Extrait de "L'Enfant acteur"

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Nicolas Livecchi

L’ENFANT ACTEUR De François Truffaut à Steven Spielberg et Jacques Doillon

LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S Réflexions faites



EXTRAIT


«  RÉFLEXIONS FAITES » Pratique et théorie « Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres domaines. La réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les ghettos, cette collection est ouverte à tous les domaines de la vie artistique et des sciences humaines.

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Les DVD dont sont extraits les photogrammes du cahier couleur sont édités par : MK2 éditions (La Vie de famille, Le Petit criminel, Ponette, Petits frères) Warner Home Video (Empire du soleil, A.I. Intelligence artificielle) Universal Studios (E.T. l’extra-terrestre) Paramount Pictures (La Guerre des mondes)

Graphisme : Mélanie Dufour Couverture  : Petits frères, Jacques Doillon Photo © Jérémie Nassif

© Les Impressions Nouvelles – 2012 www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com


Nicolas Livecchi

L’ENFANT ACTEUR

De François Truffaut à Steven Spielberg et Jacques Doillon

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



introduction

INTRODUCTION

On ne s’en souvient peut-être plus aujourd’hui, mais l’un des plus gros succès du cinéma français des années quatre-vingts, réalisé par un cinéaste alors au sommet de sa popularité, avait pour vedettes deux inconnus prénommés Youk et Kaar. Tout au moins c’est ainsi que les présentait l’affiche du film, sur laquelle leurs silhouettes se découpaient en ombres chinoises devant une magnifique pleine lune. Le scénario, minimaliste, se résumait au parcours initiatique d’un jeune orphelin qui, après la mort accidentelle de sa mère, trouvait refuge auprès d’un solitaire endurci. Amitié, tendresse, chagrin, humour : le film véhiculait suffisamment de sentiments universels pour satisfaire tous les publics et, de fait, conquit le cœur de millions de spectateurs. Davantage que l’histoire, ce fut pourtant la direction d’acteur et l’étonnante prestation de ses interprètes qui suscita l’enthousiasme et la curiosité. Avec ce film, le réalisateur souhaitait « retrouver la force élémentaire du cinéma muet » et, pour cela, misa tout sur la force de regard de ses comédiens : « Pour moi, l’essentiel, c’étaient les regards. (…) Seraient-ils suffisamment éloquents pour que le spectateur comprenne ce qu’ils ont en tête ? (…) Pour enregistrer un regard qui soit le bon regard, juste à la fois dans la direction et dans le sentiment, on passait souvent une journée entière. Je pense qu’au total la moitié du tournage a été consacrée à l’enregistrement des regards. » Le résultat, saisissant, dissimulait en réalité une astuce machiavélique. En effet, dans le rôle du plus jeune des deux personnages, ce n’était pas un acteur mais quatorze qui se succédaient, le cinéaste ayant accompli le fantasme de tout metteur en scène : disposer de comédiens « minutieusement sélectionnés à la naissance (…) en fonction du 7


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caractère des parents » et « développer chez chacun son tempérament propre : il y a des gais, des agressifs, des courageux, des peureux, des curieux, des solitaires… » Sur le plateau, il suffisait ensuite de faire appel au « bon » comédien pour que l’émotion recherchée puisse être filmée… Jean-Jacques Annaud (car c’était lui) avait ainsi réussi son pari impossible : réaliser un film de fiction avec, comme acteurs principaux, des ours. « Le but d’Annaud, c’[était] qu’on oublie les moyens, les caméras, les interminables jours passés à traquer un regard d’ours, un geste d’ours, à composer minutieusement le puzzle le plus casse-cou qui soit : filmer la nature sur la pointe des pieds. Pari tenu : on oublie tout. On est à hauteur d’ours, et on en redemande. Parce que, scène après scène, on s’identifie complètement aux animaux, on partage leurs sentiments. »1 Bien sûr, à l’ère du tout numérique, la performance exhale aujourd’hui comme un doux parfum désuet. Que l’on ne s’y trompe pas cependant : L’Ours (1988) a bel et bien traumatisé, si ce n’est le public, tout au moins l’immense majorité des journalistes, critiques, et autres théoriciens. Qu’apparaisse sur les écrans une enfant de quatre ans, un jeune trisomique, une ouvrière du Nord – et voilà que ressurgissent immédiatement les soupçons les plus graves sur les origines de sa prestation. Tout ce qui ne relève pas de la catégorie « acteur professionnel » est forcément suspect et se rattache d’emblée, aux yeux de l’analyste, au courant actoral initié par Annaud – cette sorte « d’école des ours » dont l’influence semblerait surtout contaminer les films primés dans les grands festivals. Une fois admise cette opposition binaire mais pratique (ours contre comédiens), certains recoupements contrenature, bien qu’erronés, vont s’imposer d’eux-mêmes. Ainsi en est-il de Ponette de Jacques Doillon (1996), fréquemment associé à L’Humanité de Bruno Dumont (1999) – comme dans cette analyse, emblématique et nourrie de contrevérités, de Yannick Lemarié : 1  Michèle Halberstadt, in Première, n° 139, octobre 1988, p. 13. Les autres citations sont extraites de l’article de Jean-Claude Loiseau, « L’Ours, le défi », ibid., p. 70-83.

