. Le lien entre l’État-nation et la société organisée par la citoyenneté est historique, il n’est ni logique ni nécessaire. La citoyenneté peut s’exercer au niveau infranational ou supranational. Mais, quel que soit son niveau – national, infranational ou supranational –, il faut un lieu du politique, où se prennent les décisions et les arbitrages, un lieu qui dispose des moyens de les imposer légitimement, un lieu où s’exprime la volonté de tous d’exister ensemble et de se défendre pour continuer à exister ensemble. Les démocraties européennes, vieillissantes et encore riches, mais sur le déclin historique, doivent avoir la volonté de formuler clairement, d’entretenir et de diffuser les valeurs sur (2)

ominique Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, D Gallimard, "NRF/Essais", 1994, Folio, 2002.


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lesquelles elles sont fondées, faute de quoi leur avenir serait sombre. Dans les années 1930, elles n’ont su ni comprendre le projet hitlérien ni intervenir pour marquer à temps leur volonté de résister. Ensuite, elles n’ont compris qu’avec retard qu’elles étaient menacées par la double menace totalitaire – nazisme et bolchévisme – qui a marqué le XXe siècle. Aujourd’hui, le nationalisme est affaibli dans l’Europe démocratique, mais pas dans le reste du monde ni même aux frontières orientales de l’Europe. Il faut espérer que les démocraties seront plus avisées devant les nouvelles menaces, différentes, mais redoutables, qui aujourd’hui et qu’elles sauront les penser clairement et réagir efficacement sans pour autant trahir les valeurs dont elles se réclament. ●

POUR ALLER PLUS LOIN Pierre Hassner et Gilles Andreani (dir.), Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2005. Pierre Hassner, La terreur et l’empire. La violence et la paix II, Paris, Le Seuil, 2003. Pierre Hassner et Roland Marchal (dir.), Guerre et Sociétés. États et violence après la guerre froide, Paris, Karthala, 2003. Dominique Schnapper, La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, 2002. Dominique Schnapper, L’esprit démocratique des lois, Paris, Gallimard, 2014.


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Comment penser la fraternité ? ALAIN-GÉRARD SLAMA Essayiste, journaliste et historien

COMMENT UN CITOYEN SI PROFONDÉMENT PRIVÉ DE REPÈRES PEUT-IL SE SENTIR SOLIDAIRE DE LA SOCIÉTÉ ? Division de l’Union européenne, faible de la faiblesse de ses Nations, affectées dans la légitimité de leurs institutions et dans la vitalité de leur démographie ; division des Nations, de plus en plus menacées dans leur unité par les revendications d’autonomie, voire la volonté de sécession de provinces et d’entités ethniques ou religieuses privilégiant, par rapport à l’intérêt général, leurs intérêts économiques et leurs spécificités culturelles ; division des peuples eux-mêmes, confrontés au creusement des inégalités sociales, aggravées par le dysfonctionnement croissant de la formation scolaire et de la promotion méritocratique, dysfonctionnement dont ces inégalités sont à la fois l’effet et la cause ; primat, enfin, de l’instant et de son corrélat, l’émotion, sur la raison, qui suppose la connaissance du passé, la projection dans l’avenir et la longue durée : toute la question est de savoir si un citoyen aussi profondément privé de repères peut encore, en cas de péril majeur – comme celui que représente l’islamisme radical – se sentir solidaire de la société au point de résister aux menaces pesant sur ses codes et ses valeurs au risque de sa vie. On objectera que les facteurs d’implosion ou d’explosion introduits par la modernité au sein des Nations sont un phénomène mondial. Mais l’Europe est atteinte de cette crise de sclérose en plaques plus qu’aucun autre continent. La demi-brèche ouverte au sein du Royaume-Uni par l’Écosse vient d’en témoigner et demain les


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Nations qui sont parvenues jusqu’ici à maintenir ensemble une structure fédérale, comme l’Espagne et l’Italie, peut-être même l’Allemagne risqueront à leur tour de s’y engouffrer. NOTRE PAYS EST ISSU D’UNE MOSAÏQUE DE TRIBUS VENUES S’ÉCHOUER À LA POINTE DU CONTINENT EUROPÉEN Or, au sein même de l’Union européenne, il n’est pas excessif de soutenir que la France, qui doit à son État, monarchique puis républicain, d’être devenue une Nation, est affectée plus sévèrement qu’aucune autre dans son unité politique, territoriale et culturelle par le choc de la mondialisation. La spécificité de son traumatisme est liée au fait que, selon la formule fameuse de Mirabeau, notre pays, issu d’une mosaïque de tribus venues s’échouer à la pointe du continent européen, était encore, sous l’Ancien Régime, « un agrégat inconstitué de peuples désunis ». Là où la plupart des autres peuples ont été, dès l’origine, des Nations à la recherche d’un État, la France a été d’abord un État à la recherche d’une Nation. Le remède trouvé par les républicains pour prolonger dans ce sens l’œuvre de la monarchie a porté sur trois axes : en premier lieu, un effort prioritaire et sans précédent d’éducation, puis une stratégie d’inculcation du sens de l’intérêt général par le biais de la contribution fiscale et du service militaire, enfin la modernisation des administrations publiques et des moyens de communication. C’est ainsi que la République a fabriqué des citoyens décidés « à vivre ensemble », selon la définition de l’idée de Nation donnée en 1882 par Renan. Pour la bourgeoisie fondatrice de ce modèle, attachée d’abord aux conquêtes de la liberté, les "blocs de granit" étatiques mis en place par le Premier empire avaient laissé, avec le Code civil et les grands corps, des traces juridiques auxquelles on reconnaissait le mérite d’avoir consolidé un ordre laïque, distinct et bientôt séparé de l’Église. Mais l’État républicain, hostile aux souvenirs laissés par l’intolérance de la Terreur et par l’arbitraire du pouvoir personnel naufragé à Sedan, a négligé d’asseoir sa légitimité sur la stabilité des institutions. Au surplus, l’application du principe d’égalité n’est intervenue, lentement, qu’à partir du milieu du XIXe siècle, et la notion de solidarité – que


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l’on distinguait de la référence à la "fraternité", suspecte de rappeler aux uns les valeurs chrétiennes, aux autres la Nation en armes – a été considérée, à partir du début du XXe siècle, comme la résultante nécessaire et suffisante d’un consensus étayé sur l’idée de progrès et sur les droits de l’homme. EN DÉPIT DE SES ENNEMIS DE L’INTÉRIEUR, LA DÉMOCRATIE PARLEMENTAIRE A TRIOMPHÉ DE L’ORDALIE DE LA GRANDE GUERRE On pardonne à la République de gouverner mal, écrivait ­Anatole France, « parce qu’elle gouverne peu ». Sans doute. Le résultat du peu d’intérêt accordé par les républicains à la stabi­ lité des institutions n’en a pas moins été, avant 1914, l’émergence de remises en cause violentes de leurs fondements : l’héritage individualiste et universaliste des Lumières a été accusé par les maurrassiens, à droite, comme par les socialistes, à gauche, de servir les intérêts des catégories dominantes : les ligues nationalistes d’extrême-droite, intégristes, xénophobes voire racistes et le plus souvent antisémites ont convergé avec les mouvements anarchistes et socialistes révolutionnaires dans une même haine du parlementarisme, du capitalisme et de la confiance bourgeoise dans l’idée de progrès. Bref, quand la guerre s’est déchaînée en Europe à la suite de l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914, tout semblait vouer la France à une défaite cuisante. « Faites un roi, avait prédit Marcel Sembat en 1911, ou faites la paix ». Le surprenant, l’inattendu est que, en dépit de ses ennemis de l’intérieur, la démocratie parlementaire ait triomphé de l’ordalie de la Grande Guerre. Les historiens s’interrogent aujourd’hui encore sur le miracle de la Marne, et plus encore sur le mystère de l’incroyable résistance des millions de soldats du front aux épreuves inhumaines que quatre années de tranchées et d’offensives sanglantes leur ont infligées. Plus remarquable encore peut-être est le fait que, entre les deux guerres, le rayonnement de la culture française, loin de décliner, a brillé d’une créativité extraordinaire.


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UN REGAIN DE REVENDICATIONS IDENTITAIRES ÉTAYÉES SUR DES VALEURS ETHNIQUES ET RELIGIEUSES Pourquoi ce rappel ? Parce que, avec le recul d’un siècle, il est tentant de reconnaître dans la France de la seconde mondialisation bien des traits qui ressemblent aux facteurs de désarroi de la société française face à la première. S’il est un précédent à la crise « intellectuelle et morale » – pour reprendre le titre de Renan au lendemain de la défaite de 1870 – que notre pays traverse aujourd’hui, c’est bien aux sources de la crise des années 1890-1914 que l’on est fondé à la chercher. Aujourd’hui comme hier, le rejet de la modernité se traduit par la contestation de l’unité de la République, de la légitimité de ses institutions représentatives et de ses élites, par le procès des prétentions de l’universalisme, accusées d’impérialisme et par un retour aux valeurs traditionnelles et au "réel" contre le matérialisme et le rationalisme de la laïcité, accusée d’intolérance – tous thèmes florissants sous le régime de Vichy. Aujourd’hui comme hier, on assiste à un regain de revendications identitaires étayées sur des valeurs ethniques et religieuses, en contradiction formelle avec l’article premier de la Constitution, selon lequel la République « indivisible, laïque, démocratique et sociale » [...] « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». UN SURMOI RÉPUBLICAIN LARGEMENT L’ŒUVRE DE GÉNÉRATIONS D’INSTITUTEURS Dans un tel climat, il n’est pas surprenant que les mêmes interrogations soient soulevées : une démocratie dans laquelle le vote est déchiré entre des groupes dominés par les intérêts d’une religion, d’un territoire ou d’une communauté peut-elle encore fonder sa légitimité sur l’intérêt général ? Une justice qui prend en compte les demandes d’exception à la règle commune émanant de minorités au nom de particularismes identitaires peut-elle être garante de l’État de droit ? Une société dans laquelle chaque citoyen aperçoit son voisin à travers le prisme d’une identité religieuse, ethnique, sexuelle, réelle ou supposée peut-elle encore être une société confiante, solidaire et comme telle, se défendre ?


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À ces questions, la Première Guerre mondiale semble avoir donné une réponse positive : si incomplète qu’ait été l­ ’œuvre des républicains au début du XXe siècle, cette épreuve inhumaine a démontré sa solidité. Si violentes qu’aient été les contestations traditionalistes et ligueuses de l’immense projet d’émancipation des Lumières, la victoire de haute lutte remportée par un peuple exsangue a démontré l’inscription profonde de ce projet dans la longue durée de l’histoire nationale, et, du même coup, la prégnance de ce qu’on pourrait appeler un surmoi républicain venu, selon l’expression de Barrès, « du fond des âges ». Ce surmoi a été largement l’œuvre des générations d’instituteurs convaincus par leurs propres maîtres que la Prusse avait dû en 1870 sa victoire et son unité aux appels de Fichte et à la supériorité de l’apprentissage par les jeunes Allemands de leur langue et de leur culture. Enfin, il n’est pas indifférent que, au lendemain de la défaite de juin 1940, l’homme qui a permis à ce surmoi de renaître et de se ressaisir face à la tentative de retour au modèle organique de l’Ancien Régime soutenue par le régime de Vichy, ait été un officier que sa personnalité, sa culture et sa foi auraient dû orienter vers le bord opposé. À travers De Gaulle, la preuve de l’identification de la France au modèle républicain dans l’esprit du peuple français a été apportée dans les deux circonstances critiques – 1940 et 19581962 – où ses principes fondateurs ont été menacés. PLUS LA DÉMOCRATIE ET LA CIVILISATION MATÉRIELLE GA­­GNENT DU TERRAIN, PLUS LES PHÉNOMÈNES DE RÉACTION IDENTITAIRE SE MULTIPLIENT L’analogie, hélas, s’arrête là. Car si les manifestations de la crise de cohésion affectant la conscience nationale sont restées les mêmes qu’il y a un siècle, le contexte institutionnel et politique, et par là même le rapport de forces s’est malheureusement inversé. Hier, l’éducation était forte, les institutions fragiles. Aujourd’hui, depuis De Gaulle, la Constitution est restée forte, mais le système éducatif, qui est au cœur et au principe du lien social, n’a jamais été aussi fragilisé. Hier, l’attachement des citoyens à leur religion, à leur territoire et à leurs "racines" faisait partie de la nature des choses. L’universalisme était loin


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encore d’être un fait psychologique accompli. Il pouvait être pensé et présenté comme un idéal mobilisateur. Aujourd’hui, l’universalisme est la réalité du monde, et, en prenant le visage de l’Occident, il est accusé d’aliéner les peuples dans un carcan uniforme. Du coup, les particularismes de tous ordres, religieux, ethniques et identitaires apparaissent comme des moyens, voire des fins désirables, aux yeux mêmes de certains libéraux, pour permettre aux sociétés de reconquérir leur liberté, ou du moins leur "voie propre". Ainsi se comprend pourquoi plus la démocratie et la civilisation matérielle ­gagnent du terrain sur la planète, comme s’en félicitait Francis Fukuyama en 1989, plus les phénomènes de réaction identitaire décrits au même moment par un autre politologue américain, Samuel Huntington se multiplient, aussi bien dans le reste du monde qu’au sein de l’Europe. L’URGENCE DE CONSOLIDER LE TRIPTYQUE ÉDUCATION-LAÏCITÉ-RESPONSABILITÉ Qu’on ne s’y trompe pas : par rapport au printemps des peuples du milieu du XIXe siècle, le renversement de la situation vécue par les pays du Moyen-Orient récemment délivrés de leurs dictateurs est saisissant : hier les peuples s’ap­puyaient, contre les régimes monarchiques et autocratiques, sur leurs revendications identitaires dans l’espoir d’accéder à la démocratie, aujourd’hui les mouvements ethniques et religieux, d’autant plus activistes qu’ils sont minoritaires, se servent de la démocratie pour faire triompher leur hégémonie. Hier l’évo­ lution du droit contribuait à l’émancipation de l’individu en favorisant la prise de conscience de sa responsabilité par rapport à lui-même et aux autres. Aujourd’hui, l’extension généralisée de l’État providence et l’élévation de la précaution à la hauteur d’un principe tendent à dissuader les individus d’assumer les conséquences de leurs actes pour accuser la société de ne les avoir pas prévenues. Face aux retours de flamme du fanatisme et de l’intolérance, la tentation est grande pour les Nations de se raidir. Mais au moment où la guerre elle-même change de visage, et où la médiatisation des conflits asymétriques multipliés dans les anciens territoires colo­


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nisés de l’Europe privilégie la dimension psychologique des ­conflits par rapport à la confrontation des armes, au moment, en d’autres termes, où la dissuasion dépend de la cohésion de l’opinion publique et devient, plus que jamais, selon la formule de Spinoza, « une force de l’âme », l’esprit de défense ne peut reposer sur la fermeture, le renouveau du mythe de "la France seule" et la recherche de nouvelles lignes Maginot. D’où l’urgence de consolider, au lieu de l’affaiblir, le triptyque éducation-laïcité-responsabilité sur lequel prennent appui la stabilité et l’unité de la République. ● POST-SCRIPTUM : Le texte ci-dessus a été rédigé en septembre 2014, plus de trois mois avant les attentats islamistes du 7 janvier 2015. Je ne lui ai infligé aucune retouche, laissant le lecteur juger de sa pertinence. Il est permis d’espérer que la journée d’unanimité nationale du 11 janvier ait amorcé un réel progrès dans l’éveil de l’esprit de défense. Mais l’ambiguïté des contenus donnés aux principes de laïcité, d’égalité devant la loi et de liberté d’expression qui constituent le socle de l’unité républicaine est encore loin d’être levée.

POUR ALLER PLUS LOIN Raoul Girardet, Nationalismes et Nation, Complexe, 1996. Elie Barnavi, Dix thèses sur la guerre, Flammarion, 2014. Philippe Esper avec Christian de Boissieu, Pierre Delvolvé, Christophe Jaffrelot, Un monde sans Europe ? préface de Pierre Hassner, Fayard et le Conseil économique de la défense, 2011. Gérard Chaliand, Les guerres irrégulières, XXe-XXIe siècle, guérillas et terrorisme, Folio Actuel. Inflexions, "Le patriotisme", n° 26, La documentation française, 2014.


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LA PAIX, UN COMBAT QUOTIDIEN | 45 45

Pour un engagement citoyen RECTEUR PATRICK HETZEL Député du Bas-Rhin, professeur à l’université Paris II, Panthéon-Assas

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esprit de défense est un concept comportant au moins trois dimensions complémentaires. D’abord, l’existence d’une menace sérieuse, ensuite la nécessité d’avoir une société et un système de valeurs à défendre et enfin une capacité à déployer un discours mobilisateur pour convaincre les concitoyens afin qu’ils se sentent concernés et s’engagent. En somme, comme dans toute action humaine, la question qui est posée, est celle de savoir comment donner sens à l’esprit de défense. Comment créer, par le sentiment d’appartenance à une même communauté nationale, le besoin d’en défendre les valeurs consubstantielles. Nos concitoyens en général et les plus jeunes d’entre eux, en particulier, perçoivent souvent les enjeux de défense comme très éloignés. Comme si, depuis la suspension du service natio­ nal obligatoire, on avait créé une distance entre nos conci­ toyens et les questions de défense. Comme si, le fait de déployer une armée de métier avait désormais cantonné les questions de défense à un petit cercle d’initiés : les professionnels de la défense. Plus que jamais, il devient donc primordial d’identifier des leviers susceptibles de convaincre nos concitoyens, en ce qu’ils appartiennent à une même communauté nationale, à une même communauté de destin, du bien-fondé et de la nécessité de la diffusion auprès de tous, d’un véritable esprit de défense. Sans prétendre à l’exhaustivité, au moins trois dimensions constituent des thématiques fortes pour mobiliser : celle de


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l’Europe et de la paix au sein de l’espace européen ; celle de la cybercriminalité ; enfin la menace que fait peser le terrorisme sur nos sociétés occidentales. Mais la seule manière de recréer un véritable esprit de défense parmi nos concitoyens passe par l’instauration d’un service civique obligatoire. L’EUROPE : UN ESPACE DE PAIX QUI S’EST BANALISÉ Les générations qui nous ont précédés savaient estimer la paix. Leurs aînés avaient connu la guerre franco-prussienne de 1870 puis la déflagration de la Première Guerre mondiale. Ils avaient quant à eux, directement connu la Deuxième Guerre mondiale. Lorsque la paix fut rétablie sur le continent européen en général et en France en particulier, ils avaient pleinement conscience qu’il fallait tout mettre en œuvre pour que celle-ci soit préservée. Ils savaient qu’il fallait travailler sans relâche à tisser des liens entre les peuples des Nations européennes sans quoi, nous serions collectivement condamnés à revivre les mésaventures du passé. L’esprit de défense était donc étroitement lié au maintien de la paix en Europe. C’est dans cette perspective que le général De Gaulle, alors président de la République française, avait tendu la main à Konrad Adenauer, chancelier de la toute jeune République fédérale d’Allemagne, et que fut signé le Traité de l’Élysée entre la France et l’Allemagne. La célébration de l’amitié franco-allemande était le socle et le ciment de cette paix retrouvée en Europe. Plusieurs décennies après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, force est de constater que les jeunes générations vivent dans une Europe en paix et ne se rendent pas suffisamment compte que cette dernière fut obtenue de haute lutte et qu’il convient de continuer à s’investir collectivement pour la garantir. En somme, la paix s’est banalisée, rendant ainsi moins évidente la nécessité de continuer à s’investir collectivement pour la garantir. La paix n’est plus un concept qu’il convient de chérir et défendre. La paix semble devenue consubstantielle à l’espace européen contemporain pour les jeunes Français. Ce qui, dans les faits, est très relatif puisque les conflits dans les Balkans et dans une partie de l’Europe centrale ne sont pas


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très anciens. Mais nous devons nous rendre à l’évidence que l’inexistence d’un conflit armé sur le sol français depuis une très longue période à l’échelle de l’histoire contemporaine rend nos concitoyens, surtout les plus jeunes, plus distants et moins sensibles quant à leur disponibilité pour développer un véritable esprit de défense. Cet état de fait doit collectivement nous interroger et nous amener à réfléchir sur les moyens d’action pour y remédier. Des moyens qui doivent et ne peuvent passer que par les politiques éducatives. Il est urgent que l’ensemble des personnels du ministère de l’Éducation nationale et du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche prennent conscience que l’esprit de défense ne saurait être diffusé tel un supplément d’âme d’un cours d’histoire-géographie, mais doit devenir consubstantielle à ces mêmes enseignements. Pour cela, il faut amplifier l’action des fameux trinômes académiques existant entre le ministère de l’Éducation nationale, le ministère de la Défense et l’Association des auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale(1). Mais il faut aussi démultiplier les actions de formation des formateurs en les armant conceptuellement autour du concept d’esprit de défense. Par ailleurs, si l’on souhaite redonner corps et dynamisme à une Europe de la paix comprise et chérie par nos concitoyens, il faudra aussi aller plus loin en termes d’Europe de la Défense. Seule manière de recréer aux yeux de nos concitoyens ce lien pourtant indissociable entre Défense et paix. C’est par la cons­truction d’une véritable Europe de la Défense que nos concitoyens pourront percevoir à nouveau l’Europe comme cet espace de paix qu’il faut au sens premier du terme défendre dans le droit fil du fameux adage selon lequel c’est en préparant la guerre que l’on assure la paix.

(1)

oir la contribution de l’inspecteur général de l’éducation nationale, M. Tristan V Lecoq.


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LA CYBERCRIMINALITÉ : UNE MENACE CONTEMPORAINE QUI CONCERNE TOUT LE MONDE Si l’esprit de défense s’est éloigné des préoccupations de nos concitoyens, il est toutefois un domaine au travers duquel il est aujourd’hui très aisé de faire prendre conscience à ces derniers de la nécessité de développer un esprit de défense. Il s’agit des nouvelles menaces qui se sont fortement développées depuis l’explosion des technologies numériques : la cybercriminalité sous toutes ses formes. En effet, cette dernière concerne évidemment au premier chef les États et les entre­ prises, tou­tefois cette menace se déploie de manière très importante auprès de beaucoup de nos concitoyens : cartes de crédit détour­nées électroniquement, intrusions sur les adresses de messagerie électronique, comptes Facebook ou Twitter piratés, voire vols d’identités… Les exemples et les cas emblématiques ne manquent pas. Il y a là véritablement un champ d’action auquel nos concitoyens sont de plus en plus sensibles. Comme ces actions criminelles sont généralement le fait de réseaux très organisés opérant le plus souvent depuis l’étranger, il y a là un potentiel énorme pour toucher efficacement nos concitoyens et leur faire percevoir que l’esprit de défense est une nécessité pour notre "vivre ensemble". On peut de cette manière leur faire toucher du doigt très concrètement que ce qui peut leur arriver personnellement peut aussi arriver aux organisations pour lesquelles ils travaillent (entreprises privées, services publics, etc.) tout comme cela peut aussi avoir des incidences très dommageables pour la France en tant qu’État, mais aussi en tant que Nation. Il y a donc là aussi un gisement pour développer un discours mobilisateur au service d’un renouveau de l’esprit de défense. LA LUTTE CONTRE LE TERRORISME COMME CIMENT D’UNION NATIONALE D’une part, les attentats perpétrés le 11 septembre 2001 aux États-Unis et d’autre part, les actes terroristes commis en France en janvier 2015 ont montré au monde entier que le terrorisme international était susceptible de menacer l’Occident et


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que ses moyens d’action pouvaient entraîner la mort de milliers de personnes en très peu de temps. Sans tomber dans les thèses manichéennes du choc des civilisations, nos concitoyens ont depuis pris conscience que le terrorisme, dont par exemple le djihâdisme constitue une forme d’expression, est une véritable menace pour la paix. De fait, l’esprit de défense est susceptible de reprendre pleinement son sens, car nos concitoyens ont parfaitement compris que le terrorisme peut frapper partout et à tout instant. La menace n’est donc plus lointaine, mais susceptible d’être très proche. Chacun peut directement se sentir concerné, ce qui est évidemment de nature à constituer un terreau favorable pour développer un discours mobilisateur autour de l’esprit de défense indispensable pour lutter contre le terrorisme. D’autant que les moyens pour lutter efficacement passent par différentes formes d’action aussi bien en France qu’à l’étranger. Mais ce qui est essentiel pour lutter efficacement contre le terrorisme en France, c’est que tout le monde doit se sentir concerné et rester vigilant. L’ESPRIT DE DÉFENSE PASSE PAR L’ENGAGEMENT CITOYEN Ces trois exemples non exhaustifs, des domaines possibles pour développer un discours mobilisateur en matière d’esprit de défense, constituent des menaces potentielles qui peuvent mettre en péril la France de façon significative : menace de ne plus vivre en paix, menace liée à la cybercriminalité, menace liée au terrorisme. Ces trois domaines semblent particulièrement pertinents pour mobiliser en faveur de l’esprit de défense, car leur perception par nos concitoyens semble possible. Ces menaces peuvent les toucher de manière sensible et donc les convaincre pour se mobiliser. Toutefois, il semble également très important de ne pas en rester là. Ne pas limiter la mobilisation autour de ce contre quoi il convient de lutter. Pour que le discours soit pleinement mobilisateur, il ne faut pas uniquement se battre "contre", mais aussi se battre "pour" des valeurs. En somme, il est indispen­


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sable d’ajouter une dimension positive au déploiement de l’esprit de défense. En effet, pour que nos concitoyens se sentent investis d’un esprit de défense, il faut qu’ils se sentent engagés. Qu’ils se sentent pleinement membres de cette communauté nationale dont ils partagent le destin. Or, pour développer le sens de l’engagement, il faut en revenir au sens du partage et à l’esprit citoyen. Avant la suspension du service national, cet esprit d’engagement se diffusait chez les jeunes hommes concernés par ce même service national. Depuis, on a cherché à recréer cet état d’esprit de don, de don pour la société qui cimente le lien entre les hommes et les femmes qui la composent, avec le service civique. Plus que jamais, il convient de se poser la question de la généralisation et du caractère obligatoire de ce service civique qui pourrait concerner tous les hommes et les femmes, pour une période d’un minimum de trois mois et d’un maximum d’un an. Ce serait un fantastique élan de notre jeunesse au service de la société, sans compter que ce serait un bon tremplin à l’insertion professionnelle des jeunes. En tout cas, développer l’esprit d’engagement citoyen est un préalable indispensable à la diffusion de l’esprit de défense. C’est d’ailleurs dans cette perspective que j’ai déposé à l’Assemblée nationale un projet de loi tendant à rendre obligatoire le service civique pour tous les jeunes Français. Donner de son temps pour la communauté nationale et les autres, c’est pleinement s’inscrire dans cette communauté nationale. C’est accepter ipso facto que l’on ait des droits et des devoirs. C’est comprendre que de se préoccuper de l’altérité, c’est aussi s’ins­ crire dans un destin collectif qui nous transcende. C’est vivre de la façon la plus pleine et entière, le partage au sein d’une communauté nationale qui est, aussi, fait de don de soi. L’esprit de défense, c’est accepter que l’on puisse mourir pour défendre la Nation. En tout cas, sans engagement et sans don de soi, il ne saurait y avoir d’esprit de défense. Défendre, c’est s’engager. ●


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POUR ALLER PLUS LOIN Amaury de Cassagne et Martial Ruffet, Le lien ­Armée­-­Nation, Presses universitaires de la Méditerranée, 2008. Évelyne Farcy-Magdenel et Chantal Tissier-Dauphin, Défense et sécurité de la France au XXIe siècle, ouvrage collectif, Éditions Sceren, CRDP de Montpellier, 2011. Victor Gervais, "Mise en œuvre de l’enseignement de la défense dans le second degré" , Les synthèses du C2SD, ministère de la Défense, Paris, 2004. Jacques Lanxade, "De la conscription à l’armée professionnelle", revue Études, N°3, Pages 321-331, 2005. Julien Mary, "Lien Armée(s)-Nation et esprit de défense : perspectives historiques et actuelles", contribution au Colloque du Cercle d’études de défense, novembre, Paris, 2010.


