Extrait du "Divan illustré"

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Michel Longuet

Le DIVAN

illustrĂŠ Roman

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S



Michel Longuet

Le Divan illustré

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



extrait



CHEZ Madame W.


samedi Long couloir qui mène au divan. À ses pieds, une tablette pour déposer l’argent de ma séance (jamais de la main à la main) et un fauteuil d’où j’entends sa voix. Je raconte à Madame W. la découverte du nom de mon arrière-grand-mère, Madame K. Et les réactions de ma mère, mon frère et ma sœur quand je leur dis que c’est un nom d’origine juive. Michel, me dit-on, il n’y a pas de Juifs dans la famille, c’est mauvais pour les affaires. Ensuite, beaucoup parlé des cochons. De l’élevage de porcs de mon père, de la porcherie, de son procès pour l’abattage d’un porc malade, de Monsieur Ernest et Madame Ernest qui travaillaient à la porcherie.

Madame Ernest a l’air méchant sur mon dessin, mais elle ne l’était pas du tout. M’offrait souvent un cornet de frites. Elle ne craignait pas les porcs, mais beaucoup les couleuvres, nombreuses dans la région.



La première fois que mon père m’emmena à la porcherie, j’avais sept ans, et il me confia à la gardienne, Madame Ernest. Elle logeait avec son mari dans une maisonnette qui donnait sur un jardin potager, juste à l’entrée. Et pendant que mon père inspectait les porcs avec Monsieur Ernest, Madame Ernest me regardait manger son cornet de frites. À un moment, son mari revint et elle lui parla à voix basse. Et comme il ne répondait rien, elle haussa le ton. Mais puisque je te le dis, dit-elle. Je te dis que c’est un enfant malheureux, ça se voit. Je les reconnais tout de suite, tu sais bien. Puis elle me demanda si on était gentil avec moi à la maison. Je restais pétrifié. Avant de partir, elle me redonna un cornet de frites. Pour la route, dit-elle. Et elle me fit au revoir, au revoir en agitant sa main. Le dimanche après-midi, mon père me déposa à la porcherie pour que Monsieur Ernest m’emmène à un match de football. Ça va le viriliser (c’était son expression), dit-il à ma mère. Sitôt assis, le fils de Monsieur Ernest me mit une grande tape dans le dos. Alors c’est toi le fils du patron. Eh ben, va fermer la grille d’entrée, ça fait courant d’air, dit-il. D’un ton si bourru qu’affolé je me levai pour lui obéir. Mais Monsieur Ernest me fit rasseoir et son fils éclata de rire. Faut pas l’embêter, dit alors Monsieur Ernest. Il est… il est gentil. Je compris son hésitation, parce qu’en parlant de moi, en général mon père tout en riant comme d’une plaisanterie disait, il est un peu handicapé. Si une chose l’agaçait bien, mon père,


c’étaient les souris. Elles bouffent les grains pour les porcs, disait-il. J’avais donc pour mission, chaque jeudi, d’aller dans la grange tuer les souris. Pour chaque cadavre, je recevais une prime. Ou une calotte si je rentrais bredouille. Mais ces petites bêtes étaient si jolies dans leur robe grise que je ne les tapais qu’à moitié, les laissant s’enfuir estropiées, pour de retour à la maison recevoir la calotte redoutée. Ce jeudi-là, un drap blanc masquait l’entrée de la grange des regards indiscrets de la route. Derrière pendaient deux porcs à des crochets. Dessous, se remplissaient deux seaux de leur sang. Monsieur Ernest et mon père découpaient avec leurs longs couteaux des morceaux de viande qu’ils entassaient par terre. C’est pour quoi faire, demandai-je en montrant les seaux. Du boudin, dit Monsieur Ernest. Comme il faisait chaud, tiens, dit mon père, rends-toi utile et chasse les mouches. De retour à la maison, je dessine mon premier divan.


jeudi Raconte à Madame W. l’accident de voiture de ma mère. Que d’une certaine manière, cet accident m’avait plu. Quand nous avions déjeuné, ma sœur, mon père et moi au buffet de la gare de Belfort. C’était la première fois qu’il y avait une telle émotion entre nous. Parce que votre mère n’était pas là, me dit Madame W.

Un jour en rentrant dans ma chambre, j’ai trouvé ma mère lisant mon journal. C’est amusant, dit-elle, il faudra me montrer la suite.