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introduction « Dans ces deux cas extrêmes (auxquels on pourrait peut-être ajouter les films de Bresson), l’acteur est-il autre chose qu’une image actée, une image soumise à une saisie imaginaire, interprétative et entièrement manipulable, même si, dans le cas présent, il s’agit non plus du joystick mais de la caméra ? Victorine [sic] Thivisol, quatre ans, et Emmanuel Schotté sont le plus souvent figés, attendant qu’un événement extérieur vienne les mettre en mouvement, et n’ont la plupart du temps rien à dire. Leur pouvoir de parole est d’ailleurs quasiment nul. Leur mutité est même indispensable pour que le combo ou l’œilleton de la caméra deviennent interfaces et le cinéaste un manipulateur. Tout est fait pour agir sur l’acteur, aussi bien les appareils d’enregistrement que le dispositif de manipulation (ordres, gestes, mots du réalisateur). Ce qui importe ce n’est pas tant la personnalité – inconnue aujourd’hui et demain – de celui qui joue que sa capacité à se faire oublier. »2

Ponette… Le film de Doillon ressurgit systématiquement dès lors qu’il est question du jeu d’acteur. Et pour cause, puisqu’il repose entièrement sur la prestation d’enfants âgés de quatre à six ans, soulevant une interrogation essentielle : les enfants, et avec eux les adolescents, sont-ils (peuvent-ils être) des acteurs de cinéma ? De fait, à l’heure où de nombreuses études sont consacrées à l’acteur de cinéma, la question de l’enfant interprète reste peu posée. Quand il ne lui est pas tout simplement refusé, le statut d’acteur semble, à son sujet, une notion indéfinie et quelque peu ambiguë. Une première option serait donc de considérer l’enfant, en particulier s’il est très jeune, comme un « objet » inconscient et manipulable à loisir dans les mains du metteur en scène. Après tout, pour réussir un film avec un enfant, ne suffitil pas d’appliquer avec science quelques effets de montage, en particulier le fameux effet Koulechov ? Et la performance d’un enfant n’est-elle pas effectivement assimilable à celle des animaux « dirigés » dans les fictions animalières ? André Bazin estimait que, face à des enfants, « (…) nous attendons inconsidérément de ces visages qu’ils reflètent des sentiments que nous connaissons bien parce qu’ils sont les nôtres. Nous leur demandons des signes 2  Yannick Lemarié, « Acteur, acté et forme », in Sophie Lucet / Jean-Louis Libois (dir.), L’Acteur créateur, Double Jeu Théâtre / Cinéma, n° 1, Centre de Recherches et de Documentation des Arts du Spectacle / Université de Caen Basse-Normandie, Presses Universitaires de Caen, 2003, p. 26.