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Mutation et diversification de la menace ALAIN ZABULON Préfet, coordonnateur national du renseignement

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resser un panorama de la menace en 2014, revient à cerner un état du monde qui, organisé de manière bipolaire autour de deux blocs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est en train de se transformer sous nos yeux en un monde multipolaire, atomisé, imprévisible, volatile dans lequel la menace n’a jamais été aussi complexe à détecter et à contrer. Les grandes puissances, États-Unis, Russie, pays de l’Union européenne au premier rang desquels la France, se voient, parfois à leur corps défendant, impliqués dans des conflits régionaux, à résonance mondiale en Orient et en Afrique. C’est le cas avec la naissance d’un califat autoproclamé à cheval sur l’Irak et la Syrie, deux pays souverains dont la frontière tracée au lendemain de la Première Guerre mondiale a été effacée par une armada terroriste en quelques heures. La situation du Sud libyen devenu le sanctuaire des groupes djihâdistes qui sévissent dans la région est au moins aussi lourde de périls pour l’équilibre de toute la partie Nord et sahélienne de l’Afrique que les conquêtes territoriales de Daech. Les pays occidentaux pourront-ils encore longtemps s’en désintéresser ? La France, pour sa part, est consciente qu’il faut agir.


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Au Mali, la France a engagé ses forces et évité la déstabilisation d’un pays confronté à l’offensive de groupes armés terroristes menaçant la paix de toute une région. Cet engagement est aujourd’hui étendu à l’ensemble de la bande saharo-sahélienne pour s’adapter à la mobilité des groupes et mieux protéger les pays de la zone. Plus près de nous, la réapparition de tensions à l’Est de l’Europe nous ramène à l’époque de la guerre froide que d’aucuns pensaient révolue, mais dans un monde dont les contours, les ressorts et les acteurs se sont profondément transformés. Faire l’état des lieux de la menace revient à dresser l’inventaire des objectifs et stratégies de nations (Russie, Chine, pays arabes) ou d’entités non étatiques, mais à rayonnement régional (Hezbollah, Al Qaida, Daech…) qui nécessitent pour être comprises et analysées une redéfinition complète de notre grille de lecture d’un monde dominé par l’incertitude et l’imprévisibilité des crises. Le XXIe siècle sera, pour les services en charge du renseignement, celui des analystes. Les développements qui suivent n’ont pas pour ambition d’apporter des réponses définitives aux interrogations qui scandent ce propos introductif. Ils s’attacheront, plus modestement à passer en revue les principaux défis sécuritaires qui visent notre pays et que les services de renseignement, placés en première ligne dans la défense de nos intérêts vitaux s’attachent à détecter et à entraver, dans le cadre d’orientations fixées par l’autorité politique. Nous évoquerons successivement le terrorisme, la menace cyber, l’espionnage économique, la prolifération des armes de destruction massive, la criminalité internationale. UNE NOUVELLE FORME DE TERRORISME L’apparition d’une nouvelle forme de terrorisme figure, nul ne s’en étonnera, en tête de cette revue de détail. Notre pays a déjà été frappé, on s’en souvient par ce fléau. Les années 1980,


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notamment avec le réseau pro-iranien de Fouad Ali Saleh, et 1990, avec le GIA ont été marquées par une série d’attentats sanglants orchestrés par des groupes organisés et "professionnalisés", mus par un objectif politique précis, faire pression sur notre pays pour infléchir sa politique. Les meurtres de Mohamed Merah en 2012 et les tueries de janvier 2015 à Paris et à Vincennes marquent l’avènement d’une nouvelle forme de terrorisme, pratiquée par des individus radicalisés. Leur objectif, porter le fer du djihâd en Occident, procède d’une lecture dévoyée de l’Islam dans laquelle les communautés musulmanes d’Europe, qui craignent le risque de la stigmatisation, ne se reconnaissent pas. Plus de 1 300 jeunes français sont, à fin janvier 2015, impliqués dans le conflit meurtrier déchirant la Syrie et qui voit des hommes et des femmes massacrés au seul motif de leur appartenance religieuse ou communautaire. Les filières djihâdistes, puisqu’il faut bien utiliser ce mot pour rendre compte de l’ampleur du phénomène, représentent le plus grand défi sécuritaire de la période contemporaine. Il s’impose non seulement à la France, mais aussi à la plupart des pays européens. Il concerne également les milliers de combattants étrangers en provenance des pays arabes qui partent affronter le régime de Damas ou d’autres groupes terroristes dans des combats aussi sanglants que fratricides. Leur retour dans des pays déjà en proie à des tensions religieuses et politiques est un défi qui vient s’ajouter à celui issu des Printemps arabes. Dans notre pays, les djihâdistes qui reviennent après avoir participé à des exactions en Syrie et en Irak représentent une menace directe pour la sécurité de nos concitoyens. Le gouvernement français y a promptement répondu en adoptant un train de mesures d’application immédiate en mars 2014 puis un projet de loi dont les principales dispositions visent à :


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– interdire le départ des individus dont tout laisse à penser qu’ils s’apprêtent à rejoindre les groupes terroristes qui perpètrent des massacres en Syrie et en Irak ; – empêcher l’accès au territoire national d’étrangers de retour des zones de combat et porteurs de menaces pour notre sécurité ; – enjoindre aux hébergeurs de sites et aux fournisseurs d’accès Internet de rendre inaccessible la consultation de sites ou messages faisant l’apologie du terrorisme ; – m ieux caractériser sur le plan pénal le nouveau mode opératoire que constitue l’entreprise individuelle terroriste utili­sée en mars 2012 à Toulouse et Montauban par Mohamed Merah, et en mai 2014 au Musée juif de Bruxelles. Par ailleurs et partant du constat que la prévention est un volet indispensable de la lutte contre le terrorisme, le gouvernement a mis en place un numéro vert 0 800 005 696, destiné à recueillir, notamment de la part des familles, les signalements de cas de radicalisation. Le succès de ce numéro vert qui a enregistré à fin janvier 2015 plus d’un millier de signalements jugés sérieux donne la mesure de l’ampleur d’un phénomène qui est tout autant sociétal que sécuritaire. Un plan de prévention de la radicalisation est également mis en œuvre. Au lendemain des attentats de janvier 2015, commis par des individus non impliqués dans les filières syriennes, mais tout aussi radicalisées, le gouvernement a adopté de nouvelles mesures pour renforcer les effectifs des services dédiés à la lutte contre le terrorisme de 2 680 agents supplémentaires, dont 1 100 pour les services de renseignement. D’autres mesures concernent : – l’élaboration d’un projet de loi sur le cadre juridique pour l’action des services de renseignement ; – une détection renforcée du phénomène de radicalisation par le ministère de la Justice ; – une prise en charge et un suivi accrus des individus radi­ calisés ;


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– une action résolue en matière de prévention de la radi­ calisation ; – un renforcement de la surveillance des communications et de l’Internet des djihâdistes. Mais la pression terroriste ne menace pas uniquement le territoire national. Elle concerne également nos intérêts à l’étranger dans les pays en proie à des conflits, révolutions, guerres civiles qui impactent directement nos intérêts dans ces régions : – dans la presque totalité du Maghreb où sont présentes des communautés et institutions françaises directement exposées à l’insécurité liée aux conflits régionaux ; – au Yémen, l’un des sanctuaires d’Al Qaida en proie à la rébellion chiite ; – au Nigeria et au Cameroun qui subissent les exactions de Boko Haram, dont l’expansion pour l’heure incontrôlée vide la région de ses touristes, de ses visiteurs et met en risque nos intérêts locaux ; – au Sahel où l’engagement militaire de la France expose directement nos forces à l’hostilité des groupes armés. Dans tous ces pays, nos concitoyens, nos ambassades, nos emprises militaires, nos lycées, instituts scolaires et autres établissements concourant au rayonnement de la France cons­ tituent des cibles potentielles pour les terroristes. En réponse, l’action en profondeur des services de renseignement, en coo­ pé­ration avec nos partenaires étrangers, et les mesures préventives et de protection mises en œuvre par les ministères de la Défense et des Affaires étrangères et du Développement international se déploient sur l’ensemble de ces zones. LE CYBER : UNE MENACE REDOUTABLE Bien que non létale, à la différence du terrorisme et souvent invisible, la menace cyber n’en est pas moins redoutable. Si le développement et l’interconnexion des grands systèmes d’information constituent un progrès indiscutable dans notre


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monde moderne, cette irrésistible évolution, ouvre au cœur de nos sociétés hyper connectées, des fenêtres de vulnérabilité pour tous les hackers du monde. Le développement rapide des systèmes d’information n’ayant pas été systématiquement accompagné dans le même temps d’un effort de protection des réseaux, les potentialités et les vulnérabilités du cyberespace le rendent particulièrement attractif. De multiples acteurs y conduisent de manière discrète ou invisible des activités criminelles, terroristes ou d’espionnage, à l’encontre de particuliers, d’entreprise ou d’États. Trois types de menaces peuvent être identifiés : – la cybercriminalité, qui utilise Internet pour l’exercice d’activités illicites, mais aussi comme mode d’accès à des données personnelles à des fins crapuleuses ; – les attaques contre les systèmes d’information de l’État ou ceux des entreprises, à des fins d’espionnage à visée soit politique, soit économique ; – les attaques informatiques visant à la neutralisation ou la prise de contrôle des systèmes d’information des opérateurs d’importance vitale (banques, hôpitaux, entreprises de transport, administrations…) pour le fonctionnement de notre pays. On imagine aisément ce que seraient les conséquences pour notre vie quotidienne, d’une paralysie durable de nos banques par une attaque informatique qui rendrait toute transaction financière impossible. Face à cette nouvelle forme de menace virtuelle, non directement létale, mais porteuse d’effets hautement destructeurs, L’Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) s’est vue érigée en autorité nationale de sécurité et de défense des systèmes d’information tandis que la loi de programmation militaire de décembre 2013 renforçait ses prérogatives en matière de protection cyber.


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L’Anssi, dont il convient de préciser qu’elle n’est pas un service de renseignement, assure la veille, la détection, l’alerte et la riposte aux attaques informatiques, notamment sur les réseaux de la puissance publique. Chargée d’édicter les règles à appliquer pour la protection des systèmes d’information des administrations, elle en vérifie l’application et peut imposer les mesures nécessaires. Elle assure également un rôle d’expertise, de conseil et d’assistance technique auprès des opérateurs d’importance vitale et contribue au développement d’une offre de produits et services labellisés de très haute sécurité et de confiance. L’arme cyber a vocation à devenir, n’en doutons pas, un instrument de guerre d’autant plus tentant à utiliser qu’il est anonyme, non directement létal, mais néanmoins dévastateur pour le fonctionnement de nos sociétés dont la dépendance aux réseaux informatiques constitue la principale vulnérabilité. L’industrie de la sécurité des systèmes d’information se voit ainsi promise à un bel avenir. L’ESPIONNAGE ÉCONOMIQUE : UNE MENACE MÉCONNUE Menace méconnue, quelquefois même par ceux qui en subissent les conséquences, l’espionnage économique est la conséquence de l’intensification des échanges internationaux. Produit d’une mondialisation insuffisamment régulée, les pratiques intrusives menées par des entités étrangères étatiques et non étatiques visent les secteurs d’excellence de l’économie française. Les laboratoires tournés vers une recherche fondamentale reconnue pour sa qualité, l’aéronautique, domaine dans lequel la concurrence internationale s’exacerbe, le secteur médical, la biotechnologie, le nucléaire, l’armement sont quelques exemples des domaines suscitant la convoitise de concurrents ou pays étrangers. Plusieurs centaines de cas d’ingérence d’entreprises ou d’entités à vocation scientifique ou technologique sont détectés chaque année par les services de renseignement.


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Les modes opératoires sont variés, depuis l’action souterraine d’influence (Soft Power) jusqu’aux moyens les plus agressifs (harcèlement juridique), voire illicites (vols d’ordinateurs, intrusions informatiques). Les grandes administrations de l’État ne sont pas épargnées par ces pratiques. Pour protéger notre potentiel économique, scientifique et technologique, l’État a déployé plusieurs instruments juridiques tels que les zones à régime restrictif, qui visent à préserver les lieux sensibles de toute intrusion étrangère, le contrôle des investissements étrangers en France, renforcé en mai 2012, ou la sécurisation des activités des secteurs d’importance vitale. LA PROLIFÉRATION DES ARMES DE DESTRUCTION MASSIVE Menace plus indirecte, la prolifération des armes de destruction massive (nucléaire, balistique, chimique) n’en constitue pas moins un sujet constant de préoccupation pour notre diplomatie et les services de renseignement. Le risque d’avènement de l’Iran au rang de puissance nucléaire est porteur de menaces pour l’ensemble de la région et susceptible de provoquer une course à l’armement nucléaire de la part des pays du Moyen-Orient, notamment les monarchies du Golfe. L’utilisation massive de l’arme chimique par le régime de Bachar El Assad contre sa population en août 2013 démontre s’il en était besoin les ravages d’une arme bannie par la communauté internationale. L’absence de réaction ferme de la communauté internationale et le renoncement aux frappes auxquelles notre pays était prêt à prendre sa part ont incontestablement conforté le régime tout en favorisant l’essor de Daech. Nous en payons aujourd’hui le prix. Face à ses périls, la France tient avec constance dans les enceintes internationales une position de fermeté face aux risques de prolifération. Ceux-ci ne concernent pas exclusivement les armes de destruction massive, mais également les


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armements de toute nature, notamment les missiles sol-air capables de mettre les avions civils à portée de tir de groupes armés, comme l’a prouvé le drame du vol de la Malaisian Airlines abattu au-dessus de l’Ukraine. La multiplication des conflits à travers le monde favorise les activités proliférantes et nourrit une course aux armements dont profitent des États ou des groupes mus par des visées expansionnistes ou bellicistes. LA GRANDE CRIMINALITÉ ORGANISÉE La grande criminalité organisée devient une menace de premier plan lorsqu’elle atteint des dimensions telles qu’elle affecte gravement la sécurité des personnes, l’ordre public, l’économie nationale. Les principaux fléaux en la matière sont la traite d’êtres humains, la corruption internationale, les trafics de produits stupéfiants, les contrefaçons de toutes natures (médicaments, produits présentant un risque pour la santé), les trafics d’armes alimentés par les conflits internationaux et qu’on retrouve entre les mains de bandes criminelles qui sévissent dans notre pays. Les services de renseignement surveillent et contribuent chaque fois qu’ils le peuvent au démantèlement de ces réseaux, en collaboration avec les services répressifs nationaux et avec leurs homologues étrangers. Les filières criminelles en provenance d’Europe de l’Est, constituent une priorité dans l’action des services. Cet inventaire des menaces n’avait pas la prétention d’être exhaustif et aurait pu traiter d’autres sujets tels que les risques sanitaires avec le virus Ebola, le défi climatique, porteur de bouleversements démographiques et géopolitiques majeurs, ou le panorama complet des crises internationales qui n’a été qu’esquissé en introduction, en insistant sur le lien entre ces crises et la menace terroriste. Le retour d’une nouvelle forme de guerre froide à l’Est de l’Europe aurait mérité, nous en sommes conscients, un développement plus substantiel.


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Le lecteur comprendra qu’un inventaire complet des défis qui s’imposent à notre pays aurait justifié une édition spéciale de la revue qui accueille ces réflexions, tant le monde dans lequel notre pays occupe encore, quoiqu’en pensent certains, une place singulière, est complexe. Le parti a été pris de centrer le propos sur les menaces immédiates, clairement identifiées, qui touchent aux intérêts vitaux de la France, et sur lesquelles les quelque 13 000 hommes et femmes qui composent la communauté française du renseignement sont quotidiennement mobilisés pour préserver notre sécurité individuelle et collective et maintenir le rang de la France dans le monde. ●


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La France face aux cybermenaces FRÉDÉRICK DOUZET Professeure à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris VII, Vincennes-Saint-Denis, titulaire de la chaire Castex de cyberstratégie

L

e Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale, publié en mars 2013, place la lutte contre les cybermenaces comme une priorité stratégique pour la France et définit le cyberespace comme un nouveau milieu militaire aux côtés de la terre, la mer, l’air et l’espace. Dès 2008, les enjeux sécuritaires liés à la croissance et l’interconnexion des réseaux apparaissaient comme une préoccupation majeure pour la défense française. La profusion des attaques et l’alarmisme croissant de l’administration américaine sur l’ampleur et l’impact potentiellement catastrophique des cyberattaques, sur fond de rivalité avec la Chine, ont depuis largement contribué à la sensibilisation politique au niveau international. Mais l’année 2013 marque un tournant particulier à la fois par la prise de conscience politique de ces enjeux, l’intérêt qui leur est porté et les moyens qui y sont consacrés, aussi bien en France que dans le reste du monde. Les révélations d’Edward Snowden, peu après la sortie du Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale, ont fait l’effet d’un véritable catalyseur, exposant à la face du monde l’ampleur et la sophistication extraordinaires des dispositifs de surveillance de l’agence nationale de sécurité américaine (NSA). Ce véritable séisme planétaire a délié les langues ; les pratiques jusqu’ici ultrasecrètes des États ont fait l’objet de multiples articles et déclarations musclées dans la presse,


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à la stupeur du public, mais aussi d’une bonne partie de la classe politique. Alors que la masse de données numériques disponibles est en croissance exponentielle et que les attaques à travers les réseaux informatiques prolifèrent, ces révélations ont lancé des débats plus que nécessaires. L’émergence de Daesh et les attentats de janvier 2015 en France leur ont conféré un caractère d’urgence, mettant en lumière l’utilisation des réseaux informatiques par les djihâdistes notamment comme outil de propagande et de recrutement, mais aussi par la police et les services de renseignement pour les traquer. Comment assurer la sécurité du territoire et l’exercice de la souveraineté à l’ère des réseaux informatiques ? Comment repenser les cadres de la sécurité collective et les normes de comportement des États pour le cyberespace ? Comment préserver les valeurs de la démocratie à l’heure de la surveillance généralisée et décomplexée par les États ? UNE PRIORITÉ STRATÉGIQUE POUR LA FRANCE DES MENACES NOUVELLES En moins de deux décennies, le nombre d’utilisateurs d’Internet est passé de quelques millions d’utilisateurs principalement basés aux États-Unis à près de trois milliards, dont plus de 620 millions rien qu’en Chine. L’Internet a révolutionné nos vies, bouleversé nos habitudes de travail et profondément altéré les dynamiques de pouvoir en conférant puissance, rapidité et ubiquité à tous ceux capables de s’approprier la technologie, pour le meilleur et pour le pire. Les États ont ainsi vu leurs pouvoirs défiés à travers les réseaux informatiques par des criminels, des dissidents, des hackers, des organisations politiques et bien sûr d’autres États(1). Les attaques contre l’Estonie en 2007 ont suscité une véritable prise de conscience politique, en France comme ailleurs. Des attaques en déni de service(2) lancées en représailles politiques (1) (2)

Voir "Cyberespace : enjeux géopolitiques", Hérodote, n° 152-153, 2014. Elle consiste à inonder un serveur de requêtes simultanées jusqu’à le mettre hors service.


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contre les serveurs du gouvernement, des banques et des journaux estoniens suite au déboulonnage du Soldat de bronze(3), les ont conduits à une paralysie temporaire. L’année suivante, la Géorgie a subi des attaques massives de ses sites Web peu avant l’invasion par les troupes russes. Les États, dont la France, ont réalisé à quel point ils étaient mal préparés à faire face à ces nouvelles menaces, qui représentent un véritable défi à leurs pouvoirs régaliens. UN EXERCICE DE LA SOUVERAINETÉ PLUS COMPLEXE L’exercice de la souveraineté est particulièrement complexe dans le cyberespace. Ce concept aux contours flous englobe souvent à la fois l’Internet – c’est-à-dire le réseau des réseaux constitué d’une infrastructure physique territorialisée faite de câbles, d’ordinateurs, de nœuds, de serveurs, de Data Centers – et la représentation de l’espace qu’il génère, un espace intangible et déterritorialisé où s’opèrent des échanges transfrontières à l’échelle planétaire à vitesse instantanée. Ce qui constitue une juridiction dans le cyberespace est dès lors complexe à déterminer en raison de la possibilité d’opérer à distance et de la nature transfrontière des activités, qu’il s’agisse des échanges sur les réseaux sociaux et les blogs, l’accès aux données ou encore la perpétration d’actes crimi­ nels. L’écrasante majorité des grandes entreprises du Web sont de droit américain – voire californien – ce qui décuple les possibilités d’application du principe d’extraterritorialité. Un bras de fer oppose par exemple, en 2014, le Département de la justice des États-Unis à Microsoft Irlande, qui refuse de laisser l’accès à ses données localisées en Europe, mais reste néanmoins une entreprise américaine. En 2012, la justice française était aux prises avec Twitter à propos de la publication de commentaires antisémites par un utilisateur français, dont elle exigeait l’identité.

(3)

Monument à la mémoire des soldats soviétiques de la Seconde Guerre mondiale.


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Il existe ainsi dans le cyberespace des zones de souveraineté partagée qui requièrent de nouveaux outils de régulation pour gérer les conflits de lois et régulations nationales. Mais il existe aussi des frontières qui peuvent entraver l’action de la police et de la justice dans la lutte contre la cybercriminalité, qui peut prendre des proportions planétaires. En février 2013, près de 40 millions de dollars ont été dérobés en une seule nuit à des dizaines de banques à travers le monde lors d’un braquage numérique. Les pirates ont volé les informations de cartes bancaires, ont levé les plafonds de retrait et les ont dupliquées et distribuées à une centaine de complices qui ont vidé les distributeurs de grandes villes. Lorsqu’un criminel situé dans un pays étranger lance une attaque à travers les réseaux d’un autre pays pour pénétrer frauduleusement dans les systèmes d’une entreprise française, les autorités françaises doivent obtenir la coopération de ces pays pour traquer le criminel à travers leurs réseaux, l’appréhender et le traduire en justice. Or les preuves s’envolent vite dans les systèmes informatiques et les services policiers et judiciaires sont souvent pris de vitesse en l’absence de mécanismes de coopération internationale suffisamment performants. Mais ces outils sont complexes à mettre en place, car les mêmes réseaux peuvent être utilisés pour menacer la sécurité nationale, ce qui constitue un frein au partage d’infor­ mations sensibles. UN IMPÉRATIF DE SÉCURITÉ POUR L’ÉTAT Les attaques à travers les réseaux informatiques sont difficiles à anticiper, à contrer et à stopper, d’autant qu’elles sont de plus en plus nombreuses, ciblées et sophistiquées. Les États redoutent particulièrement les attaques qui pourraient perturber ou endom­mager leurs infrastructures vitales (réseaux électriques, barrages, centrales nucléaires, etc.) et mettre ainsi en danger des vies civiles. En 2010, le virus Stuxnet a créé un précédent en détraquant le fonctionnement des centrifugeuses nucléaires de Natanz, en Iran.


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Les cyberattaques peuvent aussi perturber les capacités opérationnelles des armées, de plus en plus dépendantes des systèmes informatiques et plus généralement de l’information qui peut être manipulée de façon stratégique par l’ennemi à travers les réseaux, pour tromper l’adversaire ou exercer une pression psychologique. Contrairement aux autres milieux militaires, le cyberespace n’est pas un milieu naturel, tout ce qui s’y passe est le résultat de l’action humaine. Mais surtout, les réseaux sont en reconfiguration permanente et se prêtent mal aux stratégies classiques comme la dissuasion. Il est souvent très difficile de savoir – et plus encore de prouver – quelle est l’origine (État, individu, groupe politique) et la motivation d’une attaque (profit, espionnage, sabotage), difficile aussi de connaître à l’avance l’impact d’une attaque et les risques de dégâts collatéraux. Ces nouvelles "armes" se manipulent avec d’autant plus de précautions qu’elles sont susceptibles d’être récupérées par les adversaires qui peuvent s’approprier la technologie et monter en puissance. Source de vives inquiétudes, le cyberterrorisme reste pour l’instant une possibilité plus qu’une réalité, par manque de compétences ou d’intérêt des protagonistes qui privilégient des modes d’action plus spectaculaires. En revanche, la guerre idéologique fait rage sur les réseaux sociaux, où les djihâdistes diffusent leur propagande et poussent à la radicalisation de jeunes recrues. Des vidéos de décapitation et d’exactions en tout genre circulent, relayées par les médias traditionnels. C’est la raison pour laquelle le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, en a fait la première des menaces au lendemain des attentats de janvier 2015. Face à ces menaces, les États ont peu à peu mis en place des doctrines, des capacités et des stratégies pour assurer leur défense, mais aussi saisir les opportunités d’accroître leur puissance dans le cyberespace.


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DES ENJEUX MAJEURS PAIX ET SÉCURITÉ COLLECTIVE La cyberdéfense est complexe à mettre en œuvre, car elle relève de deux logiques contradictoires. Par leur complexité, leur propagation rapide par-delà les frontières et leur impact potentiellement massif, les cybermenaces s’apparentent aux nouvelles menaces sécuritaires qui, à l’instar des pandémies, du terrorisme ou des changements climatiques nécessitent une forte coopération à l’échelle internationale. Mais la force cyber est aussi un outil au servir de la puissance politique économique et militaire des Nations et s’inscrit donc dans les menaces géopolitiques traditionnelles, susceptibles d’entraîner un repli souverain. La France a considérablement renforcé ses moyens de cyberdéfense au cours de ces dernières années : création en 2009 de l’Anssi dont les effectifs de 350 agents en 2013 devraient être portés à 500 d’ici 2015, création d’une cellule cyberdéfense à l’État-major des armées (2011), financement d’un milliard d’euros annoncé par le ministre de la Défense en 2014(4), multiplication par trois (de 10 à 30 millions d’euros) du budget recherche et développement de la Direction générale de l’armement (DGA),(5) développement d’un pôle recherche et formation en cyberdéfense à Rennes. Et depuis 2013, la rétro-ingénierie des attaques et la possibilité, certes dans une optique défensive, d’actions de nature offensive sont clairement assumées. La France cherche par ailleurs à développer une offre de confiance de nature souveraine : projet de Cloud et d’antivirus souverain, création d’un "label France" dans le cadre du plan de reconquête industrielle "cybersécurité" (n° 33). Le Livre blanc indique que : « un effort budgétaire annuel en faveur de uello A., "la France met la défense à l’heure des cyberattaques", Les Échos, R 21 janvier 2014. (http://www.lesechos.fr/21/01/2014/LesEchos/21609-092-ECH_ la-france-met-la-defense-a-l-heure-des-cyberattaques.htm) (5) Loukil R., "Le budget R&D cybersécurité de la DGA multiplié par trois", L’Usine Nouvelle, 29 janvier 2013. (http://www.usinenouvelle.com/article/le-budget-r-d-cybersecurite-de-la-dga-multiplie-par-trois.N190482) (4)


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l’investissement permettra la conception et le développement de produits de sécurité maîtrisés »(6). Mais la France est-elle l’échelle pertinente ? Contrairement à la Chine ou aux États-Unis, se pose la question de la taille critique du marché pour développer une offre compétitive. Par ailleurs, la nature de la menace rend la coopération internationale indispensable à plus d’un titre. À l’échelle européenne, la coopération est freinée par la forte disparité des capacités entre les 28 Nations et les rivalités économiques et politiques, qui poussent les États les plus avancés à privilégier les coopérations bilatérales ou multilatérales à quelques Nations. Les États-Unis se trouvent dès lors leader dans le cadre de l’Otan, à l’heure où il faut redéfinir les règles et inventer les outils de la sécurité collective face aux défis du cyberespace. DÉMOCRATIE ET LIBERTÉS INDIVIDUELLES Les États ne sont pas démunis de ressources face aux cybermenaces et ont activement organisé la contre-attaque. Le développement des réseaux les a exposés à de nouvelles vulné­ rabilités, mais leur a aussi permis d’accroître considérablement leur pouvoir. Il est aujourd’hui plus facile pour un État d’identifier, de surveiller et de traquer un individu que pour l’individu de rester anonyme sur les réseaux. Le journaliste Glenn Greenwald, qui a publié les révélations de Snowden, n’a pas choisi le titre de son livre au hasard : Nulle part où se cacher (JC Lattès, 2014). Les moyens sont démultipliés par la capa­ cité accrue à collecter, croiser et analyser à moindre coût des masses d’informations gigantesques. Or ce pouvoir des États, mais aussi de grandes entreprises du Net (Google, Facebook, Amazon…), s’est développé sans contre-­ pouvoirs à la hauteur des enjeux. Des processus efficaces de ­contrôle démocratique et d’évaluation des programmes de sur­ veil­lance, les mécanismes de supervision et de sanction des abus par le secteur public ou privé sont d’autant plus nécessaires que les

(6)

Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, 2013, p.106.


