Livre de recherche

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REALISER DES LIVRES BLANCS ILLISIBLES

LIVRE DE RECHERCHE

ECRITS SUR:

LES LIVRES ILLISIBLES les livres d’artistes le monochrome dans l’art et le blanc

LES PAPIERS et la matière les sens et la sensorialité

Textes extraient des ouvrages de:

Bruno Munari | Michel Pastoureau | David Le Breton et ecrits sur le papier: Cahiers de médiologie n°4 Pouvoirs du papier Coordonné par Pierre-Marc De Biasi et Marc Guillaume

ESAD | IAV

École Supérieure d’Art et de Design d’Orléans 2011

ARC DU LIVRE Édition | Création Joëlle Labiche | Sophie Monville Ilaria Salvioni



INDEX

01

BRUNO MUNARI ET LES LIVRES ILLISIBLES

02 03 04 05

page 6

LE MONOCHROME DANS L’ART

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LE BLANC

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LES PAPIERS | LA MATIÈRE

LE SENS

page 20

page 30


BRUNO MUNARI ET LES LIVRES ILLISIBLES Texte extrait de l’ouvrage de: Giorgio Maffei Munari. Libri Les livres de Bruno Munari Editions: Corraini

À partir de 1929 il se consacre au graphisme et à la publicité et en 1930 il ouvre, avec Ricas (Riccardo Castagnedi), un atelier qui annonce ses intentions esthétiques propres avec la publication en 1935 de Palettes de possibilités typographiques.

Les livres illisibles sont appelés ainsi parce qu’ils ne donnent pas de mots à lire, mais ont une histoire visuelle qui peut être comprise en suivant le fil du discours visuel. Bruno Munari a travaillé sur ce thème du livre illisible, son rapport au livre a été un moment décisif dans ses recherches pour recueillir et laisser reposer sa pensée avant la peinture et avant l’objet. Bruno Munari n’a pas fait que des livres; mais il a aussi occupé un champ entier de possibilités artistiques: peinture, sculpture, design, graphisme, didactique, poésie, écriture, photographie, cinématographe, spectacle. Les livres, à chaque moment de son parcours ont été le « journal intime » dans lequel il notait ses expériences, véritables registres des événements. Ils lui ont permis de mettre au clair sa pensée, rendre lisible, utilisable, maniable, voire reproductible ses principes.

Dans le domaine de l’édition publicitaire il dessine les planches du Chansonnier de Campari en utilisant comme reliure inattendue une spirale métallique et participe à la rédaction, sous la direction d’Oscar Fusetti, de l’Almanach de l’Italie rapide/Almanacco dell’Italia veloce (Milano, éditions Metropoli), œuvre qui n’a jamais été complètement terminée dont il ne reste qu’un extraordinaire spécimen avec différentes pages de couleur, des transparents, mis en page par Diulgheroff avec des dessins et des textes de Marinetti, Prampolini, Balla, Diulgheroff, Dottoni et Pozzo sans compéter ceux de Munari. Dans la représentation, Marinetti déclame: « L’aspect typographique sera complètement nouveau: rien de déjà vu ou d’attendu. Un choix de papiers et d’encres que l’on ne peut comparer qu’aux tons changeants des avions entre l’aurore et le coucher du soleil. Lancement à la mitraillette. Tirages à répétition ». Pour Munari en particulier, le travail sur le livre comme objet commence en 1929 avec les illustrations et la couverture du livre pour les enfants de Giuseppe Romeo Toscano, Le Petit Aigle sans plumes.

Munari, qui compte parmi les principaux représentants du futurisme milanais, participe aux expositions en tant que peintre engagé dans un dynamisme plastique, venu de l’Aèropeinture, depuis l’exposition de la galerie milanaise Pesaro de 1926. Dans cette galerie, il participe en 1929 à l’exposition « 33 futuristes » ainsi qu’à celle de la Galerie 23 à Paris: « Peintres futuristes italiens ». Il fait parti du groupe de la Biennale di Venezia en 1930 de même qu’en 32, 34 et 36. Il expose aux Quadriennale di Roma et à toutes les expositions des années trente et quarante. Il poursuit des recherches autour des techniques photographiques, et de la sculpture avec ses premiers « machine inutiles ». Livres illisibles, Bruno Munari


ACTIVITÉ ÉDITORIALE DANS LE MAC MOUVEMENT DE L’ART CONCRET C’est une exposition à la galerie Salto de Milan le 22 décembre 1948 qui constitue l’acte de naissance du Mouvement de l’Art Concret. Les principaux fondateurs sont Gillo Dorfles, Atanasio Soldati, Gianni Monnet et Bruno Munari qui sera l’un des acteurs de ce mouvement artistique. Les motivations et les questions théoriques qui rassemblent les ressources de ces artistes sont à rechercher du côté d’une exigence qui les pousse à vouloir dépasser les lourdeurs académiques atteintes alors par l’abstraction italienne. « Les objets de l’art seront donc: plastiques, colorés, sonores, odorants etc., il seront de poids et de matériaux différents, pourront être instables et en mouvement. L’objet sera total, il pourra être regardé, touché, senti, écouté… » Ces déclarations, à la lumière, des expériences artistiques qui s’ensuivirent ont un sens prémonitoire, et c’est bien au sein du MAC que prend naissance la re – création de l’objet livre. Les premiers « Livres illisibles » sont exposés en 1950 à la galerie Salto de Milan. À ces premiers essais en exemplaire unique, encore liés à l’idée d’objet artistique plus qu’au produit éditorial, Munari ajoute quelques éditions qui contiennent déjà les caractéristiques d’une œuvre en série. Dans le groupe milanais du MAC il affirme encore davantage son rôle de responsable et assure en 1956 et 1957 la charge de président. C’est précisément dans ce contexte que s’affirment le rôle et l’importance de la communication confiée au livre dans toute la richesse éditoriale propre a ce mouvement. En 1950/1951 est publié un premier recueil de matériaux documentaires, invitons, textes théoriques, petites œuvres graphiques: Munari, dans ce contexte hétérogène, insère un Livre illisible réalisé en papiers de couleurs traversés d’un fil blanc. Il intitulera délicieusement: Quelques pages d’un « Livre illisible ».

Les Bulletins du MAC, depuis 1951, relatent régulièrement les activités des artistes; leur habituel format carré, décidé par Munari et leurs contenus variés constituent aujourd’hui un document essentiel pour l’histoire de l’art italien de cette période. En 1952 il conçoit la couverture du Bulletin 5 en utilisant les dessins de ses caractéristiques « Négatif/Positif » en ajoutant une invention: le découpage de la page qui rend l’image de la couverture « ouvrable ». Le Bulletin 10, de la même année est intégralement conçu par l’artiste qui utilise un papier transparent et dessine des formes typographiques que l’on peut lire par superposition.

LES LIVRES ILLISIBLES En 1950 à la librairie Salto de Milan, Munari expose une série de « Livres illisibles », des œuvres qui ont renoncé définitivement au langage textuel au profit de la seule fonction esthétique. Dans sa présentation « un grand carré noir oppressant, quelques feuillets transparents qui dénouent un groupe de lignes blanches tandis que le rouge du fond se fait de plus en plus vif, un trou qui sautille dans les pages d’un livre blanc et jaune, sont des personnages qui n’ont pas besoin de se présenter. Des couleurs vives, des couleurs tristes, dramatiques, lourdes, vaporeuses, des formes légères, fragiles, fermes ou esquissées, anguleuses ou douces, des pages très fines, des pages rigides, souples ou raides, opaques ou transparentes, intactes ou déchirées, peuvent devenir un langage compris par tous, exactement comme la graine qui devient plant, fleurit e fructifie… ». Après ces premiers essais, réalisés encore en exemplaires uniques, Munari accepte l’invitation de l’éditeur hollandais Steendrukkerij de Jong and Co à Hilversum et publie en 1953 An Unreadable Quadrait – Print, totalement sans texte et composè de papiers rouges et blancs, diversement découpés. Munari explore l’extrême limite du concept de livre. Cette expérience a pour but d’utiliser le livre lui-même comme un langage visuel, après qu’il ait été exploré dans toutes ses possibilités de communication littéraire, philosophique, sociale, etc. Les formes abstraites de l’œuvre sont pour la première fois, non seulement données à voir mais aussi utilisables, manipulables par le lecteur qui en


jouit. L’acte de feuilleter réaffirme une exigence d’accessibilité à toutes les cultures, à toutes les expériences, ainsi qu’une tentative d’impliquer pleinement le public dans le travail artistique, c’est-à-dire le message idéaliste de l’avant-garde russe. La lecture de cette œuvre est concrétisée per le passage rythmé du temps, la page constituant la réponse musicale d’une composition qui s’anime, instant après instant, de timbres et de couleurs toujours différents. Les images sont dynamiques, elles s’ouvrent à de nouvelles sensations, de nouveaux rythmes, elles ouvrent à la lisibilité et à la connaissance des horizons encore inexplorés. « Le livre en tant qu’objet, indépendamment des mots imprimés, peut-il transmettre quelque chose? Et quoi? (…) Normalement le papier sert de support au texte et aux illustrations, mais n’est pas ce qui “transmet” quelque chose (...) Si les formats suivent un mode croissant ou décroissant, s’ils sont interrompus ou, de toute façon rythmés, on peut obtenir une information visuelle rythmique, étant donné que tourner la page est une action qui se déroule dans le temps et participe donc au rythme visuel et temporel ».

Munari raconte le déroulement de son travail comme un film très rythmé: « En alternant une feuille de papier blanc et une feuille de papier rouge, on accélère le rythme. Un modèle de ce type est construit, opérant dans les pages des découpes horizontales, verticales, en diagonales, de telle manière qu’en tournant les pages, on modifie la composition des surfaces, en changeant la quantité, la position et la forme de celles-ci. On décide d’entreprendre ces mutations d’abord par quelques découpes horizontales qui permettent de tourner la page en deux temps: le haut de la première page, puis, le deuxième temps en bas, le troisième (toujours horizontal) est plutôt vers le centre de la page. En ouvrant la moitié de la page, on voit la découpe verticale de la page suivante. La page, en fait, n’est qu’une demi page découpée verticalement. La page suivante, blanche, est découpée exactement à la moitié, encore dans le sensé horizontal. Les diagonales arrivent, en alternance avec les découpes verticales, jusqu’à ce que dans une page blanche on ne voit qu’une seule petite découpe dans un angle en haut a droite. La page qui suit présente une découpe en nette diagonale, suivie par une autre découpe en diagonale dans la page rouge. Ces deux découpes produisent… ».

Tous les éléments traditionnellement constitutif de l’objet livre disparaissent: la page de titre avec le nom de l’auteur et de l’éditeur disparaît, les éléments d’identification de l’œuvre s’effacent par un jeu stimulant de soustraction des informations, remplacées par un extraordinaire richesse visuelle. Munari dans une extrême et joyeuse opération de dépaysement, supprime même le titre en le mêlant aux rares indications présentées au colophon. « L’illisibilité » n’est pas que dans les mots mais aussi dans le mécanisme mental qui ne se dévoile pas entièrement, laissé à l’interprétation abusive mais libre, du lecteur.