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de complicité et le public se pâme et tire vivement son mouchoir quand l’enfant traduit les sentiments habituels aux adultes. Ainsi, c’est nous que nous cherchons à contempler en eux. (…) Le spectacle nous attendrit, mais n’est-ce pas aussi sur nous que nous pleurons ? »3 Plus généralement, on aurait tendance à comparer la situation du jeune acteur à celle de l’acteur non professionnel, ce qui présuppose déjà que l’enfant ou l’adolescent bénéficie d’un certain recul vis-à-vis de son rôle. Il est vrai que, dans la plupart des cas, un jeune acteur est vierge de toute expérience cinématographique, et pour cause. Cependant, alors qu’un acteur non professionnel est souvent défini par sa profession ou son vécu qui viendront en substance enrichir sa performance à l’écran (il sera choisi par le metteur en scène pour ce qu’il est dans la vie active), le jeune acteur possède généralement un bagage personnel plus limité. En dehors peut-être de sa condition sociale, rien ne semble le prédestiner à jouer un type de personnage particulier. De plus, à l’inverse de l’acteur non professionnel qui se retrouve, un peu par hasard, à jouer les comédiens au détour d’un film, le jeune interprète est toujours, aux yeux du spectateur, un potentiel futur acteur. En ce sens, chaque performance d’un enfant au cinéma est aussi la promesse d’un début de carrière cinématographique. Une troisième façon de considérer l’enfant acteur consisterait à le mettre sur un pied d’égalité, même factice, avec le comédien adulte. Plus le jeune acteur cumule des rôles au cinéma, et plus ce point de vue semble légitime, à la condition bien sûr de ne pas limiter la performance de l’enfant à celle d’un vulgaire « petit singe savant ». Faut-il pour autant faire une distinction entre les jeunes acteurs « professionnels » et les autres ? Les performances obtenues chez les uns sont-elles si différentes de celles des autres ? Le statut de l’enfant acteur pose d’autant plus problème qu’il se superpose à la question de sa mise en scène. Comme le souligne 3  André Bazin, « Allemagne année zéro », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, coll. 7ème Art, 1985, p. 203.

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Jacqueline Nacache, la question de l’enfant acteur demeure au centre de l’épineuse question de la direction d’acteur : « L’acteur-enfant est ce par quoi l’éthique vient à la direction d’acteurs. Car il entretient, plus encore que l’acteur adulte, un rapport naturellement trouble avec la mimesis, à la fois totalement en elle (dans le sens le plus restreint : il peut imiter, reproduire, et ce faisant convaincre) et en dehors d’elle ; il ne peut jouer et représenter, surtout s’il est très jeune, qu’au plus près d’une situation de vérité. D’où le doute possible : dirige-t-on un bambin, ou lui fait-on violence, en lui dérobant ce qui a pour lui l’intensité du réel ? »4

Pour Jacqueline Nacache, il y aurait deux façons de diriger un enfant. L’une, professionnalisante, et par conséquent davantage conforme à la définition de l’enfant comme comédien à part entière, inclurait « la pleine conscience du rapport acteurpersonnage, ainsi qu’une formation technique au “métier” et à l’apprentissage du rôle »5. Elle consisterait à demander à l’enfant d’imiter, à défaut d’assimiler, les méthodes de travail de ses partenaires adultes. La seconde façon, au contraire, filmerait l’enfance en tenant compte de ses spécificités, dans une logique quasiment documentaire. Celle-ci s’impose d’autant plus que l’on prête à l’enfant une spontanéité naturelle à laquelle on est toujours tenté d’attribuer la performance obtenue sur l’écran. « Tout ce que fait un enfant sur l’écran, il semble le faire pour la première fois, et c’est ce qui rend tellement précieuse la pellicule consacrée à filmer de jeunes visages en transformation », dit François Truffaut6. En cela, l’enfant serait l’interprète ultime, avec l’animal, d’un cinéma toujours plus en quête de naturel. Mais l’enfant fait-il réellement preuve de davantage de « naturel » que l’adulte ? Est-il aussi plus manipulable ? Quelle part de mimétisme entre dans son jeu ? Peut-il, à l’image de l’acteur professionnel, mettre au point une 4  Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma, Paris, Nathan / VUEF, coll. Nathan Cinéma, 2003, p. 138. 5  Ibid., p. 136. 6  François Truffaut, dans sa note d’intention de L’Argent de poche, cité par Jacques Chevallier, Kids, 50 films autour de l’enfance, Paris, Centre National de Documentation Pédagogique, Ministère de l’éducation nationale, Paris, 1986, p. 21.