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données personnelles, administratives, médicales les plus privées sont désormais informatisées. Les données numériques génèrent de la valeur et donc des convoitises, car elles sont le nouvel or noir de l’économie. Elles ont permis le développement d’outils extraordinaires qui facilitent notre vie, mais sont potentiellement liberticides. Dans les démocraties, la sécurité c’est aussi la protection des libertés individuelles et donc des données personnelles. QUEL MONDE VOULONS-NOUS POUR DEMAIN ? Le nouvel iPhone 6 est révélateur des débats qui animent le monde de la cyberdéfense. En plaçant le chiffrement au niveau de l’utilisateur, Apple a choisi de protéger les données de ses clients des requêtes de la justice américaine, au grand dam de la NSA qui devra "craquer" elle-même les codes individuels pour y accéder. En raison de l’omniprésence de l’Internet dans nos vies quotidiennes, les enjeux des réseaux dépassent ainsi largement les cadres de la défense et se mêlent aux enjeux économiques et politiques. L’esprit de défense dans le cyberespace, c’est aussi réfléchir au monde que nous voulons pour demain. Comment préserver un Internet libre, global et ouvert ? Comment repenser nos règles et mécanismes de sécurité collective ? Comment intégrer dans la gouvernance de l’Internet les pays d’Asie et du Sud, où se concentrent désormais le plus d’utilisateurs, sans renoncer à défendre nos valeurs démocratiques ? Les chantiers sont ouverts et nous sommes tous concernés. ●

POUR ALLER PLUS LOIN "Cyberespace : enjeux géopolitiques", Hérodote, 2014, n° 152-153. Amaël Cattaruzza et Frédérick Douzet, "Le cyberespace au cœur des tensions géopolitiques internationales", DSI, hors série n° 32, 2013. Olivier Kempf, dir., Penser les réseaux. Une approche stratégique, Paris, L’Harmattan, 2014. James A. Lewis, Liberty, Equality, Connectivity. Transtatlantic Cybersecurity Norms, CSIS, 2014. Martin C. Libicki, Crisis and escalation in cyberspace, Rand Corporation, 2013.


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L’économie, nouveau champ des rapports de force CLAUDE REVEL Déléguée interministérielle à l'Intelligence économique

D

epuis l’Antiquité, l’économie a toujours été un champ de rapports de forces, même à des époques où on n’utilisait pas encore le mot économie. Les relations entre ses principaux acteurs, publics, privés et financiers ont toujours été complexes et les pouvoirs politiques, quelle que soit leur forme, ont toujours tenté d’intervenir dans leurs échanges. Ce qu’on appelle aujourd’hui intelligence concurrentielle, sécurisation des risques et ­influence a toujours existé, en témoignent par exemple les collectes, échanges d’informations et actions diverses des grands marchands de la Ligue hanséatique, entre les XIIe et XVe siècles, entre eux et avec les rois et princes qui dirigeaient les pays et régions d’Europe. Les grands économistes européens des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles ont cherché à théoriser l’exercice de ces rapports de forces économiques. Aujourd’hui, les paradigmes ont fondamentalement changé pour plusieurs raisons que l’on examinera ci-après, mais il faut se garder de penser que les anciens mécanismes sont révolus. On retrouve toujours la difficile coexistence entre intérêt général et intérêts privés, l’innovation/création qui tend à se transformer en monopole et le droit qui traduit les rapports de forces. Ce qui a néanmoins radicalement changé et qui devrait être davantage pris en compte, c’est l’échelon de tous ces jeux et


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de leurs acteurs, qui sont devenus totalement internationaux et pour nous, d’abord européens. Dans ces conditions, l’esprit de défense est plus nécessaire que jamais, mais il doit s’adapter à cette nouvelle donne et posséder une dimension proactive. Il serait en effet dévié s’il ne poussait qu’à se protéger, se replier et refuser tout ce qui change. Face à ces enjeux, la France présente un cruel besoin de décloisonnement des acteurs, de doctrines et de bonnes pratiques, qui lui permettent de fonder puis soutenir des stratégies. À L’ÉCHELLE INTERNATIONALE, UNE COMPÉTITION/CONFRONTATION SUR LES MODÈLES On ne reviendra pas sur l’interdépendance internationale, mot-clé du monde économique, politique, scientifique, technologique, culturel, sanitaire, environnemental… de ce début de XXIe siècle. En conséquence, les questions à régler sont toutes à multiples facettes et en état dynamique. Les distinctions traditionnelles entre public et privé ont volé en éclat, avec une interconnexion voire une confusion des rôles entre États et acteurs privés dans la définition des quelques règles de gouvernance mondiale existantes. En toile de fond, il est une vague qui impacte toutes les autres, celle de l’extraordinaire essor des moyens d’information, de communication et de connaissance, que l’on appelle "le numérique" et qui est bien plus large que son apparence technique, qui contribue à éparpiller les pouvoirs et les contre-­ pouvoirs en dehors des institutions "normalement" créées pour cela. Cet essor de l’information partagée facilite le développement sans précédent d’échanges propices aux évolutions scientifiques, techniques et culturelles, la décentralisation de la production de connaissance et de recherche, mais aussi le succès planétaire de concepts (par exemple celui du dévelop­ pement durable), la création d’opinions et d’émotions mondiales, ou encore leur surveillance et/ou leur manipulation.


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Le futur ordre mondial sera structuré, le processus est en cours derrière les apparences(1) et l'on ne fera pas l’économie d’une compétition/confrontation sur les modèles, on l’espère pacifique. Cette confrontation a déjà lieu sur un plan commercial : les moyens fournis grâce à certains modèles de société, par exemple la main d’œuvre à bas coût, permettent à des pays de fournir une production et des innovations plus aisées que chez nous. Il faut cependant se garder d’une vue binaire et figée sur ce sujet, car la simple observation montre des évolutions importantes, tant de salaires que de respect de règles environnementales, dans des pays comme la Chine ou d’autres dragons asiatiques voire dans de jeunes puissances africaines en devenir. La montée en puissance de puissances financières fabuleuses, comme entre autres les Hedge Funds qui gèrent des milliers de milliards de dollars ou de nouvelles puissances industrielles non moins formidables, comme les Gafa(2), ravivent comme dans un balancier le débat entre éthique individuelle, place de l’intérêt général et rôle des États. Entre un marché autorégulé par des puissances privées et des systèmes autoritaires d’États, n’y a-t-il pas place pour une troisième voie fondée sur un message de Rule of Law ? Ces notions ne sont pas réservées aux Occidentaux, et ce serait une erreur de penser que d’autres peuples n’y aspirent pas aussi(3). L’Union européenne représente vis-à-vis du reste du monde une forme d’équilibre encore admirée, malgré notre fragilité actuellement croissante. Les populations européennes n’en sont pas nécessairement conscientes. Les États européens ne leur montrent sans doute pas assez les apports de cette Union à travers les ans, y compris et surtout en matière économique. Ce n’est pourtant vraiment pas le moment de douter de notre système et de "désarmer". Voir détails dans La gouvernance mondiale a commencé, Claude Revel, Ellipses, 2006. Google, Apple, Facebook, Amazon. (3) Voir Amartya Sen, La démocratie des autres : pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident, Payot, 2005. (1)

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LA MONTÉE EN PUISSANCE DES ACTEURS PRIVÉS Ces débats sont loin d’être déconnectés des réalités économiques et commerciales, au contraire, ils les déterminent et ce que nous prenons comme une fatalité résulte en fait souvent de l’absence de nos États et parfois de nos entreprises dans les discussions mondiales ainsi que de notre fréquente incapacité à anticiper les nouveaux modèles économiques et les systèmes qui les soutiennent. Ainsi des entreprises meurent-elles, ou des pépites technologiques souvent financées par les deniers ­publics vontelles enrichir d’autres pays et créer d’autres emplois. En conséquence, l’esprit de défense bien compris, le véritable patriotisme économique, au rebours de définitions caricaturées par ses alliés comme par ses adversaires, impose-t-il d’entrer de plain-pied dans la compétition, mais avec des moyens adaptés aux réalités internationales ? Cette adaptation passe d’abord par la capacité de savoir travailler en communauté bien comprise publique-privée. Il ne s’agit pas de confondre les intérêts, mais d’associer les efforts pour la partie de leurs objectifs qui est commune. C’est ce que font nos principaux concurrents, par exemple pour la promotion de normes et de règles qui vont bénéficier à leurs entreprises et à leurs emplois. L’État doit prendre en compte la montée en puissance des acteurs privés. Celle-ci n’est pas due qu’au poids des marchés, elle procède d’une volonté multilatérale très suivie, formalisée lors de la conférence de l’ONU de Johannesburg, en 2002, qui confie aux entreprises un nouveau rôle citoyen, sans rapport direct avec la recherche de rentabilité qui est le fondement traditionnel de leurs activités et jusqu’alors la seule justification de leur existence. Encore faut-il que ce secteur privé soit "propre", irréprochable, le plus "légitime" possible : les règles de responsabilité sociale et environnementale sont conçues dans ce sens. Le champ des rapports de forces économiques a évolué. Dans un esprit de défense constructif et non replié, il est nécessaire d’anticiper, d’intervenir en amont, d’expliquer, de convaincre,


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bref de s’inscrire dans ces nouvelles relations entre puissances privées et publiques au plan mondial ainsi que dans la gestion compétitive de l’information. Les outils de cette concurrence sont inattendus pour nous Français, s’agissant de l’élaboration même de la loi, mais aussi des classements divers et variés, qui peu à peu établissent la norme. Ils sont typiquement un exemple d’outils d’influence en amont, reposant sur du pur traitement d’information, souvent défavorables aux intérêts français, car établis par d’autres et dans le cadre de rapports de forces internationaux, mais sur lesquels il faut se garder d’avoir un esprit purement défensif, voire revanchard, ce qui serait la pire erreur. Toute une ingénierie est au contraire à déployer sur ce qui est un vrai théâtre – immatériel – d’opérations. Travailler le terrain européen et international tous les jours, en amont, en le scrutant et en y déployant nos forces de manière organisée est une base essentielle de l’esprit de défense économique du XXIe siècle. Il est aussi parfois nécessaire de réguler, par exemple pour certains investissements étrangers, comme le font très habilement les autorités américaines. Celles-ci ont également mis au centre de leur esprit de défense des lois extraterritoriales. Dans un autre esprit, mais en lien constant, la nouvelle diplomatie, celle que les Anglo-Saxons appellent Public Diplomacy et qui s’exerce à l’égard de tous et pas seulement entre diplomates, est également nécessaire. C’est d’ailleurs une des directions de la diplomatie économique actuelle qui dans son principe a bien saisi ces nouveaux enjeux. Défense et action offensive sont plus que jamais liées au plan économique. Une bonne partie de ces instruments repose sur du traitement de l’information. Le numérique a transformé l’information en une énergie devenue aussi stratégique que les énergies physiques. Il est symptomatique de voir que les plus grosses capitalisations boursières mondiales appartiennent aujourd’hui aux géants du numérique et de l’Internet (et ce n’est pas ter-


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miné). L’information, comme toute énergie, peut être utilisée à toutes sortes de fins, des plus pures aux plus criminelles. L’information et l’influence, nouvelles énergies propagées par le numérique, ont déjà complètement redistribué les cartes de la puissance depuis une trentaine d’années. Certains États, certaines entreprises ont anticipé voire formaté ce nouvel environnement. D’autres non. Ce n’est pas par hasard qu’aucune entreprise européenne ne règne sur l’Internet au même niveau que les entreprises américaines. Les États-Unis ont su anticiper cette nouvelle donne mondiale. Dès les années 1980, Al Gore poussait au développement des "autoroutes de l’information". Les Européens ont suivi, mais pas initié, alors même qu’ils disposaient à la même époque en leur sein de technologies de pointe (en France le Minitel, que ses créateurs, des Français, n’ont pas fait prospérer en terme de marchés, et encore moins d’influence, économique, culturelle et politique). Aujourd’hui, les immenses multinationales propriétaires des énergies maté­rielles (pétrole, gaz) et immatérielles (information) sont de moins en moins nombreuses et elles n’ont à s’incliner devant aucun pouvoir natio­ nal, étant chacun inopérant face à elles. Et les multinationales de l’information numérique vont encore grossir en investissant les nouveaux métiers numériques d’opérateurs traditionnels. Nous devrions être capables en France d’anticiper tout ce qui est à venir sur ces terrains, pour y agir en amont dans un esprit de défense constructif bien compris. C’est ce que nous tentons de faire en Intelligence économique, en établissant des liens entre les diverses actions et en mobilisant les réseaux de compétences françaises. DÉCLOISONNER LES ACTEURS, DOCTRINES ET BONNES PRATIQUES La vérité oblige à dire qu’un problème majeur de la France réside dans nos divisions internes et dans notre difficulté subséquente à élaborer des doctrines d’action pour le long terme. Or à côté des outils de sécurité économique dont nous dis-


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posons et des instruments de notre protection du patrimoine scientifique et technique, les nouvelles compétitions nous obligent à travailler ensemble, en interne sur la qualité de notre environnement institutionnel, de nos infrastructures de recherche et d’innovation, mais aussi vers l’extérieur, en pratiquant une influence professionnelle. Il s’agit en particulier pour nous Français, en lien avec nos partenaires européens, de façonner notre environnement et les règles du jeu internationales autant que nous le pouvons. Nous avons un besoin crucial d’harmonie à tous les niveaux, notamment entre acteurs publics et privés. Les Français sont insuffisamment présents et actifs pour défendre internationalement leurs vues. On dirait même qu’un certain nombre de nos dirigeants y ont renoncé, en particulier dans les entreprises. Or, si du point de vue des entreprises, il s’agit de peser sur les nouveaux marchés, du point de vue de l’État, l’objectif doit être de soutenir à la fois notre économie et notre puissance. Notre pays a peu à peu construit un modèle qui est sans doute aujourd’hui en partie grippé et à réformer, mais qui n’est pas pour autant à jeter. Il faut le moderniser, ce qui ne veut pas dire le faire disparaître dans sa conception. L’État stratège est possible, de plus en plus de hauts fonctionnaires et de dirigeants y aspirent, il faut le faire. Il faut aussi savoir le promouvoir à l’étranger. Le cadre du commerce mondial de même que la gouvernance économique ont besoin des idées européennes, ce n’est pas nous qui le disons, mais nos partenaires concurrents euxmêmes, quand ils sont de bonne foi, comme dans le journal The ­Economist (9 juin 2007) : « La réflexion européenne se limite trop souvent à commenter l’actualité plutôt qu’à proposer des solutions à moyen terme » ou dans le Financial Times (29 février 2008) : "Europe must fight back in the battle for good ideas". Nous Européens, et nous Français, écoutons-les et mettons­nous au travail, avec le poids de notre culture, de notre histoire, de notre expérience. Cessons en France de cloisonner marchés et idées, public et privé, national et international. La démarche


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d’Intelligence économique est par nature décloisonnée et non corporatiste. L’investissement est minime par rapport aux ouvertures d’opportunités qu’elle permet. Dans un esprit de défense bien compris, promouvons-la chez tous les acteurs économiques, dans ses trois piliers : anticipation, prévention et sécurisation des risques notamment immatériels, et influence professionnelle et éthique sur notre environnement. Nous avons commencé à bâtir des référentiels, d’Intelligence économique, de bonnes pratiques pour les pôles de compétitivité et pour les chercheurs en mobilité internationale, de cybersécurité pour les PME… Nous sommes en cours d’optimisation de notre Intelligence économique territoriale. Nous devons aller plus loin et bâtir puis promouvoir au plan européen une doctrine d’Intelligence économique ouverte et responsable, adaptée à nos acteurs économiques.

POUR ALLER PLUS LOIN Claude Revel, La gouvernance mondiale a commencé, Ellipses, 2006. Amartya Sen, La démocratie des autres : pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Payot, 2005.


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Le patriotisme économique peut-il être une politique d’avenir ? CLARA GAYMARD Présidente et CEO de GE France et vice-présidente de GE International

L

e "patriotisme économique" c’est vouloir le meilleur pour notre pays. Cela s’incarne par l’ambition d’attirer sur notre territoire les étudiants les plus brillants, les chercheurs les plus innovants, les experts les plus reconnus, les professionnels les plus talentueux et les entreprises les plus performantes, de leur donner les moyens de réussir et de les convaincre de rester. Peu importe la nationalité, pourvu que la France soit une terre d’accueil, un centre mondial où s’y conjuguent performance, intelligence et qualité de vie. Pour cela, adoptons une vision offensive du "patriotisme économique" et extirpons-nous du piège d’une approche res­ trictive qui consiste à se focaliser sur la défense des champions nationaux. Toutes nos énergies devraient être tournées vers cet objectif de construction d’un environnement compétitif et attractif plutôt que d’être gaspillées à la vaine tentative d’ériger une ligne Maginot, que l’on croit devoir être le dernier rempart d’un patrimoine national menacé par les assauts de la mondialisation. Le concept de "patriotisme économique", tel qu’on l’entend habituellement aujourd’hui, est, en effet, caractérisé par une


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grande malléabilité et fait appel à des principes généraux sans jamais prendre la peine de les définir, si bien qu’il soulève plus de questions qu’il n’apporte de solutions. Ainsi, c’est au nom d’un "intérêt national" que ce type de politique économique est invoqué et érigé comme un impératif. Qu’appelle-t-on "intérêt national" ? S’agit-il de l’intérêt des consommateurs ? De la création d’emplois ? De l’accroissement de la compétitivité des entreprises ? Probablement tout à la fois. Or, aucune étude n’a jusqu’à maintenant prouvé que le rachat d’entreprises par des capitaux étrangers conduisait à des destructions d’emplois(1). À l’inverse, certaines données semblent indiquer qu’une prise de contrôle étrangère conduit à une augmentation de la productivité de l’entreprise concernée(2). S’il faut néanmoins déceler une certaine constance dans ce concept, c’est peut-être moins dans le caractère stratégique – qui peut être relativement extensif – des secteurs concernés, que dans le critère de nationalité des entreprises retenues. Ceci n’est pourtant pas sans soulever de nouvelles interrogations. À l’heure où les capitaux du Cac 40 sont détenus à hauteur de 40 % par des intérêts étrangers et que les deux tiers des ventes et effectifs de nos vingt plus grandes entreprises se situent en dehors de nos frontières, il est de plus en plus difficile de déterminer la nationalité d’une entreprise. Faut-il s’intéresser à la nationalité des actionnaires ? À la provenance des capitaux ? Au pays qui abrite le siège social ? Celui où sont localisées les usines ? Ou celui où la majorité des ventes sont réalisées ? Dès lors, la vision que l’on a du "patriotisme économique" semble-t-elle être directement tirée de cadres théoriques anciens correspondant à une réalité dépassée, que l’on recycle à défaut de fournir un véritable effort d’analyse des transformations que connaissent nos sociétés.

Matelly Sylvie, Nies Susanne, "La nationalité des entreprises en Europe", Revue internationale et stratégique, 2/2006 (N° 62), p. 41-52. (2) Desmettre Sandra, "Les dessous du patriotisme économique", Regards croisés sur l’économie, 1/2008 (n° 3), p. 286-290. (1)


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LE "PATRIOTISME ÉCONOMIQUE" DU XVIIIe SIÈCLE À NOS JOURS En effet, ce qui est présenté comme une politique volontariste visant à promouvoir les intérêts économiques nationaux en protégeant des secteurs qualifiés de stratégiques par l’État, était déjà défini par Harry Gordon Johnson, en 1965, comme un programme économique « visant à accroître la propriété détenue par des nationaux pour gratifier un certain attrait pour le nationalisme »(3). Dans la théorie économique classique des XVIIIe et XIXe siècles, le "patriotisme économique" est, en effet, lié au mercantilisme qui prône l’enrichissement des Nations par l’adoption de politiques économiques expansionnistes consistant à promouvoir les exportations et à ériger des barrières protectrices face aux importations. Lors de la seconde moitié du XXe siècle, cette conception économique, d’un jeu mondial à somme nulle, s’est progressivement effacée face à la montée en puissance du libéralisme, qui voyait dans les interdépendances croissantes entre pays un moyen de promouvoir la paix internationale. Ce concept patriotique est réapparu ces dernières années, accompagnant la prise de conscience d’une mondialisation principalement économique en pleine accélération, et perçue comme induisant une compétition nouvelle – et parfois inégale – entre pays pour la localisation des emplois. Une certaine constance semble ainsi se dessiner dans les appels au "patriotisme économique" de la part de la classe politique française depuis une dizaine d’années. Cette rhétorique politique n’est pas l’apanage d’une exception française, mais n’en reste pas moins contre-productive. MONDIALISATION : UNE MISE EN COMPÉTITION DES TERRITOIRES Les politiques économiques se revendiquant du "patriotisme économique" se résument, en effet, bien souvent à des politiques protectionnistes visant à accroître la compétitivité économique d’un pays en défendant les positions des entre(3)

J ohnson H., "A theoretical model of economic nationalism in new and developing states", Political Science Quarterly, n° 80, 1965, p. 176-185.


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prises dites nationales sans prise en compte des effets néfastes que l’application d’un principe de réciprocité pourrait causer au niveau international. Bien plus, elles reposent sur une analyse partielle des transformations imputées à la mondialisation de l’économie. Ainsi, dès les années 1990 est prophétisée la disparition des frontières économiques en raison de mouvements profonds de conver­ gence mondiale(4). C’est en réponse à ces théories, qui les décri­vent comme des spectateurs dépassés du jeu économique mondial, que les politiques adoptent un discours empreint de "patriotisme économique", arboré comme la preuve d’un volontarisme toujours d’actualité. Or, loin d’une uniformi­ sation mondiale, nous assistons plutôt, de l’avis de nombreux géographes, à une compétition croissante impliquant différenciation et sélection des territoires. Dès lors, c’est davantage en termes de territoires que de nationalité qu’il faut aborder le problème du "patriotisme économique". ÉCLATEMENT DES CHAÎNES MONDIALES DE VALEUR Plus qu’une différenciation, la mondialisation peut même être vue comme un "grand éclatement"(5). Dès la fin du XIXe siècle, la réduction des coûts de transport pour les biens conduit au "premier éclatement" qui consiste en une séparation géographique des unités de production et de consommation. Dans ce contexte, du fait de l’intégration et de l’unité géographique de la chaîne de production d’une même industrie, il est aisé de déterminer la nationalité d’une entreprise et, partant, de ses produits. Le changement majeur survient au tournant des années 1980, lorsque la baisse continue et accélérée des coûts de transport et surtout des technologies de l’information et des communica-

eich R., 1991, The Work of Nations: Preparing Ourselves for XXIth Century R Capitalism, New-York: Alfred A. Knopf Incorporated. (5) R ichard Baldwin, 2011. "Trade And Industrialisation After Globalisation’s 2nd Unbundling: How Building And Joining A Supply Chain Are Different And Why It Matters," NBER Working Papers 17716, National Bureau of Economic Research, Inc. (4)


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tions débouche sur un "second éclatement". Ce sont dorénavant les chaînes de production elles-mêmes qui sont divisées et dispersées géographiquement. La subtilité réside dans la conséquence engendrée par ce nouvel ordre économique mondial : l’éclatement des chaînes de valeur mondiales. Différents pays étant impliqués dans la production d’un même produit (à travers l’intermédiaire d’une entreprise qui est multinationale par définition), chacun participe à la création d’une part plus ou moins importante de la valeur ajoutée du produit fini. C’est là que réside la nouvelle compétition mondiale : dans la part de la valeur ajoutée, produite à l’intérieur des frontières d’un État, d’un bien dont la fabrication est de plus en plus souvent transfrontalière. Or, le niveau de valeur ajoutée produite dépend du niveau d’innovation du pays en question. La "nouvelle frontière" est donc technologique ; c’est la frontière du progrès technique qu’il faut constamment dépasser afin de garder un avantage compétitif se traduisant par une production à plus haute valeur ajoutée. Il s’agit là du seul moyen de s’extraire d’une compétition par les prix – que l’on ne peut relever face aux géants émergents tels que la Chine ou l’Inde – en faisant naître d’autres facteurs de différenciation. C’était déjà une des conclusions du rapport Gallois sur la compétitivité française, datant de 2012 et préconisant une "montée en gamme" de la production industrielle et de l’économie française. PROMOUVOIR UN ENVIRONNEMENT COMPÉTITIF Le premier obstacle auquel il faut s’attaquer est la multiplication de règles et la complexification du monde de l’entreprise. Il faut bien évidemment établir avec rigueur des procédures de gouvernance, mais qui soient fluides et souples pour ne pas entraver la croissance, la création de richesse et d’emplois. Cette simplification passe nécessairement par une responsabilisation du citoyen, habitué à chercher à contourner la règle omniprésente.


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La fluidité retrouvée d’un marché du travail exsangue doit s’accompagner du développement d’une culture d’apprentissage et notamment de la mise en place de processus de formation solide tout au long de la vie. Offrir ces possibilités de réorientations est primordial dans un monde qui change à grande vitesse et avec lui les compétences requises pour remplir des tâches en permanente évolution. Pour porter ses fruits, cette culture de la formation doit se concen­trer sur l’apprentissage de la capacité de jugement critique, qualité précieuse dans un monde où les flux d’informations croissent de façon exponentielle. L’intelligence de demain résidera dans la capacité à faire le lien entre différentes personnes évoluant dans différents secteurs, à établir des conne­xions entre des mondes différents. C’est cette capacité de jugement critique qui fait la force de nos chefs d’entreprises, capables d’allier compréhension et adaptation à des environnements nouveaux. C’est finalement dans cette capacité de jugement critique que réside l’aspiration universelle de la France. Par ailleurs, il faut décloisonner le monde de la recherche et favoriser les rapprochements avec les entreprises. La recherche fondamentale en France se classe parmi les meilleures du monde. Seulement, nous ne faisons pas l’effort de chercher des débouchés commerciaux à nos inventions alors que nous devrions être habités par cette volonté de transformer chacune de nos découvertes en innovation. Il en va de notre capacité à peser dans la compétition mondiale. Cette lacune se double d’un second handicap, davantage d’ordre culturel. Dépourvus de toute culture du risque, nous ne valorisons pas la réussite. Churchill disait : « le succès consiste à aller d’échecs en échecs avec enthousiasme ». D’une part, le manque d’humilité et de modestie empêche toute prise de risque parce qu’il ne permet pas d’envisager sereinement l’échec. D’autre part, le complexe vis-à-vis de la réussite rend la prise de risque d’autant plus décourageante que le succès sera honteux. À ce propos, il s’agit de construire un véritable récit économique. Nous sommes fiers – à juste titre – de nos écrivains, artistes, intellectuels, mais,


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bien que les figures françaises de grands entrepreneurs existent, nous ne parvenons pas à nous identifier à elles. La raison est simple : nous manquons d’une culture d’entreprise en France. Enfin, il faut se demander ce que serait notre modèle écono­ mique si les femmes avaient toute leur place dans la société. On ne peut plus raisonnablement envisager de se passer, aux plus hauts niveaux, des talents de la moitié de notre population. Faire preuve de "patriotisme économique", c’est s’atteler à ces problématiques en promouvant ouverture et diversité pour faire de notre territoire un espace attractif, dans un monde qui peut être régi par des logiques gagnantes-gagnantes. Simplifier, retrouver la confiance dans le salarié et l’équipe locale, développer les capacités de jugement, savoir déléguer la prise de décision, accepter le risque comme faisant partie de la chance et du vécu, recruter les meilleurs talents, telles sont les clés d’un "patriotisme économique" intelligent, confiant dans la richesse qu’il représente, sa force et sa capacité d’attraction pour le monde. ●


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POUR ALLER PLUS LOIN Sylvie Metelly, Susanne Nies, "La nationalité des entreprises en Europe", Revue internationale et stratégique, N°62, p. 41-52, 2/2006. Sandra Desmettre, "Les dessous du patriotisme économique", Regards croisés sur l’économie, N° 3, p. 286290, 1/2008. H. Johnson, "A theoretical model of economic nationalism in new and developing states", Political Science Quarterly, N° 80, p. 176-185, 1965. R. Reich, The Work of Nations: Preparing Ourselves for XXIth Century Capitalism, New-York: Alfred A. Knopf Incorporated, 1991. Richard Baldwin, "Trade And Industrialisation After Globalisation’s 2nd Unbundling: How Building And Joining A Supply Chain Are Different And Why It Matters," NBER Working Papers 17716, National Bureau of Economic Research, Inc, 2011.


