Extrait de "Ce Monde"

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Jan Baetens

Ce  Monde poésie

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S



Jan Baetens

Ce monde

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



extrait



Ce Monde On rassemble ses doigts sur l’écrit, on recherche les marques, on recommence. Ceci me transporte, pèlerin d’avant les temps, sous la robe minérale, l’écrit touche l’écrit. Naître à gauche, mourir à droite, dans le sens de l’écriture, et la transparence au milieu. (Jean Todrani, D’où viens-tu toi qui t’en vas ?)



Un monde inconnu

On rêve toujours de faire quelque chose de neuf à chaque fois. Certes, je suis loin d’avoir été à la hauteur d’une telle ambition dans tous mes livres. Le rêve du neuf, pourtant, m’a éloigné peu à peu de mes premiers textes, très marqués par l’esprit des littératures à contrainte. Je m’en suis éloigné, je ne les ai pas rejetées. Encore aujourd’hui, l’idée d’une écriture sans programme m’est difficilement concevable. Mais peu à peu m’est venue la tentation d’un autre type de risque, et d’un autre type de texte. Au début, ce programme était très flou : j’avais envie de me lancer dans l’écriture d’un texte plus long (que les Américains appellent « épique », en opposition au poème court, « lyrique »), rédigé dans un style plus « libre ». Cette liberté, je la voyais moins dans le passage au vers libre, que j’avais déjà beaucoup utilisé, mais dans une libération par rapport à la page. Sans être en rien séduit par le slam ou la poésie sonore, je voulais essayer une forme de poésie pouvant se lire également à haute voix, en public ou sur youtube.


Plusieurs auteurs, plusieurs modèles ont eu un rôle décisif dans cette évolution. « The Music of Poetry » (1942) de T. S. Eliot en reste un exemple capital, qui rappelle utilement que la musique ne peut jamais se séparer du sens et que la base de cette musique doit rester la langue parlée. Mais l’influence décisive, et plus complexe, plus étagée que je ne pensais à l’origine, a été la découverte d’un poème de jeunesse de John Ashbery, « The Last World » (repris dans le volume The Tennis Court Oath (1962). Ce texte touchait d’abord une corde sensible : non pas la référence au monde gréco-latin, mais la conscience de son incessante disparition et partant la nécessité de repenser un passé vivant mais qui n’existe plus, et dont il serait absurde de souhaiter le retour. Mais ce texte ouvrait surtout, par son usage très savant du rythme et de la ligne, des possibilités d’imitation et d’émulation pratiques et directes, plus pratiques et plus directes en tout cas que des livres tout aussi remarquables que, dans des registres on ne peut plus différents, La Descente de l’Escaut de Franck Venaille (1996), Sentimentale journée de Pierre Alferi (1997) ou Tomates de Nathalie Quintane (2010). Le déclic de « Ce Monde » a été à multiple détente. D’abord, dans le cadre d’un programme de résidence à Venise en 2013, et ne sachant pas trop ce que je pourrais encore ajouter à cette ville-palimpseste, je me suis laissé imprégner par ces trois vers d’Ashbery : Now all is different without having changed As though one were to pass through the same street at different times