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« technique » de jeu ? Et si oui, son interprétation s’en trouve-telle pervertie ? On le voit, la question du jeu du jeune acteur dans le cinéma de fiction se révèle infiniment complexe. Elle est néanmoins incontournable puisque l’étudier, c’est aussi s’interroger sur les fondements de l’art de l’acteur cinématographique. De même que pour le psychologue Henri Wallon « l’étude de l’enfant, c’est essentiellement celle des phases qui vont faire de lui un adulte »7, de même l’étude de l’enfant acteur revient à définir ce qui constitue l’essence propre du jeu d’acteur. Elle s’avère cependant délicate puisque, dès lors que l’adulte commence à analyser l’enfant, il se confronte au risque de l’étudier selon son propre système de valeurs : « Entre l’enfant et lui, il reconnaît pourtant des différences. Mais il les ramène le plus souvent à une soustraction : elles sont de degré ou quantitatives. Se comparant à l’enfant, il le voit ou relativement ou totalement inapte en présence des actions ou des tâches qu’il peut lui-même exécuter. (…) L’enfant n’en reste pas moins ainsi une simple réduction de l’adulte. »8 Or, de la même manière que l’analyse filmique cherche à mettre en valeur la signature du metteur en scène, l’étude de jeu se doit de prendre en compte les singularités de ces individus, acteurs professionnels ou non, adultes ou enfants, qui peuplent les films. Elle ne peut avancer qu’au cas par cas. Comprendre l’enfant acteur, c’est s’interroger en premier lieu sur le rapport à la caméra des enfants et des adolescents. En ce qui concerne les enfants, leur spécificité réside dans le fait qu’ils sont toujours enclins à « jouer », au sens premier du terme. Dans le cas des adolescents, il faut noter que cet âge est précisément un âge de la représentation, au cours duquel l’individu n’existe qu’en fonction du rôle qu’il se donne dans son rapport aux autres. La difficulté de l’analyse consistera donc à déceler les différents degrés de jeu qui se superposent entre le jeune 7  Henri Wallon, L’Évolution psychologique de l’enfant, Paris, Armand Colin, coll. Prisme Éducation, 1994 [1941], p. 29. 8  Ibid., p. 12.

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acteur et son personnage au cinéma. Or, quel rapport l’enfant entretient-il avec le dispositif filmique ? Avec sa propre image ? Si des documentaires ayant filmé l’enfance et l’adolescence, tels Récréations de Claire Simon (1992), peuvent servir de « révélateurs » du comportement instinctif de l’enfant face à une caméra, il est aussi important de déterminer dans quelle mesure le jeune acteur est capable de « contrôler » son image, en étudiant notamment le rapport des enfants et des adolescents à la mise en scène, que ce soit dans le cadre d’expériences amateurs ou de travaux pédagogiques. Autre particularité, la présence d’enfants ou d’adolescents sur un plateau installe une ambiance singulière. Que l’enfant se soumette docilement à l’autorité de l’adulte, ou que l’adolescent traduise au contraire sa révolte, les rapports de force entre le jeune acteur et les adultes de l’équipe du film dépassent la simple relation qui existe habituellement entre les différents participants d’un film. De quelle manière l’enfant s’adapte-t-il au milieu professionnel ? Comment se place-t-il face à ses partenaires de jeu ? Et quels rapports le metteur en scène se doit-il d’entretenir avec ses jeunes acteurs ? Celui-ci doit dans tous les cas adapter les conditions de tournage au rythme imposé par le mode de vie des jeunes acteurs et, d’une manière ou d’une autre, modifier son langage et son attitude. De là découlent les difficultés de la direction d’acteur. En effet, de quelle façon doit-on diriger un enfant ? Faut-il ruser pour obtenir de lui une performance de jeu ? Selon Alain Bergala, le rapport aux acteurs est, pour tout cinéaste, au centre d’une question éthique : le réalisateur « a-t-il le droit d’extorquer à son comédien ou à son modèle quelque chose que celui-ci ignore être en train de lui donner ? »9 Ce dilemme, appliqué aux enfants acteurs, serait pour Jacqueline Nacache un moyen d’opposer moralement deux formes de direction d’acteur sur les critères déjà relevés précédemment : 9  Alain Bergala, « La non-direction d’acteur selon Godard », in N.T. Binh (dir.), La Direction d’acteur au cinéma, Études théâtrales, n° 35, Louvain-la-Neuve, Centre d’études théâtrales / Université catholique de Louvain-la-Neuve, 2006, p. 72.