Livres illisibles, Bruno Munari


Livres illisibles, Bruno Munari


LE MONOCHROME DANS L’ART

KASIMIR MALEVITCH CARRÉ BLANC SUR FOND BLANC 1917

Peintre et théoricien, Malevitch est le fondateur du suprématisme. Après des études aux Beaux-Arts de Kiev, il rencontre en 1895 les peintres Larionov et Gontcharova, dont les œuvres mêlant l’art populaire russe aux dernière innovations formelles de l’art moderne (fauvisme, cubisme, futurisme) auront une influence déterminante sur ses premières œuvres. Il expose plusieurs fois à l’Association des artistes de Moscou, se montre très sensible aux icônes – « tout le peuple russe m’apparaissait en elles dans toute son émotion créatrice » –, et s’inspire des tendances nouvelles, qu’il s’agisse du néo-privitivisme ou du cubo-futurisme (La femme au seau, 1912-1913). Les collections de Chtchoukine et Morozov lui permettent de découvrir les cubistes parisiens – Violon, Violon sur une table, Instruments de musique de Picasso sont acquis en 1912 et 1913 - qui l’impressionnent durablement: ils révèlent un art dont l’objectif n’est pas de reproduire la nature mais de s’interroger sur la relation entre le signe et la réalité. Inspirée du modèle linguistique, la période Zaoum, ou alogique, de Malevitch – néologisme créé par le poète Khlebnikov pour désigner un poème jouant sur la signification du signifiant même de la langue – bouleverse la logique à travers le collage cubiste en juxtaposant des représentations de tailles différentes (Un Anglais à Moscou), ou en jouant de la fascination du public pour l’intitulé, c’est-à-dire le référent: Rixe sur le boulevard, Vol du porte-monnaie, Deux zéros sont des titres placés dans un cadre tracé sur une feuille de papier. Il crée en 1913, avec Matiouchine et Kroutchenykh, un opéra Zaoum, Victoire sur le soleil, dont il signe les décors et les costumes – géométriques – et qui annonce la « Dernière exposition futuriste : 0,10 » en 1915, à Saint-Pétersbourg: dix exposants s’efforcent de découvrir le zéro des formes. Malevitch y présente le Quadrangle noir, un carré noir, dont aucun angle ne fait 90°, sur fond blanc qui subvertit la notion de composition traditionnelle et définit le suprématisme, un univers absolu au-delà de l’objet qui s’intéresse à l’origine même de l’existence, au « zéro des formes » comme source de l’être: « Quand disparaîtra l’habitude de la conscience de voir dans les tableaux la représentation de petits coins de la nature, de madones ou de Vénus impudiques, alors seulement nous verrons l’œuvre picturale. Je me suis transfiguré en zéro des formes et je me suis repêché du trou d’eau des détritus de l’Art académique », écrit-il alors.

Il poursuit ensuite ses recherches sur les formes et les couleurs et s’intéresse au « zéro des formes », théorie qu’il développe dans le Manifeste du Suprématisme paru en 1915. Dans la série Carré blanc sur fond blanc, en 1918, les formes n’apparaissent plus que par une différence de matité. Cette œuvre est souvent considérée comme le premier monochrome de l'histoire de la peinture occidentale est le résultat d'un long processus de recherche plastique, guidé par la quête d'une réalité spirituelle supérieure, immatérielle, que Kasimir Malevitch qualifie de « suprématiste ». Trois ans après le Carré noir sur fond blanc, le Carré blanc sur fond blanc est l'aboutissement d'un art sans objet ni représentation. Malevitch a utilisé deux blancs d'origines différentes: marque française pour le carré, et russe pour le fond. Cela lui a permis d'obtenir des « textures » différentes.

Carré blanc sur fond blanc, Kasimir Malevitch


YVES KLEIN MONOCHROMES 1954

En 1954 Yves Klein publie Yves Peintures et Haguenault Peintures; ces deux recueils de monochromes sont réalisés et édités par l’atelier de gravure de Fernando Franco de Sarabia, à Jaen, près de Madrid. La préface signée Pascal Claude est composée de lignes noires en place du texte. Les dix planches en couleurs sont constituées de rectangles unicolores découpés dans du papier et accompagnés de dimensions en millimètres. Chaque planche indique un lieu différent de création, Madrid, Nice, Tokyo, Paris. Haguenault Peintures porte des mentions de collections. Ces deux ouvrages constituent le premier geste public d’Yves. Yves Peintures et Haguenault Peintures sont des œuvres d’art par lesquelles Yves Klein pose la question de l’illusion dans l’art. « Hier soir, mercredi, nous sommes allés dans un café d’abstraits (...), des abstraits étaient là. Ils sont facilement reconnaissables parce qu’ils dégagent une atmosphère de tableaux abstraits et puis on voit leurs tableaux dans leurs yeux. Peut-être ai-je des illusions, mais j’ai l’impression de voir tout cela. En tout cas nous sommes assis avec eux (...). Puis on en est venu à parler du livre Yves Peintures. Plus tard, je suis allé le chercher dans la voiture et l’ai jeté sur la table. Aux premières pages déjà les yeux des abstraits changèrent. Leurs yeux s’allumèrent et dans le fond apparaissaient de belles et pures couleurs unies ». Journal parisien en date du 13 janvier 1955

Au printemps 1955, il propose un monochrome orange intitulé Expression de l’univers de la couleur mine orange au Salon des Réalités Nouvelles qui est réservé aux artistes abstraits. De forme rectangulaire, ce panneau de bois est uniformément couvert de peinture orange mate. Il est signé du monogramme YK et daté de mai 1955. Le monochrome est refusé par le jury qui explique à Marie Raymond les raisons de son choix: « Vous comprenez, ce n’est pas vraiment suffisant tout de même ; alors si Yves acceptait au moins d’ajouter une petite ligne, ou un point, ou même simplement une tache d’une autre couleur, nous pourrions l’accrocher, mais une seule couleur unie, non, non, vraiment ce n’est pas assez, c’est impossible ! »

YVES KLEIN, L’AVENTURE MONOCHROME « Après être passé par plusieurs périodes, mes recherches m’ont amené à peindre des tableaux unis monochromes. Mes toiles sont donc recouvertes par une ou plusieurs couches d’une seule couleur unie après une certaine préparation du support et par de multiples procédés techniques. Aucun dessin, aucune variation de teinte n’apparaît ; il n’y a que de la couleur bien UNIE. En quelque sorte la dominante envahit tout le tableau. Je cherche ainsi à individualiser la couleur, car j’en suis venu à penser qu’il y a un monde vivant de chaque couleur et j’exprime ces mondes. Mes tableaux représentent encore une idée d’unité absolue dans une parfaite sérénité ; idée abstraite représentée de façon abstraite, ce qui m’a fait me ranger du côté des peintres abstraits. Je signale tout de suite que les abstraits, eux, ne l’entendent pas ainsi et me reprochent entre autres choses de refuser de provoquer des rapports de couleurs. Je pense que la couleur " jaune ", par exemple, est bien suffisante en elle-même pour rendre une atmosphère et un climat " au-delà du pensable " ; de plus, les nuances du jaune sont infinies ce qui donne la possibilité‚ de l’interpréter de bien des façons. Pour moi, chaque nuance d’une couleur est en quelque sorte un individu, un être qui n’est que de la même race de la couleur de base, mais qui possède bien un caractère et une âme personnelle différente ». Il y a des nuances douces, méchantes, violentes, majestueuses, vulgaires, calmes, etc. En somme, chaque nuance de chaque couleur est bien une "présence", un être vivant, une force active qui naît et qui meurt après avoir vécu une sorte de drame de la vie des couleurs.

Monochromes, Yves Klein


1957: DÉBUT DE L’ÉPOQUE BLEUE Exposition Yves Klein: Proposte monocrome, epoca blu, à la Galerie Apollinaire à Milan. Onze œuvres de formats identiques (78 x 56 cm), peintes uniformément de bleu outremer, sont suspendues par un système d’équerres à une distance de 20 cm du mur, saturant l’espace restreint de cette galerie de petites dimensions. Les panneaux bleus n’étant pas encadrés, la couleur recouvrait les bords extérieurs du châssis. Pour la première fois, Klein présente une salle entière de monochromes bleus, dont l’un fut acquis par Lucio Fontana. « Je devais arriver dans mon évolution à une architecture de l’air, parce que seulement là, je peux enfin produire et stabiliser la sensibilité picturale à l’état matière première. Jusqu’à présent dans l’espace architectonique encore très précisé, je peins des tableaux monochromes dans une manière la plus éclairée possible; la sensibilité couleur encore très matérielle doit être réduite à une sensibilité immatérielle plus pneumatique ».

En 1958 à la première Biennale de Paris, Pierre Restany présente un monochrome de grand format dans la sélection des œuvres proposées par le jury des jeunes critiques. Jean Tinguely, Raymond Hains, Jacques Mahé de la Villeglé et François Dufrêne font aussi partie de la sélection. C’est une étape essentielle de la formation du groupe des Nouveaux Réalistes. En 1960 Klein participe à l’exposition Les Nouveaux Réalistes à la Galerie Apollinaire, à Milan avec Arman, Hains, Dufrêne, Villeglé et Tinguely. Dans la préface du catalogue, Pierre Restany utilise pour la première fois le terme Nouveau Réalisme: « Que nous propose-t-on par ailleurs ? La passionnante aventure du réel perçu en soi et non à travers le prisme de la transcription conceptuelle ou imaginative. Quelle en est la marque ? L’introduction d’un relais sociologique au stade essentiel de la communication. La sociologie vient au secours de la conscience et du hasard, que ce soit au niveau du choix ou de la lacération de l’affiche, de l’allure d’un objet, d’une ordure de ménage ou d’un déchet de salon, du déchaînement de l’affectivité mécanique, de la diffusion de la sensibilité au-delà des


limites logiques de sa perception... Au stade, plus essentiel de son urgence, de la pleine expression affective et de la mise hors de soi de l’individu créateur, et à travers les apparences naturellement baroques de certaines expériences, nous nous acheminons vers un nouveau réalisme de la pure sensibilité. Voilà à tout le moins l’un des chemins de l’avenir ». Pierre Restany, 16 avril 1960, préface pour l’exposition Les Nouveaux Réalistes, Galerie Apollinaire, Milan

Klein dépose la formule du bleu qu’il a mise au point sous le nom International Klein Blue (IKB). La formule déposée par Yves Klein comprend un certain dosage de "Rhodopas MA", d’alcool d’éthyle et d’acétate d’éthyle. En variant la concentration du pigment et le type de solvant, la peinture peut-être appliquée au pinceau, au rouleau ou au pistolet.