And nothing that is old can prefer the new. Le premier mouvement de Ce Monde est venu de ces lignes, qui m’ont imposé le thème global du vieillissement, dont je me demandais depuis un certain temps comment l’aborder de front, c’est-à-dire dans ses rapports avec la littérature. Je suis de plus en plus convaincu que la question de l’âge n’est pas moins fondamentale à notre façon de lire et d’écrire que celle, par exemple, du genre (au sens de gender), d’orientation sexuelle, ou encore de couleur, parmi bien d’autres critères possibles – à condition de dépasser l’idée naïve que la notion d’âge serait quelque chose d’homogène qui obéit au clivage mécanique « jeune » versus « vieux ». La notion d’âge est multiple, ambiguë en même temps qu’ambivalente. Le sens, la portée, les enjeux de ce critère changent sans arrêt. Il est des titres et des auteurs qui s’adressent à une seule tranche d’âge, tandis que d’autres visent indistinctement des publics très divers. Il est des textes qui sont des chefs-d’œuvre à tel ou tel moment de l’histoire littéraire, bien connue pour l’inconstance de ses jugements, mais aussi à tel ou tel moment de la trajectoire personnelle des lecteurs, qui ne répètent pas forcément à leur niveau personnel la production d’un patrimoine collectif. Il est enfin des auteurs qui écrivent très différemment selon qu’ils se sentent ou non pressés par le temps, au sens non anecdotique du terme (mais le sens anecdotique, celui de l’emploi du temps, n’a rien de banal non plus, comme le savent par exemple tous les écrivains, par choix ou nécessité, du dimanche). Les vers d’Ashbery, dont j’avais vu un message filmé au festival


de poésie de Rotterdam quelques mois plus tôt (le poète, désormais trop âgé, ne pouvant plus accepter d’invitations transatlantiques), ont servi de déclic. Sans eux, j’aurais compris moins bien ce qui avait commencé à faire signe dans mes textes précédents. Puis m’est venue l’invitation, faite par Franca Bellarsi et Peter Cockelbergh, de participer à une rencontre autour de Pierre Joris, centrée sur son concept de « nomadisme poétique  », et d’y faire aussi une lecture publique (Université Libre de Bruxelles, 7-8 novembre 2013). L’impact, le mot n’est pas trop fort, de cette initiative a été considérable. Je me suis rendu compte que « Ce Monde », cette médiation de quelque cent lignes sur un monde en voie d’effacement, devait se lire comme une traduction non pas libre mais « nomadique » des vers d’Ashbery, fidèle à l’esprit comme à la lettre de « The Last World », malgré l’absence de toute correspondance formelle ou thématique avec le poème d’Ashbery. Car il n’y a dans « Ce Monde » aucune tentative de reproduire ou transposer quelque élément que ce soit de « The Last World » : je me suis interdit de recourir au même vocabulaire, j’ai essayé de ne pas calquer le rythme souple et très variable des vers américains (Ashbery écrit en vers libres, mais cette liberté n’est pas sans obéir à des règles formelles et rythmiques de grande puissance), j’ai voulu faire « long » (une centaine de vers) là où mon point de départ était bref (une suite de trois vers, volontairement détachés de leur contexte), bref, je me suis efforcé d’oublier aussi activement que possible la leçon du maitre au moment de passer moi-même à l’action. En même temps,


« Ce Monde » était bel et bien conçu dès le début comme un double, mais nomadique, de « The Last World » : une traduction invraisemblable, mais une traduction quand même, ou plus exactement peut-être un hommage, une célébration, un remerciement, la différence de longueur entre les deux textes étant une manière de souligner non pas la richesse intrinsèque des vers d’Ashbery (en fait, ces vers sont relativement simples quant à leur sens et à leur forme et il ne faut pas trente-six notes du traducteur en bas de page pour en rendre l’essentiel) mais leur capacité à produire chez d’autres le désir, mais aussi le courage, de continuer le travail à leur façon. J’ai compris aussi, dès la rencontre même avec Joris et l’effervescence qui l’accompagnait, que cette pulsion « nomadique » ne pouvait en rester là, mais qu’il fallait la penser dans une perspective radicalement ouverte, c’est-àdire comme l’origine d’un texte que je continuerais à écrire jusqu’à la fin de ma vie. Le projet de « Ce Monde » a donc été de faire un poème épique, mais qui évite le récit. Un poème défini par un sens très fort de la linéarité, chaque ligne chassant la précédente, un peu à la manière des sous-titrages d’un film virtuel. Un poème pouvant s’arrêter à n’importe quel moment, dont le lecteur ne saurait jamais s’il va ou non continuer au-delà des lignes qu’il a sous les yeux. Mais aussi un poème à lire, par les yeux comme par la bouche. Un poème où le rythme serait essentiel, mais sans que l’importance du rythme ne relègue le sens au


