Extrait de "À l'ombre de la ligne claire"

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Benoît Mouchart

À l’ombre de la ligne claire Jacques Van Melkebeke entre Hergé et Jacobs

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



­Benoît Mouchart

À l’ombre de la ligne claire Jacques Van Melkebeke, entre Hergé et Jacobs Nouvelle version revue et augmentée

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



extrait



Traversé de vapeurs grises et jaunes, l’espace est chargé de la pesanteur électrique d’un orage. Le petit Jacques, suspendu dans une lumière d’éclipse, lévite dans le néant sans aucune attache ni assise. L’angoisse de l’enfant s’attise à mesure que de sombres nuages se détachent de l’horizon pour fondre dans sa direction. Il s’écoule de leur coton ténébreux, dans de grands filaments poisseux, une pluie de météorites qui se transforment comme par enchantement en pavés charbonneux. Portées par d’invisibles mains, ces briques étranges s’assemblent avec fracas, édifiant dans le vide deux enceintes parallèles qui, une fois achevées, se rapprochent l’une de l’autre pour écraser le garçon. Ce cauchemar est le plus lointain souvenir de Jacques Van Melkebeke, la plus ancienne sensation qui remonte à la surface de sa mémoire, bien avant qu’il ne puisse se rappeler le premier événement concret de son expérience vécue. Survenue à l’âge de trois ou quatre ans, cette vision d’épouvante, qui hantera souvent ses nuits, sera suivie par bien d’autres terreurs, nocturnes ou diurnes. Et par bien d’autres rêves, parfois entrevus, toujours évanouis. Rien ne prédestine cet enfant des quartiers pauvres de Bruxelles à embrasser une carrière artistique. Surtout, rien ne laisse présager que l’on se souvienne de lui pour son apport, aussi fantomatique qu’il soit, à une forme d’expression qui


ne porte pas encore de nom : la bande dessinée. Né le 12 décembre 1904, Jacques Alexandre Van Melkebeke a signé des centaines de portraits, de scènes animalières, de marines et de scènes oniriques, mais aussi de nombreux articles pour la presse collaborationniste belge pendant l’Occupation. Après l’épuration, ses activités alimentaires sont, au mieux, gratifiées de pseudonymes1, au pire, non signées. Sous couvert d’anonymat, il devient en septembre 1946 le premier rédacteur en chef du journal de Tintin, dans lequel il écrit notamment les aventures de Corentin pour Paul Cuvelier et Hassan et Kaddour pour Jacques Laudy. Depuis sa disparition le 8 juin 1983, quatre mois après Hergé, le microcosme bédéphilique prête à « l’ami Jacques » une foule de faits et méfaits. Certains prétendent qu’il aurait inspiré quelques-uns des meilleurs scénarios de Tintin et Blake et Mortimer. D’autres considèrent que, s’il n’avait pas commis un « incident de parcours », ses œuvres picturales orneraient les cimaises des plus grands musées. En mai 1986, déjà, le critique Thierry Groensteen écrivait que Van Melkebeke était « aussi, et peut-être surtout, un peintre de talent, consignant ses rêves sur la toile comme firent les surréalistes, et multipliant les scènes de cirque2 », avant d’ajouter que ce « scénariste qui fut toujours relégué dans l’ombre attend encore d’être réhabilité ». Avant que ne paraisse une première version de ce livre, en 2002, le nom de Jacques Van Melkebeke ne bénéficiait pas d’une entrée particulière dans les dictionnaires de bande dessinée. Il faut dire qu’il est longtemps resté difficile de savoir ce que le 9e art devait à ce scénariste fantôme. La plupart des principaux témoins de l’activité de Van Melk – Hergé 1.  Jean Gauthier, Jacques Alexander ou Jean Jacquet. 2.  Les Cahiers de la bande dessinée n° 69, p. 82.