LE PATRIOTISME LA PAIX, UNE ÉCONOMIQUE L'ÉCONOMIE RÉPONSEPEUT-IL À AUDES SERVICE ÊTRE MENACES UNE DEPOLITIQUE LAPOLYMORPHES SOUVERAINETÉ D'AVENIR ? | 87

L’économie au service de la souveraineté RENAUD BELLAIS Docteur habilité à diriger des recherches en sciences économiques, chercheur associé à l’École nationale supérieure des techniques avancées (Ensta) Bretagne, Brest

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argent est le nerf de la guerre, nous le savons depuis Colbert. Au-delà des moyens propres à la défense que sont les troupes et les équipements, ce sont bien les ressources économiques et financières qui permettent à l’État d’assurer la sécurité de la Nation. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale le souligne d’ailleurs : « La crise financière a mis en évidence la dimension économique de la sécurité nationale […] Le redressement économique et financier de notre pays, outre qu’il concourt à garantir l’autonomie de nos choix politiques généraux, participe pleinement à la préservation de notre indépendance nationale. »(1) La conduite de la politique de défense n’est possible que si l’économie nationale est robuste et donc capable de fournir les efforts nécessaires pour accompagner les armées dans leurs missions. À l’heure de la mondialisation, comment s’assurer de la résilience de l’économie nationale ? Comment préserver sa capacité à accompagner la politique de défense de la France ? (1)

Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013, pp. 9 et 20.


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LA MAÎTRISE DE L’OUVERTURE INTERNATIONALE : UNE NÉCESSITÉ La mondialisation se traduit par l’ouverture croissante de l’économie et l’augmentation des échanges. Elle relève d’un choix politique visant à insérer le pays dans un espace économique plus vaste qui doit permettre une meilleure allocation des moyens de production par une spécialisation accrue et donc un accroissement de la richesse globale. De plus, l’ouverture des frontières évite les "rentes de situation", c’est-à-dire les profits indus dont certains agents économiques bénéficient du fait des entraves aux échanges. Toutefois, la contrepartie de cette plus grande efficacité économique est une dépendance vis-à-vis de l’étranger ou, plus précisément, une interdépendance croissante entre pays. Ceci n’est a priori pas un problème si nous pouvons avoir confiance dans nos partenaires économiques, comme c’est le cas entre pays de l’Union européenne. Un risque apparaît lorsque la dépendance devient un levier de pouvoir pour nos partenaires, révélant une limite de l’approche libérale du point de vue de la sécurité nationale. Le domaine de l’énergie offre un bon exemple. La France a peu de ressources en hydrocarbures alors qu’ils sont au cœur de notre modèle de croissance depuis le XIXe siècle. Nos choix énergétiques ont favorisé l’électricité nucléaire, le pétrole et le gaz (alors que la France dispose encore de ressources en charbon), ce qui contraint notre pays à importer massivement son énergie. Les importations nettes énergétiques représentaient quelque 55 milliards d’euros en 2014, contribuant fortement au déficit commercial de la France (53,8 milliards d’euros). Cette dépendance rend la France fragile face aux pays exportateurs d’hydrocarbures. Ces derniers peuvent utiliser leurs livraisons pour faire pression sur la France et sur sa politique internationale. La maîtrise de cette dépendance est donc un enjeu-clé de souveraineté.


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L’État peut favoriser une réduction de la consommation en favorisant une économie moins "énergétivore". Il peut aussi encourager le développement d’énergies alternatives (énergies renouvelables, biocarburants…) afin que notre pays soit moins dépendant de fournisseurs étrangers. Il peut enfin réduire le "pouvoir de monopole" de ces derniers en diversifiant les sources d’approvisionnement et éviter ainsi une situation identique à celle des pays d’Europe de l’Est vis-à-vis du gaz russe. Il existe également une dépendance économique à long terme liée à la mondialisation. La récente crise des économies espagnole et grecque montre que l’ouverture économique ne peut être viable que si un pays peut offrir des biens et services en contrepartie de ceux qu’il importe. Un déficit commercial à plus de 10% du PIB n’est pas tenable dans la durée, car il signifie qu’un pays vit à crédit vis-à-vis du reste du monde. Seule une économie compétitive et suffisamment diversifiée peut être robuste de manière durable et donc capable in fine de contribuer à la défense. Il est important qu’un pays puisse trouver sa place dans la spécialisation économique mondiale, que ce soit dans un secteur industriel donné (par exemple, l’aéronautique pour la France ou l’automobile pour l’Allemagne) ou par des positions fortes dans des chaînes de valeur mondia­ lisées, c’est-à-dire en devenant un partenaire incontournable à l’échelle internationale pour un secteur spécifique (comme les semi-conducteurs pour Taiwan dans l’électronique). Une insertion maîtrisée dans la mondialisation participe ainsi à la défense nationale. Elle suppose que tous les acteurs économiques travaillent ensemble pour définir le bon équilibre entre ouverture et renforcement des atouts de l’économie nationale, diversification et spécialisation. Ceci est particulièrement vrai pour les industries stratégiques, sans lesquelles l’État ne peut garantir la sécurité et la prospérité de la Nation.


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LA SANTÉ ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE, PILIER DE LA SOUVERAINETÉ La souveraineté n’est réelle que si l’État peut défendre les intérêts de la Nation à l’échelle internationale. Or toute politique étrangère requiert des moyens sans lesquels l’engagement d’un pays n’a pas ou peu d’effet. Les opérations extérieures de la France en Afghanistan, au Mali ou encore en Centrafrique le soulignent. Pour cela, des forces armées bien entraînées et équipées sont nécessaires ; mais ce n’est pas suffisant. Un État a besoin de disposer des ressources financières pour accompagner ses actions militaires. La résilience des finances publiques contribue donc pleinement à l’autonomie stratégique car, sans argent, il n’est pas d’action militaire envisageable dans la durée. Il suffit de se souvenir des difficultés rencontrées par une IVe République au bord de la banqueroute lors de la guerre d’Algérie, incapable de convaincre les marchés financiers internationaux de lui accorder des prêts. Une fragilité structurelle de l’économie ou une crise des finances publiques ne seraient pas sans conséquence sur la capacité d’action militaire d’un pays. L’État doit pouvoir accéder aux ressources financières dont il a besoin pour avoir les moyens de ses politiques. Il est de ce fait possible de prendre la mesure des conséquences sur la défense de la crise économique de 2007. Le dérapage du déficit budgétaire et l’envolée d’une dette publique en France, dépassant 95 % du PIB et 2 030 milliards d’euros, peuvent avoir des impacts importants sur la capacité d’engagement militaire de notre pays. La préservation de la souveraineté suppose donc de maîtriser les dépenses publiques : les niveaux de déficit budgétaire et de dette doivent être soutenables. Pour le dire autrement, l’État doit avoir la capacité de rembourser ce qu’il emprunte pour que l’on continue à lui prêter. C’est le sens des critères de Maastricht : avec un déficit de moins de 3 % du PIB et une dette en dessous de 60 %, un pays garde la capacité d’équilibrer à terme ses recettes fiscales et ses dépenses.


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Ceci ne veut pas dire qu’il faille bannir tout déficit ou toute dette, ce qui nierait toute capacité d’action de l’État en cas de crise. Il est toutefois important de ne pas laisser la dette gonfler de manière incontrôlée, car ceci conduirait inéluctablement à des ajustements violents (comme le prouve l’exemple de la Grèce) et à une perte de confiance des prêteurs à l’échelle nationale, mais aussi et surtout à l’échelle internationale. De fait, la plupart des États n’ont pas d’autre choix que d’emprunter sur les marchés internationaux pour financer leurs dépenses. Ainsi, les deux tiers de la dette publique de la France sont détenus par des personnes ou institutions ne résidant pas en France. Garder un accès aux marchés obligataires internationaux est impératif. C’est la raison pour laquelle les États attachent une si grande importance aux avis des agences de notation. Ce sont elles qui déterminent si un pays sera capable de rembourser ce qu’il emprunte ainsi que le taux d’emprunt qui lui est appliqué, compte tenu du risque associé à sa dette. Alternativement, un pays peut décider de ne pas dépendre excessivement de ces marchés. La France a choisi il y a quelques années de placer l’essentiel de sa dette à l’international plutôt qu’en national, comme elle le faisait jusque-là(2). Ce choix s’explique par l’importance des montants à trouver, mais il crée une dépendance forte. Celle-ci n’est en rien inéluctable. Le Japon a choisi de placer l’essentiel de sa dette auprès d’agents économiques nationaux(3). C’est ainsi qu’on peut comprendre qu’il soit moins sensible aux critiques des analystes financiers que la France, bien que sa dette atteigne 250 % du PIB.

ujourd’hui, la dette de l’État français est détenue à 65 % par des non-résidents A alors qu’ils n’en détenaient que 15 % en 1998. (3) En septembre 2014, les non-résidents possédaient seulement 9 % de la dette publique japonaise. L’essentiel était détenu par les banques (34,5 %), la Banque centrale du Japon (22,9 %), les assurances (19,5 %) et les fonds de pension (9,5 %). (2)


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La maîtrise de la monnaie constitue aussi une dimension importante. Il n’est plus envisageable de "faire tourner la planche à billets" comme par le passé pour financer les dépenses publi­ ques. Cependant, un pays aura des difficultés à maîtriser ses finances publiques s’il n’a pas de prise sur sa monnaie, comme l’ont montré la brutale dévaluation du peso argentin en 2002 et la profonde crise économique et sociale qui en a découlé. Ceci ne veut pas nécessairement dire qu’un pays doit obligatoirement en contrôler l’émission. Ce qui importe, c’est la stabilité de la valeur de la monnaie et un taux de change représentatif de sa valeur relative vis-à-vis des monnaies de référence. Ces conditions peuvent rassurer les prêteurs et donc réduire le coût d’emprunt d’un État tout en assurant la compétitivité de l’économie nationale par une maîtrise des risques de change. ENTRE AUTONOMIE ET INTERDÉPENDANCE : UN JUSTE ÉQUILIBRE Quelle stratégie économique devons-nous avoir face à la mondialisation ? La question mérite d’être posée, car la défense nationale n’est pas indépendante de la santé économique du pays et financière de l’État. Si ce dernier est affaibli directement ou indirectement du point de vue économique, c’est sa capacité à agir dans le concert des Nations, voire à assurer la défense de sa population, de son territoire et de ses intérêts souverains qui est en jeu. Il n’est pas possible de penser la défense sans intégrer une stratégie économique nationale. Cela implique de concevoir les politiques économiques en prenant en considération les enjeux de souveraineté et les besoins de la défense à court terme comme à moyen et long terme. C’est particulièrement le cas pour l’industrie. Bien que sa place ait diminué dans l’économie au profit des services, elle reste un atout majeur pour la compétitivité d’un pays. En effet, de nombreuses activités de services lui sont liées. Si l’industrie décline, une grande partie des services risquent de disparaître


L'ÉCONOMIE AU SERVICE DE LA SOUVERAINETÉ | 93

ou d’être délocalisés. C’est la raison pour laquelle il y a lieu de s’inquiéter quand l’industrie représente tout juste 10 % du PIB et des emplois de la France. Cette inquiétude est d’autant plus légitime du point de vue militaire que l’industrie participe à la posture de défense par sa capacité à fournir les équipements aux armées. Le défi aujourd’hui, dans une économie mondialisée, est de penser une économie au service de l’esprit de défense. L’État est le garant des intérêts de la Nation dans la durée, tout particulièrement lorsque la défense est en jeu. Il est donc important que les décideurs publics prennent en considération les conséquences de leurs choix en matière de politique économique sur la capacité de l’économie nationale à accompagner les armées dans leurs missions. ●

POUR ALLER PLUS LOIN Renaud Bellais, "The evolving boundaries of defence: An assessment of recent shifts in defence activities", Emerald, 2014 [coordinateur]. Renaud Bellais, "L’industrie de défense, un outil stratégique pour l’économie française", Administration, n°242, pp. 62-63, juin 2014. Renaud Bellais, "Économie de la défense", collection "Repères", n°630, La Découverte, Paris, 2014 [avec Jean-­ Michel Oudot et Martial Foucault]. Renaud Bellais, L’industrie en 2020, "Un destin maîtrisé en Europe ?" Nouvelle revue géopolitique, avril 2013. Renaud Bellais, "Une irrésistible ascension des entreprises des pays émergents ? Crise économique et nouveau paysage industriel mondial", Revue internationale et stratégique, n°186, été 2012.


La paix un engagement ! 94 | LA PAIX, UN ENGAGEMENT

Risques polymorphes, menaces sans frontières, émergence de nouveaux pôles de puissance, omniprésence de la sphère médiatique, profusion des moyens de communication, perte des repères traditionnels, renforcement des communautarismes, dilution de l’idée de Nation, le monde du XXIe siècle pose à la paix des défis inédits. Mais la paix, ce n’est plus seulement l’absence de guerre, c’est aussi l’apaisement des tensions sociales, le progrès technologique au service du développement humain, l’accès aux richesses pour le plus grand nombre, autant de missions qu’un État, aussi démocratique fût-il, ne suffit plus à remplir. Et ce d’autant plus, que le lien entre l’État et la Nation doit être réinventé tant les fondements politiques, culturels, religieux, économiques de nos sociétés contemporaines sont bouleversés par la postmodernité. Et pourtant ! La mobilisation spontanée de millions de Français le 11 janvier 2015 à la suite des attentats terroristes qui ont endeuillé le pays, montre que l’esprit de défense ne s’est pas éteint ; la flamme peut faiblir en période de paix, mais l’adversité la ravive. Des siècles d’histoire qui ont vu la France au premier rang des avancées scientifiques, du rayonnement de la pensée, des épopées militaires, des conquêtes sociales ne souffriraient pas que nous restions aujourd’hui au mieux résignés, au pire défaitistes. L’esprit de défense ce n’est pas seulement la défense d’un budget militaire, la recherche d’un consensus citoyen ou la quête d’une appartenance. C’est d’abord l’appréhension du monde tel qu’il est, complexe par ses enjeux, mais fort aussi d’opportunités qu’il serait coupable de ne pas saisir. C’est ensuite la promotion des valeurs individuelles sans lesquelles l’homme seul, aussi bien que l’homme en communauté, ne peut faire progresser la paix : courage, résilience, sens du bien commun, capacité d’engagement, tolérance. C’est enfin et surtout la volonté de promouvoir les intérêts de notre pays, de quelque nature qu’ils soient. Sans arrogance, mais aussi sans nous départir de la fierté légitime que nous pouvons afficher, au titre de la place qu’a tenue la France dans l’histoire du monde, aussi bien que des ambitions dont elle est porteuse pour une terre plus juste.


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Le courage : une vertu à revivifier CYNTHIA FLEURY Professeur de philosophie politique à l’American University of Paris, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, psychanalyste

N

otre époque s’est sciemment dessaisie de la notion de courage, dans la mesure où le courage est identifié à une notion devenue obsolète, relative au temps de guerre, aux combats militaires. Un mot qui ne veut plus rien dire, devenu inapproprié en temps de paix, de démocratie et de modernité. Et notre époque a un ardent besoin de courage. LE COURAGE : UNE NOTION ACTUELLE Une erreur de diagnostic consiste à identifier la démocratie à un statu quo qui garantirait des droits. En fait, la démocratie garantit un État de droit qui n’est pas exactement assimilable aux droits concrets. L’État de droit est la garantie des condi­ tions de la possibilité d’avoir des droits. Ces conditions, ce sont notamment l’existence de médias libres, une justice indé­pen­ dante, une éducation qui nous rend plus conscients de notre liberté. Mais si l’on n’active pas cela en étant vigilant, en s’engageant quotidiennement en politique, à travers des associations, ou tout simplement sur son lieu d’activité, la société peut éventuellement contourner ces droits, en abuser et faire jouer le rapport de force. C’est une erreur de croire que la démocratie est irénique, qu’elle va fonctionner naturellement toute seule et qu’au XXIe siècle l’on n’a pas besoin d’être vigilant à son sujet. Comme tout


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régime, la démocratie est un lieu de rapports de force. La seule différence avec un régime autoritaire, c’est qu’elle offre des alternatives et la possibilité de faire émerger des droits. Mais pour obtenir ces droits, la participation active de ses citoyens est absolument déterminante. Il s’agit d’un combat de tous les jours qui demande vitalité et "parler-vrai", ce que les Grecs appelaient la parrêsia. Car la corruption commence là où l’on refuse de nommer les choses. Lorsque l’on n’ose pas dire la vérité avec les mots, alors on use de la novlangue décrite par George Orwell dans son roman 1984. Le langage devient dépourvu de sa force. Les mots ayant tellement été utilisés pour habiller autre chose, ou ayant été tellement usés à force de communication, que le langage a perdu de son sens. LE PARLER-VRAI Or le combat pour le parler-vrai est un combat majeur en démo­ cratie. Il n’a rien à voir avec la bonne moralité, mais avec le caractère opératoire de la démocratie. Le premier organe de régulation en démocratie, c’est le langage. Cela s’appelle la délibération publique. Plutôt que de s’affronter physiquement, on se parle et l’on construit de la controverse. C’est cela la force de l’homme. Il dématérialise les conflits par la parole. Si on lâche sur le verbe, on perd tout et il y a véritablement danger, car en perdant la force du verbe, on retrouve les vieux rapports de force. Il est donc nécessaire en démocratie d’avoir le courage de la vérité. AGIR Une autre erreur consiste à considérer que le "système", cette instance fantasmatique au-dessus de moi qui me résiste et me donne le sentiment de mon impuissance, me rappelle qu’il ne sert à rien d’agir. C’est le cas par exemple pour une personne dans son entreprise, ou pour un pays comme la France qui ne pourrait rien faire en raison de la mondialisation. Une représentation décourageante, dévitalisante. Dans le baromètre du pessimisme, la France est située derrière l’Afghanistan.


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Ce paradoxe tient au fait qu’en France le niveau d’exigence citoyenne est très élevé, car nous disposons d’une démocratie très qualitative. Or, plus la démocratie est qualitative, plus le niveau d’exigence de ses citoyens est élevé. L’enjeu de l’éducation est de permettre de distinguer dans ce qui nous résiste, ce qui relève d’une frustration inacceptable par rapport à une exigence vitale, et ce qui est une frustration qui nous construit et nous aide à grandir. Nous vivons dans une société qui assimile trop le renoncement, le deuil, à la frustration. Cette incapacité de faire le deuil crée une société d’ajournement de l’âge adulte. Or il faut avoir le courage d’assumer les vrais deuils pour pouvoir grandir. Mais il faut en même temps avoir le courage de résister à certaines frustrations que l’on nous impose. Le philosophe Vladimir Jankélévitch disait que le courage est la valeur cardinale, la dynamique première, la force motrice qui rend opérationnelles les autres valeurs. DU COURAGE COMME VERTU INDIVIDUELLE… Classiquement le courage est posé comme la valeur des grands hommes, des guerriers. Un outil de leadership. Mais c’est aussi un outil de régulation collective et de protection individuelle, car il permet à une personne de faire sujet et non d’être un objet manipulable. Au départ, le courage est une éthique individuelle. Le courage est une vertu qu’il me revient de mettre en œuvre. J’en suis responsable. Je n’attends pas les autres pour être courageux. Le courage est un " dire" qui s’oblige soi-même et non qui oblige les autres. Le courage s’apprend et il faut s’y entraîner. Il s’apprend d’abord dans la famille. Mais le courage ne paye pas, et des valeurs plus utilitaristes sont enseignées. Il s’apprend ensuite à l’école, comme lieu de rencontre avec le réel, pour pouvoir penser l’intérêt général, la société, la différence. Il faudrait en faire une vertu ordinaire et inviter chacun à y participer. On se souvient de la définition de la Nation par Renan : « avoir souffert, joui et espéré ensemble ». Aujourd’hui, sans doute vivons-nous ces trois émotions exclusivement au niveau individuel.


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… AU COURAGE COLLECTIF Mais un acte courageux est toujours une affaire de liens ; avec le sens, les autres, l’avenir. Cela ne veut pas dire obligatoirement être un leader, mais un agent qui participe de la régulation collective de la démocratie. Car dans un deuxième temps, il n’existe d’éthique durable du courage que collective. Chacun, à son niveau, à sa place, doit prendre sa part dans la fabrication collective de l’exemplarité. Si l’on se dessaisit de cette participation à l’exemplarité collective, on laisse à l’autre le soin de jouer le jeu de l’exemplarité et l’on se déresponsabilise. Le courageux est celui qui ne délègue pas à d’autres le soin de faire ce qu’il a à faire. Le courageux est sans tiers. Le mouvement du courage est double. D’abord il isole, dans la mesure où il faut faire rupture avec la société, risquer la solitude de l’acte courageux. Foucault écrit « risque le de-lien » pour protéger le lien. En effet, le lien social recommence ensuite, dans la mesure où le courageux est celui qui bâtit la cité et la pérennise par ses actions revitalisantes et exemplaires. Il y a alors fabrication collective de l’exemplarité avec une éthique de la responsabilité. Seuls les lâches n’espèrent rien de l’autre. Être exemplaire, c’est aussi croire en l’exemplarité de l’autre. Il ne faut jamais craindre d’être pionnier dans l’exempla­rité. Participer à la responsabilité collective, c’est un reformatage 3.0(1), façon XXIe siècle, de cette notion de courage. Ce peut être une forme de courage physique, mais pas seulement. C’est le courage de l’endurance quotidienne. Le fait de s’obliger à faire des actes alors que l’on n’en a pas du tout l’envie. Car nous devons tous assumer cette participation au lien social. Le courage est donc un outil politique majeur, qui permet de faire société. N’est durable que l’exemplarité. Les démocraties fondent leur pérennité sur l’exercice du courage.

(1)

’expression Web 3.0 est utilisée en futurologie à court terme pour désigner le L Web qui suit le Web 2.0 et constitue l’étape à venir du développement du World Wide Web. Son contenu réel n’est pas défini de manière consensuelle, chacun l’utilisant pour désigner sa propre vision du futur d’Internet.


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LES FIGURES EXEMPLAIRES DU COURAGE AUJOURD’HUI Au cours de ces dernières années, les incarnations du courage se sont transformées. Elles prennent désormais souvent le visage de ceux qui ont une expérience de dissidence. Ils sont passés par la prison, comme Nelson Mandela. C’est la figure de l’opprimé devenu, non pas oppresseur, mais réconciliateur. Celui qui apaise et cherche la possibilité de l’avenir commun. C’est la figure du minoritaire comme Barak Obama, qui devient président dans une société Wasp (White Anglo-Saxon Protestant). Ce peuvent être aussi des figures plus controversées, comme celle des lanceurs d’alerte qui mettent les États devant leur manque d’éthique et dénoncent la raison, ou la déraison, d’État. Cette figure dissidente d’aujourd’hui incarne peut-être le légalisme de demain, car il n’existe pas de souveraineté d’État sans responsabilité. Longtemps, le souverain, c’était l’impunité. Dorénavant, n’est souverain que celui qui est responsable. Les Nations unies ont adopté en 2005 le principe de la responsabilité de protéger, une forme d’ingérence immédiate lorsque l’État présente une faille dans sa responsabilité de protéger. Aujourd’hui, de nouveaux paradigmes sociaux, économiques et politiques émergent. La révolution Jugaad de Navi Radjou(2) prône l’innovation frugale et pose que la rareté est une richesse, où les FabLab(3), ces ateliers de fabrication numérique ouverts et collaboratifs pour laquelle la France est leader, sont les territoires de la citoyenneté de demain qui nécessitent un grand esprit d’ouverture. Avec la mondialisation, l’esprit d’aventure devra s’accentuer afin d’être plus mobile d’esprit, mais également plus mobile physiquement, et finalement, plus mobile tout

I ndien installé dans la Silicon Valley, stratège de l’innovation et du leadership, auteur de Think frugal, Be Flexible, Generate Breakthrough Growth (Jossey-Bass, 2012). (3) Un FabLab (contraction de l’anglais fabrication laboratory, "laboratoire de fabri­ cation") est un lieu ouvert au public où il est mis à sa disposition toutes sortes d’outils, notamment des machines-outils pilotées par ordinateur, pour la conception et la réalisation d’objets. (2)


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court. Il faudra avoir plus de capacité d’adaptation et plus de capacité à faire réseau. Quelque chose se joue dans la relation à l’autre, à l’extérieur, tout en bénéficiant de capacités de repli, très connectées toutefois. NE PAS ÊTRE ÉTRANGER AU MONDE Le XXIe siècle présente un inédit très intéressant en demandant de reconquérir simultanément le territoire individuel et le territoire collectif. Il réclame de pratiquer la responsabilité individuelle, car la société de l’individu va s’accentuer avec des processus d’émancipation individuelle, des cheminements où l’on invente sa place dans le monde. Et lorsqu’on éprouve des difficultés à changer le monde, on cherche à se changer soi. Si tous les individus ont conscience d’une menace, ils n’ont pas pour autant conscience de la capacité collective de résister à la menace. Nous avons détruit nos capacités collectives de résistance aux menaces. Les sujets éprouvent un découragement à être seuls face aux menaces. Il est donc nécessaire de reconstruire des stratégies collectives de défense, des solida­ rités nationales et du lien social au travers du regain associatif ou des réseaux sociaux. L’enjeu est d’être au rendez-vous, là où l’on est. Il s’agit avec le courage d’être agent de sa vie. Vladimir Jankélévitch dit : « ose faire ce que tu peux effectivement faire ». Il y a mille manières de s’engager. Là où vous serez, vous aurez votre part de responsabilité. C’est cela le courage : considérer, à un moment donné, que l’on n’est pas étranger au monde. ●


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POUR ALLER PLUS LOIN Vladimir Jankélévitch, Le traité des vertus, Champs Flammarion, 1993. Axel Honneth, La société du mépris, La Découverte Poche/ Sciences humaines et sociales, août 2008. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Folio Gallimard. Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier, collection "Classiques". George Orwell, 1984, Folio Gallimard. Cynthia Fleury, La fin du courage, Fayard 2010.


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La résilience, un état d’esprit à cultiver MONIQUE CASTILLO Professeur de philosophie à l’université Paris XII, Paris Est-Créteil

L

a résilience, en tant que phénomène psychologique, est la capacité de récupérer et de "repartir" après un drame ou un choc traumatisant. Le terme "résilience" hérite d’une analogie avec la capacité d’un métal de reprendre sa forme initiale après déformation. C’est un concept voyageur qui s’est importé dans le domaine de l’écologie (on y suggère des modes de culture restauratrice de fécondité ou garante de durabilité) ou de la santé, et qui a maintenant gagné le domaine de la défense nationale. Il faut toutefois se garder d’en faire un concept magique au service d’une nouvelle langue de bois. À partir de deux expériences exemplaires, empruntées à la psychologie et à la pédagogie, on tâchera de mieux comprendre la "philosophie" de la résilience et son rôle médiateur entre la communauté nationale et l’esprit de défense. LA RÉSILIENCE EN TANT QU’ÉTAT D’ESPRIT « Un enfant qui a vécu des choses très douloureuses est plus fort qu’un autre s’il peut se servir de cette expérience pour s’assumer », écrit Françoise Dolto(1). Cette formule fait de la rési(1)

rançoise Dolto, Andrée Ruffo, L’enfant, le juge et la psychanalyse, Gallimard, F Entretiens, p. 103, 1999.