PIERO MANZONI ACHROME

1959

Après ses premières œuvres, réalisées en 1956, Manzoni découvre en 1957, à Milan, les peintures monochromes d’ Yves Klein, dont il fait aussi la connaissance. Manzoni va exécuter alors à partir de cette date des peintures intitulées Achromes, tableaux uniformément blancs, dont la particularité est d'être trempés dans une solution de plâtre et de colle et dont les formes sont données par le plissé ou la texture de la toile. Initialement l’Achrome est une surface blanche de craie ou de kaolin qui ne manifeste rien d’autre qu’elle même. L’Achrome n'est pas un espace rempli de lignes et de couleurs organisées selon un principe composite pour obtenir des formes artistiques. Les œuvres de Manzoni ne sont pas éloignées de l'esprit de celles de Lucio Fontana et ne montrent rien que leur propre existence. Les « superfici acrome » (ainsi les Achromes sont appelés pour la première fois de Piero Manzoni en 1959) sont un espace « total », ouvert infinis à des significations possibles, infinie reproduction de sa réalité tautologique. Manzoni se montre ainsi très proche des préoccupations du groupe hollandais Zero, avec lequel il exposera quelque temps plus tard. S'étant lié avec Enrico Castellani, il va publier une revue, Azimut, en 1959, puis ouvre à la fin de l'année, à Milan, une galerie du même nom, dont la manifestation inaugurale sera constituée par la présentation de lignes continues, qui mesurent parfois plusieurs kilomètres de long et sont tracées sur des rouleaux de papier enfermés dans un cylindre. La galerie cessera son activité à la fin de 1960. Il entreprend, en 1960, une nouvelle série de tableaux, aussi intitulés Achromes, beaucoup plus neutre encore que la précédente et conçue avec des matériaux très divers (tampons de coton hydrophile, tiges de blé, laine de verre, carrés de tissu blanc cousus entre eux). Plus tard il arrive à créer des Achromes artificiels dans lesquels le materiel etait choisi pour sa capacité à se déterminer visuellement. Manzoni ne cessa jamais d'expérimenter des nouvelles techniques et des nouveaux matériaux (du coton à la fibre de verre, du pain plastifié aux œufs, du papier au polystyrène) en restant fidèle à l'inspiration originaire: une œuvre dont l'existence est scellée dans sa fermeture tautologique.

Achromes, Piero Manzoni


LUCIO FONTANA CONCETTO SPAZIALE 1949

Sculpteur et peintre italien d'origine argentine, fondateur du Mouvement Spatialiste, associé à l'Art informel. En 1927 il étudie la sculpture avec Adolfo Wildt puis il présente sa première exposition en 1930, organisée par la galerie milanaise Il Milione. Durant les années suivantes il voyage en Italie et en France, en travaillant avec des peintres expressionnistes et abstraits. En 1935 rejoint l'association Abstraction Création à Paris et réalise de 1936 à 1949 des sculptures expressionnistes en céramique et bronze (Scultura spaziale, 1947, Paris). En 1940, il rentre à Buenos Aires et enseigne la sculpture à l'école des Beaux-Arts. En 1946 il élabore, en compagnie de quelques jeunes artistes, le « Manifesto Blanco », qui sera considéré comme le premier manifeste du Mouvement Spatialiste et qui influencera de nombreux artistes abstraits. Y sont d'ores et déjà énoncées les règles d'un art à naître, articulées autour des concepts de temps et d'espace. Il s'agit, annonce-t-il, de tourner le dos à « l'usage des formes connues de l'art » pour privilégier, au contraire, « le développement d'un art fondé sur l'unité du temps et de l'espace ». En 1947, revient à Milan où un petit groupe se réunit bientôt autour de ses idées et propositions. Il répond à des commandes d'églises (chemins de croix en terre cuite, etc...) et y reprend son projet pour en faire un « manifeste technique ». Deux autres manifestes concourent à définir le mouvement. Le premier, Spatialistes I (1947), est rédigé par le peintre Beniamino Joppolo et prolongé, en 1948, par Spatialistes II, du critique Antonino Tullier. Puis il fait paraître en 1951 un Manifeste de l'art spatial sous le titre de Nous continuons l'évolution des moyens dans l'art, chargé de compléter la Proposition d'un règlement du mouvement spatial publié l'année précédente. Il n'y aura plus qu'à y ajouter, en 1952, le Manifeste du mouvement spatial pour la télévision pour constituer une trilogie théorique du spatialisme.

Dès 1949, Lucio Fontana avait commencé à peindre des surfaces monochromes et à les « maltraiter » en faisant des trous ou des incisions dans la toile (Concetto spaziale), suivis des « trous » et « coupes ». Pour Fontana « la toile n'est pas ou plus un support mais une illusion. », la surface d'une toile ne doit plus seulement exister pour le regard de l'observateur qui s'abîme en elle, mais, au contraire, s'ouvrir largement aux hasards de son environnement non pictural. Il attribuera le titre Concetto Spaziale à ce type d’œuvres. En 1950, il fonde le spatialisme proprement dit, mouvement auquel participe plusieurs autres peintres tels que Mario Deluigi et Roberto Crippa. Les peintre spatialistes ne s’attachent plus tant à la couleur et à la peinture de la toile qu’à créer sur celle-ci une construction picturale de nature tridimensionnelle, motivée par une capture du mouvement dans l’espace-temps, à travers la prise de conscience des forces naturelles cachées, issues des particules élémentaires et de la lumière, qui agissent de manière incontrôlée sur la toile. A la faveur d’un accident qui endommage l’une de ces toiles prévue pour une exposition à Paris, il fixe alors cette intention par un geste souverain consistant à griffer, perforer et inciser le plan du tableau à l’aide d’une lame de rasoir, d’un poinçon ou d’un cutter pour en révéler l’espace tridimensionnel (Concetto spaziale Attese, MoMA, New York), puis il constellera certaines de ses peintures d'éclats de verroterie ou de petits cailloux. Il poursuit ses réalisations sous toutes les occurrences manipulables de la lumière. En 1949, à la Galleria del Naviglio de Milan il utilise la lumière noire ou lumière de Wood, avec l'aide de l'architecte Luciano Baldessari, pour concevoir une installation plongée dans l'obscurité tout en étant traversée de colorations abstraites, qui semblent suspendues au-dessus du sol. Cette première œuvre spatialiste voit le jour en 1949 sous le titre Ambiente spaziale a Luce Nera (environnement spatial en lumière noire). Il réalise également des structures en néon, intitulée Luce Spaziale pour la IX Triennale de Milan de 1951.

Concetti Spaziali, Lucio Fontana


ALBERTO BURRI SACCHI 1949

Artiste plasticien italien, associé au courant matiériste du mouvement de l'Art informel européen. Il qualifie son style de polimatérialiste. Il entretint également des liens avec le spatialisme de Lucio Fontana et aura, avec Antoni Tàpies, une influence sur le renouveau de l'art de l'assemblage d'après-guerre en Amérique (Robert Rauschenberg) comme en Europe. Il présent, à Rome en 1947, sa première exposition personnelle, faite d'oeuvres abstraites constituées de graphismes linéaires à la Galleria La Margherita. En 1948, il y expose ses premiers Bianchi e Catrami (blancs et goudrons). En 1949, avec SZ1, son premier Sacco imprimé, il commence à réaliser sa célèbre série des Sacchi, dans laquelle il inclut dans la composition des sacs en toile de jute, qu'il peint, racle et plonge dans la colle avant de les recouvrir de linges usés et déchirés, dont il utilise les trous, rapiéçages, abrasions ou éraflures, métaphores de chair humaine meurtrie, blessée et ensanglantée. La même année, il expose à Paris au Salon des réalités nouvelles. De cette époque datent les premiers Catrami (goudrons) et Neri (noirs). Ses premiers grands sacs suivront en 1952. En 1954-1955 ont lieu les premières Combustioni de plastique brûlé, où les minces couches de plastique, déformées et trouées par les flammes, reprennent le thème de la blessure, physique ou morale. En 1956, c'est Michel Tapié qui présente à la galerie Rive droite à Paris les œuvres. A partir de 1956, il introduit, selon le même principe que les séries précédentes, des morceaux de bois (Legni, 1957), de plastique (Plastiche, 1957), de tôles industrielles rouillées et soumises à une forte chaleur (Ferri, 1958).

Bianchi e catrami, Alberto Burri



LE BLANC

Texte extrait de l’ouvrage de: Michel Pastoureau Dictionnaire des couleurs de notre temps symbolique et société Editions: Bonneton

Couleur de la pureté, de la chasteté, de la virginité, de l’innocence: vêtements ecclésiastiques blancs, couleur liturgique; vêtements de baptême, robe de mariée (blanche seulement depuis le XIX siècle). A Rome, robe blanc de « candidats » (candidus). Couleur de l’hygiène, de la propreté, du froid, de ce qui est stérile: l’hygiène: le savons, les lessives sont blancs; draps, sous-vêtements, tissus touchant le corps ont pendant des siècles été de couleur blanche; couleur du froid, de la neige, du nord. Couleur de la simplicité, de la discrétion, de la paix: le blanc signale toujours le plus facile; discrétion, neutralité. Si l’on demande: « que signifient les mots rouge, bleu, noir, blanc? » Nous pouvons bien entendu montrer immédiatement des choses qui on telles couleurs. Mais notre capacité à expliquer la signification de ces mots ne va pas plus loin. Ludwig Wittgenstein, Bemerkugen über die Farben I, 1968

Couleur de la sagesse et de la viellesse. Couleur de l’aristocratie, de la monarchie Absence de couleur, valeur zéro de la couleur. Couleur du divin. La couleur n’est pas un chose en soi, encore moins un phénomène relevant seulement de la vue.


Le Blanc est une question très moderne, qui n'aurait eu aucun sens autrefois. Pour nos ancêtres, il n'y avait pas de doute: le blanc était une vraie couleur (et même l'une des trois couleurs de base du système antique, au même titre que le rouge et le noir). Déjà, sur les parois grisâtres des grottes paléolithiques, on employait des matières crayeuses pour colorer les représentations animales en blanc et, au Moyen Age, on ajoutait du blanc sur le parchemin des manuscrits enluminés (qui étaient beige clair ou coquille d'œuf). Dans les sociétés anciennes, on définissait l'incolore par tout ce qui ne contenait pas de pigments. En peinture et en teinture, il s'agissait donc de la teinte du support avant qu'on l'utilise: le gris de la pierre, le marron du bois brut, le beige du parchemin, l'écru de l'étoffe naturelle… C'est en faisant du papier le principal support des textes et des images que l'imprimerie a introduit une équivalence entre l'incolore et le blanc, ce dernier se voyant alors considéré comme le degré zéro de la couleur, ou comme son absence. Nous n'en sommes plus là… Après de nombreux débats entre physiciens, on a finalement renoué avec la sagesse antique et on considère à nouveau le blanc comme une couleur à part entière. Ils distinguaient même le blanc mat du blanc brillant: en latin, albus (le blanc mat, qui a donné en français «albâtre» et «albumine») et candidus (le brillant, qui a donné «candidat», celui qui met une robe blanche éclatante pour se présenter au suffrage des électeurs). Dans les langues issues du germanique, il y a également deux mots: blank, le blanc brillant - proche du noir brillant (black), qui va s'imposer en français après les invasions barbares - et weiss, resté, en allemand moderne, le blanc mat. Autrefois, la distinction entre mat et brillant, entre clair et sombre, entre lisse et rugueux, entre dense et peu saturé, était souvent plus importante que les différences entre colorations. Il reste que, dans notre vocabulaire, le blanc est associé à l'absence, au manque: une page blanche (sans texte), une

voix blanche (sans timbre), une nuit blanche (sans sommeil), une balle à blanc (sans poudre), un chèque en blanc (sans montant). Mais, dans notre imaginaire, nous associons spontanément le blanc à une autre idée: celle de la pureté et de l'innocence. Ce symbole-là est extrêmement fort, il est récurrent dans les sociétés européennes et on le retrouve en Afrique et en Asie. Presque partout sur la planète, le blanc renvoie au pur, au vierge, au propre, à l'innocent… Pourquoi? Sans doute parce qu'il est relativement plus facile de faire quelque chose d'uniforme, d'homogène, de pur avec du blanc qu'avec les autres couleurs. Dans certaines régions, la neige a renforcé ce symbole. Quand elle n'est pas souillée, elle s'étend uniformément sur les champs en prenant un aspect monochrome. Aucune autre couleur n'est aussi unie dans la nature: ni le monde végétal, ni la mer, ni le ciel, ni les pierres, ni la terre… Seule la neige suggère la pureté, et par extension, l'innocence et la virginité, la sérénité et la paix… Dès la guerre de Cent Ans, aux XIV et XV siècles, on a brandi un drapeau blanc pour demander l'arrêt des hostilités: le blanc s'opposait alors au rouge de la guerre. Cette dimension symbolique est presque universelle, et constante au fil des temps.