et Edgar P. Jacobs, bien sûr, mais aussi Jacques Laudy, Paul Cuvelier et Evany – ayant disparu, il semblait plus qu’hasardeux, en l’absence de sources indiscutables, d’affirmer quoi que ce soit. Les incertitudes charriées par la rumeur nourrissaient des spéculations diverses, et l’idée qu’un créateur privé de sa signature ait pu inspirer deux des plus grandes œuvres de la bande dessinée francophone ne manquait pas d’attrait pour les esprits romanesques. N’était-il pas tentant de voir en Van Melkebeke une sorte de professeur Septimus agissant dans les souterrains de l’anonymat parce que la justice l’y contraignait ? N’était-il pas intrigant d’imaginer les velléités d’un paria jouant de son influence sur quelques-uns des plus grands dessinateurs belges, par le sortilège, non de l’onde Méga, mais de ses dons de conteur3 ? Par certains aspects, la figure de Jacques Van Melkebeke est longtemps restée une ombre indéfinie dans les biographies et les œuvres d’Hergé et Jacobs. Parce que le passé d’« incivique » de « l’ami Jacques » rejaillissait indirectement sur ces deux créateurs, mais aussi parce que sa fonction auxiliaire remettait un peu en cause le mythe de l’artiste solitaire qui domine la bande dessinée franco-belge et, plus largement, le mythe romantique de la création en Occident. À ce titre, Van Melkebeke apparaît en quelque sorte comme un chaînon manquant, qui permet de comprendre en partie la genèse des œuvres d’Hergé et d’Edgar P. Jacobs. Depuis 2002, des documents rares ont refait surface, notamment grâce aux révélations de biographes d’Hergé tels que Philippe Goddin et Benoît Peeters, mais aussi grâce aux 3.  Le regretté Yves Chaland, admirateur et contempteur de l’école belge, ne s’y était pas trompé : dans un épisode d’Al Memory, publié en janvier 1981 dans Métal Hurlant n° 59, le dessinateur français avait baptisé du nom de « Van Melckebeek » un auteur maudit poursuivi par le guignon et exploité par les éditeurs.



recherches menées par mes soins pour réunir, en compagnie de François Rivière, la matière nécessaire à la rédaction de deux ouvrages consacrés à Edgar P. Jacobs et Hergé. Ces découvertes, parfois étonnantes, ont stimulé ma curiosité au point de m’inciter à rouvrir l’enquête et à reprendre entièrement le texte publié douze ans plus tôt. Ce nouveau livre tente, à la lumière de témoignages inédits et d’archives inexplorées, de démêler l’écheveau de la réalité et de la fiction. L’existence de celui dont les traits servirent de modèle au Professeur Mortimer n’est pas moins romanesque que sa légende.


Des clients typiques de Chez Jacques‌ (Illustration de Jacques Van Melkebeke tirÊe du livre Imageries bruxelloises)


2 Le virus de l’art (1914-1925)

Pendant plus d’un an, Jacques et Edgard s’observent en chiens de faïence sans s’adresser la parole. Une sévère compétition les oppose pour obtenir ou conserver le titre de meilleur dessinateur de l’école. Afin de départager leurs talents respectifs, ils s’ingénient à illustrer leurs cours de véritables gravures colorées. Jacques ignore que, pour le surpasser en soin et en imagination, son rival n’hésite pas à voler ses cahiers d’Histoire pendant la récréation. À la rentrée de 1917, les deux artistes en herbe se trouvent placés par hasard dans la même classe. Une saine émulation, puis une indéfectible amitié effacent vite l’esprit de concurrence qui les opposait. « Dessinateur étonnamment doué, lecteur infatigable, s’intéressant à tout, Jacques était le type même de l’autodidacte en culottes courtes1 », notera Jacobs. Tout oppose les tempéraments d’Edgard et de Jacques. Le premier est toujours réservé, voire timoré ; le second est parfois frondeur, voire insolent. Cela n’empêche pas les deux garçons de s’estimer. Surtout, ils s’encouragent à étendre leurs domaines de connaissance. Ensemble, ils usent de mille et un stratagèmes pour consulter le Grand Larousse en sept volumes de la bibliothèque : « Nous sentions confu1. Edgar P. Jacobs, Un opéra de papier, les mémoires de Blake et Mortimer, éditions Gallimard, Paris, 1981, p. 28.