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lience le propre de la vie : la vie surpasse les dangers, encaisse les coups, surmonte les séparations, résiste aux déchirements. Les solutions cherchées dans les illusions, la fuite en avant ou le refus de la réalité sont le contraire de la santé psychique. La santé comme résistance aux chocs ne consiste pas à se maintenir dans l’assistance ou la dépendance, dans une sécurité surprotégée, mais à trouver soi-même sa voie, à s’ouvrir à l’avenir. Dolto va jusqu’à faire un parallèle entre le "surmontement" des crises et la résurrection au sens religieux et spirituel : « cet "éveil" ou cette résurrection de l'être vivant après la séparation de son placenta est une image de ce qu'est, après la mort d'un mode de vie connu, la résurrection de l'être du désir que je suis, que nous sommes tous. Après la perte de qui nous paraît indispensable pour vivre et qui est laissé à la corruption, nous naissons à une nouvelle connaissance d’un vivre, impensable auparavant.(2) » L’autre expérience de la résilience "appliquée", si l’on ose dire, est la pédagogie. En cette matière, il faut se garder de croire que la réussite consiste à éviter l’échec, la capacité de résilience consiste bien plutôt à surmonter l’échec. Même si cela paraît choquant, il est salutaire qu’un élève en difficulté puisse faire de sa difficulté elle-même un mobile et une force, si on ne l’incite pas à en faire sa faiblesse. Telle serait l’éthique de la résilience : fais de ton malheur une force, transforme la malchance en chance. N’est-ce pas un peu la leçon de Machiavel, pour qui provoquer la fortune, changer la fortune à son avantage est la marque de la virtú, ce qui peut s’appliquer à la compétence d’un chef militaire aussi bien qu’au talent d’un entrepreneur ou au volontarisme d’un homme politique ? Ces deux exemples montrent que la résilience suppose une certaine philosophie de la vie. Que la vraie vie n’est pas celle qui se préserve de la souffrance et du négatif, mais celle qui la surmonte. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faut faire l’apologie de la souffrance au nom d’une quelconque idéologie Françoise Dolto, G. Sévérin, L’Évangile au risque de la psychanalyse, Points, 1977, tome II, p. 165. (2)


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barbare ; il s’agit de prendre en compte l’inévitabilité de la souffrance, parce que la séparation, la maladie et la mort restent la marque de notre finitude. Pourtant, dans une imperfection, dans un manque, dans une incertitude, la résilience ne voit pas un obstacle ou un échec, mais l’urgence ou l’opportunité de mutations inventives et de rectifications fécondes ; la résilience se nourrit d’une anthropologie perfectibiliste : le genre humain est voué à un perfectionnement qui n’aura jamais de fin, sa finitude génère une permanente transformation de soi, qu’il s’agisse d’un individu, d’une entreprise ou d’une population. Nous cultivons généralement deux manières d’appréhender la vie. La plus ordinaire vise la sécurité et la stabilité. Nous nous protégeons des dangers et nous cherchons à prévoir des lendemains plus sûrs. C’est l’intelligence, comme l’explique la philosophie de Bergson, qui se consacre à cette tâche : l’intel­ ligence de l’ingénieur, du médecin, du soldat, du mathématicien ou du physicien construit le monde en fonction des satisfactions utiles à la conservation ; elle organise le monde en fonction de nos besoins ; elle adapte notre langage aux nécessités du travail, elle installe notre expérience dans des schémas habituels, connaissables, maîtrisables. Elle nous rassure en fixant notre compréhension et notre action dans des cadres utilitaires et sécuritaires. Mais la vie épuise ses propres ressources dans ce travail de réduction d’elle-même ; c’est comme si l’on voulait supprimer la vie pour éviter le danger de vivre. Il faut donc qu’existe une autre dimension de la vie pour dépasser l’inertie de l’instinct sécuritaire, il faut une approche de la vie autre que celle qui se protège, qui se clôt et qui s’arrête ; une autre vie que celle que fabrique l’intelligence : il faut la vitalité même de la vie, c’est-à-dire la vie qui se crée elle-même, la vie qui s’invente, la vie qui procède par transformations ininterrompues. Telle est l’identité de chacun, non pas un code fixé, immobile et subi, mais une invention continue de soi que chacun construit comme une histoire. Définir la résilience comme un état d’esprit ne suffit pas ; il faut aussi se demander comment sa philosophie s’applique effectivement dans la réalité.


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Comment passer de la résilience comme expérience subjective à la résilience comme capacité collective ? Quelle peut être une culture de la résilience dans la communauté nationale ? RÉSILIENCE ET ESPRIT DE DÉFENSE La résilience repose, pour une communauté donnée, sur la volonté de continuer à vivre ensemble. Il lui faut des motifs qui conjuguent une énergie psychique (à base de confiance), morale (à base d'altruisme) et sociale (à base de solidarité). On envisagera trois facteurs d’une culture collective de la résilience : le besoin de savoir, le besoin d’un modèle positif, le besoin d’interaction. Connaître le danger pour savoir le mesurer contribue à renforcer la résilience. En psychanalyse, c’est ce que Françoise Dolto appelle le « parler-vrai » : il ne faut pas cacher la réa­ lité à un enfant qui va souffrir de la dissolution de sa famille par exemple, sinon, on lui ôte les moyens de mettre en mots sa souffrance et de la mettre en son pouvoir, en quelque sorte. Dans le domaine de la stratégie, le sociologue allemand Münkler(3), spécialiste du terrorisme, explique que la connaissance des faits permet de surmonter l’angoisse. Ce qui affaiblit les populations, c’est l’incertitude engendrée par l’invisibilité des dangers (avec le terrorisme, en particulier, l’ennemi est non identifiable, l’action non repérable et les motifs inintelligibles). Aussi, le fait d’identifier, de situer, de nommer, de rendre visibles et intelligibles les menaces permet d’asseoir la résilience sur la compréhension des faits et non pas sur l’inconscience du danger ou le déni du réel. L’armée joue le rôle de ce que les psychanalystes appellent le principe de réalité. Dans la mesure où la résilience participe d’une disposition psychique et morale, notre esprit a besoin d’être structuré afin de produire des réponses organisées à une crise au lieu de l’effondrement ou de la fuite. Le modèle positif qui peut être donné

(3)

Herfried Münkler, "Le rôle des images dans le terrorisme", revue Inflexions, n°14, 2010, p. 45.


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par un adulte permet à l’enfant de structurer son rapport au monde et de s’identifier à un modèle valorisant. Ce qui favorise la résilience, c’est la construction de soi comme force de résister à l’asservissement ou à la résignation. Or l’armée représente le modèle caractéristique d’une communauté résiliente puisque, au cœur même de l’action la plus extrême, la plus tragique et la plus destructrice, elle surmonte le choc des morts par une dynamique unitaire. C’est pourquoi la figure du soldat reste l’incarnation d’une force morale collective. De nos jours, et dans le contexte d’interventions extérieures dans des contrées lointaines, le modèle positif de résilience citoyenne tient au fait qu’il faut savoir gagner la paix autant que gagner la guerre. Cela veut dire que la dimension morale et même spirituelle de la force tend à devenir, plus que l’efficacité matérielle, un moteur de légitimité politique et militaire. C’est dans le fait de réussir la paix que le courage est reconnu comme modèle de résilience : la force maîtrisée, réfléchie, adaptée, sensibilisée aux contextes, autrement dit l’union du sens et de la force. Les opérations extérieures sont trop souvent prises pour des missions humanitaires, alors qu’il s’agit de lutte avec péril de mort pour réussir une pacification qui doit être moralement légitime ; en se réclamant d’une éthique reconstructive de la paix, la force ne réduit pas l’adversaire au statut de vaincu, elle le contraint à faire le choix de se comporter en futur partenaire d’un monde pourvu de règles. Ce type d’action est en état de fournir un principe de résilience en accord avec la sensibilité démocratique actuelle. La vitalité, on l’a vu, n’est pas un repli sur soi, mais la capacité d’affronter l’autre ou de créer avec lui des relations durables : la construction d’un monde commun est à cette condition. Pour un enfant comme pour une nation, la vitalité de la vie consiste à pouvoir se projeter dans l’avenir. Or ce que les crises font craindre aujourd’hui, c’est le désengagement des populations. Les nouvelles formes de violence (terrorisme, crime organisé, gangstérisme, trafics) ont pour cible privilégiée le moral des populations dans les démocraties : il s’agit de les inciter au désengagement, de dresser la population contre les options militaires des gouvernements. Une interaction cultu­ relle entre l’armée et la Nation est donc indispensable ; le


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soldat d’aujourd’hui est le révélateur des mutations liées à la globalisation des risques, qui engendre, entre les États, une interdépendance dans l’insécurité qui fragilise la quiétude des Nations européennes. L’armée et la diplomatie font comprendre la complexité nouvelle des situations de péril et de défense. Les pays les plus riches cultivent une illusion de toute puissance technologique qui nuit à leur résilience face à des adversaires déterminés jusqu’au fanatisme. Aussi importe-t-il, en conclusion, de bien distinguer entre le pouvoir de la résilience et le besoin de sécurité : alors que le besoin de sécurité est passif et attend tout de l’autre, la résilience est une attitude active : le travail que chacun fait sur soi, pour réussir un projet ou pour surmonter un échec, est déjà une action, c’est une auto-transformation de soi et non une position de victime. La résilience personnelle peut avoir plusieurs tonalités selon le caractère de chacun : engagement, obstination, performance, pour les uns ; patience, endurance, résistance, pour les autres. C’est par cette transformation active de soi que la résilience peut contribuer à une vitalité collective : conver­ tir l’échec en moyen d’agir autrement… La résilience n’est pas une recette, c’est une auto-mobilisation. Les événements tragiques du 7 janvier 2015 ont suscité en France une manifestation de résilience collective qui a opposé, le 11 janvier – en réaction à la provocation à une guerre civile des symboles et des valeurs – la force d’une symbolique publique exprimant la volonté d'œuvrer à un avenir commun. ●

POUR ALLER PLUS LOIN Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 2001. Jean-Pierre Le Goff, La France morcelée, Folio actuel, 2008. Philippe Herzog, Europe, réveille-toi !, Confrontations Europe, 2013. Monique Castillo, "Le courage qui vient", in Courage !, revue Inflexions, La Documentation française, n° 22, pp. 35 à 42, 2013.


LES ARMÉES LA PAIX, FRANÇAISES L’ENGAGEMENT : UNE RÉALITÉ DE TOUTE OPÉRATIONNELLE UNE NATION | 109

Les armées françaises : une réalité opérationnelle AMIRAL FRANÇOIS DUPONT Ancien directeur de l’IHEDN

« J’ai trop aimé la guerre ». Ces paroles que l’on attribue à Louis XIV sur son lit de mort sont peut-être apocryphes, mais elles situent bien un trait du caractère fondamental de la France : son attachement à la chose militaire. L’histoire de la France a conduit notre pays à accorder toujours une très grande place à ses moyens militaires et de facto à se donner comme ambition d’apparaître, également sur ce plan, comme l’une des premières puissances du monde. À l’aube du XXIe siècle, cette ambition demeure, alors même que les menaces ont, depuis 25 ans, déserté nos frontières. LA POLITIQUE DE DÉFENSE DE LA FRANCE : COHÉRENCE ET CONTINUITÉ Notre politique de défense au plan militaire bénéficie depuis de très nombreuses années d’une très grande continuité que les alternances politiques n’ont pas entamée. Cette politique s’appuie sur trois piliers. Le premier de ces piliers est la volonté toujours affichée par la France non seulement d’assurer elle-même sa sécurité, mais aussi de demeurer un acteur de la paix dans le monde. À ce titre, elle ne rechigne jamais à mettre à la disposition de la communauté internationale les moyens militaires dont elle


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dispose. Une volonté renforcée par la conviction que la paix à l’intérieur de nos frontières se joue de plus en plus loin de notre territoire : les opérations nombreuses et de nature très variée qui ont marqué ces vingt dernières années ont concerné tous les théâtres sensibles de la planète, l’Afrique bien sûr, mais aussi le Moyen-Orient, l’Asie et l’Europe. Des opérations toujours conduites sous l’égide des organisations internationales et notamment de l’ONU, au sein de laquelle la France occupe un poste de membre permanent du Conseil de sécurité qui lui donne des responsabilités particulières. Deuxième axe de notre politique, l’importance des alliances. La France est sans nul doute l’un des pays les plus loyaux à l’égard des alliances militaires et en particulier de la première d’entre elles, l’Otan. La très longue période passée hors de la structure militaire intégrée n’a pas empêché la France de participer aux opérations en ex-Yougoslavie et surtout en Afghanistan, au premier plan d’ailleurs, lorsque les forces de la coalition ont été placées sous les ordres d’un général français. La France est sans nul doute la plus convaincue de la nécessité d’une Europe de la défense. Elle trouve malheureusement sur ce chemin des opposants irréductibles qui considèrent que seule l’Otan possède une vraie légitimité en matière militaire, une vision notamment affichée par les pays de l’Est qui ont récemment rallié la communauté européenne. Il n’empêche, la France continue de promouvoir cette ambition au travers des outils dont dispose l’Union européenne et notamment de l’Agence européenne de défense dont elle a été l’une des fondatrices. Hors de l’Otan et hors de l’UE enfin, notre pays recherche toujours, lorsqu’il a décidé de s’engager militairement, des alliés qui viendront renforcer ou prolonger son action sur le terrain. Le plus proche exemple de cette attitude est celui du Mali au travers de l’Union africaine. Le troisième atout de la France en matière militaire est constitué par des dispositions institutionnelles qui donnent les pleins pouvoirs au président de la République. Ces dispositions,


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sans lesquelles la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire serait impossible, permettent un temps de réaction très adapté au traitement des crises comme l’ont prouvé les opérations récentes au Mali. Ces pleins pouvoirs sont certes contrôlés par les pouvoirs de la représentation nationale, en matière opérationnelle lorsque les opérations se prolongent et bien sûr au plan budgétaire, mais la France dispose là également d’outils particulièrement efficaces : les Livres blancs autant que les lois de programmation militaire (LPM) permettent en effet une réflexion et une projection sur le long terme particulièrement appréciables. Il faut ajouter enfin que cette cohérence et cette continuité ne vont pas sans une évolution des concepts. Sur ce plan, l’introduction de la notion de continuum sécurité-défense a permis une meilleure utilisation des moyens de coercition, quel que soit le ministère auquel ils appartiennent, au plus grand bénéfice du concept très large de sécurité nationale dont la pertinence est rappelée par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013. L’application, depuis de longues années, du plan Vigipirate et les décisions de son renforcement prises après les attentats de janvier 2015 donnent aujourd’hui une très forte visibilité à ce concept et à sa mise en œuvre. LES MISSIONS DU LIVRE BLANC SUR LA DÉFENSE ET LA SÉCURITÉ NATIONALE : UNE RÉALITÉ OPÉRATIONNELLE Connaissance et anticipation, dissuasion nucléaire, protection, prévention, intervention, telles sont les missions retenues par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 au service de la stratégie de défense. La connaissance et l’anticipation sont essentielles et doivent prendre appui sur des moyens autonomes, faute de quoi les décisions de notre pays ne peuvent être souveraines. À ces fins, le renseignement joue un rôle central, manifesté au travers d’équipements dédiés et de services agissant aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières et dont la coordination est maintenant assurée au plus haut niveau de l’État.


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La dissuasion nucléaire reste la garantie ultime de notre sécurité. Héritée de la guerre froide, elle reste strictement défensive et ne serait mise en œuvre que dans des circonstances extrêmes de légitime défense. De facto, elle contribue aussi à la sécurité de l’Alliance atlantique et de l’Europe. Pour autant, la France continue de montrer l’exemple dans le domaine du désarmement, notamment en maintenant la dissuasion nucléaire à un strict niveau de suffisance. La protection au jour le jour de notre territoire et des Français où qu’ils se trouvent concerne l’ensemble des menaces auxquelles ils peuvent être soumis. Il ne s’agit pas là des seuls risques de nature militaire ; dès lors, l’efficacité de cette protection suppose une très forte coordination des services publics, des collectivités territoriales et des opérateurs d’infrastructures et de réseaux vitaux. Ici le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale exerce un rôle indispensable, pour l’étude des risques, pour la définition des plans d’interventions et pour l’appui aux services concernés en cas de crises. La prévention se donne pour objectif de mettre en place les outils permettant de maintenir la paix et la stabilité dans le monde. Il y va à la fois du développement de normes permettant d’assurer une bonne protection contre les risques naturels et technologiques, d’instruments juridiques touchant la prolifération aussi bien que les stratégies de stabilisation dans les pays en crise. Le déploiement de forces françaises dans les zones sensibles répond directement à cette préoccupation. L’intervention extérieure enfin a trois objectifs : assurer la protection de nos ressortissants à l’étranger ; défendre nos intérêts stratégiques comme ceux de nos partenaires et alliés ; et exercer nos responsabilités internationales. Pour nos armées il s’agit d’être capables : – de mener des opérations conduites de façon autonome et en particulier les évacuations de ressortissants fran­ çais ou européens ;


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– de prendre part à des actions de plus grande ampleur menées en coalition, dont la France doit être en mesure de prendre la tête ; – d’apporter sa contribution à des coalitions menées par l’un de nos alliés et notamment les États-Unis. La réussite de ces missions suppose des capacités opération­ nelles de haut niveau dans les cinq milieux que sont la terre, la mer, l’air, l’espace extra-atmosphérique et, depuis peu, le cyberespace. Des capacités dont les armées françaises, tous domaines confondus, ont fait la preuve avec succès, notamment à l’occasion des engagements de ces vingt dernières années. LES ARMÉES FRANÇAISES : DES ARMÉES PROFESSIONNELLES Professionnelles, les armées françaises exigent l’excellence aussi bien dans le domaine du personnel que dans celui de leur armement. Grâce d’abord à la qualité des hommes et des femmes qui les composent, une qualité appuyée sur un système de recrutement, de formation et d’entraînement marqué par le pragmatisme. Grandes écoles militaires pour les officiers, écoles de sous-officiers, cursus adaptés, formation tout au long de la carrière, promotion interne, permettent d’assurer une très forte cohérence et une très grande efficacité sur le terrain. La suspension du service national à la fin des années 1990, conduisant de facto à une très forte réduction des effectifs a poussé les chefs militaires à repenser les cursus et les emplois dans le sens d’une plus grande productivité, une démarche de nouveau mise en œuvre aujourd’hui avec le nouveau resserrement des effectifs inscrit dans la LPM de 2013. Le deuxième atout est constitué par le privilège de mettre en œuvre l’ensemble du spectre des armements nécessaire à la guerre moderne : de l’arme de dissuasion nucléaire à l’arme de poing. Rien ne manque, ce qui permet la réalisation de toutes les natures de missions, y compris dans des conflits dits de haute intensité conduits en coalition au sein desquelles


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la coopération avec les autres forces engagées n’est possible que si l’on partage les mêmes standards. Maintenir ce haut niveau de technicité ne va pas sans difficulté et demande des moyens financiers souvent jugés insuffisants par les armées qui souhaiteraient très légitimement aligner plus de chars, plus de bateaux et plus d’avions de combat et par les industriels français dont les capacités de recherche autant que de production sont directement liées au budget militaire. Mais ici comme dans beaucoup de domaines, tout est affaire d’optimisation qui peut être obtenue, en interne par une très grande polyvalence des équipements et au sein des alliances, par la recherche de programmes développés au profit de plusieurs pays autant que par la mise en commun, dès le temps, de paix des moyens des membres de la coalition. Timides encore aujourd’hui ces mouvements vers de meilleures synergies n’en sont pas moins réels. Le troisième point fort des armées françaises repose sur une démarche interarmées résolument engagée depuis plus de vingt années maintenant. Au plan opérationnel cette approche a montré toute son efficacité, le chef d’état-major des armées ayant à sa main, depuis le Centre de planification et de ­conduite des opérations toutes les unités déployées en opération. En termes d’organisation générale, de soutien des forces, de gestion des ressources humaines, de programmes d’armement, la coordination déjà existante va se trouver renforcée par le regroupement en un même lieu, à Balard, de tous les états-­ majors d’armée et de la Direction générale pour l’armement. De l’ex-Yougoslavie aux montagnes d’Afghanistan, des pistes de Côte d’Ivoire au ciel libyen, les armées ont été, sans répit depuis plus de vingt ans, conduites à se projeter sur le terrain des conflits, souvent très loin du territoire national, pour des missions de natures très variées, dans des conditions très souvent éprouvantes leur permettant d’acquérir une expérience sans pareil. Les Français les côtoient aussi sous la tour Eiffel, preuve tangible de la multiplicité de leurs missions.


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Il convient enfin de souligner combien les modes d’action de nos armées sont marqués d’une french touch riche tout à la fois d’un grand sens du terrain, d’une très grande confiance accordée aux hommes jusqu’au plus humble niveau de respon­ sabilité, de l’importance accordée à l’économie des moyens et de la maîtrise du feu. LA FRANCE : UNE PUISSANCE MILITAIRE INCONTESTABLE Si le lien de nature quasi charnelle qui existait entre les Français et leur armée s’est distendu avec la suspension du service national, l’image des armées reste excellente au sein de la population : 80 % des Français ont une bonne opinion(1) des forces françaises selon le baromètre externe d’avril 2013 de la DICoD(2) (contre 74 % en 2012). Elles sont créditées d’un très grand professionnalisme, reconnues comme porteuses des valeurs de solidarité et de cohésion perçues comme essentielles dans notre monde tenté par l’individualisme et appréciées dans leur engagement au service de la sécurité et de la paix. Enfin, dans un pays qui est, dit-on, rétif aux réformes, elles continuent de montrer leur très grande capacité à s’adapter et à prendre en compte les évolutions très rapides, voire souvent brutales, de l’environnement national autant qu’international. La puissance militaire de la France représente donc un atout incontestable. Cette face de la puissance n’est pas la seule qui compte pour affronter les défis de la mondialisation et continuer d’affirmer les ambitions de notre pays, mais elle en constitue un vecteur important et, à bien des égards, un exemple de ce dont nous sommes aujourd’hui capables. ●

Parmi les Français interrogés, 22% d’entre eux ont une opinion très bonne et 58% une opinion plutôt bonne. (2) Délégation à l’information et à la communication de la défense. (1)


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POUR ALLER PLUS LOIN Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2008, Odile Jacob/La documentation française. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013, La documentation française. Hubert Védrine, La France au défi, Fayard, 2014.


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La défense : une culture à transmettre TRISTAN LECOQ Inspecteur général de l’éducation nationale, professeur des universités associé (histoire contemporaine) à l’université de Paris IV, Paris-Sorbonne

POURQUOI ENSEIGNER UNE CULTURE DE DÉFENSE ? Aujourd’hui la notion d’esprit de défense n’a sans doute plus la même pertinence qu’il y a vingt ou vingt-cinq ans avec notamment la suspension de la conscription. Partons d’une remarque qui devrait s’imposer s’agissant d’un tel sujet : l’esprit de défense n’est pas un inné, mais un acquis, ce n’est pas une certitude, mais une possibilité, c’est bien plutôt la résultante d’efforts, de travaux, d’enseignements. L’esprit ou la culture de défense ne peuvent émerger que si les questions de défense et de sécurité nationale ont été enseignées, expliquées, et comprises. Il s’agit donc de transformer les questions de défense et de sécurité nationale en champs disciplinaires d’enseignement. Dans le même temps, pour maintenir un lien entre ces deux versants de la société française que sont les civils et les militaires, il convient de dépasser la culture de "l’entre-soi", au moment où un triple mouvement est à l’œuvre. Le premier mouvement est celui d’un antimilitarisme ou d’une défiance à l’égard de la défense qui ne sont plus que résiduels au sein de la communauté enseignante. Contrairement aux années 1970 ou 1980 où celle-ci a quelquefois manifesté une


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opposition qui a pu être très forte à l’institution militaire, de nombreux enseignants sont passés d’une opposition exprimée, puis diffuse à une méconnaissance du monde militaire. Les deux mondes s’éloignent selon des lignes tangentielles. Le deuxième a trait au retour de la guerre, du conflit, de la violence – de basse et haute intensité – et de la mort, dans notre environnement immédiat ou plus lointain, du métro au Mali, du terrorisme sur notre sol aux opérations extérieures, qui provoque une demande sociale d’explication. L’école est traversée et taraudée par ces demandes d’explication. Les élè­ ves, les enseignants et les parents convergent pour faire de l’école un instrument d’explication du monde. Une demande qui s’inscrit dans un contexte concurrentiel et difficile, puisque l’école n’est pas la seule à s’exprimer, à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, tandis qu’elle est elle-même une victime de la violence. Troisième constat, la réduction des budgets et des effectifs de la défense depuis 20 ans, avec une accélération forte depuis 2009-2010 qui intervient au moment où l’on a précisément le plus besoin des militaires pour expliquer le monde. Non seulement les militaires sont de moins en moins nombreux, mais ils sont aussi de moins en moins disponibles du fait de la professionnalisation. La France compte plus de professeurs d’histoire-géographie (45 000) que de marins (37 000 militaires et 3 000 civils)(1). COMMENT ENSEIGNER LA CULTURE DE DÉFENSE ? Il convient d’aborder les questions de défense et de sécurité nationale non pas comme une matière d’enseignement, mais comme un champ disciplinaire, voire interdisciplinaire. Les élèves y puiseront des connaissances rationnelles sur les faits, leurs causes et leurs conséquences, au collège et dans les lycées, toutes séries et filières confondues.

(1)

Les chiffres clés de la défense, éd. 2014.


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Ils apprendront ce qu’est un soldat, comment il est formé, dans quel contexte il vit, pourquoi ce n’est pas un métier comme les autres, entre distinction et indistinction dans une société où le soldat est devenu invisible. Ils auront accès également à des capacités, car la défense est un mode d’expression singulier qui a trait à la vie, à la mort et à la Nation, comme aucune autre matière enseignée à l’école. La défense et la sécurité nationale offrent un prisme qui permet de lire le monde. Enfin, les élèves acquerront des compétences en termes de comportement, avec le sens du collectif, de la responsabilité, de l’initiative, de la maîtrise de soi, du recul par rapport à l’immédiateté. Ils apprendront à être plus respectueux avec les éléments (terre, mer, air). Une fois comprise la réalité du métier de soldat, les élèves aborderont une série de questions comme l’organisation de la défense dans un pays comme la France, ses similarités et ses différences avec les autres pays, son mode de fonctionnement ; mais également l’évolution des différentes formes de conflit ou celles de la société française et des sociétés occidentales à l’abri de la dissuasion. À l'abri de la dissuasion, mais soumises à la guerre que mènent les terroristes et ceux (États, organisations, groupements) qui les soutiennent. Autant de sujets complexes qu’il s’agit d’aborder dans leur complexité. PAR QUELS MOYENS? Le système éducatif repose sur trois composantes : les programmes d’enseignement, les épreuves et la formation, initiale et continue, des enseignants. L’ensemble s’appuie sur des méthodes, des ressources et des études de cas qui composent les outils des enseignants. LES PROGRAMMES ET LES ÉPREUVES S’agissant des programmes et des épreuves, la réforme des programmes d’histoire-géographie est pour l’essentiel opéra-


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tionnelle depuis 2012. Elle concerne les programmes du collège et des lycées professionnels, technologiques et généraux : moins de 50 % des bacheliers sont issus de l’enseignement général, et 5,5 millions d’élèves apprennent la défense dans le secondaire. Dorénavant les programmes comprennent une part d’enseignement de défense et de sécurité nationale, avec une montée en puissance progressive combinant trois exigences : académique, didactique, pédagogique. Une exigence académique, car la défense et la sécurité nationale sont des domaines mouvants et en fréquent renouvellement, qui demandent à la fois d’être à jour et de bénéficier du recul nécessaire. Une exigence didactique ensuite, pour s’inscrire dans la continuité des apprentissages de la fin de l’école élémentaire. Les questions étant : à quel moment ? Qu’enseigner ? Deux temps forts ont été choisis : en quatrième et en troisième, puis en première et en terminale, en cohérence avec les programmes d’histoire et de géographie, avec les deux charnières que sont le brevet et le baccalauréat. Une exigence pédagogique enfin, car la "matière" défense et sécurité nationale permet de renouveler la pédagogie dans les classes en recourant à des supports comme les documentaires, les films et les témoignages, voire, pour les plus chanceux, des visites d’unités. Ce renouvellement des champs pédagogiques permet de croiser des expériences et d’innover. Pour la première fois, en juin 2014, en troisième et au baccalauréat, une épreuve en éducation civique a porté sur "la défense nationale". De même qu’au baccalauréat enseignement général, un sujet a porté sur "les enjeux stratégiques et militaires de la confrontation militaire entre la Chine et le Japon", tandis qu’en histoire des sujets ont été posés sur des conflits du XXe siècle et des sujets sur "la géostratégie des mers et des océans" ont été posés à l’écrit du baccalauréat des séries technologiques tertiaires.