LES PAPIERS | LA MATIÈRE

Texte extrait de l’ouvrage coordonné par: Pierre-Marc De Biasi et Marc Guillaume Les cahiers de médiologie numero 4 Pouvoirs du Papier Editions: Gallimard, Paris

La question du papier s’est profondément renouvelée : les découvertes archéologiques en Chine ont largement modifié notre connaissance de ses origines ; les nouvelles technologies de l’écriture et de la communication, naissantes au début des années 1980, se sont généralisés et imposées au point de remettre en cause, pour la première fois dans l’histoire, le rôle du papier comme support du texte et de l’image fixe ; l’avenir des archives et la question cruciale des papiers acides se sont traduits par une prise de conscience qui a transformé notre vision du patrimoine écrit. Le papier comme élément médiateur de la culture. Vecteur fondamental de la communication écrite et de la transmission des idées, le papier constitue le support même de la graphosphère occidentale moderne. La question : comment le papier est-il médiateur de mémoire, de savoir, d’art, de croyance et de pouvoir ?


PIERRE-MARC DE BIASI LE PAPIER, FRAGILE SUPPORT DE L’ESSENTIEL ouverture | numero 1 Le papier est la matière même des monuments de mémoire sur lesquels reposent la langue et la nation. Comme support de l’écriture et de l’image fixe, il constitue matériellement notre relation de dialogue avec les générations passées et reste le média essentiel des échanges intellectuels de notre temps. L’ÉNIGME DES DEUX ORIGINES La plupart des encyclopédies européennes fixent l’origine du papier au IIe siècle de notre ère et ont font l’invention de Cai Lun (Lou Tsaï loun, haut fonctionnaire de la Cour des Han), vers 105-120 après J.-C. Comme le montre le récent ouvrage de Pan Jixing, Zhongguo zao zhi shihua (“ Histoire de la fabrication du papier en Chine ”, Tabei, 1994), les découvertes de l’archéologie obligent à reconsidérer la question. La difficulté pour les historiens venait de certaines contradictions dans les sources chinoises. Deux traditions donnent une version différente de l’origine du papier : selon Zhang Yi, historien des Trois Royaumes, IIIe s. ap. J.-C., et selon Fan Ye, (historien des Dynasties du Sud : Ve-VIe s. ap. J.-C.), le papier aurait été inventé par Cai Lun au début du IIe siècle de notre ère. Mais un autre érudit chinois, Zhang Huaiguan (historien des Tang : VIIe-Xe s. ap. J.-C.) prétendait que le papier existait déjà sous les Han de l’Ouest (206 av. J.-C. - 8 ap. J.-C.) et qu’à cette époque il tendait déjà à remplacer les fiches de bambous écrites au stylet et à la laque. L’archéologie chinoise s’est chargée de donner raison à cette seconde hypothèse. Dès 1933, Huang Wenbi avait exhumé d’une tour de guet ruinée des Han dans la région du Lobnor, un échantillon de papier de chanvre datant de 49 av. J.-C. En 1957, à Baqiao dans les environs de Xi’an (Shexi), la trouvaille d’un papier de chanvre jaune de l’époque de Wudi des Han (140-87 av. J.-C.) oblige à repousser d’un siècle en amont, vers le milieu du IIe siècle av. J.-C., la date présumée des premiers papiers chinois. En 1978, toujours dans le Shenxi, au village de Zhongyancun près de Fufeng, dans une jarre contenant un dépôt monétaire, on découvre plusieurs feuilles de papier de chanvre blanchâtre (6,8 x 7,2 cm.),de la même époque que celui du Lobnor (73-49 av. J.-C.) mais d’une qualité plus fine, qui prouve l’existence d’une technique de fabrication déjà très avancée, idée confirmée en 1979 par la trouvaille, dans un poste militaire de la Grande Muraille à Mazhuanwan près de Dunhuang (Touen-Houang), de cinq nouveaux échantillons datant aussi du Ier siècle avant notre ère : quatre feuilles de papier blanc et une feuille de papier jaunâtre plus épaisse (20 x 30 cm.) intacte sur laquelle étaient visibles les traces du treillis.. On en déduisit que le papier comme matière avait sans doute été inventé au IIe siècle avant J.-C., mais qu’il avait été en quelque sorte réinventé par Cai Lun qui en avait fait un support d’écriture. Deux importantes découvertes réalisées dans le Gansu au cours des dix dernières années infirment complètement cette hypothèse. En 1986, on met à jour dans une tombe (tombe n°5 de Fangmatan, près de Tianshui) une carte géographique datant des règnes de Wendi ou Jingdi des Han de l’Ouest (176-141 av. J.-C.) : un document tracé sur du papier de chanvre de bonne qualité attestant une méthode de fabrication bien maîtrisée et montrant à l’évidence

que le papier dans la première moitié du IIe siècle avant notre ère était déjà utilisé comme support d’écriture et de représentations abstraites. Enfin, en 1990, l’archéologue He Shuangquan découvre à Tianshuijing près de Dunhuang, dans des ruines de l’époque des Han de l’Ouest, un sceau de fonctionnaire des Han et plus de trente feuilles de papier de chanvre blanc dont trois portant des traces d’écriture à l’encre. L’archéologie prouve donc que Cai Lun n’a pas inventé le papier et n’a pas non plus inventé son usage comme support d’écriture : il a simplement développé et perfectionné une technique déjà très ancienne en dotant le papier d’une structure plus fine et plus résistante, mieux adaptée à l’écriture. Avant lui, le papier chinois était fabriqué à partir de fibres végétales ou de bois râpé (chanvre, écorce de mûrier, bambou, paille de riz, bois de santal...). Cai Lun a amélioré la qualité de la pâte en y ajoutant des fibres tissées: fragments de chiffons, cordages et vieux filets de pêche, macérés dans de l’eau.

Sans lui, pas d’affiches, de dessins, de photos, de cahiers, de livres, de journaux, de contrats, de constitution, de monnaie, de diplômes, de manuscrits. Plus de mouchoirs en papier, plus de papier hygiénique. Plus de cartes postales, de cartes à jouer, ni de cartes de visite. Plus de cocottes en papier. Plus de lettres d’amour, plus de paquet cadeau, plus de confettis, plus de masque pour le carnaval. Mais les écrins et les joyaux de papier qui accompagnent la vie de tous les jours nous demeurent presque constamment imperceptibles. La réalité du papier disparaît derrière le symbole, le texte, la représentation ou le signe dont il est porteur. Paradoxalement, c’est sous ses formes les plus insignifiantes et les plus dérisoires, sous son aspect de détritus, que sa présence redevient visible : prospectus, sachets déchirés, vieux emballages, lambeaux d’affiches, papiers de bonbon et papiers gras, tracts abandonnés, enveloppes ouvertes, presse périmée... Le papier fait écran à sa propre beauté, il nous embarrasse, il déborde de nos boîtes aux lettres, il traîne sur les trottoirs, il fait désordre ; on le froisse, on le jette, on le brûle. Or, ce papier qui nous encombre et dont nous nous débarrassons avec désinvolture est aussi celui qui constitue une part essentielle de notre existence sociale : celui que nous sollicitons pour élaborer, communiquer et transmettre notre pensée, celui que nous présentons pour défendre nos droits ou pour prouver notre identité - et l’actualité aura montré combien il est douloureux d’être «sans papier». Le papier, vieil ami séculaire, nous accompagne, sous les formes les plus diverses, dans chaque geste de l’existence quotidienne, dans les occasions les plus graves et les plus futiles de la vie privée ou publique, dans les plaisirs du corps comme dans ceux de l’esprit, devant les représentants de l’autorité comme dans les fêtes sans lendemain : il est l’éphémère et la permanence, le sens et l’insignifiance, le précieux et le jetable, la mémoire et l’oubli.


MARC GUILLAUME LE LUXE DE LA LENTEUR ouverture | numero 2 Le papier tient une place singulière car il est, tout à la fois et à part entière, une matière et un médium. Une matière complexe, susceptible d’infinies variations, un moyen de communication par excellence, puisqu’il a été, pendant des siècles, le support presque exclusif de l’écriture et donc, à ce titre, le support de développement des civilisations. Comme matériau, le papier exprime d’abord la fragilité, la faible résistance, la légèreté, l’éphémère. Ce qui peut être aisément froissé ou brûlé : tigre de papier, chiffon de papier... Ce n’est pas une matière vouée, comme le bronze, l’or ou le marbre, à la fabrication des objets du patrimoine. Cependant, de ce fait même, le papier prend une place éminente dans les sociétés asiatiques qui ne privilégient pas seulement, dans leur rapport au passé, ce qui dure mais aussi l’éphémère et le fragile, comme symbôles de l’existence humaine. Cependant aussi, mais déjà en tant que support d’écriture ou d’image, le papier est destiné à la conservation, laquelle s’avère difficile et coûteuse. Il devient pièce, archive, volume protégé de cuir et enfermé dans des bibliothèques : le document est potentiellement un petit monument. Comme médium, le papier symbolise notamment la vie végétale - pour le parchemin, c’était la vie animale - mise au service de la pensée humaine.


