Extrait de "L'Architecture du jour d'après"

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Toyô Itô

L’architecture du jour d’après

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S



Toyô Itô

L’architecture du jour d’après traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako et Corinne Quentin

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



extrait








Doubles-pages précédentes : pp. 4-5 : Rikuzentakata-Kesenchô 24 juillet 2004 © Naoya Hatakeyama pp. 6-7 : Rikuzentakata-Kesenchô 4 avril 2011 © Naoya Hatakeyama pp. 8-9 : Rikuzentakata-Takatachô 2 mai 2011© Naoya Hatakeyama


Avant-propos Dix-huit mois se sont écoulés depuis le grand séisme dans le nord-est du Japon. Durant cet intervalle, je me suis rendu à de nombreuses reprises dans les zones sinistrées. Voyage après voyage, diverses questions se sont imposées à moi : au fond, qu’étaient donc les bâtiments que j’avais construits jusqu’à présent ? À qui étaient-ils destinés ? Pourquoi donc les avais-je conçus ? Tous les architectes pensent construire pour la société, pour les gens. Même les étudiants en architecture, si on les interrogeait sur ce qui fonde leur expression personnelle, répondraient presque à coup sûr vouloir donner une forme nouvelle aux lieux dans lesquels les gens se rassemblent. Mais, dans la société contemporaine gouvernée par une économie globalisée, l’architecture est faite et défaite par des forces considérablement plus puissantes que le sens moral et la bonne volonté de l’architecte. Pratiquement aucune place ne reste pour l’élaboration d’espaces publics ou communautaires comme c’était le cas autrefois. Au contraire, pour faire tourner efficacement la machine économique, mieux vaut fractionner au maximum les communautés en entités individuelles. Face aux mégapoles mues par d’énormes capitaux, comment l’architecte doit-


il se positionner ? C’était la question à laquelle j’étais en train de réfléchir quand le cataclysme s’est produit. Pour se rendre à Kamaishi, dans la préfecture d’Iwate, il faut descendre du shinkansen à Shin-Hanamaki et traverser ensuite la plaine de Tôno, un trajet d’environ deux heures de voiture. Par-delà la pente douce des rizières en terrasse d’un jaune mordoré s’étend le satoyama, cette zone habitable de collines et de forêts, parsemée de maisons en L typiques du sud de cette région. Ici, persiste encore le beau paysage rural du Japon de jadis. Mais après un long tunnel, à l’approche du littoral de Kamaishi, le décor change brusquement. Bien que les décombres aient été presque totalement déblayés, les stigmates du tsunami restent partout visibles. Le long de la rue commerçante du centre-ville s’alignent les bâtiments au rez-de-chaussée éventré et, dans les quartiers résidentiels, seules les fondations en béton rappellent à peine ce qui était. Pourtant, la ville dévastée de Kamaishi commence à retrouver, même si ce n’est que petit à petit, une certaine animation. Au-dessus du marché aux poissons aujourd’hui rouvert, les goélands qui avaient disparu depuis le séisme sont revenus tournoyer. Et à la place des décombres maintenant déblayés, des fleurs sauvages s’épanouissent. Les visages des sinistrés, aussi, sont plus animés que quelque temps auparavant. Alors que je faisais plus intimement la connaissance de ces personnes, mon village natal longtemps oublié s’est subitement rappelé à mon esprit. Je suis né l’année où a commencé la Seconde Guerre mondiale, à Keijô (dans les environs du Séoul d’aujourd’hui) mais, à l’âge de deux ans, j’ai été rapatrié