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l'enfant acteur « Une “bonne” direction d’acteurs est censée arracher au comédien, par la douceur, la surprise, la souffrance parfois, quelque chose qu’il ne sait pas avoir en lui. Pour le “bon” motif, le vol de sa vérité, de son innocence ; le cas le plus exemplaire serait celui de l’enfant, un acteur qui ne sait pas qu’il joue, ou l’oublie – par exemple (…) le tout jeune Antoine Pialat dans Le Garçu, qui joue avec son grand ami Depardieu et suit les indications de son père, Maurice Pialat, sans se douter qu’il est en train d’incarner un personnage. Le “mauvais” motif – tant il est vrai que la direction d’acteurs est toujours affaire de morale – serait alors de transformer l’enfant, le modeler en singe savant, vampiriser sa charge émotionnelle. (…) Shirley Temple, réputée comédienne docile, idéale à diriger, partenaire merveilleuse pour les acteurs adultes, incarne idéalement la violence figurative du cinéma hollywoodien classique qui, sur le modèle d’un Lon Chaney martyrisant son corps au service du cinéma, transformait les freaks en enfants et les enfants en freaks. »10

Rien ne prouve cependant que cette dichotomie soit justifiée dans la mesure où ces deux méthodes relèvent d’une forme égale de manipulation. On peut même légitimement se demander en quoi la première méthode serait, d’un point de vue moral, moins discutable que la seconde. Pour notre part, nous tenterons de démontrer qu’il existe une troisième voie envisageable, et que celle-ci semble la plus à même de permettre à l’enfant un épanouissement possible dans le domaine du jeu. Nous refuserons par ailleurs d’établir une quelconque barrière éthique entre deux types de cinéma tels que, pour reprendre l’argumentaire ci-contre, le cinéma français d’une part et le cinéma hollywoodien d’autre part – estimant au contraire que l’étude du jeu d’acteur, discipline encore jeune et insoumise, permet justement de rompre avec une certaine tradition de l’analyse de film et de favoriser les rapprochements les plus iconoclastes. Au vu de ces considérations, et dès lors qu’on analyse le cinéma de ces trente dernières années, deux noms s’imposent au final comme une évidence – et ce malgré tout ce qui peut les opposer tant d’un point de vue esthétique qu’économique : Jacques Doillon bien sûr, mais aussi Steven Spielberg. Ces deux cinéastes, 10  Jacqueline Nacache, « La direction d’acteurs, un roman des origines », in N.T. Binh, ibid., p. 24-25.

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au cours de leur prolifique carrière, n’ont eu de cesse de filmer à la fois l’enfance et l’adolescence – et aucun autre réalisateur n’a, de fait, dirigé autant de jeunes comédiens. Leur influence, à des degrés certes divers, a en tout cas été déterminante dans l’évolution du cinéma contemporain en matière d’enfance. Or ces deux auteurs, chacun de manière totalement indépendante et avec des méthodes et des moyens souvent opposés, ont mené des recherches parallèles en matière de direction d’acteur qui ont abouti à des résultats étonnamment similaires. Il s’avère que leurs méthodes de travail sont peu connues et donnent souvent lieu aux interprétations les plus fantaisistes. Ainsi, Jacqueline Nacache assimile-t-elle la méthode de Doillon à celle de Pialat, dans laquelle elle voit une influence de l’Actors Studio avec « l’acteur jeté dans l’improvisation, exposé à l’invention permanente »11 – quand bien même la démarche de Doillon s’articule au contraire tout entière contre l’improvisation. Et si influence de l’Actors Studio il y a chez Doillon, elle ne se situe en aucun cas du côté de l’improvisation, comme les pages suivantes tenteront de le démontrer. Par ailleurs, au-delà de leurs différences de style, il est curieux de constater à quels points les films de ces deux cinéastes présentent de nombreuses thématiques communes, ce qui encourage les comparaisons en matière de situations de jeu. Spielberg et Doillon partagent enfin un même socle cinématographique – un réalisateur qui est, pour l’un et l’autre, tant une référence incontestée qu’un père spirituel : François Truffaut, bien entendu. Pourtant, que de chemin parcouru depuis les performances « primitives » des jeunes comédiens chez Truffaut, dont le film L’Argent de poche offre un parfait condensé ! Pour aboutir aux interprétations sidérantes de Ponette ou de La Guerre des mondes, et plonger ainsi le cinéma contemporain dans une modernité de l’enfant acteur, il a fallu à Spielberg et Doillon assimiler un siècle d’expérimentations et de représentations. Au cours de l’Histoire du Cinéma, la gestation de l’enfant acteur a en effet été lente et progressive. À quelques notables exceptions près, si l’enfant 11  Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma, op. cit., p. 119.