sément ce qu’avait de forcément incomplet et d’étriqué l’enseignement que nous recevions, et nous faisions des efforts touchants pour le compléter, écrira Jacques Van Melkebeke. Mais ce n’était pas facile, à cause de notre manque absolu de ressources et de notre terrible timidité2. » Découvrir le monde à travers les livres ne suffit pas aux deux compères. Ils passent leurs jours de congé à hanter les musées, tantôt pour contempler et comprendre, tantôt pour s’exercer à copier les grands maîtres : Salles froides du Cinquantenaire, la Belgique ancienne et ses mornes cailloux, les vases grecs, les momies brunes déroulées comme de vieux cigares, le mastaba dont on pouvait éclairer soi-même les bas-reliefs – je ne le fis qu’une seule fois, car, ignorant les mystères de l’électricité, je manœuvrai les commutateurs à rebours et, croyant avoir tout détraqué, je m’enfuis comme un malfaiteur –, la galerie des moulages, assemblée blafarde de chefs-d’œuvre que nous tentions de dessiner. Après avoir joué un peu dans le parc, dont les gardiens nous lançaient leur grosse canne dans les jambes lorsque nous nous risquions hors des allées, nous allions contempler avec révérence le Panorama du Caire d’Émile Wauters ou Les Passions humaines de Jef Lambeaux. Les musées de peinture nous accablaient à force de splendeurs3.

Ces quelques rudiments culturels suffisent à Jacques et Edgard pour dédaigner le corps enseignant de l’école n° 1. Discipliné, Edgard se contient sans peine pour taire son mépris. Jacques, qui ne connaît pas ces pudeurs, multiplie les impertinences. Toujours prompt à stigmatiser le ridicule ou la bêtise des adultes, il s’est fait une spécialité de proférer des insultes sans ouvrir la bouche ni bouger les lèvres. Le 2.  Imageries bruxelloises, op. cit., pp. 86-87. 3.  Idem.


jour où son numéro de ventriloque est démasqué, il manque de recevoir un maillet en pleine tête : le chétif professeur de menuiserie déteste, non sans raison, qu’on l’appelle à la cantonade « Stukske4 ». Seuls deux enseignants trouvent grâce aux yeux de Jacques : le professeur de chimie et de gymnastique (sic), qui parle à ses élèves comme à des hommes, et le professeur de lettres, qui sait apprécier ses compositions françaises et, surtout, lui permet de corriger son orthographe fantaisiste. En ces temps de privations, l’Occupant ne se contente pas de rationner les denrées alimentaires, et les éditeurs capables de trouver du papier pour imprimer livres ou journaux se font de plus en plus rares. La maison Polmoss domine le marché du roman d’aventures à deux sous avec les aventures de Jim Kanah et Ricardo Gomez, lamentables succédanés de Buffalo Bill et Nick Carter. Jacques ne juge pas utile de les faire lire à Edgard, mais il lui conseille de se plonger dans les œuvres complètes d’H. G. Wells ou d’Arthur Conan Doyle. Pour prolonger l’imaginaire fantastique de leurs lectures, ils assistent aux projections de feuilletons. Les Judex de Feuillade et, surtout, les épisodes déjà expressionnistes d’Homunculus de Rippert marquent leurs esprits. Avec François, ils réussissent à se faire engager à la Scala pour faire la claque. Afin d’assister aux spectacles du Théâtre de la Monnaie, ils patientent plus de cinq heures avant d’acheter leur billet. Le Faust de Gounod enchante Edgard et peu lui chaut que les mélomanes ne rangent pas cette œuvre dans la catégorie des « grandes musiques ». La modernité de Pelléas et Mélisande étonne les trois ketjes, familiers du spectacle de Carmen. « Nous avons vu aussi à ce moment-là Mârouf de Rabaud, c’était encore plus étrange et 4.  Littéralement « petit bout ».