second plan. Un poème dont paradoxalement le rythme ne serait pas fonction des effets de voix (ralentissement ou accélération, changement de ton, de volume ou de timbre, utilisation du micro comme instrument vocal). Un poème non pas parlé, mais ouvert à certains effets du parlé, par exemple des répétitions de mots. Un poème surtout où prendre de vrais risques, où l’on sent que l’auteur, dénué de tout don d’improvisation, peut faire fausse route à n’importe quel moment. Il m’importe beaucoup, toutefois, que l’expansion du poème garde vivant l’écho de son premier choc, admirablement dit par les lignes d’Ashbery, mais aussi par d’autres. Stéphane Bouquet a justement attiré mon attention sur un poème de vieillesse de Wallace Stevens, « Long and Slugghish Lines » (publié en 1954, juste avant sa mort, dans ses Collected Poems), écrit à l’âge de plus de 70 ans, où l’on trouve ces lignes qui ne sont pas sans résonner fortement avec les vers (de jeunesse) d’Ashbery : It makes so little difference, at so much more than seventy, where one looks, one has been there before. « Ce Monde » est sans doute à même de proliférer, de manière peut-être incontrôlable (encore que…), mais il perdrait de sa nécessité dès que s’oublie le fond même du ravissement initial : la prise de conscience d’une certaine forme de passage du temps, de l’absolue futilité de notre présence au monde, mais aussi de la différence que crée le regard que nous portons nous-mêmes sur le temps, le


vieillissement, la persistance de tout ce qui nous survit. Rien de plus banal, bien sûr, que ces thèmes, faussement qualifiés de poétiques, mais tel est aussi le défi de « Ce Monde ». Le poème veut moins dire le monde tel qu’il est fut que son effet sur qui en fait partie, et les effets paradoxaux de l’âge. « Ce Monde » est un poème virtuellement infini, mais qui n’arrête pas de se clore, de s’élaborer en fonction d’une fin programmée, avec à chaque fois, sinon un début, un milieu et une fin au sens convenu du mot, du moins un début et une fin clairement reconnaissables comme tels, et au milieu le retour systématique sur le mot-clé du poème. Dans « Ce Monde », la répétition du mot monde, qui est aussi la chose monde, sert de relance mais surtout d’avertissement : c’est une manière de lutter contre la dispersion, de revenir sur ses pas, de se retourner sans fin sur ce qui nous pousse toujours en avant.



Ce Monde 1.

Ce monde en nasse est-il encore le nôtre ? Et cette mer de côte en côte dominée, Comme un habit jeté sur le vide ? Pour te projeter dans ce monde que d’autres habitent, Retranche-toi la main, Que tes doigts ne te mangent plus. Un monde tient dans une pelure d’orange. Et toi, où est-ce que tu te caches ? Pourquoi tu te caches ? La ruine manque, et le vide. Les briques, les pavés, les dalles, les stèles, Les jeter n’a pas de sens, La pierre lancée retombe au même endroit Après chaque nouvel incendie. Partir en résidence, et au lieu de rentrer ici repartir de là. La couture déchirée d’un ordre ancien nous appareille. Oublieras-tu la mer pour l’habiller en monde Ou seras-tu navire ? On voit passer des souvenirs qui sont vieux déjà de plus d’un demi-siècle, Durs, intimes, murs Mitoyens entre nous et ce monde sans nous.