Suite à un deuil familial, mes parents décidèrent de prendre des vacances en famille. En route de bon matin dans deux voitures, le soir venu, ma mère et mon frère dormaient à l’hôpital, ma sœur et moi à la maison et notre père en chambre d’hôtel sur place. Entre temps la voiture de ma mère avait chuté dans un ravin. Ainsi, notre père, ma sœur et moi étionsnous assis autour d’une table dans cette grande salle bruyante et enfumée du buffet de la gare de Belfort, attendant le train pour Reims. Notre père ne disait pas


grand-chose, ma sœur non plus, quant à moi, l’appétit m’était revenu pour un steak frites et une tarte aux pommes. Lorsque le serveur apporta l’addition, mon père estima que le service était surfacturé alors que, dit-il, la nappe n’était qu’en papier. Et après l’avoir déchirée, il versa le fond de sa tasse de café sur celle du dessous en tissu. Pour ce prix-là, dit-il, elle ira au moins au lavage. Il n’en fallut pas plus à ma sœur et moi pour qu’on éclate de rire. Tant et si bien que notre père gagné par notre fou rire se mit à rire, lui aussi. Avant de se quitter, il nous donna des nouvelles de notre mère à l’hôpital. Six mois allongée dans un corset de plâtre, dit-il. Six mois de vacances, me dis-je. Ensuite j’ai évoqué ma rupture avec mes parents. À quelle occasion, me demande Madame W. ? C’était en 1968, après mon hospitalisation pour mon oreille. On contestait la famille et ça tombait bien. De retour à la maison, je dessine mon deuxième divan.


mardi Évoqué la scène avec oncle François, en vacances chez mes cousins à Orbais. Quand il m’avait convoqué dans son bureau pour me dire d’un ton solennel que j’étais un nazi. Qu’on allait m’envoyer en maison de correction pour avoir fait des supplices à mes petits cousins.

Les supplices en question consistaient à garder du poivre et de la moutarde sur le gland tout en se laissant caresser l’entrejambe avec des orties. Les trois petits qui avaient réussi l’épreuve s’en sont vantés, et oncle François en a eu vent.



C’est par hasard que je suis allé passer des vacances à Orbais chez mes cousins (éloignés). Ma mère partant avorter en Suisse me déposa en chemin dans la propriété de Madame T., leur grand-mère. Tout en écoutant Les Quatre Saisons de Vivaldi que ma mère venait de lui offrir pour la remercier de me recueillir, Madame T. nous parla de sa fille décédée, renversée par un bus en Angleterre. Et se tournant vers moi, ai-je bien fait de l’envoyer là-bas faire ses études, me demanda-t-elle ? Oui, dis-je. Et Madame T. me sourit. Je compris très vite que mes cousins aimaient que je leur raconte des histoires. C’était la grande vogue des images du chocolat Poulain dont je collectionnais celles représentant des esclaves de la série Histoire Romaine. Ce serait bien, dis-je, un jour, d’avoir nous aussi un esclave à torturer. L’occasion nous en fut vite donnée. Notre cousin F., qui habitait la ferme à trois kilomètres, venait de s’acheter un vélo rouge semi-course qui nous rendait tous verts de jalousie. Un après-midi, sous prétexte de savoir comment il fonctionnait, on le raccompagna à la ferme. Et tandis qu’il nous parlait dérailleur, sonnette électrique et changements de vitesse, on lui proposa de faire un crochet par le bois pour l’essayer sur le chemin de terre. Sitôt éloignés de la route, on se précipita sur lui (à cinq) et après une rapide mise à l’air, on l’attacha à un arbre. Bien qu’âgé d’un an de plus que nous, il se laissa faire tout en répétant, si jamais vous le faites, alors là, je le dirai… On lui mit un peu d’eau du ruis-


seau sur la tête, on lui caressa l’entrejambe avec des orties, on donna quelques pichenettes sur sa bite qui était raide puis on finit par éparpiller ses vêtements et le laisser seul dans la forêt. Il n’y eut aucunes représailles. Ses parents, que nos oncles et tantes surnommaient entre eux les culs-terreux, se contentèrent de nous faire remarquer que nous n’avions pas été très fair-play. La voie était libre pour vivre ce qu’une image du chocolat Poulain nommait, en référence à Thomas Couture, La Décadence de l’Empire romain. C’est mon cousin G. qui m’expliqua ce que notre cousin F., l’esclave, n’avait pas voulu qu’on lui fasse. Tu vois, me dit-il, tu prends ta bite entre le pouce et l’index, tu montes et tu descends. Et quand tu ressentiras comme une décharge électrique, quelque chose en sortira. Je fis un essai. Me positionnant par prudence face au lavabo de crainte que la chose n’inonde la pièce. Cela se résuma à deux gouttes aspirées par le siphon. C’était mon dernier jour de vacances et je me sentais barbouillé à l’idée de rentrer à la maison. Je suis donc allé à la pharmacie acheter un médicament pour la digestion. Mais la dame qui était avant moi n’en finissait pas de bavarder avec le pharmacien. Tant et si bien qu’à un moment tout se mit à tourner et je me suis retrouvé dans les bras de la dame. Sortant prendre l’air, j’ai alors vomi tripes et boyaux sur le trottoir. Le pharmacien prit à témoin la dame dont les bras m’avaient accueilli. Ça boit, ça fume, ça se drogue et voilà le résultat, dit-il. Oh ! renché-