plus moderne, et L’Heure espagnole de Ravel. Tout passait au moulin et on trouvait tout beau », se souviendra le père de Blake et Mortimer. Edgard brûle d’envie de passer de l’autre côté de la scène, mais ses parents l’en découragent : « Faites donc du chant en amateur ! », gronde son agent de police de père. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le vouvoiement est de rigueur chez les Jacobs, y compris dans l’intimité. Jacques ne sait pas s’il doit s’en amuser. Sa présence n’est pas tolérée dans ce foyer en dehors de la chambrette d’Edgard, à droite de l’entrée, dont les murs sont recouverts de planches reproduisant des uniformes de l’armée belge, les plus hauts sommets du monde et, surtout, les différentes espèces de dinosaures. Au seuil de l’adolescence, les controverses qui animent les conversations de Jacques, François et Edgard ne sont pas toujours métaphysiques, artistiques ou littéraires. Il arrive que les jeunes Marolliens s’interrogent sur des sujets tout aussi essentiels, bien que plus charnels. Combien d’explorations clandestines les trois garçons ont-ils effectuées dans les dictionnaires médicaux pour entrevoir les mystères de la féminité ! En dépit du bouillonnement de la puberté, Jacques conserve en son cœur une pureté romantique qui contraste avec les allées et venues des prostituées du quartier. L’« animalité générale » qui révulsait tant Baudelaire est un spectacle quotidien pour le jeune rêveur. Un jour, il croise sur la place de la Chapelle une fille mal avortée qui titube en perdant tout son sang. Une autre fois, il surprend un accouplement d’alcooliques dans la cour de « Chez Jacques ». La déchéance de Mieke, une prostituée de la rue des Alexiens tombée comme tant d’autres dans la cocaïne, le désole. Trop usée pour se déplacer elle-même, la jeune femme demande


parfois à Jacques d’aller lui chercher des « petits sachets » chez ses fournisseurs de la rue des Échelles. Jacques consignera en 1943 les souvenirs de cette jeunesse peu ordinaire dans le livre Imageries bruxelloises5. La mort brutale de Jacques Olbrechts le surprend plus qu’elle ne l’attriste : J’ai vu, au milieu du lit, un visage figé et comme estompé. Je ne devais comprendre que bien des années plus tard que cet aspect nébuleux était dû à un carré de gaze posé sur le visage. Cette chose était mon grand-père. C’était incompréhensible6.

Le garçon culpabilise presque de ne pas se sentir ému par la disparition de cet homme qui, malgré ses rudesses, ne lui avait jamais caché son affection. Jacques est désormais l’homme de la maison. Rite de passage incontournable, il reçoit une montre et change de coiffure, adoptant pour toujours la raie sur le côté. L’été 1918 lui semble interminable et il passe des journées entières à s’ennuyer avec son ami François, épuisant les sujets de conversations et toutes les activités possibles et imaginables. Edgard habite trop loin des Marolles pour accompagner le désœuvrement des deux compères. Le mois d’août apportera son lot de distractions. Un soir, une rumeur joyeuse se fait entendre autour de Notre-Dame de la Chapelle. C’est « La Marseillaise » – et non « La Brabançonne » – que la foule bruxelloise reprend en chœur pour exprimer sa joie à l’annonce de la défaite allemande. Sortant de la clandestinité des greniers, des milliers de drapeaux belges envahissent la 5.  Certaines pages de ce livre inspireront bien plus tard quelques gags du Jeune Albert dessinés par Yves Chaland dans la revue Métal hurlant et publiés en volume aux Humanoïdes Associés (1988). 6.  Jacques Van Melkebeke alias Jacques Alexander, Les Énigmes de la survivance, éditions Marabout, Verviers, 1972.