FRANÇOIS DUPUIGRENET-DESROUSSILLES LA GALAXIE TSAÏ-LOUN I. Le papier mémoire | numero 1 « L’ART DE FAIRE LE PAPIER À LA CHINE » Certaines améliorations techniques, la plupart attribuées par la tradition chinoise à un jeune disciple de Tsàï-Loun, Tso Tzu-Yi, transformèrent l’aspect des premiers papiers, simples assemblages duveteux de fibres de chiffon non collés. La matière première, d’abord. Les analyses de laboratoire conduites depuis les travaux pionniers de Karabacek ont montré la grande variété des matériaux utilisés, qui dépendent des ressources locales : lin, chanvre, écorce de mûrier, bambou, etc. Plus caractéristique, la préparation de la pâte. A l’origine, le chiffon ou l’écorce sont placés dans un mortier, arrosés d’eau et pilés à la main à l’aide d’un pilon ou d’un maillet jusqu’à ce que la masse soit défibrée. Une variante de cette méthode est le battage de l’écorce de mûrier lavée et mouillée sur une pierre de taille, encore en usage au Japon en plein XIXème siècle. Concurremment, un système plus élaboré permet, grâce à un jeu de balancier, d’actionner au pied un marteau-pilon. La fabrication de la feuille, elle, a sans doute été réalisée dans un premier temps en versant la pâte sur un moule composé d’un cadre de bois et d’un tissu ou un treillis de rotin ou de ramie qui retenait les fibres et laissait l’eau s’échapper. La feuille humide adhérait au moule flottant, et l’ensemble feuille-moule devait être séché au soleil avant de détacher la feuille. Cette opération durait environ une demi-heure. Un très grand nombre de moules étaient nécessaires pour obtenir une production importante. Là aussi nous avons affaire à un procédé encore attesté dans les années trente en Chine continentale. A une date inconnue de nous, cette façon de faire fut concurrencée et presque partout supplantée par l’invention d’une forme à puiser souple, typique de l’Orient tout entier, à l’instar du marteau-pilon actionné au pied. Le moule se décompose en un cadre oblong de bois rigide, de dimension variable, et une claie amovible faite de bâtonnets de bambou disposés parallèlement et reliés entre eux par un tamis de fils de soie ou de crins. L’artisan plonge le cadre recouvert de sa forme dans la cuve où se trouve la pâte macérée, relève le moule d’où l’eau s’égoutte et, grâce à la souplesse de la claie qui se déroule, détache immédiatement la feuille de pulpe humide et la « couche» sur une planche polie. Il peut ensuite appliquer la feuille sur une paroi lisse verticale parfois chauffée par un

four (une fois sèche, la feuille se détache d’elle-même), ou la faire sécher à l’air libre. Pour éviter que les feuilles de papier destinées à l’écriture ne « boivent » l’encre, on les recouvre enfin d’une mince pellicule imperméable et incolore. En Chine, l’amidon de riz est appliqué à la main. Il arrive aussi que soient collées l’une contre l’autre deux feuilles par la face opposée à celle qui a été en contact avec la surface de séchage, on obtient ainsi une nouvelle feuille dont les deux faces sont identiques. N’oublions pas, dans ce rapide examen des techniques orientales de papeterie, le « recyclage » des vieux papiers. Dès 1031, nous le trouvons signalé au Japon où il est le plus couramment vendu dans les papeteries . Le succès de ce papier ne s’est jamais démenti malgré son aspect gris, dû à l’encrage du matériau de base. Au XVIème siècle, nous connaissons l’existence de deux guildes de fabricants de papier retraité, chacune menée par une famille de fonctionnaires de la Bibliothèque impériale. Selon Dard Hunter, de nombreux manuscrits anciens appartenant à la Bibliothèque auraient ainsi été « recyclés » . Autre exemple, en Chine cette fois. L’empereur Wou (1396-1398) devant, selon la légende, choisir un type de papier pour l’impression du papier-monnaie, un conseil de sages lui aurait recommandé de mêler à la pâte d’écorce de mûrier les coeurs macérés des meilleurs lettrés de l’Empire. Alors que l’empereur était décidé à prendre ce parti extrême, l’impératrice aurait réussi à le persuader d’utiliser plutôt les écrits de ces lettrés, « qui sont leur véritable coeur », ce qui expliquerait la couleur grisée des anciens papiers-monnaies chinois.

L’ÂGE DU PAPIER Papier abondant, papier bon marché. Les transformations de l’industrie papetière répondent au bond en avant de la demande en imprimés qui accompagne la diffusion massive de l’alphabétisation dans les pays industrialisés. Le tirage et le nombre des livres augmentent, le nombre et le format des journaux également. Tout cela de même que les besoins en papier des administrations des grands Etats modernes, est assez bien connu. Parallèlement, on a pu chiffrer le développement du trafic postal, bonne mesure de la consommation privée de papier. En Allemagne, le nombre de lettres par habitant et par an est de 1,5 en 1840, de 12,1 en 1871, de 58,6 en 1900 41. Aux Etats-Unis, on vend en 1850, 1,5 million de timbres, en 1900,


4 millions. Les premières cartes de voeux sont imprimées en Angleterre en 1842. Un siècle plus tard, il s’en produit 3 milliards par an aux États-Unis 42. Moins « noble », mais tout aussi significative, l’utilisation du papier et du carton par les industries de pointe de la révolution industrielle, tout particulièrement l’industrie textile. Papier d’emballage, de correspondance, archives… C’est également du XIXème siècle que date le triomphe du papier peint dans la décoration intérieure 43. A cet effet de multiplication d’usages déjà anciens s’ajoute la création à partir des années 1850 d’innombrables objets de papier nouveaux. Les premiers cols de chemises, manchettes et plastrons en papier apparaissent à New York en 1853 et sont vite adoptés par les élégants. Bientôt ils sont d’usage général. En 1870, un industriel de Boston ne produit-il pas 75 millions de cols de chemise de papier par an 44. Le papier devient également un matériau de construction. A partir de 1870 aux Etats-Unis, il sert d’isolant pour les premiers câbles téléphoniques (1891), se fait médicament (papier anti-asthme de Ricou, papier iodé de Gautier, etc.), jouet, marionnette (Guignol est en papier-mâché), actionne les pianos mécaniques (par bande perforée), est même substitué au Celluloïd jusqu’en 1915 par le service américain du dépôt légal pour la conservation des premiers films cinématographiques (ce qui a permis de sauver des centaines d’« incunables » du cinéma)… A dresser un tableau de l’industrie papetière au moment de la Seconde guerre mondiale, on constate qu’aux Etats-Unis, celle-ci atteint une capacité de production de 16.700.000 tonnes (contre 2.780.000 en 1900) et emploie 1.260.00 personnes ; il se vend chaque jour dans les seuls USA, 45 millions de journaux; dans le monde entier on recense en 1945, 14.000 produits dérivés du papier 45. C’est l’ère du papier triomphant.

CLAIRE BUSTARRET L’ÉNIGME DE L’EXTRA-STRONG I. Le papier mémoire | numero 3 Il faut supposer qu’il y a quelque chose de magique dans cet instant de la première prise de contact entre le crayon et le papier, expérience initiale ancrée dans l’enfance etqui laisse une trace émotionnelle suffisamment profonde pour motiver une vocation, aux dires de nombreux écrivains et dessinateurs. Parmi eux, certains ont eu la curiosité, ou le courage, de remettre en cause la valeur suprême accordée au geste de tracer pour rendre au papier sa part dans l’aventure créatrice. La tentative faite en ce sens par Francis Ponge semble néammoins aboutir à une impasse : comment “ donner la parole ” au papier sur lequel on écrit, sinon en cessant d’écrire ? “ La meilleure façon de le laisser parler ne serait-elle pas de le laisser blanc, vierge ; de n’en rien dire ? ”... Le support comporte ce paradoxe, aux yeux de l’utilisateur, qu’il est à la fois indispensable à la production de tout écrit, et voué à l’oubli dès qu’il porte une inscription. Du moins sommes-nous portés à le croire, dans une civilisation où la sacralisation du texte par l’imprimerie a eu pour effet une dématérialisation croissante de l’écrit, qui trouve son aboutissement aujourd’hui dans l’usage des supports virtuels. Et pourtant, comment expliquer que nous accordions tant de valeur aux documents originaux, sinon par un curieux attachement à la matérialité de l’écrit, justement, qui associe la présence physique d’un papier particulier et l’inscription autographe d’une main singulière ?

LE SUPPORT PAPIER COMME MOBILE DU GESTE D’ÉCRITURE Souvent évoquée incidemment, au détour d’une phrase, en marge d’un brouillon ou d’une lettre, la relation de l’écrivain aux supports qu’il utilise n’a pourtant rien d’anodin. André Gide confiait à son Journal, le 4 juin 1949 : “ Certains jours il me semble que si j’avais sous la main une bonne plume, de la bonne encre et du bon papier, j’écrirais sans peine un chef d’oeuvre ”. La prédilection de l’auteur pour les carnets anglais à couverture toilée achetés chez Beauvais, rue du Bac, et les beaux vergés italiens filigranés d’un cerf altier qu’il faisait relier en cahiers ne peut que confirmer la valeur d’oeuvre qu’il attachait à l’écriture quotidienne. Thomas Mann affirmait une vingtaine d’années plus tôt : “ J’ai besoin de papier blanc,


complètement lisse, d’encre fluide et d’une plume neuve, glissant facilement. Des obstacles extérieurs en provoquent d’autres, intérieurs ”. Le confort matériel alliant la qualité du support et celle des instruments apparaît comme une nécessité qui incite à la jubilation créatrice. L’interaction entre les caractéristiques du support et le processus même de création apparaît de façon explicite lorsqu’elles sont par exemple à l’origine d’associations d’idées.

LES INDICES MATÉRIELS RÉVÉLATEURS DU PARCOURS GÉNÉTIQUE Parmi les caractéristiques distinctives du papier, le filigrane est sans conteste, surtout avant l’ère industrielle, celui dont on peut tirer l’information la plus précise. Marque du fabricant indiquant tantôt la qualité ou le format de la feuille, tantôt le nom du papetier ou ses initiales, celui du moulin, et parfois la région ou la date de fabrication, ce motif qui apparaît en transparence dans l’épaisseur du papier est également une source d’information purement visuelle. En effet, le moule (ou “ forme ”) servant à la fabrication de chaque feuille porte un fil de laiton fixé à la trame vergée dont l’empreinte vient s’inscrire dans la pâte, de telle sorte que les centaines de feuilles produites à partir d’un même moule portent un filigrane identique. Grâce au renouvellement périodique des formes, la production d’un même moulin peut être suivie littéralement “ à la trace ” pendant de nombreuses années. ASTRID-CHRISTIANE BRANDT LE PAPIER DES XIXÈ ET XXÈ SIÈCLES MENACÉ LES CAUSES DE LA DÉGRADATION ACCÉLÉRÉE DU PAPIER Nos bibliothèques conservent une partie importante de livres et de documents contenant des papiers acides et fragilisés qui, à terme, sont menacés de destruction totale. La principale cause se trouve dans les changements intervenus au niveau de la fabrication du papier. Jusqu’au milieu du XIXème siècle les papiers étaient presque exclusivement fabriqués à partir de vieux chiffons, ne contenant que de la cellulose pure. L’encollage des papiers était fait à la gélatine. A partir de la seconde moitié du XIXème siècle le bois a progressivement remplacé les chiffons comme matière première. De même, l’encollage à la gélatine a été abandonné en faveur de l’encollage à la colophane en milieu acide. Les papiers ainsi fabriqués jaunissent et perdent plus ou moins rapidement leur flexibilité d’origine. L’augmentation de la fréquentation des bibliothèques depuis le XIXème siècle contribue à la dégradation des papiers soumis à d’intenses manipulations. De même, la pollution atmosphérique, qui a augmenté de manière importante depuis la révolution industrielle, accélère les processus de dégradation des papiers.