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LA FORMATION INITIALE DOTÉE D’UN OUTIL NOVATEUR La France compte 860 000 enseignants dont la formation est traitée en flux (formation initiale en phase de recrutement) ou en stock (formation continue). En formation initiale, les programmes des concours au recrutement comprennent désormais des sujets intéressant la défense et la sécurité nationale. Dans les Écoles supérieures du professorat et l’éducation (Espe), créées en 2013 un module de formation a été mis en place dans les trois plus grosses académies de France : Lille, Versailles, Créteil. La maquette de formation a été conduite à partir de trois interrogations, posées à des groupes de travail réunis à l’École de guerre sous l’autorité de l’Inspection générale de l’éducation nationale et comprenant des enseignants, des officiers, des inspecteurs : quels sont les thèmes dans les programmes traitant du sujet défense et sécurité nationale ? Qu’est-ce que les enseignants doivent connaître pour enseigner la défense nationale ? Qu’est-ce que les militaires souhaitent que l’école et les enseignants sachent d’eux ? Pour répondre à ces questions, nous avons conçu et créé un DVD grâce au concours de l’ECPAD(2), de la DICoD(3) et de la DMPA(4), édité par le Conseil national de la documentation pédagogique (CNDP), assorti d’un livret d’accompagnement rédigé sous la forme d’une mise au point scientifique. Outil d’enseignement novateur, ce DVD est destiné à adosser un travail de formation générale portant sur les questions militaires, de défense et de sécurité nationale des professeurs et des personnels de l’Éducation engagés dans cet enseignement. Pour l’accompagner, lui donner un cadre, lui conférer un sens, une maquette de formation à la défense et à la sécurité a été

Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense. Délégation à l’information et à la communication de la défense. (4) Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives. (2)

(3)


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conçue par l’Inspection générale et la délégation à la défense du ministère de l'Éducation nationale. Destinée aux enseignants qui entrent dans le métier, elle s’articule en quatre moments de deux heures chacun et un moment de restitution et d’études de cas. L’étude portera en premier lieu sur "L’importance du fait militaire dans l’histoire nationale", à travers les rendez-vous de la guerre et de la Nation, le rôle et la place de l’armée et de la Marine dans le rayonnement de la Nation, la place des armées dans la défense et la sécurité nationale. Il s’agit d’étudier la défense comme une "politique publique", dans une "pers­pec­tive his­torique", dans la longue durée d’une organisation et d’une institution, avec des éléments de comparaison dans l’espace et dans le temps et des vues en coupe sur les armées de Terre, de l’Air, sur la Marine et la Gendarmerie nationale. L’étude débouche sur une analyse des fondements contemporains de la défense et de la sécurité nationale. "Du lien Armées-Nation aux relations entre la défense et la société", c’est sur "la défense dans son environnement poli­tique, social et culturel" que l’on mettra ensuite l’accent : missions, histoire, traditions militaires, dans la rencontre entre l’institution militaire et la société dont elle est issue et à laquelle elle appartient. La question de la participation des Français à la défense et de la participation des armées à l’émergence de la citoyenneté y tient une place centrale. Les relations entre l’école et l’armée y sont étudiées. Les influences entre le fait militaire et la littérature, la philosophie, les arts et les sciences feront l’objet d’utiles rapprochements. "Nouveaux cadres, nouvelles références : la France dans son environnement de défense et de sécurité nationale (des années 1970 à nos jours)" se fonde sur l’évolution des risques et de la structuration de la vie internationale et analyse les fondements contemporains de la défense de la France, dans l’esprit des évolutions essentielles qui vont du Livre blanc sur la défense nationale de 1972 au Livre blanc sur la défense de 1994, et aux Livres blancs sur la défense et la sécurité natio-


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nale de 2008 et 2013. Les questions de défense et de sécurité nationale sont étudiées au prisme des risques majeurs, du terrorisme et des armes de destruction massive, et de la résilience nationale. La dernière partie du travail porte sur "les aspects les plus récents de la problématique française de défense et de sécurité nationale" : "Gouverner par gros temps. Comment organiser la sécurité de la Nation ?", en évoquant le cadre, le contexte et les acteurs qui composent l’architecture française de défense et de sécurité, ainsi que l’émergence d’une nouvelle culture de gouvernement en la matière, à partir de la continuité de la vie nationale comme objectif, du terrorisme comme toile de fond des menaces, des opérations extérieures comme prolongement, et de la dissuasion comme assurance ultime. LA FORMATION CONTINUE Question centrale, la formation continue fait l’objet d’un programme de formation de formateurs, mis au point par le ministère de l’Éducation nationale, avec le soutien notamment des trinômes académiques pilotés par l’Institut des hautes études de défense nationale. Les trinômes académiques sont développés dans chaque région, sous l’impulsion des recteurs d’académie, en partenariat avec le ministère de la Défense, au travers de ses délégués militaires départementaux (DMD) et l’association régionale des auditeurs de l’IHEDN. Le général De Gaulle déclarait à Bayeux, le 14 juin 1952 : « […] la défense est la première raison d’être de l’État. Il n’y peut manquer sans se détruire lui-même ». À nous tous, revient la tâche de le comprendre et de le faire comprendre. ●


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POUR ALLER PLUS LOIN Tristan Lecoq, "La France et sa défense depuis la fin de la Guerre froide. Éléments de réflexion sur la réforme comme chantier permanent", in Outre-Terre, numéro 33-34, France, la Nation alignée, Paris, décembre 2012. Tristan Lecoq, "Gouverner par gros temps. L’organisation de la défense nationale depuis l’après-guerre froide", in Penser le système international (XIXe – XXIe siècle), Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, avril 2013. Tristan Lecoq, "De la défense des frontières à la défense sans frontières. La défense de la France dans l’après-guerre froide", in Enseigner la défense, numéro spécial d’Historiens-géographes, septembre 2013. Tristan Lecoq (sous la direction), "Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation", coll. Trait d’union, Paris, CNDP/CRDP de l’académie de Rennes, octobre 2013. Tristan Lecoq (sous la direction), Enseigner la défense, Paris, CNDP, décembre 2013.


LA PAIX SE DÉFEND PAR DES VALEURS PARTAGÉES | 125

Courage, honneur, discipline… des valeurs décalées ? GÉNÉRAL D’ARMÉE HENRI BENTÉGEAT Ancien chef d’état-major des armées

V

oilà que l’on reparle de "l’esprit de défense", cette expression oubliée, désuète sans doute, qui semble renvoyer à un concept de la guerre froide. Elle s’attache pourtant à la sécurité des Français, leurs intérêts, leurs valeurs et au rôle international de la France auquel nous restons collectivement attachés. L’esprit de défense n’est pas un faux nez pour le nationalisme. C’est la conscience des risques et des menaces qui affectent notre sécurité, nos intérêts ou notre influence et la volonté de soutenir ceux qui sont en charge de nous défendre, de nous protéger. Aujourd’hui, dans les esprits – là où tout se joue – j’observe un décalage nouveau entre les valeurs auxquelles est attachée la communauté militaire et celles auxquelles se réfère maintenant la société civile. SINGULARITÉ ET EXEMPLARITÉ DES VALEURS MILITAIRES Le métier militaire génère des valeurs à contre-courant de l’évolution actuelle des sociétés. La question de savoir si les militaires ont besoin d’un référentiel de valeurs particulier est discutée par les sociologues qui se penchent sur les sociétés militaires. Ils nous disent que le service de l’État et de la Nation est assuré avec le même dévouement, la même loyauté, la même


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dispo­nibilité par un très grand nombre de fonctionnaires.J’ai pu le vérifier très souvent : c’est absolument vrai, en particulier au Quai d’Orsay. On nous dit que les policiers et les pompiers assument aussi des risques et acceptent aussi d’être exposés. Pourtant, toutes les études de sociologues réalisées depuis 1945 dans les pays occidentaux, c’est-à-dire en Europe et aux États-Unis, montrent que le référentiel militaire s’articule autour de quatre valeurs spécifiques qui ne sont pas les valeurs ordinaires de la société : l’abnégation, le courage, la solidarité et la discipline. Le métier des armes génère ce type de valeurs parce qu’il va bien au-delà de ce que l’on demande aux pompiers et aux policiers. C’est-à-dire l’acceptation de la mort et des blessures avec un risque d’occurrence beaucoup plus élevé en opération que dans la vie quotidienne des pompiers et des policiers – dont je ne minimise pas pour autant les risques qu’ils prennent. Mais ce qui les différencie, c’est, peut-être et surtout, le droit exorbitant qu’ont les militaires de tuer au nom de la Nation. Il s’en déduit une formidable exigence. L’abnégation, fondée sur l’esprit de sacrifice et une disponibilité totale – je dis bien totale – se renforce d’un désintéressement qui est naturel quand on appartient au seul corps de l’État à ne pas être syndiqué. Le courage, c’est le courage physique, celui qu’Alain Finkielkraut appelle la seule forme de courage, celle qui expose la vie de celui qui en fait montre. La solidarité est un élément essentiel de la cohésion d’une unité engagée au combat. C’est une valeur indiscutablement reconnue et même révérée par l’ensemble de la société. Mais, dans l’armée, elle tend à la fraternité. La discipline, c’est la condition du succès et la condition de survie du groupe. Ceux qui estiment que la discipline dans les armées supprime tout esprit critique n’ont pas beaucoup fréquenté les popotes. Pour les avoir beaucoup connues, je


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peux vous dire que je n’ai jamais entendu critiquer les chefs autant que dans ce genre de lieu. J’ajouterai deux valeurs que je ne trouve pas dans les ouvrages de sociologie : l’honneur et le patriotisme. Parce que dans les armées – et pas seulement en France – ce sont des valeurs qui sont révérées de manière plus ou moins consciente. L’honneur pour moi, c’est ce qui distingue une armée d’un pays démocratique, d’une bande, d’une milice, d’un gang comme on en trouve partout. C’est-à-dire un mélange d’éthique et de solidarité. Le patriotisme, c’est quelque chose qui n’est pas évident chez les jeunes que nous recrutons. Ils s’engagent pour autre chose : pour l’aventure, pour le goût de la mer, le goût du vol pour les aviateurs, etc. Ils ne s’engagent pas par patriotisme – ou peu d’entre eux. Si les officiers et les sous-officiers affichent leur patriotisme, c’est plus rare chez les hommes du rang. Le patriotisme est une valeur qui s’affirme progressivement en opération. Il naît d’abord dans le regard des autres, ceux des autres contingents et de la population, qui vous regardent, vous observent en permanence et qui fait que l’on finit par se sentir d’abord français. Et puis il se cristallise autour de nos morts et de nos blessés. Le patriotisme in fine, c’est le principal ciment qui permet à nos armées de tenir dans les moments difficiles. Le décalage avec la société civile vient de ce que le patriotisme est de plus en plus assimilé en Europe au nationalisme, qui en est pourtant seulement la caricature. J’ai beaucoup envié, quand j’étais chef d’état-major des armées, mon homologue britannique avec lequel je discutais souvent. Quand les corps des morts en Afghanistan ou en Irak étaient ramenés en Angleterre, il y avait une ferveur, un recueillement des populations et de la Nation autour d’eux qui n’avaient rien à voir avec le simple mouvement d’émotion médiatique que l’on connaît aujourd’hui en France. Les familles éprouvées de militaires britanniques ou américains sont très entourées. Chez nous, il faut être honnête : les familles de nos blessés et de nos morts


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sont souvent très isolées. Le courage physique est plus ou moins déclassé aujourd’hui en France et le métier des armes banalisé. Pour les sociologues, on peut expliquer ce décalage de valeurs par le fait que les armées sont des bastions de conservatisme. Je pense que c’est inexact. Il est vrai que par nature, les militaires aiment bien l’ordre. Mais cela n’en fait pas des bastions du conservatisme, d’autant plus que toutes les armées européennes aujourd’hui sont d’une loyauté, d’un républicanisme total. Si on regarde bien – et c’est là, je crois, qu’il faut être honnête – ces valeurs que j’évoquais tout à l’heure, l’abnégation, la discipline, le courage, l’honneur, le patriotisme, etc., sont des valeurs qui ont été tour à tour dans l’histoire de France portées par la droite ou par la gauche. La plupart nous viennent de la Révolution française. Ce sont donc pour moi des valeurs pérennes totalement compatibles avec un État démocratique, un État de droit fondé sur le civisme. UN DÉCALAGE DÛ AU SUCCÈS DE L’IDÉOLOGIE PACIFISTE Ce décalage vient essentiellement du succès de l’idéologie pacifiste en Europe. Si l’on en croit la théorie ancienne des trois vagues de la pacification, la première, le christianisme a mis fin au vae victis, "malheur au vaincu" et a permis que la paix s’établisse sur des bases plus solides. La deuxième, le commerce a petit à petit transformé l’animal guerrier en animal commerçant. La troisième, la démocratie avec le poids des opinions publiques permet au peuple de s’opposer aux fauteurs de guerre. Le problème avec cette théorie est qu’elle a fait florès à la fin du XIXe siècle, avant les deux guerres mondiales. En revanche, depuis la fin de la guerre froide, une nouvelle réflexion a été engagée, à l’initiative de l’Américain John Mueller, qui en 1989 a publié un livre intitulé La fin des guerres majeures (Obsolescence of major wars). Il se fondait sur trois éléments pour annoncer l’éradication progressive de la guerre. Le premier est qu’aujourd’hui les guerres coûtent plus cher que les bénéfices que l’on peut en escompter. Le deuxième, que la puissance


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d’un État est aujourd’hui économique avant d’être militaire. Le troisième, que les valeurs guerrières sont dépassées (l’honneur, le courage, le patriotisme, etc.). Cette analyse mérite attention, même si elle ignore les effets domino et les engrenages diplomatiques. Elle est surtout très occidentale et ne convaincra pas les radicaux, ni les puissances émergentes… Par la suite, beaucoup de disciples de John Mueller ont repris le même thème, et notamment l’Américan, Joseph Nye, dont les travaux ont souvent été lus superficiellement en Europe. Son concept de Soft Power est une réalité, mais son propos est beaucoup plus nuancé que ce que l’on en retient généralement. Il est possible de limiter les conflits en usant à la fois de manœuvres diplomatiques, de sanctions, de pressions économiques, financières et d’une action culturelle permanente. Ce que dit Joseph Nye par contre – qui est très souvent oublié – est que tout ceci doit s’appuyer sur une capacité d’action militaire si les circonstances l’imposent. Il convient de rappeler que Joseph Nye a été secrétaire d’État adjoint à la Défense. Pour la majorité des leaders d’opinion et pour la classe intellectuelle en Europe, la guerre n’est plus considérée comme un fléau. Il s’agit d’un tournant important. Désormais, la guerre est considérée comme immorale, avec tout ce que cela sous-­ entend pour les combattants et pour leur image. Non seulement immorale, mais de plus en plus présentée uniquement sous son aspect le plus négatif (réel encore une fois, mais le plus négatif) : la guerre est bestiale. Une image opposée à celle véhiculée pendant des millénaires de la noblesse du métier des armes. En définitive aujourd’hui, dans les sociétés européennes, la valeur suprême est devenue la vie humaine. Ceci va aussi à l’encontre de millénaires de tradition au cours desquels la valeur suprême a été l’acceptation du don de sa vie pour la communauté. Les paramètres ont été inversés. Cette vision est peu compatible avec le référentiel de valeurs militaires. Mais ce qui est frappant, c’est que cette nouvelle échelle de valeurs ne vaut qu’en Europe. Même aux États-Unis, elle n’existe que dans certains cercles démocrates. En Europe seulement, la


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guerre est immorale, doit être éradiquée et la vie humaine est la seule valeur qui compte. Ceci corrélé avec la baisse constante des budgets militaires en Europe – alors qu’ils continuent d’augmenter en particulier dans les pays émergents – nous laisse penser que d’une certaine manière, l’Europe est en train d’abandonner les rênes de son destin. NOS ARMÉES ONT RETROUVÉ LEUR FIERTÉ Le malaise des armées dont on parle ici et là, je l’ai connu deux fois, lors de vraies crises : en 1965 lorsque je suis entré à SaintCyr, notre armée était encore traumatisée par l’affaire algérienne ; et dans les années 1973-1975, quand elle a subi la vague de contestation des comités de soldats. Je pense qu’aujourd’hui en France, nous ne sommes pas dans la même situation. D’abord parce qu’un certain nombre d’indices restent au vert. D’une part, nous n’avons pas de problème de recrutement. Sa qualité au contraire s’est plutôt améliorée depuis quelques années. D’autre part, jamais les sondages dans la population française n’ont été aussi favorables aux armées : 80 % des Français sont satisfaits de leurs armées, plus que de la plupart des autres corps de l’État. Bien plus, les jeunes de 15 à 24 ans plébiscitent les armées en estimant que c’est l’institution aujourd’hui la plus fiable de notre pays. Nos armées ont retrouvé leur fierté. Fierté d’abord de leur comportement sur les théâtres d’opérations. Fierté due aussi à d’autres succès méconnus, comme le fait qu’elles constituent le premier vecteur d’intégration des minorités défavorisées en France. Il faut d’ailleurs prendre garde aux conséquences de la réduction précipitée des effectifs militaires sur l’homogénéité de la société française. Mais les armées peuvent aussi s’appuyer sur un consensus national indiscutable, sur le rôle que la France doit avoir dans les relations internationales dans le monde. Il n’y a pas beaucoup de pays en Europe qui peuvent le dire. Et puis viennent les orages, apparaît une menace directe sur la sécurité des Français, et je pense que la Nation se regroupera autour de ses armées. L’idéologie pacifiste qui triomphe


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aujourd’hui chez les leaders d’opinion en Europe est avant tout le produit d’une longue période de paix. Saint-Augustin disait : « L’espérance a deux enfants très beaux, le courage et la colère. » La colère n’est pas dans le référentiel des valeurs militaires. Le courage, si. ●

POUR ALLER PLUS LOIN Henri Bentégeat, "L’avenir de la guerre", in revue Esprit, août-septembre 2014. Henri Bentégeat, Aimer l’armée, une passion à partager, Éditions Dumesnil, 2012. Frédéric Ramel et Jean-Vincent Holeindre, dir. La fin des guerres majeures ? ouvrage collectif, Economica, 2010. Jean Joana, Les armées contemporaines, Sciences Po Les Presses, 2012. Benoît Royal, L’éthique du soldat français, Economica, 2011. John Keegan, Histoire de la guerre, Perrin, 2014.



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De nouveaux lieux de patriotisme ? LIEUTENANT-COLONEL MARIE-DOMINIQUE CHARLIER Docteur en droit public habilité à diriger des recherches, chef du bureau des études et de la recherche à l’IHEDN

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ictor Hugo avait fait ce rêve magnifique : avoir le monde pour patrie et l’humanité comme Nation. Pour parvenir à cette unité universelle il déclarait dans Choses vues : « Il nous reste à abdiquer un dernier égoïsme : la patrie ! ». Au lendemain des grandes manifestations du 11 janvier 2015 qui ont rassemblé des milliers de Français autour de la défense de la liberté d’expression et où le thème de l’union nationale investit largement l’espace public, les questions portant sur l’actualité du patriotisme prennent un relief tout particulier. Venant contredire le pessimisme ambiant affirmant que le patriotisme a disparu, des foules se sont mises à chanter La Marseillaise et à agiter des drapeaux français un peu partout dans la France sans que cela ne leur soit demandé ! LE PATRIOTISME : SOURCE DE L’ESPRIT DE DÉFENSE Certains, confondant le patriotisme avec le nationalisme et l’extrémisme l’ont définitivement écarté du vocabulaire dit "politiquement correct", d’autres en sciences sociales évitent généralement ce sujet d’études, quelquefois qualifié de sulfureux. Le patriotisme constitue donc une étrangeté "un objet sociologique non identifié". Nous dirons qu’il est protéiforme, polysémique, en constant devenir et finalement assez méconnu. Revenons aux fondamentaux : le patriotisme selon le Littré se définit comme « l’amour de la patrie ». Il relève donc du domaine de l’affectivité, et représente un sentiment d’apparte-


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nance, d’attachement à son pays. Sa fonction essentielle est celle du maintien de la cohésion du groupe national au service de l’État, et de la survie de celui-ci. Débarrassé de ses idéologies et quelquefois d’un excès de nationalisme pouvant aller jusqu’à la xénophobie, il emporte une conviction profonde, un dépassement de soi vers un ensemble abstrait et collectif pour la défense duquel le sacrifice de sa propre vie peut constituer une option. Il représente l’instinct de conservation collectif qui, en cas de péril national, se substitue immédiatement à celui de l’instinct de conservation individuelle… C’est à ce titre qu’il est classique de distinguer trois formes de patriotisme : le patriotisme historique d’Ernest Renan, prenant son origine dans un héritage et un projet commun ; le patriotisme juridique, dont les références sont essentiellement issues des réflexions développées par Kant, Condorcet ou Sieyès qui privilégient la référence aux règles formelles relevant de l’État de droit ; et enfin, le patriotisme géographique, qui exprime l’atta­ chement d’un peuple à son territoire. En France, du XIXe siècle au XXe siècle, ce sentiment s’est essentiellement défini par la volonté de défendre le territoire national lors de conflits militaires, et par celle de se situer au cœur des dynamiques de cons­ truction nationale, fournissant par là même des éléments d’iden­ tification positive à l’imaginaire collectif. LE RELATIF DÉCLIN DES VALEURS COMMUNES : ÉCLIPSE DU PATRIOTISME ? L’histoire peut expliquer la timidité actuelle du patriotisme de mobilisation. Après deux guerres mondiales marquées par un appel très fort aux patriotismes, puis par l’affrontement de nationalismes exacerbés, les pays européens se sont bâtis dans l’apaisement construit autour de la référence européenne et des grands projets porteurs qui y sont associés. Le patriotisme a paru désuet, et fut remplacé par les idées de Nation ou de civisme, de République ou d’Europe, considérées comme des notions plus généreuses, faciles à traiter et volontaristes, proposant davantage de perspectives d’avenir que de références à l’héritage du passé.


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Par ailleurs, les pays européens se sont progres­sivement "multi­cul­turalisés" et la paix aidant, le citoyen s’est davantage tourné vers son bien-être, porté par une sorte d’exaltation du moi. Naturellement, ces évolutions ont rendu l’élan patriotique moins structurant et plus atténué, au point que beaucoup remettent en cause aujourd’hui sa pertinence, son bien-fondé. Comme nous avons pu le voir tout au long de ce recueil, l’effondrement de l’ex-empire soviétique a fait disparaître "les menaces aux frontières", en créant une situation inédite et source de confusion "d’absence de frontières aux menaces". Cette impression de sécurité, relative, jointe à la suspension du service national, ne contribue pas non plus à entretenir ou à développer le sentiment patriotique de combat. Ce contexte explique – au moins en partie – que le patriotisme, expression active et dynamique de l’esprit de défense, connaît donc une forme d’épuisement conceptuel qui s’est accompagné d’un dépérissement des valeurs collectives traditionnelles, dont notamment celle de l’intérêt général. On comprendra naturellement qu’au sein d’une société confrontée à un environnement stratégique plus instable que par le passé, cette éclipse puisse interroger, voire inquiéter. Un certain nombre d’études menées sur l’expression du patriotisme tend à démontrer l’existence progressive d’un phénomène de distanciation des plus jeunes à l’égard des emblèmes. Contrai­rement aux États-Unis qui invoquent le Patriot Act et où le sentiment de fierté du drapeau est manifeste et bien accepté, en France, le renouveau patriotique ne paraît pas résulter d’une réaction spontanée, mais davantage participer d’une réaction contrainte. Afin de bien saisir l’ensemble de la problématique autour du rapport de la population française à ses emblèmes, il est important de souligner que les emblèmes nationaux sont aujourd’hui perçus par la société comme relevant d’un héritage "passéiste", témoignant d’un engagement politique marqué par ceux qui les mettent en exergue. L’abandon des symboles nationaux ne provient pas que d’un délaissement de la part de la population, mais également de la part des élites politiques qui se distancient progressivement de ces symboles au profit


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d’autre tel que la Marianne par exemple perçue comme moins "controversée" et plus aisément exploitable politiquement. C’est en ce sens que la loi Fillon de 2005 a rendu obligatoire l’apprentissage de l’hymne à la rentrée scolaire, comme c’est le cas notamment en Grèce, en Autriche, en Pologne, en Turquie, en Russie ou aux États-Unis. Conscient de l’importance d’entretenir ce "supplément d’âme", les premières mesures se rapprochant d’une logique patriotique ont été adoptées consécutivement aux outrages de 2001 où l’hymne de La Marseillaise avait été sifflé lors du match de football France/Algérie au stade de France. C’est ainsi qu’un amendement créant le délit « d’outrage au drapeau et à l’hymne national » a été adopté en janvier 2003. C’est aussi en s’inscrivant dans cette logique que la loi Perben de mars 2003 sur la sécurité intérieure prévoit une peine de prison de six mois et une amende de 7 500 euros en cas d’outrage au drapeau ou à l’hymne national. DE NOUVEAUX LIEUX D’EXPRESSION DU PATRIOTISME ? La journée du 11 janvier 2015 a été qualifiée d’historique. Un tel mouvement d’union, de rassemblement au-delà des clivages politiques, et de puissance collective demeure exceptionnel. Il détient la vertu de pouvoir démontrer que l’union nationale n’a pas disparu. Rares sont les journées où la Nation a effectivement fait bloc en France. Nous pouvons citer le 14 juillet 1790, la Fête de la fédération à Paris, où les représentants de toutes les régions vinrent proclamer au Champ-de-Mars leur appartenance à la Nation française. Nous pouvons citer aussi le mois de février 1848 où la nouvelle République s’est construite sur les ruines de la monarchie dans une liesse exceptionnelle. Il y eut aussi le 14 juillet 1919, conséquence de l’Union sacrée et de la victoire. Enfin il y eut, le 25 août 1944, la très importante mani­ festation autour du général De Gaulle consacrant la Libération de Paris. D’autres "lieux d’expression du patriotisme" existent aussi. Parmi les plus visibles et structurants nous pouvons citer le sport qui apparaît comme un élément d’identification positive à l’imaginaire patriotique. L’activité sportive est ainsi devenue le nouveau terrain d’affrontement pacifique des États et une manière plus visible de montrer le drapeau et d’exister


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aux yeux du monde. Les Jeux olympiques ou encore la Coupe du monde constituent, comme le souligne Pascal Boniface, un vecteur de cohésion nationale autour de l’espérance d’une victoire et d’un exploit. À ce jour, il est attendu par le public que les équipes sportives entonnent l’hymne national avec le public du stade. Dans le même ordre d’idées, ce constat peut être fait au niveau des régions, qui cherchent à s’affirmer au travers d’une identité collective qui relève du sentiment patriotique. Plus globalement, l’ère des Nations n’est pas non plus tout à fait terminée : leur nombre n’a cessé d’augmenter depuis 30 ans. L’économie peut aussi constituer un autre lieu d’expression du patriotisme. Comme le souligne le général François ­Lecointre dans la revue Inflexions traitant du sujet, « le patriotisme économique ou encore le patriotisme industriel paraissent vouloir s’inscrire en opposition aux lois générales du marché, en avançant l’argument qu’il est bénéfique de consommer de manière civique des produits nationaux, à la manière d’un réflexe de survie dans un contexte de mondialisation galopante ». Le sursaut patriotique constituerait donc une forme de résistance au marché, « au rebours d’une globalisation anxiogène ». Enfin, plus largement, le Soft Power permet la diffusion en dehors de nos frontières d’une diplomatie d’influence par la francophonie, la culture, les sciences, qui participent au développement de l’élan patriotique. UNE NOUVELLE APPROCHE THÉORIQUE DU PATRIOTISME ? Outre-Rhin, le questionnement sur le patriotisme a fait émerger il y a déjà un certain nombre d’années, le concept de "patriotisme constitutionnel", dont la paternité revient au philosophe Jürgen Habermas. Cette vision spécifique du patriotisme est née dans l’Allemagne postnazie, traumatisée par les crimes de guerre de ce régime. Cette perception patriotique postule que les liens entre les citoyens ne seraient pas fondés sur l’appartenance à une certaine communauté culturelle, mais plutôt


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sur une pratique démocratique qui s’exprimerait par l’État de droit. Autrement dit, ce patriotisme s’oppose aux tendances culturalistes, différentialistes et identitaires, et juge essentiel que les différents groupes adhèrent à un socle universaliste et juridique commun impliquant une allégeance au principe cons­titutionnel. Ce patriotisme implique donc un rapport réflexif et même critique à l’égard de l’identité nationale. Celui-ci a très fortement influencé à l’échelle européenne le débat sur la nature et les moyens d’expression d’un patriotisme européen appelant à différencier : « citoyenneté et nationalité de telle sorte que la pluralité nationale soit rendue compatible avec l’unité politique ». L’expression la plus aboutie de cette réflexion philosophique et juridique fut le traité établissant une constitution pour l’Europe qui a transcendé les options souverainistes. Diversement apprécié, mais ratifié par quatorze pays européens au cours de l’année 2005 (essentiellement par voie parlementaire), le Traité constitutionnel pour l’Union pose l’idée selon laquelle l’intégration européenne pourrait aboutir à une extension de la définition de patrie vers un horizon plus lointain : l’Europe, le Monde. La pensée de Victor Hugo aurait pu certainement s’inscrire dans cette conception axiologique plutôt que territoriale, privilégiant une appartenance fondée sur une communauté de valeurs plutôt que sur le partage d’un sol ou d’une nationalité. UN PATRIOTISME DE MOBILISATION Le patriotisme de mobilisation vient de s’exprimer avec une force de conviction étonnante en ce début de l’année 2015. Les grandes manifestations du 11 janvier ont révélé au-delà des convictions confessionnelles et des philosophies politiques, une communion populaire autour de valeurs inaliénables et partagées démontrant qu’il ne s’exprime plus exclusivement au travers de comportements tournés vers le passé, mais aussi à travers des projets communs vivants, tendus vers l’avenir. Des actions relayées par l’Institut des hautes études de défense nationale, mais aussi par l’Éducation nationale ou la Direction du service national favorisent le développement d’un patrio-


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tisme bien compris. Par ailleurs, la pérennisation du service militaire adapté dans les départements et collectivités d’outremer, les journées défense et citoyenneté, les journées nationales de la réserve, ainsi que les démarches engagées par le trinôme académique participent à cet objectif. Dans cette optique, il serait pertinent de favoriser des actions concrètes relayées par une approche interministérielle en direction de nouveaux lieux de patriotisme qui ne soient pas uniquement des lieux de mémoire, mais aussi des lieux de projection tendus vers un projet commun. Il pourrait être opportun d’y adjoindre des actions concrètes chargées d’exal­ter un sentiment patriotique décomplexé et une culture de défense, à travers par exemple la création d’un service civique. Le patrio­tisme du XXIe siècle ne devra pas simplement offrir des références, mais surtout des perspectives portées par des vecteurs identitaires réactualisés : l’esprit de défense et de laïcité, le sport, l’économie, les sciences et bien sûr la culture générale pourraient en constituer de puissants relais. ●


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POUR ALLER PLUS LOIN "Le patriotisme", Inflexions, Civils et militaires : pouvoir dire, in n° 26, 2014. "Figures du patriotisme dans le monde contemporain", Critique internationale, n° 58, janvier-mars 2013. "Le phénomène patriotique", La revue des deux mondes, n° 2, p. 71-133, 2003. Michel Lacroix, Éloge du patriotisme. Petite philosophie du sentiment national, Paris, Robert Laffont, 2011. Gerard Huiskamp, “"Support the Troops!": The Social and Political Currency of Patriotism in the United States”, New political Science, 33 (3), pp. 285-310, 1965. Ernest Kantorowicz, Mourir pour la patrie et autres textes, traduits de l’américain et de l’allemand par Laurent Mayali et Anton Schütz, PUF, 1984. Marie-Dominique Charlier, La laïcité française à l’épreuve de l’intégration européenne, pluralisme et convergences, préface de Danièle Lochak, L’Harmattan, collection "Logiques juridiques", p. 447, 2002.