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apparaît très tôt à l’écran, il n’est qu’un faire-valoir du comédien adulte. Les cinéastes doivent d’abord s’intéresser à l’enfance comme sujet pour que les enfants acquièrent une place centrale au cinéma. Mais cette phase, essentielle, se révèle pourtant loin d’être suffisante. Il faut attendre d’une part que les enfants accèdent à des rôles plus « difficiles » et ambigus, et d’autre part qu’on les considère d’un point de vue professionnel comme des acteurs à part entière, pour qu’ils puissent enfin s’affirmer comme tels. Et bien que l’influence de Truffaut ait été décisive pour permettre l’émergence de l’enfant acteur, on est encore loin de pouvoir parler véritablement de jeu dans un film comme L’Argent de poche. Voilà pourquoi il s’impose dans un premier temps de replacer le jeune comédien dans sa perspective historique et de mettre en lumière comment le jeu d’acteur chez l’enfant et l’adolescent a pu se complexifier de film en film, jusqu’à parvenir à sa pleine maturité avec les œuvres de Spielberg et de Doillon.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION 7 L’ENFANT ET SES REPRÉSENTATIONS CINÉMATOGRAPHIQUES 17 I. Évolution et filiations 18 1. Les enfants du cinéma muet 19​ 2. Les babies-stars du cinéma hollywoodien 21 3. Les films pionniers 24 4. Les cinéastes phares 33 5. La face sombre de l’enfance 40 6. L’avènement des années quatre-vingts 45 7. État des lieux 51 II. Mutations adolescentes 57 1. Les prémices d’un cinéma de l’adolescence 58 2. Le teen-movie américain 63 3. Une mise en scène du désir 67 4. La France au féminin 71 5. Au cœur du cinéma contemporain 77 6. Les cités des enfants perdus 83 UN ACTEUR EN FORMATION 87 I. L’enfant face au dispositif filmique 88 1. Le cinéma révélé : de l’atelier au film 89 2. L’enfant face à la caméra 94 3. Acteur amateur, acteur professionnel 100 4. De la manipulation ? 107 II. Singularité de l’enfant acteur 111 1. Du jeu d’acteur 112 2. Du jeu chez l’enfant 121 3. L’acquisition des outils du jeu 129

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DE LA DIRECTION D’ACTEUR… 139 I. … selon François Truffaut 140 1. « Je ne dirige pas les acteurs ! » 142 2. Des comédiens prisonniers 147 II. … selon Steven Spielberg 156 1. Une science du casting 159 2. S’immerger dans la fiction 168 III. … selon Jacques Doillon 182 1. Un « Studio de l’enfant » 185 2. La « méthode » Doillon 190 3. Ponette ou le tournage impossible 201 INTERPRÉTATION(S) 215 1. Les instruments du jeu 217 2. Le jeune acteur et son partenaire 227 3. La gamme des émotions 242 4. La création du personnage : deux exemples 256 LA MARGE ET LA NORME 265 I. Autour de La Drôlesse 266 1. Le jeu de la séduction 272 2. Quand l’enfant domine l’adulte 276 3. La transgression des interdits 283 II. Autour du Jeune Werther 292 1. Le jeu du langage 300 2. Le corps en action 306 3. Bandes et tribus 314 4. Initiation sentimentale et jeux amoureux 321 CONCLUSION 327 25 KIDDIES DU CINÉMA CONTEMPORAIN

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INDEX DES FILMS CITÉS

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE 362

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EN LIBRAIRE EN OCTOBRE 2012

Les enfants et les adolescents sont-ils des acteurs de cinéma ? De toute évidence, oui ! Et pas seulement les plus fameux d’entre eux : Jean-Pierre Léaud hier ; Natalie Portman ou Scarlett Johansson aujourd’hui… Telle est en tout cas l’idée défendue tout au long de cet essai. En retraçant l’historique des représentations filmiques de l’enfance et de l’adolescence, en effectuant une mise au point sur les singularités du jeune comédien et les moyens adoptés pour encadrer ses prestations, cet ouvrage analyse l’évolution récente du statut de l’enfant acteur. Il souligne notamment l’importance des œuvres de Steven Spielberg et de Jacques Doillon, dont les innovations en matière de direction d’acteur ont permis à l’enfant d’accéder à une qualité et une complexité de jeu inégalées. De Ponette à La Guerre des mondes, Nicolas Livecchi décrypte ainsi les performances de leurs jeunes interprètes et nous offre un éclairage singulier sur ce qu’est l’art de l’acteur.

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http://www.lesimpressionsnouvelles.com

DIFFUSION/DISTRIBUTION : HARMONIA MUNDI EAN : 9782874491504 ISBN : 978-2-87449-150-4 368 PAGES - 23,50 €


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