L’IMPORTANCE DES DÉGÂTS En 1990, la Bibliothèque Nationale a réalisé un sondage sur un échantillon de 21 185 documents représentant 0,21 % des collections des Départements des Livres imprimés et des Périodiques. Cette étude a conclu qu’environ 2,6 millions de documents publiés entre 1870 et 1960 contenaient du papier acide et fragilisé, communicable avec restriction (26,6%) ou fragile et incommunicable (35 %). Une seconde enquête réalisée pour l’Etablissement public de la Bibliothèque de France en 1992, appliquant également une méthode par échantillonnage, a montré que dans les bibliothèques françaises (municipales et universitaires) le nombre d’ouvrages en danger est d’environ 11 millions. La situation est comparable dans toutes les bibliothèques de par le monde où les ouvrages ne pouvant plus être communiqués se chiffrent par millions. LES PROCÉDÉS DE DÉSACIDIFICATION DE MASSE C’est la raison pour laquelle depuis environ vingt ans un certain nombre de grandes bibliothèques nationales ont investi dans la recherche et le développement de procédés de désacidification de masse des ouvrages originaux. Ces procédés, qui permettent de traiter plusieurs dizaines à centaines de livres en une seule fois sans les dérelier, sont tous basés sur l’imprégnation du papier par un produit actif alcalin rémanent, apporté par un vecteur fluide qui peut être liquide ou gazeux. Les méthodes de désacidification ont pour but de neutraliser l’acidité des papiers et de déposer une réserve alcaline permettant de protéger les papiers contre une attaque acide ultérieure. Face à la grande quantité de documents contenant du papier acide, des procédés de masse se sont développés. Ces procédés visent à traiter en une seule fois une grande quantité de livres à un prix unitaire réduit (entre 40 F et 70 F par volume traité). Trois bibliothèques nationales se sont déjà dotées d’installations de désacidification de masse : la Bibliothèque nationale du Canada, la Bibliothèque nationale de France et la Deutsche Bücherei à Leipzig. Plusieurs dizaines de milliers de documents y sont traités chaque année. D’autres bibliothèques ont recours à la sous-traitance. En effet, des sociétés privées se créent actuellement pour proposer ce service. LE PAPIER PERMANENT Prévenir vaut mieux que guérir; c’est pourquoi les efforts doivent porter sur la fabrication d’un papier de meilleure qualité qui sera utilisé pour les documents et les ouvrages destinés à être conservés à long terme. La première norme internationale pour le papier permanent (ISO 9706) a été publiée par l’International Standard Organization (ISO) en mars 1994 et fixe «les prescriptions pour qu’un papier destiné à l’établissement de documents soit permanent », c’est-à-dire qu’il reste chimiquement et physiquement stable pendant une longue période. Pour qu’un papier puisse être déclaré conforme à la norme ISO 9706 dont l’équivalent est la norme américaine ANSI Z39.48, il doit répondre aux critères suivants : le pH de l’extrait aqueux de la pâte à papier doit être compris entre 7,5 et 10 ; l’indice Kappa de la pâte à papier qui indique la résistance à l’oxydation (liée à la présence de lignine) doit être inférieur à 5 ; la réserve alcaline doit être supérieure ou égale à 2 % d’équivalent de carbonate de calcium ; la résistance à la déchirure doit être supérieure à 350 milliNewton (mN) pour un papier dont le grammage est supérieur à 70 g/m2. Le symbole attaché à cette norme est le signe mathématique de l’infini dans un cercle portant en dessous la mention ISO 9706.

Le papier permanent doit être exclusivement fabriqué à partir de pâte chimique en milieu neutre ou alcalin. Cependant, il n’est pas nécessaire d’utiliser des chiffons comme matière première. Le bois peut donc être utilisé à condition d’éliminer tous les constituants non cellulosiques et en particulier la lignine.


ELEONORE KISSEL POUR UNE ÉTHIQUE DU PAPIER I. Le papier mémoire | numero 6 MICHEL MELOT DES KILOMÈTRES DE PAPIER Le papier, ce matériau conçu pour sa finesse et sa légèreté, capable d’être relié en cahiers, accumulé en rames, empilé en dossiers, roulé en bobines, le papier, destiné à l’intime et dirigé vers la discrétion, a un poids, une épaisseur, une surface, bref, le papier encombre. Feuille après feuille, il envahit bureaux et rayonnages ; le papier fait masse. Chaque bibliothèque en fait l’expérience en s’épaississant insensiblement, comme une falaise, bougeant à la vitesse de la dérive des continents, mais de manière tout aussi inéluctable. Ainsi, les collections de la Bibliothèque nationale de France progressent de 5 km par an. Les progrès de l’électronique n’y font rien. Ni les micro-documents, ni la numérisation des textes n’enrayent l’inflation du papier. Les promesses d’une bureaucratie sans papier ont été vaines. On n’a jamais autant imprimé sur papier que depuis l’invention de l’informatique. En vingt ans, depuis les années 1970, la production éditoriale mondiale a doublé, passant de 500.000 à 1 million d’ouvrages publiés, et dans une même proportion pour les périodiques dont 750.000 titres sont officiellement enregistrés dans le monde. Ces chiffres ne tiennent pas compte de la masse de papier aujourd’hui traitée par les imprimantes et la bureautique, circulaires, formulaires et rapports dont les archives cherchent à endiguer le flot et qui consomment l’essentiel de nos forêts. La sacralisation du livre donne à ce phénomène une dimension fatale: la destruction d’archives est rarement proclamée et le recours au pilon n’est jamais envisagé de bon coeur. Comme les abattoirs naguère, les lieux de destruction des livres restent à l’écart. Alors même que la fantasme de l’asphyxie par le papier tourmente les intellectuels - comme ce personnage d’Anatole France qui meurt étouffé sous l’avalanche des fiches de sa bibliothèque - le «désherbage», mot pudique pour l’élimination des livres inutiles, est regardé comme un sacrilège. Le dépôt légal inventé en France en 1537 continue d’être appliqué systématiquement dans 130 pays du monde. Tout propos qui met en doute le fait que chaque imprimé doive aujourd’hui encore être préservé pour l’avenir, suscite une réprobation religieuse même si, comme cela a été souvent proposé, l’original sur papier est préalablement à sa destruction reproduit sur un micro-support. Que cette attitude a quelque chose d’irraisonné nous est montré, a contrario, par l’exemple du dépôt légal de la

télévision, récemment instauré en France par la loi du 20 juin 1992. On estime la production télévisée française à 42.000 heures de programmes annuels. Effrayé par cette masse de documents à conserver le législateur a prévu sagement de les réduire à 16.000 après élimination et échantillonnage dûment contrôlés par un décret d’application qui n’a, bizarrement, fait frémir personne. Le soulagement que cette mesure restrictive a apporté aux esprits n’a d’égal que l’horreur qu’aurait suscité une pareille mesure concernant le livre ou la presse imprimée. Pourtant, un simple calcul aurait vite prouvé que 42 000 heures d’enregistrements vidéo, conservés sur 25.000 bandes Beta SP n’auraient occupé que 1 500 mètres linéaires de rayonnages par an, c’est-à-dire deux fois moins que les quelque 3 000 mètres linéaires de plus qu’occupent, chaque année, les périodiques conservés à la Bibliothèque nationale de France. Comment expliquer la différence émotive devant deux processus aussi similaires, sinon par le culte de l’écriture devenu, au fil des siècles, une superstition du papier ?



MARIE-LAURE PRÉVOST ECRIT SUR UNE PAGE BLANCHE II. Le papier croyance | numero 4 NELLY KUNTZMANN LE PAPIER À L’ÉPREUVE DE LA TRANSPARENCE Ce sont donc de drôles de petites images dont il sera question ici. Editées à la fin du siècle dernier, des années 1880 à la Grande Guerre pour l’essentiel, très peu au-delà, elles s’apparentent à l’imagerie scolaire et populaire. Elles nous racontent, en huit, douze ou seize vignettes de taille standardisée (8,5 x 10) que légende un petit texte ou une courte phrase, aussi bien « L’histoire du parti républicain du 2 décembre à la reconnaissance définitive de la République » que « Les causes de la Révolution Russe » ; « La vie de Jésus » et « Les inondations de Paris » ; « Le Diable » ou « Les expériences agricoles de René Leblanc ».Mais, elles ont beau nous rappeler tout à la fois les planches des images d’Epinal, les premières bandes dessinées, les gravures des manuels et les journaux illustrés du XIXème siècle, elles ne ressemblent à rien et s’offrent à nous, étranges et familières. ENTRE BOTANIQUE ET ENTOMOLOGIE, CE PAPIER N’EXISTE PAS Leur étrangeté tient sans doute en premier lieu au papier sur lequel elles sont imprimées. Ni mat ni brillant, ni opaque ni transparent, il peut, en douceur, se laisser traverser par la lumière ; en retenir juste ce qu’il faut : assez pour vivifier les couleurs sans les tuer ; suffisamment pour, lorsque les images sont en noir et blanc, réveiller les espaces clairs et les espaces sombres, sans en caricaturer l’opposition. Si nous essayons de préciser la nature de ce papier, le doute nous saisit : papier de soie ? Non, celui qui nous occupe est moins souple. Papier Cellophane ? Non, il est moins brillant et moins uniformément lisse. Papier calque ? Cristal ? Sulfurisé ? Non, sa transparence est plus franche, moins mate... Alors ? Seule Annie Renonciat, dans le remarquable catalogue que le Musée national de l’Education a consacré à es collections, s’est penchée sur ces images et sur leur fabrication. Elle nous apprend ainsi qu’un brevet : « Papyrodiaphanie pour projections scientifiques et récréatives », aboutissement de recherches successives destinées à trouver « un procédé permettant de réaliser d’une manière pratique et industrielle la substitution du papier au verre pour les projections en général », a été déposé à l’Institut national de la Propriété industrielle, en 1883. Charles Arnaud Durand, héliographe, et John Clayton, peintre, ont uni leurs efforts pour mettre au point un traitement qui rende transparent le papier. Celui-ci doit être un « papier à soie », de pâte ou de fil, de texture légère et qui aura été préalablement imprimé par les moyens habituels : taille douce, typographie, lithographie, décalque ou transfert en noir et en couleurs. Il est ensuite enduit d’un vernis gras, vernis de résine, gomme-résine, baume Copal, gomme Damar, Sandaranque, gomme-laque ou baume du Canada, dissous dans de l’essence de térébenthine, de benzine ou de lavande. Au Musée de l’Ecole de Chartres le « Fonds Guillemain » nous offre un précieux témoignage de la préparation et de l’usage des petits papiers diaphanes. Un hussard noir de la République, qui enseignait dans le Perche de 1902 à 1936 a fait don, en 1978, de sa lanterne, de sa collection de vues Après l’école ainsi que d’archives relatives aux séances qu’il organisait, dans le cadre de « cours du soir ». C’est à partir de ce corpus que nous pouvons aujourd’hui reconstituer la laborieuse cuisine à laquelle devaient se livrer les