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État de droit, fondement des libertés PROFESSEUR PHILIPPE LAGRANGE Professeur, doyen de la faculté de droit et de sciences sociales de Poitiers

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a notion d’État de droit est-elle conciliable avec celle d’esprit de défense ? La réponse est à l’évidence positive tant ce concept porte en lui des notions aussi nobles que celles de justice, de droits de l’homme ou de démocratie qui, de tout temps et en France tout du moins, ont conduit des générations entières à donner leur vie pour la préservation de ces valeurs. En réalité, l’État de droit est plus que conciliable avec l’esprit de défense : il en est l’un des principaux ferments. Cela est vrai au plan national, où la notion d’État de droit a toujours été et devrait demeurer l’un des fondements de l’esprit patriotique. Cela l’est également lorsque l’on aborde cette notion envisagée au plan international, où elle contribue à justifier une politique étrangère et de sécurité impliquant la projection des forces armées françaises sur des théâtres d’opérations extérieurs où l’esprit de défense ne se résume plus à la sanctuarisation du territoire. Mais, si l’État de droit peut en général favoriser l’esprit de défense, il est cependant des hypothèses où celui-ci, poussé à son paroxysme, peut conduire à une mise en danger de l’État de droit, voire à sa négation.


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L’ÉTAT DE DROIT AU PLAN NATIONAL, FERMENT DE L’ESPRIT DE DÉFENSE Même si aucune définition de l’État de droit ne semble pouvoir s’appliquer à tous les systèmes juridiques et à toutes les traditions juridiques, il est communément accepté que l’État de droit (Rechsstaat en allemand, Rule of law en anglais, Estudo de derecho en espagnol ou encore Stato di diritto en italien) s’entend d’un État dont l’organisation interne est régie par le droit et la justice. Selon cette première approche, historiquement à l’origine de cette notion conceptualisée à la fin du XIXe siècle, un État de droit est donc un État au sein duquel chacun, y compris l’État lui-même, est soumis au droit. L’État de droit s’oppose ainsi à des situations non régies par le droit et où règne l’arbitraire, synonyme d’insécurité puisque personne n’est en mesure de régler sa conduite en fonction de normes précises. Si l’on se limite à cette exigence, la règle de droit, quel que soit son contenu, doit être respectée effectivement par tous, ce qui peut s’avérer insatisfaisant pour l’individu soumis à des règles formellement valides, mais moralement contestables ou injustes. S’est donc développée, à partir de la moitié du XXe siècle et à côté de cette première acceptation formelle, une dimension dite substantielle de la notion et qui considère que l’État de droit « ne peut être l’État de n’importe quel droit ». En d’autres termes, il ne suffit pas de respecter des règles, encore faut-il que ces règles soient conformes à des impératifs de justice, qui se ramènent essentiellement à des droits fondamentaux de l’homme (droit à la vie et à l’intégrité physique, sûreté, liberté d’expression ou de réunion, droit à la vie privée) ou à des grands principes de démocratie (pouvoir reposant sur la volonté du peuple, élections libres et régulières). Le concept ainsi compris et si l’on considère l’esprit de défense comme reposant sur deux attitudes fondamentales, « une attitude morale représentant la conscience des valeurs universelles à défendre et une attitude intellectuelle de compréhension de


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l’environnement et des menaces(1) », la défense de l’État de droit constitue bien l’un des piliers de cet état d’esprit. L’esprit de défense, c’est certes penser la défense comme le fait de défendre la population et le territoire, mais aussi des valeurs collectives et une certaine conception de la société. Les volontaires de l’An II en sont très certainement une des expressions les plus anciennes. Derrière la patrie en danger, c’était une vision révolutionnaire de la société, de la place de l’individu et de ses droits garantis par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de portée universelle, qui était aussi en jeu. La logique va demeurer, y compris à l’occasion des expéditions napoléoniennes, où ce sont des valeurs telles que la patrie ou la Nation qui fondaient alors l’unité du pays, pour atteindre son paroxysme à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale. S’il s’agit de libérer la France, c’est aussi un ensemble de ­valeurs qui ont été bafouées qu’il importe de sauvegarder et le premier souci du Gouvernement provisoire sera de partout rétablir l’État de droit. Durant la guerre froide encore, l’esprit de défense, en identifiant l’ennemi à des régimes totalitaires où l’arbitraire régnait en maître, sera pour une large partie fondé sur cette nécessité de maintenir l’État de droit entendu dans sa double acception. Peut-on considérer qu’il en est toujours ainsi de nos jours ? Avec la suspension de la conscription et l’éloignement de la menace de guerre à leurs frontières, il est incontestable que les Français se sont quelque peu détachés de l’esprit de défense et du cortège de valeurs collectives qu’il implique. La patrie, la Nation, les symboles du drapeau ou de l’hymne ne semblent plus avoir la même résonance ni la même force symbolique. Les idées résumées dans la devise de la République restent cependant vives et la prégnance de la menace terroriste comme la vision de ce qui est le quotidien de populations vivant dans des territoires où règne l’arbitraire, constituent un véritable repoussoir et, corrélativement, le meilleur avocat de la nécessité de défendre l’État de droit. (1)

arie-Dominique Charlier, "Esprit de défense et résilience", in Administration, M revue de l’administration territoriale de l’État, n° 242, numéro spécial Défense : nouvelles donnes, p. 29, juin-juillet 2014.


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La conception contemporaine de la défense, fruit d’une lente évolution des mentalités et des progrès du droit, s’apparente désormais à une forme de culture de la paix, intimement liée à la défense des principes démocratiques et des droits fondamentaux, ainsi que l’a du reste démontré le formidable élan collectif qui a suivi les attentats de janvier 2015. Dans le monde contemporain, fait d’interdépendances diverses, où l’individualisme règne en maître et où les frontières n’ont plus le même sens, la meilleure façon de maintenir l’esprit de défense passe très certainement par le développement de cette culture de la paix. Forger un esprit de défense, c’est aujourd’hui régulièrement poser la question de la paix, de la sécurité et des libertés fondamentales. C’est en conséquence favoriser l’apprentissage de la solidarité et de la coopération, mais aussi, et surtout l’édu­ca­tion à la citoyenneté démocratique, la sensibilisation à la fragilité des libertés fondamentales et des systèmes démocratiques et à la nécessité de se donner les moyens de toujours les préserver. Cette logique se retrouve lorsque l’on aborde la notion dans son acception internationale. "L’ÉTAT DE DROIT AUX NIVEAUX NATIONAL ET INTERNATIONAL", FONDEMENT DES OPÉRATIONS EXTÉRIEURES Dans la perception de la notion au plan international doit-on écrire "État de droit" ou "état de droit" ? Le choix de la minuscule pour le texte français dans toutes les résolutions des Nations unies ne doit rien au hasard. Sur le plan international, la notion d’État de droit n’a en effet pas tout à fait la même connotation que celle prévalant pour l’État français. Elle n’en demeure pas moins très pertinente s’agissant de l’esprit de défense. L’utilisation du concept par les institutions internationales est récente. Au plan international, la notion n’apparaît pas véritablement avant la fin de la guerre froide et il faudra attendre la proclamation d’un nouvel ordre international, censé assurer le "règne du droit" pour que le concept soit formellement employé et commence à véritablement se généraliser. Apparu dans la Charte de Paris pour une nouvelle Europe adoptée par les États


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de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe le 21 novembre 1990, le principe sera ensuite mentionné, à partir de 1993, dans plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies, ainsi que dans des documents d’importance comme la "Déclaration du millénaire" ou la "Déclaration du Sommet mondial de 2005"(2). Les États affirment dans ce dernier instrument leur « engagement à défendre et promouvoir activement tous les droits de l’homme, l’état de droit et la démocratie, dont nous savons qu’ils sont interdépendants, se renforcent mutuellement et font partie des valeurs et principes fondamentaux, universels et indivisibles de l’Organisation des Nations unies »(3). C’est à la suite de l’adoption de ce texte qu’a été inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies un point spécifiquement consacré à « l’état de droit aux niveaux national et international ». On peut donc affirmer aujourd’hui que l’ensemble des États semble reconnaître l’état de droit comme un principe de droit international, principe qui ne se réduit ni aux droits de l’homme ni à la reconstruction de l’État, mais qui revêt une portée très générale incluant l’accès à une justice indépendante du pouvoir, la démocratie et la bonne gouvernance, notamment(4). Dès lors et de nouveau, considérer l’esprit de défense comme reposant sur les deux attitudes fondamentales précitées, « une attitude morale représentant la conscience des valeurs universelles à défendre et une attitude intellectuelle de compréhension de l’environnement et des menaces »(5), permet de faire de la défense de l’état de droit « aux niveaux national et international » un autre fondement de cet état d’esprit. La promotion de l’état de droit dans ses divers aspects, tels que le respect des normes protectrices des droits de l’homme, la « bonne gouvernance » ou l’administration de la justice dans le respect des garanties internationalement reconnues, constitue à A/RES/55/2 du 13 septembre 2000 et A/RES/60/1 du 24 octobre 2005. A/RES/60/1, § 119. (4) Olivier Corten, "L’État de droit en droit international : quelle valeur juridique ajoutée ?", in Société française pour le droit international, L’État de droit en droit international, Pedone, Paris, pp. 12-14, 2009. (5) Marie-Dominique Charlier, "Esprit de défense et résilience", op. cit., p. 29. (2)

(3)


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la fois une condition de la prévention des conflits et un élément indispensable au rétablissement et à la consolidation de la paix. Toutes choses qui conditionnent la stabilité internationale et donc la paix. La défense en effet ne se limite plus aujourd’hui ni au domaine militaire traditionnel ni au pré carré hexagonal classique. Les menaces à la paix d’aujourd’hui ne se cantonnent plus aux frontières des États, mais trouvent leur origine dans des situa­ tions internationales que la France ne peut ignorer et dans la solution desquelles elle a un rôle à jouer. La France est d’abord membre de l’Union européenne dont l’un des buts premiers est « le développement et le renforcement de la démocratie et de l’État de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales » conformément à l’article 11 du Traité sur l’Union. Elle est ensuite membre permanent du Conseil de sécurité et porteuse de valeurs au plan international. Elle s’avère de ce fait appelée à intervenir hors de ses frontières. Or si l’esprit de défense de nos concitoyens peut sans difficulté comprendre les enjeux de la défense du territoire hexagonal, il en va différemment de la perception de ce que la France défend en Afghanistan, en Irak, au Mali ou en République centrafricaine. Une opération extérieure est aisée à admettre lorsqu’il s’agit de protéger des ressortissants français. Elle l’est beaucoup moins si son seul objet est la défense de nos intérêts stratégiques ou économiques. L’esprit de défense entre ici en contradiction avec les débats hérités de notre passé colonial, les principes de non-ingérence dans les affaires intérieures et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or les militaires déployés en opérations extérieures comme ceux affectés à la défense du territoire ont besoin du soutien des populations pour lesquelles ils se battent. La défense de l’état de droit peut ici constituer un fondement pertinent en apparaissant comme l’une des composantes de l’esprit de défense au sens large. Conformément au « lien entre la paix et la sécurité, le développement et l’état de droit, et en particulier le respect des droits de l’homme » consacré par le


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document final du Sommet mondial de 2005(6), en intervenant au nom des Nations unies sur des champs d’opérations extérieures, l’armée française contribue au maintien de la paix globale, tout en défendant des valeurs républicaines et universelles. Son action puise sa légitimité dans la multitude d’instruments de droit international qui garantissent la protection des réfugiés et des minorités, qui condamnent les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, qui interdisent toutes les formes de traite des êtres humains, la torture et l’esclavage et posent des procédures et des règlements pour prévenir les conflits. Raisonner ainsi ne va pas de soi et c’est ici que le développement d’une culture de la paix chez nos concitoyens devient de nouveau nécessaire, en visant à leur donner la conscience de valeurs universelles à défendre, mais aussi en leur permettant de comprendre que les risques et les menaces qui affectent la sécurité de la France sont autant liés à l’instabilité qui sévit sur le territoire national qu’à celle qui prévaut à l’extérieur des frontières. Traditionnellement entendue comme un attribut de la souveraineté nationale et comme une expression de la Nation, la notion de défense devra désormais être aussi rapportée à un ordre international garanti par l’Organisation des Nations unies. L’ESPRIT DE DÉFENSE POUSSÉ À SON PAROXYSME, MENACE POUR L’ÉTAT DE DROIT ? La notion d’État de droit, qu’on l’entende au niveau national ou international, apparaît donc comme une notion parfaitement conciliable avec l’esprit de défense et à même d’intervenir dans son maintien sinon son développement. L’objectivité scientifique nous pousse cependant à conclure sur un danger latent, qui tient en la contradiction possible entre ces deux notions. L’État de droit en effet est fragile. Il est constamment menacé et l’une de ces menaces tient dans le développement d’un pouvoir autoritaire qui s’affranchirait des règles de l’État de droit en invoquant des contraintes liées aux nécessités de la défense. (6)

A/RES/60/1 du 24 octobre 2005.


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L’État dispose du monopole de la contrainte légitime. Dans un État de droit, il est censé respecter un certain nombre de règles dans la mise en œuvre de cette contrainte, de façon à toujours concilier les exigences tenant à la sécurité avec le maintien des libertés fondamentales. Or, si les libertés publiques, même les plus essentielles, une fois proclamées et garanties doivent en général être aménagées pour en permettre un exercice serein et respectueux des droits de tous, cet aménagement peut être considérablement accru en cas de circonstances exceptionnelles, lorsque la sécurité de la Nation est menacée et alors que la menace de troubles à l’ordre public est sans commune mesure avec celle prévalant en temps normal. Ces circonstances exceptionnelles justifient des mesures exceptionnelles, qui, dans un État de droit, restent cependant encadrées par des textes constitutionnels ou législatifs et dont l’application peut en principe être soumise au contrôle d’un juge. La France connaît ainsi plusieurs régimes d’exception, tels l’état de siège, l’état d’urgence ou encore l’état de crise prévu par l’article 16 de la Constitution. Tous ces régimes, même encadrés, menacent l’État de droit. Justifiés par un esprit de défense poussé à son paroxysme, ils peuvent déboucher sur la négation et la disparition même de cette conception de l’État. Les exemples abondent d’États de droit qui ont sombré dans l’arbitraire au nom des nécessités tenant à la défense du territoire. Sans aller systématiquement à basculer vers une dictature, nombre d’États, y compris les plus grandes démocraties de la planète, n’hésitent pas à prendre quelques libertés avec les principes qui les fondent au nom d’impératifs de défense. Guantanamo ou le Patriot Act sont là pour nous le rappeler. Dès lors, cultiver l’esprit de défense devrait aussi impliquer de ne jamais perdre de vue la fragilité de l’État de droit. ●


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POUR ALLER PLUS LOIN Marie-Dominique Charlier, "Esprit de défense et résilience", in Administration. Revue de l’administration territoriale de l’État, n° 242, numéro spécial Défense : nouvelles donnes, pp. 29-31, juin-juillet 2014. Jacques Chevallier, L’État de droit, coll. "Clefs/Politique", Montchrestien, Paris, 5e édition, 2010. Société française pour le droit international, L’État de droit en droit international, Pedone, Paris, 2009. Michel Troper, "Le concept d’État de droit", in Droits, n° 15, pp. 51-63, 1992.



LA PAIX SE DÉFEND PAR DES VALEURS PARTAGÉES | 151

Les quatre piliers de l’identité française PATRICK WEIL Historien et politologue, directeur de recherche au CNRS, Centre d'histoire sociale du XXe siècle / Université Paris I, Panthéon-Sorbonne

Ê

tre français, c’est d’abord avoir la nationalité française. Aujourd’hui est français, l’enfant né en France, d’un parent déjà né en France. Mais c’est la France qui a inventé le mécanisme de la transmission de la nationalité par la filiation, inscrit dans le Code civil dès 1803. Les Autrichiens, les Allemands, les Italiens, les Russes, les Chinois et les Japonais ont ensuite copié le droit français. Puis la France devenue le premier pays d’immigration en Europe à la fin du XIXe siècle a rajouté à la filiation, le "droit du sol", tandis que les Allemands restaient fidèles "au droit du sang". Aujourd’hui, l’Allemagne devenue pays d’immigration aux frontières stables vient d’intégrer le droit du sol. Il est possible d’être français sans se sentir français ou de se sentir français sans avoir la nationalité française. Le sentiment d’être français est un affect, un lien fondé sur quatre piliers. Cette identité forte, distincte de nos voisins européens et qui nous fait connaître et reconnaître au-delà de l’Europe partout dans le monde, est une identité positive confrontée à des enjeux singuliers. QUATRE PILIERS QUI FONDENT UNE IDENTITÉ POSITIVE L’ÉGALITÉ L’égalité devant la loi est l’un des premiers piliers de notre nationalité. Sous la monarchie, le principe d’égalité est le premier principe qui permet aux provinces conquises de s’identi-


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fier à la France. À la fin de la Révolution, dans le Code civil, ce principe d’égalité a bouleversé un des plus vieux principes de l’Ancien Régime, celui de l’inégalité dans l’héritage avec le droit d’aînesse. Si les femmes n’étaient pas les égales de l’homme dans d’autres domaines, elles l’étaient dans celui de l’héritage. Tocqueville s’étonnait « que les publicistes anciens et modernes n’aient pas attribué aux lois sur la succession une plus grande influence dans la marche des affaires humaines. Elles devraient être placées en tête de toutes les institutions politiques, car elles influent incroyablement dans l’état social des peuples dont les lois politiques ne sont que l’expression. Constituées d’une certaine manière, elles réunissent, elles concentrent, elles groupent autour de quelques têtes la propriété, et bientôt après le pouvoir, elles font jaillir en quelque sorte l’aristocratie du sol. Conduites par d’autres principes [que celui d’égalité et de partage], et lancées dans une autre voie, son action est plus rapide encore. Elle divise, elle partage, elle dissémine les biens et la puissance. Elle broie ou fait voler en éclats tout ce qui se rencontre sur son passage. Elle s’élève et retombe incessamment sur le sol. Jusqu’à ce qu’il ne se présente plus à la vue qu’une poussière mouvante et impalpable sur laquelle s’assoit la démocratie. » Ce que disait Tocqueville du principe d’égalité dans l’héritage continue de nous structurer. Le Code civil est la vraie constitution des Français. Nous avons changé dix-sept fois de régime politique, nous avons conservé le Code civil de 1804. Certes ce dernier a été quelque peu amendé, mais il demeure toujours là. Ce qui nous structure en tant que Français, d’un point de vue du droit, c’est le Code civil, tandis que les Américains sont structurés par leur constitution. LA LANGUE Le français est la langue de l’État depuis l’ordonnance de ­Villers-Cotterêts de 1539. Ce fut un instrument d’unification culturel du royaume de France. Plus tard sous la République, la langue française devient outil d’émancipation et de débats, mais aussi le fondement de l’école pour tous. Rares sont les


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pays où l’aspiration première et dernière d’une bonne partie de l’élite est l’entrée à l’Académie française, chargée d’écrire le dictionnaire. Il existe un statut des lettres au cœur de la Répu­ blique française qui donne à la langue une place particulière. LA MÉMOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE Tous les Français ont la mémoire – le plus souvent positive – de la Révolution. Même ceux qui n’ont pas une mémoire positive ont acquis les mécanismes de mobilisation sociale propres aux révolutionnaires. Nous sommes regardés dans le monde entier, lorsque pour régler un conflit, nous descendons dans la rue. Les Français se mobilisent d’une façon qui leur est propre. Nous sommes le seul peuple d’Europe qui ait gardé une mémoire positive de sa révolution. Ce n’est pas le cas des Anglais, des Russes, des Allemands ou des Italiens. Nous partageons ce trait avec les Américains. LA LAÏCITÉ La laïcité est fondée depuis 1905 sur trois principes : la l­ iberté de conscience, la séparation des églises et de l’État, et le libre exercice de tous les cultes. C’est aujourd’hui la référence commune de croyants de plus en plus divers, d’athées et d’agnostiques de plus en plus nombreux. Ce même attachement à la loi de 1905, comme aux autres piliers de notre nationalité fonde l’unité des Français. Ces quatre piliers sont des forces et des facteurs d’unification. Ils représentent l’indifférenciation et l’assimilation à laquelle chacun aspire dans certaines situations, autant que le respect de sa particularité dans d’autres. Ces piliers ont bien fonctionné au cours de notre histoire, car ils ont été appliqués avec discernement et dans le respect de la diversité des Français. L’égalité en droit dans l’ancien royaume acceptait la particularité culturelle des provinces conquises, comme l’Alsace ou le Roussillon. L’école de la République, dont on a dit trop rapi­ dement qu’elle tapait sur les doigts des enfants qui voulaient continuer de parler les langues locales, composait au contraire


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avec les traditions et les cultures locales, comme l’a montré Mona Ozouf dans son livre Composition française. La laïcité s’est organisée autour de compromis divers avec l’ensemble des religions, voire des régions. C’est aujourd’hui, ce qui est, sans doute en voie d’accomplissement avec les croyan­ces et les cultes récemment installés en métropole et notamment l’islam. Ces piliers appliqués, avec une certaine acceptation de la diversité, font qu’aujourd’hui, on peut dire qu’il y a un modèle français et que ce modèle a de l’avenir. LES ENJEUX D’UNE IDENTITÉ POSITIVE Ces quatre piliers nous maintiennent distinctement ce que nous sommes au sein de l’Europe, et nous donne une identité dans le monde. Ils permettent à tous les Français, qu’ils aient une origine très ancienne ou récente, de s’identifier et de s’unir. Beaucoup de Français, notamment des intellectuels considèrent que nous sommes confrontés à une sorte de déclin de la France, de son identité, de sa place dans le monde et dans l’Europe. Au contraire, ces quatre piliers sont des messages d’identité très positive dans le monde. Aujourd’hui, certains disent que l’identité nationale est à la dérive parce que se déroule une bataille d’identités mino­ ritaires. Prenons l’exemple de la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l'humanité. C’est très positif d’avoir finalement installé dans la commémoration nationale l’abolition de l’esclavage, une part de notre histoire, qui n’est pas seulement celle de nos compatriotes d’outre-mer. Cette loi ne faisait que reprendre le décret d’abolition définitive de 1848 puisque Napoléon avait rétabli l’esclavage en 1802. En 1848, la France est le premier pays occidental à inscrire le crime contre l’humanité dans son droit et à le punir de façon spéciale par la déchéance de nationalité, alors que même l’assassinat du chef de l’État n’est pas puni par cette peine. Il était considéré que l’on ne pouvait plus être digne d’être Français si l’on continuait à pratiquer la traite d’esclaves. C’est une fierté. En réalité, c’était un moyen


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d’évacuer une cause de profonde division entre Français : le fait que l’esclavage ait été aboli, puis rétabli. EXCLURE LA CAUSE DE DIVISION, CÉLÉBRER L’UNITÉ RETROUVÉE Lorsque dans notre histoire, nous avons affronté des moments de profonde division, nous les avons résolues par deux méca­ nismes particuliers : l’exclusion de la cause de division et la célébration de l’unité retrouvée. Lorsqu’après un siècle de bataille, la République a finalement été adoptée comme régime, s’est posée la question de trouver une date de fête nationale. Le 14 juillet a mis quelques années avant de s’imposer en juillet 1880 comme jour férié et chômé. Il avait un sens plus fort, lorsqu’on l’a choisi, car on se rappelait alors ce qu’il signifiait : le 14 juillet 1789 avec la prise de la Bastille chère aux républicains, car la poudre qui y a été saisie a permis de marcher sur Versailles pour sauver l’Assemblée nationale et le 14 juillet 1790, fête de la Fédération présidée par le roi, plus chère aux conservateurs. Récemment, en 1981, lorsque nos compatriotes juifs faisaient l’objet de discours négationnistes et révisionnistes, les pouvoirs publics ont choisi de recélébrer la fête de la victoire de 1945. La date du 8 mai 1945 a été déclarée jour férié pour se souvenir de la victoire contre le nazisme. Cela n’a pas été suffisant. La loi Gayssot de 1990 a interdit la négation du génocide des juifs. LA QUESTION DE L’INTÉGRATION DE L’ISLAM DANS LA RÉPUBLIQUE Napoléon III avait déclaré que l’Algérie faisait de lui un empe­ reur de terre musulmane. L’Algérie c’était la France. L’islam de France a donc une longue histoire. Lorsque des com­patriotes, les Algériens, arrivent en métropole, sur une même terre, la France, on leur dit : la laïcité, vous ne savez pas ce que c’est. Pourtant, ils avaient l’impression d’être en France en Algérie où, sur le fronton des mairies, figurait la même devise : ­Liberté, Égalité, Fraternité. La France est allée chercher dans des vil-


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lages d’Algérie, du Maroc et de Tunisie les personnes les moins éduquées, parfois analphabètes, pour les faire travailler dans nos entreprises. L’école de la République a fait d’enfants de parents analphabètes, des jeunes qui pour une grande majorité aujourd’hui disposent d’un emploi et ont été promus dans la société. LA LAÏCITÉ : UN MODÈLE TRÈS ATTRACTIF La loi de 1905 n’est pas antireligieuse. Il faut faire une distinction entre le droit et les croyances. À mes étudiants améri­ cains, je fais valoir qu’aux États-Unis, on a le droit de brûler le Coran ou la Bible. Mais si vous avez le moindre doute sur l’existence de Dieu, vous n’avez aucune chance d’être élu à une quelconque élection. En France, le droit est assez proche du droit américain, mais les croyances sont assez antireligieuses. Il existe en France une très forte tradition de combat entre l’Église catholique et ce que l’on appelle des "laïcards" qui combattent la religion. Ce qui fait que la laïcité française est un modèle très attractif, c’est qu’elle est fondée sur la liberté absolue de conscience, la liberté de religion à l’égard de toutes les religions. L’État français n’est pas hostile à la religion, comme il peut l’être en Chine. Il ne lui est pas favorable, comme il peut l’être aux États-Unis. Il est neutre et indifférent, seulement sensible à la liberté de l’individu. La laïcité française n’est hostile à aucune croyance. Elle est juste amie et protectrice de la plus complète liberté de conscience de chacun. Cela ne veut pas dire que l’on ne doit pas imposer nos règles. Mais il faut parfois réfléchir à les faire évoluer. Par exemple certains Français ne veulent pas dire "nos ancêtres les Gaulois". Ne pourrait-on pas dire "nos ancêtres sur cette terre, les Gaulois" ? Les ancêtres ne sont plus alors seulement par la filiation ou par le sang. En politique, pour faire vivre ensemble une société, les mots comptent.