Le pourpre nous pâlit, Il nous fond comme cire en flamme. Ni la beauté ni la laideur n’aident à vivre dans un monde, Mais la non-envie, le temps Passé en l’absence de souvenirs. Villes sur la mer, Villes démontées comme des tentes, Puis transportées Dans une chambre où ne savoir pas demeurer en repos. Ce monde, son instruction obligatoire, Le suicide n’est pas plus sincère que les messages sur une boîte de céréales. Comment choisir entre la ligne et la couleur ? Encore une hésitation qui sera retenue contre toi. On t’envoie ici pour mesurer les progrès du jeune éternel, Mais ce qui est vieux a perdu le droit de mourir. Les faire-part de décès sur les murs, avec leurs photos vieillottes en noir et blanc, Sont les prêts d’un musée local, Les graffiti sont copiés sur catalogue. L’industrie du ravalement est une industrie de la disparition. Il n’y a jamais prescription, seul l’espace est compté, et les pas. Même en mer, Les enterrements se plient aux lois du cadastre. Ayons des récits, ayons de l’espoir, Tous les récits ont quelque chose à faire attendre, Une résolution, une promesse de fin, même si à la fin on n’est plus très regardant. De cendre aucune.


[…]


Table des matières Ce Monde 7 Un monde inconnu 9 Ce Monde 1. 17 Ce Monde 2. 21 Ce Monde 3. 25 Ce Monde 4. 29 Ce Monde 5. 33 Ce Monde 6. 37 Ce Monde 7. 41 Vagabonds 45 Écrire comme à Lisbonne 49 Les Belges À Venise 53 Faire résidence 55 14 Poèmes 61 Mode d’emploi de résidence ou comment rester huit jours à Venise sans rien voir de la ville 62 Venir d’arriver 64 Projet pour une restauration à Venise 66 Figure/Porte/Absence 68 Le voyageur sur la terre 70 Les jours sans 72


Petite fugue à Odil 74 Mon plus secret jardin 76 Venise lunaire 78 Venice, Cal. 80 The Unreliable Narrator 82 L’amant de Venise 84 En ligne 86 Non-coucher de soleil avec non-mouettes à Venise 88



Poésie de Jan Baetens

Aux Impressions Nouvelles Made in the USA, 2002 Cent fois sur le métier, 2003, Prix triennal de Poésie 2007 Vivre sa vie, une novellisation en vers du film de Jean-Luc Godard, 2005 Slam !, 2006 Cent ans et plus de bande dessinée, 2007 Pour une poésie du dimanche, 2009 Autres nuages, 2012 Le Problème du Sud, 2013 À Espace Nord Vivre sa vie et autres poèmes, anthologie, 2014


CE MONDE MAI 2015 Inspiré de la tradition poétique américaine de Whitman (Feuilles d’herbe), Pound (les Cantos) ou Ginsberg (Howl), tous auteurs qui ont su dire le monde en des poèmes épiques à multiples ramifications, Ce Monde est une tentative de donner forme et vie à une expérience globale du monde. Caractérisé par un style à la fois direct et mesuré, Ce Monde est un montage rapide, parfois saccadé, aux multiples changements de ton et de style, qui entraîne le lecteur dans un flot d’images, d’anecdotes, de faits plus que divers et de jugements tournés en nouvelles interrogations. Composé autour du thème central de la fuite et de l’érosion, Ce Monde reconstruit à l’aide de mots l’esprit de notre temps. Écrit pour la page autant que pour la scène, Ce Monde connaîtra aussi plusieurs prolongements multimédia, notamment sous la forme d’un courtmétrage animé.

Jan Baetens est peut-être le dernier poète flamand d’expression française. Professeur à l’Université de Leuven, il est l’auteur de nombreux ouvrages d’analyse et de critique littéraire et de plusieurs volumes de poésie, dont : Vivre sa vie, une novellisation en vers du film de Jean-Luc Godard (2005), SLAM ! Poèmes sur le basketball (2006), Cent ans et plus de bande dessinée (2007), Pour une poésie du dimanche (2009), Autres nuages (2012), Le Problème du Sud (2013) et Pour en finir avec la poésie dite minimaliste (2014). Il a reçu le Prix triennal de poésie 2007 de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour son recueil Cent fois sur le métier, paru en 2003 aux Impressions Nouvelles.

Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874492495 ISBN 978-2-87449-249-5 96 pages – 11 €


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