capitale pour célébrer l’événement. Une haie d’honneur est formée le 18 novembre sur le boulevard Anspach pour saluer l’entrée triomphale du roi Albert et des armées alliées. Edgard est choisi pour porter le drapeau de l’école. Contrairement à son ami, Jacques n’assiste pas à l’événement depuis les premières loges, mais, réjoui d’entendre pour la première fois la langue de Shakespeare résonner à ses oreilles, il ne peut s’empêcher de songer aux descriptions de Walter Scott devant le passage des Écossais en kilt. Le faste patriotique de la Victoire jette un voile pudique sur les atrocités commises pendant quatre ans. Ni Jacques, ni Edgard n’ont acquis une maturité suffisante pour mesurer l’horreur de la guerre qui vient de s’achever. L’inconscience de ces deux grands ketjes est telle qu’ils sont presque navrés de n’avoir vu aucun squelette, lors d’un voyage scolaire sur l’ancien front de l’Yser, en 1919. Les trous d’obus, les tranchées inondées et les barbelés déjà rouillés ne parviennent pas à leur révéler l’épouvante des combats. À leur décharge, il faut bien avouer que les épopées bucoliques de la collection « Patrie » dont ils s’abreuvent sont à mille lieues de ce que décriront les romans de Barbusse et Jünger. Jacques commence pourtant à éveiller son sens critique. Persuadé que sa mère serait devenue une grande dame si elle avait évolué dans un autre milieu social, il s’indigne de la voir rabaissée, au fil des ans, au rang de simple boniche de Bo’man. Cette situation le révolte d’autant plus qu’il en porte, indirectement, la responsabilité. Par crainte de lui faire de la peine, Alphonsine n’a pas ménagé ses efforts pour éconduire les prétendants qui se pressaient autour d’elle. En gage d’amour filial, Jacques lui rendra souvent hommage dans ses peintures.


S’il cultive un goût pour une certaine forme de romantisme, ses tenues vestimentaires plutôt bohèmes témoignent d’une absence de sens esthétique qui chagrine Edgard, plus soucieux de son apparence. Les fantaisies de l’adolescent revêtent alors plutôt la forme de bibelots plus ou moins étranges qu’il s’offre de temps à autre, grâce aux cent sous que lui donne sa tante chaque dimanche. À défaut de véritable tête de mort, il parvient à acheter le moulage patiné d’un crâne, accessoire essentiel à ses yeux pour poser devant l’objectif du photographe. Sur le Vieux Marché, il trouve aussi un masque à gaz dont la forme futuriste lui rappelle ses lectures de Wells. Sa chambre, qu’il occupe désormais seul, est agencée avec un certain sens du lugubre. Couvert de peinture noire et constellé d’étoiles d’argent, le plafond plonge la pièce dans une atmosphère mortifère7. Cette inclination pour l’esthétique macabre est prolongée par sa passion pour Charles Baudelaire et Edgar Poe. Du premier, il lit tout, y compris Pauvre Belgique, violent pamphlet dont la méchanceté le réjouit ; au sujet du second, il s’amuse des excès psychanalytiques de Marie Bonaparte et s’indigne des calomnies rapportées par le révérend Rufus Griswold. Chez sa tante, il découvre une armoire où reposent, sans avoir jamais été feuilletées, les œuvres complètes de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas, deux auteurs qu’il connaît déjà bien et qu’il a plaisir à relire. Il admire au même moment le pouvoir d’évocation des nouvelles et des romans de Rudyard Kipling. Un ressort dramatique de La Lumière qui s’éteint l’impressionne durablement : devenu peintre, il restera terrorisé à l’idée de se réveiller un matin dans le noir sans jamais plus revoir les couleurs du monde, à l’instar du personnage principal Dick Heldar. 7.  Un opéra de papier, op. cit., p. 52.


Il poursuit par ailleurs sa découverte de l’opéra et du cinéma en compagnie d’Edgard. Les rares films français qui enthousiasment les deux adolescents sont le Napoléon d’Abel Gance et les feuilletons de Max Linder – tous les autres, parce qu’ils n’ont pas été pensés pour le cinéma, ne leur inspirent qu’ennui. Leur goût naturel les porte vers les Américains. L’emphase mégalomaniaque de Cecil B. de Mille, loin de fatiguer Jacques et Edgard, leur en met, littéralement, plein la vue. L’audace formelle et la sulfureuse sensualité des images de Von Stroheim stupéfient les jeunes gens. Mais ils ne boudent pas non plus leur plaisir devant les récréations virevoltantes de Douglas Fairbanks dans Le Signe de Zorro de Fred Niblo. Les images de ce justicier masqué qui signe ses exploits d’un Z mystérieux imprégneront leur mémoire au point d’inspirer à Jacobs, bien des années plus tard, les premières pages de La Marque Jaune. Quelques incidents d’un genre nouveau viennent parfois perturber les projections. Les jeunes excités du « Faisceau belge » commencent à trouver amusant de détruire les vitrines où sont exposées les photos de films « bolcheviques » comme La Mère de Poudovkine ou Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Les gesticulations de ce groupuscule fasciste laissent Jacques songeur : comment ces butors peuvent-ils rester insensibles à la formidable impression de nouveauté que dégagent les films russes ? Dans le flot de bobines que les jeunes gens regardent à cette époque, Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene tient une place toute particulière. L’atmosphère cauchemardesque, la déformation de la perspective, les décors stylisés et, bien sûr, le sujet même du film parlent droit au cœur de ces admirateurs des contes d’Hoffmann.