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L’avenir de la France, c’est la possibilité de marier harmonieusement la tradition avec les principes d’égalité et de respect de chacun. Toute notre histoire a montré que nous étions capables de la construire autour des quatre piliers évoqués que sont l’égalité, la langue, la mémoire positive de la révolution et la laïcité. Ce sont des piliers attractifs, unificateurs, qui donnent à notre pays son avenir. ●

POUR ALLER PLUS LOIN Patrick Weil, Être Français. Les quatre piliers de la natio­ nalité, Paris, L’aube, 2014. Patrick Weil, Liberté, Égalité, Discriminations. "L’identité nationale" au regard de l’histoire, Paris, coll. Folio, Gallimard, 2010. Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, coll. Folio Histoire, Paris, Gallimard, 2005. Patrick Weil, La France et ses étrangers, l’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, coll. Folio Histoire (nouvelle édition refondue), Paris, Gallimard, 2005. Patrick Weil, "Voile et Burqa en France, deux lois d’interdiction aux sens différents", in Religieux, société civile, politique (Éd. Jacques Ehrenfreund et Pierre Gisel), pp.83114, Lausanne, Éditions Antipodes, 2012.



ET DEMAIN ?

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Acteurs d’une communauté de défense FRANÇOIS MATTENS Président de l’Association nationale des auditeurs jeunes (Anaj) de l’IHEDN ALEXIA GOLOUBTZOFF Ancienne présidente de l’Association nationale des auditeurs jeunes (Anaj) de l’IHEDN, vice-présidente de l’Union-IHEDN

Un entretien animé par JEAN-DOMINIQUE MERCHET Journaliste à L’Opinion

JEAN-DOMINIQUE MERCHET (JDM) : Je ne sais pas ce qu’est l’esprit de défense, mais chaque fois que j’entends quelqu’un l’évoquer, cela m’agace. D’abord, je ne comprends pas ce que cela signifie. Ensuite, je me dis que la personne qui utilise cette expression se sent auto-investie d’une sorte de légitimité dont elle serait la dépositaire, je ne sais trop comment. Comme pour le lien Armée-Nation, utiliser cette expression suppose que l’on se sente investi d’une mission que les braves gens ne partagent pas suffisamment et qu’il faudrait convaincre. Vous les jeunes qui êtes et avez été président de l’association nationale des auditeurs jeunes de l’Institut des hautes études de défense nationale (Anaj-IHEDN), avez-vous une définition de ce qu’est l’esprit de défense ? FRANÇOIS MATTENS (JM) : Pour être tout à fait honnête, je n’en ai pas plus que vous. C’est d’autant plus paradoxal que sous notre sigle Anaj-IHEDN, il est indiqué "faire rayonner


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l’esprit de défense". Nos activités auprès des jeunes sont plutôt une manière de "faire rayonner l’ouverture d’esprit". De plus en plus, nos activités adoptent une logique d’ouverture vers l’international, intergénérationnelle et interdisciplinaire, de moins en moins au sens "kaki du terme", mais sur des thèmes annexes et complémentaires. Nous constatons que lorsque nous abordons les thématiques de défense sous l’aspect cultu­rel, international, de défense civile, ou de citoyenneté, nous touchons un ­public plus diversifié que lorsque nous restons sur des questions "purement" militaires. Cela ne nous empêche pas pour autant d’organiser des conférences sur des retours d’expérience d’Afghanistan ou sur le lien Armée-Nation. A ­ ujourd­’hui, la notion d’esprit de défense peut sembler obsolète, pour autant ne faut-il plus l’utiliser ? ALEXIA GOLOUBTZOFF (AG) : Nous capitalisons sur le bon côté de l’expression esprit de défense, au sens large, pour passer à l’action, c’est-à-dire discuter ensemble des enjeux du monde contemporain, s’interpeller, réfléchir, créer des passerelles entre des mondes qui ne communiquent pas vraiment ou de façon trop conformiste. Nous nous approprions le concept, l’explorons, pour lui donner de nouveaux sens, en rapprochant les gens avec notre petite touche qui est de chercher à casser les codes en provoquant une réaction. Mais nous ne pensons pas avoir le sacré savoir, ni constituer un public averti de spécialistes. Nous cherchons à revisiter la défense dans son sens général, en explorant des thématiques économiques, culturelles et autres… Mais nous ne délaissons pas les questions militaires à proprement parler. FM : Nous ne sommes pas dans une logique "venez à nos évé­ne­ments nous allons vous apprendre", mais "venez à nos événements, nous allons débattre ensemble, et voir ce qui va en ressortir". Ce qui nous intéresse c’est de convaincre des gens que les questions de défense les concernent, chacun à leur niveau. Qu’elles ne sont pas réservées à des spécialistes, à des militaires et que tout citoyen à son niveau peut être intéressé par ces thématiques-là.


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JDM : Ce que vous venez de décrire c’est une méthode. Comment faire pour ne pas apparaître rébarbatif ? Communiquer sur l’esprit de défense, oui, mais pour quel objectif ? Faire parler des gens ? Deuxième remarque, vous semblez dans une dissolution totale du message. C’est-à-dire que la défense, cela ne doit pas être kaki. Or, la défense doit être aussi kaki, ou bleu marine ou bleu ciel. Alors, quel est le message ? Qu’est-ce qu’il y a à défendre ? Quel est votre effet final recherché ? L’esprit de défense comprend selon moi trois choses de nature assez différentes, d’après ce que j’ai compris de l’IHEDN depuis une vingtaine d’années. Cela peut vouloir dire d’abord, le patriotisme, qui pour moi n’est pas un gros mot. C’est ensuite également une forme de solidarité des civils par rapport au monde militaire. Selon moi, l’un des fondements de l’IHEDN est avant tout de convaincre les civils que les militaires ont raison. C’est une des premières et grandes vocations de cette maison, même si elle n’est pas totalement assumée. Troisièmement, l’esprit de défense peut vouloir dire aussi, et là cela rejoint ce que vous disiez, une préoccupation intellectuelle, une ouverture intellectuelle sur les grands enjeux contemporains, les questions de stratégie, les problèmes de sécurité… Il faut sensibiliser les gens, il faut que les gens s’intéressent à ce qui se passe en Chine, au dérèglement climatique, mais aussi aux questions militaires. Si je reprends les trois éléments : est-ce que l’on enseigne le patriotisme ? C’est une première question. Est-ce que les militaires et les industriels de la défense ont besoin d’un réseau de civils qui leur sont favorables ? Pour la société c’est une vraie question. Et enfin, est-ce qu’il faut que cet Institut, l’IHEDN, contribue à la réflexion stratégique ? FM : Sur le mot patriotisme, je suis tout à fait d’accord. Ce n’est pas un gros mot. Les jeunes sont contents de retrouver ce mot et le sens qu’il peut avoir. Quand un jeune va visiter un régiment avec nous, par exemple, c’est une démarche patriotique.


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JDM : Vous pensez que visiter un régiment c’est une démarche patriotique ? FM : Oui, en visitant des unités, le jeune marque son soutien à l’armée, aux soldats qui risquent leur vie pour eux. Pour autant, on ne lui demande pas de dire "amen" à tout ce que dit et fait l’armée, mais au moins qu’il en comprenne les enjeux. JDM : On peut aussi critiquer son armée et être patriote. FM : Tout à fait d’accord, c’est même indispensable. JDM : Pourtant, vous passez du patriotisme au soutien à l’armée. FM : Je prenais cet exemple-là au sens strict du terme. Notre mission s’inscrit dans une logique de vulgarisation de thématiques globales dans le sens positif du terme. JDM : Quelles sont ces thématiques ? FM : Pourquoi la France est-elle partie en guerre au Mali ? Pourquoi nous retirons-nous d’Afghanistan ? Faut-il aller en Irak ? JDM : Là vous êtes toujours dans mon troisième pilier, une préoccupation intellectuelle. Essayons de rentrer dans chacun des piliers. Quel est le but ? FM : Rapprocher les jeunes du mot défense, des intérêts français. JDM : C’est quoi la défense des intérêts français ? FM : C’est être un peu "cocorico" dans sa démarche. Chacun peut à son niveau défendre les valeurs, le savoir-faire français. Beaucoup de jeunes sont dans nos amphis. Quand ils partent à l’étranger, ils savent qu’ils représentent la France. JDM : Mais quel est l’objectif ?


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AG : Explorer le mot "Défense" dans tous les sens du terme. JDM : Donc un pur objectif intellectuel ? AG : L’objectif c’est qu’en rentrant le soir chez eux, les gens se disent "tiens, je n’avais pas pensé à cette question de ce point de vue là". JDM : En gros, l’objectif c’est d’élever la culture générale. ­L’IHEDN pourrait s’appeler Institut des hautes études de ­culture nationale ? FM : Oui si l’on pousse ce raisonnement à l’extrême. AG : C’est possible, oui. Pourquoi pas ? La question pour nous est de créer cet éveil, cette ouverture d’esprit. FM : En prenant les références générales des jeunes, nous cherchons à les amener petit à petit à s’intéresser aux questions de défense. Je suis toujours content quand des gens me disent en venant à nos événements, "c’est la première fois que je viens à l’École militaire". Pour moi, ils ont déjà fait la démarche intellectuelle de s’intéresser à la défense. JDM : Vous créez du lien. FM : Oui. Pour autant, nous ne sommes pas dans une démarche "prosélyte" même si nous sommes aussi dans une logique de "vendre" l’IHEDN. JDM : À quoi cela sert-il de vendre l’IHEDN ? Pourquoi ­l’IHEDN réunit-il des diplomates, des journalistes, des ecclésiastiques ou des syndicalistes ? J’en reviens à mes trois piliers. Pourquoi l’IHEDN a-t-il été créé, et pourquoi cela continue­t-il ? Est-ce pour faire des Français touchés par l’Institut, des patriotes plus attachés à leur pays ? Est-ce un objectif légitime à vos yeux ?


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FM : Oui. Parce que peu d’institutions peuvent et veulent faire cela, avec cette philosophie d’interdisciplinarité. C’est nécessaire. JDM : Quelqu’un qui dit « je suis contre l’intervention française au Mali ou en Afghanistan », vous le mettez dans le camp des patriotes ou des gens à convaincre ? FM : Ni patriote, ni à convaincre. En revanche, cette personne j’ai absolument envie de l’écouter. Je suis sûr qu’elle a des choses à m’apprendre. L’Anaj-IHEDN n’est pas dans une logique "toi tu as tort, moi j’ai raison". Nous ne sommes pas dogmatiques. JDM : Un club de discussion donc. Que pensez-vous du besoin de créer du lien entre les civils qui ne connaissent pas les militaires ? FM : Pour moi, c’est indispensable. Nous vivons dans un ­contexte de rejet de tout uniforme – facteur, pompier, ou militaire – un rejet lié au rejet de toute institution. Il faut savoir être patriote, mais cela n’exclut pas d’être critique. JDM : Est-ce que le rapport est vraiment équilibré entre militaires et civils ? Est-ce que les militaires délivrent un message qu’il revient aux civils de partager ? AG : Je ne pense pas du tout que l’IHEDN ait pour vocation de mettre sur un pied qui ne serait pas d’égalité le monde des militaires et le monde des civils. Ils sont interdépendants. L’idée c’est que chacun dispose de sa place dans le dispositif pour assurer la protection des intérêts et du patrimoine français, mais aussi de l’indépendance de la France. Et le registre dans lequel ils évoluent n’est pas de l’ordre de la prescription. Certes dans les contenus pédagogiques, il y a un côté descendant, mais il est équilibré par le côté partage, échanges. L’IHEDN c’est une méthode, mais aussi une philosophie. La philosophie étant : "Tu ne vaux pas mieux que moi, nous allons réfléchir ensemble".


ACTEURS D'UNE COMMUNAUTÉ DE DÉFENSE | 165

À notre petit niveau associatif, notre rôle est de lancer des passerelles entre les uns et les autres. Pour moi, le patriotisme n’est pas un gros mot, mais l’opinion en a une perception assez américaine, très drapeau, très codifiée, assez fermée. Une perception qui relève plus de la représentation que du vécu. Ce qu’essaye de faire l’IHEDN, c’est de faire en sorte que l’on vive les choses et aussi de semer de l’adhésion, de l’appropriation, pour que chacun y trouve un sens qui corresponde à son quotidien. On n’est pas dans le patriotisme aveugle. Il y a cinq ans, lors du 14 juillet, sur le Champ-de-Mars, une personne que je ne connaissais pas, près de moi, a dit : « L’armée cela ne sert à rien, cela coûte cher, il faut la supprimer ». Je n’avais pas de réponse toute faite à lui donner. JDM : Vous pouviez lui dire qu’il y a toujours une armée dans un pays. Soit la sienne, soit celle d’un autre. Il vaut mieux que ce soit la sienne. Aujourd’hui, qui sont nos adversaires en France ou en dehors ? Notre actuel Premier ministre, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, parlait « d’ennemi de l’intérieur(1) ». Comment vous positionnez-vous par rapport à cette notion ? FM : Je l’ai compris comme ennemi des valeurs républicaines et comme une volonté de produire un électrochoc. Cette expression ne m’a pas plus choqué que cela. Avoir un ennemi suppose soit de parvenir à le convaincre, soit de le vaincre. AG : Les extrémismes sont des menaces intérieures prioritaires très fortement déstabilisatrices pour l’État et nos valeurs répu­ blicaines. Qualifier, identifier, ce qui nous menace, c’est le rôle des autorités. Mais au sein des auditeurs IHEDN, il est de notre responsabilité d’agir sur le degré de cette prise de conscience et sur le moyen de juguler ces menaces.  JDM : Qu’est-ce qui ne rentre pas dans votre périmètre d’activité au sein de votre association ?

(1)

Manuel Valls, octobre 2012.


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FM : Rien. JDM : Cette dispersion risque de vous faire entrer dans un processus de dissolution. Vous n’avez pas un peu une timidité à aborder dans le dur les questions militaires ? FM : Non, parce que nous l’avons déjà fait et continuons à le faire. Il faut aborder le militaro-militaire avec sagacité, par touches ponctuelles et dans sa grande diversité. Si nous organisions toutes les semaines une conférence militaro centrée, nous n’aurions pas la même diversité dans le public. Tandis qu’une conférence sur l’influence de la France dans le monde, à travers la gastronomie par exemple, réunit de nouveaux publics. L’objectif étant d’aller vers le kaki, de montrer que tout le monde a intérêt à s’intéresser aux questions de défense. AG : Pour moi, il n’y a pas à aller vers le kaki. Mais que le kaki aille vers les citoyens et les citoyens vers le kaki. C’est en se côtoyant que l’on comprend mieux ce qu’est la réalité du kaki et que l’on est mieux à même de défendre ses problématiques et ses enjeux. JDM : Il faut défendre les problématiques du kaki, créer une communauté de défense ? AG : Bien sûr, c’est une préoccupation majeure. JDM : Au final, la communauté de défense ne sert-elle pas à maintenir le budget de la défense ? AG : Pas uniquement. Je parlerai plutôt de l’émergence d’une communauté de défense qui possède sa diversité d’opinion et soit au service de la France et des valeurs qu’elle porte. ●


CONCLUSION | 167

L’esprit de défense ? Un état d’esprit GÉNÉRAL DE CORPS D’ARMÉE BERNARD DE COURRÈGES D’USTOU Directeur de l’IHEDN

L

es évolutions du contexte géopolitique et de notre société ont modifié certains paramètres de la notion d’esprit de défense. C’est pourquoi, dès 2014, il nous avait paru utile au sein de l’Institut de refixer des points de repère sur une notion qui pouvait sembler désuète, mais dont l’actualité est aujourd’hui évidente, après les attentats de janvier 2015, tant il importe aujourd’hui que les Français comprennent l’environnement dans lequel ils vivent. Parce que nous ne voulons pas subir, mais agir, parce que nous croyons à la force des idées autant qu’à celle des armes, pour défendre nos valeurs, nous publions ce livre. Dans un monde "zéro-polaire", aux repères idéologiques brouillés, à la puissance éclatée, où des États ne détiennent plus le monopole de la force, face à la multiplication des menaces, tous les moyens de notre puissance militaire sont mobilisés et déployés. Leur efficacité repose sur la qualité des hommes et des matériels engagés, sur leur entraînement et leur préparation, menés en amont des opérations. Elle repose également sur l’appui des citoyens français, conscients des risques et des menaces qui affectent notre sécurité, nos intérêts ou notre influence. Des citoyens prêts à soutenir, à leur tour, ceux qui sont chargés de les défendre et de les protéger. Car l’adhésion de la Nation est une condition majeure de l’efficacité de l’appareil de défense, ainsi que de la légitimité des efforts qui lui sont consacrés.


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DE QUOI L’ESPRIT DE DÉFENSE EST-IL LE NOM ? Les contributeurs de cet ouvrage ont chacun, du point de vue de leurs différentes disciplines, répondu à la question du c­ ontenu du concept d’esprit de défense, sous un angle particulier. Un fil rouge court à travers les différentes contributions de cet ouvrage choral, qui peut être résumé par ces deux mots : enga­ gement, responsabilité. Pour conclure cette réflexion décloisonnée, et ouvrir le champ au débat, en précisant encore un peu plus les contours de cette notion d’esprit de défense, il est nécessaire de répondre à trois questions vitales : Qu’avons-nous à défendre ? Contre quelles menaces ? Avec quels moyens ? QU’AVONS-NOUS À DÉFENDRE ? Il s’agit avant tout de protéger la population et le territoire national, de garantir la continuité des fonctions essentielles de la Nation, de préserver notre souveraineté, dans la métropole comme en outre-mer, ainsi que les Français de l’étranger. Car au-delà de notre positionnement en Europe, la France dispose de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) du monde avec plus de 11 millions de km2, juste derrière celle des États-Unis. Il s’agit, en outre, de défendre aussi des valeurs, notamment nos valeurs républicaines. La devise de la République qui ­figure aux frontons de nos écoles, « Liberté Égalité Fraternité », ainsi que l’article premier de notre Constitution de 1958, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » ; de même que celles qui unissent l’Europe comme l’État de droit, les droits de l’homme, la paix, la solidarité… Il s’agit, enfin, naturellement, de défendre des intérêts, que nous partageons avec nos alliés européens, ou des intérêts franco-français lorsqu’ils sont propres à notre pays comme la défense de notre espace maritime du fait de nos territoires


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ultra-marins. Une préoccupation que ne partagent naturellement pas les pays enclavés de l’Europe. La défense de nos valeurs et de nos intérêts signifie la défense de notre influence dans le monde. CONTRE QUELLES MENACES ? Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 constate qu’« alors que le niveau de risque et de violence dans le monde ne régresse pas et que les dépenses d’armement augmentent fortement dans de nombreuses régions, en particulier en Asie, les risques et les menaces auxquels la France doit faire face continuent à se diversifier : menaces de la force, en raison du caractère ambigu du développement de la puissance militaire de certains États, risques de la faiblesse que font peser sur notre propre sécurité l’incapacité de certains États à exercer leurs responsabilités, risques et menaces amplifiés par la mondialisation. » Dans cet ouvrage, le coordonnateur national du renseignement, M. Alain Zabulon, distingue cinq menaces majeures pesant sur la sécurité de notre pays et de nos ressortissants à l’étranger. Sans surprise le terrorisme vient en tête, au travers de ses filières djihâdistes qui représentent selon lui « le plus grand défi sécuritaire de la période contemporaine », comme en témoignent les attentats commis en janvier 2015 à Paris. Bien que non létale, à la différence du terrorisme et souvent invisible, la menace cyber n’en est pas moins redoutable. Autre menace, sous-estimée, parfois par ceux-là mêmes qui en subissent les conséquences, l’espionnage économique est la conséquence de l’intensification des échanges internationaux. Plus indirecte, la menace de prolifération des armes de destructions massives (nucléaire, balistique, chimique) n’en constitue pas moins un sujet constant de préoccupation pour notre diplomatie et nos services de renseignement.


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Enfin, la grande criminalité organisée est en passe de devenir une menace de premier plan, avec la traite d’êtres humains, la corruption internationale, les trafics de produits stupéfiants, les contrefaçons, les trafics d’armes alimentés par les conflits internationaux. AVEC QUELS MOYENS ? Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 – après les Livres blancs de 1972, 1994 et 2008 – a adopté une approche globale reposant sur la combinaison de cinq fonctions stratégiques : connaissance et anticipation, dissuasion, protection, prévention, intervention. Cette approche a été traduite en termes de capacités militaires dans la Loi de programmation militaire 2014-2019 (LPM), votée en décembre 2013. Sa mise en œuvre a débuté dès 2014, avec un budget consacré à la Défense de 31,4 milliards d’euros. Un effort qui a été maintenu et confirmé par le président de la République. Toutefois, ces capacités s’insèrent globalement dans un volume de décroissance des effectifs. Une décroissance revue, au regard des événements de 2015. Qu’avons-nous à défendre ? Contre quelles menaces ? Avec quels moyens ? Les éléments de réponse à ces trois questions sont au cœur des formations dans le domaine de la stratégie, dispensées au sein de l’IHEDN. L’IHEDN : UN ACTEUR MOTEUR DE LA PROMOTION DE L’ESPRIT DE DÉFENSE Napoléon considérait qu’« il n’y a que deux puissances au monde, le sabre et l’esprit : à la longue, le sabre est toujours vaincu par l’esprit ». L’Institut réconcilie sabre et esprit par la promotion de l’esprit de défense. Un état d’esprit plus nécessaire que jamais aujourd’hui. Institut de formation d’excellence pour une information des citoyens sur les questions de défense et de relations inter­ nationales, l’IHEDN est un organisme interministériel placé


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sous la tutelle du Premier ministre. Il s’adresse aux hauts respon­sables appartenant à la fonction publique civile et militaire ainsi qu’aux différents secteurs d’activité de la Nation, des États membres de l’Union européenne ou d’autres États, en vue d’approfondir en commun leurs connaissances des questions de défense, de politique étrangère, d’armement et d’économie de défense. Des questions complexes qui nécessitent la mobi­ lisation de toutes les forces vives de la Nation. Depuis près de quatre-vingts ans, grâce à la variété de ses formations et la diversité de ses auditeurs, l’Institut participe à la promotion de l’esprit de défense, aux niveaux régional, national, et international. Il touche toutes les catégories socio­ professionnelles, ainsi que les différentes tranches d’âge, en organisant chaque année des activités de formation, de sensibilisation et de rayonnement qui concer­nent environ 10 000 personnes : sessions en région, et sessions nationales, séminaires "Jeunes", séminaires "Cohésion nationale et citoyen­neté", stages consacrés à l’Intelligence économique, et à la gestion des crises internationales, séminaires ciblés pour les diplomates, les élus locaux, les magistrats..., mais aussi sessions européennes et internationales, tables rondes thématiques, "Débats de l’actualité", Lundis de l’IHedn... Outil d’influence au service d’une responsabilité européenne et internationale de notre pays, l’Institut participe ainsi de la diplomatie d’influence. Au travers de sessions européennes et internationales, entretenant des relations marquées avec nos alliés et partenaires stratégiques, nous contribuons également au rayonnement au-delà de nos frontières de la réflexion stratégique française. En France, l’IHEDN constitue un acteur majeur de la promotion de l’esprit de défense. Il participe au renforcement de la cohésion nationale et du sentiment d’appartenance à une communauté de destin, de valeurs… à une communauté de défense. À l’heure où les menaces se multiplient, où la France a été touchée sur son sol par le terrorisme, il importe, plus que jamais, d’assurer la résilience de notre pays.


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Ce terme issu de la physique des matériaux qui consiste en la capacité des matériaux à résister aux chocs, traduit, par extension, la volonté et la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeure, puis à rétablir rapidement leur capacité de fonctionner normalement, ou à tout le moins dans un mode socialement acceptable. La résilience concerne non seulement les pouvoirs publics, mais encore les acteurs économiques et la société civile tout entière. Elle se traduit par une volonté partagée de faire face, d’assumer le message universaliste de notre pays par la diplomatie, mais aussi, l­orsque c’est nécessaire, par la force des armes. L’endurance, la résistance et la solidité d’un pays reposent sur l’endurance, la résistance et la solidité de ses moyens militaires, mais également sur celles de ses citoyens. L’IHEDN travaille à informer les Français sur la nature des menaces qui les visent aujourd’hui, et sur les moyens nécessaires pour y faire face. Il est ainsi un acteur majeur de la promotion de l’esprit de défense. L’esprit de défense c’est un état d’esprit. ●


LES CONTRIBUTEURS

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Les contributeurs BELLAIS Renaud Docteur habilité à diriger des recherches en sciences économiques chercheur associé à l’École nationale supérieure des techniques avancées (Ensta) Bretagne, Brest BENTÉGEAT Henri Général d’armée, ancien chef d’état-major des armées CASTILLO Monique Professeur de philosophie à l’université de Paris XII, Paris-Est-Créteil CHARLIER Marie-Dominique Lieutenant-colonel, docteur en droit public, habilité à diriger des recherches, chef du bureau des études et de la recherche à l’IHEDN COURRÈGES d’USTOU Bernard (de) Général de corps d’armée, directeur de l’IHEDN DOUZET Frédérick Professeure à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris VIII, Vincennes-Saint-Denis, titulaire de la chaire Castex de cyberstratégie DUPONT François Amiral, ancien directeur de l’IHEDN FLEURY Cynthia Professeur de philosophie politique à l’American University of Paris, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, psychanalyste GAUTIER Louis Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) GAYMARD Clara Présidente et CEO de GE France et vice-présidente de GE International GOLOUBTZOFF Alexia Vice-présidente de l’Union-IHEDN HASSNER Pierre Professeur, politologue, agrégé de philosophie, directeur de recherche émérite au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri)-Sciences Po


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HETZEL Patrick Député du Bas-Rhin, professeur à l’université Paris II, Panthéon-Assas LAGRANGE Philippe Professeur, doyen de la faculté de droit et sciences économiques de Poitiers LECOQ Tristan Inspecteur général de l’éducation nationale, professeur des universités associé (histoire contemporaine) à l’université de Paris IV, Paris-Sorbonne MATTENS François Président de l’Association nationale des auditeurs jeunes (Anaj) de l’IHEDN MERCHET Jean-Dominique Journaliste à L’Opinion REVEL Claude Déléguée interministérielle à l’Intelligence économique ROCHE Jean-Jacques Professeur des universités à Paris II, Panthéon-Assas, directeur de la formation, des études et de la recherche à l’IHEDN SCHNAPPER Dominique Professeur, sociologue-politologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, ancien membre du Conseil constitutionnel SLAMA Alain-Gérard Essayiste, journaliste et historien WEIL Patrick Historien et politologue, directeur de recherche au CNRS, Centre d’histoire sociale du XXe siècle / Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne ZABULON Alain Préfet, coordonnateur national du renseignement Coordination assurée par Sophie JACQUIN, chargée de mission à l’IHEDN



Imprimerie de la Direction de l’information légale et administrative N° 614150202-000415


EspritS de défense La paix est un combat quotidien qui réclame non seulement des capacités militaires, mais également des citoyens conscients de l’environnement dans lequel ils vivent. Le sursaut d’une Nation atteste, tel un instinct de survie, que l’esprit de défense se manifeste aussitôt que le corps social est atteint. Dans un contexte de désordre international marqué par un brouillage des frontières entre guerre et paix, intérieur et extérieur, public et privé, cet ouvrage offre des repères sur la façon d’affronter les menaces inscrites dans une économie mondialisée.

Établissement public, à dimension interministérielle, placé sous la tutelle du Premier ministre, l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) a pour mission de développer l’esprit de défense et de sensibiliser aux questions internationales. Il s’adresse à un large public de civils et de militaires, français et étrangers. La défense, la politique étrangère, l’armement et l’économie de défense constituent les principaux champs disciplinaires des formations dispensées aux niveaux régional, national et international. Création/Diffusion Institut des hautes études de défense nationale Communication/Infographie/Publication 1 place Joffre, 75700 Paris SP 07 www.ihedn.fr ISBN 978-2-11-077113-1 Imprimé en France Prix : 2 €

NO SOMMUS TOUSES

EspritS de défense

Coordonné par Sophie JACQUIN, cet ouvrage a bénéficié du concours de Renaud BELLAIS, Henri BENTÉGEAT, Monique CASTILLO, M ­ arie-Dominique CHARLIER, Bernard de COURRÈGES d’USTOU, Frédérick DOUZET, ­François DUPONT, Cynthia FLEURY, Louis GAUTIER, Clara GAYMARD, Alexia ­GOLOUBTZOFF, Pierre HASSNER, Patrick HETZEL, Philippe LAGRANGE, Tristan LECOQ, François MATTENS, Jean-Dominique MERCHET, Claude ­REVEL, Jean-Jacques ROCHE, Dominique SCHNAPPER, Alain-Gérard ­SLAMA, Patrick WEIL, Alain ZABULON.

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