vers le Shinshû natal de mon père, où j’ai passé mon enfance. La journée, je courais pieds nus dans les champs du bassin de Suwa, entouré de collines boisées. L’hiver, le froid était aussi rude que dans la région du Tôhoku. Au cœur de la nature, les gens vivaient de l’agriculture, conscients du solide lien communautaire qui les unissait. Mes voyages dans le Tôhoku ont soudain réveillé le souvenir de ces jours passés. Quand j’étais petit, Tokyo était un endroit qui m’attirait mais n’existait que dans mon imagination. J’étais en cinquième année de primaire quand mes parents m’y ont emmené pour la première fois ; pour un tout jeune enfant, Tokyo, c’était un rêve éveillé. Tout et tout le monde me paraissait resplendissant, et, lorsqu’on m’adressait la parole, j’étais incapable d’autre chose que de hocher la tête en regardant mes pieds. Dès lors, mon regard est sans cesse resté tourné vers Tokyo. J’y ai emménagé durant ma dernière année de collège et, à mon entrée au lycée, j’ai eu pour la première fois l’impression d’être un Tokyoïte, mais mon complexe visà-vis de la capitale n’a jamais tout à fait disparu. Lorsque j’ai commencé mes études d’architecture à l’université, avec l’organisation des Jeux olympiques, l’autoroute urbaine et le shinkansen sont entrés en service et Tokyo est devenue l’une des plus grandes villes du monde. C’est pourquoi, même lorsque j’ai ouvert ma propre agence, Tokyo est resté la référence de base de ma réflexion sur l’architecture. Quand je relis mes écrits de l’époque, je suis surpris de constater à quel point cette ville occupait mon esprit. Tokyo, à mes yeux, c’était la nouveauté. Sans doute parce que j’étais convaincu que cette ville m’offrirait de


quoi réaliser mes rêves d’avenir. Pour moi, la modernité, c’était Tokyo. Dans les années 1980, en sillonnant l’espace urbain de la capitale plongée dans l’ivresse de la bulle économique, l’envie m’est venue de concevoir une architecture presque inexistante, tel un morceau d’étoffe flottant dans les airs. Plus de légèreté, de transparence, de finesse, de minceur… ce que je recherchais, c’était une architecture détachée du sol, une architecture pour des nomades en mouvement à travers une myriade de signes dont seule la surface serait mise en évidence. Mais, depuis son entrée dans le XXIe siècle, Tokyo a perdu son attrait d’antan. Elle n’est plus cette ville qui suscitait des rêves pour le futur. L’architecture de Tokyo à laquelle je tenais tant n’est plus qu’une machine à matérialiser les flux invisibles d’énormes capitaux. Elle ne m’inspire plus ni rêve ni désir. Elle est peut-être le lieu où vient s’échouer la modernité. Pourtant, à l’aune de l’histoire de l’humanité, forte de dizaines de milliers d’années, l’époque moderne n’est rien qu’un bref instant. Après elle, nous attend assurément un monde avec une nature nouvelle et immense, de nouveau pétri de rêves. Lorsque je suis parti pour les zones sinistrées, avec le désir de découvrir cette nature du futur, j’ai eu le sentiment, dans le Tôhoku, de retrouver la campagne de mon enfance. Depuis que j’avais quitté le Shinshû, c’était la première fois que la campagne m’apparaissait aussi séduisante. Mon propre voyage, qui avait toujours été orienté vers Tokyo, avait peut-être bouclé la boucle pour aboutir à un retour vers la nature.


Mais pour moi, c’est là le point de départ d’une exploration de l’architecture. La richesse qu’a perdue Tokyo existe toujours dans le Tôhoku. De quelle richesse s’agit-il ? De celle d’un monde dans lequel l’homme et la nature ne font qu’un. Les gens d’ici sont encore heureux de vivre des bienfaits de la nature. C’est pourquoi même lorsqu’ils sont victimes de sa violence, ils n’éprouvent aucune rancœur et gardent confiance en elle. La preuve en est que, malgré les tsunamis successifs, ils souhaitent retourner vivre au bord de la mer. La reconstruction des zones sinistrées va sûrement rencontrer bien des difficultés. Il est impossible d’imaginer que des villes sûres et belles verront le jour en cinq ou dix ans. Mais il est certain qu’ici se trouvent les bourgeons de la ville de demain, celle que l’on entraperçoit au-delà des cités modernes comme Tokyo. Le modèle de la société du xxie siècle n’est pas Tokyo, il se trouve dans le Tôhoku, et c’est, me semble-t-il, ce que la catastrophe, à un prix cher payé, nous a appris. Car il est inconcevable que l’avenir de l’homme se trouve dans un lieu qui a perdu confiance dans la nature et dans l’humain.