Fritz Lang, Paul Leni, Friedrich Wilhelm Murnau, Werner Krauss, Conradt Veidt, Emil Jannings et les autres deviennent des références incontournables dans les conversations des deux compères. Sur le chemin du retour, sous la lumière froide de la Lune, ils imaginent des prolongements inédits aux sombres féeries qui les ont enchantés sur l’écran. Ces films, ces spectacles et ces discussions vont prendre une place capitale dans leurs œuvres et dans leurs vies respectives. Pour Jacques et Edgard, l’été de 1919 marque la fin des études à l’école n° 1 de la rue des Sols. Parce qu’ils n’habitent pas le même quartier, les deux amis craignent sans se l’avouer de ne plus jamais se revoir. Il n’en sera rien. N’osant se rendre au domicile d’Edgard par crainte de froisser la susceptibilité des parents Jacobs, Jacques envoie une carte postale pour lui donner rendez-vous à l’angle de la rue Royale et de la place des Palais. Les deux copains, s’ils se prennent déjà pour des adultes, n’en sont pas moins restés de grands gosses. Ils se retrouvent à l’heure dite, brandissant chacun de leur côté un revolver en plastique !



[…]



Table des matières

1. Un ketje autodidacte (1904-1914)

13

2.  Le virus de l’art (1914-1925)

25

3.  En route vers la gloire ? (1925-1940)

41

4.  Dans l’antre du Soir volé… (1940-1943)

57

5.  Irrémédiables dérives (1942-1944)

79

6.  Le poids des mots (1943-1944)

93

7.  Le syndrome de Nestor (1944-1946)

117

8.  Le fantôme du Lombard (1946-1949)

131

9.  Une aura maléfique (1950-1952)

149

10.  Le modèle de Mortimer (1946-1983)

163

11.  Au purgatoire (1950-1960)

179

12.  Les énigmes de la survivance (1960-1983)

195

Remerciements 215 Sources 217


à l’ombre de la ligne claire Jacques Van Melkebeke, entre Hergé et Jacobs octobre 2014 « Avez-vous lu mon nom ? Un peu long, un peu difficile à prononcer, n’est-ce pas ? Eh bien appelez-moi Jacques, l’ami Jacques tout bonnement ! Entendu ? » C’est en ces termes que se présentait Van Melkebeke aux jeunes lecteurs du quotidien bruxellois Le Soir le 20 juin 1940. Ami de Jacobs et d’Hergé, peintre prolifique, il a aussi signé de nombreux articles pour la presse collaborationniste belge sous l’Occupation. À la Libération, contraint à l’anonymat, il fut le premier rédacteur en chef du journal Tintin et le scénariste de Paul Cuvelier comme de Jacques Laudy. Certains le prétendent à l’origine des meilleurs scénarios de Tintin et Blake et Mortimer ; d’autres lui prêtent une foule de faits et méfaits. La réalité est à la fois plus complexe et plus romanesque. Première biographie du « clandestin » de l’école belge et passionnante contribution à l’histoire de la bande dessinée, ce livre est réédité pour la première fois depuis 2002, dans une version augmentée de nouveaux documents d’archives. Auteur de plusieurs essais sur la bande dessinée et certains de ses grands auteurs (Hergé, Jacobs, Greg notamment), Benoît Mouchart a été dix années durant le directeur artistique du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Il est depuis le printemps 2013 directeur éditorial en charge de la bande dessinée chez Casterman.

Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874492280 ISBN 978-2-87449-228-0 224 pages – 17 €

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