rit la dame en tordant du nez, il doit s’en passer des choses au château (on surnommait ainsi au village la maison de Madame T.), ça c’est bien sûr. Alors que je me tenais adossé au mur pour reprendre mon souffle, allez, allez, rentre chez toi maintenant, me dit le pharmacien, d’un ton agacé en me chassant avec des petits gestes de la main. Il faisait un beau soleil. Et de loin, je le vis en ombre chinoise nettoyer mon vomi à grands coups de seaux d’eau. Sans avoir pris son médicament, je me sentais mieux. J’ai aussi évoqué le grand amour de jeunesse de ma mère : Pierre Laval (comme le chef du gouvernement de Vichy). Pierre Laval ! s’exclame Madame W. Avec un nom pareil, ça ne devait pas être facile à la Libération. Oh ! me dit-elle, on finira bien par découvrir un cadavre dans un placard. De retour à la maison, je dessine mon troisième divan.


jeudi J’ai apporté hier à Madame W. le contrat de succession de mon grand-père paternel. Un beau manuscrit cartonné avec écriture à la plume, traits à la règle, tampons, signatures et timbres fiscaux à chaque page. Un court passage signale que mon père hérita aussi (à ses risques et périls, précise le notaire) de Monsieur Orban (c’était le bon ami de ta grand-mère, me dit un oncle). Qu’était mon père par rapport à ce Monsieur Orban pour qu’il en fasse son héritier ? Ne vous inquiétez pas, me dit Madame W., tout cela va s’éclaircir. Le frère de mon père s’appelait Pierre. Et, me dit mon père, c’était un grand pianiste. Je me souviens de son dernier concert, un triomphe. Il a eu quinze rappels, les femmes lui jetaient des fleurs, la salle était en délire… La version de ma grand-mère fut plus nuancée. Pierre était très malade, me dit-elle, et passait son temps au lit. Il est mort d’une terrible maladie (la tuberculose). Dans Pierre et Jean de Guy de Maupassant, leur mère s’appelle Louise (comme ma grand-mère). Le fils aîné, Pierre, disparaît (comme mon oncle Pierre). Et Jean, le benjamin, hérite de l’amant de sa mère (comme mon père qui s’appelait Jean). Dans le livre c’est un adultère. Chez nous, un secret de famille.


[…]


TABLE

Chez Madame W........................................................ 15 Pourquoi j’ai tourné Une vieille soupière.............. 65 Chez Madame W........................................................ 75 Le jeu sadique de Monsieur Serrault..................... 97 Chez Madame W..................................................... 105 La cruauté de Madame Delambre............................ 133 Chez Madame W...................................................... 141 Les dessins du Divan illustré proviennent de mes carnets 1, 2, 4, 5, 8, 9, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 18, 19, 20, 22, 23, 24, 25, 28, 29, 55, 59, 68, 69, 71, 73, 74, 75 et 76 (1993-2014).

Photos pages 66, 115, 116 et 172 : D.R. et pages 70-71 : Jean-Luc Léon.


DU MÊME AUTEUR

Chassés-croisés Les Éditions de Minuit, 1972 Abécédaire de l’Odéon (illustrations) Actes Sud, 2008 Adresses fantômes Grasset, 2013


LE DIVAN illustré août 2015

« Le samedi 29 septembre 2001, j’entre en analyse sous la houlette de Madame W. Je vous écoute, ditelle, en me montrant son divan… De retour chez moi, je consigne chaque séance. Le Divan illustré raconte donc mon enfance, la famille et ses secrets qui, petit à petit, remontent à la surface comme des bulles du fond d’un étang. La famille est une forteresse où il se passe des choses abominables, a-bo-mi-na-bles, me dit Madame W. Au fil de nos séances, sortiront de leur placard des fantômes de la collaboration. Et peu à peu, m’apparaîtra un lien entre les secrets d’une famille sous l’occupation allemande et ce masochisme qui m’a poursuivi toute ma vie. » M. L. Michel Longuet est né en 1945 à Reims. Après des études d’architecture, il a commencé une carrière d’illustrateur, collaborant notamment à la revue Minuit. Également cinéaste, ses courts-métrages d’animation ont été primés à Berlin (Ours d’argent) et Annecy. Il est l’auteur de Chassés-croisés (Minuit, 1972), des illustrations de l’Abécédaire de l’Odéon (Actes Sud, 2008) et d’Adresses fantômes (Grasset, 2013). Depuis 1993, il tient un journal illustré dont sont tirées les illustrations de ses livres.

Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com le site de l’auteur : michel.longuet.free.fr Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874492983 ISBN 978-2-87449-298-3 208 pages – 18 €


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