Alexandre Christiaens Carl Havelange
ESTONIA
LES I M P R E S S I O N S N O U V E L L E S
Alexandre Christiaens Carl Havelange
ESTONIA
LES IMPRESSIONS NOUVELLES
extrait
Je garde confusément le souvenir de certaines de tes images Nous étions convenus, Alexandre, que tu m’adresses une première photo d’Estonie. Les pas d’un loup, peut-être plusieurs, dans la neige, très tôt le matin, ou peut-être au crépuscule, qui s’enfoncent dans une forêt glacée et noire dont on voit la lisière. Un cochon très rose, comme il se doit, et occupant tout le cadre de l’image où il peine à tenir, puis une autre photographie, noire et blanche celle-ci, où le cochon est avec sa maîtresse. Ils sont à distance l’un de l’autre, très occupés cependant à se regarder. J’ai l’impression qu’ils jouent à se regarder et je crois me souvenir que la femme tient le cochon en laisse et que l’endroit où ils se trouvent, d’une absolue neutralité, m’est apparu comme le terreplein d’une arène ou quelque chose de ce genre. Il y a aussi un chasseur et son fils, assis dans une cabane, autour d’un poêle dont la buse de métal argenté court vers le ciel et vers la nuit, avec, autour d’eux, le bric-à-brac des bivouaceurs et des pisteurs, que l’on devine, l’attirail des humains qui entrent dans la forêt. Le chasseur et son fils regardent fixement l’objectif, c’est-à-dire, en ce moment, qu’ils te regardent, ainsi avais-je eu la sensation un peu dérangeante, voyant
cette image, d’être substitué à toi, une distance cependant qu’il n’était pas possible de franchir, comme un régime d’indifférence appuyé par le regard des chasseurs, ainsi déviés de leurs occupations habituelles, la préparation des pièges et le nettoyage des fusils, mettre à manger dans les sacs, du pain, de la viande séchée, de l’alcool dans des gourdes de peau. (L’eau on la trouve en chemin, dans la forêt, où elle sourd, ruisselle et scintille entre les mousses.) Les chasseurs se détournent de leurs occupations habituelles, ils portent sur moi leur regard indifférent et me prennent au piège de leurs yeux. Suis-je coupable ou suis-je innocent ? Je ne sais même pas où se trouve l’Estonie (capitale : Tallinn) et je ne suis jamais entré dans cette forêt dont je découvre à l’instant l’existence. Un chasseur ne me veut aucun mal. Il n’a pour moi ni cruauté, ni compassion, il tourne vers moi son regard indifférent et curieux, il tourne vers moi son regard et, sans me voir, il me jauge. Suis-je bon à manger ? Quel est le goût de ma chair ? Est-elle tendre ou est-elle nerveuse ? Une image se retourne comme un gant. De quels prestiges est-elle l’opératrice, est une question à laquelle je voudrais être en mesure de répondre.
La photographie est un rituel funéraire par anticipation Toujours pas d’image. Je me rassure et trompe mon impatience en pensant que tu es à Lyon, ou que tu es sur un bateau, au large de la mer Baltique, ou que tu te promènes parmi les rues de Tartu, ou que tu as rendu visite à ta très chère amie, Mare Lind, qui habite le minuscule village de Hurdatalu où elle exerçait, à l’époque soviétique, la profession de comédienne. Peut-être, d’ailleurs, que les images ne sont pas absolument nécessaires. Je veux dire qu’il y a, avec les photographies, l’impérieuse nécessité d’une rareté. Il n’est jamais inutile de déchirer des photographies ni d’oublier ou de perdre des bobines, comme au bord d’une route ou au pied d’un volcan, très tôt le matin, dans des brumes, des présences, des silences, près d’un arbre jamais retrouvé, en Estonie ou à l’autre bout du monde. (Il y a, en Afrique, parmi les herbages, des baobabs qui lancent leurs branches vers le ciel et vers la terre avec des contorsions qui sont comme de muettes, de douloureuses supplications. Il y a, en Estonie, au cœur des forêts, des arbres anciens que l’on vénère et
dans l’écorce desquels on grave des signes en vue d’éloigner les morts. Et, chez nous, Alexandre, il y a des arbres à clous où pendent des lambeaux d’étoffes, avançant comme des fantômes dans la nuit.) Il convient de ne pas s’opposer au grand processus de détérioration ou d’effacement qui est en marche à l’intérieur de l’image, il convient parfois de ne pas fixer les images de la chambre obscure et de laisser à la lumière le soin peu à peu de tout recouvrir de noir. Je crois que la photographie entretient certaines relations électives avec la nuit. C’est une opération un peu compliquée de soustraction et toujours le résultat d’un détournement. « Écrire avec la lumière » est ce que l’on dit pour ne pas effrayer les enfants, qui ont peur des fantômes, et pour complaire aux artistes, la définition bon chic bon genre de la photographie, des images que l’on dispose dans de luxueux albums, que l’on accroche aux murs des maisons, des musées. La photographie est un rituel funéraire par anticipation (la lumière en déshabillé qui descend l’escalier de la nuit).
[…]
Table des matières Je garde confusément le souvenir de certaines de tes images 19 La photographie est un rituel funéraire par anticipation
25
L’histoire de Gaspard Marnette
33
Au restaurant le Hunter grill
39
La photographie entretient certaines relations électives avec la nuit
43
Je vis dans un mouchoir de poche
49
L’art de la taxidermie
59
Certaines choses m’importent plus que d’autres
65
Où donc vas-tu photographier ?
71
Il ne faut pas confondre un lieu et un territoire
77
Je suis au regret de te dire que tu n’as aucune chance d’aboutir auprès du National Geographic
83
La photographie entretient certaines relations électives avec l’art culinaire
89
Je m’interroge à propos du titre à donner à notre livre
93
Le rêve de Constantin
99
Quelle ne fut pas l’émotion de Gaspard quand il découvrit le portrait de ses parents
107
La ressemblance n’est pas le fait de l’image, mais son opération
109
Les natures mortes de Chardin sont des quasi-portraits 115 Où donc en sommes-nous avec notre différend ?
121
Intercisio pyramidis visivae
129
Je me suis peut-être emporté
137
La dimension épique de figurer
141
Les hésitations de Gaspard Marnette et de sa mère, Marie Bastin
149
La jeune fille de Corinthe
159
ESTONIA MAI 2016
Estonia est le produit d’une rencontre entre les photographies d’Alexandre Christiaens et les textes de Carl Havelange. Depuis plusieurs années, Alexandre Christiaens ramène des forêts, des steppes et des villes d’Estonie des images vibrantes et poétiques, non pas la chronique d’un voyage, mais l’expérience multipliée de la photographie dans l’entre-deux des regards et des lieux. Si voyage il y a, c’est celui qui va parmi des présences, retenues par la grâce et la nudité de photographier. Les textes de Carl Havelange ne commentent pas les images, mais les accompagnent, empruntant eux aussi des chemins vagabonds où se donnent librement à voir et à penser la force vive des images: de celles-ci, en Estonie, et de toutes autres, depuis toujours, qui voyagent dans les yeux et sous la peau.
Retrouvez-nous sur www.lesimpressionsnouvelles.com Diffusion / Distribution : Harmonia Mundi EAN 9782874493232 ISBN 978-2-87449-323-2 176 pages – 19 €