conférenciers-projectionnistes. Qu’on en juge. POUR PRÉPARER LES IMAGES À PROJETER... Prendre une planche de vues pelliculaires. Si elle n’est pas déjà vernie, l’enduire d’un vernis spécial afin de la rendre plus transparente. Laisser sécher. Une fois la planche sèche, découper soigneusement chaque vignette. Numéroter les vues et recopier la légende qui risque d’être cachée par le cadre. Si vous disposez de temps, vous pouvez colorier les images, les retoucher à la plume ou au pinceau, en utilisant des couleurs à l’aniline. Monter chaque vignette dans un cadre en carton que vous aurez fabriqué ou que vous vous serez procuré auprès d’une maison spécialisée. Plutôt que d’encadrer les vues, il est possible de les rigidifier en les appliquant sur un verre. Celui-ci devra être préalablement chauffé, pour assurer à l’image une adhérence parfaite et pour éviter que des plis et des rides ne se forment… Vous pouvez également utiliser des porte-vues (deux plaques de verre assujetties à l’aide d’une charnière de toile) qui vous dispenseront d’encadrer les images ; inutile alors de recopier le texte : il apparaîtra à la projection. Les vues pelliculaires sont, elles, imprimées sur un étonnant papier diaphane et l’on peut se demander si, à ce titre, elles ne demeurent pas indéfectiblement attachées à la sphère du livre ; partant, on peut trouver que la place qui leur est volontiers faite dans la généalogie de l’audiovisuel, via le pré-cinéma, est sujette à caution, moins légitime qu’il n’y parait. Elles participent certainement d’une culture qui a commencé à s’élaborer avant le cinématographe et s’est enracinée avec lui ; elles entrent sans doute dans la catégorie des inclassables que les bibliothécaires anglo-saxons ont désigné sous le terme éloquent de « non-books ». Mais, autant et peut-être davantage que d’un pré-cinéma, elles relèvent sans doute d’un « post-imprimé » ou, plutôt, « néo-imprimé », processus dont on n’a pas fini de découvrir les développements et les variations. LES YEUX DES AUDITEURS Pourquoi s’attarder sur des images dont la qualité fut si douteuse et le succès aussi précaire que fugitif ? En raison d’abord du singulier rapprochement que l’on peut établir entre l’archaïque audiovisuel dont les vues sur papier diaphane sont les fragiles vestiges et la notion de multimédia. Qu’il soit question de la réception des images : « Une bonne projection sur un écran malpropre ou chiffonné ressemble à une belle gravure dont le papier a été sali ou froissé » ou de leur sélection : nombre de vues reproduisent, avec l’autorisation des éditeurs, des gravures tirées d’ouvrages ou de revues, et les projections lumineuses demeurent, à plus d’un titre, en rapport étroit avec la culture du livre. Elles ont également à voir avec l’enregistrement de la parole. En effet, au cours des séances, on ne se contentait pas de montrer des images, on les commentait. Les « bandes-son » étaient élaborées à partir de confé rences qui avaient pu être déjà prononcées et qui étaient intégralement reproduites dans des revues spécialisées. Lorsque le conférencier n’était pas en mesure d’improviser, il pouvait en lire à haute voix des passages. Le public des projections lumineuses était donc, déjà, tout à la fois lecteur, spectateur et auditeur. Modestes images, dont les couleurs ne sont pas sans rappeler le doux exotisme des autochromes, les vues sur papier diaphanes ont servi d’ambitieuses missions : convaincre, éclairer les esprits, instruire, distraire aussi. Elles se présentent aujourd’hui à nous comme des mutantes, comme un petit chaînon manquant dans la généalogie complexe des


MARC LE BOT ÉCRITURES DE PAPIER II. Le papier croyance | numero 6 Les yeux observent ce que les typographes nomment gouttières, étroites plages de vide, irrégulières, dans la traverse verticale des lignes imprimées, quand on regarde la page du livre comme du noir sur blanc au lieu qu’on lise. Langues ou lames ou entames du blanc. Elles accusent le vide qui sépare les mots mais elles-mêmes ne séparent rien de rien. Elles sont là par hasard : blanc sans emploi dans le découpage du texte, on les perçoit lors des inattentions de la lecture. On y voit le grain du papier. Le sens, ombre des mots, n’y porte sur rien, il s’efface sur ce fond vide, où l’ombre ne porte pas. Le texte n’est pas pour rien dans son propre effacement, dans les effets de vide matériel qui donnent à voir le grain du papier blanc, suivant langues, lames, entames. Le papier blanc, quel est ce vide ? Il serait un blanchissement de tous les supports d’écriture : la peau des corps, les sols, les murailles, le sable. Écrire sur papier blanchit les différences et se soumet à des limites régulières: le plan et son rectangle, la monochromie ou le blanc. Écrire a lieu dans un espace où la neutralité est la contrainte, où l’infinie répétition de la contrainte libérerait l’écrit de tous les accidents de terrain. Un rien, pourtant, n’est jamais rien. Dans les gouttières du papier blanc, dans tous les interstices de l’écriture, le support matériel fait retour au milieu des mots. Malgré l’oubli des contraintes du neutre par leur incessante reprise, avant qu’il soit écrit d’une écriture lisible ou illisible, le papier est couvert des marques de sa granulation, ou bien les marques naissent de l’ombre et de la lumière. Il n’est pas vrai que les yeux les oublient. Le regard, envoûté par la découpe régulière et la monotonie, scande déjà sur la surface qui n’est jamais étale, une écriture virtuelle. La main accompagne les yeux. Il n’y eut pas de surfaces vierges de marques dans un passé fût-il lointain quand l’écriture se gravait sur la pierre. Le blanchissement du papier n’y peut rien, son vide est un plein de matière. Des presque-lettres font toujours signe sur les surfaces, on y suit, on y démarque des tracés incertains. Les surfaces blanches du papier limitent l’illimité : l’écriture est déjà sur elles parce que les lettres, comme les limites, seraient déjà gravées au fond des yeux. Depuis toujours on désire déchiffrer, dans les entrailles d’animaux ou dans les astres, des écritures d’avant l’écrit et on les lit dans des espaces consacrés. industries de transformation de l’imprimé et de l’écrit. Le papier, support de l'écriture, en est aussi la métaphore : remettre son papier, conserver les papiers d'un écrivain. Le papier-objet a-t-il fini par prendre le pas sur la pensée qu'il exprime ou véhicule ? Il peut en tout cas en reproduire la charge affective, historique ou même sacrée, comme le feuillet du Mémorial de Pascal, porté dans son scapulaire jusqu'à sa mort et précieusement conservé à la Bibliothèque nationale de France.


DU BLANC AU BLANC La matière du papier va du lisse au rugueux et, parfois, le papier se gaufre. Ou on repère des brindilles dans la mince épaisseur, elles s’entrecroisent, se superposent. A cause des entrelacs de leur texture, ces papiers-ci formeraient le modèle de toutes les surfaces d’écriture : surfaces déjà marquées par des fétus et par des grains, pleines d’écritures de hasard formant des signes indéchiffrables. Des écritures mortes figurent à l’autre extrême de ce qui fait chiffre. Elles sont les traces illisibles d’un lisible ancien. Elles aussi attirent les yeux sur le papier qui les supporte. Papiers couverts de lettres qu’on ne lit plus, qu’on ne relira pas : anciennes missives, vieux journaux découpés, pages arrachées aux livres, cartes géographiques réduites à des fragments qu’on n’identifie pas. De ces papiers qu’on perçoit comme des choses, les écritures sont au rebut. Elles sont visibles et non lues. Ou elles ne sont lues que par bribes, en deçà d’un sens poursuivi. Quand vient une écriture qu’on suit de page en page, elle clôt un cycle et elle le recommence. Elle tient en soi les deux extrêmes. Venue d’un blanc informe, l’informe s’en ressaisira. Chiffonnez la page d’écriture ou bien tournez vers vous son verso blanc : l’espace revient au grain des choses ou se défait dans l’illisible. Cela fait une allégorie : toute écriture s’efface ; écrire prend son départ de surfaces monotones, répétitives et marquées ; puis y retourne un jour, à ce chaos confus.

LA PEUR DES MOTS Un mot de plus et c’en est trop, c’en est fini de n’avoir peur de rien qu’on ne puisse lire ou écrire. Un mot de trop et la phrase s’inachève dans les marges du papier blanc, dans l’intervalle entre les paragraphes, entre deux mots, sur ce qu’elle cesse de dire, sur un vide. Personne ne la parlant plus, elle se poursuit solitairement, devient un bruit de gorge à qui manquent les signes. Cela survient partout à l’improviste, le mot en trop survient à tout moment dans le livre. Écrire et lire vont au-delà des phrases. Les mots font trace quand on écrit ou lit, ils tracent un sens qu’on suit et qu’on prolonge jusque dans un dehors du livre : le sens se projette là, y vacille, parfois s’annihile. Le lieu jusqu’où on va, les mots n’y ont plus cours ni leur graphie.

C’est la stupeur. Un brouillage mental l’emplit, où les multiples traces s’effilochent. La peur du livre vous guette là : dans les blancs, dans les interstices où le papier refait surface. Le livre échappe au sens, il échappe à l’emprise, le sens c’est moi et lui, ce n’est pas lui sans moi là où je suis. Or, parfois, je ne suis pas là, je suis dans un lieu nul où lui me chasse, dans ses marges. Je le déchiffre encore mais ça n’a plus de sens. Le livre qui veut parler sans s’interrompre du premier jusqu’au dernier mot, devient une chose opaque parmi les choses qui n’ont pas de sens. Pourtant il n’y a pas de dernier mot si, à tout mot, le sens peut s’interrompre, déboucher sur le papier vide, prendre la peur en charge avec le blanc. Les traces qu’on suit, on les perd à cause du vide où elles se marquent. Ce vide n’est pas seulement dans l’au-delà du sens des mots à cause des phrases inachevées, de ce qui vient s’inscrire en trop. Il est sous eux aussi, marqué par l’encre quand elle écrit les mots. Le papier n’est jamais une surface opaque. Le flux de l’encre le pénètre. Lui, en aspire les pigments. En son dedans, même s’il est de peu d’épaisseur, l’encre se diffuse, se diffracte. Cela fait des graphes tremblés dont les contours doivent quelque chose au hasard. Cela circule dans la matière poreuse, en suivant d’invisibles canaux. Qui écrit, encre sur papier, n’est pas absolument le maître. Il serait plutôt aux aguets : en lui désir et peur se mêlent. La peur ou le désir d’écrire, de lire, c’est de n’en pas finir avec les mots, avec les trous de papier blanc qui les séparent et qui les bordent. Le dernier mot ou le mot plein qui peut le dire ? Il en vient d’autres incessamment et, avec eux, encore des feuillets vides. Le sens serait l’objet du livre mais, dans le livre, il se retourne en un non-sens. Traces noires et papier blanc, l’écrit est parcouru par deux courants inverses, tel est le livre : un courant vers la crête du sens, l’autre dévale vers son abîme. L’un ne va pas sans l’autre, ils sont simultanés, ils jouent leur abolition réciproque. Les mots s’acharnent sur le vide blanc, ils voudraient en avoir raison, boucher ce trou avec leur plénitude, Le papier, lui, découpe la masse lisible, dans la graphie il creuse des écarts. C’est lui sans doute qui calme le tremblement des mains quand l’écriture veut tout couvrir, se précipite. Sans le non-sens du papier blanc, le sens, qui serait plein, serait impénétrable.