Médiathèque de Sendai (extérieur) © Bureau du tourisme de la préfecture de Miyagi


chapitre 1 L’architecture du jour d’après Le jour du tremblement de terre Le 11 mars, au moment du séisme, j’étais en réunion dans mes bureaux à Shibuya, au troisième étage. Vu la puissance de la secousse, mon premier réflexe a été de quitter le bâtiment. Pour descendre les escaliers, il fallait s’agripper à la rampe tellement le sol tremblait. Quand je me suis précipité dehors, j’ai vu que les occupants des immeubles alentour étaient tous sortis aussi, la foule dans la rue était telle que les voitures ne pouvaient plus circuler. Une fois la secousse passée, mes collaborateurs ont consulté leur téléphone portable, à la recherche d’informations : l’épicentre du séisme se situait au large de la préfecture de Miyagi. Quand la terre a cessé de trembler, nous sommes immédiatement retournés au bureau, où nous avons regardé la télévision. Une demi-heure plus tard, les terribles images du tsunami ont commencé à défiler à l’écran. À ce moment-là, j’étais loin de réfléchir en tant qu’architecte, honnêtement, j’étais tout simplement stupéfié. La réflexion et l’action en tant qu’architecte ne sont venues que bien plus tard.



[…]



Table des matières Avant-propos 11 Chapitre 1 L’architecture du jour d’après

17

Chapitre 2 Le projet de reconstruction de Kamaishi

41

Chapitre 3 Des lieux de soutien moral : les « Maisons pour tous »

59

Chapitre 4 Le Cours privé d’architecture Itô 89 Chapitre 5 Mon cheminement personnel

103

Chapitre 6 Penser l’architecture à partir de maintenant

143

Conclusion provisoire

167

Un premier bilan

171

Notes 186


L’architecture du jour d’après mars 2014

Construire après un cataclysme Comment construire après un événement aussi destructeur que la catastrophe de mars 2011 qui a affecté le Japon ? Telle est la question que pose le grand architecte japonais Toyô Itô (prix Pritzker 2013). Il plaide ici pour une architecture nouvelle, mieux intégrée dans l’environnement naturel, plus en prise avec la société et plus à l’écoute des besoins des habitants. Cette réflexion trouve une application concrète dans l’action que mène Toyô Itô pour la reconstruction de la région du nord-est du Japon. Dans cet ouvrage stimulant et d’une remarquable sincérité, Toyô Itô revient aussi sur sa carrière, dévoilant son cheminement et l’évolution de sa création architecturale. Le traumatisme profond que vient de vivre son pays l’amène à approfondir sa réflexion sur ce qu’est l’architecture et ce qu’elle devrait devenir. Né en 1941, Toyô Itô est architecte. Diplômé du département d’architecture, faculté d’ingénierie de l’université de Tokyo. Après avoir travaillé pour l’agence d’architecture Kikutake, il fonde l’agence Toyo Ito & Associates. Il a reçu de nombreuses récompenses : le Lion d’or de la Biennale de Venise, la médaille d’or du Royal Institute of British Architects (RIBA), le prix Praemium Imperiale, le prix Pritzker, etc. Parmi ses œuvres représentatives, citons notamment la Médiathèque de Sendai, l’immeuble TOD’S Omotesando, la bibliothèque de l’université des beaux-arts Tama (campus de Hachiôji) et l’hôpital Cognacq-Jay à Paris.

Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874491986 ISBN 978-2-87449-198-6 192 pages – 20 €


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