SERGE TISSERON SENSORIALITÉS II. Le papier croyance | numero 7

CATHERINE BERTHO-LAVENIR DU PAPIER ET DES LETTRES III. le papier pouvoir | numero 3

Le papier à lettre porte l’écriture, le papier d’emballage emballe et l’“essuie tout” est toujours utile là où il se trouve. Pourtant, la fonction utilitaire ne rend pas compte à elle seule des relations parfois ambivalentes que nous établissons avec ces objets apparemment usuels. L’homme a inventé le papier et l’imprimerie comme prothèses de sa mémoire et de sa main, et ces inventions ont bouleversé son organisation sociale et son organisation psychique. Mais il a inventé aussi le papier de soie, le papier cerise et les fleurs en papier qui bouleversent son rapport émotionnel au monde. Le papier est une matière à double entrée. Un objet n’est pas seulement un instrument technique. Il a aussi des fonctions psychiques, souvent minimes, parfois considérables.

Le XIXème siècle a vu se démocratiser le papier, en même temps que l’écriture. En 1914, tous ou presque, parmi les plus jeunes savent écrire. L’école a montré à chacun des modèles de lettres et les guerres, le service militaire, l’exode rural, ont donné à beaucoup l’expérience du courrier envoyé et reçu. On trouve désormais du papier à écrire partout. A Paris, le papier des dames et des demoiselles devient un objet luxueux, un peu extravagant. Susse et Giroux, marchands papetiers en vogue sous le Premier Empire et la Restauration offrent des papiers gaufrés ou imprimés, entourés d’encadrements compliqués. Les nouveaux formats, portent les noms primesautiers de « Petit Poulet » ou « Petite Mignonnette ». Les bordures timbrées s’ornent de sphinx, de carquois, de flèches. Après 1814, les royalistes iront chez Johannot se procurer du papier vergé frappé de fleurs de lys. Sous Louis-Philippe, la vogue est aux feuillets à bord doré. Les dames les plus audacieuses s’offrent des feuilles en tryptiques qui se referment sur leurs secrets mais on peut aussi trouver du papier à lettre jour comme de la dentelle. Les enveloppes, elles aussi décorées, sont de plus en plus allongées, au point qu’il est difficile d’y inscrire une adresse. Le Manuel des élégants et des élégantes le dit en 1805 : « Rien n’est plus digne d’une petite maîtresse que d’écrire un billet avec de l’encre d’or sur papier rose marqué de jolies vignettes, et avec de l’encre d’argent sur du papier bleu de ciel, laquelle ne coûte que 200 francs la livre ». A l’extrême fin du siècle, la question du papier ne se pose plus seulement aux servantes parisiennes désireuses de faire comme leurs maîtresses. Dans les campagnes on commence à écrire plus et plus souvent, et la figure de l’enfant lisant et écrivant pour les autres dans la famille devient canonique. C’est justement parce qu’écrire est plus naturel que l’école propose désormais des modèles de lettres dans ses exercices d’écriture.

Le papier, comme tous les objets, n’appelle pas une forme de relation avec lui, mais deux. Pour une part, l’objet est un outil. Ce qui importe, c’est sa manipulation. Et il faut ici prendre le mot dans son sens concret : l’objet outil est touché, tenu, conduit, utilisé, bref transformé. Ces transformations consistent dans les traces qui sont imposées à l’objet, son adaptation à des tâches nouvelles ou simplement l’usure liée à son usage. A l’opposé, l’objet peut devenir un “fétiche». L’objet fétiche n’est pas fait pour être manipulé. Il est au contraire conservé précieusement, et même, peut-on dire, “pieusement», mis “sous clef ” ou “sous verre». L’objet n’est plus un outil. Il est comme un cercueil dans lequel sont enfermées, et par là tenues à l’écart de transformations possibles, certaines parties de l’expérience. Nous ne céderons pourtant pas à la tentation d’établir une “typologie” des papiers. Il n’y a pas de “papier outil” ni de “papier fétiche». Il n’y a que des utilisations du papier, tantôt “outil” et tantôt “fétiche».


LOUISE MERZEAU PAPIERS SENSIBLES IV. Le papier art | numero 3 Argent, platine ou charbon… Chiffon, velours ou satin… L’histoire des papiers photographiques est une histoire de sels et de textures, écrite par des chimistes qui se seraient faits grand couturiers. Ici, l’image se dit en mots tactiles et organiques, parce qu’elle se couche sur un support dont elle épouse les propriétés. Plombée ou aérienne, l’image est prise dans le baryte, l’halogénure, la gélatine. Elle fait des gammes avec les gris, les grades et les grains. Elle a de l’épaisseur et elle vieillit. Ici, la photographie ne fige pas le temps : elle fait l’épreuve du temps. Baignée, insolée, oxydée, réagissant à tous les corps qui la touchent ou l’enveloppent, l’image-papier travaille. Et c’est par le trouble nocturne de sa matière que le visible advient, se défigure ou se souvient.

JEAN-CLAUDE CORREIA | PHILIPPE RAPPARD DE L’ART … LES PLIS IV. Le papier art | numero 4 “ L’origami se tient en équilibre entre l’art et le jeu. C’est un art régi par des règles strictes et simples comme celles d’un jeu ; ou bien c’est un jeu qui peut produire un travail d’art. L’origami ressemble à un problème d’échecs d’une part et à une composition musicale de l’autre. Parce qu’il possède des règles et parce que le champ d’action est limité dès le départ, l’origami est une activité dans laquelle la perfection peut être obtenue. ” Samuel Randlett, 1971

Le mot “origami” signifie en japonais l’action de plier du papier (ori : plier, gami : papier). Par extension, il désigne un objet fait selon cette technique. C’est probablement en Chine, vers le début du IIème siècle qu’a pris naissance, avec l’invention de la fabrication du papier, l’art du pliage. Aucun autre matériau naturel ou artificiel, avant ou après cette date, ne peut se plier comme le papier ; mais c’est au Japon que l’origami a connu le plus grand essor. Un des premiers, sinon le plus ancien manuscrit connu traitant du pliage du papier est le “ Kan no mado ”, il daterait de l’an mille. Kan no mado signifie “ fenêtre pour la saison froide ”. A partir de cette époque, avec la maîtrise de la fabrication du papier, son utilisation se démocratise et il prend une place importante dans la vie familiale japonaise. Les mères de famille se servaient de l’origami pour ranger les multiples ustensiles de la maison. Dans un monde de l’oeil où la représentation est essentielle, elles développèrent des formes de pliage ingénieuses et décoratives ; on s’en servait par exemple pour les médicaments ou les plantes servant à la cuisine. A chaque plante ou médicament correspondait un pliage distinct permettant de reconnaître le produit.

En dépliant le paquet, ou poche, on avait un bec verseur pour avaler les médicaments. Ces pliages s’exécutaient bien sûr sans aucune utilisation de colle ; cela faisait partie de la bonne éducation qu’une fille en âge d’être mariée apprenait. La tradition se transmettait oralement de mère à fille, les jeunes enfants apprenaient en confectionnant des modèles simples d’oiseaux ou autres animaux réunissant les principaux plis. La feuille de papier carré est l’espace externe choisi par les plieurs de papier pour construire les formes possibles. C’est à travers une morphologie pli et une morphologie fronce qu’est imposée à la stabilité de la feuille de papier, la contrainte émanant du comportement du plieur. Ce dernier, véritable agresseur, impose à la feuille des situations de conflit et de bifurcation qui évoquent la théorie des catastrophes de René Thom. Le pli et la fronce représentent deux situations locales catastrophiques, dont la croûte terrestre conserve les traces géologiques. Tous ces mouvements imprimés au support (qu’il soit papier, bout de ficelle ou chambre à air) correspondent de façon analogique à ce que l’être vivant subit ou agite à travers les différentes phases et les différentes stades de son développement embryologique.



LE SENS

Texte extrait de l’ouvrage de: David Le Breton La saveur du monde Une anthropologie des sens Editions: Métailié, Paris

« L’homme existe dans le monde objectif non seulement dans l’acte de penser mais aussi par ses sens » Marx, 1987

Puis l’apport de la phénoménologie et son attention à penser l’inscription sensible de l’humain. Si l’homme donc, dans une découverte tardive de la philosophie, se révèle un être de langage mais également de sensation, il est fondamental pour l’anthropologie de rendre compte des lieux et des expériences du social dans lesquelles l’individu contemporain est incité à reconnaître, voire développer ses capacités sensorielles. L’anthropologie des sens cherche ainsi à déterminer comment la structuration de l’expérience sensorielle varie d’une culture à l’autre selon la signification et l’importance relative attachées à chacun des sens. Elle travaille à retracer « l’influence de ces variations sur les formes d’organisation sociale, les conceptions du moi et du cosmos, sur la régulation des émotions et sur d’autres domaines d’expression corporelle » (Howes, 1991). La perception n’apparaît dès lors plus comme un donné, mais comme le résultat d’une interprétation nourrie par toute l’histoire individuelle et culturelle de la personne. Cette immersion successive dans chacune des modalités sensorielles fait émerger toute l’intersubjectivité de la rencontre, la manière dont le sujet occidental se trouve « façonné » par son expérience sensorielle: « un son, une saveur, un visage, un paysage, un parfum, un contact corporel déplient le sentiment de la présence et avivent une conscience de soi un peu en sommeil au long du jour, à moins d’être sans cesse attentif aux données de l’environnement ». C’est « l’accouplement de notre corps avec les choses » selon la si belle expression de Merleau-Ponty qui est ici déployée en différents domaines et la possibilité de penser l’influence de la culture sur notre rapport aux sens et sur les valeurs qui en découlent. Une anthropologie de la sensorialité construit ici ses balises; là où le sensible passe pour une erreur ou une évidence, le chercheur se donne pour tâche de le traduire, de mettre des mots sur ces différentes nuances : apparaît au passage la nécessité, avant de pouvoir s’ouvrir à la réalité sensorielle d’un autre univers, de penser l’organisation dont nous sommes les héritiers autant que l’enchevêtrement fondamental des sens dans le vécu subjectif de la perception.



BIBLIOGRAPHIE BRUNO MUNARI ET LES LIVRES ILLISIBLES Giorgio Maffei, Munari. Libri Les livres de Bruno Munari Editions Corraini, Milano

LE MONOCHROME DANS L’ART Kasimir Malevitch

http://www.andrei-nakov.org/fr/malewicz.html

Yves Klein

http://www.yveskleinarchives.org/

Piero Manzoni

http://www.pieromanzoni.org/index_it.htm

Lucio Fontana

http://fr.wikipedia.org/wiki/Lucio_Fontana

Alberto Burri

http://www.fondazioneburri.org/

LE BLANC

Michel Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de notre temps symbolique et société Editions Bonneton, Paris

LES PAPIERS | LA MATIÈRE

Pierre-Marc De Biasi et Marc Guillaume, Les cahiers de médiologie numero 4 Pouvoirs du Papier Editions Gallimard, Paris

LE SENS

David Le Breton, La saveur du monde une anthropologie des sens Editions Métailié, Paris



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